NECKER J., Dernières vues de politique et de finance, offertes à la Nation française par M. Necker (1802), in Œuvres complètes de M. Necker, publiées par M. LE BARON DE STAËL, T.XI, Paris, Chez Treuttel et Würtz, 1821, pp.62-80.
[p.62]
Une des dispositions les plus remarquables dans la constitution nouvelle, c’est que le gouvernement est affranchi de toute espèce de responsabilité.
Cela devoit être ainsi à l’égard des deux consuls seconds ; cela devoit être ainsi, au [p.63] moins comme chose indifférente, puisqu’ils sont réduits à la voix consultative, et qu’ils sont de pure représentation dans la composition du gouvernement. Mais le premier consul, seul dépositaire du pouvoir exécutif, pourquoi l’a-t-on soustrait à toute espèce de responsabilité ?
Il est d’une raison parfaite, il est d’une justice évidente de rendre inviolable, dans sa personne, un monarque héréditaire ; car il est à la tête du gouvernement, non par sa volonté, non par son choix, mais pour obéir à la loi de l’état ; mais pour faire jouir la nation des avantages attachés à une continuité de respect envers le rang suprême, continuité dont l’hérédité de la couronne est la plus sûre garantie. Or, si un seul homme la peut donner, cette garantie, un seul par génération, et à la faveur de sa naissance, il n’est pas raisonnable de le soumettre, en échange, aux risques d’une responsabilité sévère.
Aucune de ces observations ne s’applique au chef électif d’une république ; c’est à dater de lui que son utilité commence. Il n’apporte, avec son autorité, ni ces traditions, ni ces souvenirs qui s’emparent de notre imagination, et qui deviennent une des premières sources du respect des peuples, une des causes de leur soumission. Enfin, ce chef électif n’avoit eu sa place marquée par aucune loi, et ne tenoit de sa naissance aucune obligation, aucun droit : c’est librement et de sa pensée, qu’il s’est cru suffisant pour le Gouvernement dont il a pris les rênes, et qu’il s’est jugé digne de la haute fonction dont on l’a revêtu. Il a recherché le rang suprême où il se trouve élevé ; il l’a du moins accepté volontairement ; ainsi la promesse de bien faire est son engagement naturel ; et la responsabilité qu’une telle promesse entraîne, devient une condition équitable.
On peut, néanmoins, selon d’anciens exemples, affranchir de cette responsabilité un homme absolument nécessaire à de grandes circonstances, et qu’on appelle, pour un temps, à exercer une dictature souveraine. Il faut alors sortir des conditions communes, et laisser à l’homme dont on a besoin une entière liberté dans sa marche et dans ses actions, liberté qui n’existeroit pas, s’il pouvoit jamais être recherché pour ses erreurs ou pour ses fautes.
Mais un motif d’exception ne doit jamais guider un législateur, lorsqu’il rédige une constitution destinée à déterminer les conditions d’un gouvernement régulier, à les déterminer [p.65] d’une manière durable : on sent alors la convenance et la nécessité d’assujettir à une responsabilité quelconque l’homme électif qu’on investit d’une grande puissance.
Le législateur françois a cru peut-être que la responsabilité du gouvernement seroit remplacée, dans ses effets, par l’obligation d’une réélection tous les dix ans. Cette obligation est sans doute un stimulant, un éveil salutaire ; mais, la responsabilité une fois ôtée, le premier pouvoir manquer-t-il de moyens pour assurer le renouvellement de son autorité, pour s’en assurer, après dix ans de règne, et au plus haut période de sa puissance ? Qu’on se souvienne de tout ce que nous avons dit sur le même sujet, en parlant du sénat électeur et de son peu de force ; nous ne reviendrons pas sur des réflexions que nous avons suffisamment développées.
Le chef du pouvoir exécutif en Amérique est de même rééligible, et pourtant on l’a déclaré constitutionnellement responsable ; on l’a déclaré tel, quoiqu’on ait pris des précautions sans nombre contre les abus de son autorité. Il est choisi avec un soin particulier et de la manière la plus solennelle ; ce sont les magistrats de tous les états particuliers qui concourent à sa nomination ; son règne d’ailleurs [p.66] n’est que de quatre ans ; et le séant est associé à quelques unes de ses fonctions ; enfin, son pouvoir exécutif ne s’étend pas au-delà des intérêts de la fédération ; et tous les rapports intérieurs, la police, le gouvernement civil, dépendent de la magistrature particulière à chaque État.
Que l’on rapproche de ce tableau le pouvoir exécutif tel qu’il est en France aujourd’hui, et après avoir examiné sa constitution, son étendue, sa durée dans les mêmes mains, on jugera s’il étoit prudent de l’affranchir de toute espèce de responsabilité.
Sans doute, quand on a donné pour tâche à un seul homme le gouvernement d’un pays tel que la France, on s’engage à être fort indulgent envers lui, et ce n’est pas à des erreurs, à des défauts de combinaison que la responsabilité politique fut jamais applicable ; mais c’est aux abus de pouvoir, c’est à la violation des droits que la constitution nationale a garantis.
Convenons cependant que le grand pouvoir décerné au premier magistrat de France, rendoit absolument vaine, pendant son règne, la faculté de mettre en jugement, la faculté de lui rappeler sa responsabilité ; mais le législateur est-il absous par un [p.67] semblable raisonnement ? On auroit à le louer, en en voyant sortir de ses mains un pouvoir exécutif si justement balancé qu’aucune usurpations ne parût à craindre ; mais on changeroit d’opinion, on éprouveroit un autre sentiment, si la faiblesse des autorités appelées à exercer une accusation ou une censure, assuroit au premier pouvoir une entière indépendance.
Les derniers législateurs de la France ont imité l’Angleterre, en affranchissant de toute responsabilité le chef de l’État ; et nous avons montré que cette disposition, sage et nécessaire à l’égard d’un monarque héréditaire, ne s’appliquoit pas de même à un magistrat élevé par élection au rang suprême.
C’est par une autre imitation de la constitution anglaise que les législateurs françois ont rendu les ministres responsables. Montrons par quels motifs cette disposition, très efficace au milieu de l’Angleterre, ne peut rassurer en France contre les abus de l’autorité.
Il y a en Angleterre un tel équilibre entre les trois pouvoirs, le législatif, l’exécutif et le judiciaire, qu’ils se tiennent réciproquement en respect ; et un quatrième pouvoir non moins imposant veille sur leur union, [p.68] sur leurs droits mutuels. Je veux parler du pouvoir de l’opinion publique, pouvoir entretenu, stimulé, rendu presque impérieux par la liberté de la presse.
Les ministres du prince ont donc le besoin de ménager plusieurs autorités ; et la protection du monarque ne les garantiroit d’aucun des dangers auxquels il seroient exposés en violent dans un seul point les droits constitutionnels de la Nation.
Cette protection ne leur procureroit pas non plus un dédommagement de ce qu’ils auroient souffert, pour avoir sacrifié leur devoir à une servile déférence envers le prince.
Est-il une faveur du trône qui fut une compensation de leur honte, au milieu d’un pays où l’opinion publique conserve le pouvoir de flétrir les esclaves ?
Enfin ce ne sont pas des hommes sans nom, sans propriété, des hommes au commencement de leur fortune, qu’on peut indifféremment appeler au ministère en Angleterre ; car il importe au gouvernement qu’ils aient le droit, ou par leur naissance, ou par leurs facultés, de prendre séance au parlement.
C’est ainsi, et par différentes considérations, que la responsabilité des ministres en Angleterre est une chose réelle, et très réelle ; mais [p.69] tout est différent en France aujourd’hui, tout est en sens contraire. Point de chambre des pairs qui impose par son rang héréditaire ; point d’assemblée politique représentative de la nation ; point de parlement enfin établi dans l’esprit et le cœur du peuple ; et de plus, aucune liberté d’écrire, et l’opinion sans guide et sans puissance. Comment, avec une telle distribution politique, avec une disproportion si marquée entre l’autorité exécutive et toutes les autres autorités, oseroit-on mettre un ministre en accusation ? Ce seroit entreprise aussi vaine que dangereuse.
Ne le voit-on pas à chaque instant, en lisant le nouveau code constitutionnel ? Il y a de sages paroles écrites ; les droits sont reconnus ; les places sont désignées ; les pouvoirs ont chacun leur dénomination ; l’offensif est réglé, le défensif de même ; mais il n’y a d’armure données qu’au gouvernement.
Que deviendra la liberté au milieu d ces dispositions politiques ? Ce que voudra le Consul. Le tribunal pourra lui en parler ; mais il est prévenu qu’on n’est ni astreint ni à l’écouter ni à lui répondre. Le sénat conservateur est investi du pouvoir d’annuler les actes inconstitutionnels ; mais l’oseroit-il ? Et si jamais il s’y hasardoit, si, au fond de sa retraite [p.70] silencieuse il élevoit la voix, on se demanderoit ce que c’est ; et tout le monde un moment auroit peur, excepté le consul. Et qu’il est foible, le langage qu’on emploi dans le nouveau code, en parlant de la liberté, en parlant des empoisonnements arbitraires ! Ce n’étoit pas alors le sujet dont on étoit le plus occupé, et l’on ne s’en étonnera pas, si l’on se retrace le moment où ce code a été rédigé. « Le gouvernement (est-il dit) peut décerner des mandats d’amener, et des mandats d’arrêts contre les personnes suspectes ; mais si dans un délai de dix jours après leur arrestation, elles ne sont remises en liberté ou en justice, il y a, de la part du ministère signataire du mandat, crime de détention arbitraire. » Voilà tout pour la liberté. Quelle foible sauvegarde, en considérant le pouvoir indépendant, le pouvoir formidable sous lequel ce ministre se trouve placé !
Encore auroit-il fallu remarquer que la garantie imposée à un ministre signataire d’un mandat d’arrêt n’étoit pas équitable. En effet, on exige de lui, sous la peine décernée aux détentions arbitraires, que la personne arrêtée en vertu de ce mandat signé de lui, soit au bout de dix jours traduite en jugement ou remise en liberté ; mais le ministre a besoin de l’autorité [p.71] du consul, pour faire relâcher un prisonnier, quoique le consul ait eu besoin de la signature du ministre pour compléter le mandat d’arrêt. On peut rendre un ministre responsable de ce qu’il a fait, jamais de ce qu’il n’a pas fait, si pour agir, si pour obéir à la loi, la volonté du maître lui étoit nécessaire.
Ici, d’ailleurs, sa garantie ne doit commencer que dix jour après l’emprisonnement ; mais s’il étoit renvoyé pendant cet intervalle, que pourroit-on alors lui demander ? Il n’a pas d’autorité.
C’est donc bien peu de chose pour la sécurité publique, qu’une telle responsabilité.
Revenons en terminant à une réflexion générale, et que nous avons déjà indiquée.
La responsabilité du ministre, et l’inviolabilité du chef d’Etat, sont des conditions monarchiques, et nullement républicaine. L’idée de ménager, au nom même de la loi, celui qui commande plus que celui qui obéit, cette idée extraordinaire n’a pu venir que dans un pays où l’on a su faire du trône héréditaire et de son éclat perpétuel un moyen d’ordre et de liberté ; mais dans un pays où la suprématie est temporaire et de création, où elle ne tiendra rien d’elle-même, il n’y a point de raison pour sortir des règles communes, et [p.72] pour transférer la responsabilité du chef sur la personne du subalterne.
Je dirais plus : si, dans une république, on pouvoit en réalité changer les gradations naturelles, et rendre le ministre garant de tous les faits du gouvernement, c’est lui bientôt qui seroit l’homme marquant, qui seroit l’homme en autorité ; car il parleroit sans cesse au nom de la Nation, et son opinion, ses démarches, deviendroient l’objet constant de l’intérêt publique ; mais dans la constitution nouvelle on a donné trop de pouvoir au chef de l’Etat, pour laisser à aucun de ses seconds la faculté de se mettre en parallèle avec lui par aucun droit, par aucune prérogative ; et l’expérience prouvera que la responsabilité des ministres, foiblement appuyée de quelques paroles constitutionnelles, restera sans application, et en sera d’usage.
Indiquons, cependant, une disposition d’une conséquence plus réelle, mais dans un dans un sens absolument opposé aux idées de responsabilité, et destinés à déclarer indépendants les agents du gouvernement : « les agents du gouvernement, autres que les ministres, ne peuvent être poursuivis, pour des faits étrangers à leurs fonctions, qu’en vertu d’une décision du conseil d’état ; en ce [p.73] cas, la poursuite à lieu devant les tribunaux ordinaires ».
Observons, d’abord, qu’en vertu d’une décision du conseil d’état, ou, en vertu de la décision du premier consul, sont deux choses semblables ; car le conseil ne délibère de lui-même sur aucun objet. Le consul, qui nomme et révoque à sa volonté les membres de ce conseil, prend leur avis, ou tous réunis, ou le plus souvent réunis par sections, selon la nature des objets ; et, en dernier résultat, sa propre décision fait règle ; mais peu importe : l’objet principal, dans la disposition que j’ai rappelée, c’est l’affranchissement des agents du gouvernement de toute espèce d’inspection et de poursuite de la part des tribunaux, sans le consentement su gouvernement lui-même. Ainsi, qu’un receveur, un répartiteur d’impôts, prévariquent audacieusement, prévariquent avec scandale, le premier consul détermine, avant tout, s’il y a lieu à accusation. Il jugera seul, de même, si d’autres agents de son autorité méritent d’être pris à partie, pour aucun abus de pouvoir : n’importe que ces abus soient relatifs aux contributions de toute espèce, aux logements militaires, et aux enrôlements forcés désignés sous le nom de conscription.
[p.74]
Jamais un gouvernement modéré n’a pu subsister à de telles conditions. Je laisse là l’exemple de l’Angleterre, où de pareille lois politiques seroient considérées comme une dissolution absolue de la liberté ; mais je dirai que, sous l’ancienne monarchie françoise, jamais un parlement, ni même une justice inférieure, n’auroit demandé le consentement du prince, pour sévir contre une prévarication connue de la part d’un agent public, contre un abus de pouvoir manifeste ; et un tribunal particulier, sous le nom de cour des aides, étoit juge ordinaire des droits et des délits fiscaux, et n’avoit pas besoin d’une permission spéciale pour acquitter ce devoir dans toute son étendue.
Enfin, c’est une expression trop vague que celle d’agent du gouvernement ; l’autorité, dans son immense circonférence, peut avoir des agents ordinaires ; une lettre d’un ministre, d’un préfet, d’un lieutenant de police, suffit pour créer un agent ; et si, dans l’exercice de leurs fonctions, ils sont tous hors d’atteinte de la justice, à moins d’une permission spéciale de la part du prince, le gouvernement aura dans sa main des hommes qu’un tel affranchissement rendra fort audacieux, et qui seront encore à [p.75] couvert de la honte, par leur dépendance directe de l’autorité suprême. Quels instruments de choix pour la tyrannie !
Il y a bien des défauts, ce me semble, dans toute cette législation sur la responsabilité.
Chose remarquable surtout ! On s’est abstenu d’imposer aucune responsabilité de l’autorité exécutive, même au moment où l’on inscrivoit, dans la constitution, l’article suivant : « Dans le cas de révolte à main armée, ou de troubles qui menace la sûreté de l’Etat, la loi peut suspendre, dans les lieux et pour le temps qu’elle détermine, l’empire de la constitution.
Cette suspension peut être provisoirement déclarée, dans les mêmes cas, par un arrêté du gouvernement, le corps législatif étant en vacance, pourvu que ce corps soit convoqué au plus court terme par un article du même arrêté. ».
Le gouvernent peut donc, où il lui plaira dans la république, suspendre provisoirement l’empire de la constitution ; l’empire ! Expression singulière, car le mot propre étoit la sauvegarde.
Et a-t-on remarqué que, dans une circonstance où la mise hors de la constitution [p.76] paroît nécessaire, dans une circonstance où l’on a besoin de contenir, par l’épouvante, des mouvements dangereux, c’est un décret sans terme fixe que le gouvernement demandera, qu’il a demandé jusqu’à présent ; et, comme le corps législatif n’a pas l’initiative, la proposition même de révoquer un tel décret ne lui appartiendra pas. Ainsi le gouvernement, mis d’abord en possession du provisoire, par le code constitutionnel, sera maître encore, après la sanction du corps législatif, de prolonger à sa volonté une mesure extraordinaire, de prolongé à sa volonté la plus violente des situations ; la plus violente, en effet, car, dès la mise hors de la constitution, toutes les obligations politiques sont suspendues ; et le gouvernement a la liberté e donner à ses commissaires des pouvoirs illimités ; il peut constituer des cadis, des muets, des lois tuques ; il peut tout cela, il le peut au terme de la loi constitutionnelle, et cette même loi ne le fait responsable de rien. Tout cela peut convenir à une dictature, mais non pas à un code politique perpétuel.
On voit, dans toutes les parties du règlement solennel de l’an VIII, qu’on a oublié le temps, pour la circonstance, et la sagesse de la loi, pour l’homme dont le France avoit [p.77] besoin. On a élevé une dictature, et on l’a mise en bonne mains ; mais pour une république, il n’en est pas question.
Ce n’est pas la première fois, qu’en inventant un gouvernement pour la France, on a soumis les idées générales à une idée dominante, et les principes perpétuels aux considérations temporaires.
On a pu adresser le même reproche à cette série de constitutions qui ont précédé la dernière, et dont les anales de notre histoire présenteront à la postérité le ridicule spectacle. Ce n’étoit pas alors un seul homme qui fixoit l’attention des législateurs, mais leur esprit étoit distrait par un sentiment de crainte. Ils méditaient une œuvre de sagesse et de raison, sous le joug impérieux d’une opinion fanatique, d’une opinion qu’ils étoient forcés d’expliquer au gré de ses violentes interprètes. Certes, ce n’est à aucune de ces conditions, qu’une constitution, bonne pour tous les temps, peut être modifiée d’une main ferme, et présentée avec confiance aux générations à venir.
Cependant, à chaque apparition de ses constitutions successives, la nation se disoit contente, très contente ; et si on lui avoit demandé davantage, elle auroit offert de se [p.78] tenir à demeure, en admiration et en surprise de tant d’esprit et de génie de la part de ses législateurs. On a des louanges prêtes pour d’autres constitutions, à mesure qu’elles adviendront ; et certainement celle de l’an VIII ne sera pas la dernière.
D’où viendra-t-elle, la constitution suivante, cette constitution nouvelle, aussi nécessaire qu’inévitable ? Beaucoup de gens seroient en état de la composer, plus ou moins bien ; un seul homme peut la donner, c’est Bonaparte. Et, en me servant d’une expression qui annonce un bienfait, je laisse voir qu’on attend de lui une constitution parfaite pour l’ordre, et bonne aussi pour la liberté.
Le moment favorable à une telle constitution, ce moment, s’il exista jamais dans le cours de la fortune humaine, est peut-être passé ; mais, en politique, c’est une chose heureuse encore d’approcher du but, lorsqu’on ne peut pas y atteindre.
La dictature qui fixe aujourd’hui l’attention de l’Europe, cette dictature est utile, est glorieuse à la France, elle est de plus la meilleure garantie de la paix intérieure : mais les héros aussi sont mortels : et, comme l’a dit Bossuet, tout peut tomber, en un moment, par cet endroit. [p.79] C’est à Bonaparte qu’il appartient de réfléchir, à l’avance, sur le gouvernement actuel et sur les lois de la France, ses lois politiques, telles qu’on les voit consignés dans la dernière constitution. Il faudra tout son génie pour arranger l’avenir ; mais il y réussira, s’il y consacre les facultés de son esprit, et les forces de sa volonté. On a dit de lui, qu’il avoit toujours un point par de-là la difficulté (Mot de M. Haller); et cette expression fait image.
Ne croyons pas les amis de la constitution de l’an VIII, lorsque appelés à en faire l’éloge, ils se bornent à la présenter comme un préparatif à une meilleure, comme un chemin à tout. Je pense bien différemment, et je la trouve combinée de telle manière qu’on ne peut, sans un changement absolu, la faire servir à l’établissement d’une franche république, ni à l’établissement d’une monarchie tempérée.
Les autorités secondes, dans cette constitution, privées de toute espèce de force, d’aucune, du moins, qui leur soit propre, nécessite au rang suprême un pouvoir absolu, ou le rendent inévitable. Est-ce là le commencement d’une véritable république ?
[p.80]
Il n’y a point de gradations politiques dans cette constitution ; on a fait tout égal, excepté le prince. Est-ce là le commencement d’une monarchie tempérée ?
C’est avec une monarchie élective que la constitution de l’an VIII a le plus d’affinités ; mais pour une monarchie héréditaire et tempérée, il faut bien autre chose que le gouvernement d’un seul.
Remarque singulière. Changez le titre de la constitution de l’an VIII : mettez en place, conditions d’une dictature pour tant d’années, vous n’y trouverez rien à redire ; mais sous le nom de constitution républicaine, tout y manque ; et, cependant, on montre si peu de défiance, qu’on n’appelle pas même l’expérience à conseil, en désignant l’époque d’un examen nouveau.
Le mot de révision n’est pas prononcé. Certes, nous devons faire un meilleur présent aux générations à venir, ou elles répudieront notre héritage.