BAGEHOT W., La Constitution anglaise (1867), Paris, Germer Baillière, 1869, trad. M. GAULHIAC, XII + 401p., pp.22-29.
[p.22]
Un des objets principaux de la législature, c’est l’assiette des impôts […] Si les personnes chargées de prévoir tous ces besoins ne sont pas celles qui font les lois, il y aura antagonisme entre elles et les autres. Ceux qui devront arrêter le montant des taxes seront certainement en conflit avec ceux qui en réclameront l’établissement. Il y aura paralysie dans l’action du pouvoir exécutif faute de lois nécessaires, et erreur dans celle de la législature faute de responsabilité ; l’exécutif n’est plus digne de ce nom du moment qu’il ne peut exécuter ce qu’il décide ; la législature, de son côté, est démoralisée par son indépendance même, qui lui permet de prendre certaines décisions capables de neutraliser le pouvoir rival.
En Amérique, on a si bien reconnu cette difficulté qu’un trait d’union s’est formé entre la législature et le pouvoir exécutif. Quand le secrétaire du trésor du [p.23] gouvernement fédéral a besoin d’une taxe, il consulte à ce sujet le président du comité financier du Congrès […] [p.24] Ils ne peuvent manquer d’entrer en conflit, et le résultat de ce conflit ne peut certainement profiter à aucun d’eux. Et quand les taxes ne produisent pas autant qu’on en attendait, qui donc est responsable ? Peut-être le secrétaire du trésor n’a pu gagner le président du comité par la persuasion ; peut-être celui-ci n’a pu persuader son comité ; peut-être le comité n’a pu persuader l’assemblée. Qui donc faudra-t-il punir, qui donc écarter quand on se trouve à court de finances ? Il n’y a personne à blâmer qu’une législature, réunion nombreuse de personnes diverses qu’il est difficile de punir et qui sont armées elles-mêmes du droit de punir […]
[p.26]
Ce n’est point là le pire danger. Les gouvernements de Cabinet sont les éducateurs des peuples ; les gouvernements présidentiels ne le sont pas, et, de plus, ils peuvent les corrompre. On dit que l’Angleterre avait inventé cette formule : « l’Opposition de Sa majesté » ; que, le premier entre les États, elle avait reconnu que le droit de critiquer l’administration, est un droit aussi nécessaire dans l’organisation politique que l’administration elle-même. Cette opposition qui se charge de la critique, accompagne nécessairement le gouvernement de Cabinet. Quel magnifique théâtre pour les débats, quelle merveilleuse école d’instruction populaire et de controverse politique offre à tous une assemblée législative ! Un discours qui y est prononcé par un homme d’État éminent, un mouvement de parti que produit une grande combinaison politique, voilà les meilleurs procédés connus jusqu’à ce jour pour éveiller, animer et instruire un peuple. […] Les péripéties qui décident du sort d’un Cabinet se composent de scrutins précédés de belles discussions. […] [p.27] le pays entend ainsi forcément exposer les deux parties et, peut-être, toutes les parties de la question qui l’intéresse. Et il y prête volontiers l’oreille, il est avide de s’instruire. Par sa nature, l’homme dédaigne les longs arguments quand ils n’aboutissent à rien, les grands discours qui ne sont suivis d’aucune résolution, les dissertations abstraites qui ne touchent pas aux faits et les laissent dans l’immobilité. Mais on aime les grands résultats, et le changement d’une administration est assurément un grand résultat […]
[p.28]
La chute ou la conservation d’un gouvernement se décide par les débats suivis d’un scrutin dans le Parlement, et l’opinion du dehors dont les arrêts y pénètrent d’une manière secrète a sur le scrutin une influence considérable. La nation sent que son avis est important, et elle s’efforce de juger sainement ; elle y réussit, parce que les débats et les discussions lui fournissent les faits et les arguments. Mais, sous un gouvernement présidentiel, un peuple n’a qu’au moment des élections sa part d’influence ; en tout autre temps, n’ayant pas le moyen de voter, il n’a aucune force jusqu’à ce que le jour du vote le rende maître absolu de nouveau. […] Sans doute sa législature est un théâtre pour les débats ; mais ces débats sont comme des prologues non suivis de pièces ; ils n’amènent aucun dénoûement, car on ne peut changer l’administration ; le pouvoir n’étant point à la disposition de la législature, nul ne prête attention aux débats législatifs. L’exécutif, ce grand centre du pouvoir et des emplois, demeure inébranlable. On ne peut le changer dans tous les cas. Le [p.29] mode d’enseignement qui par l’éducation de notre esprit public prépare nos résolutions et éclaire nos jugements, n’existe pas sous ce système. Un pays présidentiel n’a pas besoin de se faire chaque jour des opinions étudiées, et n’a aucun moyen de s’en faire.