Bibliothèque internationale de droit public publiée sous la direction de Max Boucard Maître des Requêtes Honoraire du Conseil d'État & Gaston Jeze Professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Lille.
Le développement du parlement pendant le dix-neuvième siècle par G. Lowes Dickinson, professeur à King's College, Cambridge. Traduction et préface de Maurice Deslandres professeur de droit constitutionnel à l'université de Dijon. Paris (5e) V. Giard & E. Brière libraires-éditeurs 16, rue soufflot et rue toullier, 12. 1906
[p.V]
Que si j'appartenais à l'école des juristes et des publicistes, qui pensent que les nations peuvent s'emprunter leurs lois, que la sagesse pour elles est, selon la formule de l'un d'eux, d'imiter « les peuples prospères » ou que la science a pour suprême but de dégager les institutions de l'avenir par la comparaison des législations actuelles, révélatrices des grands courants qui entraînent l'humanité vers de meilleures destinées, je n'aurais nulle peine à justifier la présentation au public français d'un nouveau livre sur le Parlementarisme anglais. Le Play, le plus fidèle partisan de la méthode comparative, n'a-t-il pas incessamment recommandé l'imitation du peuple anglais, en qui il voyait, non sans raison, le prototype de son critérium, « du peuple [p.VI] prospère » ? Et ne pourrait-on pas chercher à montrer parmi les peuples civilisés comme une générale ascension, révélatrice de la conduite à tenir, vers le Parlementarisme, dont l'Angleterre, qui en a élaboré les formules depuis le XIIIe siècle ; si tant est qu'une date soit possible à établir, est considérée comme présentant le type parfait ? Le Parlementarisme anglais devrait alors être pour nous la formule politique idéale, et tout livre susceptible de nous faire saisir son délicat fonctionnement, ou suivre son évolution progressive, serait à nos yeux un instrument de progrès politique, un aide pour améliorer nos institutions constitutionnelles.
Mais j'ai déjà eu l'occasion d'écrire que je ne croyais pas à l'opportunité, en matière d'institutions politiques tout au moins, ou surtout, d'emprunts de peuple à peuple. Et je crois avoir montré en particulier que les imitations anglaises, les adaptations outre-mer du parlementarisme insulaire étaient loin d'avoir réussi.
Ce n'est donc pas parce qu'il nous renseignerait sur le modèle politique que nous devrions suivre, que le livre de M. Lowes Dickinson me paraît intéressant pour nous. Je dirai au contraire, et c'est le premier des enseignements que [p.VII] je voudrais en tirer, qu'il nous détournerait bien plutôt de l'idée de reproduire chez nous les institutions politiques anglaises.
Il est de croyance universelle, en effet, que le Parlementarisme est en Angleterre une machine de précision parfaite. Jadis, au Congrès de Législation comparée de Paris, en 1900, où le Parlementarisme mis en cause avait à subir un violent assaut, il me souvient avoir entendu le très érudit M. Georges Picot le défendre, en disant que le parlementarisme nous paraissait mauvais, parce que nous le pratiquions comme des joueurs qui jouent au whist en ignorant les règles du jeu, que pour apprécier le parlementarisme il faut passer la Manche et voir jouer la partie parlementaire par des joueurs qui, eux, savent les règles parce qu'ils les ont eux-mêmes établies. Est-ce donc le tableau d'un parlementarisme idéal que nous présente le consciencieux et véridique peintre des institutions politiques de son pays qu'est M. Lowes Dickinson ? Non, tant s'en faut. Pour le temps passé il nous dit que la corruption était comme le « principe », au sens où Montesquieu prend ce terme, du régime parlementaire. Corruption des électeurs par les candidats appartenant à la classe riche, corruption des élus par le [p.VIII] gouvernement, c'était, paraît-il, cette pratique universalisée de la corruption, qui mettait la direction des affaires aux mains des plus capables et qui établissait l'harmonie entre les trois pouvoirs, Lords, Communes, Couronne. Il est possible ; mais difficilement on verra un régime idéal dans un système politique dont un vice est le ressort. Pour le temps présent il nous dit que, par un retour des choses, ce sont les électeurs qui corrompent les élus. Entendons par là que, leur dictant leurs volontés, ils transforment le cénacle de libres et hautes intelligences occupées à la recherche des intérêts généraux du pays, qu'était la Chambre des Communes, en une assemblée de délégués apportant de leurs circonscriptions électorales des mandats impératifs, dans lesquels l'intérêt particulier prime l'intérêt général, et qui ne permettent pas à cette réunion d'hommes politiques les débats, qui éclairent et d'où sortent par la conciliation des intérêts divers les solutions sages ou équitables. Et nous voilà encore loin du parlementarisme idéal dont nous croyons entrevoir, grâce à des récits complaisants ou illusionnés, l'harmonieuse silhouette se dessiner dans le lointain de l'Angleterre.
Et déjà ces enseignements, tirés du livre de [p.IX] M. Lowes Dickinson, sont de nature à dissiper l'envie que nous pourrions avoir de chercher en Angleterre un modèle politique à copier. Mais voici d'autres observations, qui, à mon sens, doivent confirmer en nous cette impression première.
C'est d'abord que le parlementarisme anglais nous est présenté comme une combinaison politique instable. C'est un mélange qui a subi une addition considérable de cet élément singulièrement actif qu'est la démocratie, ses proportions anciennes sont changées, le milieu dans lequel les corps dont il se compose réagissent les uns sur les autres s'est aussi transformé, et M. Lowes Dickinson, par suite, croit qu'une combinaison nouvelle est en voie d'élaboration. On n'imite pas ce qui est en train de se modifier, ce qui ne répond plus aux conditions du temps ; ce qui a peut-être été quelque chose de très parfait, mais ce qui n'est plus parfait, puisque l'élément essentiel de la perfection en matière d'institutions politiques ou sociales est l'adaptation à l'époque et au milieu. Parce qu'instable, parce que menacé de prochaine transformation, le parlementarisme anglais n'est pas un modèle à reproduire. Il l'est d'autant moins pour nous que ces conditions [p.X] nouvelles, qui en font un type politique à la veille d'être abandonné, nous dit-on, même par l'Angleterre, existent chez nous et encore bien plus accentuées. C'est le souffle démocratique qui ébranle, en somme, la vieille construction politique anglaise, ce parlementarisme savant, cet équilibre des pouvoirs, ce régime représentatif comportant autonomie pour les représentants et abdication pour les représentés. Ce sont les trois grandes réformes électorales qui, en amenant l'Angleterre au seuil du suffrage universel, première étape démocratique, ont changé la physionomie du représentant, en provoquant la formation dans le pays de partis rigides avec leurs organes régionaux et centraux, qui élaborent les programmes législatifs, orientent la politique nationale aux lieu et place du Parlement. Ce sont elles qui ont amené l'abaissement des Lords vis-à-vis des Communes, et élevé, nous le redirons, au-dessus de celles-ci le Gouvernement. Mais en France, d'un seul bond et dès 1848, par l'adoption du suffrage universel à peu près sans restriction, nous avons devancé l'Angleterre, nous nous sommes démocratisés à un point où elle n'est pas encore parvenue. Pouvons-nous donc copier les pratiques constitutionnelles d'un [p.XI] peuple qui est en somme en retard sur nous, et par ce terme de « en retard » qu'on ne comprenne pas « qui nous est inférieur », mais « qui nous est postérieur ».
Pour nous présenter la peinture habituelle du parlementarisme anglais comme un tableau à copier, il faudrait donc d'abord idéaliser outrageusement, si je puis ainsi dire, le parlementarisme tel qu'il existe en Angleterre ; ensuite ne pas tenir compte de l'état d'instabilité où il se trouve ; enfin oublier que nous avons devancé l'Angleterre dans l'évolution démocratique même, qui lui fait abandonner ce que nous prétendrions adopter. Ce serait, il faut l'avouer, un triple et prodigieux abus de la méthode comparative, puisqu'alors qu'elle prétend se plier aux faits, étant méthode d'observation, on arriverait, de trois façons différentes, mais chaque fois brutalement, à violenter les faits et la vérité.
Le livre de M. Lowes Dickinson n'est donc pas fait pour nous pousser à l'imitation des pratiques politiques anglaises. Et ce n'est donc pas parce qu'il nous fournirait un modèle à copier qu'il me paraît intéressant.
Intéressant, il l'est pourtant et à beaucoup de [p.XII] points de vue. Il l'est d'abord, et à mon sens grandement, par la méthode même dont il est l'application, et qui est la méthode historique.
Étudiant jadis La crise de la science politique et le problème de la méthode[1], je me suis rallié à cette idée que la méthode fondamentale de notre science doit être la méthode historique.
L'histoire seule en effet, à mon avis, peut fournir à la science politique les données en harmonie avec son objet et son but : — la connaissance des grandes transformations sociales qui commandent les transformations politiques ; — la connaissance des conditions et du tempérament particularisé de chaque peuple auxquels les institutions politiques doivent être appropriées ; — la connaissance des ressources que chaque pays met à la disposition du constructeur politique, des forces avec lesquelles il doit résoudre le problème mécanique de l'organisation constitutionnelle. La méthode historique peut seule encore imprimer à l'évolution politique, qu'elle doit diriger, l'allure de continuité et de progressivité qui lui convient.
[p.XIII]
Ils sont rares chez nous les écrivains qui se sont appliqués à retracer l'histoire de nos institutions politiques, en les rattachant à l'évolution générale de notre pays, de nos mœurs, de nos idées, aux progrès ou aux décadences de nos classes sociales. Ils sont si rares que je ne sais si l'on pourrait en citer un seul pour ce qui est du XIXe siècle. À peine les histoires générales de nos différents régimes politiques en quelques chapitres hâtifs sur les constitutions, qui en ont été les chartes, et quelques passages sur le fonctionnement des divers pouvoirs de l'État, nous montrent-elles l'embryon de ce que pourrait être une science historique de nos institutions politiques.
À ce point de vue, le livre de Lowes Dickinson a une tout autre portée. Il nous explique le système politique anglais d'avant 1832, comment il constituait un régime d'aristocratie parlementaire, assurant le règne d'une classe dominant tous les pouvoirs de l'État. Il nous expose les doctrines politiques et les moyens d'action de ces gouvernants et leur croyance à la perfection et à l'immobilité de cet état de choses[2]. Il nous montre la doctrine [p.XIV] réformatrice se développant dans une école du parti Whig et ayant pour mobile principal l'irritation causée par les méfaits de ministres corrupteurs et malhabiles[3]. En même temps, le dogme démocratique pénètre dans les classes populaires sous des formes diverses, et le principe de la souveraineté du peuple, instrument dogmatique aux mains des classes populaires, désireuses de réformes sociales pour lesquelles la conquête du pouvoir leur semble nécessaire, devient le puissant ferment doctrinal qui précipitera l'évolution des idées politiques[4]. Telles sont les forces en présence. La réforme de 1832 en est la résultante. Elle ne s'inspire pas encore de doctrines proprement démocratiques, mais elle donne le branle à l'évolution dont l'idée démocratique, seul idéal susceptible d'être une force agissante, fournira l'orientation. Et M. Lowes Dickinson nous montre les classes gouvernantes, encore puissantes pourtant, réalisant d'elles-mêmes, sans avoir besoin de recevoir la pression du dehors, les réformes successives de 1867 et de 1884 par la seule force acquise du fait de cette première impulsion, [p.XV] et par le seul jeu des partis, obligés à surenchérir, et à marcher, pour faire quelque chose, dans la voie ouverte de la démocratie[5]. Ainsi se réalisent les réformes de l'électorat, et ainsi se font les réformes administratives, car l'administration locale doit suivre l'évolution des corps politiques, puisque l'influence y passe des représentants de la classe aristocratique à des autorités électives d'origine populaire[6]. Ce mouvement démocratique se heurte à l'une des grandes institutions de l'État anglais à la Chambre des Lords et M. Dickinson nous dit l'attitude de ceux-ci en face de l'évolution dont ils sont les témoins et dans une certaine mesure les victimes[7]. Les bénéficiaires, par contre, de cette évolution politique, ce sont les classes populaires, M. Dickinson nous les représente surtout soucieuses, comme de juste, d'amélioration matérielle. Elles dédaignent d'abord ces réformes politiques qui passent au-dessus d'elles, car elles ne bénéficient pas des premiers élargissements de l'électorat, et leur condition économique n'en est pas améliorée.
[p.XVI]
Elles se tournent alors vers les idées et les utopies socialistes[8], puis, plus tard, leurs conditions s'étant améliorées, elles reviennent à une propagande de réforme politique radicale[9], pour aboutir en définitive à un socialisme scientifique actif, avec la volonté arrêtée d'un bouleversement constitutionnel jugé nécessaire pour assurer leur règne et leur permettre de renverser les bases de la société contemporaine[10].
On voit par ces quelques lignes, où je n'ai pas eu la prétention de le résumer, comment le livre de M. Dickinson est une application de la méthode historique. S'il retrace l'évolution des institutions politiques, c'est en la plaçant dans son cadre, qui est le développement des idées et des conditions des classes sociales : et en montrant l'adaptation du système politique au milieu pour lequel et par lequel il existe.
C'est bien là, dans le domaine des institutions constitutionnelles, l'application de la méthode historique, et c'est ce qui, à mes yeux, fait le premier intérêt du livre de M. Dickinson.
[p.XVII]
Mais la méthode historique, comme toute discipline, ne va pas sans imprimer à celui qui la suit un esprit particulier dont le livre de M. Dickinson nous fournit un exemple à mon avis très intéressant. Cet esprit, c'est la compréhension et l'acceptation des grands mouvements, qui entraînent les sociétés, quand bien même la direction en est contraire aux tendances personnelles que l'on trouve en soi.
M. Lowes Dickinson n'est certes pas un fanatique du principe et du régime démocratique. « Pour ma part, nous dit-il, vers la fin de son livre, je ne suis pas un démocrate, et je ne désire pas voir la théorie démocratique appliquée intégralement d'une façon prématurée… L'unité et la sécurité de la nation me semblent bien au-dessus de l'expression momentanée de la volonté nationale… Je crois qu'il peut y avoir des circonstances où il peut être du devoir de la minorité au pouvoir de contrecarrer la volonté du peuple »[11]. Par ailleurs, ses tendances antidémocratiques s'affirment, soit qu'il s'applique à laver la Chambre des Lords des reproches qui lui ont été adressés d'avoir agi dans [p.XVIII] un étroit esprit de classe[12], soit qu'il s'efforce de montrer que les conditions de « l'Empire » et de la « politique étrangère[13]», sont très contraires au règne de la démocratie, d'une assemblée uniquement dominée par la majorité de la classe ouvrière, soit enfin qu'il établisse, que sous le règne démocratique de cette majorité les conflits d'intérêts d'où dépend la prospérité nationale et le repos social ne peuvent être tranchés avec l'équité et la modération nécessaires. Voilà à coup sûr un état d'esprit qui ne révèle pas une foi bien vive dans la vérité du régime démocratique. Et pourtant on ne trouverait dans le livre de M. Lowes Dickinson aucune récrimination contre l'évolution dont il retrace l'histoire, tout l'effort pratique de son livre semble être de montrer que la Chambre des Lords, peut-être modifiée, serait toujours utile à la société démocratique qui se prépare, et à l'Empire anglais qui s'organise. Retarder quelque peu une évolution trop brusque de la démocratie, l'empêcher de détruire un organe politique jugé indispensable, c'est toute la [p.XIX] conclusion de cet ouvrage, écrit par un auteur certainement peu démocrate. N'est-ce pas la preuve d'un singulier esprit d'acceptation des faits accomplis, et de compréhension des grands mouvements qui entraînent les peuples. Supposez en France un écrivain conservateur retraçant l'évolution politique de notre pays au XIXe siècle ; et jugeant la situation présente, aurait-il cet esprit de compréhension, de modération et d'acceptation ?
Eh bien, n'est-il pas évident que cet état d'âme, qui se plie aux faits acquis, qui ne cherche qu'à ménager l'avènement de l'avenir par le ralentissement d'une marche qu'on ne détourne même pas de son but, qui limite la politique à l'art des transitions, est le produit, étonnant pour nous Français imbus de dogmatisme, croyants de foi absolue, d'un sens historique éminemment développé. L'historien mis en contact par ses études avec les réalités vivantes, sait que la vie c'est le mouvement fatal, c'est la transformation incessante ; il sait aussi qu'au sein des sociétés des forces plus ou moins inconscientes s'agitent, qui sont ces aspirations, ces progrès, ces décadences de classes sociales, fortes ou faibles selon que les circonstances de milieu dans [p.XX] lesquelles elles vivent les favorisent ou leur sont contraires. Nous ne sommes donc pas étonnés de voir M. Lowes Dickinson en cet état d'esprit ; historien de l'évolution politique moderne de son pays, il devait en être possédé.
Cet état d'âme c'est celui que, dans son admirable Psychologie politique du peuple anglais, M. Boutmy attribue aux hommes politiques de l'Angleterre, quand il nous les représente comme prêts à subir ce qu'il appelle « la pression du dehors », par un principe de concession « concessionnary principle », et à accepter tout état de choses établi sans chercher à le modifier après coup par une réforme réactionnaire, quand ils se trouvent en mesure de la faire. Il est intéressant, me semble-t-il, de voir d'où viennent pour M. Boutmy et cette soumission des hommes politiques anglais vis-à-vis des forces contraignantes, et cette acceptation par eux des faits accomplis. Il paraît au premier abord les attribuer à des causes psychologiques fondamentales, qui n'auraient rien à voir avec ce que j'appelle « l'historisme », c'est-à-dire la tendance intellectuelle qui peut résulter de l'emploi des méthodes historiques.
Ces dispositions, en effet, viennent pour lui, d'une part, d'un défaut d'idées théoriques formelles [p.XXI] et rigides, d'autre part, de la confiance dans sa propre aptitude à s'adapter à des conditions qui tout d'abord paraîtraient fâcheuses. « Lorsque des hommes qui ont la responsabilité du pouvoir prennent une initiative, ce n'est jamais sous la seule impulsion d'une conviction théorique personnelle, ils attendent qu'une doctrine ou une autre ait pris consistance et densité dans le peuple lui-même, et qu'une pression du dehors, pression of without, c'est le mot consacré, ajoute sa force vive à la noble autorité des principes[14]. » « En Angleterre, le « concessionnary principle » (mot de Disraeli) a inspiré tous les partis au pouvoir. Il y a comme un pacte tacite entre le gouvernement et les hommes qui organisent la pression du dehors. Pourvu que ceux-ci réussissent à maintenir et à fortifier cette pression pendant une période plus ou moins prolongée, il est entendu que satisfaction leur sera finalement accordée[15] ». « Le parti conservateur a toujours refusé de regarder en arrière et de revenir sur le chemin parcouru. Il s'est établi chaque fois dans la situation [XXII] que les dernières réformes accomplies lui avaient faite. C'est que ses convictions abstraites contraires n'avaient pas assez de netteté et de rigueur intolérante pour lui faire envisager ces réformes comme absolument déraisonnables et haïssables. C'est aussi que sa confiance dans l'empire de la volonté avisée et persévérante l'empêchait de croire que tout serait perdu si elles subsistaient[16]. » Cette absence de principes absolus qui fait échapper les Anglais à une conduite inflexible, cette confiance dans leurs forces qui leur fait croire qu'ils pourront toujours tirer parti d'une situation quelle qu'elle soit et vivre en tout milieu, M. Boutmy les fait découler à leur tour des qualités psychologiques de la race anglaise, de la supériorité en elle de la volonté et de son goût de l'effort. Et en allant chercher jusque dans le fond psychologique de la race les motifs de son attitude politique. M. Boutmy nous dépasse sans doute, nous qui nous contentons d'attribuer à « l'historisme » de M. Lowes Dickinson des dispositions identiques, mais en définitive, si l'on y réfléchit, on verra que la thèse de M. Boutmy et la nôtre se confondent. Et en effet, si l'on a le sens [p.XXIII] historique, si l'on met sa pensée à l'école de l'histoire, c'est que l'on a conscience en même temps et des forces extérieures qui nous pressent, qui nous contraignent dans une large mesure, et des forces intérieures, goût de l'effort, énergie de la volonté, qui nous permettent et de réagir dans une certaine mesure sur ce milieu et de nous y adapter, car ne pouvant consentir à abdiquer, à nous anéantir, nous ne pouvons admettre une doctrine, qui voit dans l'évolution des peuples et de leurs institutions le résultat d'un jeu de forces actives, que si nous nous sentons nous-mêmes à l'état de forces, gardant dans ce dynamisme notre personnalité et notre raison de vivre.
Je dirai donc en définitive que le livre de M. Lowes Dickinson nous montre un état d'esprit particulier, qui est l'acceptation d'un état de choses contraire, semble-t-il, à l'idéal théorique qu'il pouvait concevoir, et que cet état d'âme, qui nous paraît commandé par la science politique, hostile aux réactions et aux révolutions, découle chez lui de sa méthode scientifique qui est la méthode historique. J'ajouterai enfin pour rejoindre M. Boutmy, que cette adoption naturelle par notre auteur de la méthode historique, qui lui est commune avec presque tous les publicistes anglais, vient du [p.XXIV] tempérament national anglais, de la force, de la volonté, du goût de l'effort et de la confiance en soi. Et parce qu'ainsi s'expliquera l'adoption de la méthode historique par nos voisins, ce ne sera pas certes la moindre raison pour nous attacher à cette méthode, que tant d'autres raisons déjà nous ont fait préconiser.
Je crois donc avoir assez dit ce qui fait pour moi le premier intérêt du livre dont j'ai pensé utile de présenter au public français une traduction, c'est la méthode dont il est la mise en œuvre.
Je voudrais maintenant dans cette préface, d'une longueur qu'on trouvera peut-être excessive — mais à quoi bon une préface, si elle ne sert qu'à présenter quelqu'un qui se présente fort bien soi-même, si elle n'ajoute pas quelque chose à l'ouvrage qu'elle précède, où si elle n'en rend pas plus facile la lecture en en précisant la portée et en le situant en quelque sorte, — déterminer l'objet propre de ce livre, signaler les thèses ou les renseignements qu'on y trouve, et qui sont d'un intérêt particulier.
Et tout d'abord, précisons son objet, en déterminant jusqu'où il s'étend en « surface » et jusqu'où il pénètre en « profondeur ».
[p.XXV]
En « surface », son titre : Le développement du Parlement pendant le XIXe siècle, pourrait nous tromper. Dans sa « Préface pour l'édition française », M. Lowes Dickinson nous en prévient lui-même. Ce n'est pas toute l'institution parlementaire, si je puis ainsi dire, dont son livre nous retrace l'évolution. Il ne nous parle en effet de l'influence du mouvement démocratique sur le Parlement, qu'en ce qui concerne soit l'élection des membres des Communes, — réformes électorales, — soit les rapports des deux assemblées. Mais le parlementarisme comporte un autre organe essentiel qui est l'organe gouvernemental. M. Lowes Dickinson ne s'en est pas occupé. Et pourtant, comme il le dit dans sa préface, l'organisme gouvernemental a, lui aussi, subi une évolution aussi intéressante qu'importante, et qui a consisté en ce que sa dépendance ancienne et théorique vis-à-vis des Chambres, s'est changée en une domination à leur égard.
Le fait avait été énergiquement signalé par MM. Boutmy[17] et de Franqueville, qui nous avaient [p.XXVI] décrit ce sentiment d'androlatrie qui porte les Anglais à s'attacher plus aux hommes qu'aux idées, et à faire en particulier du chef du gouvernement une sorte d'autocrate tout puissant, plus puissant qu'un souverain, et d'une élection un plébiscite sacrant le chef du parti triomphant de manière à rendre intangible pour les représentants du peuple celui que le peuple a lui-même porté au pouvoir. Il nous est précieux d'entendre, en quelques mots de sa préface, M. Dickinson confirmer cette manière de voir si souvent ignorée chez nous, où l'on se complaît à imaginer le Parlementarisme anglais comme le règne du Parlement sur le gouvernement assuré par la lutte des partis au sein des assemblées, et comme tout le contraire d'un gouvernement personnel.
Mais nous ne pouvons pas ne pas regretter vivement que M. Lowes Dickinson n'ait pas établi directement et complètement dans son livre cette marche ascendante du gouvernement arrivant à une domination indiscutée sur les Chambres. Ce phénomène est d'autant plus curieux qu'il semble contraire à l'évolution démocratique générale [p.XXVII] que les constitutions politiques de l'Angleterre ont par ailleurs subi de façon si intense.
Sans doute, s'il eut entrepris cette étude, il eut signalé comme la cause de l'autorité grandissante du Premier Ministre anglais le mouvement démocratique lui-même. Par ce mouvement, la souveraineté effective est passée des mains des représentants du peuple au peuple lui-même. Le peuple veut se diriger lui-même. Et c'est ainsi, que M. Lowes Dickinson nous le montre abaissant ses représentants au rôle de délégués chargés de réaliser les volontés qu'il leur dicte. Mais pour étendre son action sur le gouvernement, qu'il ne peut songer à diriger au jour le jour, ne faut-il pas qu'il sacre lui-même l'homme ou les hommes qui l'exerceront ; et ne faut-il pas que ces hommes en qui il a mis sa confiance échappent à l'action du Parlement. Les députés, qui ne sont que ses très humbles serviteurs, ne sauraient porter la main sur les hommes qu'il a lui-même institués chefs de l'État. Et ainsi, le mouvement démocratique ne contredit pas, mais explique la résurrection du principe d'autorité dans le gouvernement, la décadence de ce qui semblait le trait fondamental du parlementarisme de la responsabilité et de la dépendance du gouvernement [p.XXVIII] devant les Chambres. Le peuple se saisissant lui-même du pouvoir, — subordination de ses représentants à ses volontés, — devait arriver à fonder un gouvernement prenant sa puissance directement en lui, — chef plébiscité d'un parti nationalement organisé, — et lui donner une telle force que ce gouvernement fût affranchi vis-à-vis du pouvoir déclinant des représentants, — décadence et oubli presque de la responsabilité des Ministres devant la Chambre des Communes.
Il y a là toute une évolution du Parlementarisme anglais en fonction des progrès de la démocratie que le livre de M. Lowes Dickinson, comme il nous le dit lui-même dans sa préface, a laissé dans l'ombre. Souhaitons qu'il ait l'occasion de le mettre bientôt en lumière.
Gomme il s'arrête, en « surface », à des limites que nous regrettons de ne pas voir plus larges, il ne va pas non plus aussi loin que nous pourrions souhaiter en « profondeur ». Et pourtant il faut ici signaler le grand mérite de M. Lowes Dickinson. Traçant l'histoire de l'évolution démocratique du parlement anglais, il ne s'est pas arrêté à la superficie des choses pour raconter les faits qui l'ont réalisé et qui forment la trame de cette histoire. Il a cherché à relier ces faits à leurs [p.XXIX] causes profondes et nous a retracé la marche des idées à laquelle celle des faits est intimement liée. C'est ainsi que nous voyons dans son livre se succéder les différents mouvements d'idées qui ont entraîné les classes ouvrières tantôt vers les réformes politiques et tantôt dans les voies du socialisme. C'est ainsi que nous saisissons comment les classes dirigeantes se sont laissées aller vers les réformes, qui devaient les déposséder de l'hégémonie politique. C'est ainsi que nous sont présentées les diverses attitudes prises par la Chambre des Lords en face des questions diverses posées par le progrès démocratique. De la sorte l'évolution politique de la société anglaise nous apparaît dans le cadre des idées dont elle a été la résultante. Nous ne glissons pas à la surface des faits, nous pénétrons, en entrant dans la sphère des « idées », dans le domaine plus profond des causes qui les ont amenés. Mais peut-être ne descendons-nous pas encore assez loin, car ces idées sont elles-mêmes des produits, ce sont des explications qui doivent être expliquées ; et il serait profondément intéressant pour nous d'aller, avec l'excellent guide qu'est M. Lowes Dickinson aux sources vivantes d'où les idées qui ont produit les faits, ont elles-mêmes jailli.
[p.XXX]
Quelque part M. Lowes Dickinson nous dit bien que c'est l'industrialisme qui a amené la classe ouvrière à une situation de précarité de vie telle que l'idée de la réforme sociale et celle de la conquête politique du pouvoir germèrent dans ce milieu en fermentation ; ailleurs il nous indique que c'est la prospérité de l'Angleterre, vers et après 1850, qui, à un moment donné, arrêta les classes ouvrières sur la route du socialisme et leur fit espérer l'amélioration de leur sort des réformes conciliables avec la propriété individuelle que le Trades-unionisme chercha à réaliser. Ce sont là de précieuses indications ; elles ne nous empêchent pas de regretter, au contraire, que M. Lowes Dickinson n'ait pas été plus loin dans cette recherche des causes profondes, qui doit nous faire apparaître la corrélation existant entre l'état et l'évolution politiques d'un peuple d'une part, son évolution et son état économiques d'autre part. Sur ce point, il est intéressant de rapprocher une fois de plus de son livre la puissante synthèse de M. Boutmy, qui a cherché dans la psychologie du peuple anglais, en l'expliquant elle-même par le milieu dans lequel la nation anglaise s'est formée, l'explication de ses mœurs et de ses institutions politiques.
[p.XXXI]
Mais je me fais presque un scrupule en délimitant ainsi l'œuvre de Lowes Dickinson de signaler ce qui est en dehors de ses recherches. Quand un auteur nous donne déjà ample matière à penser, ne devons-nous pas, sans trop nous attarder à songer à ce qu'il a laissé de côté, nous en contenter et concentrer nos efforts sur ce qu'il nous fournit. Et voici à ce point de vue les enseignements à mes yeux les plus significatifs que nous devons recueillir précieusement dans son livre.
Et tout d'abord l'idée fondamentale de son ouvrage est de montrer que le problème de l'évolution politique de l'Angleterre est dominé par le conflit qui s'élève entre les deux classes sociales des travailleurs et des capitalistes.
Ceux-là qui sont les plus forts parce que les plus nombreux sont poussés dans la lutte politique par leurs préoccupations économiques. La conquête du pouvoir est pour eux un moyen pour arriver à l'amélioration de leur sort, et les réformes politiques n'ont, à leurs yeux, qu'un but, leur permettre de dominer l'organisation du travail et la répartition des produits. C'est ce que M. Lowes Dickinson a très vigoureusement mis en relief. Dans le chapitre capital Interprétation de la [p.XXXII] démocratie par la classe ouvrière, nous lisons : « Leur objectif (des masses ouvrières) en ambitionnant le pouvoir politique a été, avant tout, d'améliorer leur condition économique et plus spécialement, non seulement dans les dix dernières années, mais aussi dans les premières décades du siècle, elles ont conçu avec plus ou moins de perspicacité une transformation fondamentale de la condition de la propriété[18] ». « Pour la classe ouvrière, la question de la réforme politique a été, dès le début, une question de propriété. Ce fut sa misère qui la lança dans la politique. Elle était convaincue que toutes ses souffrances provenaient de l'injustice des lois et que, par suite, le remède unique était la conquête du pouvoir par ceux qui souffraient[19] ». Si Owen et son école semblent se détourner des réformes politiques pour travailler à une organisation socialiste de la production, c'est avec l'idée que le Parlement, rendu inutile, se dissoudra et cédera la place à « un Parlement de l'Industrie, qui s'inspirera des intérêts de la masse, de préférence aux intérêts de quelques-uns[20] ». Et voici [p.XXXIII] comment M. Lowes Dickinson juge la situation actuelle. « Non seulement comme dans la première période l'objectif que l'on avoue est d'assurer à la classe ouvrière le monopole du pouvoir politique, mais on définit de façon précise et dogmatique la fin pour laquelle il convient d'user de ce pouvoir. Le nouveau mouvement n'est plus seulement comme le chartisme un élan désespéré vers le pouvoir, avec par ailleurs la pensée vague que le pouvoir peut être employé à mettre fin à la pauvreté, c'est la volonté grandissante de s'emparer de l'administration des affaires locales et centrales et de l'employer à la réalisation d'un plan économique défini[21] ».lb est vrai que depuis qu'il a écrit son livre M. Lowes Dickinson craint moins les conséquences de cette conquête imminente du pouvoir par les classes ouvrières. Il les juge en tel état d'infériorité par suite de leur misère, que l'exploitation des pauvres par les riches lui semble plus dangereuse que l'expropriation des riches par les pauvres[22]. Mais il n'en est pas moins vrai que la classe la plus nombreuse nous apparaît comme hypnotisée par [p.XXXIV] le problème économique et décidée à s'emparer des moyens de production et qu'elle n'envisage le problème politique qu'en vue d'une conquête du pouvoir lui permettant de révolutionner le régime de la propriété et de le socialiser. « La multitude, écrivait jadis Prévost Paradol, n'est point avide de liberté publique, mais de bienêtre[23] ». « La question sociale, et la question religieuse, disait naguère à son tour M. de Laveleye, tels sont les problèmes qui occuperont surtout les esprits pendant les années qui vont suivre[24] ».
Cette constatation, si puissamment documentée et si énergiquement affirmée de la prédominance dans les masses de la nation anglaise du point de vue social et économique sur le point de vue uniquement politique est donc une des idées essentielles du livre de M. Dickinson. Elle est à mes yeux d'une importance capitale.
Au point de vue de la science politique, elle nous montre que l'évolution des institutions politiques tendra à se faire, non dans le désir d'une [p.XXXV] amélioration du régime politique par la recherche d'une organisation des pouvoirs assurant un fonctionnement régulier, un équilibre savant des corps politiques ou des forces, dont le jeu combiné doit garantir à la société une marche continue et sage vers le progrès, ni non plus dans la recherche d'une plus grande liberté à réaliser, ou bien d'une amélioration de l'individu à obtenir par le jeu même du système politique, mais dans le sens de la domination d'une classe ayant ses intérêts très particuliers, domination d'autant plus violente que ses intérêts étant à ses yeux en contradiction avec l'ordre de choses établi ne sauraient être satisfaits que par une révolution intégrale de, l'ordre social, et que, pour accomplir une révolution intégrale, il ne faut rien moins qu'une force illimitée. D'où il résulte que ce n'est pas vers une démocratie libérale, telle que pouvait le concevoir un de Tocqueville, un Stuart Mill, ou un Vacherot, mais vers une démocratie autoritaire, dont le régime politique sera forgé par la domination d'une classe, que nous paraissent orientées par leur mouvement et leurs tendances les classes populaires : La liberté, le libéralisme ! jadis c'était le mot de ralliement des révolutionnaires, aujourd'hui, nous le trouvons [p.XXXVI] sur les lèvres de ceux qui, après l'avoir redouté, y voient la sauvegarde des situations acquises. Et c'est de nos jours et devant l'attitude des classes ouvrières que Benjamin Constant pourrait redire : « leur courroux est dirigé contre les possesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire elles ne songent qu'à le déplacer. C'est un fléau, elles le considèrent comme une conquête[25] ».
L'évolution du régime politique sera donc dominée par cette préoccupation, qui prime tout dans la classe ouvrière, d'une réforme sociale lui donnant avec la possession des sources de la richesse l'espoir d'une condition meilleure. Mais la prépondérance de cette préoccupation si bien établie par M. Lowes Dickinson ne doit-elle pas se faire sentir en bien d'autres sphères que celle des institutions politiques.
Si, par exemple, nous constatons dans les masses ouvrières un abandon si profond en général à l'égard des religions, n'est-ce pas parce qu'absorbées dans la recherche d'une [p.XXXVII] meilleure condition matérielle d'existence, elles se détournent des pensées religieuses, qui les porteraient à envisager un bonheur moral non forcément lié au bien-être ; et qui peut-être, leur faisant plus facilement accepter un sort pénible, affaibliraient leur énergie pour la lutte sociale. Et n'est-ce pas aussi parce que les organismes religieux, et les religions elles-mêmes, leur apparaissent comme des forces de conservation, sinon de réaction.
Si encore les masses ouvrières semblent sentir moins vivement peut-être le sentiment, patriotique et prêter plus facilement l'oreille aux doctrines internationalistes, n'est-ce pas encore parce que la concurrence internationale paralyse leurs efforts pour la conquête d'une organisation du travail plus favorable, et parce que les armées, rendues nécessaires par la défense des diverses patries, interviennent au moment où elles cherchent à imposer par la violence leurs solutions dans les conflits du travail et du capital, ou encore d'une façon plus générale, parce que se considérant, dans l'héritage collectif qu'est la patrie, comme des déshéritées privées de leur part légitime, elles n'admettent plus qu'elles aient à concourir à sa défense. Et ainsi le fléchissement du [p.XXXVIII] sentiment du patriotisme dans les masses, dans la mesure où il peut exister, pourrait bien découler de cette prépondérance des préoccupations de bien-être, de la recherche avant tout de la conquête des instruments de la richesse et d'une condition meilleure.
Problème politique, problème religieux, problème international, et c'est l'ensemble des questions qui se posent aujourd'hui, sont donc dominés dans l'âme populaire par la grande question de l'organisation du capital et du travail. On étudiera donc dans le livre de Lowes Dickinson avec un intérêt tout particulier les nombreux passages où il nous montre les masses populaires comme avant tout et presque uniquement absorbées par des préoccupations socialistes.
Le pouvoir politique conquis par les masses populaires n'est pour elles qu'un instrument pour la conquête d'un ordre social nouveau. Nous venons de voir les perspectives que cette constatation, si nette dans le livre de M. Lowes Dickinson, nous ouvre sur l'orientation future de la démocratie.
Mais l'autoritarisme, l'antilibéralisme démocratiques n'en seront pas les seules conséquences. Déjà s'en manifestent d'autres en corrélation [p.XXXIX] d'ailleurs avec celles-là et parmi elles M. Lowes Dickinson, avec sa précision et sa documentation habituelles nous en signale une très importante sur laquelle il me paraît intéressant d'insister.
Il s'agit de la condition nouvelle des membres de la Chambre des Communes. « D'après la théorie constitutionnelle soutenue par les deux grands partis, nous dit-il, un membre du Parlement était regardé comme un représentant et non comme un délégué, il possédait ou était supposé posséder la confiance générale de ses électeurs, mais sur chaque point particulier, il était libre d'agir selon son idée. « Votre représentant, disait Burk à ses électeurs, vous doit non seulement son activité mais son jugement, et il vous trahit au lieu de vous servir s'il le sacrifie à votre manière de voir »… Mais c'est là une conception qui a été tacitement abandonnée dans le cours de la réforme parlementaire… Nous en avons assez dit pour démontrer, ce qu'il est d'ailleurs difficile de contester, la transformation du représentant d'une circonscription en son délégué obéissant et passif. Admis comme candidat seulement par le choix et avec l'approbation du Caucus, dominé par l'opinion de ses électeurs, au lieu de suivre ses propres pensées il est nommé pour [p.XL] soutenir un programme auquel il est lié d'avance, et s'il dévie de la ligne de ce programme il est tenu pour coupable de violation de parole[26] ».
[p.XLI]
Que nous voilà loin de toutes ces théories sur le régime représentatif qui prétendaient confier aux élus du peuple le droit et la fonction de faire jaillir de leurs cerveaux, considérés comme sa source même, la volonté nationale, qui représentaient ces élus comme exprimant et non comme traduisant la volonté du peuple, qui voyaient dans l'élection non un mandat, c'est-à-dire un ordre donné, une mission formulée et confiée, mais une simple désignation à un poste dans lequel l'élu était libre d'exercer selon son propre jugement les prérogatives qui y étaient attachées.
Nous pouvons écouter maintenant tous les interprètes de cette théorie. « L'assemblée est l'unique souverain, dit M. Vacherot, c'est elle qui règne véritablement[27] ». « Le député est un homme investi de la confiance de ses concitoyens et chargé par eux de décider pour eux au mieux de ses lumières des questions qui lui sont soumises[28] », dit M. Schérer ». Et M. Littré : « les [p.XLII] hommes sont profondément inégaux… il faut que les plus capables aient la gestion des intérêts sociaux », qu'ils composent « une aristocratie à laquelle la sagesse démocratique doit se confier[29] ». Et M. Esmein : « La représentation n'était pas conçue comme un succédané du gouvernement direct de la nation par elle-même, mais comme un gouvernement préférable à celui-ci[30] ». M. Mestre : « La révolution a fait disparaître la théorie de la représentation… la représentation a fait place à l'élection[31] » M. Saleilles : « Le député n'a de représentant que le nom, il n'y a pas de représentation. Il n'est même pas exact de dire qu'il représente la nation : il exprime la volonté de la nation, il ne la représente pas »[32]. Toutes ces belles affirmations peuvent être le produit d'une métaphysique politique supérieure, elles peuvent nous paraître [p.XLIII] constituer un idéal réaliste, que nous sommes, elles nous laissent indifférent. Que valent-elles auprès de la constatation si fortement documentée et formulée par l'observateur des faits réels, l'historien en contact avec la vérité tangible, que le représentant, privé de l'autonomie de son jugement propre, n'est plus que le traducteur, sinon l'écho, d'une volonté supérieure. Et ainsi le livre de M. Lowes Dickinson nous aide à lutter contre une des chimères les plus dangereuses, parce qu'elle est l'une des plus contraires au fait, de la science politique, contre l'illusion de la réalité de l'ancienne conception idéale du régime représentatif.
Mais, dira-t-on, pourquoi ne pas lutter pour restaurer cette notion du régime représentatif si elle apparaît comme la meilleure.
Pourquoi ? parce qu'il est, la méthode et l'esprit historiques nous le disent, des restaurations impossibles. Et celle-ci en est une parce que tout le courant démocratique s'y oppose.
L'avènement du suffrage universel déjà ne contenait-il pas en germe, la transformation du représentant en délégué. Quand, en effet, le régime représentatif repose sur la base étroite du suffrage restreint, quand on choisit dans le peuple [p.XLIV] ceux qui éliront les représentants du peuple, il est évident que ceux-ci doivent choisir ces représentants en raison de leur valeur, on les a choisis pour choisir les représentants justement comme étant plus capables d'apprécier la valeur de ceux-ci. Et il est donc évident par suite, que l'élu, élu à raison de sa compétence, doit agir selon ses propres lumières. Il ne doit pas, en tous cas, s'inspirer de la volonté de ses électeurs, qui, n'étant pas le peuple au nom duquel il agit, ne peuvent lui imposer leur volonté comme étant la volonté générale, la volonté souveraine du peuple. Avec le suffrage restreint, tout se fait par sélection, c'est la valeur de l'électeur, puis de l'élu, qui est le vrai fondement de leur pouvoir, ils ne doivent donc l'exercer que selon leur conscience. Ils ne tiennent pas leur pouvoir d'une délégation de pouvoir, ils n'ont pas à recevoir d'ordres, ils n'ont pas à rendre de compte.
Mais quand le suffrage s'universalise et que les moins capables à l'égal des autres participent à l'élection des représentants, ce ne peut plus être que parce que leur volonté, quelque peu éclairée qu'elle soit, vaut toute autre volonté, que parce que leur volonté est un élément de la volonté générale qu'il s'agit de manifester. C'est elle que les [p.XLV] représentants ont mission de traduire, et ils ne le peuvent faire qu'en inspirant des mandats qu'ils reçoivent des électeurs, en qui réside cette volonté générale, unique principe des institutions démocratiques.
C'est ainsi que d'un mouvement naturel le progrès démocratique doit amener la transformation du député, de l'élu, en un simple délégué. Et, remarquons-le, M. Lowes Dickinson nous confirme que c'est en effet d'un mouvement naturel que cette transformation a eu lieu, personne ne l'a décrétée, aucun des grands partis politiques ne l'a formulée en son programme, elle n'a pas été opérée, elle s'est produite. Le suffrage universel, la théorie comme les faits le prouvent, conduit donc naturellement le régime représentatif au règne de la volonté des représentés.
Mais ce règne de la volonté des représentés doit être d'autant plus inflexible que cette volonté est plus déterminée. Par conséquent, si aujourd'hui on nous dit que les classes ouvrières considèrent la nationalisation des moyens de production dans le remaniement profond du régime de la propriété comme la condition nécessaire de l'amélioration de leur sort, et qu'elles voient dans le pouvoir l'instrument de cette conquête, nous devons [p.XLVI] penser que moins que jamais les classes ouvrières doivent être disposées à abdiquer entre les mains des représentants agissant selon leur conception personnelle de l'intérêt général du pays. Et ainsi les tendances socialistes nettement affirmées de la classe ouvrière viennent concourir avec le progrès général de la démocratie pour favoriser l'évolution du régime représentatif vers un régime de démocratie semi-directe, l'élu du peuple devenant son simple délégué[33].
La transformation de l'élu en un délégué nommé pour exécuter un mandat est donc une de ces réalités vivantes que la science politique théorique peut contester au point de vue de sa valeur, au point de vue de sa conformité aux purs principes de tel ou tel dogme politique, mais que la science politique positive, réaliste, doit admettre comme un fait acquis.
De ce fait, quelles sont les conséquences ?
Il semblerait que la première dut être le règne effectif de la volonté du peuple. N'est-ce pas le [p.XLVII] but cherché clans l'asservissement de l'élu, vis-à-vis des électeurs ?
Or, une constatation intéressante sur laquelle insiste M. Lowes Dickinson et qu'il me paraît très instructif de relever en son livre, c'est que cette conception du député « délégué » qui paraît trouver dans le principe de la souveraineté du peuple son fondement et sa justification n'aboutit pas forcément, malgré la fidélité des députés à tenir leurs promesses, au règne de la volonté nationale. M. Lowes Dickinson nous montre, en effet, que quand un parti politique pour une lutte électorale adopte un programme, chaque article est fait pour lui fournir l'adhésion de telle ou telle catégorie d'électeurs. Alors, les électeurs qui votent pour les candidats du parti sont déterminés les uns par telle promesse ou tel engagement, les autres par tel autre.
Il en résulte donc que l'ensemble du programme d'un parti n'est pas ratifié par l'ensemble des électeurs, qui ont voté pour ses candidats, et que, quand les députés de la majorité réalisent telle réforme, qu'ils avaient annoncée dans leur programme, il n'est pas sûr qu'ils réalisent la volonté de la majorité des électeurs[34].
[p.XLVIII]
M. Lowes Dickinson ne s'est pas contenté de ce raisonnement théorique pour prouver que les députés délégués peuvent, tout en exécutant les mandats qu'ils ont reçus, défigurer la volonté nationale. Fidèle à sa méthode d'historien, il a pris telle élection donnée (1894), tel programme de parti (celui du parti libéral), et a montré comment, en effet, chaque réforme promise l'avait été pour se concilier tel ou tel groupe, et il en a tiré cette conclusion que chaque partie du programme de la majorité ne pouvait être considérée comme voulue vraiment que par ces groupes d'électeurs, qui l'avaient en quelque sorte réclamée, et non par tous les électeurs du parti.
Si M. Lowes Dickinson ne s'était pas placé à un point de vue exclusivement anglais, il aurait pu trouver une preuve plus éclatante encore des divergences d'idées qui peuvent exister entre les assemblées représentatives et le pays qu'elles représentent.
La preuve se trouve, faite, en effet, dans les pays qui pratiquent le Referendum, et notamment en Suisse. On peut y voir, par exemple, que de 1889 à 1904 le peuple ayant eu à voter vingt et une fois pour ou contre l'adoption de lois votées par les Chambres fédérales en a rejeté onze.
[p.XLIX]
On peut y voir que quelquefois, le démenti infligé par le peuple à ses représentants a été éclatant. Nous trouvons telle loi de centralisation militaire rejetée par 269.751 non contre 195.178 oui (3 février 1895), telle autre, sur les peines disciplinaires dans l'armée écartée par une majorité de 310.992 votants contre 78.169 (22 octobre 1896) ; telle autre sur l'assurance obligatoire contre la maladie et les accidents repoussée par 337.575 votants contre 146.629 (20 mai 1900). Et voici, au sujet de ce désaveu extraordinaire des représentants par les électeurs suisses, les observations de M. Ed. Secrétan, député au Conseil National suisse, dans sa chronique toujours intéressante de la Revue politique et parlementaire. « Qui l'eut pensé il y a six mois. Fruit de longues enquêtes, de deux messages volumineux du Conseil fédéral, de remaniements et de compromis, la loi avait été adoptée en automne à l'unanimité moins douze abstentions socialistes et le vote négatif d'un seul député du centre libéral. Les élections survenues peu après n'avaient guère laissé sur le carreau qu'un seul membre du Conseil national, précisément M. Odier de Genève, le seul adversaire déclaré des assurances d'état. Ce fut dans ces conditions en de [p.L] hors de tout état-major de partis, malgré le mauvais vouloir des gouvernements et des députés, en dépit de l'hostilité de tous les grands journaux, que de Berne la demande de Referendum fut formulée par trois journalistes sans mandats, etc.[35] ». Je ne sais, pour ma part, d'expérience plus curieuse des divergences d'idées qui peuvent exister entre le peuple et ses représentants.
Mais alors, il est extrêmement intéressant de voir que les députés qui traduisent si mal la volonté de leurs électeurs se présentent, et sont considérés de plus en plus, comme ne faisant que suivre le mot d'ordre qu'ils sont sensés avoir reçu d'eux.
On pourrait comprendre ces désaccords, si, persévérant dans l'ancienne conception du régime représentatif, les élus disaient : « Nous ne nous inspirons que de notre conscience », ou, « nous nous décidons à la lumière des débats qui se produisent entre nous », ou, « nous sommes élus pour notre capacité, comme les plus à même de voir quel est l'intérêt du pays, nous jugeons avec notre intelligence, nous faisons ce qui nous apparaît le meilleur ». Mais, ces désaccords sont [p.LI] inadmissibles, si, comme c'est le fait, et M. Lowes Dickinson nous a rendu le service de nous le montrer, les députés se présentent comme de simples porte-paroles, comme les interprètes fidèles des électeurs, si, par suite, ils ne cherchent plus à s'éclairer, si notamment les débats parlementaires ne sont plus que de vains simulacres.
C'est l'un ou l'autre. Ou des députés qui assument la responsabilité d'agir selon leur conscience et qui, pour cela, sont choisis pour leur valeur personnelle, et s'éclairent les uns et les autres ; ou des députés, purs délégués, mais alors avec la garantie que ce mandat, en vertu duquel ils prétendent agir, leur a bien été donné par la majorité du pays, et n'est pas trahi par eux.
Et puisque le courant démocratique et l'orientation des classes démocratiques nous montrent que la vieille conception, aristocratique en somme, du régime représentatif avec des représentants autonomes formulant d'eux-mêmes la volonté nationale est abolie, se pose alors le problème du moyen à trouver pour assurer le respect en effet de la volonté de la majorité par ses représentants.
M. Lowes Dickinson est un trop fidèle observateur [p.LII] de tout ce qui touche à l'évolution démocratique pour n'avoir pas vu cette question se dresser devant lui, et comme la solution toute naturelle semble bien se trouver dans l'adoption du Referendum auquel nous venons de nous adresser comme moyen d'information, c'est à lui qu'il songe en effet comme moyen de réformation du régime démocratique, vraiment déformé et contrefait, que nous pratiquons maintenant.
Il constate qu'à l'assemblée toute puissante, et non responsable, parce que sensément non autonome, qu'est la Chambre des Communes dans la conception actuelle du régime représentatif, « un frein quelconque est évidemment nécessaire », et voici ce qu'il ajoute : « du point de vue démocratique, le frein le plus convenable, c'est évidemment le Referendum. Celui-ci tout au moins procure deux grands avantages, d'abord que la question à poser soit posée loyalement aux électeurs, ensuite que, dans la nécessité de voter sur un point défini, ils soient forcés d'engager leur propre responsabilité. Si le peuple doit se gouverner lui-même, il doit au moins savoir ce qu'il lait et en comprendre les conséquences. Rien ne serait plus démoralisant qu'un système qui n'établirait de responsabilité nulle part, mais qui permettrait [p.LIII] aux représentants de la rejeter sur les électeurs sous prétexte qu'ils ont reçu un « mandat », et aux électeurs de la retourner aux représentants sous prétexte que ce n'était pas pour cette question particulière qu'ils avaient entendu leur donner un « mandat » à exécuter. Si essentiel, en vérité, est le Referendum pour compléter la théorie démocratique, que si nous trouvons une hésitation de la part d'un démocrate pour l'appliquer, il est difficile d'éviter la conclusion, que l'histoire suggère avec tant de force, qu'après tout un démocrate en général n'est qu'un jacobin déguisé[36] ».
Que M. Lowes Dickinson, historien de l'évolution démocratique de l'Angleterre au XIXe siècle, soit arrivé à considérer le Referendum, comme le complément essentiel de la démocratie comme l'achèvement et le correctif à la fois de la transformation opérée dans le régime démocratique par l'avènement du député-délégué, c'est, à mon avis, un fait extrêmement intéressant, car c'est un fort préjugé en faveur de l'introduction du Referendum dans nos régimes démocratiques.
Et l'avis de M. Lowes Dickinson a pour moi [p.LIV] d'autant plus de poids que c'est l'historien en lui qui montre dans le Referendum une institution de l'avenir et non le théoricien politique qu'il ne peut s'empêcher, malgré son esprit profondément historique, d'être encore.
Comme théoricien politique, M. Lowes Dickinson, nous le savons, n'est pas un démocrate, il n'a pas foi en l'excellence de la démocratie, et comme théoricien également il ne croit pas à la vertu également du Referendum. « L'introduction du Referendum, nous dit-il, détruirait quelques-uns des inconvénients du régime actuel, mais il en est un qu'il ne ferait qu'exagérer. Il diminuerait encore plus l'importance des débats dans le Parlement, qui exercent une influence conciliatrice et apaisante, et placerait de plus en plus le droit de suprême décision dans les mains de personnes sans modération et éloignées de la scène de l'action ».
Sur le Referendum, on peut donc dire que M. Lowes Dickinson a deux opinions ; l'une, qui lui vient de sa méthode historique, est que : la démocratie allant forcément au règne de la volonté populaire, le Referendum qui l'assure seul en est l'aboutissement ; l'autre, qui lui vient de ses tendances politiques, est que : la démocratie [p.LV] n'étant pas un idéal, une institution comme le Referendum, ne doit pas être adoptée par cela seul qu'elle est le complément nécessaire de la démocratie, si d'ailleurs elle semble présenter des inconvénients.
De ces deux opinions de l'historien et du théoricien on me permettra de m'attacher surtout à la première : si la démocratie tend inévitablement à sa réalisation intégrale, et si le Referendum est son complément, et son palliatif d'ailleurs, naturels, en réalistes, façonnés par la méthode historique, que nous sommes, le reste nous importe peu.
Mais sans instituer le procès du Referendum au point de vue de sa valeur théorique et sans croire à l'infaillibilité du peuple, je ne puis pas ne pas faire de graves réserves sur l'appréciation de M. Lowes Dickinson sur la valeur comparative des débats parlementaires en matière législative et des débats que le Referendum provoque devant le peuple.
J'avoue que je suis touché par le jugement des hommes politiques suisses, qui, en général, proclament que le peuple se trouve plus perspicace, plus modéré que ses représentants et que l'étude des lois, provoquée parles débats auxquels l'exercice [p.LVI] d'un Referendum donne lieu, est supérieure à celle que les chambres ont pu faire.
« Dans son ensemble, écrit M. Numa Droz, le peuple suisse sait assez bien démêler l'intérêt général de celui des politiciens. L'expérience a prouvé que quand il se prononce il ne se trompe pas souvent[37] ». « Pendant plus de vingt ans, écrit M. Curti comme conclusion sur tout un livre sur le Referendum, j'ai siégé au Conseil National : je suis convaincu que le Referendum n'a empêché que peu du bien que nous voulions faire, et qu'il a empêché beaucoup de mal par le seul fait qu'il se dressait devant nous comme un avertissement. Et je crois pouvoir dire que malgré la possibilité de quelques mouvements rétrogrades, loin de condamner la démocratie à la stagnation, il rend le progrès lui-même stable et continu »[38]. « La discussion provoquée par la consultation populaire, écrit encore M. Secrétan à propos du Referendum du 20 mai 1900, a été, tous sont obligés de le reconnaître, beaucoup plus approfondie que celles qui, aux Chambres, [p.LVII] avaient précédé le vote affirmatif[39]. »
Et cette supériorité des débats provoquée dans le pays même par le Referendum par rapport aux débats parlementaires est facile à comprendre. D'abord aujourd'hui ces débats parlementaires sont comme annihilés par l'idée dominante du mandat reçu par chaque représentant, qui ne vote plus d'après ce qu'il juge le meilleur en sa conscience éclairée par l'échange d'idées auquel il a pu assister. Ces débats n'ont donc plus pour but de convaincre des esprits libres de leur choix, mais de manifester des idées toutes faites d'avance. Mais, de plus, il est évident que les députés, dominés par le souci des luttes de parti, n'envisagent les questions qui se présentent qu'au point de vue politique et non au point de vue pratique, et qu'ils jugent les réformes moins par les résultats positifs qu'elles donneront que par la réclame qu'elles constitueront. Quand un débat se poursuit devant le peuple, il n'en est plus ainsi, chaque citoyen vote non sur mandat reçu, mais selon sa conviction plus ou moins éclairée. On s'efforcera donc de donner pour ou contre la réforme discutée, tous les arguments possibles, pour provoquer [LVIII] ces votes qui sont libres, à la différence de ceux des représentants, et qui se déterminent par le courant d'opinion qu'on sait établir. La discussion devant le peuple a donc une portée réelle qu'elle n'a plus devant des représentants délégués ; c'est une garantie pour qu'elle soit sérieuse. Et dans cette discussion, les raisons pratiques vaudront plus que les raisons politiques, car les citoyens à la différence des représentants votent anonymement, et sans être classés par partis, ils n'ont donc pas à se demander si leur vote exercera une influence sur l'avenir de leur parti, si telle réforme a je ne sais quel prestige qui lui donne une popularité devant rejaillir sur ceux qui l'auront soutenue. C'est cette disposition d'esprit que signalait M. Numa Droz dans sa chronique de décembre 1897 à propos du Referendum sur le rachat des chemins de fer : « pour le moment, on peut constater un peu partout qu'il n'y a aucun enthousiasme en faveur de la loi. On s'efforce, çà et là, de le créer en faisant, de son acceptation, une question de parti, heureusement, les citoyens sont beaucoup plus portés à l'envisager comme une affaire aussi bien dans les milieux agricoles que dans les milieux commerçants ».
[p.LIX]
Je ne saurais donc souscrire à l'opinion de M. Lowes Dickinson disant : « Le Referendum diminuerait encore plus l'importance des débats dans le parlement et placerait de plus en plus le droit de suprême décision dans les mains de « personnes sans modération et éloignées de la scène de l'action ». Et il reste alors, sans faire valoir les autres raisons qu'on peut invoquer en sa faveur[40], cette opinion qu'il a émise comme historien [LX] sur le référendum : « qu'il est essentiel pour compléter la théorie démocratique[41] ».
Je ne ferai plus, en terminant cette trop longue préface, qu'une observation sur les idées à mon avis les plus intéressantes du livre de M. Lowes Dickinson.
Ne trouvant pas dans le Referendum le remède qu'il cherche contre l'omnipotence d'une Chambre, dominée sans doute parla volonté populaire, mais toute puissante néanmoins et irresponsable, M. Lowes Dickinson, constatant que le peuple lui-même peut méconnaître les vrais intérêts du pays, cherche la sauvegarde des intérêts nationaux et impériaux dans la Chambre des Lords, peut-être modifiée d'ailleurs, considérée [LXI] comme l'incarnation de l'intérêt national permanent, et comme la représentation de l'Empire.
Je n'ai pas compétence pour me prononcer sur un problème tout anglais et pour trancher la question de savoir si, au point de l'évolution démocratique, où en est, d'après M. Lowes Dickinson lui-même, l'Angleterre, une Chambre des Lords, forcément à base non démocratique, peut trouver dans l'opinion publique de l'Angleterre ou de l'Empire une force, un appui suffisants pour lutter contre une Chambre élective ou contre le sentiment populaire lui-même. Tout est là en effet, M. Lowes Dickinson est trop historien pour ne pas savoir que vains et inertes sont en effet les pouvoirs qui n'incarnent pas une force vivante, et qu'il n'y a de forces vivantes que celles qui existent réellement dans le pays même. Sa croyance à la possibilité de réinstituer au sein d'une démocratie, consciente désormais de sa force et désireuse de se saisir du pouvoir pour atteindre un but aussi précis que la domination de l'organisation économique, une nouvelle Chambre haute représentant les intérêts généraux du pays et l'Empire me paraît donc puisée en dehors de l'étude positive des faits à laquelle il [p.LXII] s'est si attentivement et si utilement pour nous appliqué par ailleurs.
Mais ce sont là questions d'appréciation personnelle et si, sur ces points, particuliers quoiqu'importants, j'ai cru pouvoir formuler quelques réserves, il n'en reste pas moins vrai que par sa méthode, par la loyauté et la largeur de ses vues, par l'importance de son sujet qui est d'expliquer par ses ressorts internes le mouvement démocratique du XIXe siècle, l'ouvrage de M. Lowes Dickinson est à mes yeux hautement éducatif et d'un intérêt capital même pour notre public français, aussi n'ai-je pas hésité à le traduire pour le lui présenter.
M. Deslandres, Professeur de droit constitutionnel à la Faculté de Droit de l'Université de Dijon.
[p.LXIII]
Ce livre a été écrit il y a dix ans et je n'ai pas eu depuis l'occasion de le revoir. Il se présente donc au public français dans sa forme originale, sur le conseil et sous les auspices de MM. les professeurs Deslandres et Jèze. Mais comme je sens, en l'examinant après cet intervalle de temps, qu'il contient certains défauts susceptibles d'induire en erreur surtout des lecteurs étrangers, je désire y ajouter quelques mots préliminaires, qui l'expliquent ou le corrigent.
Ce livre, quoi qu'il soit par sa nature essentiellement historique, n'en contient pas moins une thèse — et cette thèse est qu'il y a [p.LXIV] une tendance dans la nation anglaise à se scinder, au point de vue politique, en deux parties adverses, celles du travail et du capital ; et une tendance par le développement des institutions démocratiques à la conquête de la suprématie politique par la classe des travailleurs. Cette thèse me paraît maintenant trop simpliste et trop hasardeuse. Une étude plus large du phénomène démocratique, particulièrement aux États-Unis, m'a convaincu que le danger des institutions démocratiques, greffées sur notre état économique présent, y vient plutôt de la ploutocratie que de l'ochlocratie. Les riches, par leur fortune, leur intelligence et leur puissance d'organisation ont d'innombrables moyens, directs ou indirects, d'influencer l'opinion publique et de dominer l'organisation politique, tandis que les masses sont trop ignorantes, trop inexpérimentées et trop profondément absorbées par la lutte pour leur pauvre existence pour même connaître ce dont elles ont besoin et encore bien moins [p.LXV] pour découvrir les moyens de l'obtenir. Les institutions démocratiques, qui se sont le plus développées, sont celles qui tendent à assurer la suprématie de la richesse, et l'exploitation des pauvres par les riches est, il me semble à l'heure présente, un danger plus pressant que la spoliation des riches par les pauvres.
La suprématie politique de la richesse se manifeste en Angleterre dans la composition de la Chambre des Communes. Malgré les extensions successives de la franchise, la Chambre est encore composée presqu'entièrement de membres des classes supérieure et moyenne, et n'a jamais renfermé plus d'une poignée de « labour-members », c'est-à-dire de membres, qui sont eux-mêmes des travailleurs, élus parles travailleurs pour soutenir leurs intérêts. Il faut, d'ailleurs, remarquer qu'à ce sujet un changement semble imminent. Pendant ces dernières années il y a eu une agitation active pour la création d'un « labour-party » distinct ; on prévoit que [p.LXVI] dans le prochain Parlement il n'y aura pas moins de cinquante membres élus décidément comme représentants du travail et sans dépendance vis-à-vis des autres partis traditionnels. Ce sera un phénomène nouveau dans la politique anglaise, et un phénomène qui peut être d'une grande portée.
La composition de la Chambre des Communes n'est pas, d'ailleurs, le seul élément important de la combinaison politique anglaise. C'est le Cabinet et non la Chambre qui gouverne, et la progression du pouvoir du Cabinet aux dépens de celui de la Chambre a été le phénomène politique le plus considérable de ces dernières années. Parmi les raisons diverses de ce phénomène on peut noter: l'extension et la multiplicité croissantes des affaires, qui viennent devant la Chambre, et la difficulté qui en résulte pour un membre ordinaire d'en suivre la marche régulièrement et intelligemment ; — l'impossibilité de traiter comme il conviendrait les affaires présentées [p.LXVII] par le gouvernement dans le temps dont on dispose; — la diminution corrélative des débats, — et, ce qui est plus important que le reste, le fait que maintenant les Ministres cherchent leur appui pour soutenir leur politique, non plus dans le Parlement, mais directement dans les électeurs, et en arrivent ainsi à être de plus en plus tenus pour des sortes de dictateurs populaires, bien plutôt que pour des agents de la Chambre des Communes. Quelles qu'en soient d'ailleurs les raisons, le fait qui domine c'est que les Ministres, quoique dépendant, bien entendu, de leur majorité à la Chambre, en fait, dominent plutôt leur majorité. Ce sont eux qui décident les lois qui doivent être proposées et leur forme, eux qui déclarent la paix et la guerre, eux qui font les traités et administrent l'Empire. Et dans l'accomplissement de toutes ces importantes fonctions, ils sont arrivés, semble-t-il, à conquérir une indépendance croissante au regard de tout contrôle [p.LXVIII] réel de la Chambre des Communes. Ce fait que je n'ai pas relevé dans mon livre ne doit jamais être oublié si l'on veut apprécier les tendances des institutions démocratiques anglaises. Car il en résulte que, quelle que soit la composition de la Chambre des Communes, le gouvernement du pays est actuellement dans les mains d'hommes intelligents et expérimentés agissant avec le sentiment direct de leur responsabilité vis-à-vis du pays, et en contact avec les fonctionnaires très formés des services civils.
Dans mon livre j'ai parlé tout au long de l'autre obstacle essentiel que rencontre l'action directe de la démocratie, et qui est la Chambre des Lords, je n'ai rien d'important à y ajouter. Un gouvernement conservateur a occupé le pouvoir pendant ces dernières années, et le résultat a été qu'il n'y a pas eu de frottements entre les deux Chambres. L'arrivée au pouvoir des libéraux, cela ne fait pas de doute, ravivera les vieilles querelles. Mais [p.LXIX] les leaders libéraux ont déclaré qu'il n'était pas de bonne politique d'appliquer à la seconde Chambre le « mend » ou « end » (se réformer ou disparaître), et, en ce qui concerne cette question, la situation reste ce qu'elle était quand j'ai écrit mon livre.
Si nous passons de l'étude de l'organisme politique à celle de la fonction législative, il faut signaler que, durant ces dix dernières années, les questions impériales et étrangères ont constitué la principale préoccupation du pays ; et il ne s'est trop rien passé qui permette de faire la lumière sur la question soulevée dans les pages suivantes, celle de l'avenir du socialisme en Angleterre. Mais quelques remarques additionnelles sur ce sujet seront peut-être de quelqu'intérêt pour mes lecteurs français. En premier lieu, il faut se rappeler qu'il n'y a pas, et qu'il n'y a jamais eu, de parti socialiste dans le Parlement anglais. Et, depuis l'époque du Chartisme, le socialisme n'a été considéré comme un credo [p.LXX] par aucune fraction importante de la nation. Les résolutions des Congrès des Tradeunions, auxquelles je me suis reporté dans mon livre, ne sont, si on les considère au point de vue de la politique pratique, que des déclarations purement platoniques. Jusqu'ici nous n'avons pas même eu un « labour party » (parti ouvrier). Et quoique, comme nous l'avons déjà remarqué, il est possible qu'il s'en présente un dans le prochain Parlement, celui-là même ne serait pas un parti socialiste à proprement parler. Le socialisme, en tant que système théorique complet, n'a pas jusqu'ici mordu sur l'esprit anglais. Mais, d'ailleurs, il y a eu dans le passé, et il y aura probablement dans l'avenir un grand effort législatif qui peut sincèrement être considéré comme d'essence socialiste. Ainsi, par exemple, le Parlement a donné très largement le pouvoir aux autorités locales de diriger des entreprises économiques au profit de la collectivité ; et les grandes municipalités [p.LXXI] ont fait largement usage de ce pouvoir. En ce qui concerne l'accaparement par les collectivités de services jadis abandonnés à des entreprises privées, les municipalités peuvent être considérées comme des laboratoires de socialisme pratique. De plus, si nous songeons à l'éducation, nous trouvons que l'assistance dans les écoles élémentaires a été rendue obligatoire et gratuite, et qu'on discute sérieusement et pratiquement la question de mettre à la charge de l'état l'entretien des enfants. D'un autre côté, en face du pressant problème des sans-travail, on est poussé à chercher la solution dans la création de colonies publiques de travail. Si nous envisageons les impôts, nous trouvons une tendance constante à en transporter la charge des pauvres sur les riches. En particulier on peut noter : l'extension du principe des exemptions et des réductions aux derniers degrés de l'income tax, l'introduction de taxes graduées sur les héritages, l'agitation [p.LXXII] récente en faveur d'un impôt spécial sur la terre, mesure qui sera sans doute un des points principaux du gouvernement libéral.
Ces quelques remarques suffiront à montrer que, quoiqu'il n'y ait ni parti, ni dogme socialistes en Angleterre, il s'y produit un effort de réformes pratiques socialistes. Et le fait que ce mouvement législatif a été l'œuvre d'un parlement dominé par les classes supérieure et moyenne suggère l'idée qu'une transformation sociale radicale pourrait s'accomplir sans guerre de classes ouverte. Ainsi, selon ma manière actuelle de voir, la thèse de mon livre me semble à la fois trop optimiste et trop pessimiste.
Car, d'un côté, je pense que les institutions les plus démocratiques fournissent aux riches les meilleures occasions d'établir pratiquement leur suprématie. D'un autre côté, je reconnais qu'en Angleterre, les classes gouvernantes se sont montrées prêtes à faire des expériences dans le sens du socialisme, et [p.LXXIII] que l'antagonisme des classes n'y existe nullement au degré où il se présente dans quelques-unes des nations du Continent. Il se peut, par suite, que l'avenir de l'Angleterre soit l'œuvre d'une coopération des différentes parties de la nation clans un sens commun plutôt que le fait d'un antagonisme que mes conclusions présageaient. Je me crois donc bien obligé de dénoncer ce qu'il y a d'exagéré dans l'argumentation de mon livre, et je ne me risquerai pas à en dire davantage, car je prends de plus en plus conscience de ce qu'il y a de hasardeux dans les prophéties politiques.
Lowes Dickinson. Septembre 1905. Kings's College Cambridge.
[p.LXXV]
Les pages qui suivent ont un double but. Le premier est de retracer, aussi brièvement et clairement que possible, la marche de la « démocratisation » du Parlement ; le second, d'exposer, ce qui me semble être une des plus importantes questions soulevées par cette évolution, — la question de la compétence d'une Chambre des Communes démocratique pour conduire vers des solutions satisfaisantes les tendances socialistes de l'avenir.
Il m'aurait été facile d'étaler mes matériaux dans un ouvrage considérable, d'insérer dans mon texte beaucoup de ce que j'ai relégué dans mes notes, et d'y ajouter beaucoup de choses que j'ai encore laissées de côté. Mais [p.LXXVI] j'ai préféré chercher, par dessus tout, la clarté et la brièveté, dans l'espoir que ce que j'aurai écrit pourra être lu, sinon par le grand public, du moins par quelques-uns qui ne sont pas des étudiants de profession et qui n'ont pas le temps de lire un livre prolixe et volumineux. Je me suis efforcé de rendre mon exposé aussi exact que possible et de donner mes références complètement et correctement. Je ne puis me risquer à affirmer que j'aie, d'ailleurs, évité toutes les erreurs, je ne puis que souhaiter qu'elles soient rares et m'en accuser par avance.
King's College Cambridge.
[p.1]
Au cours des soixante dernières années, une révolution s'est opérée dans le gouvernement de l'Angleterre. Le pouvoir a échappé à l'empire d'une aristocratie compacte et forte pour passer à une démocratie dont la puissance en fait, quoiqu'elle ne se manifeste pas par des formes extérieures, est plus complète et plus illimitée que celle d'aucune aristocratie existant actuellement. Le passage s'est fait de façon si rapide et en même temps si paisible que nous avons peine à comprendre qu'il a eu réellement lieu. Il n'y a pas eu de violence, pas de changement [p.2] apparent de principes : tout ce qui a été fait a été fait sous le nom et dans les formes de la même constitution, qui servait de support au XVIe siècle à une monarchie, et au XVIIIe à une aristocratie. Cependant la transformation est fondamentale, comme nous sommes arrivés à nous en apercevoir. Etonnés, nous nous éveillons, nous nous frottons les yeux, nous nous demandons à nous-même quel a été notre but et où nous nous disposons à aller. Une pareille question comporte difficilement une réponse à la fois simple et exacte et ce n'est pas le but des pages qui vont suivre de lui en fournir une pareille. Tout ce que l'on s'est propose, c'est de mettre en relief un certain aspect de ce phénomène qui semble être d'un intérêt immédiat : il s'agit de montrer que si l'évolution en question a été achevée avec le consentement et même par l'initiative de la classe gouvernante, pourtant dans son accomplissement celle-ci non seulement n'a pas professé, mais encore a explicitement répudié la foi démocratique ; qu'ainsi elle est devenue l'instrument d'une révolution qui ne rentrait pas dans ses desseins et qu'elle ne peut pas interpréter; mais que l'interprétation, dont elle ne s'est jamais emparée, a été donnée dès le début, comme elle l'est encore aujourd'hui, par la majorité dans les mains de laquelle elle a résigné le pouvoir. Ce sont ces conditions qui ont fait naître le problème de la politique actuelle que nous envisageons dans notre chapitre de conclusion.
[p.3]
Le premier pas de l'évolution dont nous voulons retracer le cours est l'Act de réforme de 1832. Parce que c'était le premier, il rencontra la plus vigoureuse opposition et fut le plus vigoureusement soutenu. Mais quoiqu'il provoquât pour sa défense une violente agitation populaire, ce ne fut pas le peuple qui l'arracha à l'aristocratie, ce fut une partie de la classe gouvernante qui, délibérément et volontairement, l'introduisit et le soutint contre le reste de cette classe avec le secours de la populace. Comment donc arriva-t-il qu'une aristocratie forte et capable se mit d'elle-même à promouvoir une mesure qui paraît, par le cours des événements, n'être rien moins qu'une abdication ? C'est, le point de départ de nos recherches historiques.
L'aristocratie d'Angleterre an XVIIe siècle occupait une situation particulière. Tandis qu'elle était souveraine en fait, sa suprématie s'exerçait sous les formes d'une constitution qui contenait, en théorie au moins, un élément populaire. La Chambre des Communes, comme nous le lisons en un auteur aussi conservateur que Blackstone, aurait dû, dans la limite où la prudence le permettait, être élue librement par tous les citoyens même pauvres. « S'il était possible de croire, dit-il, que tout homme pût donner un vote libre, sans subir d'influence [p.4] d'aucune manière, alors, d'après la vraie théorie et les principes purs de la liberté, tout membre de la communauté, même pauvre, devrait avoir un vote dans l'élection des délégués à qui est confiée la disposition de leur propriété, de leur liberté, de leur vie[42]. » « Tel est, continue-t-il, avec une inconsciente ironie, l'esprit de notre constitution. » Combien la pratique en était éloignée, c'est un point suffisamment connu. L'électorat, non seulement n'était pas universel, mais encore n'était réglé par aucun principe soit de propriété, soit d'intelligence, soit de naissance. Dans les Comtés il était accordé aux freeholders de 40 sh. Dans les bourgs à telle ou telle partie des habitants, là aux membres de la corporation, là aux freeholders, là aux potvallopers[43] ; il n'y avait ni règle discernable pour le privilège, ni [p.5] but intelligible dans ses variétés. De plus, depuis le XVIIe siècle, aucun bourg n'avait été créé, tandis que beaucoup des anciens bourgs avaient perdu toute importance et quelques-uns tout, excepté leur existence parlementaire, de telle sorte que la représentation des bourgs n'avait aucun rapport avec la richesse ni la population des pays. « Soixante de vos membres, comme on le remarquait sur un ton pathétique dans une pétition présentée au Parlement en 1793, sont envoyés par trente-cinq localités… dans lesquelles ce serait s'amuser de la patience de votre honorable chambre que de relever un nombre quelconque de votants, les élections dans ces localités sont notoirement une pure affaire de forme[44]. »
Une telle combinaison de l'électorat était aussi favorable au pouvoir de l'aristocratie que contraire à la représentation populaire. Dans les comtés, l'influence de la gentry campagnarde était naturellement prépondérante, par la vertu à la fois de sa position économique et de son prestige social; mais sous le système existant elle s'étendait de plus aux bourgs. Les membres envoyés au Parlement par une « levée verte » ou par un « mur avec trois niches dedans[45] » [p.6] étaient les élus des gentlemen sur les terres desquels se dressaient les restes de ces anciennes cités. Le nombre insignifiant des électeurs d'une petite ville de comté ne permettait pas de faire de l'opposition à la volonté du land-lord résident ; et même si l'on tentait l'opposition il n'était pas difficile de la vaincre.
On pouvait créer des voix, si c'était nécessaire, par la division de freeholds[46] ; les tenanciers de fermes pouvaient être poussés à se vendre par la menace du mauvais parti qu'on leur aurait fait[47], et quand l'intimidation ne réussissait pas il y avait toujours la ressource de la corruption. L'électorat, par suite, était la moitié du temps regardé par ceux qui le possédaient comme un moyen débattre monnaie. Des votes étaient connus pour ne pas atteindre moins de 100 livres l'un[48], 20 livres n'étaient pas une [p.7] moyenne extraordinaire, et dans les villes de corporations il était de notoriété qu'à l'approche d'une élection générale le nombre des freemen soudain augmentait à cause de la valeur pécuniaire du vote[49]. Comme résultat général de ces conditions nous ne sommes pas surpris de trouver que la majorité des bourgs était considérée comme la propriété de certains propriétaires dont les noms sont imprimés « dans l'histoire de la représentation » d'Oldfield[50] ; que ces bourgs étaient communément vendus par ces propriétaires pour des sommes qui s'élevaient jusqu'à 5.000 livres pour la durée d'un seul Parlement[51] ; et que dans les journaux on voyait des avertissements dont celui-ci est un exemple caractéristique : « une certaine grande assemblée : 1.400 guinées par [p.8] an seraient données pour un siège dans l'assemblée ci-dessus »[52].
Ce système, à la vérité, avait un avantage, c'était de permettre à des hommes indépendants d'acheter leur entrée au Parlement, et d'échapper à la nécessité de se soumettre à un patron ; ce fut ainsi, par exemple, que sieur Samuel Romilly obtint un siège. Mais de pareils cas étaient relativement rares. La majorité des sièges de bourgs étaient occupés par des hommes de l'aristocratie, et par ce moyen des membres de la Chambre des lords gouvernaient une portion considérable de la représentation aux Communes. Des 658 membres de la Chambre basse on calculait que 170 seulement pouvaient être considérés comme indépendants, les autres étaient élus grâce-à des patrons et presque la moitié de la totalité sous le patronage des pairs[53].
Mais de toutes les influences qui s'exerçaient sur la Chambre des Communes, la plus considérable était celle du Ministère au pouvoir. Non seulement il était maître de la représentation d'un grand nombre de bourgs par l'achat, ou par les votes des officiers du [p.9] gouvernement[54], mais il était aussi en position de corrompre ceux qui n'étaient pas ses hommes. C'était, en vérité, une part reconnue de son travail, et le mode habituel de s'assurer une majorité. Des représentants qui avaient acheté leur siège escomptaient un profit pour leur argent. Comme dit Romilly, « beaucoup de ceux qui ont acheté leur siège l'ont fait en manière de spéculation, comme un moyen profitable d'employer leur argent ; ils se livrent à un commerce politique, ils achètent leur siège, et vendent leurs votes »[55]. Une place au Parlement était une carrière et une des plus lucratives. Le capital dépensé dans l'achat d'un siège rapportait un gros intérêt ; et une pension ou une sinécure, un contrat profitable, un intérêt dans un emprunt public étaient la récompense reconnue d'un vote mis consciencieusement au service du Ministre au pouvoir. À l'occasion on se servait même de méthodes plus crues et la gratification prenait la forme peu relevée d'une somme. Une citation de Walpole peut servir à illustrer ce point. En 1762, dit-il,» des membres du Parlement se rendaient en foule à l'office [p.10] des paiements et recevaient même le prix de leur vénalité en billets de banque, ils se contentaient même d'une somme de 200 livres seulement pour leur vote sur le traité, 25.000 livres furent distribuées en un seul matin, et en une quinzaine de jours une importante majorité fut acquise pour l'approbation de la paix »[56]. Dans de pareilles conditions il est clair que le pouvoir des Communes pour arrêter le gouvernement était sérieusement affaibli, et que sous un roi ou sous un ministère fermes le gouvernement pouvait réellement dégénérer pour un temps en quelque chose qui ressemblait à un despotisme.
Telle était en résumé la position de l'aristocratie au XVIIIe siècle. Sa faiblesse, on peut le voir, consistait en deux choses. En premier lieu, la constitution, qui, en pratique, était l'instrument d'une classe privilégiée, en théorie comportait un élément populaire. La Chambre des Communes était supposée composée de représentants du peuple, elle était composée, en fait, d'hommes qui devaient leur nomination à l'aristocratie, qu'une corruption ouverte et avouée avait poussés au pouvoir et dominait. À ce point de vue la position [p.11] était exposée à une double attaque ; d'un côté, la théorie ne cadrait pas avec le fait, et de l'autre ce défaut d'accord était maintenu par un énorme et manifeste abus d'influence.
En second lieu, le même mécanisme qui rendait possible la prédominance de l'aristocratie dans la Chambre basse, rendait possible également l'indépendance de l'exécutif. Par influence directe ou indirecte, dans les élections ou dans la Chambre, le ministre pouvait acheter une majorité. Mais derrière le ministre se dressait la Couronne, et un souverain ferme ou obstiné, comme ce fut le cas de Georges III, pouvait entreprendre et continuer une politique désastreuse, au mépris de l'opposition non seulement du peuple mais de la classe gouvernante. Il y avait alors une contradiction interne dans le système, par les mêmes moyens qu'elle employait pour gouverner, l'aristocratie perdait le gouvernement, et, comme nous le verrons, ce fut la crainte d'un despotisme administratif qui la poussa dans la voie de la réforme.
Car la réforme, comme nous l'avons dit, est sortie des rangs de l'aristocratie elle-même, et c'est à elle qu'il faut attribuer la forme qu'elle a prise. L'explication des dispositions de l'acte de réforme de 1832 découle du caractère de l'opposition whig et c'est donc celle-ci qui doit être le sujet que nous devons envisager nous-mêmes.
[p.12]
L'homme d'aujourd'hui qui considère derrière lui le système que nous venons de décrire n'a pas de difficulté à reconnaître qu'une réforme s'imposait. Mais c'est parce qu'il est imbu de l'idéal démocratique et qu'il a des idées qui n'ont jamais été admises par un aristocrate du XVIIIe siècle. Il pose en principe que la représentation du peuple signifie la représentation du nombre, mais c'est justement ce que niait toute l'aristocratie. Wighs aussi bien que Tories répudiaient avec emphase la théorie intégrale de la démocratie, soit comme un idéal de l'avenir, soit comme une tradition du passé. La Chambre des Communes dans leur opinion ni n'était, ni ne pouvait être, ni ne pensait à être la représentation « du peuple » dans le sens de la majorité numérique. Pitt dans ses jours de réforme, et Fox, sont aussi clairs sur ce point que Burke, ou Peel ou le duc de Wellington. « Pour moi, dit Pitt en 1783 je rejette entièrement et condamne le mode d'élection au suffrage universel, qu'il m'est impossible d'admettre sans diffamer ces ancêtres glorieux qui ont créé la constitution dans la plénitude de leur sagesse et qui l'ont façonnée comme un gouvernement d'hommes libres et non d'esclaves »[57]. Fox, en 1793, n'est pas [p.13] moins irréductible. « Quelle que soit la caricature qu'on en ait faite au dehors, il n'y avait pas dans le royaume un ennemi plus ferme et plus décidé de la représentation générale et universelle »[58]. Et ce qui était vrai du parti réformateur des Wighs, l'était a fortiori des Tories. Sur ce point, du moins, toute la classe gouvernante était d'accord : la représentation du peuple pour elle n'impliquait pas et ne pouvait prétendre à impliquer la représentation de la prépondérance numérique.
D'un autre côté, ils croyaient qu'en un sens la Chambre des Communes représente le peuple. Ils entendaient par là les différents intérêts du pays, et cela était possible, à leur sens, par la vertu de cette vraie constitution que l'homme d'aujourd'hui condamne sans rien entendre. C'était précisément, affirmaient-ils, parce que l'électorat était réparti inégalement et capricieusement que la Chambre des Communes était un réel abrégé de la nation. Sous le système du suffrage universel, toute partie du peuple en minorité se trouve privée d'existence politique, sous le système en vigueur il n'y en avait aucune fraction, si petite fût-elle, qui n'eut chance de nommer un représentant. Un bourg, par exemple, pouvait être dans la dépendance de la classe moyenne, un autre sous celle des potwallopers, les plus pauvres et les plus [p.14] humbles du peuple. Là un siège pouvait être offert à un jeune homme plein de promesse et de génie ; là un autre pouvait être conquis par un homme de loi, un docteur, ou un riche colon. Et pendant que, d'un côté, le système était assez élastique pour admettre ces variations superficielles, d'un autre côté il était solidement appuyé sur les deux grands intérêts du pays, celui de la terre, représenté par les comtés et les petits bourgs, et celui du commerce représenté par des villes comme Londres ou Liverpool.
Telle est la manière d'envisager la constitution qui fut constamment opposée par l'aristocratie aux différentes propositions de réforme. « Il y a eu des hommes d'État, dit Croker, dans la discussion du bill de 1832, les Pitts, les Foxes, les Burkes et les Cannings qui n'envisageaient pas les classes constituantes au seul point de vue numérique, mais qui voyaient dans le corps du peuple des intérêts divers, des lieux divers, des buts divers, des conditions diverses de personnes et de richesses, mais notre nouveau Justinien a des vues vraiment différentes[59]. » Cette théorie n'était pas particulière aux adversaires de la réforme, elle était acceptée en substance par lord John Russell dans son « Essai sur [p.15] l'histoire du gouvernement et de la constitution de l'Angleterre » et elle réapparaissait, nous le verrons, dans le langage des libéraux et des conservateurs à la fois dans les années qui suivirent le premier acte de Réforme. De ce point de vue on découvre que ce qui apparaît aujourd'hui comme des défauts tangibles dans le système du XVIIIe siècle, était regardé par des hommes d'État de l'époque comme de très grands mérites. « Pour ma part, Messieurs, disait Canning en 1822, j'estime le système représentatif du Parlement pour son absolu manque d'uniformité, dont on se plaint dans cette pétition, pour la variété qui se rencontre dans le droit d'élection[60] ». Et un homme aussi capable et un réformateur aussi convaincu que Francis Horner écrivait en 1809 : « Les parties les plus pourries du corps constituant ne sont pas à mes yeux sans présenter beaucoup d'avantages particuliers, même au point de vue de la liberté et des droits populaires[61] ».
La Chambre des Communes, alors, dans les vues de l'aristocratie n'était pas et n'avait pas la prétention d'être une sorte de machine arithmétique pour compter des têtes ; et d'après le même principe ses membres n'étaient pas considérés comme de purs représentants de telle [p.16] ou telle valeur quantitative. Un membre n'était pas un délégué, mais il était un représentant. « Cette chambre, dit sir Robert Englis en 1832, n'est pas une collection de députés, comme les États généraux de Hollande et comme les assemblées de telle ou telle autre contrée du continent. Nous n'avons pas été envoyés ici pour jour par jour représenter les opinions de nos constituants. Nous sommes obligés de respecter leurs droits locaux, leurs privilèges municipaux, nous sommes obligés de consulter à tout moment leurs intérêts généraux, mais non leur volonté, à moins qu'elle ne coïncide avec notre propre manière de voir le droit[62]. » Il en résultait que si la Chambre des Communes se trouvait à un moment en opposition avec le peuple, cette situation n'était ni contradictoire ni périlleuse. Cela résultait assez naturellement de la vraie théorie de la Constitution ; et pouvait bien être un avantage plutôt qu'un inconvénient[63]. La Chambre était la représentation du peuple mais seulement à la longue : parfois de temporaires dissentiments pouvaient survenir, mais ce n'était pas un motif particulier d'avoir des regrets.
Jusqu'ici nous avons envisagé les manières de voir de l'aristocratie relativement aux relations de la Chambre des Communes et [p.17]
du peuple ; mais les Communes ont par ailleurs des relations avec les autres branches du gouvernement, Couronne et Chambre des Lords. Et ici encore ce qui, considéré à part et en soi-même, semblait une anomalie, pouvait être regardé comme nécessaire et normal si on le considérait dans ses rapports avec l'ensemble. L'influence de la Couronne et des Pairs dans l'élection aux Communes aurait été une absurdité si cette Chambre eût été un corps indépendant. Mais en fait elle n'en était pas un, elle était membre d'une trinité ; et la part d'influence exercée sur elle par les autres facteurs de la combinaison était justement la condition de l'harmonie entre pouvoirs, qui autrement auraient été en conflit et en discorde. C'est ce que disait le duc de Wellington avec son habituel bon sens : « Personne, en considérant ce qu'est le gouvernement du Roi, des Lords et des Communes, et les détails de son organisation ne peut ne pas voir que le gouvernement serait impraticable si ces trois branches devaient être séparées, indépendantes, chacune de son côté, et sans limitation dans son action de la part d'une des influences existantes[64] ».
La théorie qui vient d'être ainsi brièvement analysée était celle que soutenaient toutes les parties de la classe gouvernante[65] et [p.18] c'était seulement dans ces limites que des divergences sur la question de réforme pouvaient se produire. Pour les Tories, d'une part, le système, tel qu'il était, était aussi bon que n'importe quel système possible; ils disaient: « notre heureuse constitution, la plus heureuse, la meilleure et la plus noble du monde, et je ne pense pas qu'on puisse en faire une meilleure »[66]. Tout changement devait être un changement en mal, bien plus, il devait être le prélude d'un radical bouleversement, car il n'y avait pas de principe pouvant appuyer une réforme qui ne pût autoriser une révolution. Même Canning marche ici à fond avec les soldats du parti : « Si cette Chambre, dit-il, n'est pas tout ce que nous, pourrions souhaiter, je serais plus satisfait de conserver son état actuel, que, pour essayer de remédier à quelque léger défaut, de courir la chance de perdre ce qui est excellent »[67]. Et cette attitude des Tories était aussi celle d'une école parmi les Wighs. Burke sur ce point peut être rangé avec Wellington et Peel. Car quoiqu'il admette, c'est vrai, que si jamais le moment dut venir où le [p.19] peuple prit vraiment position pour la réforme, il serait nécessaire de la lui concéder, cependant, évidemment il considérait une pareille éventualité comme aussi improbable que désastreuse. De la réforme administrative, dans les limites du système établi, il était un champion déclaré et actif, mais pour un changement dans la franchise électorale il fut toujours un adversaire. « Notre représentation, disait-il, a été fondée parfaitement en harmonie avec tous les buts pour lesquels une représentation du peuple peut être désirée et imaginée. Je défie les adversaires de notre constitution de montrer le contraire. » Il était si convaincu, non seulement de la perfection, mais du caractère définitif des institutions de son temps qu'il ajoutait sans hésiter : « nous avons résolu le problème de conserver une église établie, une monarchie établie, une aristocratie établie, et une démocratie établie, chacune au degré où elle se trouve et non à un degré supérieur »[68].
Mais, d'autre part, il y avait une autre école parmi les Whigs, qui, sans combattre la théorie générale de la constitution, considérait qu'il pouvait être possible et même nécessaire de la modifier dans ses détails. Les institutions, à leurs yeux, devaient changer comme les [p.20] circonstances ; telle avait été la maxime du passé en fait, et ceux-là étaient de vrais conservateurs, qui voulaient l'appliquer au présent. « La plus grande innovation, selon Fox, que l'on pût apporter à la Constitution d'Angleterre, était J'en venir à voter qu'elle ne serait plus réformée. La plus grande beauté de la Constitution était que, dans son principe, elle admettait de perpétuels perfectionnements que le temps et les circonstances pourraient rendre nécessaires. C'était une constitution dont la principale excellence était d'admettre une perpétuelle réforme. »[69]
Les Whigs qui examinaient de ce point de vue la pratique de la Constitution considéraient non pas que sa structure fut vicieuse ou défectueuse, mais qu'au cours du temps elle avait produit certains défauts déterminés, qui admettaient certains remèdes également déterminés. Le péril, d'après la critique des Whigs partisans de la réforme, se concentrait sur un point, l'influence de la Couronne et du Ministère. C'était au cours des dernières années de la guerre, d'Amérique que cet abus s'était fait sentir. La guerre, à la fin, était à la fois impopulaire et désastreuse, on la continuait contre le sentiment évident de la nation par suite de l'influence personnelle du roi, et par l'intermédiaire du Ministère et de la majorité [p.21] qu'il payait, et cela finit par la perte des colonies américaines. C'est de là que sortit l'agitation réformiste de 1780. Le gouvernement s'était mis manifestement en opposition avec la nation, et manifestement aussi avait été vaincu. L'attention avait été naturellement attirée sur les conditions qui avaient rendu possible un pareil désastre et on les trouva dans l'influence de la Couronne sur les Communes. Comme l'établit Pitt en 1783, « les désastreuses conséquences de la guerre d'Amérique, les immenses dépenses du trésor, la lourde charge des taxes qui en résulta, et la gêne des difficultés accessoires venant des circonstances extérieures, dégoûtèrent progressivement le peuple et à la fin l'amenèrent « à tourner intérieurement ses yeux sur lui-même pour voir si chez lui il n'y avait pas quelque chose de brisé. Cela avait été la cause principale de tous les dangers ressentis au cours de leurs infortunes extérieures »[70]. Le résultat fut « le mouvement des Comtés » de 1779 à 1780 qui aboutit à la motion sans effet présentée par Pitt d'abolir la représentation de quelques-uns des plus petits bourgs et de la transférer aux plus indépendants comtés électoraux.
La guerre d'Amérique fut l'exemple le plus clair et le plus palpable des conséquences redoutables de [p.22] l'influence personnelle de la couronne, mais depuis cette époque reculée la question posée ne fut pas abandonnée. Quand vint la grande guerre avec la France Fox crut que c'était une répétition de ce qu'avait été la guerre d'Amérique ; dans les deux cas, prétendait-il, un conflit impopulaire et injuste avait été soulevé contre l'opinion déclarée de la nation grâce à l'influence corruptrice des ministres au pouvoir, et en 1797 il soutint la cause de la réforme contre Pitt précisément avec les mêmes arguments que Pitt avait produits lui-même en 1783[71].
Après la paix on en revint au même point de vue. L'état troublé du pays après 1815 provoqua des mesures de rigueur de la part du gouvernement. L'act d'habeas corpus fut suspendu et la liberté de la parole et des réunions publiques pratiquement supprimée. Encore une fois, on sentit que la liberté des sujets n'était pas en sûreté, que, le gouvernement se rapprochait d'une tyrannie irresponsable, et lord John Russell, écrivant en 1823, était si loin de prévoir l'avènement de la démocratie qu'il prédisait la substitution d'un despotisme à la constitution. L'influence de la Couronne « a pris un développement alarmant et le retour de périodes d'agitation populaire, au lieu d'arrêter cette influence, comme on le [p.23] désirait jadis, est devenu l'occasion de nouvelles lois, enlevant chaque fois quelque chose des libertés établies par la nation. Il paraît impossible d'imaginer des signes plus défavorables pour le maintien de la liberté et de plus mauvais augure pour annoncer l'avènement de ce despotisme que M. Hume a appelé l'euthanasie de la Constitution »[72].
Ainsi il semble évident que ce fut la crainte de l'influence du souverain et de ses ministres qui fut le principal motif qui poussa les Whigs à la réforme. Mais cette influence s'exerçait principalement par le moyen des plus petits bourgs. Leurs sièges étaient les plus faciles à acheter et les membres qu'ils envoyaient étaient les plus disposés à se vendre eux-mêmes au gouvernement. On observait que toute tentative de retranchement ou de réforme était mise en échec par une solide phalange de représentants des bourgs. C'était la source de tous les dangers publics, des expéditions désastreuses, des extravagances financières, des dettes, des taxes croissantes et, par suite, de troubles et de détresses. Donc, si le contrôle du gouvernement était l'objectif [p.24] des Whigs, le moyen d'assurer ce contrôle devait être une réforme dans le mécanisme représentatif.
De cette attitude des Whigs l'act de 1832 est le signe le plus clair et le plus explicite. Son objet fut d'enlever la franchise à tous les bourgs qui étaient le plus exposés aux influences néfastes et de transférer les sièges ainsi gagnés aux comtés et aux bourgs principaux pour remplacer les élus du gouvernement Tory par des membres plus indépendants, appartenant peut-être plus aux idées whigs. Mais jamais à aucun moment le ministère Whig ne donna à entendre qu'il voulut changer le caractère essentiel de la Chambre. Dans les changements qu'il introduisit il fut guidé, il est vrai, par des considérations de nombre et de fortune. Mais, comme il prit soin de l'exposer, ce ne fut jamais son idée de prendre soit la fortune, soit la population comme la seule et suffisante base de la représentation[73] : « richesse, probité, savoir et intelligence », tout cela est à considérer[74], plus de cent sièges sont encore conservés aux petits bourgs pour représenter l'intérêt général de la nation contre l'intérêt particulier des localités[75] ; la suprématie des intérêts de la terre est maintenue[76], l'influence des pairs dans la mesure où elle [p.25] existe doit être accrue[77] et la balance des pouvoirs dans la constitution est gardée[78].
Donc que nous considérions la théorie soutenue par l'aristocratie dans son ensemble, ou la modification particulière qu'y apporta l'act de réforme des Whigs, il est clair que cet act n'eut jamais pour but dans la pensée de la classe gouvernante d'être un changement fondamental dans la constitution de la Chambre des Communes, ou d'y conduire ; elle n'était pas dirigée originairement contre l'inégalité de représentation comme telle, mais contre certains abus particuliers que l'on supposait résulter incidemment de cette inégalité, et particulièrement contre l'influence croissante du roi et de ses ministres.
Mais les vues et les intentions de l'aristocratie ne furent qu'un facteur de la situation. Car si ce furent les Whigs qui introduisirent le bill, ce fut une agitation populaire du dehors qui la fit aboutir. Aucune mesure introduite depuis n'a excité un enthousiasme comparable en aucune manière à celui de 1832, et il ne peut y avoir de doute que si l'on n'eut pas forcé la Chambre des Lords à céder, une violente révolution en serait sortie. L'agitation fut poussée à l'extrême limite de la légalité, les Communes reçurent [p.26] des pétitions pour refuser les subsides[79], le public fut invité à refuser les taxes et à paralyser l'industrie par des demandes de remboursements aux banques[80] : et comme dernière ressource un plan d'insurrection armée avait été dressé. Un pareil soulèvement populaire, on peut le croire, peut être considéré comme une manifestation plus exacte de la véritable opinion de la nation que les vues et les souhaits de l'aristocratie, et il est par suite important de considérer ce que l'agitation signifiait réellement, et si, et jusqu'à quel degré, elle était le résultat d'une idée démocratique.
[p.27]
Il est une chose certaine. Le mouvement peut sans doute contenir autre chose, mais il réfléchissait à tout le moins à une désaffection profonde de l'état actuel des choses. Cela peut être relevé depuis les dernières années du XVIIIe siècle, et peut être rapporté à deux causes principales ; la première, un sentiment général de l'injustice de la prédominance exclusive d'une classe privilégiée, la seconde un sentiment encore plus aigu des maux pratiques et immédiats.
La jalousie et la méfiance de la part de ceux qui sont exclus du pouvoir, Némésis de tout gouvernement de classe, s'exagéraient dans le cas que nous examinons de la pensée que le gouvernement était aussi une usurpation. C'était une idée fixe et indéracinable des réformateurs de la classe moyenne que la Chambre des Communes avait été jadis une assemblée populaire. Ils voyaient que les freeholders avant l'année 1430 avaient été admis à voter pour l'élection des représentants des comtés. Ils interprétaient cette franchise comme l'équivalent de la manhoold franchise (ou au moins de la honsehold) et ils considéraient l'act qui avait arrêté le vote aux freeholders de 40 livres sterling comme une limitation délibérée et arbitraire d'un droit constitutionnel. Leur interprétation était erronée, mais elle leur donnait un argument effectif, elle imprimait à toutes [p.28] les critiques un relief exagéré et, venant se greffer sur le fait connu que le gouvernement était fondé sur la corruption, elle entraînait tout le mouvement réformateur dans des excès presque ridicules.
Le résultat était un acte d'accusation qui peut se résumer sommairement de la manière suivante : l'aristocratie est une sorte de compagnie par actions exploitant la nation dans son intérêt personnel par les moyens les plus douteux et les plus discrédités ; la Chambre des Communes est son instrument formé de créatures à son choix : « écoliers désœuvrés, petits maîtres insignifiants, séducteurs et flagorneurs, débauchés, joueurs, banqueroutiers, gueux, fournisseurs, intendants militaires, pillards publics, obligés des ministres, mercenaires et malheureux qui vendraient leur pays ou renieraient leur dieu pour une guinée[81]. » Travaillant avec de pareils instruments, l'aristocratie a un pouvoir absolu sur les finances et la politique de la nation. Des finances la fin et le but ne sont que d'estorquer de l'argent des pauvres pour le répartir entre les riches, « de faire sortir, comme disait Bentham, la monnaie des poches des aveugles, des illusionnés, des gens sans défiance, et sans curiosité, et même du peuple trop [p.29] patient[82] », pour la répartir sous forme de pensions et de sinécures sur leurs créatures et leurs alliés. Le parlement peut, par suite, être à bon droit appelé « une machine à taxer » et ses membres « la bande des mangeurs de taxes »[83]. Comme performance de cette importante fonction, leur seul objectif est d'accabler au maximum le peuple, et de décharger au minimum la classe gouvernante. La terre est, par suite, traitée avec tendresse, parce que la terre est la propriété de l'aristocratie, et de même les maisons de campagne, parce que c'est là que l'aristocratie vit, l'income tax est écarté, car il frappait l'aristocratie, ou s'il est établi, on l'abolit à la première occasion. En même temps pour le travailleur qui meurt de faim le nécessaire même n'est jamais épargné ; il paye pour sa bière, ses souliers, sa chandelle, son savon, son thé, sa viande, son pain est porté à un prix de famine par les droits protecteurs sur les grains, dont le seul objet est d'accroître le fermage qui tombe dans la poche du landlord ; et si, dans sa détresse, il se risque à tuer un faisan ou un lièvre [p.30] il est traîné devant un magistrat qui est aussi le propriétaire du gibier et à la troisième infraction il peut être transporté pour sept ans[84].
Tandis que les réformateurs portaient ce jugement sur les actes intérieurs du gouvernement, ils n'étaient pas moins sévères pour sa politique étrangère. Là aussi ils découvraient les mêmes buts et les mêmes moyens discrédités. L'aristocratie faisait-elle la guerre, c'était pour pouvoir payer les chefs militaires, ou pour supprimer la liberté au dehors par peur qu'elle ne s'établit à l'intérieur, fondait-elle des colonies, c'était par amour des places lucratives de gouverneurs. Maintenait-elle un état de paix, c'était pour assurer et perpétuer sa propre domination. Par exemple, qu'est-ce qui l'avait engagée dans la grande guerre avec la France, qui accrut la dette de 500 millions ? Protéger la paix contre une agression ? Rétablir le roi de France ? « Croyez-le si vous voulez, disait Cobbet, ce n'est pas ce qui peut me décider. » « Ce qu'on cherchait, c'était de protéger le pays non contre les Français, mais contre les principes français, c'est-à-dire d'empêcher l'exemple de la France de séduire le peuple anglais. Ils se souciaient [p.31] des Bourbons un peu comme du diable Ils se réjouissaient à la mort du roi, ils se réjouissaient des décrets d'athéisme, ils se réjouissaient à tout ce qui était destiné à alarmer les timides et à exciter l'horreur dans le peuple anglais. Ils se réjouissaient de repousser de l'Angleterre ces principes qui tendent à détruire l'exploitation bourgeoise et à mettre fin à la spéculation et au vol. L'unique objectif était : de faire de la France un peuple misérable, de ramener en France les Bourbons pour le rendre misérable, de dégrader la France, d'y multiplier la misère, et alors de pouvoir dire au peuple anglais : « Regarde, vois ce qu'ils ont obtenu en cherchant à conquérir la liberté[85] ». Et pourquoi l'aristocratie maintint-elle la paix après avoir ainsi fait la guerre ? Assurer la défense du pays? Garantir la paix de l'Europe ? Pas du tout ? Mais « lui permettre de faire aux plans de réforme, aux gémissements, aux plaintes, aux cris de pitié, la réponse tout à fait convenable, exacte et appropriée, la baïonnette ! Oui, par la grâce de Dieu, la baïonnette ![86] » Et ainsi pour toutes les guerres, pour toutes les conquêtes et colonisations, il n'y eut qu'un but et un seul qui dirigea toutes les machinations, assurer la situation de la classe gouvernante et remplir ses [p.32] poches d'or. L'honneur national ! le devoir national ! la nécessité nationale ! Bast ! tout cela masque et déguisement, instrument de ruse et de fraude. Le vrai principe était, est et doit être, uniquement et toujours le même, le principe d'Iogo : « remplir sa poche de monnaie ».
Nous en avons dit assez pour indiquer la manière dont l'aristocratie était considérée par les réformateurs de la classe moyenne ; et pour comprendre la férocité et la vigueur de l'agitation de 1832. Mais haïr l'aristocratie ce n'est pas aimer la démocratie, et il nous reste à rechercher si cette révolte contre la classe gouvernante n'était fondée que sur des griefs de fait, ou si elle avait aussi une base théorique dans une conception démocratique de l'État.
La théorie démocratique avait, en fait, fait des progrès dès le début du mouvement de réforme. Dès 1776 le major Cartwight proclamait que : « la liberté est un présent immédiat de Dieu à toute l'espèce humaine »[87]. Et comme la liberté implique le droit de vote, et un droit égal pour tous, il en résulte que le « vrai boueur des rues a un droit à son vote supérieur à celui du pair ou du roi lui-même à leur couronne ; car le droit du pair ou du roi dérive de la loi des hommes et [p.33] celui du boueur de la loi de Dieu »[88]. Les lois humaines contraires à ces principes, suivant Cartwight, sont ipso facto nulles[89] et la constitution n'est respectable qu'au degré où elle est conforme à cette vérité absolue et irréfragable. De pareilles opinions furent soutenues par les radicaux de Westminster de 1780[90], et Burke remarque en 1782 que « les neuf dizièmes des réformateurs argumentent ainsi, c'est-à-dire d'après le droit naturel »[91]. Dix ans plus tard, la théorie fut poussée par Paine à sa conclusion logique. Des réformateurs antérieurs s'étaient contentés, en affirmant le droit a priori, d'appeler ainsi ce qu'ils assuraient être les principes de la Monarchie anglaise. Paine écarta avec dédain cette manière de raisonner. Quels qu'aient pu être ces prétendus principes, dit-il, ils [p.34] doivent certainement avoir été aussi faux que ceux de tous les autres gouvernements qui ont jamais existé dans le monde, à l'exception des principes des États-Unis ou de la France révolutionnaire[92]. Il n'y a de vrai principe que celui qui affirme que tous les hommes sont égaux[93], il y a qu'une bonne forme de gouvernement, celle que l'on connaît sous le nom de république. Le symbole de la république est un cercle dont le centre est le corps législatif et les points de la circonférence les individus membres de l'État[94] ; un pareil cercle peut être considéré comme la forme idéale et finale de ces constitutions imparfaites et rudimentaires qui, dans leurs distinctions de parties et d'organes, présentent une monstrueuse ressemblance avec la forme humaine mais dont les grotesques irrégularités peuvent être supprimées quand on s'est saisi du principe d'égalité pour corriger et effacer les contradictions en les faisant rentrer dans la parfaite rotondité de l'état idéal.
On ne peut, il est vrai, déterminer l'effet direct et tangible de ces idées, elles furent emportées et perdues de vue dans la tourmente de la grande guerre de France. Mais après la guerre la théorie démocratique reparut [p.35] sous la forme la plus cohérente qu'elle ait jamais revêtue grâce au génie de Bentham[95]. Ainsi conçue elle entraine d'elle-même dans un enchaînement logique et irrésistible à la fois la condamnation de l'aristocratie et la justification du peuple. Elle ne suppose que deux choses ; la première, appelée par Bentham « le principe de préférence de soi-même », est l'affirmation, que « dans la conduite générale de la vie, en tout cœur, l'intérêt personnel domine tous les autres intérêts réunis[96] ». Dans son application au gouvernement aristocratique de l'Angleterre, ce principe nous donne, sans qu'il soit nécessaire de faire appel à l'histoire, les conséquences remarquables qui suivent : « jamais les membres qui constituaient le corps du gouvernement, jamais le roi, jamais l'aristocratie héréditaire, jamais les détenteurs de sièges à la Chambre des Communes, jamais le clergé, jamais les juges n'ont eu d'autre désir et n'ont fait d'autre effort, que de pousser chacun de son côté leur propre pouvoir au plus haut degré possible[97]. » À aucun moment ils n'ont fait autrement, [p.36] parce qu'à aucun moment ils n'ont pu faire autrement ; clergé, juges, roi, pairs, membres des Communes forment, dans leurs pérogatives corporatives, une minorité privilégiée ; cette minorité a un intérêt pécuniaire propre contraire à celui de la communauté, et cet intérêt est forcé par le principe, en l'absence d'un frein qui l'arrête, à se développer exclusivement et positivement aux dépens de celui de la majorité du peuple. Ces conditions ne sont pas particulières à l'Angleterre, elles existent universellement et naturellement sous toutes les formes de gouvernement, excepté sous la pure démocratie. « Toute autre espèce de gouvernement a nécessairement pour caractéristique et pour premier effet de placer le peuple ou les non-fonctionnaires dans un état de parfaite impossibilité de défense vis-à-vis des fonctionnaires, leurs maîtres : qui, par suite de leur pouvoir et de l'usage qu'ils sont en disposition et en état d'en faire, sont les adversaires naturels du peuple et ont pour objectif d'assurer aux déprédations et aux oppresions exercées par les gouvernants sur les gouvernés toute facilité, toute certitude, une extension sans frein et une impunité complète »[98].
Le principe de la « préférence de soi-même » conduit ainsi implicitement à la démocratie par la condamnation a priori de toutes les autres formes de [p.37] gouvernement. Mais, d'ailleurs, la démocratie s'établit d'une manière positive à l'aide du principe téléologique qui définit la fin de la société : « la plus grande somme de bonheur possible »[99]. De la combinaison de ce principe et du premier découle le problème pratique suivant : « régler le mobile de l'intérêt personnel de telle manière qu'il produise, même contre son gré, la plus grande somme de bonheur possible ». À ce problème Bentham donnait comme solution la démocratie. Si tout le monde contrôle tout le monde, personne ne prédominera particulièrement, tout intérêt personnel particulier sera supprimé s'il ne cadre pas avec l'intérêt général, et les seuls résultats que l'on pourra réaliser seront ceux que tout le monde approuvera. « Ainsi, s'écrie Bentham dans un transport d'admiration pour la perfection de son propre système, ainsi le principe de la préférence de soi-même a pour régulateur dans le cœur de chacun la conscience de l'existence et de la puissance du même principe dans le cœur de tous les autres, et c'est ainsi que la machine à chaque instant est maintenue dans un ordre parfait et à chaque instant produit merveilleusement tout ce que l'on désirait d'elle, tout ce pourquoi elle avait été combinée »[100].
[p.38]
Ce rapide coup d'œil doit montrer que la formule de la démocratie a été donnée, à plus d'un point de vue, des années avant le Bill de Réforme de 1832. Et l'on ne peut pas dire que ces idées furent le monopole de quelques penseurs en particulier, et ne furent connues que d'un cercle étroit d'individus. Le major Cartwight était un agitateur actif et capable, et fut un des principaux agents dans la formation du Hampden club, qui fit son apparition au commencement du siècle. L'influence de Paine se découvre dans la Société de Correspondance de Londres (1792), composée principalement d'artisans, et dont nous avons dit que « la majorité des membres étaient républicains »[101]. Bentham était plus influent dans le droit que dans la politique, mais c'était l'ami et le maître de James Mil1 et de Francis Place et ce fut lui qui soutint la notion de réforme présentée par Burdet en 1818. L'idée démocratique, on peut le dire, était bien posée devant le pays. Fut-ce l'idée que le pays choisit et adopta ?
Pour répondre à cette question il est nécessaire de faire une profonde distinction entre la classe moyenne et la classe des travailleurs. Les chefs de la classe ouvrière, comme nous le noterons plus spécialement dans un chapitre postérieur, furent [p.39] d'abord soupçonneux à l'égard du bill de réforme des Wighs. Ce fut avec répugnance qu'ils consentirent à se mêler à l'agitation, dans la mesure où ils le firent, ce ne fut que l'idée que cette réforme. de peu de valeur en elle-même était au moins un pas dans la direction qui leur était chère ; et quand elle fut réalisée, ils entreprirent de suite avec une parfaite constance l'agitation pour une nouvelle réforme plus radicale. Les vrais soutiens du bill de 1832 furent les classes moyennes et elles le soutinrent franchement pour ce qu'il était et non pour ce qu'elles souhaitaient qu'il devînt. Le bill leur donnait la franchise et c'était la franchise qu'elles voulaient. Ceux-là même, qui professaient intégralement le principe du gouvernement par le peuple, pensaient en réalité au gouvernement par eux-mêmes. C'était par exemple le cas de James Mill. Après avoir argumenté dans l'absolu en faveur de l'universalité du suffrage, il consolait ses contradicteurs et se consolait peut-être lui-même par cette réflexion qu'après tout la masse des électeurs serait toujours guidée et inspirée par les membres supérieurs et intelligents de la classe moyenne. « Cette classe du peuple, qui, dit-il[102], est devenue la classe moyenne, a des opinions formées et l'esprit orienté par les hommes [p.40] intelligents et vertueux, qui sont en contact avec elle, qui ont des communications intimes avec elle, auxquels elle se hâte de recourir dans toutes les circonstances difficiles pour trouver conseil et assistance, à l'égard desquels elle se sent en état d'immédiate et quotidienne dépendance, dans la santé et dans la maladie, dans l'enfance et dans la vieillesse, vers qui ses enfants se tournent comme vers un modèle à imiter, dont elle respecte chaque jour les opinions, mettant son honneur à les imiter. Il ne peut donc y avoir doute que la classe moyenne qui donne son épanouissement à la science, à l'art, au droit lui-même, à toute chose qui exalte et affine la nature de l'homme doit être la portion de la communauté dont, si la base de la représentation était l'objet d'une pareille extension, l'opinion serait en définitive décisive. Dans le peuple, qui lui est inférieur, une forte majorité, on peut en être sûr, serait dirigée par ses conseils et son exemple ». Sous l'inspiration de ces heureuses convictions, Mill, quant à lui, aurait été disposé à une mesure beaucoup plus extensive que l'act de 1832. Mais cela ne suffit pas pour croire que la classe moyenne en masse était favorable à une plus large extension de la franchise, même avec l'assurance qu'elle n'aboutirait qu'à augmenter sa propre suprématie. Au contraire, il semble manifeste qu'elle acceptait le bill des whigs comme une réforme suffisante et finale. Car, en [p.41] premier lieu, elle s'opposa activement à l'agitation chartiste qui suivit, et dont le programme était franchement démocratique, et, en second lieu, elle était si loin de désirer le bouleversement du nouvel ordre de choses, que, nous le verrons, il serait plus juste de dire que la nouvelle réforme fut imposée au pays par le gouvernement et non au gouvernement par le pays.
Cette attitude est facile à comprendre. Si l'on regarde derrière la rhétorique dont les réformateurs de la classe moyenne avaient l'habitude de faire usage pour dénoncer une oligarchie corrompue et tyrannique, nous trouvons, en général, non une théorie complète et a priori de la démocratie, mais simplement le sentiment aigu de certains abus particuliers, de même espèce, quoique ressentis avec une rancune plus intense et plus amère, que ceux dont les Whigs de la classe gouvernante poursuivaient la dénonciation. Cobbett, par exemple, le plus capable et le plus influent de tous les réformateurs, n'est à aucun point de vue un démocrate de principe. Non seulement il croit en la Couronne et en la Chambre des lords, mais il ne croit pas au suffrage universel. « J'ai examiné ses effets trop attentivement, dit-il, et avec trop de dégoût pour pouvoir jamais lui donner [p.42] mon approbation »[103]. D'un autre côté, il croit à une réforme du Parlement parce qu'il y a là des abus dont il souhaite le redressement. Avec une rigueur et une obstination extraordinaires, il exprime à fond les vraies plaintes de la classe moyenne : qu'elle n'avait pas une influence suffisante sur les impôts et les dépenses publiques ; qu'une énorme dette avait été contractée pour poursuivre une guerre commencée et continuée contre le gré de la nation ; que dans l'établissement des taxes on avait favorisé les intérêts des propriétaires terriens aux dépens de ceux des autres classes de la population ; que le régime maintenu après 1815 en pleine paix était exagéré et qu'avec les intérêts de la dette et le paiement des salaires, des pensions et des sinécures, il constituait une charge intolérable pour le travail du peuple. La bourse, en un mot, était le centre de toute l'agitation et l'expression de celle-ci se trouvait dans une demi-douzaine de sentences humoristiques de Pidney Smith : « Les écoliers fouettent leurs toupies taxées, le jeune homme imberbe conduit son cheval taxé avec une bride taxée sur une route taxée, et l'Anglais mourant, versant sa médecine qui a payé 7 0/0, dans une cuillère qui a payé 15 0/0, tombe à la renverse sur son lit de perse qui [p.43] a payé 22 0/0, écrit ses dernières volontés sur un papier timbré de 8 livres et expire entre les bras d'un apothicaire qui a payé une licence de 100 livres pour avoir le privilège de le conduire au trépas. Toute sa fortune est alors taxée de 2 à 10 0/0. En dehors de l'acte d'enregistrement de son testament, de larges honoraires sont réclamés pour son enterrement à l'église. Ses vertus sont livrées à la postérité sur un marbre taxé et il faut qu'il soit réuni à ses pères pour n'être plus taxé »[104].
C'était en fait la charge des taxes qui donnait un corps et une forme à la méfiance et à la haine générales contre l'aristocratie que nous avons déjà rapportées. Mais c'était un mal susceptible, à ce que l'on pouvait croire, d'être écarté, en ce qui concernait la classe moyenne, grâce au bill de 1832. Par cette mesure, la classe moyenne était admise à la franchise, elle devait, par suite, exercer une action considérable sur la Chambre basse et être en mesure de corriger les abus dont elle voulait le redressement. Il n'y avait pas de raison pour qu'elle souhaitât rien de plus, et il est manifeste, je crois, que dans son ensemble elle ne souhaita rien de plus. « Le bill, tout le bill, rien que le bill. » Cette formule exprimait pour elle sa conviction et non seulement un expédient. Essentiellement, par l'act [p.44] de 1832, la classe moyenne obtint ce qu'elle désirait, et son hostilité pour le Chartisme, et son indifférence pour d'autres mesures de réforme, en sont une preuve suffisante et concluante.
De toutes ces recherches la conclusion suivante se dégage. Ni l'aristocratie Whig, qui introduisit le premier bill de Réforme, ni la classe moyenne dont l'agitation l'imposa, ne le conçurent, même implicitement, comme une mesure révolutionnaire. Les pouvoirs de la Couronne et de la Chambre des Lords furent conservés intacts, la Chambre des Communes fut réformée dans un sens plus représentatif mais non plus démocratique. Le changement était considéré comme un changement de détail, non comme un changement de principe, en aucun sens, ce n'était un renversement de la constitution, c'en était une adaptation à des conditions nouvelles. Des théories, il est vrai, avaient bien été présentées qui conduisaient à la pure démocratie, et qui, à n'en pas douter, produisirent leur effet, mais ce ne furent pas elles qui amenèrent l'act de 1832. Leur action se trouve plutôt dans le mouvement chartiste dont nous aurons à parler ailleurs. L'agitation de 1832 fut un mouvement de la classe moyenne, et il se résumait en une mesure particulière, sans tendance démocratique postérieure. Là la classe moyenne se rencontra pour la première fois avec l'aristocratie [p.45] whig, leur idée commune fut de réformer et de ne pas transformer la constitution. Mais leur attente commune fut déjouée par l'ironie de l'histoire. Le mot réforme avait été imaginé pour éviter celui de transformation, et le bill de 1832 au lieu d'être une fin s'est trouvé être le premier pas d'une marche irrésistible vers la démocratie. La suite de cette marche sera présentée dans le chapitre suivant.
[p.46]
On considère communément le bill de réforme de 1832 comme le terme de la période du gouvernement aristocratique. Ce point de vue est assez vrai si on considère le bill avec toutes les conséquences qu'il impliquait ; mais ce serait se méprendre que de croire que, dès l'année 1832, l'influence de l'aristocratie cessa d'être dominante, et qu'elle fut remplacée par celle de la classe moyenne. Au contraire, la suprématie de la classe gouvernante fut maintenue et le fut intentionnellement. Sa force fut amoindrie, mais elle fut loin d'être détruite. L'idée des Whigs réformateurs, comme nous l'avons déjà indiqué, n'était pas de détruire mais d'améliorer la forme existante du gouvernement, d'effacer les anomalies et les abus que les circonstances et le temps avaient introduits, mais [p.47] de maintenir la prédominance effective de la fortune et de la naissance. La classe moyenne était admise à participer dans une certaine mesure au pouvoir politique, mais son influence devait tempérer mais en aucune façon dominer le gouvernement. C'était suivant cette conception que le Bill de 1832 avait été rédigé et ses principales dispositions étaient les suivantes.
1° Il retirait la franchise totalement ou partiellement à 86 des plus petits bourgs ;
2° Il répartissait les sièges ainsi obtenus partie entre les comtés, partie entre les grandes villes[105]. 3° Il accordait la franchise aux householders de 10 l. dans les bourgs.
4° Il accordait la franchise à certains copyholders, leasecholders et occupiers dans les comtés[106].
Considérons dans quelle mesure ces dispositions affectaient le pouvoir de l'aristocratie. Le retrait de [p.48] la franchise aux plus petits bourgs était, sans doute, une sérieuse atteinte pour son ascendant, cependant une atteinte moins sérieuse qu'il ne semblerait au premier abord.
Le nombre de ceux dans lesquels son influence prévalait était néanmoins encore considérable, une liste de plus de 40 peut être dressée avec le nom du patron de chacun[107], et non seulement les réformateurs radicaux appuyèrent constamment sur ce fait[108], mais même le whig Lord Russell proclamait au parlement que : « on dit, et on dit certainement avec grande vérité que, en ce qui concerne la plupart des plus petits bourgs, non seulement l'influence de la propriété prévaut, mais que la fortune de certaines personnes est tellement dominante dans beaucoup d'entre eux qu'ils ressemblent à ces bourgs dans lesquels la nomination [p.49] directe se pratiquait formellement »[109].
De plus, la représentation des bourgs privés de franchise avait été transférée en partie aux comtés, et dans les comtés l'influence du landlord, qui avait toujours été prédominante, était encore accrue par la franchise des leaseholders. « Frères, fils, neveux, oncles, dit Cobden, oui, jusqu'à la troisième génération, s'ils arrivaient à vivre sur la ferme, ils étaient tous qualifiés pour la même tenure et ils juraient au besoin qu'ils possédaient une part de la ferme, quoiqu'ils n'en fussent pas plus propriétaires que vous »[110]. Ainsi, si la propriété terrienne perdait, [p.50] elle gagnait aussi par le Bill ; et la même chose peut être dite de la propriété en général. Pour beaucoup de circonscriptions électorales, augmenter le nombre des électeurs ce ne fut qu'augmenter les occasions de corruptions et une série de rapports de commissaires et d'actes du parlement indique l'existence et l'importance d'un péril, dont on n'a triomphé que par des années de constants efforts[111]. Mais, [p.51] de ce que la vénalité des électeurs impliquait une [p.52] dépense correspondante pour les élections[112], il est clair que dans nombre de bourgs la qualité nécessaire pour un candidat, c'était la richesse ; et que même ceux qui n'étaient pas dominés par les landlords n'étaient pas les moins dominés par la propriété. La Chambre des Communes, en fait, était encore la Chambre d'une classe, et dans une large mesure des propriétaires terriens ; et si ceux-ci furent en partie remplacés par des hommes riches et sans scrupule du dehors, cette adjonction ne fut pas de nature à contribuer au bien général de l'État.
[p.53]
Si maintenant nous considérons le nombre des nouveaux électeurs et la distribution des sièges sous le nouvel Act nous sommes conduits aux mêmes conclusions qu'en ce qui concerne son effet sur l'équilibre des pouvoirs. Quoique le nombre des votants ait été considérablement augmenté par l'Acte, ils n'étaient encore qu'une petite fraction, moins de la 24e partie, de la population[113], et dans la répartition des représentants entre les électeurs on n'avait pris aucun soin ni fait aucun effort pour appliquer le principe de la proportionnalité numérique. Par le transfert de la représentation des bourgs pourris aux comtés et aux grandes villes, quelques-unes des plus évidentes inégalités de l'ancien système étaient redressées, mais il n'y avait pas eu d'essai de redistribution sur les bases de la propriété ou de la population. À ce point de vue le nouvel état de choses était aussi exposé à la critique que l'ancien et cette faiblesse fut industrieusement exploitée par les réformateurs radicaux. Ils montraient que la moitié de la population urbaine se trouvait dans seize villes, qui nommaient seulement [p.54] 33 des 323 représentants des bourgs, que la moitié de toute la Chambre représentait un groupe de population de 3 millions d'habitants et l'autre moitié un groupe de 24 millions ; que la majorité de la Chambre pouvait ne représenter que 1/8 de la population ; que les bourgs avec 500.000 électeurs nommaient 400 membres, tandis que 250 étaient nommés par les comtés avec 700.000 électeurs et que le 1/4 de la propriété dans le pays avait une représentation plus large que tout le reste[114]. Ces chiffres étaient indiscutables, et tout concordait au même point, la prépondérance politique assurée aux bourgs sur les comtés et parmi les bourgs aux plus petits sur les plus grands. Ce qui revient à dire la prépondérance de la richesse et particulièrement des propriétaires fonciers. L'influence naturelle de la propriété était artificiellement accrue à la fois par les restrictions apportées à l'électorat et par la distribution des sièges, et après le Bill de réforme comme avant le gouvernement resta dans les mains d'une classe[115].
[p.55]
Donc dans son effet immédiat, la combinaison de 1832 n'était pas et ne cherchait pas à être démocratique. Cependant c'était vers la démocratie qu'elle conduisait en définitive et la question se présenta dès lors de savoir par quels moyens le passage à celle-ci s'achèverait ?
La classe gouvernante, semblerait-il, n'aurait jamais dû souhaiter d'une façon délibérée ce passage, car le maintien de la constitution comme elle était, avec son équilibre des trois pouvoirs, continuait après le Bill de Réforme à être la profession de foi acceptée des deux grands partis, et l'un et l'autre auraient critiqué tout accroissement de force en faveur de la Chambre représentative susceptible d'en faire effectivement le facteur dominant de l'État. « Je veux renier entièrement, dit Lord John Russel, [p.56] lors de l'introduction du Bill de Réforme de 1860, toute intention de faire une nouvelle constitution. Je renie un pareil projet, pour deux raisons. La première est que je n'ai aucun désir de changer la constitution de cette Chambre, l'autre est que si un pareil changement avait lieu je sentirais l'impossibilité absolue de rien proposer qui put prendre la place de l'ancienne et glorieuse constitution du pays[116]. » Ce sentiment est l'explication typique de l'attitude du grand chef des Whigs ; et Disraeli lui fit écho avec une égale emphase. « Nous pensons, dit-il, que la constitution anglaise n'est pas une simple phrase. Nous croyons que nous vivons sous une monarchie influencée dans son action par l'action coordonnée des ordres politiques du royaume[117]. » Ailleurs il distingue « les privilèges populaires » des « droits démocratiques ». Les premiers appartiennent à une société non égalitaire, les seconds à une société égalitaire ; les premiers sont compatibles avec un gouvernement monarchique, les seconds exigent un gouvernement démocratique, et « ce n'est pas sous une démocratie, ajoute-t-il avec emphase, que [p.57] nous vivons et que ce sera jamais, je le crois, le sort du pays de vivre[118] ». Le Bill de M. Gladstone de 1866, aussi bien que celui de M. Disraeli de 1867, était introduit avec cette déclaration formelle, qu'il n'avait pas pour but de démocratiser la constitution[119] ; et même les auteurs du Bill de 1884, s'ils le sous-entendaient tacitement, au moins n'avouaient pas ouvertement que l'effet de leur proposition devait être de détruire la balance des pouvoirs.
Cependant aujourd'hui, à dix ans seulement de cette date, peu de gens, on peut le supposer, nieraient que le gouvernement du pays, en fait, est démocratique, que la Chambre des Lords continue d'exister par tolérance plutôt que par raison logique, que les éléments de la constitution qui ne sont pas représentatifs, bien loin d'avoir une existence hors de question, sont obligés d'aller de l'avant et de défendre leur droit à l'existence, qu'en résumé la théorie de [p.58] la constitution a été inconsciemment si complètement transformée, que c'est une hypothèse tacitement admise, qu'un pouvoir, pour être légitime, doit être nommé par le peuple, et qu'un pouvoir qui a une autre origine ou bien ne peut pas du tout se défendre, ou que sa meilleure défense se trouve sur le terrain de l'utilité pratique.
Comment un tel changement a-t-il pu se produire ? Comment la classe gouvernante, si forte même après 1832, lui permit-elle de prendre de tels développements qu'il aboutit à un renversement complet de ses conceptions de l'état ? La première réponse qui vient d'elle-même à l'esprit, c'est qu'elle ne le permit pas, qu'elle y fut forcée, qu'elle céda, toujours en protestant, à une pression populaire externe ; qu'elle céda, non à des arguments qui la convainquirent mais simplement à une force supérieure. Cette manière de voir n'est pourtant pas justifiée par les faits. Il y eut pression populaire, et d'une façon intense, mais on l'arrêta et on la refoula avec un plein succès. Le premier ennemi avec lequel le gouvernement eut à lutter après 1832 fut l'agitation chartiste pour les fameux « six points : » suffrage universel, bulletin de vote, annualité du parlement, traitement des représentants, abolition de l'électorat fondé sur la propriété, et égalité électorale des districts.
[p.59]
C'était un programme démocratique complet et sans compromis, appuyé non seulement par les moyens constitutionnels de meetings publics et de pétitions, mais par la menace et même par l'emploi qui échoua de la force brutale[120]. Le parti de la [p.60] « force physique » n'était pas seulement représenté sur l'estrade et dans la foule, mais dans les conventions de 1839, 1842 et 1848[121] et ces conventions, qui étaient les organes accrédités de la cause, quoiqu'elles n'allassent pas jusqu'à formuler un plan précis d'insurrection, étaient prêtes à paralyser l'industrie du pays dans l'espoir que la confusion, qui devait en résulter, conduirait au dénouement qu'elles désiraient[122]. Mais le mouvement chartiste fut un échec. Il tomba en partie par les défauts inhérents à son organisation et à ses méthodes propres, [p.61] en partie par le ralliement de la classe moyenne au maintien de l'ordre et de la loi. Le gouvernement sortit avec une force redoublée de la crise de 1848. La prospérité économique vint confirmer sa victoire politique, et il sembla que l'agitation pour la réforme parlementaire fût morte. Année par année, durant la période où des gouvernements successivement Whigs et Tories introduisirent leurs bills de Réforme aux Communes, nous voyons les politiciens en chef et les observateurs compétents avouer franchement qu'il n'y eut dans le pays aucune réclamation en faveur de pareilles mesures, « Ce n'est pas la preuve, écrit Cobden à Bright en 1851, que le pays n'est mûr pour aucune grande réforme, qu'il n'y a pas de mouvement spontané en ce sens[123] ». L'année suivante, lord John Hussel eu introduisant son bill de réforme fait allusion à l'absence de toute agitation à ce sujet dans le pays[124]. Sa déclaration est confirmée par la remarque de Greville que « à ce moment où il y a une prospérité et une satisfaction générales le pays est d'humeur conservatrice et ne souhaite pas un changement organique[125] ». Deux ans après, le même écrivain fait encore allusion à la grande indifférence du pays, ajoutant que « personne ne désire aucune réforme et que le petit [p.62] nombre des radicaux qui le font, ne se soucient pas particulièrement de celle que propose Lord John Russe ![126] ».
En 1858 M. Bright fit un vigoureux effort pour entraîner le pays, mais apparemment avec un assez faible succès[127], car en 1859 Cobden lui écrit pour l'avertir de l'inutilité de cette agitation. « Si vous insistez sur la réforme vous aurez une réponse énergique du congrès, mais on ne répondra guère en dehors de lui… si j'étais à votre place je ne m'appesantirais pas trop sur le sujet de la réforme[128]. » L'introduction du Rill de réforme des conservateurs la même année ne produisit « de zèle ni d'union d'un côté ni d'un autre[129] » et la réforme de Lord John Russell de 1860 fut reçue avec une « si profonde indifférence dans la Chambre et dans le pays »[130] qu'une fois dans le débat sur la seconde lecture la Chambre ne fut pas en nombre. L'année suivante M. Baines, dans son discours sur la franchise des [p.63] bourgs, relevait le fait que « l'esprit public était libre de foute agitation d'une manière exceptionnelle[131] ». Et vers le même temps Bernard Osborne écrivait : « La réforme est en baisse, son nom n'est jamais prononcé, il est défendu maintenant à nos lèvres de dire ce mot jadis familier[132] ». En 1866-67 il y eut une plus sérieuse agitation dans le pays, sous les auspices de la National Réform League ; cependant même alors M. Gladstone admettait que le gouvernement avait à compter, ce qui était évident, avec un état de l'opinion publique, qui n'était ni clair, ni défini, ni résolu, mais plutôt désorienté et à tout le moins indécis[133]. » Et lui, ainsi que l'année suivante Disraeli, appuyèrent leurs propositions de réforme non sur l'existence d'une réclamation impérative du peuple, mais sur ce fait que tant de bills avortés avaient été présentés, qu'il était devenu nécessaire pour le bon renom de la Chambre de trancher la question une fois pour toutes.
Tout ceci explique que l'agitation pour la réforme de 1832 et la série de mesures qui aboutit à l'acte de Réforme de 1867 ne doivent pas être attribuées à une pression [p.64] populaire du dehors mais à l'action libre et spontanée de la classe gouvernante. Nous avons, en fait, ce remarquable phénomène, que dans un temps de profond repos, après l'échec du mouvement révolutionnaire chartiste, au milieu de l'indifférence politique produite par des conditions économiques relativement prospères, la législature en vint de son propre mouvement à prendre l'initiative des mesures de réforme. Les conservateurs rivalisèrent avec les Libéraux dans leur zèle en vue d'une réforme organique, les bills succédèrent aux bills avec une effrayante rapidité jusqu'à ce qu'enfin, en 1867, une proposition fût introduite par les conservateurs, qui sortit du comité si radicale que les réformateurs extrêmes seuls avaient pu se hasarder à en désirer une pareille. Ce phénomène, si curieux qu'il puisse être, peut être sans doute expliqué comme le résultat naturel des manœuvres des partis. On peut voir comment le petit nombre des radicaux de la Chambre força la main aux Whigs et comment les Whigs furent « mis dedans » par l'artifice des Tories, et cette histoire sans doute sera un jour racontée par les historiens politiques. Mais ce qui nous intéresse à présent, c'est l'état d'âme qu'impliquent de pareilles intrigues de partis. Avant 1832 il aurait été impossible qu'une question comme la réforme du parlement ne fût considérée que comme une arme de lutte pour les partis. Après 1832 on [p.65] voit que cela devint possible. Et ici nous mettons le doigt sur la véritable importance du premier acte de réforme. Son importance était moins dans ce qu'il réalisa immédiatement que dans ce qu'il impliquait logiquement. Il ne révolutionna pas directement la constitution, mais il la détacha complètement de ses racines fixes. Examinons ce point de plus près.
La force de l'aristocratie avait été sa confiance dans le statu quo. Elle avait eu pour fondement moins une théorie qu'une affirmation de fait et sa force était ainsi égale à celle du fait qui lui servait d'appui. « Le système, en vigueur en somme, malgré ses défauts donnait de bons résultats, et il était impossible de prouver que tout autre système pût en donner de meilleurs ». Telle était en résumé la thèse du duc de Wellington et de ses alliés, et on ne pouvait la réfuter qu'en détruisant le système sur lequel elle reposait. Mais cette destruction avait commencé avec l'acte de 1832, le statu quo, une fois renversé, pouvait bien être renversé de nouveau ; l'argument tiré du fait pour la continuation du fait était devenu impossible par suite de la violation de la situation de fait; une fois pour toutes, le mouvement avait commencé, le principe de la réforme avait été admis et la question dès lors n'était plus que : combien et jusqu'où.
[p.66] Lord John Russel, il est vrai, avait explicitement déclaré en 1837 qu'en ce qui le concernait personnellement l'arrangement de 1832 était définitif. « Ayant, il n'y a pas plus de 5 ans, dit-il, réformé la représentation, l'ayant établie sur une nouvelle base, ce serait une expérience imprudente et défectueuse de recommencer maintenant la même chose, de constituer un nouveau corps électoral, de changer la manière de voter, et de chercher d'autres et de nouvelles garanties pour la représentation du peuple, je dis, au moins pour moi, que je ne veux participer en rien à une telle expérience »[134]. Mais, en fait, ce qu'on dit « définitif » n'a pas de base sur laquelle il puisse s'arrêter et c'est ce que les deux grands partis ne tardèrent pas à reconnaître. Car, quoique la théorie constitutionnelle professée par les Whigs et les Tories également fût essentiellement la même que celle qu'ils avaient soutenue avant l'acte de 1832, il n'y avait plus à l'interpréter conformément à une tradition vénérable et presque sacrée, mais suivant un état de chose nouveau et arbitraire établi par l'un des partis contre l'opposition de l'autre. Par conséquent, quelque stabilité que possédât cette nouvelle combinaison, elle ne la possédait qu'en vertu de la théorie qui lui servait de base, non en vertu d'une sorte de tradition sacrée incorporée à [p.67] elle. Mais la théorie en question était essentiellement une théorie de mouvement, non d'immobilité et, quoiqu'elle fût inattaquable pour une critique fondée sur des postulats démocratiques, elle renfermait en elle-même le principe de sa propre destruction. Cela se clarifiera par la récapitulation des principales idées qui se manifestèrent constamment dans les discours des chefs politiques.
Les mots d'ordre des Whigs et des Tories pendant la période dont nous nous occupons furent d'un côté « la compétence », de l'autre « le caractère varié » des électeurs. La « compétence » se mesurait au double étalon de l'éducation et de la propriété, et par le « caractère varié » on entendait la représentation proportionnelle des intérêts du pays, avec en même temps l'introduction au parlement d'hommes indépendants dont les capacités étaient susceptibles de rendre des services spéciaux à l'État. « Vous voulez, dit Disraéli, une assemblée représentative qui soit le miroir de l'esprit, comme des intérêts matériels de l'Angleterre. Vous voulez dans cette Chambre tous les éléments qui peuvent obtenir le respect et engager les intérêts du pays. Vous devez avoir la naissance et la grande propriété territoriale, vous devez avoir le haut commerce, vous devez avoir les compétences professionnelles de toutes sortes, mais il vous faut [p.68] quelque chose de plus, il vous faut un groupe d'hommes qui ne soient pas trop intimement liés avec l'agriculture, l'industrie ou le commerce, ni trop ancrés dans les habitudes ni les manières de voir professionnelles, il vous faut un corps d'hommes représentant la vaste variété du caractère anglais, des hommes qui servent d'arbitres dans les débats qui s'élèvent entre ces grands intérêts dominants, qui tempèrent l'aigreur de leurs discussions[135].
Une pareille théorie ne tombait pas en réalité sous le coup des critiques ordinaires des radicaux. Il peut être vrai, et il était sans doute vrai, que la Chambre des Communes réformée, ne représentait exactement ni le sombre ni la propriété dans la nation. « Mais, pouvaient répondre les partisans du système, il n'avait jamais été question qu'il en fut ainsi. Ce qu'elle avait pour but de représenter et ce qu'elle représentait imparfaitement sans doute, c'était la variété des caractères et des intérêts existant dans le pays, et pour cela elle était mieux combinée qu'elle ne l'eut été suivant aucun système reposant sur la population ou la richesse. »
La réponse était au moins aussi bonne que la critique et si le radicalisme avait été son seul ennemi, [p.69] ce système aurait pu se maintenir sur ses fondements[136]. Mais, en fait, il restait que la théorie, contenait un principe de changement. L'ordre établi n'était pas une position d'équilibre, c'était une ligne de direction pour un mouvement. Les deux cris de ralliement de « compétence » et « intérêts divers » demandaient constamment de nouvelles définitions pour s'accorder aux circonstances nouvelles. En supposant, par exemple, qu'en 1832 la mesure exacte de la compétence fût de 10 livres, il n'en était pas moins vrai qu'il n'y avait rien d'absolu ni de définitif dans ce nombre de 10 livres de 1832, 20 ans plus tard pourquoi ne serait-ce pas 7 ou 6 livres. L'évolution était inévitable. « On ne sait pas, disait Melbourne pas plus tard qu'en 1832, à quoi peuvent nous conduire les circonstances ; mais à présent, je suis décidé à établir ici mes positions, et à ne pas aller plus loin[137]. » En 1852 les « circonstances » étaient déjà arrivées, et Lord John Russel introduisait son premier bill de réforme, qui inaugurait une série. L'intelligence s'était étendue, elle avait gagné la classe ouvrière, et le temps était venu d'abaisser [p.70] les limites de la compétence[138]. L'opinion des Tories évolua de même. « Je ne suis pas pour une fois l'avocat qui soutient que les choses soient finies », dit Disraeli en 1848, et en 1852, il déclarait au nom de son parti que l'exclusion de la classe ouvrière était une faute de l'acte de 1832, et qu'aucune mesure de réforme ne pouvait être satisfaisante, si elle ne remédiait pas à ce défaut.
Les 10 livres, limite de la « compétence », étaient ainsi rejetées parles deux partis. Ils sentaient qu'elle doit être appropriée aux circonstances et quand les circonstances se produisirent ils se mirent à l'y ajuster. Et leur second critérium, l'exacte représentation des divers intérêts, ne comportait, lui aussi, rien de définitif. Car qu'étaient ces intérêts et dans quels rapports étaient-ils les uns avec les autres? La division du pouvoir existant entre les comtés et les bourgs correspondait-elle vraiment au droit respectif [p.71] du commerce et de l'agriculture ? Le travail avait-il une influence correspondante à son importance économique. L'intelligence et la capacité étaient-elles représentées en proportion exacte par rapport à la force matérielle ? Que de pareilles questions pussent seulement être posées, cela prouve l'impossibilité d'une réponse. On ne pouvait en fait effectuer aucun calcul pareil et, par suite, aucun système se proposant d'en prendre un pareil pour base ne pouvait être stable. À tout moment il était possible à un individu ou à un parti de provoquer une modification de l'électorat en faveur de quelque « intérêt » négligé. « Le caractère variable » était un critérium aussi changeant que la « compétence » et la théorie orthodoxe de la constitution se transformait en une implicite théorie de changement.
Alors nous arrivons en somme à la vraie signification de l'act de 1832. Il avait détruit la stabilité. N'ayant rien de révolutionnaire en lui-même, il avait préparé la voie à la révolution. La question n'était plus si, mais quand on réformerait ; le principe était accordé, le reste n'était plus que question de temps et d'opportunité.
Telle était l'attitude générale des classes gouvernantes à l'égard de la Réforme parlementaire, il n'est pas difficile de prévoir la route qu'elles devaient suivre. Poussées par des mobiles divers et attirées [p.72] par des buts divers, largement inspirées, sans doute, par le sens de la justice et du bien public, mais n'omettant pas dans leurs calculs immédiats les avantages des partis, elles se laissaient aller à prendre l'initiative de mouvements qui devaient aboutir dans leurs derniers effets à la révolution, et glisser imperceptiblement dans la démocratie contre laquelle elles n'avaient jamais cessé de protester. Et c'est, en fait, ce que nous voyons arriver. L'histoire des séries de Bills de réforme présentés de 1852 à 1884 est celle de la substitution graduelle, opérée avec répugnance, dans la mesure où l'on avait conscience des choses, de la base de la population à celle de la « compétence ou de la variété ». Tout ce que l'on entendit faire quand l'extension de la franchise fut pour la première fois proposée, c'était le rajustage d'une limite qu'on n'avait jamais eu l'intention de supprimer totalement. Les conditions de propriété étaient encore maintenues, seulement on les diminua quant au chiffre ; et c'est dans cet esprit que les dispositions des premiers bills furent rédigés. En 1852 on propose 5 livres pour la franchise des bourgs et 20 livres pour, celles des comtés. En 1864 c'est 6 livres pour les bourgs et 10 livres pour les comtés ; en 1859, 10 livres pour les comtés, en 1860, 9 livres pour les bourgs et 10 livres pour les comtés. En 1866, 7 livres pour les bourgs et 14 livres pour les comtés. Ce ne fut qu'avec le [p.73] bill de 1867 qu'un pas plus hardi fut fait, et il fut fait par un Ministère conservateur. Comprenant que tout chiffre pris comme critérium manquerait de stabilité, Disraeli proposa d'admettre à la franchise des bourgs tous les housseholders. Il souhaitait d'établir par ce moyen un état de choses permanent, mais sans avoir la volonté suprême que cet état de choses fut la démocratie. En insistant sur un paiement personnel d'impôts et sur une résidence de deux ans, comme condition pour le vote, il excluait du suffrage la grande majorité des artisans et limitait le nombre des nouveaux électeurs à cent mille environ[139] : tandis qu'en même temps il s'efforçait de se garantir contre la prédominance exclusive du nombre par l'addition de franchises spéciales et un double vote à raison de la propriété[140]. Mais chacune de ces restrictions fut écartée dans le comité. La période de résidence fut réduite à un an, les franchises accessoires et le double vote furent abandonnés, les housseholders compound[141] [p.74] et les lodgers de 10 livres furent admis au vote et dans les bourgs plus de 2 millions de votants s'ajoutèrent aux anciens. Le bill fut ainsi complètement transformé en passant par la Chambre. Il y fut porté par le gouvernement, mais ce ne fut pas le bill du gouvernement ; il fut accepté par les conservateurs, mais sous réserve, et après la retraite de trois Ministres[142]. Les libéraux pouvaient difficilement l'approuver, car sur certains points il différait radicalement du projet qu'ils avaient présenté, quand ils étaient au pouvoir l'année présente[143]. Il [p.75] n'était pas, en un mot, une œuvre élaborée par l'un ou l'autre des grands partis, mais le résultat à demi accidentel de leur équilibre dans la Chambre, de l'évolution de leurs attaques et de leurs défenses, des manœuvres de leurs luttes politiques.
On marcha alors beaucoup dans le sens de la démocratie, ce fut sans prévision ni délibération, mais comme le résultat d'un faux pas et d'une chute. L'act de 1867 était contraire à la politique des deux partis, qui nous est révélée par les mesures qu'ils avaient présentées justement l'année précédente. Ils avaient voulu établir une limite, ils renversèrent toute limite ; et cela, non en vertu d'un changement avoué de principe, mais parce qu'il était difficile en pratique de fixer le point où la ligne devait être tracée. Personne n'avait en théorie adopté l'idéal démocratique, mais que celui-ci eut été adopté en fait, c'est ce que voyait au moins une partie de la Chambre. « Nous sommes arrivés, dit M. Lowe, à un point de complète révolution dans notre constitution, à un changement si profond que personne ne semble avoir été capable d'en mesurer par la pensée [p.76] l'étendue, et cela sans y prêter l'attention que nous avons l'habitude de donner à la plus petite et à la plus insignifiante réforme. » Et il se mit, avec un courage et un esprit de prévoyance, qui en général firent, visiblement défaut à la Chambre, à tracer le portrait des nouveaux électeurs et à indiquer leur future politique, à prédire l'abolition de l'impôt indirect, le développement de l'income taxe, la réduction par la loi des heures de travail et à prophétiser la transformation des Tories et des Whigs en deux « partis de compétition qui, comme Cléon et le vendeur de saucisses d'Aristophane, s'uniraient pour être les soutiens de Démos[144] ». Quoique l'on puisse penser de l'attitude de M. Lowe, on ne peut douter de la justesse de ses prévisions. Presque seul dans la Chambre, il vit ce que la Chambre faisait réellement, et si son avertissement ne fut pas écouté, ce ne fut pas qu'on n'eut pas de crainte, c'est qu'on refusa de croire. Aucun des partis n'était prêt à faire face aux conséquences qu'il dénonçait, ils ne pouvaient, ou ne voulaient pas voir que ces conséquences devaient forcément se produire, et en protestant de leur respect pour la constitution et pour le système social sur lequel elle reposait, ils travaillaient sous le couvert d'un nuage de paroles à la mettre en pièces autour d'eux.
[p.77]
Car l'œuvre de 1867 ne pouvait pas être détruite, pas plus qu'on ne pouvait écarter ses conséquences logiques. Ce qu'on avait fait dans les bourgs devait tôt ou tard être fait dans les comtés, et un mouvement d'opinion fut rapidement organisé pour demander l'achèvement de l'œuvre. Le Caucus fut établi à Birmingham et on le développa dans la Fédération libérale nationale. L'établissement du programme politique passa de la Chambre aux électeurs, et l'extension du suffrage dans les comtés fut placée en tète des réclamations des Libéraux. Les conservateurs ne la répudièrent pas. S'ils s'opposèrent au Bill de 1884, ce ne fut pas directement à ses principes qu'ils firent de l'opposition. Leurs efforts ne furent pas dirigés contre l'extension de la franchise, mais contre la tentative que l'on faisait de régler celle-ci sans se poser la question de la répartition des sièges. M. Goschen seul fit de l'opposition au principe du bill, et même il fut obligé de confesser qu'il « ne voyait aucune force politique, ni dans la Chambre, ni au dehors, qui s'associât à son opposition »[145].
Les deux partis étaient-ils alors préparés pour le [p.78] Gouvernement démocratique ? Étaient-ils préparés pour la réforme ou l'abolition de la Chambre des Lords ? Pour la prédominance de la Chambre des Communes dans le travail parlementaire, et pour une période de législation socialiste ? Pas le moins du monde, ils étaient seulement entraînés par l'irrésistible logique des faits. Ils avaient donné la franchise aux ouvriers des bourgs, pourquoi ne pas la donner aux travailleurs des champs ? Ils avaient créé la logder franchise, pourquoi ne pas créer de même une « service franchise ». Ils achevèrent simplement en 1884 ce qu'ils avaient commencé en 1867. Il n'y eut pas un dogme nouveau, ni un changement de principes. M.Gladstone en 1884, comme lord John Russell en 1832, prit position, non dans le domaine du droit abstrait mais sur le terrain de la capacité présumée de ceux qu'il s'agissait d'admettre au vote. « La franchise au profit des citoyens capables, dit-il, donne un supplément de force à l'état »[146]. Ce n'était là que l'ancienne doctrine orthodoxe des Wighs. Mais telle était l'élasticité des articles de ce credo, si vagues étaient ses termes, que la formule [p.79] qui, en 1832, avait exclu la grande majorité des housseholders, en 1884, non seulement les admettait tous sans discussion, mais admettait encore leurs locataires et leurs serviteurs. Nous n'avons pas, il est vrai, même encore maintenant, accepté le principe du suffrage universel, mais les tendances de l'époque n'en sont pas moins évidentes. L'admission d'une nouvelle fournée d'électeurs par une modification des lois d'enregistrement a été incorporée déjà dans un bill par le gouvernement libéral. La franchise pour les pauvres est demandée par les socialistes[147], celle des femmes même par des chefs de conservateurs, et il n'est pas très téméraire de prédire que, par un progrès semblable à celui que nous avons observé, nous découvrirons que la possession de foi démocratique aura été en fait entièrement réalisée, alors même que nous continuerons à la répudier en théorie. Quoiqu'il en soit l'œuvre du passé est incontestable. Sous le nom de réforme et sous le couvert d'une profession de foi conservatrice, ce qu'on a accompli apparaît rétrospectivement comme une pure révolution.
L'extension de la franchise a nécessairement impliqué le renversement de l'autre principe auquel les Whigs et les Tories s'efforçaient également de se raccrocher, le [p.80] principe de la variété de la représentation. Tous les premiers bills qui furent présentés par les deux, grands partis proposaient seulement d'accorder la franchise à certaines catégories de citoyens, dans le but de donner l'importance voulue à la fortune et à l'éducation. En 1852, L. John Russell proposa d'admettre au vote quiconque payait 20 sh. par an de taxe directe ou d'income taxe. En 1854, il était disposé à ajouter à ceux-ci certaines autres catégories d'électeurs, ceux qui recevraient un salaire annuel de 100 livres, ceux qui avaient 10 livres en rentes d'État à la Banque ou en rentes indiennes. Les dépositaires des caisses d'épargne pour la somme de 50 livres, et les gradués des universités du Royaume-Uni. De semblables dispositions avaient été inscrites dans le bill conservateur de 1859 avec un effort plus grand pour augmenter l'importance politique de la classe instruite par la franchise, non seulement des gradués, mais des ministres de la religion, de membres des professions médicale et légale et des maîtres d'école en possession d'un certificat du conseil.
Dans le bill de 1860, les franchises exceptionnelles ne se rencontrent pas, mais celui de 1866 proposait encore de donner un vote spécial aux déposants des Caisses d'épargne. Le bill de 1867, selon son texte originaire, accordait la franchise à tous ceux qui payaient 20 sh. par an d'impôt direct, à tous les déposants de plus de 50 livres dans les [p.81] Caisses d'épargne et à tous ceux qui présentaient certaines garanties d'instruction. Mais ces dispositions et, avec elles, toutes les limitations et restrictions furent en Comité effacées du bill. Des arguments plausibles pouvaient être opposés à chacune d'elles et, ce qui est pire que les arguments, des épigrammes. Elles étaient obscures, elles étaient compliquées, elles étaient incertaines dans leur résultat ; par dessus tout c'étaient « des franchises de fantaisie ».Ceci terminait l'affaire. Les radicaux se rallièrent avec enthousiasme à la loi de « la bonne vieille Angleterre » et les « innovations » succombèrent sans lutte devant le procédé plus simple qui consiste à compter les têtes. Aucun effort ne fut fait en 1884 pour les faire revivre, et le principe de la variété de la représentation fut tranquillement laissé de côté.
C'était inévitable, mais ce n'en est pas moins instructif. Quelle que fût la légitimité du principe général, chacune de ses applications particulières était changeante et incertaine. Assurer un organe particulier de l'État aux classes et aux intérêts spéciaux, cela pouvait être en soi un but sage et louable; mais déterminer qui l'on devait favoriser et dans quelle mesure il fallait départir l'influence et le poids, c'était une tâche qui dépassait tout pouvoir de calcul. Toute proposition particulière doit nécessairement prêter le flanc à l'attaque : ses partisans ne sont qu'à demi déterminés, ses adversaires [p.82] sont ardents et une théorie, qui en elle-même pouvait être considérée comme juste, fut abandonnée parce qu'on désespéra de la réaliser d'une façon effective satisfaisante. La question : Quels sont les intérêts ? ainsi que la question : Qui est compétent ? furent considérées, en fait, comme n'admettant pas de réponse définitive et la suprématie du nombre fut admise non pas parce qu'on la considérait comme juste, mais parce que le système contraire fut abandonné.
Mais l'extension du suffrage, et son extension à la multitude et non plus à des classes et à des intérêts, fit surgir de suite une nouvelle et importante question. Sous le système graduellement adopté, il était clair que les catégories particulières d'électeurs pour lesquelles Whigs et Tories, de part et d'autre, avaient montré une sollicitude spéciale, devaient arriver à être complètement étouffées sous le poids du nombre. La question qui se présenta, fut de savoir si, par suite, une protection spéciale ne devait pas être donnée aux minorités. Sous le système actuel, dans une circonscription donnée, un parti qui n'est en minorité que d'une voix, ne peut nommer aucun représentant, et tandis que des minorités particulières sont alors privées de représentants virtuellement, il peut se produire que ce ne soit plus qu'une minorité parmi tous les électeurs qui soit représentée, [p.83] sur une question déterminée, par la majorité des représentants dans la Chambre[148]. Ce résultat est manifestement contraire au principe démocratique, qui réclame pour chaque citoyen une part égale de pouvoir politique, et c'est encore plus contraire au principe des « variétés » et « compétences ». Des efforts, par suite, furent faits pour remédier à ce défaut, et, en premier lieu, dès 1854 par Lord John Russell.
Dans les comtés et les villes auxquels on donnait trois députés il proposait que chaque électeur n'eut que deux voix, de sorte qu'une minorité d'un tiers fut certaine d'avoir un représentant. Le bill de 1854 [p.84] ne passa pas, mais la même disposition fut introduite par les Lords dans l'acte de 1867. Une tentative encore plus énergique fut faite par John Stuart Mill pour arriver au même but par l'adoption du système de représentation proportionnelle de M. Hare ; elle fut accueillie comme les innovations ont l'habitude de l'être par la Chambre des Communes d'Angleterre. Les arguments en faveur du système étaient aussi décisifs qu'ils furent impuissants. La Chambre écoutait, refusait de comprendre, et rejeta presque sans discussion cette tentative d'un homme d'état, pour perfectionner l'organisme de la démocratie dans laquelle on était sur le point de tomber. En même temps l'amendement introduit par les Lords pour assurer la représentation de la minorité dans certaines circonscriptions nommant trois membres, quoiqu'acceptée par les Communes, déplut aux radicaux. Accorder une représentation à la minorité, c'était pour eux l'équivalent d'enlever la représentation à la majorité, et le Caucus de Birmingham fut formé dans l'intention expresse d'annuler ce que M. Schnadhorst, avec inconscience et humour, représentait comme « cette odieuse tentative de frustrer la circonscription de ses droits »[149]. Un pareil accueil n'était pas favorable à la continuation d'un effort en faveur de l'idée, elle fut pourtant encore reprise en 1884 par M. Goschen [p.85] et Sir John Lubbock. Ils proposèrent que dans toutes les circonscriptions qui nommaient plus d'un député chaque électeur disposât d'autant de votes qu'il y avait de députés à nommer et fût admis à donner toutes ses voix à un seul candidat, mais cette tentative fut inutile. La Fédération Nationale Libérale, avec une splendide audace déclara que « toute tentative pour assurer la représentation des minorités par un acte législatif spécial constitue une violation du principe du gouvernement représentatif populaire »[150], et la Chambre, non seulement rejeta la proposition de vote cumulatif, mais même retira la concession faite en 1867 en disposant que toutes les villes nommant plus de 2 membres seraient divisées en district, et que chaque district nommerait un seul député à la simple majorité : « L'odieux effort pour frauder la circonscription de ses droits » fut formellement abandonné, et le système, que Mill a prouvé indispensable pour assurer un vrai gouvernement représentatif, et que la Fédération Nationale Libérale a dénoncé comme une violation de ses principes, fut finalement écarté du domaine de la politique pratique.
Tandis que la base de la Chambre des Communes était ainsi transformée dans un sens populaire, on opérait des changements inspirés par la même tendance quant à [p.86] la répartition des sièges. L'act de 1832, quoiqu'il retirât la franchise à un certain nombre de petits bourgs et qu'il transférât leur représentation aux comtés et aux grandes villes ne prétendit pas réaliser le principe de l'égalité électorale des districts. Des bourgs furent défranchisés, non parce qu'ils étaient petits, mais parce qu'ils étaient corrompus, à d'autres on donna la franchise non à cause de leur importance, mais parce qu'ils avaient les mêmes droits que toute autre localité à être représentés.
Mais malgré ces changements on conserva le point de vue général d'après lequel, quelle que fût l'importance d'une localité, deux membres étaient pour elle une représentation suffisante et d'après lequel la part d'influence politique peut être la même pour les petites et les grandes villes. Les circonscriptions furent considérées comme des personnes parlant dans un parlement national, non comme des forces opposées ou combinées dans une bataille rangée, la volonté de chacune devant exercer une influence égale.
Il y eût d'ailleurs, dans le nouvel ordre de choses, sur certains points des discordances avec ce principe général. En premier lieu, une cinquantaine des plus petits bourgs continuèrent à n'avoir qu'un seul représentant; en second lieu, un certain nombre de comtés furent sectionnés, et leur représentation doublée, enfin quatre nouveaux bourgs furent créés dans [p.87] la capitale. On admettait ainsi, en contradiction avec la théorie générale sur laquelle le bill reposait, qu'une circonscription, parce qu'elle est petite peut voir son pouvoir politique diminué et qu'une autre, parce qu'elle est grande, peut prétendre à exercer une influence exceptionnelle. Et ici, comme à d'autres points de vue, 1832 fut le commencement de la fin. L'exception admise dans le premier bill de réforme fut développée dans les actes postérieurs, et ce fut le renversement du principe primitif. Le bill de redistribution des conservateurs de 1868 donna une nouvelle extension aux innovations de 1832. Il enleva un membre à 35 bourgs, en choisissant ceux dont la population était inférieure à 10.000 âmes ; à 4 grandes villes il donna 3 représentants au lieu de 2, et il divisa plusieurs comtés. L'act de 1885 opéra un bouleversement bien plus considérable. En fondant dans les comtés les plus petits bourgs au nombre de 79, il les priva de leur représentation indépendante, il enleva à 36 bourgs un représentant, il en priva 2 entièrement de franchise et il répartit les 132 sièges ainsi obtenus entre les. comtés et les villes selon leur population. Ainsi, par exemple, 61 membres furent donnés à Londres, 9 à Liverpool, 7 à Birmingham, 6 à Manchester, 5 à Scheffield et à Leeds également, 6 à Bristol, 3 à Bradford, Hull Nottingham, Salford et Wolwerhampton, 19 villes eurent chacune 2 représentants [p.88] et les autres 1 seulement. Une pareille combinaison, avec la suppression corrélative des petits bourgs, constitue l'application évidente du principe selon lequel la force publique doit être proportionnée à la population. Il est vrai que nous ne sommes pas encore disposés à admettre l'établissement de districts électoraux égaux, et cette idée fut même formellement condamnée par le gouvernement qui prenait la responsabilité de cette réforme[151] : mais personne ne peut douter que c'est dans cette direction que nous marchons. Tranquillement et sans qu'on formulât expressément un changement formel de point de vue, on a changé toute la base du pouvoir législatif. Le représentant d'une circonscription n'est plus considéré comme le porte-parole d'un district particulier ; il est regardé comme le dépositaire d'un pouvoir politique d'une force donnée, déternimée par l'importance d'une population donnée. La marche suivie dans l'œuvre de la redistribution, comme l'extension de la franchise, fut un mouvement par lequel on se laissa aller, moitié à contre cœur, moitié inconsciemment, vers le principe démocratique.
Pendant que le gouvernement de l'état était livré ainsi par la classe gouvernante à la majorité, presque toute la législation [p.89] avait pour objet de rendre son pouvoir effectif. Les lois sur la corruption et le vote constituent un important supplément des acts de réforme. La continuation et même l'accroissement de la corruption après la loi de 1832 ont déjà été signalés, et il est évident que tant que de pareilles influences demeurent puissantes le pouvoir de la majorité n'est qu'un simple mot. Le pouvoir effectif reste parmi ceux qui exercent la pression électorale avec le plus de succès et continue à résider dans une section ou une autre de la classe des propriétaires. Longtemps avant le bill de réforme de 1832, des efforts avaient été faits pour lutter par la loi contre ce péril[152], et après cette date les efforts redoublèrent. De 1842 à 1883 une série d'acts de plus en plus énergiques furent rédigés. Les requêtes en matière électorale passèrent d'un comité de la Chambre à des juges, et la loi ordonna de publier un rapport de toutes les dépenses électorales. Les pratiques entachées de corruption et d'illégalité furent toutes minutieusement définies et devinrent finalement, dans l'act de 1883, un délit punissable d'amende ou d'emprisonnement[153].
[p.90]
Cette dernière mesure semble avoir été, pour le moment au moins, aussi efficace qu'elle était extrême, car tandis qu'après l'élection de 1880, 95 requêtes avaient été présentées, attaquant les élections pour cause de corruption sous telle ou telle forme, après celles de 1886 il n'y eut pas une seule requête[154]. Après les élections de 1892 les requêtes réapparurent, mais il n'y en eut pas plus de 9 qui aboutirent à un jugement[155], et il semble qu'on ait des raisons de croire que le péril, au moins dans sa forme aiguë, a été supprimé.
L'act sur le vote de 1872 a eu pour objectif le même but. En assurant le secret absolu du vote, et en défendant la publication d'heure en heure de [p.91] l'état des voix, il a, en tous cas, opposé de sérieux obstacles à la corruption et à l'intimidation. Dans quelle mesure ces obstacles furent en pratique renversés, seuls les agents électoraux pourraient le dire ; mais au moins la législature les établit du mieux qu'elle put. Ce fut une tentative de protection de l'électeur non seulement contre son landlord ou son patron, mais contre lui-même, un essai pour rendre impossible que son vote ne fût l'objet d'un achat ou d'une contrainte, et pour lui assurer le libre exercice du jugement qu'on pouvait lui supposer. Non-seulement la classe gouvernante transféra ainsi son pouvoir à la masse, mais elle a fait tout ce qui était législativement possible pour rendre effectif l'exercice de ce pouvoir. Elle n'a pas seulement renoncé au monopole du pouvoir, mais à ces moyens indirects d'exercer le pouvoir, dans la mesure où cette renonciation pouvait se faire par la loi. Elle n'a pas seulement fait des ouvertures à la démocratie, elle l'a forcée à se réaliser.
Il nous faut pour compléter notre examen noter un autre point. La série de changements que nous venons de rapporter entraîna une autre conséquence qui était aussi peu dans les intentions des réformateurs Whigs ou Tories que tout le reste de la réforme. D'après la théorie constitutionnelle soutenue par ces deux grands partis, un membre du parlement [p.92] était regardé comme un représentant et non comme un délégué ; il possédait ou était supposé posséder la confiance générale de ses électeurs, mais sur chaque point particulier il était libre d'agir selon son idée. « Votre représentant, disait Burke à ses électeurs, vous doit non-seulement son activité mais son jugement, et il vous trahit au lieu de vous servir s'il le sacrifie à votre manière de voir… Le Parlement n'est pas un Congrès d'ambassadeurs représentant des intérêts différents et hostiles… C'est l'assemblée délibérante d'une nation, qui n'a qu'un intérêt, celui de l'ensemble, où doivent dominer non des intérêts ou des préjugés locaux, mais le bien général… Vous choisissez un de ses membres, par suite, mais quand vous l'avez choisi il n'est pas un représentant de Bristol, mais un membre du Parlement »[156].
Mais c'est là une conception qui a été tacitement abandonnée dans le cours de la réforme parlementaire. Le bill de 1832 ne fut pas plus tôt passé qu'on s'efforça d'exiger systématiquement des garanties de la part des candidats. Un comité des membres du corps municipal et des nouveaux électeurs de la cité de Londres rédigea des résolutions pour les soumettre à une assemblée générale des électeurs, qui devait les forcer à soutenir certaines mesures parti culières [p.93] et qui s'engageraient à agir « à tout moment et en toutes choses conformément aux vues de leurs électeurs exprimées après délibération »[157]. Le conseil de la « National Political Union » adopta une tactique semblable qui fut aussi appuyée par le Morning Chronicle. Mais le mouvement, quoique significatif, était quelque peu prématuré. Même les radicaux de cette époque étaient opposés à cette exigence générale de garanties. James Mill écrivit à cet effet dans l'Examiner[158], et son opinion fut plus tard développée avec encore plus de force par son fils. « Un homme de conscience et de capacité reconnue, écrit John Stuart Mill, doit revendiquer une pleine liberté pour agir selon ce que son propre jugement lui fait croire le meilleur, et ne doit pas accepter d'autres conditions »[159]. Et si c'était là la théorie des philosophes du radicalisme, encore bien plus était-ce celle des hommes d'État de la classe gouvernante. Que leur fonction fut de conduire et non de suivre, et de conduire sans subir la pression ou la direction des masses, ce fut, et cela continua d'être, après 1832, un article de foi pour les chefs Wigs et Tories également. « Dans la recherche d'améliorations progressives, dit le comte Gray en 1833, je considère qu'il est indispensable qu'il nous [p.94] soit loisible d'agir de façon réfléchie et prudente, et avant tout, que nous ne soyons pas poussés par une pression constante du dehors, qui nous force à adopter une mesure dont la nécessité n'a pas été pleinement démontrée. » Et 12 ans après, quand sir Robert Peel se préparait à rapporter la loi sur les grains, nous le voyons refuser délibérément de faire appel aux électeurs en se fondant sur ce que c'est une question trop importante pour être préjugée dans des élections. « Je pense, dit-il, qu'un tel appel amènerait un conflit aigu entre les classes de la société et empêcherait toute discussion calme dans le Parlement, dont les membres se seraient probablement emprisonnés eux-mêmes par des déclarations explicites et des engagement[160]. »
Telle fut l'attitude des hommes d'État dans la période qui suivit immédiatement le premier Bill de Réforme. Mais durant la seconde moitié du XIXe siècle elle a été l'objet d'un changement si complet, que c'est un article formel et admis de la théorie des deux partis qu'aucune mesure d'une importance capitale ne peut être introduite au Parlement si elle n'a reçu, ou si elle ne peut être supposée avoir reçu la sanction des électeurs. Cette transformation fut un résultat inévitable du progrès de la démocratie. Déjà dès 1867 M. Lowes notait le fait que le représentant [p.95] se transformait en délégué[161], et le bill de Réforme de cette année hâta cette conversion. Le « Caucus[162] » fut établi à Birmingham et s'étendit rapidement à tout le pays, le foyer de son organisation fut transporté par les Libéraux dans la Fédération nationale libérale[163], et les conservateurs [p.96] firent de même au moyen de l'Union nationale des associations conservatrices et constitutionnelles[164], et par l'effet de ces institutions une transformation complète s'opéra dans les relations des membres du Parlement et des électeurs. En premier lieu, les candidats pour une circonscription sont choisis par l'association soit locale, soit centrale sous la seule condition qu'ils acceptent le programme du parti et si ce système n'est pas encore absolument général, il est en train de le devenir rapidement[165]. En second [p.97] lieu, l'élu est sous la pression constante de ses électeurs. L'organisation de protestations simultanées, adressées au moment voulu aux représentants qui donnent des signes d'une dangereuse indépendance, constitue une des fonctions reconnues de la Fédération nationale libérale. « Si le Caucus avait existé en 1866, dit M. Shnadhorst dans un mouvement de confidence, la caverne d'Adullam aurait été presque inhabitée »[166] et des exemples plus récents prouvent que cette formule n'était pas exagérée. En 1881, par exemple, il y avait des signes d'indécision dans les rangs des libéraux sur la question de la politique irlandaise du gouvernement. De suite une circulaire fut lancée par quatre chefs de la Fédération poussant les associations libérales à agir sur leurs représentants. « Le temps est venu, disait-elle, pour les électeurs libéraux de déclarer qu'une politique qui [p.98] entraîne de pareils dangers pour la Nation et pour le gouvernement libéral ne peut être tolérée ». « La circulaire, nous dit-on, produisit l'effet que le comité désirait » ; et le gouvernement libéral fut sauvé, pour sauver le pays[167]. Pareille tactique fut adoptée avec un pareil succès en 1883[168]. Le représentant de Brighton s'était hasardé à introduire un amendement à propos de l'institution de la clôture, l'amendement était inacceptable pour le parti dans son ensemble, mais il y avait certains représentants libéraux dont l'appui paraissait utile à assurer. La fédération, en conséquence, se mit à l'œuvre. «Résolutions, appels, remontrances, avertissements plurent sur la tète des malheureux qui semblaient disposés à s'égarer », et l'amendement en question fut rejeté.
Nous en avons assez dit pour démontrer ce qui est d'ailleurs difficile à contester : la transformation du représentant d'une circonscription électorale en son délégué obéissant et passif. Admis comme candidat seulement par le choix et l'approbation du Caucus, dominé par l'opinion de ses électeurs au lieu de suivre ses propres pensées, il est nommé pour soutenir un programme auquel il s'est lié d'avance ; et s'il dévie de la ligne de ce programme il est tenu pour coupable de violation de parole.
[p.99]
Mais cette transformation, si importante soit-elle, n'est que l'inévitable corollaire de toute l'évolution, que ce chapitre a pour objet d'exposer. Par l'extension successive de la franchise et en même temps par l'abolition des conditions à la fois de propriété et de résidence, par la diminution de la corruption, par l'introduction du bulletin de vote, et enfin par l'organisation des partis, qui en a été à la fois la cause et l'effet, une Chambre qui, même après 1832, était principalement dirigée par une aristocratie terrienne, a été transformée en une Chambre démocratique nommée par un système très voisin du suffrage universel. Et bien loin que cette transformation ait été combattue par la classe gouvernante, on peut presque dire que celle-ci a ouvert la voie nouvelle. Sans doute il aurait été impossible, avec le temps, de résister au mouvement de l'opinion, mais la classe gouvernante ne fit aucune tentative pour lui résister, au contraire, elle se montra ardente pour le devancer. Ce fut en un moment d'apathie générale qu'elle introduisit le premier de ses bills de Réforme, et l'act de 1867, qui mit le sceau à la politique démocratique, anticipa plutôt qu'il ne retarda sur l'opinion moyenne du public. Rien n'est donc plus faux que l'idée que l'aristocratie a fait obstruction à la réforme ou qu'elle n'a cédé qu'à la pression écrasante d'un mouvement [p.100] populaire. En 1884, il est vrai, une pareille pression se produisit, mais c'est 1867 et non 1884 qui est le tournant du mouvement, et le bill de 1867 fut introduit moins pour satisfaire l'opinion publique que, pour donner suite à la série des mesures dont la Chambre elle-même avait pris l'initiative et pour remplir les engagements, souscrits par une série de gouvernements.
D ailleurs, il ne fut jamais dans l'intention de ceux qui entreprirent la réforme de la pousser au point où l'on est actuellement arrivé. Admettre à l'électorat les citoyens capables et à la Chambre des représentants de tous les intérêts du pays, ce fut l'objectif unique et commun des Whigs et des Tories et si, en suivant cette politique, ils furent conduits progressivement au suffrage universel, ce ne fut en aucune façon le but qu'ils désiraient atteindre. Encore moins voulaient-ils ou prévoyaient-ils la prépondérance de la Chambre représentative arrivant à un tel degré qu'elle mît en danger les attributions ou l'existence même de la Chambre des Lords. Ils croyaient en la théorie constitutionnelle de la balance des trois pouvoirs, au moment même où ils s'y prenaient de leur mieux pour en rendre la pratique impossible ; et ce qu'ils accomplissaient en fait, non seulement n'était pas l'exécution d'un plan concerté par eux, mais était le contraire même de leurs principes et de leur volonté.
[p.101]
Si donc nous voulons retracer l'évolution de 1832 à 1884, nous pouvons la présenter rapidement comme il suit : une classe gouvernante, dans laquelle l'aristocratie terrienne exerce l'influence prépondérante, retient ses pouvoirs essentiels, mais est ébranlée dans ses convictions et dans sa foi, et, sans intention délibérée d'accomplir une révolution, ou au moins de la pousser jusqu'au bout, par simple absence de conviction, devient incapable de rester dans l'immobilité. Ayant abandonné ses principes fondamentaux, elle n'arrive pas à se fixer elle-même de nouveau. En présence non d'une force supérieure, non d'une pression populaire irrésistible, mais d'une tendance générale de l'opinion avec laquelle elle se trouvait en partie en sympathie, elle céda parce qu'elle ne rencontrait en elle-même aucun principe de résistance. Ce mouvement, qu'en principe elle admettait, elle fut incapable d'exercer une influence sur sa rapidité et sa direction. Les limites et les obstacles qu'elle se préparait à apporter, elle se préparait également à les abandonner, et sans idées déterminées, sans y donner son adhésion, presque sans le sentir, elle abdiqua entre les mains d'une démocratie contre laquelle elle n'avait jamais cessé de protester.
La révolution opérée dans le gouvernement central, et que nous venons de décrire fut accompagnée comme il fallait s'y [p.102] attendre d'une transformation pareille des institutions locales. Essayer une sorte d'histoire de cette réforme, ou la description détaillée de ces institutions dans leur état actuel, cela sort du but du présent ouvrage. Il est nécessaire, cependant, de compléter ce que nous avons dit sur le développement de la Chambre des Communes en exposant sommairement quels sont le caractère général et le résultat des changements correspondants de l'administration locale.
Sous le régime aristocratique tout le gouvernement intérieur du pays (à l'exception importante près des villes à chartes) était concentré dans les justices de paix. Cet office était réservé aux riches par une condition de propriété et était donné sur la recommandation du lord lieutenant du Comté. En fait, il était exercé par les gentilshommes campagnards, de sorte que la même classe dominait à Westminster, dans la paroisse et dans le comté ; et c'était même là, pour certains historiens, ce qui constituait la force et l'efficacité du système du XVIIIe siècle.
En effet, la fonction de juge de paix n'était pas seulement judiciaire mais administrative, la justice de paix ne constituait pas uniquement alors, comme aujourd'hui, le tribunal chargé de juger les délits les moins importants, mais elle était chargée de l'ensemble des services publics de la contrée.
[p.103]
Hôpitaux et prisons, chemins publics, forêts et pêches, règlement des salaires, octroi de licences, surveillance de la police, en général soin de la salubrité publique et de l'ordre, tout cela se trouvait renfermé dans la charge du juge de paix et cette charge était si honorablement remplie qu'il était rare de trouver, même dans les attaques les plus vives contre le gouvernement aristocratique, une critique sérieuse et générale contre la probité ou la capacité de ces magistrats sans traitement. Il y eut des abus, sans doute, particulièrement en ce qui concerne les lois sur la chasse ; les Allworthys, comme nous le savons par Fielding, avaient leur contre partie et leur complément dans les Westerns, mais l'histoire, somme toute, n'a pas récusé l'ancienne sentence de Coke disant que l'autorité de la justice de paix est « un instrument de gouvernement subalterne tel pour la tranquillité et le repos du royaume qu'aucune partie du monde chrétien ne possède l'équivalent de cette juridiction même là où elle fonctionne régulièrement »[169]. Ce qui confirme [p.104] ce verdict, c'est que la transmission des pouvoirs administratifs des justices de paix à des autorités électives a été accomplie, plutôt pour obéir à la théorie générale du gouvernement représentatif, que pour donner satisfaction à l'idée que l'administration sous l'ancien système avait fait preuve d'insuffisance ou de corruption[170].
[p.105]
Si, cependant, nous passons de l'administration du comté à celle des villes, nous rencontrons une situation toute différente où l'on peut en toute vérité dire qu'avant la date du premier Bill de Réforme, les institutions existantes étaient complètement tombées en décrépitude. Les bourgs établis en corporations par des chartes donnaient le plus bel exemple des inconvénients du gouvernement par une classe privilégiée qu'on put rencontrer en n'importe quel autre lieu sous le régime aristocratique. Mais dans ce cas la classe privilégiée n'était pas l'aristocratie mais un corps formé des premiers de la classe moyenne.
Le rapport de la commission nommée en 1855 pour s'occuper des corporations municipales, contient un exposé détaillé et minutieux des abus, qui [p.106] s'étaient révélés sous les chartes existantes. Sans doute, il y avait des exceptions heureuses, mais au total le rapport est une condamnation sans compromis et sans réplique. Il en résulte que les corporations en général étaient des corps séparés et exclusifs comprenant un directeur, qui communément s'élisait lui-même et un nombre de citoyens minime par rapport à la population totale de la ville, et fréquemment tirés de la classe la plus pauvre et la plus vénale[171] ; que les conseils étaient en général exclusifs dans leur constitution politique et qu'en particulier il était rare qu'un dissident ou un catholique romain y trouvât un siège ; que le résultat de cet état de choses avait été l'éclosion de nombreux abus, qu'il y avait eu des cas par exemple où les charges corporatives avaient été traitées comme une occasion de patronage, où les magistrats élus dans les conseils et par eux avaient été incompétents et partiaux[172], et où la police s'était montrée incapable, [p.107] même en temps de calme, pour maintenir l'ordre même dans des conditions élémentaires, pendant, d'une manière générale, que les services d'éclairage, de pavage et les autres services urbains étaient si négligés par les corporations qu'on avait dû les transférer à des commissaires spéciaux.
Ces observations générales s'appliquent particulièrement à la ville de Leicester qui peut servir à les illustrer. Là la corporation et tous ses magistrats dans tous les services étaient rigoureusement tory et aucun dissident n'avait été admis dans la corporation, ou n'avait pris part à ses faveurs. On refusait d'établir un exposé complet des comptes de la corporation et ce n'était pas l'habitude de les publier, mais il était évident qu'il y avait eu des dépenses illégitimes et que des terres de la corporation avaient été aliénées au profit personnel de certains membres de la corporation ; « en tant qu'admistrateurs des deniers publics, disent les commissaires, il est impossible de parler des autorités de la corporation autrement qu'avec des paroles de blâme ». La ville était insuffisamment gardée [p.108] et éclairée, l'organisation de la prison était défectueuse et la police était tellement dominée par les préoccupations politiques de ses chefs que tout homme de l'opposition pensait voir dans tout officier de paix un adversaire armé. Les faveurs officielles étaient réservées à ceux qui soutenaient les candidats de la corporation aux élections. La capacité des magistrats était douteuse, et l'opinion générale était que leurs adversaires politiques ne pouvaient obtenir d'eux justice.
Si tel était l'état des choses dans les localités administrées par les corporations, la situation était encore pire dans les grandes villes, ou dans les faubourg des villes qui s'étaient développés, sans qu'on eut rien prévu pour leur administration, en dehors de l'organisation habituelle de la paroisse et du comté. À Bedminster, par exemple, faubourg de Bristol avec une population de 13.000 habitants, la police ne comprenait qu'un chef constable, un sous-constable et 5 officiers de paix, et il n'y avait aucun règlement pour l'éclairage et le pavage d'une partie de la paroisse de 21 milles de circonférence[173], Toxteth Park, faubourg de Liverpool de 25.000 âmes, n'avait que 4 constables, pas d'assemblée paroissiale élue, pas de règlement pour la police, l'éclairage ou le [p.109] pavage des rues, ce faubourg était devenu « le rendez-vous des pires brigands de Liverpool », et on le décrivait « comme n'étant qu'un lieu d'immunité pour le crime »[174].
Mais le plus remarquable cas de ce genre est celui de la Métropole. Les énormes et populeux faubourgs, qui avaient grandi autour de la cité de Londres, n'avaient, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, aucune autre organisation que celle d'un district de comté ordinaire. L'exécution de la loi était confiée à un juge de paix non rétribué et la police au constable des différentes paroisses. Le résultat fut une complète révolution dans cette organisation. La justice tombe dans les mains d'une classe d'hommes inférieurs, qui, ne recevant pas de salaire pour leur travail et n'ayant pas de moyens personnels suffisants, furent poussés à lever une sorte d'impôt par extorsion. Ils étaient connus comme des « juges vénaux » et leur procédure fut pittoresquement décrite par un témoin interrogé par la commission de 1816. « À cette époque, c'était une affaire commerciale et il y avait juge et juge. Le juge Welch, dans Litchfield street, était un grand homme à ces jours-là et le vieux juge Hyde, et le juge Girdler, et le juge Blackborough, un juge vénal à Clerkenwell green et un vieux quincailler. Le moyen qu'ils employaient était de ne pas [p.110] envoyer en prison les pauvres diables pris dans la rue et de les mettre en liberté sous caution moyennant une somme de 2 sh. 4 p. que le magistrat empochait, et par exemple on prenait 100 filles, cela faisait à 2 sh. 4 p. par tête, 11 livres 13 sh. 4 p. Ils n'envoyaient personne en prison, mettre tout le monde en liberté sous caution valait bien mieux. C'était un grand bonheur pour le public de demeurer loin de ces hommes qui ne trouvaient rien de mieux que d'encourager les polissons, les gens vicieux et les voleurs, cela ne fait pas de doute »[175].
L'état de la police était aussi défectueux et peu satisfaisant. Sa réglementation était abandonnée aux habitants de chaque paroisse. Et le résultat était que « tandis que dans quelques paroisses la sécurité était bien assurée, dans d'autres elle était très insuffisante et dans beaucoup il ne paraissait pas qu'elle fût le moins du monde garantie ». À Spitalfields, au commencement du siècle, « il se commettait des déprédations, le peuple ne pouvait pas circuler dans les rues, la police du district était insuffisante pour sa protection » et le district de Kensignton, d'une circonférence de 50 milles, n'était pourvu que d'une garde de 6 constables[176].
Le mal était si sérieux que des années avant le [p.111] premier bill de Réforme il attira l'attention du gouvernement. À Londres, les premiers postes de police furent organisés en 1792, et en 1827 la police métropolitaine fut organisée dans sa forme actuelle. Ailleurs, il était de coutume pour les villes d'avoir recours à des acts locaux, par lesquels l'éclairage, le pavage, la police et leurs autres services publics étaient remis aux soins de commissaires spéciaux. Dans cette voie les plus pressantes nécessités furent satisfaites. Mais la refonte complète de tout le système du gouvernement local ne fut ni tentée ni envisagée par l'aristocratie ; ce fut la tâche d'une série de Parlements après la réforme.
Un des premiers pas dans cette transformation fut l'act concernant les corporations municipales de 1835. Par cet act, les anciennes corporations, avec leurs privilèges et exemptions furent abolies, l'électorat municipal fut octroyé à tous les habitants payant l'impôt et le gouvernement des villes de corporations fut confié à des conseillers choisis par les nouveaux électeurs et à des aldermen choisis par les conseillers. Le principe démocratique régnait ainsi d'une façon plus complète dans la constitution de ces nouvelles corporations que dans celle du parlement réformé. Il était pourtant troublé dans son application par l'introduction de la condition du paiement de l'impôt, et par l'exigence d'une propriété notable pour les conseillers et les aldermen. Et même [p.112] ainsi l'act sur les corporations municipales est une dérogation à la politique générale adoptée pendant le demi-siècle qui suivit le Bill de réforme. Dans presque tous les départements du gouvernement local jusqu'en 1888, deux tendances se découvrent clairement. La première consiste à augmenter plutôt qu'à diminuer les pouvoirs administratifs des juges de paix, la seconde, en ce qui concerne les corps élus par le peuple, à donner une influence prépondérante à la propriété.
En ce qui concerne le premier point nous trouvons que les juges de paix furent faits d'office membres du Conseil des gardiens établi en 1834 ; par assimilation des administrations sanitaires rurales aux Conseils des gardiens ils obtinrent dans ceux-là la même position ; de même ils siégèrent d'office dans les Conseils des voies publiques instituées en 1862 et on leur confia la surveillance de la police de comté établie en 1856.
En ce qui concerne le second point, nous voyons que toutes les fois qu'on créa une nouvelle autorité élective, on prit l'habitude d'adopter le système du vote plural, c'est-à-dire de donner à chaque électeur un nombre de voix (ne dépassant d'ailleurs pas 6) en proportion de la valeur de propriété pour laquelle il était imposé. Ce système fut employé, par exemple, pour l'élection du Conseil local, du Conseil des gardiens, et de même pour toutes les élections [p.113] faites par les Vestry. La seule exception notable à ce système se trouve dans l'act sur l'instruction élémentaire (1870), sous lequel tous les imposés également, quelle que fut leur propriété, eurent autant de voix qu'il y avait de membres du Conseil à nommer.
Le même souci des intérêts de la propriété se manifeste dans les règlements qui concernent ceux qui peuvent être investis de fonctions. Pour être Gardiens des pauvres, ou membres du Conseil local, et Conseillers des towns (sous l'act de 1835) une condition de propriété était exigée, et dans les deux derniers cas elle augmentait selon la population du district à administrer.
Évidemment alors, pendant les 50 années qui suivirent le premier Bill de réforme, il n'y eut aucune tentative d'application radicale et suivie de la théorie démocratique au gouvernement local. Au contraire, en fait, d'un côté on s'efforçait de préserver et d'étendre l'autorité aristocratique de la justice de paix, et de l'autre de donner aux habitants, en ce qui concernait les conseils élus, une influence proportionnelle à leur capacité de contribuables.
Mais dans les dix dernières années cette pratique a été tout à fait renversée. Les acts sur l'Administration locale de 1888 et de 1894 sont des acts qui détruisent le règne des gentilshommes campagnards et [p.114] des contribuables. Les juges de paix ont été privés de presque toutes leurs fonctions administratives ; on a supprimé leur participation d'office aux divers Conseils ; ils ont été privés de leurs fonctions de surveillants dans les paroisses rurales, et, en partie, du contrôle de la police[177] ; de tous les services publics qui ont passé par leurs mains ils n'ont retenu que très peu de chose, et à une exception près rien d'important. Cette exception est l'octroi et le transfert des licences pour les liqueurs.
De plus, tout le système du vote plural a été supprimé. Ni les électeurs ni les membres des Conseils de comté, de district et de paroisse ne sont soumis à aucune condition de propriété, et tout électeur a un vote, et n'a qu'un vote. Le Conseil de district prend la place dans les districts urbains et ruraux des autorités sanitaires autrefois élues d'après le. système du vote plural ; dans les districts ruraux, les conseillers de district sont également gardiens des pauvres, et dans les districts urbains les gardiens sont élus d'après les mêmes conditions que les conseillers de district.
Le résultat total de tous ces changements est en résumé le suivant. Les pouvoirs administratifs des juges de paix ont presque disparu ; les services publics [p.115] de la paroisse et du comté et dans une large mesure également des villes, y compris l'assistance des pauvres, le soin de la santé et de la salubrité, les chemins publics, les haies, les asiles, les écoles industrielles, les permissions pour la danse et la musique, en même temps que la perception du droit des pauvres et de toutes les autres taxes locales, ont été transférés à une hiérarchie de corps représentatifs populaires dont les électeurs et les élus ne sont soumis à aucune condition de propriété. Dans l'administration locale comme dans le gouvernement central, l'aristocratie terrienne a été chassée de ses positions ; il en a été de même de la portion la plus riche de la classe moyenne, et si la propriété a conservé quelque influence supérieure, ce n'est pas par le fait de la loi, directement, mais indirectement en raison de son importance sociale et économique.
[p.116]
L'évolution démocratique de la Chambre des représentants telle qu'elle a été décrite dans le précédent chapitre, ne pouvait faire autrement que d'affecter la position de la Chambre des Lords. La théorie constitutionnelle soutenue pendant le XVIIIe siècle, n'a, il est vrai, jamais été formellement abandonnée ; et c'est encore la doctrine orthodoxe et officielle que les trois pouvoirs de l'état sont égaux et coordonnés. En pratique, il est généralement admis que la prédominance appartient aux Communes et la seule question à résoudre est de savoir si et jusqu'à quel point son absolutisme peut trouver une limite dans la Chambre haute. La théorie selon laquelle tout pouvoir vient du peuple, quoiqu'elle n'ait pris corps en aucun acte public, [p.117] est parvenue à se faire accepter tacitement par tous les partis, non il est vrai comme une vérité éternelle et absolue, mais comme la formule politique qui correspond aux conditions pratiques du gouvernement en Angleterre et dans la majorité des États de l'Ouest. Les pairs ne font plus valoir leurs droits en se présentant comme un corps politique indépendant et coordonné ; ils reconnaissent que « la volonté du peuple » quand elle s'est une fois bien prononcée doit faire loi ; et s'ils font opposition aux Communes, c'est, ostensiblement, en se fondant sur l'idée que la Chambre des représentants représente mal la nation. Cette situation nous est devenue si familière que nous arrivons difficilement à voir qu'elle implique une révolution dans la théorie constitutionnelle. Le même système politique qui a servi, durant le XVIIIe siècle, d'instrument pour le gouvernement de l'aristocratie est devenu, sans que ses formes subissent aucun changement, le véhicule de la démocratie ; et la suprématie qui, dans la pratique, appartenait, indirectement au moins, aux Lords, passa par une insensible évolution aux Communes.
Dans ces nouvelles conditions d'ailleurs, le système ne fonctionne pas aussi doucement ni aussi harmonieusement que jadis. La prédominance des Lords sur les Communes était garantie par leur représentation [p.118] indirecte dans la Chambre basse, celle des Communes sur les Lords n'est garantie que par a supériorité de sa force. Et la conséquence est que depuis l'acte de Réforme de 1832, les deux pouvoirs sont entrés fréquemment en conflit, et quoiqu'avec l'accroissement de la popularité de la Chambre des représentants les pairs se soient vus de plus en plus dans l'obligation de céder, cependant ils ont conservé une force de résistance encore suffisante pour rendre difficiles et tendues leurs relations avec les Communes.
Tout cela fut prévu avec clairvoyance par les Tories de 1832, quoique leurs opposants Whigs demeurassent à ce sujet dans une ignorance caractéristique. Reconnaissant que le jeu de la constitution n'avait été rendu possible jusque-là que par la suprématie exercée dans les deux Chambres par une seule classe bien homogène, ils comprenaient qu'à séparer les Lords et les Communes pour en faire des pouvoirs réellement indépendants, on devait arriver à créer des frottements intolérables dans la machine politique sinon à l'arrêter complètement. « Il n'est personne ici, dit le duc de Wellington, qui, considérant ce qu'est le gouvernement du Roi, des Lords et des Communes, et le détail de son fonctionnement, ne doive reconnaître que le gouvernement deviendrait impossible si ses trois branches étaient séparées, indépendantes l'une de l'autre, et [p.119] agissaient sans subir l'action des influences existantes[178]. » Cette prédiction s'est vérifiée dans son esprit, sinon dans sa lettre. Le gouvernement n'est pas devenu impraticable mais il est devenu bien plus difficile qu'il n'était. Les bills rendus par les Communes ont été constamment rejetés ou modifiés par les Lords, et l'antagonisme est devenu si fort à la fin entre les deux pouvoirs que le parti, qui se présente comme le parti populaire, se présente comme le partisan de l'abolition sommaire du veto de la Chambre haute.
Le conflit s'est élevé immédiatement après le premier act de Réforme. Dès 1834 la première proposition fut faite en faveur d'une réforme de la constitution de la Chambre des Lords par la « suppression des prérogatives législatives et judiciaires des archevêques et évêques de l'église établie » dans cette assemblée. Cette bienveillante proposition était due à l'initiative des non conformistes, et était dirigée contre l'église plutôt que contre les pairs. Mais les hostilités avaient déjà commencé d'un autre côté et sous d'autres inspirations. L'opposition réitérée des Lords aux mesures prises par la Chambre basse atteignit son maximum avec les amendements qu'ils apportèrent au bill de réforme des corporations d'Angleterre. Le gouvernement [p.120] dans cette occasion céda assez à contre-cœur ; et les radicaux furent amenés à parler un langage qui devançait la rhétorique de 1894. La Chambre des Lords, déclaraient-ils, était un « corps irresponsable, un corps aux intérêts absolument opposés à ceux de la nation », ce corps « arrêtait, entravait, insultait, foulait aux pieds, méprisait et tournait en dérision le peuple », une « oligarchie injuste et égoïste » ne pouvait pas être admise plus longtemps à défier « les sentiments unanimes et les opinions du peuple » ; et tant que les pairs retiendraient leur pouvoir la paix serait impossible en Angleterre[179]. Les relations entre les deux Chambres furent à cette époque si tendues que ce ne furent pas seulement les radicaux, mais même des membres de la Chambre haute elle-même qui doutèrent de la possibilité de maintenir leurs propres pouvoirs. Le duc de Richmond déclarait à Greville qu'il « pensait que la Chambre des Lords était à peu près finie »[180], lord Lyndhurst dit qu'il n'y avait « aucune chance de la voir vivre encore 10 ans »[181] ; et lord Abercromby pense avec désespoir qu' « aucun corps ne peut se [p.121] relever de l'état de mépris dans lequel elle est tombée[182] ».
Cependant les Pairs n'ont pas seulement survécu à cette crise, mais ils ont si bien reconquis leur position, que, 30 ans plus tard, Bagehot pouvait déclarer avec son dogmatisme axiomatique que « peu de choses sont moins probables qu'une révolution détruisant la Chambre des Lords » et que le danger réel est qu'elle décline et s'atrophie par le fait de la sécurité absolue de sa position[183]. Prophétie d'ailleurs aussi peu fondée que la précédente. L'élargissement de l'électorat par l'act de 1867 et le redoublement de vigueur de l'action radicale qui le suivit mirent une fois de plus en relief l'antagonisme latent entre les deux Chambres, jusqu'à ce qu'enfin en 1884 on en arrivât à une rupture ouverte et violente. Les Lords refusèrent d'accepter le bill de franchise de cette année jusqu'à ce qu'ils fussent en possession du plan de répartition des sièges parlementaires. Leur attitude souleva une tempête d'indignation. M. Gladstone cita Shakespeare à la Chambre[184] ; M. Morley imagina la fameuse formule «mend or end » (se réformer ou en finir)[185].
[p.122]
La Fédération Nationale Libérale, dans le style qui lui est particulier, déclara : « que le refus par la majorité égoïste d'un corps irresponsable et non représentatif de donner effet à une mesure d'affranchissement approuvée par la grande majorité de la Chambre des Communes et finalement adoptée sans vote dissident est un exercice injustifiable et intolérable des pouvoirs de révision confiés à la Chambre des Pairs et constitue un défi direct pour le commencement d'un conflit qui ne peut cesser que par une modification des attributions législatives de la seconde Chambre, qui la mette en harmonie avec les principes du gouvernement populaire et représentatif[186]. » Enfin M. Labouchère proposa à la Chambre « que, étant donné que le parti conservateur est en mesure, et cela pour longtemps, grâce à sa majorité permanente à la Chambre des Lords, d'altérer, de combattre, de retarder une loi, quoique cette loi ait été proposée par les conseillers responsables de la couronne, et approuvée par la nation parlant par ses représentants élus, il est désirable d'apporter les changements susceptibles de remédier dans les relations des deux Chambres du Parlement à l'état de choses actuel[187] ». Le conflit se termina par un compromis considéré par les Libéraux [p.123] « comme une capitulation des pairs devant le peuple[188] », et parles Tories comme une capitulation du peuple devant les pairs. Mais la Chambre des Lords n'avait trouvé là, comme on l'en avait averti, que « répit et non pardon[189] » ; et quelques années plus tard, en 1891, nous trouvons le « réforme ou fin » adopté par le fameux programme de Newcastle. En 1893 elle culbuta le bill de Home Rule; et en 1894 la conférence libérale de Leeds adopta une résolution en faveur de l'abolition de son veto. Le pays, il est vrai, se montra peu disposé à adopter cette proposition, mais le fait qu'elle a été acceptée par les délégués d'un des grands partis est bien l'indice du changement survenu dans les relations entre les pouvoirs héréditaire et représentatif.
Les pairs qui, avant l'act de Réforme, étaient le pivot du gouvernement, tombèrent par le développement des Communes en une position d'insécurité telle que la question n'est plus de savoir s'ils doivent conserver une influence prédominante, mais s'ils doivent conserver quelque part dans le gouvernement, et ce qui constituait un organe essentiel dans une association de trois pouvoirs peut être considéré comme arrivé par sa décadence à l'état de simple résidu dans une société purement démocratique.
[p.124]
Une pareille supposition, cependant, est quelque peu prématurée. Elle est fondée essentiellement sur la thèse que le principe héréditaire est incompatible avec le principe de la représentation populaire. Ceci peut être ou ne pas être vrai ; mais par soi-même cela ne pèse pas beaucoup pour un peuple aussi indifférent à la logique et aussi attaché à la tradition que le peuple anglais. Un autre et plus sérieux argument en faveur de cette opinion que la Chambre des Lords est. arrivée à un état précaire se trouve dans l'accusation sans cesse renouvelée contre elle, qu'elle a agi depuis 1832, et que vraisemblablement elle continuera à agir dans un esprit qui n'est pas celui d'une assemblée nationale mais celui d'une caste étroite et égoïste. À ce point de vue il est intéressant d'examiner et de caractériser rapidement son action depuis le moment du premier act de Réforme.
La clé de la politique de la Chambre haute durant la période que nous considérons doit être cherchée dans sa position historique. Tandis que le caractère de la Chambre des Communes a été transformé par les modifications successives de la constitution, les Lords ont conservé, ou du moins ont eu plus de peine à modifier, les traditions et les préjugés de la vieille classe gouvernante. Champions naturels du pouvoir aristocratique dont ils étaient les représentants héréditaires, ils s'opposèrent de toutes leurs forces au [p.125] bill de Réforme de 1832 et ne cédèrent en fin de cause que devant l'intervention de la Couronne. En agissant ainsi ils ne firent que leur devoir. Ils prévoyaient que si le bill passait, il conduirait finalement à la démocratie, et ils pensèrent que la démocratie serait la ruine de l'État. Leur action en cette crise, quoiqu'on puisse penser de son opportunité politique, était conforme et appropriée à la position qu'ils occupaient. Ce n'est qu'après l'adoption du bill que la question se présente de savoir s'ils surent s'adapter à la nouvelle situation qui leur était faite dans l'État. Car l'act de réforme impliquait, nous l'avons vu, l'avènement de la démocratie et par suite de tout ce que la démocratie implique elle-même, c'est-à-dire l'abolition des privilèges dans l'église et dans l'état et un renversement corrélatif des « institutions établies et des droits prescrits ». Mais ce que les pairs se trouvaient représenter, c'était précisément des privilèges. Par leur naissance, par leurs traditions, par leurs instincts, par leurs hauts faits dans le passé, par tout ce qui était bon comme par tout ce qui était mauvais en eux, soit comme individus, soit comme classe, ils étaient attachés aux idées et aux institutions du XVIIIe siècle.
L'ordre auquel ils appartenaient avait assuré la paix intérieure de l'Angleterre, et établi son empire à l'extérieur, il avait présidé à une période grande et illustre dans le domaine de la littérature et des [p.126] arts comme de la politique, il avait conquis et développé de magnifiques richesses, sans lien abandonner de sa force, et sans même oublier, dans la possession d'un pouvoir non disputé, les devoirs féodaux et patriarcaux, qui sont le complément des privilèges. Qu'un tel ordre, arrivé à un pareil degré de perfection, fût destiné à disparaître, que son glas fût justement sonné en 1832, c'était une idée qu'une aristocratie aussi capable et aussi forte devait difficilement être susceptible de comprendre. L'act de réforme, elle le sentait, était dangereux, mais elle s'y résigna en pensant qu'il ne devait pas être fatal. À la transformation démocratique que la Chambre des Communes rendait possible, plutôt qu'elle ne l'achevait, elle opposa la masse imposante d'une grande tradition. Les droits de la propriété, les droits des classes, les droits de l'église établie, étaient les vrais fondements de la construction que l'ordre de la pairie avait édifiée et maintenue, à la défense de laquelle elle se ralliait avec la ténacité et le zèle, non seulement de l'égoïsme personnel, mais d'une foi politique[190].
[p.127]
Mais cette attitude des Lords, quoiqu'assez compréhensible, devint, avec le cours des événements, de moins en moins appropriée à la situation nouvelle des choses. La Chambre des Communes se transformait elle-même en une assemblée populaire, et il en résultait comme corollaire, que les pairs, pour être en harmonie avec les conditions nouvelles, devaient arriver à être considérés, et à se considérer eux-mêmes, non comme un état séparé, mais comme l'un des organes de l'état démocratique. Mais cela impliquait un renversement de toutes leurs manières devoir. Au lieu de se considérer eux-mêmes comme les représentants de l'ancienne classe gouvernante, opposés par conséquent en principe à la nouvelle théorie politique, ils devaient accepter cette théorie, avec toutes ses conséquences, et s'appliquer seulement à trouver les meilleurs moyens de la réaliser. Qu'ils n'adoptassent et ne pussent adopter de suite une pareille conduite, cela est d'autant moins surprenant que même la Chambre des représentants, comme nous l'avons vu, ne fit guère que s'en aller à la dérive. Mais le résultat a été que rétrospectivement, [p.128] sur certaines questions, durant les 60 dernières années, la Chambre des Lords est apparue comme le champion du passé contre l'avenir, et que, à cause de ses origines, de ses traditions, de son idéal, elle a été lente à s'adapter aux devoirs de la nouvelle position où l'avait amenée la logique des événements[191].
Dès que d'ailleurs on envisage la situation à ce point de vue, ce qui semble étonnant, ce n'est pas qu'il y ait eu antagonisme entre les Lords et les Communes, mais que cet antagonisme n'ait pas été plus profond et plus prononcé. C'est, en effet, sur le point où l'on devait attendre le plus d'opposition de la Chambre haute qu'elle en a fait le moins. La démocratisation de la Chambre des Communes était le seul changement essentiel, qui impliquait et qui implique tous les autres, pourtant, contre cette transformation, la Chambre des Lords, depuis 1832, a à peine fait entendre une voix de protestation. Le bill de 1867 sortit des Communes radicalement modifié, toute limite et toute restriction avaient été balayées, la houssehold franchise, pure, simple, était établie [p.129] dans les bourgs, avec l'inévitable corollaire de son extension postérieure aux comtés. C'était le moment ou jamais pour les Lords, d'affirmer leur prérogative. La combinaison de 1832, garantie comme finale, était troublée ; la brèche était élargie pour favoriser l'avènement de la démocratie dont le principe était incompatible avec le leur, toutes leurs traditions, tous leurs préjugés, leur véritable conception de l'État les invitaient à la résistance contre ces innovations. Et que firent-ils, ils recommandèrent aux Communes les droits des minorités, l'usage du bulletin de vote, et la réduction de la copyhold franchise dans les comités, au chiffre d'abord adopté par le gouvernement. Ils adoptèrent sans changement la houssehold franchise pour les bourgs, ils adoptèrent sans changement le suffrage pour les 10 l. dans les comtés et le seul amendement qu'ils réussirent alors à introduire dans l'act fut celui qui avait pour but de protéger la minorité dans quatre grandes villes, amendement qui était si loin d'être opposé au principe démocratique que, comme le comprenaient clairement les radicaux les plus intelligents, aucune vraie démocratie n'est possible sans cela.
Qu'une Chambre aristocratique, représentant les traditions d'une grande classe gouvernante, ait acquiescé à une mesure aussi fatale à sa propre domination, c'est un des paradoxes de l'histoire. Sans doute, comme d'autres paradoxes, il peut être facilement [p.130] expliqué. La mesure était introduite par un gouvernement conservateur, ses conséquences, pour certaines qu'elles fussent, étaient éloignées, et surtout la bataille, qu'on eut livrée en 1867, avait été livrée et perdue en 1832. Tout cela est admissible, mais il reste encore ce fait qu'une large extension de la démocratie fut acceptée sans hésitation par la Chambre aristocratique et que s'il y a quelque reproche à adresser aux Lords au sujet de ce Bill, ce n'est au moins pas par les libéraux qu'il devrait être formulé.
Et précisément le même phénomène se reproduisit en 1884. Les libéraux peuvent affecter de l'indignation au sujet de la conduite des pairs dans cette crise, mais pour l'historien rien n'est plus raisonnable que leur attitude. Comme en 1867, en 1884 ils ne firent pas d'opposition à l'extension delà franchise, ils désirèrent seulement que le projet d'extension fût accompagné du projet de redistribution, et refusèrent d'approuver l'un sans avoir vérifié le caractère de l'autre. Cette altitude était parfaitement légitime. Il est impossible de juger l'effet d'une extension du suffrage jusqu'à ce qu'on sache comment les nouveaux électeurs seront groupés, et les Lords ne faisaient que prendre de justes précautions contre le truquage des circonscriptions. Mais ce qui prouve évidemment que ce n'était pas contre le principe de [p.131] l'extension que leur opposition était dirigée, c'est ce fait très clair qu'aussitôt que leurs scrupules sur la question de la redistribution furent calmés ils adoptèrent le bill de franchise sans hésiter. La démocratisation des Communes fut complétée d'un coup, sans protestation contre le principe même de la part de la Chambre aristocratique.
Sur un seul point, en fait, les Lords essayèrent de s'opposer à la transformation de la Chambre basse. Ce point, c'est le bulletin de vote. Ils rejetèrent le premier bill qui leur fut envoyé, ils essayèrent de détruire le second, par l'insertion d'une clause rendant le secret facultatif.
Mais il ne manquait pas de partisans de la démocratie qui fussent hostiles au bulletin de vote, notamment le radical John Stuart Mill. Et quoi qu'il soit aisé maintenant, en regardant en arrière, de dire que les Lords eurent tort, il ne s'ensuit pas que leurs motifs fussent mauvais. Leur opposition sur un point subsidiaire ne doit pas voiler cette grande vérité générale qu'en ce qui concerne la constitution de la Chambre des Communes, les pairs ne firent aucune tentative sérieuse pour entraver le progrès de la démocratie. Sans doute, ils n'approuvaient pas ce changement, mais ils n'essayèrent pas de s'y opposer. Si leur attitude n'a pas été très fière, elle n'a pas non plus été une attitude d'obstruction, et c'est plutôt du côté des Tories que du côté [p.132] des libéraux qu'elle pourrait prêter à la critique.
Jusqu'ici, et sur cette question beaucoup plus fondamentale, nous trouvons les Lords abandonnant leurs propres traditions, et acceptant franchement le principe des temps modernes. Mais ils étaient loin d'accepter tout ce qu'il impliquait, et relativement à une catégorie de questions (questions ecclésiastiques), ils se cramponnèrent avec une telle ténacité à leur ancien idéal que c'est à ce sujet que le conflit entre les deux Chambres a été le plus continu et le plus aigu.
L'union intime des Églises et de l'État avait été, depuis la Révolution, une condition essentielle du système aristocratique. Le gouvernement qui avait été originairement établi pour préserver et perpétuer l'intérêt du protestantisme avait maintenu aussi longtemps que possible les incapacités des dissidents, aussi bien que des catholiques romains ; et quoiqu'il eut été poussé à en abandonner l'essentiel avant 1832, cependant la suprématie de l'Église établie avait été toujours maintenue. L'État était réputé reposer sur elle et ceux qui étaient hors de sa communion, quoiqu'ils fussent sans doute de bons et d'honnêtes citoyens, étaient cependant regardés comme étrangers en principe à une société dont les évêques et la dîme étaient un fondement. Cette manière de voir qui était fortement représentée même dans la Chambre des [p.133] Communes réformée, domina les Lords tout au cours du siècle. Quoique le principe de l'exclusion ait été définitivement abandonné avec l'émancipation des catholiques, cependant cette tradition était encore toute puissante dans la Chambre aristocratique, et il n'y eut aucune question sur laquelle Lords et Communes furent aussi longtemps et aussi aigrement opposés que celle qui concernait la position de l'Église établie.
En ce qui concerne l'Angleterre, le conflit eut pour pivot deux points principaux, l'admission des dissidents aux Universités et la suppression des incapacités des Juifs. Il y avait eu longtemps union étroite entre les Universités et l'organisation politique et religieuse du pays. Elles étaient considérées comme des pépinières d'hommes d'État, d'hommes d'études et. de clergymen, qui devaient fournir et entretenir les rangs de la classe gouvernante. Et l'on adoptait avec si peu de réserve cette manière de concevoir leurs fonctions que nous voyons le Chancelier de Cambridge déclarer à la Chambre des Lords que « les Universités avaient été fondées par des personnes pieuses pour l'éducation des membres de l'Église établie et avant tout pour l'éducation de ceux qui devaient être les Ministres de cette Église ». L'exclusion des dissidents était ainsi un corollaire direct de la théorie courante [p.134] et, les admettre, c'était confesser que cette théorie ne tenait plus debout. Cette confession, les Communes la firent dès 1834 quand elles adoptèrent un bill admettant les dissidents aux Universités et à tous les degrés excepté pour la théologie. Mais, les Lords, d'accord avec les traditions de leur ordre, tinrent pour la vieille manière de voir. La conception fondamentale sur laquelle l'aristocratie avait fondé son pouvoir avait été soutenue et maintenue par l'organisation de l'Église établie et, plus particulièrement, par celle des Universités. Les séculariser, rendre l'éducation libre, c'était ouvrir la voie à une complète transformation de la société. Du dissidentisme le chemin conduit à l'indifférentisme et à l'athéisme. Toute institution, toute tradition, tout usage serait alors soumis à de nouvelles épreuves toujours changeantes. L'Église tomberait, la constitution s'affaisserait, la société elle-même se dissoudrait.
Ces prophéties, il faut le reconnaître, étaient au fond assez justes. Tout changement commencé devait inévitablement aller jusqu'au bout ; cette vérité avait toujours été aussi claire pour les Tories qu'obscure pour les Whigs. L'Église, comme l'aristocratie l'avait conçue, la constitution comme elle l'avait comprise, la société comme elle l'avait organisée, étaient indubitablement menacées par cette nouvelle orientation des choses et, représentante du XVIIIe siècle, elle était obligée de s'opposer à ce [p.135] changement. Les Tories y résistèrent aussi longtemps qu'ils le purent ou qu'ils l'osèrent. Ils rejetèrent le bill de 1834 ; et quoique par les acts de 1854 et de 1856 les dissidents fussent admis au degré B.A.[192], ils furent encore exclus des récompenses, du professorat et des corps directeurs à la fois dans les Universités et dans les Collèges. En 1867, 1869 et 1870 des bills furent envoyés aux Lords qui écartaient les incapacités subsistantes et, à chaque occasion, ils furent ou rejetés ou ajournés. Ce ne fut qu'en 1872 que les pairs furent amenés à céder, et même alors une tentative fut faite pour introduire une nouvelle distinction compensant en partie les suppressions faites.
Le même attachement héréditaire aux idées du XVIIIe siècle inspira les Lords dans leur attitude à l'égard des Juifs. Seuls parmi toutes les sectes religieuses, les Juifs restaient exclus de tous les privilèges politiques et cette exclusion, les Lords étaient bien décidés à la maintenir. Un État basé sur une Église établie, a fortiori, était basé sur le Christianisme et, pairs et Évêques s'unissaient dans le même zèle pour rejeter un bill dont l'adoption impliquait que la législation était indifférente à la foi chrétienne. Les Juifs, disait-on, étaient sous la malédiction de Dieu [p.136] et devaient rester sous celle des hommes ; ils se proposaient de retourner en Terre-Sainte, et devaient être, par suite, de mauvais citoyens. Ils pouvaient être respectables comme individus, aimés en tant que frères dans l'humanité, mais citoyens, non, et non, mille fois non[193] ! Six fois le bill pour la suppression de leurs incapacités fut envoyé aux lords : six fois il fut rejeté, et ce ne fut qu'en 1858 que le conflit arriva à se dénouer par la soumission de la Chambre haute.
Dans l'attitude des Lords, par rapport à cette question spéciale des Juifs, il y a quelque chose d'un peu burlesque et de fantaisiste[194], mais leur position est assez compréhensible. Et si elle se comprend dans les affaires d'Angleterre, encore plus se comprend-elle pour celles de l'Irlande, car là plus encore qu'en Angleterre, l'union de l'Église et de l'État avait été le point cardinal de la politique anglaise. Là la question religieuse se compliquait de la question [p.137] de race et la cause de l'Église était celle d'une classe dominante et étrangère. Depuis le temps de la Révolution toute l'énergie du gouvernement n'avait travaillé à rien moins qu'à l'extirpation de la foi catholique et quoique les derniers retranchements de cette politique eussent été abandonnés en 1829, le gouvernement de l'Irlande restait attaché à la suprématie de la secte protestante. Cette suprématie, on pouvait donc s'attendre à ce que les Lords, représentant la tradition du XVIIIe siècle, dussent la regarder comme le point essentiel à conserver. De là, tout d'abord, leur opposition, en 1876, au bill de réforme relatif aux corporations irlandaises. C'était pour assurer et favoriser les intérêts protestants que ces corporations avaient été formées. Mais maintenant, par le nouveau bill, on proposait de les rendre accessibles aux citoyens présentant une franchise de 5 livres, de les placer par là, comme l'opposition le prétendait, sous la domination des catholiques, et de faire de chaque town en Irlande un centre d'hostilité contre le gouvernement anglais. Les Lords, tout en admettant que les anciennes corporations corrompues dussent être supprimées, refusèrent de sanctionner un projet aussi révolutionnaire, et quoiqu'ils admissent le principe d'une élection populaire cependant en fixant à 10 livres la franchise, ils exclurent la masse de la population catholique. La controverse, au sujet de la réforme municipale, [p.138] dura de 1835 à 1840, et fut finalement jointe à la question des revenus de l'Église d'Irlande. Le gouvernement, corrélativement à son bill de réorganisation de la dîme, avait décidé d'affecter à des objets séculiers l'excédent qu'il en attendait. La proposition fut regardée par les Tories comme une attaque contre l'Église protestante. Elle fut rejetée plusieurs fois par la Chambre des Lords jusqu'à ce que finalement, en 1838, le gouvernement fût obligé de céder et de supprimer, dans son bill, l'article qui soulevait ces protestations.
Le répit, d'ailleurs, ne fut que momentané. En 1868, M. Gladstone présenta un bill impliquant le désétablissement de l'Église irlandaise et une fois de plus les Lords se groupèrent pour la défendre. En cette circonstance, ils n'étaient pas seulement encouragés par la tradition générale de la politique anglaise, mais par les termes de l'act d'Union[195]. Whigs et Tories avaient reconnu dans l'Église établie [p.139] une garantie essentielle de la suprématie anglaise, et son abandon était, en fait, une révolution dans la politique irlandaise. Ce qui est matière à surprise en la circonstance, ce n'est pas l'opposition des Lords, c'est la faiblesse de leur opposition. Ils rejetèrent à une grande majorité le suspensery bill de 1868, mais l'année suivante même, ils consentirent au désétablissement de l'Église et à l'abandon de sa dotation par l'aliénation d'une part de ses revenus, qu'ils avaient refusés avec succès trente ans auparavant.
Aussi loin que nous sommes remontés pour étudier la conduite des Lords, ce que nous avons trouvé, ce n'est pas l'intérêt d'une caste s'affirmant lui-même dans l'indifférence et au détriment du bien public, mais plutôt une conception de ce bien public même divergente de celle que les Communes avaient adoptée, et qu'on en est venu à adopter comme étant celle de l'État moderne. Les lords, en fait, restèrent en arrière au lieu d'anticiper sur la marche des événements, ils firent ce qui, dans l'opinion de beaucoup, est la fonction d'une seconde Chambre, ils mirent un frein à la roue du progrès ; pour avoir agi ainsi, on peut leur adresser des critiques, mais non des injures.
Mais il est un autre ordre de questions, celles qui touchent à la propriété, au sujet desquelles on peut s'attendre à ce qu'ils [p.140] aient encouru les plus graves reproches. Pour cela, il ne faut pas oublier que la Chambre des Lords est essentiellement une Chambre de Lords propriétaires, et que leur intérêt privé et personnel, non moins que leur conception héréditaire de l'État, devait faire d'eux les champions naturels de la propriété. Il ne manqua pas d'occasions où ils adoptèrent ouvertement ce principe. Ainsi, par exemple, en 1835, à l'occasion du bill pour la réforme municipale, quand les Communes abolirent sans compensation les privilèges de certaines personnes, qui étaient, ou qui, sous l'ancien régime, auraient été les hommes libres (freemen) des corporations, les Lords s'unirent pour la défense des droits acquis et le duc d'Haddington, dans un discours caractéristique « exprimait son étonnement d'entendre des notions aussi subversives concernant la propriété dans la bouche d'un premier ministre de la Couronne. Il doit suffire à la Chambre que ce qui est en question actuellement, dit-il, c'est la propriété… Des théories non vérifiées ne doivent pas engager la Chambre à consentir une chose qui ne serait ni plus ni moins qu'un vol et une spoliation[196] ».
Cette citation et d'autres pareilles peuvent naturellement faire supposer que dans les cas où la propriété, et particulièrement la propriété foncière, [p.141] était impliquée, la tendance de la Chambre des Lords devait être de sacrifier les intérêts de la nation à ceux de leur propre classe, et les radicaux ne manquent pas d'affirmer que c'est, en fait, ce qui s'est constamment réalisé. Il y a pourtant une circonstance, rarement relatée dans les discussions sur la Chambre des Lords, qui réfute d'elle-même une affirmation aussi générale ; cette circonstance, c'est l'abrogation de la loi sur les grains. Cette mesure proposée par un ministère conservateur et soutenue dans les Communes par le vote des propriétaires fonciers, passa en seconde lecture à la Chambre des Lords à une majorité de presque 100 voix. C'est là un fait remarquable qu'aucune « explication » ne peut supprimer. Le. bill, peut-on dire, était introduit par un ministère conservateur. Sans doute, mais qu'est-ce qui fit que les pairs ne l'abandonnèrent pas comme l'avait abandonné une partie de leurs partisans aux Communes. Ils furent effrayés par la ligue Anti-corn-law ? La ligue était sans doute forte, mais il n'est personne qui, à lire les mémoires de Sir Robert Peel, put imaginer que l'agitation qu'elle suscita fut le facteur décisif de la décision, soit des Ministres, soit de ceux qui les suivirent parmi les Lords[197]. Le fait était que Peel [p.142] s'était convaincu de la justice et de l'utilité de cette mesure, et qu'en majorité les pairs, adoptant sa manière de voir, consentirent à ce qui apparaissait comme une perte pécuniaire sérieuse, par amour de ce qu'ils considéraient être l'intérêt national. On peut particulièrement se rappeler l'attitude caractéristique du duc de Wellington. Dans un mémorandum adressé à Pell le 30 novembre 1845, après avoir déclaré franchement être « un de ceux qui pensent que le maintien de la loi sur les grains est nécessaire à l'agriculture du pays dans sa condition actuelle, et particulièrement à celle de l'Irlande, il arrive à dire :
« Quant à ma conduite, mon seul objectif dans ma vie publique est de soutenir sir Robert Peel comme chef du gouvernement de la reine.
« Un bon gouvernement pour un pays, est plus important que des lois sur les grains ou toute autre chose, et aussi longtemps que sir Robert Peel possédera la confiance de la Reine et du pays, et qu'il aura la force de remplir son devoir il faut le maintenir au pouvoir.
« Mon propre jugement me conduirait au maintien de la loi sur les grains. Sir A. Peel pense que sa position au regard du Parlement et de l'opinion [p.143] publique exige qu'on suive la marche qu'il recommande, si c'est le cas, je recommande instamment que le Cabinet le soutienne, et moi je déclare que je le ferai[198] ».
Quoi que l'on puisse penser de la sagesse de l'attitude ainsi prise, personne ne peut mettre en question son caractère d'absolu désintéressement. Le duc pensait que l'abolition de la loi sur les grains serait désastreuse pour l'agriculture du pays et, par suite, pour la prospérité de la classe à laquelle il appartenait, mais il faisait abstraction de cette considération, par égard pour ce qu'il considérait comme un intérêt supérieur de la nation. C'est là un fait que ne doivent pas ignorer ceux qui, actuellement, soutiennent que la conduite de la Chambre des Lords a été dominée exclusivement par des intérêts de classe. L'abolition de la loi sur les blés est probablement la plus importante mesure du siècle, c'est celle qui a le plus profondément atteint la position de l'aristocratie terrienne, et elle fut adoptée par une Chambre haute composée de landlords, à sa première présentation et à une grosse majorité. Ceux qui veulent comprendre la portée de ce fait peuvent essayer d'imaginer quelle serait la conduite d'une seconde Chambre composée de [p.144] manufacturiers en coton si l'on proposait d'imposer un droit à l'importation du coton aux Indes.
Mais il est une autre question de première importance, au sujet de laquelle on affirme que la Chambre des Lords a agi avec les tendances d'une classe à l'esprit étroit et égoïste. C'est la question de la tenure des terres en Irlande. Une série de mesures adoptées par les Communes dans l'intérêt des tenanciers furent rejetées ou amendées par les Lords, dans l'intérêt du landlord, et c'est sur ce fait que l'on fonde l'accusation en question. Le fait sans doute, d'une façon générale, est exact. Mais, d'un autre côté, on peut répondre que, en dépit de son action, cette Chambre de landlords, par l'effet de toute l'évolution législative, a eu à supporter, en ce qui concerne les terres d'Irlande, une atteinte « dans les droits de la propriété », qu'aurait difficilement acceptée un autre parti à l'exception des plus extrêmes entre les radicaux, s'il se fut agi d'une autre propriété. La question de savoir si, dans ce cas particulier, leur conduite a été bien avisée ne pourrait être résolue que par l'examen minutieux de tous les bills qui leur furent soumis en les rapprochant de la condition générale économique et politique de l'Irlande, tâche qui suffirait à occuper la vie entière d'un spécialiste. En attendant, on peut seulement dire que l'accusation [p.145] des Libéraux, quoiqu'elle puisse paraître plausible prima facie, attend encore le verdict de l'histoire.
Au total, un coup d'œil sur la conduite des lords depuis 1832, ne semble pas avoir détruit l'impression populaire qu'ils ont été dominés par un étroit esprit de caste. Ce qui le montre, c'est qu'ils sont restés en retard derrière la Chambre des Communes en ne voulant pas substituer à l'idéal national du XVIIIe siècle celui qui est probablement destiné à dominer au XXe. Je considère cette attitude comme une conséquence presque inévitable de leur tempérament et comme destinée par suite à les caractériser aussi bien dans l'avenir que dans le passé. Ceci admis, les libéraux voudraient conclure à l'abolition sommaire de leurs pouvoirs, mais je ne pense pas que cette conclusion en découle. La question de savoir à quel point nous sommes disposés à soutenir la Chambre des Lords, soit dans sa constitution actuelle, soit modifiée par une réforme, dépend de notre appréciation sur la Chambre des Communes, et la question pour nous n'est pas seulement de savoir si nous admirons la constitution et la conduite de la Chambre haute, mais si notre sentiment de désaffection pour elle est si profond, et notre confiance en la Chambre des représentants si complète que nous soyons disposés à confier à cette dernière le monopole du gouvernement.
[p.146]
Pour répondre à cette question, nous devons essayer de nous faire une idée du genre de problèmes qui se poseront vraisemblablement à l'avenir devant la Chambre des Communes et de l'esprit dans lequel cette Chambre les traitera. Nous devons, par suite, entreprendre l'examen du courant d'opinions qui se forme dans la classe ouvrière, qui constitue la majorité de la nation, et dont les idées, on peut le supposer, influenceront la politique de l'avenir.
Nous serons alors en meilleure position pour considérer d'un point de vue national quelques uns au moins des aspects du problème des deux Chambres.
[p.147]
Eu étudiant l'évolution dont l'act de 1832 constitua la première phase, nous arrivons à cette conclusion, la classe gouvernante n'eut jamais soit avant, soit après le premier bill de réforme, l'intention délibérée de réaliser l'avènement de la démocratie, à laquelle on est actuellement arrivé. Elle continua à abaisser les conditions de la franchise parce qu'ayant une fois commencé il n'y avait aucune raison particulière pour qu'elle s'arrêtât, et elle semble encore avoir difficilement compris que dans celte marche manifestement continue, elle a conduit la Société à deux doigts d'une révolution critique. Mais si nous nous détournons des débats du parlement et de la rhétorique de la Fédération Nationale Libérale [p.148] pour suivre les progrès de l'opinion dans les masses, qui étaient graduellement admises au pouvoir, nous voyons que d'un côté, aussitôt qu'elles sont arrivées à la conscience politique, elles ont adopté dès le début le programme démocratique, et de l'autre que leur objectif, en ambitionnant le pouvoir politique a été, avant tout, d'améliorer leur condition économique et que plus spécialement, non seulement dans les dix dernières années, mais aussi dans les premières décades du siècle, elles ont conçu avec plus ou moins de perspicacité une transformation fondamentale de la condition de la propriété.
Cette attitude était le résultat naturel et compréhensible de la condition à laquelle les nouvelles méthodes industrielles avaient réduit les classes ouvrières. C'est là une histoire qui a été écrite maintes et maintes fois et qu'il n'est pas nécessaire de résumer ici. Il suffit d'observer que plus la dépendance du travail vis-à-vis du capital augmentait, plus cette idée se dégageait avec suite et s'élaborait d'elle-même que son seul espoir de délivrance était dans la conquête du contrôle des moyens de production. Et quoique ce soit seulement dans la dernière décade qu'au nom de cette théorie une campagne ait été entreprise sous la forme d'une propagande collectiviste vigoureuse et systématique, ce [p.149] pendant obscurément et confusément, elle inspirait déjà les premiers mouvements révolutionnaires du siècle, et donnait une signification sociale à ce qui n'apparaissait à la surface que comme une agitation politique.
Au début même, en fait, du mouvement pour la réforme parlementaire on trouve une phase qui, quoique sans doute subsidiairement, peut être qualifiée, en prenant le mot dans un certain sens encore vague, de socialiste, — il s'agissait, en effet, d'avantager les pauvres aux dépens des riches. La seconde partie des « Droits de l'homme » de Paines est un plan combiné pour aider et instruire la partie pauvre de la population aux frais de l'État, pour établir comme impôts une taxe progressive sur la terre dans l'intention d'amener la division et la vente forcées des vastes domaines. Avec un programme moins défini, mais sous l'inspiration des mêmes idées, John Thelwall attaquait l'oppression des pauvres par les riches et en trouvait la cause dans le monopole du gouvernement appartenant à la richesse et à la puissance. Il était opposé, il est vrai, à la notion de 1' « égalité des propriétés », mais il regardait évidemment la question de la réforme parlementaire d'un point de vue plus social que politique et particulièrement il y voyait un moyen de mettre fin aux monopoles et [p.150] aux combinaisons des capitalistes[199]. L'ouvrage de Godwin était d'un genre plus académique et abstrait, mais on peut remarquer à ce point de vue que dans sa « Justice politique » (1793), qui produisit une grande impression à sa première apparition, il attribue au système de propriété en vigueur des maux en comparaison desquels ceux qui viennent du roi et des prêtres peuvent être considérés comme « vains et impuissants », et qu'il pose la maxime communiste qu'une chose « appartient selon la justice » à celui qui en a le plus besoin, ou à celui en la possession de qui elle produira le plus grand profit[200].
Nous nous sommes reportés à ces penseurs plutôt pour y trouver l'indication de la première orientation des idées de réforme vers les doctrines socialistes qu'à cause de l'influence directe et importante que l'on pourrait supposer qu'ils aient exercée sur l'opinion de la classe ouvrière. Mais il y eut d'autres écrivains qui sont, dans l'histoire des [p.151] idées, plus obscurs que ceux-ci, mais dont la propagande cependant fut plus immédiatement efficace. Parmi eux on peut noter particulièrement Thomas Spence[201], qui publia (dès 1775) un petit traité intitulé « les Droits de l'homme » dans lesquels il décrit tous les périls qui résultent pour la société de l'institution de la propriété privée du sol. « Il proposait de diviser la nation en paroisses auxquelles la terre serait inaliénablement attribuée ; la rente en serait payée par trimestres aux officiers de paroisse et après avoir pris le nécessaire pour les dépenses du pays et de l'État, le reste serait divisé également entre les paroissiens »[202]. Les propriétaires fonciers actuels seraient indemnisés non par quelque chose d'aussi vulgaire que de l'argent, mais par « la pleine possession des droits du citoyen dans le sein nourricier de la plus humaine et de la plus juste des républiques ayant jamais existé »[203]. Et ce projet millénaire était conçu d'une façon si attractive qu'aucune difficulté sérieuse n'était prévue pour l'accomplissement du changement rêvé. « L'esprit public étant convenablement préparé par la lecture de mon petit traité et converti à [p.152] ce projet, quelques paroisses voisines n'ont qu'à déclarer que les terres leur appartiennent et à former une convention de délégués paroissiaux. Les autres paroisses voisines voudront de suite, invitées à le faire, suivre leur exemple et envoyer aussi leurs délégués, et ainsi une splendide et puissante république nouvelle naîtra instantanément pleine de force »[204].
Les écrits de Spence, quoiqu'ils n'aient pas de rapport direct avec le mouvement de réforme parlementaire — car en vérité c'était plutôt à l'abolition qu'à la réforme du parlement qu'il tendait dans l'avenir — semblent cependant avoir eu une influence considérable sur les chefs radicaux de la classe ouvrière. Les années de 1815 à 1820 furent marquées par une série de mouvements révolutionnaires avortant dès leur naissance, de nombreux clubs furent formés, en apparence pour demander la réforme parlementaire, mais en réalité pour mettre en accusation tout le système social ; et parmi eux les principes de Spence semblent avoir été généralement adoptés. « Quelques-unes de ces sociétés », dit un rapport d'un comité secret des Lords (1817) « ont adopté le nom des Spencean philanthropists, et ce fut par des membres d'un club de cette espèce que les plans des conspirateurs [p.153] de Londres furent dressés, et que leur exécution fut préparée. Les principes de ces dernières associations semblent s'être répandus rapidement parmi les autres sociétés qui ont été formées et qui se forment quotidiennement sous cette dénomination ou sous une autre dans le pays. Parmi les personnes adoptant ces principes on a l'habitude de proclamer la réforme parlementaire comme indigne d'attention. Leur objectif est… une association paroissiale pour la propriété des terres, fondée sur le principe que les propriétaires terriens ne sont pas des propriétaires au fond, qu'ils sont seulement les intendants du public, que la terre est la propriété du peuple, que la propriété monopoliste de la terre est contraire à l'esprit du christianisme, et destructive de l'indépendance et de la moralité de la race humaine. Dans les réunions ordinaires de ces sociétés, qui se poursuivaient souvent jusqu'à une heure avancée, le temps était principalement employé à entendre des discours tendant à la destruction de l'ordre social, recommandant une répartition générale et égale de la propriété et en même temps s'efforçant de corrompre les esprits des auditeurs, et à détruire tout respect pour la religion. Le landlord était représenté comme un monstre qu'il fallait abattre, et le propriétaire libre comme un danger plus grand encore, tous deux étaient dépeints comme des créatures rapaces, qui tiraient du peuple 15 pences [p.154] pour chaque pain de quatre livres. Ils soutenaient que la réforme parlementaire n'était qu'une demi-mesure changeant seulement une espèce de voleurs pour une autre, et qui ne devait rien faire pour le pays de ce qui pourrait lui être utile »[205].
Ce rapport est évidemment écrit dans un esprit alarmiste et exagère probablement l'influence et l'extension de ces associations[206], mais il montre clairement que pour la classe ouvrière la question de la réforme politique a été dès le début une question de propriété. Ce fut la misère qui la lança dans la politique. Elle était convaincue que toutes ses souffrances provenaient de l'injustice des lois et que, par suite, le remède unique était la conquête du pouvoir par ceux qui souffraient. La société telle qu'elle était organisée était une conspiration combinée pour détrousser la classe ouvrière, c'était l'ordre social lui-même qu'il fallait renverser et l'instrument de « renversement c'était la réforme parlementaire ». En 1831, dit Place, l'impression, qui prévalait généralement dans la classe ouvrière, était que l'aristocratie, et par ce terme on entendait tous les riches et ceux qui n'étaient engagés ni dans une profession, ni dans un métier, ni dans le commerce, [p.155] était la cause de la modicité de ses salaires et de tous ses griefs réels ou imaginaires et le rejet du bill de réforme par les Lords fut regardé comme la preuve évidente qu'eux, « la classe improductive, étaient résolus, coûte que coûte, à continuer d'opprimer et de voler la classe ouvrière »[207].
Il en résultait que les vrais adversaires des travailleurs se trouvaient aussi bien dans la classe moyenne que dans l'aristocratie, et qu'une mesure qui étendait seulement la franchise aux housseholders de 10 livres n'était pas en définitive faite pour satisfaire leurs réclamations. Ils devaient être aussi complètement exclus du pouvoir qu'auparavant, tandis que la classe moyenne, après avoir assuré ses positions, s'allierait naturellement avec l'aristocratie contre les ennemis de la propriété. Nous verrons par suite que le Bill de 1832 fut généralement condamné par le parti extrême de la [p.156] classe ouvrière[208] et que ce fut péniblement qu'on amena ses membres les plus modérés à se joindre à l'agitation populaire, qui la fit triompher[209].
Cette attitude d'hostilité, bien loin de s'apaiser avec les effets immédiats du nouveau règlement, en fut exaspérée. Les réformateurs de la classe moyenne turent eux-mêmes désappointés et les prévisions les plus pessimistes de la classe ouvrière furent confirmées. La détresse, au lieu de diminuer continua à croître et il était évident, comme il pouvait être évident dès le début, qu'on ne pouvait attendre aucun remède du nouveau parlement[210]. En même temps [p.157] l'opinion continua à prévaloir que le mauvais gouvernement seul était la cause du mal[211]. La dette nationale, les pensions, la liste civile, l'armée permanente, les taxes demeurèrent l'objet ordinaire des attaques[212] ; et pour couronner le tout survint le grief de la loi des pauvres[213]. Tous ces abus manifestement [p.158] pouvaient être réformés ou abolis par des actes de la législature et, par suite, la domination dans la législature se présenta comme l'objet immédiat à atteindre.
Dans ce but on entreprit une nouvelle et formidable agitation. En 1836 on établit « l'Association des ouvriers de Londres », en 1837 « l'Union politique de Birmingham » fut ressuscitée et elles devinrent le foyer du mouvement chartiste. La « Charte » fut pour la première fois adoptée dans l'été de 1837 par un comité formé de 6 membres du Parlement et de 6 membres de « l'Association des ouvriers de Londres ». Ils y firent entrer les « six points » ; suffrage universel, votre secret, parlement annuel, rémunération des membres, abolition des conditions de propriété, égalité électorale des districts, — et ce fut le centre de ralliement des forces réformatrices jusque-là éparses et inorganiques[214].
[p.159]
En même temps et parallèlement à l'agitation pour une réforme plus étendue du Parlement prit naissance et se développa le remarquable mouvement dirigé par Robert Owen. Ce mouvement était définitivement socialiste et la théorie économique sur laquelle il reposait, à savoir que le travail est le seul facteur de la production de la richesse et que, par suite, en justice toute richesse appartient au travail, commença à devenir courante dans la classe ouvrière dès les premiers jours du siècle. C'est le fondement d'un petit livre publié en 1805 par Charles Hall et intitulé Les effets de la civilisation sur le Peuple dans les pays d'Europe. Après avoir posé que propriété et liberté sont incompatibles, et que tout ce qui est possédé par les riches a été produit par les mains des pauvres, l'auteur demande comme condition d'un régime économique satisfaisant d'abord que chaque homme ne travaille que dans la mesure nécessaire pour l'entretien de sa famille, en second lieu, qu'il jouisse du produit intégral de son travail[215]. Cet ouvrage, intéressant à un point de vue historique, ne semble pas avoir eu un effet dont on puisse suivre la trace, sur l'agitation politique de l'époque. Les réformes qu'il appelait étaient soit [p.160] insuffisantes, soit impraticables[216], et ses appels s'adressaient à la classe gouvernante et non au peuple. Plus importantes au point de vue auquel nous nous plaçons actuellement sont les écrits de Thomas Hodgskin qui, comme nous en informe Place[217] « circulèrent très largement» parmi la classe ouvrière depuis 1825 et qui servirent à populariser l'idée que le travail est le seul créateur et le seul légitime propriétaire de la richesse ; tandis qu'en même temps la théorie recevait une forme plus travaillée et plus systématique de William Thompson, ami et disciple de Owen[218].
[p.161]
Mais ce fut Owen lui-même qui devint le confluent des différents courants des aspirations socialistes, qu'il propagea en un torrent d'enthousiasme. Ce fut lui, qui, le premier, distingua clairement les faits politiques des faits économiques et insista sur ceux-ci comme sur les vraies causes des misères de la classe ouvrière. Tandis que Cobbet déclamait contre la dette, les taxes et les dépenses de l'administration établie, Owen mit en relief les inévitables effets de la révolution industrielle. La détresse que les politiciens radicaux attribuaient à des lois injustes était pour lui le résultat de la possession absolue des moyens de production par les capitalistes et le remède qu'il proposait était d'en transférer la propriété à des associations coopératives de travailleurs, qui partageraient entre eux tout le produit de leur travail. L'accomplissement de cette réforme devait, paraît-il, être une affaire non d'années, mais de semaines et de jours, et cette croyance engendrait en lui une ardeur prophétique qui se répandit sur le pays comme un incendie. « Nous vous déclarons, crie-t-il aux gouvernements d'Europe et d'Amérique, qu'une ère nouvelle a commencé ; et cette ère nous n'hésitons pas à la proclamer le commencement de [p.162] cette période que, sous le nom de millenium, la race humaine a si longtemps attendue[219] ». Et encore, « le Rubicon entre le vieux monde immoral et le nouveau monde moral est définitivement franchi ; et vérité, science, union, industrie et bien moral maintenant se mettent en campagne et marchent ouvertement contre les puissances unies du mensonge, de l'ignorance, de la discorde et du mal moral. Le temps est venu où le millenium prédit va commencer, où l'esclave et le prisonnier, où l'homme et la femme asservis, l'enfant et le serviteur doivent recouvrer la liberté pour toujours, où l'on ne connaîtra plus l'oppression des corps et des âmes[220] ».
L'instrument de ce millenium, comme nous l'avons déjà observé, était dans la substitution à la propriété privée et individuelle du capital, d'une propriété au profit des coopérateurs et de la collectivité. Owen et ses adeptes étaient ainsi de vrais socialistes, mais d'ailleurs ils ne participaient pas directement au mouvement en faveur de la réforme [p.163] parlementaire. Au contraire, ils lui étaient ouvertement opposés. Owen lui-même, en tant que directeur heureux d'une fabrique de coton, avait appris par expérience la valeur de l'habilité acquise dans la conduite des affaires. Il ne pensait pas que le peuple fût apte à diriger l'État ou même à en nommer les chefs. Il lui fallait, pensait-il, une éducation préalable, et il proposait de la lui donner en confiant une part à chaque individu dans la conduite de ses affaires. « L'expérience du gouvernement s'acquiert mieux en commençant par la conduite d'une affaire privée à laquelle nous sommes formés par la pratique et l'expérience, qu'en se lançant dans un océan d'affaires, sans carte qui vous guide et sans souffle de vent qui vous donne l'impulsion[221].
Son idée était d'arriver par la coordination des différents commerces à un système représentatif s'étendant à tout le pays. Dans chaque commune chaque commerce devait avoir son gouvernement intérieur, les communes devaient être groupées en districts sous des conseils élus, et des délégués des districts devaient former le parlement annuel du commerce. Du reste, le système proposé n'avait rien de commun avec le gouvernement; [p.164] c'était seulement une organisation privée dans l'État. Mais il est clair que si jamais une organisation était établie, qui dût réellement diriger toute l'industrie du pays, une pareille organisation deviendrait, en fait sinon en titre, le gouvernement. Et c'était l'idée de Owen. Les trades unions coopératives avaient pour objectif la conquête, par la seule force des faits d'abord de la suprématie industrielle, et ensuite par l'intermédiaire de celle-ci de la suprématie politique ; et on devait éliminer l'organisation gouvernementale existante non en l'attaquant directement, mais en lui en substituant une autre d'une façon aussi douce qu'irrésistible. À mesure que le nouvel organisme se développerait, l'ancien deviendrait de plus en plus rudimentaire pour finir par disparaître. « Un empire dans un empire se développe maintenant, s'écrie Owen dans la ferveur habituelle de son enthousiasme, et l'ancienne législature devra sans doute bientôt se retirer des affaires… À présent, le Parlement est utile en tant que frein et en tant que pouvoir exécutif, mais chaque année son inutilité s'accentuera jusqu'à ce que ce qu'il se dissolve enfin dans une désorganisation définitive, ouvrant la voie à un parlement de l'industrie, qui s'inspirera des intérêts de la masse de préférence aux intérêts de quelques-uns[222]. »
[p.165]
On voit assez clairement la distance qu'il y a entre Owen et les avocats de la réforme parlementaire.
Il avait pour objectif direct une organisation économique et accessoirement, seulement le pouvoir politique ; les autres tendaient au pouvoir politique et accessoirement à une organisation économique. Mais, comme nous l'avons déjà fait ressortir, le mouvement pour la réforme parlementaire, quoiqu'il ne fût pas appuyé par Owen et les socialistes, était toujours dirigé, en ce qui concernait les classes ouvrières, d'une façon vague, il est vrai, vers des fins économiques. Les ouvriers demandaient le droit de vote avant tout parce qu'ils étaient en état de détresse, et ce qu'ils attendaient de l'usage du vote c'était tout d'abord un remède à leur détresse. Aussi, quoique les socialistes, en tant que corps, fussent indifférents à la réforme parlementaire, les réformateurs chartistes n'étaient pas indifférents au socialisme. Au contraire, ce n'était que comme moyen de transformation économique qu'ils cherchaient à dominer le Parlement, et, par suite, nous voyons les « Poor Man's Guardian », le principal organe des ouvriers radicaux, blâmer d'un [p.166] côté les disciples de Owen de leur abstention de la politique, mais réclamer d'ailleurs le suffrage universel non seulement comme un droit abstrait, mais comme le seul moyen pour les trades-unions et les socialistes d'atteindre leur but. La suprématie politique, déclarent-ils, est la clé de toute la position, qu'on la conquière et il sera loisible à la classe ouvrière de reconstruire tout l'édifice social. « Elle pourra abolir, ou refaçonner toutes les institutions de l'Église et de l'État, elle pourra changer tout le système commercial, elle pourra substituer le billet de travail à la vicieuse concurrence actuelle et rendre ainsi l'usure impossible, elle pourra organiser le travail en commun et la possession en commun, ou elle pourra s'arranger pour échanger les produits dans des conditions équitables, au moyen d'agents salariés, en se passant de l'intervention d'illégitimes intermédiaires qui sont le fléau de la société. Par ces moyens et d'autres semblables elle pourra silencieusement mais efficacement régénérer le monde[223]. »
Tandis que, d'ailleurs, les chartistes étaient d'accord sur leur but général, qui était d'une façon ou d'une autre de mettre fin à la pauvreté, ils ne semblaient pas accepter en bloc la conception de Owen [p.167] sur les causes économiques de leur détresse ou ses remèdes possibles. Politiquement, ils arrivaient à formuler un programme défini, et à en faire le centre d'une vigoureuse agitation, mais économiquement leurs idées devenaient de plus en plus contradictoires et obscures. Le Chartisme, comme mouvement politique, était assez précis avec les six points inflexibles de son programme, mais quoiqu'il fût inspiré par la misère du pauvre, qui était sa raison d'être, et quoique ce fût pour venir en aide à cette misère qu'il se proposât de conquérir le parlement, cependant il est impossible de découvrir sous les flots de sa réthorique bourbeuse autre chose que l'esquisse informe d'idées économiques inconsistantes et imparfaites. Dans les premières phases de l'agitation, c'est la nouvelle loi des Pauvres qui est dénoncée. « La loi, dit-on, est une invention des capitalistes pour assurer le travail à un prix minimum, en le rendant intolérable pour les ouvriers[224]… Son but est « d'enlever aux pauvres l'espérance et d'éliminer le surplus de la population », c'est « une loi de famine », une loi qui [p.168] n'est pas une loi, et la commission nommée pour la présenter est « le prince des démons à trois têtes ». Bientôt pourtant, quand le mouvement fait des progrès l'agitation contre la loi des Pauvres ne prend qu'une place secondaire, et l'idée économique qui domine à partir de l'année de 1843, c'est le plan d'O'Connor pour établir les chartistes sur la terre. En même temps il y eut dès le début un parti de Birmingham, sous la direction de Thomas Attwod, qui attribuait toute la détresse économique à la reprise des paiements en espèces par la banque et qui demandait comme seul et efficace remède l'extension du papier monnaie. Enfin, pour prendre la tête du conflit, et d'abord comme moyen de forcer le gouvernement, une alliance fut formée entre le Chartisme et le Trade-unionisme. La proposition d'« un mois sacré », c'est-à-dire d'un mois de cessation de travail, fut portée devant d'innombrables meetings durant le mois de juin de 1839, et en juillet la convention des délégués chartistes fixa à ce moment la date de son commencement. Cette résolution, il est vrai, fut ensuite rapportée par eux, quand on se rendit compte qu'il ne serait pas possible de la faire aboutir, mais la grève tentée sans succès au mois d'août 1842 fut approuvée par la conférence des Chartistes, qui siégeait alors, quoiqu'elle n'en émanât pas, et la majorité des délégués des métiers pour la grève [p.169] se déclarèrent en faveur de la charte et de la substitution à leur lutte pour les salaires d'une lutte pour la suprématie politique[225].
De ce bref résumé il apparaît avec une clarté suffisante qu'il n'y avait aucune idée économique précise et définie cachée dans la propagande chartiste, cependant, d'un autre côté, le mouvement quoique originairement et manifestement politique était au fond, à la différence de l'agitation qui aboutit au bill de Réforme de 1832, une révolte des pauvres contre les riches provoquée par la détresse économique et dirigée d'une façon incomplète, il est vrai, vers des fins économiques. Vaguement mais effectivement ce sentiment se trouvait à la base du chartisme que, d'une façon ou d'une autre, par la conquête du pouvoir politique, un changement favorable à la classe ouvrière pouvait être apporté dans [p.170] la répartition de la propriété. Cette idée, nous l'avons vu inspirer le premier mouvement de la classe ouvrière pour la réforme ; et quoique d'une façon générale l'expression de cette idée se traduisant dans des paroles ou dans des actes fût incohérente et confuse, cependant elle se transforma d'elle-même en prenant toujours de plus en plus une précision abrupte et saisissante. Le « Poor Man's Guardian », par exemple, contient dès 1834 un résumé des conséquences des nouvelles méthodes industrielles pour le travailleur, qui anticipe sur la thèse que Marx soutiendra plus tard. « Aussi longtemps que l'existence du travailleur dépendra du capital des autres, et qu'il y aura dans un pays plus de travailleurs que les capitalistes n'en ont besoin, aussi longtemps continuera l'esclavage des pauvres ». L'excédent de la main-d’œuvre « amène les travailleurs à se faire concurrence dans la recherche des emplois. Cette concurrence doit forcément amener la baisse des salaires, car si un ouvrier refuse les conditions du patron, un autre les acceptera plutôt que de mourir de faim. Et ce mécanisme doit fonctionner jusqu'à ce que les salaires atteignent ce que les économistes appellent « leur niveau naturel », c'est-à-dire le niveau où l'on meurt de faim. Cela a toujours été l'« ordre du monde » et doit continuer aussi longtemps que durera le cannibal-système. Il n'y a qu'un [p.171] remède. C'est de détruire tout le système, on ne peut pas le réformer partiellement[226]. »
L'analyse des effets pour les travailleurs du jeu naturel du capital privé ne semble pas avoir conduit le « Poor Man's Guardian », comme il devait faire plus tard pour Marx, à la formule de la nationalisation de tous les moyens de production. Elle conduisit cependant à cette définition de la propriété : « le droit de A de s'emparer du produit du travail de B au nom de la loi, cette loi étant exclusivement l'œuvre de A », et à un appel à la classe ouvrière au nom de « ses droits les plus sacrés » à s'unir contre l'institution ainsi définie[227].
Un exposé aussi clair se trouve dans les écrits de Bronterre O'Brien, qui était un des principaux leaders du chartisme. Chez lui, également, le suffrage universel est conçu d'une manière définitive et précise comme un simple moyen pour obtenir une redistribution de la richesse. « Des coquins vous racontent, dit-il, que c'est parce que vous n'avez pas de propriété que vous n'êtes pas représentés, je vous dis au contraire que c'est parce que vous n'êtes pas représentés que vous n'avez pas de propriété[228]. Chez lui, aussi, la misère des classes ouvrières est [p.172] attribuée à l'appropriation particulière des moyens de production. « La terre, dit-il, étant le don gracieux du Créateur à toutes les Créatures, et non le produit du travail humain, comme la monnaie, la nourriture, ne peut jamais légitimement être un objet de propriété. Si la terre n'avait jamais été l'objet d'une propriété privée nous aurions évité 99 pour 100 des malheurs et des crimes qui ont fait jusqu'ici du monde un pandémonium[229] ». Et bien que, il est vrai, cet argument ne l'ait conduit qu'à la nationalisation de la terre, il prévoit, nous apprend-il, le temps où ceux qui à présent forment la classe capitaliste seront transformés en des fonctionnaires rétribués au service des ouvriers producteurs[230].
Il semble alors, c'est le résultat d'ensemble de cette étude, que l'agitation politique de la classe ouvrière était inspirée dès le début par le vif sentiment de sa détresse et soulevée d'une façon plus ou moins consciente contre l'organisation existante de la propriété; qu'entre les années 1830 et 1840 elle fut fortement entraînée par la propagande socialiste d'Owen ; et que, quoique les disciples immédiats de celui-ci se séparassent eux-mêmes de l'agitation pour la réforme parlementaire, cependant au [p.173] fond et d'une manière continue le mouvement chartiste reposait sur une désaffection de toute l'organisation sociale, et consistait dans la volonté, d'une façon ou d'une autre, au moyen de la puissance parlementaire, de lui donner une forme plus tolérable.
Mais l'agitation d'Owen et des Chartistes passa sans amener un résultat tangible, et à la génération suivante tout ce mouvement apparut comme un phénomène exceptionnel et passager dû à une misère particulièrement aiguë. Dans les 30 ou 40 dernières années, les énergies de la classe ouvrière dans la mesure où elles se manifestèrent dans l'agitation sociale ou politique, se bornèrent à organiser et à établir légalement des trade-unions, et les chefs dans cette œuvre, bien loin de s'inspirer d'une conception socialiste de l'État, acceptèrent franchement le fait de l'appropriation privée du capital et cherchèrent le remède aux troubles qu'elle causait, dans la limitation du nombre des compétitions sur le marché du travail[231]. Même l'idée de faire prédominer l'influence du travail dans le parlement disparut. « En tant que classe, dit le manifeste de la Labour représentation league en 1874, vous ne désirez pas prédominer dans les conseils [p.174] de la nation, mais comme d'honnêtes gens et citoyens qui se respectent, vous désirez mettre fin à la plus injuste exclusion de classe, celle dont la grande classe des travailleurs du pays souffre seule »[232]. Les points soumis aux candidats par les ouvriers nouvellement admis au vote, aux élections de 1874, se référaient à la réforme de la loi touchant les trade-unions et à la meilleure protection de la vie et de la santé des ouvriers des usines, ils ne contenaient rien qui touchât, même de loin, à l'organisation fondamentale de l'industrie[233]. L'opinion des leaders ouvriers s'était tellement écartée des lignes du socialisme, que nous trouvons ceci dans le Beehive, leur organe le plus accrédité à cette époque : « il n'y a personne parmi les millionnaires les plus riches ou les plus timides du pays qui soit plus opposé à briser les principes sacrés sur lesquels reposent les droits de la propriété privée, que la grande majorité des travailleurs affairés dans notre ruche »[234]. Il est vrai que pendant toute cette période les esprits les plus inquiets de la classe ouvrière s'occupèrent constamment de la question de la tenure de la terre, qu'il y en eut au moins une [p.175] partie influente qui se montra favorable à la solution de la nationalisation de la terre[235], mais au total l'attitude de la classe ouvrière peut être présentée comme surtout individualiste.
Cette tendance fut sans aucun doute renforcée par la propagande malthusienne du National reformer fondé en 1860, suivant laquelle la source du péril social devait être cherchée non dans le mode de répartition de la richesse, mais dans la multitude des personnes entre lesquelles elle était partagée : et qui détourna l'attention de la question des produits et de la rente au profit de celle de l'excès de population. Nous trouvons, par suite, que la politique des trade-unions est constamment dirigée vers ce but : diminuer l'effet du trop grand nombre agissant sur le marché du travail[236], et que c'est de ce côté, et non dans [p.176] la possession collective des instruments de production, qu'ils cherchaient le moyen d'améliorer graduellement la condition des travailleurs.
En même temps que changeaient leurs idées économiques, leur politique prenait un autre ton. Le gouvernement aristocratique, il est vrai, est encore dénoncé, la constitution de la Chambre des Lords continue à « outrager notre sens moral »[237] ; l'égalité des droits politiques et sociaux est réclamée aussi rigoureusement que jamais. Mais les différentes mesures de réforme qui avaient été adoptées depuis la crise du mouvement chartiste[238], le retrait de la loi sur les grains, et l'adoption du libre échange, le développement des lois sur l'industrie, l'extension de la franchise aux ouvriers, et la légalité donnée aux trade-unions, une pareille série de mesures ne manqua pas de produire son effet sur l'opinion. Et la conséquence est, comme nous l'avons déjà observé, que l'ambition politique des classes ouvrières n'est plus de monopoliser la puissance gouvernementale.
Elles réclament seulement une juste part d'influence dans l'État, et en même temps elles regardent avec une certaine bienveillance les classes que leurs prédécesseurs, [p.177] dans les 30 dernières années, avaient considérées comme leurs ennemis naturels et invétérés. « En passant en revue les 10 dernières années de notre histoire en Angleterre, dit le Beehive en 1871, nous, travailleurs, nous trouvons des raisons qui nous empêchent de désespérer de nous ou de notre pays. Si nous n'avons pas obtenu tout ce que nous désirons ou devons avoir, un large acompte nous a été octroyé, et le résultat de nos efforts passés nous prouve que si nous n'obtenons pas le reste, c'est nous, tout autant si non plus que n'importe qui, qui devrons en être blâmés. Il est vrai que parmi les grands de la terre quelques-uns ont fait de l'opposition en ayant l'air de nous aider, au total nous serions ingrats si nous ne reconnaissions pas franchement l'assistance efficace que nous avons reçue des hommes publics et des hommes d'États éminents qui ont prouvé qu'ils avaient un cœur aussi bien qu'une tête. Cette coopération avec et pour nous doit fortifier notre répulsion pour toute législation de classes, et nous animer d'un esprit réciproque d'amitié fraternelle »[239]. Alors, pendant quelques années avant et après le bill de réforme de 1867, les leaders de la classe ouvrière semblèrent prêts à accepter l'organisation existante, et à tirer le meilleur parti de leur position [p.178] en profitant de l'abaissement des barrières antérieures. M. Bright sembla avoir raison d'affirmer que les ouvriers étaient attachés à la propriété privée et M. Lowe parut se tromper en prédisant une révolution sociale.
Le cours actuel des événements a été tout autrement violent. Non seulement il y a eu un réveil de l'agitation sociale, mais ses conceptions ont été bien plus claires et son action bien plus efficace que celles du premier mouvement qui avait eu lieu lors du premier Bill de réforme. Alors, nous l'avons vu, la formule de la nationalisation des moyens de production avait été présentée seulement d'une manière imparfaite, et par des penseurs isolés ; elle n'avait jamais été adoptée clairement comme but dernier du mouvement en faveur de la réforme politique. Le chartisme, en son fond, était en opposition avec l'ordre social, avec lui on n'était pas arrivé à voir clairement et fermement la direction dans laquelle un changement économique pouvait se produire. Il en est autrement du mouvement socialiste de notre époque. Pour la première fois la logique rigoureuse et sans compromis de Marx a été popularisée dans ce pays[240] et l'idée de la nationalisation de la terre et [p.179] du capital vigoureusement poussée à bout. Non seulement comme dans la première période l'objectif que l'on avoue est d'assurer à la classe ouvrière le monopole du pouvoir politique, mais on définit de façon précise et dogmatique la fin pour laquelle il convient d'user de ce pouvoir. Le nouveau mouvement n'est plus seulement comme le chartisme un élan désespéré vers le pouvoir avec par ailleurs la pensée vague que le pouvoir peut-être employé à mettre fin à la pauvreté ; c'est la volonté grandissante de s'emparer de l'administration des affaires locales et centrales et de l'employer à la réalisation d'un plan économique défini.
Tel est, on peut bien le dire, le caractère général du nouveau socialisme, malgré les différences, même importantes, qui peuvent exister dans les rangs de ses adeptes. Au point de vue politique, tous sont d'accord pour hâter la complète démocratisation de toutes nos institutions. Le suffrage des adultes (y compris les femmes et les [p.180] pauvres)[241], l'indemnité législative, et le paiement des dépenses électorales, le court mandat parlementaire et l'abolition de la Chambre des Lords se trouvent dans le programme de la Société des Fabians, non moins que dans celui de la Social démocratic fédération ; et dans l'un et dans l'autre ces propositions ne sont que des moyens pour parvenir à l'établissement d'un état socialiste. De pareilles mesures, comme nous le lisons dans la Justice, organe de la Social démocratic fédération, « ne sont utiles qu'en tant qu'elles peuvent servir à mettre fin à la spoliation actuelle du travail. Ce n'est que pour cet objet que nous devons hâter de pareilles réformes politiques[242] ». Et la Fabian Society est même plus explicite. « Jusqu'à ce que le corps électoral comprenne toute la population adulte, et que la liberté complète du choix des élus fortifiée par le droit de contrôle le plus complet sur leur action législative soit garantie par la rémunération des représentants et le paiement de leurs dépenses électorales [p.181] et les deux tours de scrutin, le peuple sera sérieusement gêné dans la proposition et l'établissement de ces mesures de réformes sociales, qui doivent aboutir finalement à la socialisation de l'industrie et à l'établissement de la république sur la base de la coopération, seule fin de quelque valeur que puissent se proposer les réformes politiques »[243].
Il y a là un exposé précis à la fois du but économique général des socialistes et des moyens politiques par lesquels ils se proposent d'y atteindre. Et au point de vue politique ce programme est d'autant plus important qu'il y a des chances appréciables pour qu'il soit réalisé. Depuis le temps de l'agitation chartiste une révolution silencieuse s'est accomplie. Par des extensions successives de la franchise et les nouvelles répartitions des sièges, le principe du suffrage des adultes (ou au moins de ceux qui ont l'âge viril), a été si largement admis qu'une nouvelle extension du suffrage est généralement considérée comme devant être le pur corollaire de ce qui a déjà été fait[244] : la rémunération des députés, le remboursement des dépenses électorales ont été admis depuis longtemps dans le programme politique du parti libéral, qui s'est de nos jours déclaré [p.182] pour l'abolition du veto de la Chambre des Lords. Il n'est pas impossible, à moins qu'une réaction inattendue se produise, que le programme politique des socialistes se réalise, et qu'ils ne se trouvent à même de tenter l'expérience de déchaîner sur la classe moyenne la masse des travailleurs, ininstruits et pauvres, qui sont à présent exclus du vote.
La possibilité du succès pour une pareille entreprise apparaît comme plus que douteuse, mais on peut remarquer qu'elle doit être facilitée par le développement des institutions locales qui a été décrit dans le chapitre précédent. Les conseils populaires, qui ont pris la place de l'ancienne aristocratie ou des oligarchies de la classe moyenne, seront des instruments tout préparés dans les mains d'une législature radicale, et c'est sur eux, en fait, comme nous le verrons, que les socialistes comptent pour réaliser dans le détail leurs idées.
Si maintenant de la propagande politique des socialistes modernes nous passons à leur programme économique, nous sommes frappés non seulement de la précision avec laquelle ils ont formulé leur but général, — la nationalisation de tous les moyens de production, — mais par la manière dont ils ont élaboré les détails des mesures particulières par lesquelles à leur avis on peut le réaliser graduellement. Le [p.183] programme de la société des Fabians, les représentants les plus pratiques et par suite les plus influents de l'école, comprend (1891) une taxe progressive sur tous les « revenus non gagnés » (s'élevant à vingt schellings à la livre), la taxe sur les valeurs foncières, la nationalisation des mines, des chemins de fer, des canaux, l'abolition des droits sur le thé, le cacao, le café, et un droit successoral d'une progression constante. La richesse ainsi transférée des individus à l'État doit être employée à la municipalisation de la terre et des industries locales. « Nous demandons des conseils de ville et de comté élus au suffrage des adultes, et ayant à leur disposition le capital obtenu par la taxation des richesses non gagnées, armés d'un droit d'expropriation forcée pour acquérir les terres qui leur sont nécessaires, moyennant paiement raisonnable aux propriétaires présents, et autorisés à s'engager dans toutes les branches de l'industrie et à concurrencer les entreprises de l'industrie privée… Nous demandons à rendre aux travailleurs du pays la terre et le capital industriel du pays, et ainsi à réaliser le rêve des socialistes, selon les vrais principes économiques, par des moyens progressifs, pacifiques et constitutionnels[245].
Donc non seulement on a énoncé la formule générale [p.184] du socialisme avec clarté et on a proclamé sa réalisation comme étant la fin et le but des institutions démocratiques, mais on a fait le plan et la description des étapes pour cette transformation. Par une extension de l'activité actuelle des autorités locales et centrales, par une substitution graduelle qui éliminera une classe sans frapper d'une façon intolérable les individus, la communauté est en état d'exproprier capitalistes et landlords et de prendre pour elle-même leur propriété et leurs fonctions. Cette évolution n'est plus conçue comme un saut dans les ténèbres, mais comme une marche progressive. Le socialisme est transformé, il n'est plus une idée révolutionnaire, mais un plan de politique pratique.
Car il faut se rappeler que ce nouveau mouvement n'est pas une simple propagande académique, n'ayant pas et n'étant pas en mesure d'avoir un effet quelconque sur le cours actuel des événements. Au contraire, il semble avoir pénétré et transformé la masse des travailleurs. Politiquement comme toujours il réclame la complète démocratisation de la Chambre des Communes, spécialement la rétribution de ses membres, la réforme des lois d'enregistrement et l'abolition du veto de la Chambre des Lords[246]. Économiquement, si les résolutions du [p.185] congrès des Trades-unions traduisent l'opinion des classes ouvrières, elles ont complètement abandonné le point de vue individualiste qu'elles avaient adopté de 1850 à 1880. La nationalisation de la terre, à la vérité, comme nous l'avons vu, n'avait jamais cessé d'être soutenue parmi elles, et en 1882 elle fut formellement adoptée par le congrès. L'extension plus complète de ce principe à tous les moyens de production fut rejetée en 1890 et en 1892[247], mais en 1894 le congrès adopta, à la majorité [p.186] de 219 contre 61, la résolution suivante : « que de l'avis du congrès il est essentiel pour le maintien des industries britanniques de nationaliser la terre et tous les moyens de production, de circulation et d'échange et que le comité parlementaire doit recevoir des instructions pour qu'il propose et soutienne législativement cette réforme »[248].
Quelque puisse être l'effet final de cette révolution, sa signification est assez claire, les travailleurs organisés dans le pays s'attachent a une politique collectiviste sans compromis. Pour la réaliser en détail, ils n'ont comme moyen que la conquête du parlement et nous voyons que les Trades-Unions, en conséquence, deviennent les avocats de la rétribution des députés et de l'abolition du veto de la Chambre des Lords. La politique imaginée parles socialistes a été ainsi définitivement adoptée par le seul corps qui, dans le pays, pouvait avec compétence parler au nom du travail, c'est-à-dire au nom de la grande majorité de la nation. La portée de ce fait ne saurait être niée, qu'on le regarde avec faveur ou avec regret. Il est déraisonnable de l'écarter comme un phénomène temporaire et anormal, qu'il faudrait attribuer au fait incompréhensible [p.187] d'une aberration d'esprit de la classe ouvrière, qui aurait perdu son sang-froid. Au contraire, si nous résumons tout le mouvement ouvrier, non-seulement en Angleterre mais sur le continent, nous devons plutôt être portés à juger que ce qui est un phénomène exceptionnel c'est l'individualisme connu sous le nom de vieil unionisme. Car, comme nous l'avons déjà observé en détail, dans les premières années du siècle se produisit comme un résultat immédiat de la révolution industrielle, une agitation de même nature tout à fait que celle de notre temps, quoique bien moins efficace et intelligente, dont l'objet était la conquête du pouvoir politique comme moyen préalable d'une transformation sociale. Éteint pour un temps en Angleterre par suite de l'affaissement du Chartisme, le mouvement éclata et prit une vie remarquable sur le continent. Ce fût l'âme de la Révolution française de 1848. Abattu sur les barricades aux journées de Juin, engourdi dans le silence sous l'Empire, presque exterminé dans les massacres qui accompagnèrent la chute de la commune de Paris, il s'affirme en ce moment en France par la plus consistante et la plus opiniâtre de ses factions toujours ondoyantes. En Allemagne, où il reçut sa formule définitive et la plus complète, il croît en puissance et en nombre chaque année. En Belgique, il a presque étouffé le parti libéral. Et la classe ouvrière [p.188] anglaise, en l'adoptant de nouveau, après l'intervalle d'une génération, avec une science plus large et un objectif plus clair, n'a fait que se mettre au niveau du développement normal du siècle. En agissant ainsi elle a donné sa réponse, en termes non équivoques, à la question : Quel est le sens de la démocratie ? Les classes gouvernantes, comme nous le voyons, dans les soixante dernières années avaient abandonné leur position délibérément, sans toujours se faire une idée claire du mouvement dans lequel elles s'étaient d'elles-mêmes laissées entraîner. Mais les masses du peuple dans les mains desquelles, par le fait même de cette évolution, le gouvernement devait tomber, avaient de jour en jour pris une conscience de plus en plus nette de ce qu'elles voulaient faire du pouvoir. La classe ouvrière est entrée en ligne contre les propriétaires de la terre et du capital. La nation s'est divisée en deux sections hostiles, et c'est à une de ces sections, celle qui est numériquement la plus grande, que doit parvenir, selon la théorie démocratique du gouvernement, le monopole absolu du pouvoir. C'est cette situation qui fait naître le problème politique de la démocratie, problème dont l'examen encore plus attentif doit faire l'objet du prochain chapitre.
[p.189]
Après avoir retracé l'évolution du parlement dans le sens démocratique et après avoir indiqué le résultat principal que cette évolution doit réaliser dans la politique intérieure, je me propose dans le présent chapitre de présenter certaines considérations sur le gouvernement central envisagé au point de vue des tendances socialistes que nous venons d'examiner.
La conception d'une division fondamentale de la société en deux classes ennemies, les travailleurs elles capitalistes, ou plus généralement les riches et les pauvres, n'est susceptible, je le sais, que d'une application limitée ; mais comme elle est la base du socialisme révolutionnaire, il peut être intéressant d'examiner son action sur la théorie du gouvernement démocratique. Le but des socialistes actuels, [p.190] comme nous l'avons vu, est de pousser jusqu'à son terme logique l'organisation politique de la démocratie et alors de l'employer à la réalisation d'une révolution sociale. Le suffrage universel, la rémunération des députés, le remboursement des frais d'élection sur les deniers publics, l'abolition de la Chambre des Lords doivent donner, on le suppose, à la plus nombreuse des deux classes entre lesquelles se divise, par hypothèse, la nation, la domination absolue et sans condition, et il doit en résulter que cette classe se trouvera en mesure d'effectuer désormais, sans difficulté ni scrupule, une transformation radicale dans l'organisation de la propriété.
Présentée ainsi, crûment et franchement, mais, à mon avis, sans déloyauté, cette conception m'apparaît comme la « reductio ad absurdum » de toute la théorie démocratique, dans la mesure où on la prend dans un sens absolu. Il n'est pas vrai, il n'a jamais été, et il ne sera jamais vrai que la majorité ait le droit ni le pouvoir de faire ce qui lui plaît au mépris des droits ou des vœux de la minorité, et si jamais, une tentative sérieuse était faite pour réaliser la politique des socialistes, le seul résultat en serait la destruction totale du gouvernement. Le gouvernement par la majorité est parfaitement en mesure de conduire les affaires du pays, quand et dans la mesure où il y a une union générale dont la profondeur et la [p.191] stabilité sont plus fortes que les variations superficielles de l'opinion, mais dès qu'un point réellement fondamental est touché, dès qu'un instinct naturel, soit de préservation personnelle, soit de justice arrive à être sérieusement et constamment méconnu, la convention démocratique s'évanouit. Aucune minorité, par exemple, même dans un état moderne unifié, ne pourrait ou ne voudrait se soumettre à une décision de la majorité lui interdisant l'exercice de sa religion. Une pareille décision ne pourrait être mise à exécution que par la force et serait exposée aux éventualités d'une révolte armée, et il en résulterait que le gouvernement se dissoudrait en une guerre civile déguisée ou ouverte. C'est ainsi qu'en dépit de l'optimisme des Home Rulers, il se peut très bien qu'en présence d'une population aussi hétérogène que celle de l'Irlande, si l'on tentait d'adopter le système du gouvernement par la majorité, on pourrait pousser la minorité à la rébellion.
Tout gouvernement démocratique suppose que certains principes, tacitement sous entendus, sinon formulés expressément, doivent en pratique être respectés par tout parti qui arrive à occuper le pouvoir. Dans l'état présent de la société, nous voyons certainement un de ces principes dans la loi sur laquelle chacun se repose, qui veut que la propriété privée ne puisse être appropriée par l'État que pour [p.192] ce qui est généralement reconnu comme d'utilité publique ; et moyennant le paiement d'une raisonnable indemnité. Et, à mon avis, si, l'on réalisait l'idéal politique des socialistes extrêmes, et si, en suivant leur méthode particulière, on opérait une révolution sociale, sans tenir équitablement compte des droits des détenteurs de la propriété, on n'agirait ainsi, qu'en méconnaissant entièrement la convention dont dépend la possibilité du gouvernement.
Détournons-nous, toutefois, de ces éventualités abstraites et considérons l'état actuel des affaires en Angleterre.
Dans le dernier chapitre nous avons été conduits à une conclusion générale, qui, d'ailleurs, ne doit être reçue qu'avec certains tempéraments. La retraite des Chaudronniers du congrès des TradesUnions à cause de la révolution socialiste de 1894[249] est un phénomène dont l'importance ne peut être méconnue, et il est possible que, quand on se rendra plus nettement compte de tout ce que le socialisme implique, les discussions semblables, qui se produisent dans les rangs des travailleurs, deviendront de plus en plus violentes. Mais en tenant [p.193] compte de tout, je pense qu'il est raisonnable de prévoir qu'une des grandes questions de l'avenir doit être la répartition de la propriété, et que, dans une certaine mesure, la nation aura la tendance de se séparer en deux classes antagonistes, les riches et les pauvres. Je dois ajouter que, personnellement, je ne désire nullement empêcher ce résultat, je pense qu'il est possible d'introduire des modifications indéfinies, pour l'avantage de la nation dans le mode actuel de la production et de la répartition des richesses, mais je pense aussi que la possibilité d'effectuer un changement vraiment heureux dépend très largement du caractère du procédé politique que l'on emploiera. À présent, en dépit des changements qui se sont produits dans sa composition et que nous avons décrits dans un précédent chapitre, la Chambre des Communes est encore au pouvoir de la classe des propriétaires. On peut donner de ce fait plusieurs raisons. La corruption sans doute y est pour quelque chose en dépit des lois qui la répriment, mais les causes dominantes, à mon avis, ce sont les dépenses imposées aux candidats et aux députés, et en partie pour cette raison l'organisation défectueuse de la classe des travailleurs. Mais ce sont là des conditions qui probablement ne subsisteront pas longtemps. Un sérieux effort a lieu actuellement pour organiser un parti ouvrier indépendant, et le paiement des députés et des dépenses électorales [p.194] par l'État révolutionnera complètement la situation. Car un système qui amènera réellement et librement la classe ouvrière dans le Parlement devra arriver à lui donner une majorité, et c'est le terme que nous devons considérer comme le résultat de la complète démocratisation de la Chambre des Communes. En tous cas, ce qu'il nous faut prévoir, c'est une Chambre représentative divisée en partis si radicalement et férocement opposés qu'on peut d'une façon plus juste les représenter comme des factions en lutte sur cette question de la propriété, qui est, comme le montre l'expérience générale, considérée par chacun comme la plus vitale et la plus personnelle de toutes les questions qui nous affectent.
Quelle que soit la faction qui l'emporte dans un pareil conflit, je ne pense pas qu'il en sorte un état de choses qui soit ou raisonnable ou équitable pour ceux qui auront été vaincus, ou satisfaisant pour la communauté en général. La condition d'un état de choses tolérable, il me semble, est que tous les intérêts engagés ne soient pas seulement représentés dans la Chambre, mais soient sûrs qu'on prêtera une attention suffisante à leurs réclamations. C'est une condition qui devient de plus en plus difficile à réaliser à mesure que les questions deviennent plus délicates et plus personnelles, et la difficulté s'accroît encore par suite du changement qui s'est produit [p.195] dans les relations des députés et de leurs commettants. Car, comme nous l'avons vu, le « représentant » s'est transformé en « délégué » ; il n'est plus libre de modifier son opinion sous l'influence des débats, ou du contact personnel qu'il a avec les membres du parti opposé ; il est envoyé pour voter certaines mesures, et s'il a assez de personnalité et d'énergie pour changer d'idées, son seul recours est non pas d'agir en conséquence, mais de résigner son mandat. Une pareille résolution aboutit à détruire ce qui était dans les premiers temps la meilleure sauvegarde de la sagesse pratique de la Chambre. Bagehot écrivant avant le bill de réforme de 1867, note que ce qui contribuait beaucoup à rendre la Chambre des Communes capable de gouverner le pays, c'était le fait que la majorité de ses membres était composée d'hommes d'affaires pratiques suivant librement leur propre jugement à travers les contradictions des circonstances, ce qui cesserait d'exister, dit-il, si les électeurs gouvernaient à la place de leurs représentants, car la manière de voir des électeurs est la manière de voir d'un parti dominant, produite, stimulée, quelquefois même fabriquée par l'agent politique local. L'opinion ainsi formée ne peut pas être modérée, ne peut pas être soumise à une efficace discussion, ne peut pas se former sous le sentiment réformateur de la responsabilité prochaine, ne peut pas se former comme se forment les opinions des hommes, qui ont eux-mêmes [p.196] à agir. Le gouvernement des commettants est exactement l'opposé du gouvernement parlementaire. C'est le gouvernement de personnes que rien ne modère, éloignées du terrain de l'action à la place du gouvernement de personnes modérées vivant enfermées dans le champ de l'action ; c'est le jugement de personnes jugeant en dernier ressort et sans responsabilité, à la place de personnes jugeant avec la peur d'une dissolution, et le sentiment constant qu'on peut en appeler de leur jugement »[250].
Mais l'état de choses que Bagehot craignait est arrivé à s'établir en fait. De plus en plus d'année en année les électeurs, ou plutôt les caucus, sont arrivés à dominer aujourd'hui la Chambre, et en conséquence les débats au Parlement en sont venus à n'être plus considérés que comme un pur exercice de dialectique. Le parti qui parvient au pouvoir agit conformément à cette hypothèse, l'opposition est appelée obstruction, on la paralyse en la bâillonnant, le seul effet des débats est d'exciter les passions à un tel degré de fièvre que la décision de la majorité est considérée par ses adversaires, non comme la sentence du pays, mais comme l'exercice arbitraire et tyrannique d'une force brutale.
[p.197]
Comme compensation à cette déchéance croissante de la Chambre des Communes, on dit que les questions ont été préalablement débattues devant les électeurs, et que les débats devant le Parlement ne seraient plus qu'une fastidieuse répétition. Mais que peut faire une discussion devant des électeurs réellement médiocres ? Même en supposant qu'une question soit soumise au pays avec sincérité et pour qu'il la juge sur ses seuls mérites, condition qui pratiquement ne se présentera pas, quelle espèce de travail cela constitue-t-il après tout. Les votants de chaque parti lisent les journaux, et écoutent les discours conformes à leur propre opinion, il n'y a pas de choc réel d'arguments, il n'y a pas d'effort pour comprendre l'autre thèse et la combattre en face. Qu'est-ce que les artisans radicaux connaissent du « Times », ou le gentilhomme de la campagne du « Daily Chronicle » ou du « Star ». L'art du journaliste et du politicien est, par excellence, de trouver et de montrer les arguments qu'ils savent d'avance ne devoir même pas être examinés ; et une discussion devant le pays, à parler largement, ne signifie guère que la répétition du haut de mille plateformes et de mille premiers articles pour la masse des électeurs d'un parti ou de l'autre des opinions en faveur desquelles les chefs des partis ont jugé possible et désirable de faire apparaître l'adhésion de leurs électeurs.
[p.198]
Si ces idées peuvent être acceptées même approximativement comme vraies, et je ne vois pas comment elles pourraient être radicalement contestées, il est clair qu'une discussion devant les électeurs ne peut jamais être substituée d'une manière satisfaisante à un débat complet et libre dans un Parlement entre hommes qui ont à la fois le désir et la possibilité de s'instruire auprès de leurs adversaires. Mais un pareil débat, nous l'avons vu, est devenu de plus en plus impossible. Et la conclusion, à laquelle je suis conduit, est que la Chambre des Communes est devenue une assemblée progressivement de plus en plus incapable de trancher définitivement et au nom de la nation une question qui irrite et divise profondément les passions du peuple. Car il faut admettre, je crois, si l'on est homme de sens commun, que dans un pays libre, et dans le cas où l'opinion est profondément divisée, la solution qu'on doit désirer voir triompher est non pas celle d'un des deux partis en lutte, mais celle que les hommes les plus calmes de chaque côté consentiraient à accepter comme pratiquement raisonnables eu toutes circonstances, en tenant compte à la fois des arguments et des forces des adversaires. Et quoique en des questions secondaires, sans doute, une pareille solution puisse être à peu près obtenue dans une assemblée représentative où les opinions et les votes [p.199] se rencontrent, pourtant j'ai indiqué les raisons qui font croire que si une assemblée vraiment démocratique avait à résoudre la question fondamentale de la propriété, il serait difficile, sinon impossible pour le parti qui se trouverait en minorité, d'obtenir que l'on prenne loyalement en considération ses droits.
Si ces arguments sont justes, il en résulte manifestement que nous devons chercher dans une seconde Chambre quelconque le seul remède possible contre le péril indiqué. Il est vrai que nous nous heurtons alors à des difficultés et à des objections diverses. La plus profonde se tire de la théorie démocratique même. La volonté du peuple, dit-on, doit être souveraine, elle doit s'exprimer dans la Chambre des représentants, et soumettre ses décisions à l'approbation de quelque autorité parallèle, c'est renverser les fondements du gouvernement populaire.
En acceptant, pour le moment, le postulat que la volonté du peuple doit être souveraine, et en passant sur la présomption tacite que le peuple se confond avec la majorité, nous devons rechercher si la volonté de la majorité trouve son expression dans la Chambre représentative. Évidemment, s'il faut toujours vérifier sur toute question particulière quelle est la volonté du peuple, cette question doit lui être [p.200] soumise à part pour qu'il la juge comme elle le mérite. Dans notre régime actuel non-seulement ce n'est pas ce qu'on fait, mais on évite de le faire de parti pris.
Considérons ce qui se passe dans une élection générale. Un certain nombre de mesures, qui ne reposent pas nécessairement sur un principe commun, sont adoptées par l'un et l'autre des grands partis et soumises aux électeurs. Chacune de ces mesures est calculée pour attirer quelque fraction du peuple, alors chaque fraction du peuple peut être indifférente ou opposée aux autres mesures proposées. Mais il faut voter pour le tout ou pour rien, il faut ou rejeter ce que l'on désire, ou accepter ce qu'on ne désire pas. Le résultat, c'est que la majorité nommée s'est engagée à soutenir un programme dont il se peut qu'aucun article ne soit approuvé par la majorité de la nation. L'élection de 1892 en offre un exemple frappant. Les Libéraux se présentèrent au pays avec une fournée de propositions de réformes dont le Home Rule, le désétablissement de l'Église galloise, et la création de Conseils de paroisse n'étaient que trois des plus saillantes et des plus importantes. Les électeurs votèrent selon leurs préférences ; le pays de Galles était intéressé avant tout par le désétablissement de l'Église, Londres par le progrès de la politique municipale, la classe des travailleurs agricoles par les Conseils de paroisse, les artisans des [p.201] villes par la responsabilité des patrons, les mineurs par la loi de 8 heures, et le résultat de toute cette combinaison fut qu'une majorité libérale fut nommée. Qu'est-ce que cette majorité avait reçu mandat de faire ? Toutes ces choses, ou aucune d'elles ? Certainement, dans la théorie démocratique, aucune. Car sur aucune question la volonté du peuple ne s'était exprimée nettement. Tout ce qu'il y avait de certain, c'était que la majorité des électeurs avait voté positivement pour l'un ou l'autre des points du programme et s'était contentée d'acquiescer négativement au reste.
L'idée, alors, que la Chambre des Communes représente le peuple, n'est vraie que dans un certain sens qui se modifie ainsi. Elle ne signifie pas que le principe de tout bill qui sera rendu par la Chambre a été considéré, pesé, et accepté avec un sentiment de pleine responsabilité par la majorité des électeurs. Il signifie seulement que chaque catégorie d'électeurs a été tellement préoccupée de la réforme, qui se rapportait immédiatement à ses propres intérêts, qu'elle s'est montrée disposée à laisser passer toutes les autres sans protestation.
Il en est particulièrement ainsi quand une des mesures soumises aux électeurs est à la fois si complexe dans les questions qu'elle soulève et demande tant de temps pour que ses conséquences se [p.202] produisent qu'il faut l'imagination d'un homme d'État pour comprendre et peser sa portée pratique au point de vue de l'intérêt général. L'électeur se débarrasse avec impatience de ce qu'il ne comprend pas et de ce qui semble ne pas affecter ses intérêts immédiats; et un parti peut arriver à la Chambre avec ce qu'il appelle un mandat du peuple pour faire ce que le peuple ne s'est jamais donné la peine d'examiner le moins du monde.
Le Home Rule pour l'Irlande était une question de ce genre et c'était précisément un mandat de cette sorte, je crois, que le parti libéral avait reçu pour le présenter. Mais qu'il eu fut ainsi ou non, la situation générale est assez claire. Avec la méthode actuelle de mise en œuvre de la démocratie, il se peut que des bills de première importance soient passés par la Chambre des Communes sous le couvert d'un acquiescement tacite de la part des électeurs, alors que celui-ci peut simplement prouver non qu'ils les approuvent mais qu'ils n'ont pas sérieusement songé à ces questions.
Dire, dans ces conditions, que la Chambre des Communes représente la volonté du peuple, même si par « peuple » on entend la majorité, c'est formuler une phrase vaine et sophistique. Et je ne puis concevoir sur quel fondement peut sérieusement s'appuyer une personne raisonnable pour attribuer à une telle assemblée [p.203] un pouvoir souverain et absolu. Un frein quelconque est évidemment nécessaire, et du point de vue démocratique le frein le plus convenable c'est le « Referendum ». Celui-ci, tout au moins, procure deux grands avantages, d'abord que la question à résoudre soit posée loyalement devant les électeurs, ensuite, que dans la nécessité de voter sur un point défini, ils soient forcés d'engager leur propre responsabilité. Si le peuple doit se gouverner lui-même, il doit au moins savoir ce qu'il fait et en comprendre les conséquences. Rien ne serait plus démoralisant qu'un système qui n'établirait de responsabilité nulle part, mais qui permettrait aux représentants de la rejeter sur les électeurs, sous prétexte qu'ils ont reçu un « mandat », et aux électeurs de la retourner aux représentants sous prétexte que ce n'était pas pour cette question particulière qu'ils avaient entendu leur donner un mandat à exécuter. Si essentiel en vérité est le Referendum pour compléter la théorie démocratique, que si nous trouvons une hésitation de la part d'un démocrate pour l'appliquer, il est difficile d'éviter la conclusion, que l'histoire suggère avec tant de force, qu'après tout, un démocrate, en général, n'est qu'un jacobin déguisé.
L'introduction du Referendum détruirait quelquesuns des inconvénients du système actuel, mais il en est un qu'il ne ferait [p.204] qu'exagérer. Il diminuerait encore plus l'importance des débats dans le Parlement, qui exercent une influence conciliatrice et apaisante, et placerait le droit de suprême décision de plus en plus dans les mains de « personnes sans modération et éloignées de la scène de l'action ». Et en un cas, à mon sens, il ne serait plus suffisant par lui-même pour dissiper les inconvénients du gouvernement par une Chambre de représentants. Il assurerait, sans doute, autant qu'une combinaison quelconque peut le faire, la souveraineté de la volonté de la majorité, et au point de vue démocratique c'est tout ce que l'on peut désirer. Mais pour ma part je ne suis pas un démocrate, et je ne désire pas voir la théorie démocratique appliquée intégralement d'une façon prématurée. Je pense que des hypothèses peuvent facilement se présenter et même des hypothèses de la plus grande importance, dans lesquelles il ne serait pas du tout désirable que « la volonté du peuple », même si elle était bien certaine, fût obéie. L'unité et la sécurité de la nation me semblent bien au-dessus de l'expression momentanée de la volonté nationale, je ne comprends donc pas comment quelqu'un peut être considéré comme un ami du peuple d'une façon quelconque parce qu'il s'en tient avec pédanterie au droit du peuple de faire tout ce qu'il veut au point de l'encourager à se suicider. Je crois qu'il peut y avoir des circonstances [p.205] où il peut être du devoir de la minorité au pouvoir de contrecarrer « la volonté du peuple ». Supposez, par exemple, qu'une majorité composée principalement de salariés se prononce en faveur de la journée de 8 heures pour tous, en face d'une minorité renfermant tous les économistes et les hommes d'affaires intelligents et actifs ; ou supposez qu'une majoritée composée d'hommes du peuple n'étant jamais sortis d'Angleterre vote l'introduction du principe démocratique dans le gouvernement de l'Inde contre l'opinion de tous les experts en fait de choses indiennes, dans tout cas semblable, ou dans des cas moins extrêmes mais de même ordre, même en supposant que la majorité ait voté nettement par Referendum, je pense qu'il serait indispensable qu'elle n'obtînt pas ce qu'elle voudrait, et je considérerais que les patriotes et les hommes d'État seraient ceux qui feraient de leur mieux, par tous les moyens en leur pouvoir, pour entraver et arrêter la réalisation de la « volonté nationale ». De pareils exemples, peut-on dire, sont exagérés et improbables, je crois, quant à moi, qu'ils peuvent servir à suggérer ce qui peut réellement arriver. Quoiqu'il en soit, si nous en revenons au point de départ de toute cette discussion, la tendance politique de diviser la nation en riches et pauvres, il ne me paraît pas déraisonnable d'avancer que, sous le gouvernement d'une seule assemblée représentative, des mesures [p.206] économiques pourraient être adoptées par la majorité qui ne seraient ni raisonnables ni justes pour les détenteurs actuels de la propriété. Je ne pense pas que la sanction de pareilles mesures par une consultation directe du peuple puisse rendre désirable et sans péril qu'elles soient consacrées par la loi, et, par suite, je considère comme essentielle la conservation d'une Chambre haute avec le pouvoir non-seulement de réviser mais d'arrêter les bills adoptés par les Communes.
On dit quelquefois que s'il s'agissait de questions vraiment importantes, il serait impossible à une Chambre non élue de faire échec à la volonté du peuple exprimée d'un façon formelle, quelque désastreuses que puissent en être les conséquences. Je doute que la volonté du peuple, excepté dans des circonstances vraiment exceptionnelles, soit toujours aussi rigide et définitive que cette objection semble le supposer. L'intervention d'une seconde Chambre ayant quelque titre au respect, serait elle-même un élément modificateur de l'opinion, car s'il se trouvait des gens dont elle dut confirmer l'opposition, il y en aurait d'autres qu'elle amènerait à réfléchir et il y en aurait beaucoup, et peut-être les plus considérables du pays, qui préféreraient subir un échec que de pousser à une révolution. Et il en serait particulièrement ainsi dans le cas où l'on reconnaîtrait que la minorité [p.207] forme un groupe compact et puissant réellement plus important par sa capacité réelle et son poids que l'infériorité de sa force numérique ne pourrait le faire supposer. Dans de semblables conditions, je ne vois pas de raison pour qu'une Chambre haute compétente ne soit pas assez forte, dans un cas réellement critique, soit pour aller complètement a l'encontre de la volonté populaire, soit pour l'amener à quelque compromis raisonnable.
La conclusion à laquelle nous sommes alors conduits, et qui résulte de ces observations, peut se résumer ainsi : abolir le veto de la Chambre haute, en laissant la machine représentative sans retouche, serait une absurdité même au point de vue démocratique. Car la Chambre des Communes ne représente pas et ne peut pas représenter exactement le peuple ; et il vaut mieux avoir une seconde Chambre même mauvaise que de n'en pas avoir, si en son absence on doit voir le pouvoir exercé sans contrôle par la majorité d'un corps de délégués élus plus ou moins par accident, et imbus de l'idée malheureuse qu'ils ont reçu le mandat de traduire en lois toute une série de mesures, dont aucune n'a été exactement et particulièrement soumise aux électeurs. Par ailleurs, proposer la mort politique de la Chambre haute à la condition que le Referendum soit introduit dans le mécanisme politique serait au moins une politique intelligible. Ce ne serait pourtant pas une mesure [p.208] que je serais pour ma part personnellement disposé à accepter, car je ne crois pas que le temps soit arrivé pour l'application sans tempérament du principe démocratique. Je propose par suite de conserver la Chambre haute avec tous ses pouvoirs actuels et d'en faire une Chambre aussi bonne que possible.
C'est pourquoi, si nous devons avoir une Chambre haute ce doit être la Chambre des Lords, réformée ou non ; c'est là, à mon sens, un axiome de politique pratique. Je ne puis m'imaginer qu'il soit possible, et je ne pense certainement pas qu'il soit désirable, de créer comme une sorte de nouveau brandon une seconde Chambre sur une base électorale ou sur une autre. L'unique question semble être si la Chambre des Lords peut être et a besoin d'être réformée.
Examinons les objections que l'on peut adresser à sa constitution actuelle. La première et la plus profonde est qu'elle est basée sur le principe de l'hérédité. C'est un principe qui ne peut pas, je crois, en théorie, être défendu, quoiqu'il présente deux grands avantages ; le premier, c'est qu'il est admis par le pays ; le second, c'est qu'il est affranchi des défauts particuliers qui s'attachent au principe de l'élection populaire. Personnellement, pourtant, je suis parfaitement prêt à accepter son abolition et à lui voir substituer pairage à vie.
[p.209]
La seconde objection est, à mon avis, plus sérieuse, c'est que la seconde Chambre est, en fait, une Chambre de propriétaires fonciers. Car quoique, comme je l'ai indiqué, je ne crois pas qu'il en soit résulté que leur conduite ait été ordinairement dictée par un étroit esprit de classe, et quoique je croie l'aristocratie terrienne beaucoup plus généreuse et bien plus animée de l'esprit public que la ploutocratie commerciale, qui s'est élevée à côté d'elle, cependant je pense que c'est un péril sérieux, quand des questions de propriété prennent la première place, que la Chambre haute soit principalement composée de ceux qui sont à un certain degré, et qui sont supposés être à un bien plus grand degré les représentants et les champions de la classe riche. Car, d'après moi, la fonction de la Chambre haute n'est pas de protéger « les intérêts » quand on les attaque, mais de dégager une solution nationale et large quand un conflit s'élève entre eux et la masse du peuple, solution que la Chambre des Communes ne peut arriver par elle-même à dégager que de plus en plus difficilement. Comme les Communes tendent de plus en plus à représenter les forces existantes dans le pays, les Lords doivent de plus en plus tendre à représenter sa sagesse, et c'est, je crois, de ce point de vue que doit partir la réforme à introduire.
[p.210]
Les détails d'une pareille réforme doivent être développés par des hommes d'État mêlés à la pratique et on a déjà présenté assez de projets au pays. Mais toute la question se complique par suite d'une considération plus importante que toute celles que j'ai développées et à laquelle comme conclusion je ne puis que rapidement toucher. Le point de vue auquel je me suis placé tout le temps, a été celui de la politique intérieure et c'est de ce seul point de vue que j'ai tiré mes raisons pour le maintien des privilèges et des pouvoirs de la Chambre haute. Mais si l'on envisage cette question au point de vue impérial je pense que les arguments n'en seront que fortifiés. Car alors nous nous trouvons en face de ce fait si difficile à concevoir pour nous, que cette Angleterre, dont la transformation intérieure nous préoccupe exclusivement, est le centre de tout un système d'états subordonnés, que le gouvernement que nous avons reconstruit chez nous sur les données de notre foi démocratique, aux Indes, est et doit rester un despotisme militaire, que le peuple qui, en Europe, professe l'idéal humanitaire et cosmopolite, en Afrique procède et doit procéder avec l'élémentaire brutalité de la guerre. La tête appartient au XIXe siècle, les extrémités aux âges obscurs — tel est le paradoxe de l'empire britannique. Mais quel paradoxe à présenter à une jeune démocratie ! Quelle contradiction [p.211] à résoudre ! Quel problème à solutionner !
De la nature de ce problème, et de la méthode qui peut servir à le résoudre, il n'est pas exagéré de dire que le peuple anglais a eu peine jusqu'ici à se faire l'ombre d'une idée. Pour le moment, il se contente de ne pas y toucher, ce qui est peut-être ce qu'il peut faire de mieux, car c'est encore quelque chose que de maintenir le statu quo. Mais même pour ce statu quo le développement dans le pays de la démocratie est une menace. Car dès que le « peuple », pris dans le sens le plus étroit du mot, dans lequel il s'oppose aux « classes », arrive à prendre réellement conscience de son pouvoir nouveau, quelle est l'impression qu'il éprouvera vraisemblablement la première en présence du pouvoir qu'il est appelé à exercer ? Quand il arrive à la conscience politique, la première conception qu'il se forme est qu'il constitue un ordre séparé dans l'État, comme le premier but qu'il vise est sa propre émancipation économique. Dans cette tâche il est exclusivement dominé par l'idéal démocratique. L'autonomie est pour lui un axiome non seulement pour un pays et pour un temps, mais pour partout et pour toutes les circonstances, et autour duquel tourne non seulement sa foi intellectuelle mais aussi ses aspirations enthousiastes vers la justice qui l'attirent et le conduisent. Quand donc, de la préoccupation principale des intérêts immédiats de sa classe, son attention a à se tourner [p.212] vers les problèmes les plus larges de l'empire, dans quelles dispositions se trouve-t-il pour les aborder ? Ignorant l'histoire, sans expérience de l'art supérieur de la politique, limité à la fois par le fait de son expérience, de ses intérêts et de ses sympathies aux méthodes particulières et aux conceptions qui conviennent aux buts de sa classe, ne doit-il pas, en vertu de son impulsion naturelle, être poussé à abandonner un héritage qui doit lui apparaître à la fois comme une charge et une iniquité, ou à le ruiner par l'application « doctrinaire » des idées qui le guident dans sa politique intérieure.
À cela on peut répondre que le peuple est à même de s'instruire, que sa raison est la présomption fondamentale sur laquelle repose la démocratie, et que, si on ne peut lui confier le droit de se conduire lui-même, aucune combinaison politique ne peut l'empêcher d'agir mal. Je ne conteste pas ces propositions en général, mais je ne pense pas qu'elles conviennent au cas présent. Ce que nous trouvons devant nous actuellement, ce n'est pas une démocratie parfaite et entraînée, mais une démocratie qui ne fait que lutter pour l'existence. Au cours de son évolution, des problèmes particuliers et momentanés se présentent. Un empire a été acquis et organisé par une aristocratie forte et homogène et est passé sous la garde d'une nation de plus en plus absorbée par une querelle économique dont la tendance aboutit [p.213] à la fois à la destruction de l'unité de la société et à la ruine de la force et de la santé nécessaires pour soutenir l'entreprise impériale. Dans de pareilles conditions, je ne crois pas que la Chambre démocratique soit le corps qui convient pour diriger les destinées de l'empire.
Au contraire, je crois qu'elles peuvent, avec beaucoup plus de chances de succès, être confiées à la Chambre des Lords.
Car les vraies causes qui ont amené les pairs à se méfier du développement de la démocratie dans le pays sont précisément de nature à les qualifier pour la conduite des affaires impériales. Justement parce qu'ils sont les représentants héréditaires des hommes d'État du XVIIIe siècle, justement parce qu'ils sont indépendants de toute élection populaire, justement parce qu'ils sont en état de discuter chaque question d'après ses mérites sans avoir à se soucier de la nécessité de mettre d'accord les éléments d'un parti hétérogène, et justement pour cette raison qu'il ne s'agit pas de questions dans lesquelles leurs intérêts de classe soient engagés, ils se trouvent en mesure de juger les choses mieux et non plus mal que la Chambre des représentants. Ils ont le sens de la continuité que les communes tendent à perdre de vue ; ils ont le sang-froid et le loisir nécessaire pour prendre des résolutions judicieuses [p.214] et prévoyantes, avant tout, par suite de leur éloignement de l'arène où se disputent les partis, ils ont le sens de la mesure pour peser les intérêts particuliers et temporaires et les intérêts permanents de tout le pays.
Il me semble, alors, que même si la Chambre des Lords était réellement un organe d'obstruction en ce qui touche à la politique intérieure, comme le pense le parti radical, il serait pourtant indigne d'un homme d'État de proposer de modifier ou d'abolir ses pouvoirs sans envisager d'une manière approfondie le problème impérial.
Car, même s'il était raisonnable de confier la fortune de l'Angleterre à la garde exclusive de la Chambre des Communes, on pourrait douter qu'il fût raisonnable de confier au même pouvoir la fortune plus large de l'empire britannique. Il y a les colons, pour qui la Chambre des Lords est plus vénérable que la Chambre des Communes, pour qui c'est elle qui représente la continuité et la splendide perfection de la race anglaise, et qui lui accordent une fidélité, qu'ils ne seraient pas disposés à étendre à une Chambre élue, essentiellement semblable aux législatures dont ils ont le modèle chez eux[251].
[p.215]
Tout projet de reconstitution de la Chambre des Lords ou de ses pouvoirs doit forcément être envisagé à ce point de vue ; et jusqu'à ce que nous voyions le chemin par lequel on aboutira à la création d'un organisme satisfaisant pour le gouvernement de l'empire, nous pouvons bien hésiter à réformer la Constitution sous le seul prétexte que nous y sommes portés par notre politique intérieure.
Les considérations que j'ai mises en avant dans ce chapitre peuvent ne pas conduire nécessairement à la conclusion que je lui ai donnée, d'autres personnes raisonnant sur les mêmes éventualités et les mêmes faits peuvent aboutir à une opinion différente. Mais je suis sûr d'une chose, c'est que ces considérations doivent être envisagées, c'est qu'elles sont ignorées ou reléguées au dernier plan par le parti libéral, et que la présente agitation contre la Chambre des Lords, dans les termes où elle est conduite, est une manifestation de rhétorique frivole, sans clairvoyance, et folle, comme on en trouve dans les annales de la politique moderne.
FIN
[p.217]
Préface_________________________________________________________________________ v
Préface pour l'édition française_____________________________________________________ lxiii
Préface de l'édition anglaise.______________________________________________________ lxxv
Chapitre premier. Le premier pas vers la démocratie
Évolution politique anglaise au XIXe siècle. Le pouvoir passe de l'aristocratie à la démocratie
avec le consentement de l'aristocratie_______________________________________________ 1
L'act de 1832, premier pas vers la démocratie, est dû à l'initiative d'une partie
de la classe gouvernante__________________________________________________________ 3
Principe démocratique de la Constitution anglaise au XVIIIe siècle annihilé par l'organisation
de l'électorat____________________________________________________________________ 3
L'aristocratie profite de l'organisation de l'électorat_____________________________________ 5
Le Ministère profite de la vénalité des électeurs et des élus______________________________ 8
La faiblesse de l'aristocratie vient du principe fondamental théorique de la constitution
et de la domination de l'exécutif____________________________________________________ 10
Les réformateurs ne cherchent pas à assurer, dans la Chambre des Communes, la représentation
du peuple qu'ils jugent suffisante déjà_______________________________________________ 12
On ne voit pas dans la Chambre des Communes une machine à compter des têtes, ni dans ses membres
des délégués___________________________________________________________________ 15
On ne regrette pas l'influence de la Couronne et des Pairs sur les Communes, source d'harmonie_ 16
Les Tories et une école parmi les Wighs, estiment que la Constitution est aussi parfaite que possible_ 18
[p.218]
Une école parmi les Wighs estime que la Constitution est réformable : c'est quant à l'indépendance
du Ministère_________________________________________________________________________ 19
La réforme électorale de 1832, moyen de lutte contre les abus du pouvoir gouvernemental
et non réforme démocratique___________________________________________________________ 23
Sentiments des classes populaires qui soutinrent de leur agitation la réforme____________________ 25
Désaffection de l'état actuel des choses___________________________________________________ 27
Croyance que les Communes ont été jadis une assemblée populaire___________________________ 27
Critique de la politique intérieure et extérieure des classes dominantes_________________________ 28
Les doctrines démocratiques sont aussi parfois proclamées___________________________________ 32
La théorie démocratique dans Bentham corollaire de ses principes_____________________________ 34
La théorie démocratique n'est pas l'inspiratrice pourtant des vrais auteurs de la réforme___________ 38
L'inspiration de la réforme vient du sentiment de certains abus particuliers_______________________41
La Conclusion : La Réforme n'a été pour personne une mesure révolutionnaire___________________ 44
Chapitre II. Nouveau progrès vers la démocratie
L'act de 1832 n'est pas la fin de l'aristocratie.______________________________________________ 46
Les principales dispositions survie de l'influence autocratique_________________________________ 47
Petit nombre des électeurs, la représentation n'est pas proportionnelle à la population_____________ 53
Les bills de 1832, 1867, 1884 n'ont pas eu pour but de réaliser la démocratie____________________ 55
Comment s'est introduite la conception démocratique actuelle________________________________ 57
Les projets de réforme indépendants des agitations populaires_______________________________ 58
La réforme est due à l'action libre de la classe gouvernante__________________________________ 63
[p.219]
L'act de 1832 a détruit la force de tradition qui était celle du régime aristocratique________________ 65
Nouveaux mots d'ordre : « compétence », « caractère varié des électeurs », ils impliquent
une évolution continue________________________________________________________________ 67
Le bill de 1884 fut la conséquence logique et forcée de celui de 1867__________________________ 75
Les réformes impliquent une révolution et préparent le suffrage universel______________________ 77
Abandon du principe de la variété de représentation_______________________________________ 79
Question de la représentation des minorités______________________________________________ 82
Changements dans la distribution des sièges_____________________________________________ 85
Lois qui consolident le règne de la majorité substitué à l'aristocratie__________________________ 88
Changement dans la conception de la nature du mandat représentatif_________________________ 91
Toute cette évolution démocratique a eu lieu avec le concours de la classe gouvernante inconsciente
de sa portée_______________________________________________________________________ 99
Démocratisation des institutions administratives locales___________________________________ 101
Justice de paix____________________________________________________________________ 102
Administration des villes____________________________________________________________ 105
Grandes villes sans charte ni corporation_______________________________________________ 108
L'administration locale passe à des autorités électives____________________________________ 113
Chapitre III. La chambre des Lords
Sa nouvelle position depuis l'avènement du principe démocratique : pouvoir secondaire_________ 116
Difficulté des rapports entre la Chambre des Lords et celle des Communes___________________ 117
Premiers conflits dès 1834__________________________________________________________ 119
Grande crise de 1884______________________________________________________________ 121
Reproche fait à la Chambre des Lords d'avoir une politique de caste________________________ 124
La Chambre des Lords a admis la démocratisation de la Chambre des Communes_____________ 128
L'opposition des Lords en 1884 visait la redistribution et non les nouvelles franchises___________ 130
[p.220]
Attitude des Lords quant aux questions religieuses. 132 Attitude des Lords dans la question israélite_ 135
Attitude des Lords dans la question religieuse irlandaise__________________________________ 136
En ces questions, les Lords suivent l'intérêt national, non leur intérêt de caste________________ 139
Les Lords et la question des tenures en Irlande. 144 Attitude générale de la Chambre des Lords,
son avenir_______________________________________________________________________ 145
Chapitre IV. Interprétation de la démocratie par la classe ouvrière
Les masses et la démocratie. Elles la veulent comme condition de l'amélioration de leur sort_____147
Asservies par l'individualisme elles veulent « contrôler » les moyens de production____________ 148
Le premier mouvement populaire de réforme parlementaire est de tendance socialiste_________ 149
Pour la classe ouvrière, la question politique fut une question de propriété tout d'abord_________ 154
Comme la réforme de 1832 écarte du pouvoir la classe ouvrière elle est impopulaire___________ 155
Mouvement « chartiste » de 1836, les « six points ».______________________________________ 158
Mouvement socialiste parallèle de Robert Owen._________________________________________ 159
Pour Owen la question économique prime la question politique______________________________ 161
Il veut la substitution de la propriété collective à la privée__________________________________ 162
Organisation politique à. fondement économique._________________________________________ 163
Différence entre Owen et les réformateurs parlementaires__________________________________ 165
Le « chartisme » n'a des idées économiques que très confuses______________________________ 166
Le chartisme est pourtant une insurrection contre les riches des pauvres qui voient dans le pouvoir
le moyen d'améliorer leur sort________________________________________________________ 169
Le chartisme et le mouvement d'Owen font place au « trades-unionisme » qui s'écarte du socialisme_ 173
Propagande malthusienne____________________________________________________________ 175
[p.221]
Les classes ouvrières avant et après la réforme de 1867 semblent marcher d'accord avec
les classes gouvernantes____________________________________________________________ 176
Nouveau mouvement actuel socialiste, précision de son programme_________________________ 178
Moyens politiques qu'il préconise______________________________________________________ 179
Programme économique du parti socialiste______________________________________________ 182
Descriptions des étapes par lesquelles le socialisme arrivera à son but_______________________ 184
Ce mouvement socialiste n'est pas un mouvement accidentel, il est un phénomène général
et normal de l'évolution sociale_______________________________________________________ 186
Chapitre V. La situation présente
La doctrine socialiste de la lutte des classes et le programme politique socialiste_______________ 189
Les droits des minorités contre les majorité_____________________________________________ 190
La propriété individuelle intangible pour tout gouvernement________________________________ 191
La lutte de classes parlementarisée par la réforme démocratique des Communes______________ 192
Les luttes d'intérêt rendues plus brutales par le régime démocratique________________________ 194
Les discussions au sein de la nation ne valent pas les discussions dans le parlement____________ 197
Les Communes impuissantes à trancher un problème qui remue les passions populaires_________ 198
Le remède contre la démocratisation des Communes est dans la seconde Chambre_____________ 199
La Chambre des représentants ne traduit pas la volonté nationale___________________________ 199
En quel sens les Communes représentent-elles la volonté du peuple__________________________ 201
Le Referendum seul remédie à ces inconvénients._________________________________________ 202
Répudiation de l'idéal démocratique_____________________________________________________ 203
Intérêt national supérieur à la volonté nationale___________________________________________ 204
Nécessité de la Chambre haute et de son droit de veto_____________________________________ 206
[p.222]
Critique contre la Chambre Haute, l'hérédité______________________________________________ 208
Les Lords représentent seulement la propriété foncière_____________________________________ 209
L'Empire, son influence sur le problème politique.__________________________________________ 210
Les Lords ont une compétence particulière pour diriger la politique supérieure___________________ 213
L'Empire rend la Chambre des Lords nécessaire.___________________________________________ 214