Débats à la convention nationale (extraits), Séance du 2 thermidor an III


Mots clés : Gouvernement

Débats à la convention nationale (extraits), Séance du 2 thermidor an III, in TROPER M., Terminer la Révolution – La Constitution de 1795, Paris, Fayard, 2006, coll. « Histoire des constitutions de la France », Annexe 4, pp.418-419.

Séance du 2 thermidor

SIEYÈS : […]

Je sais que ma demande de placer le gouvernement en représentation dans la partie supérieure de l'établissement central et en regard du tribunat, doit paraître effrayante au premier coup d'œil ; mais, entendons-nous, je ne confonds point le pouvoir exécutif avec le gouvernement ; je regarde, au contraire, la division de ces deux pouvoirs, dans une république, comme une de ces vues qui appartiennent encore au progrès de la science ; c'est au temps à en dévoiler l'importance, et à rendre justice.

Le pouvoir exécutif est tout action, le gouvernement est tout pensée ; celui-ci admet la délibération, l'autre l'exclut à tous les degrés de son échelle, sans exception. Mais, puisque nous en sommes à éclaircir des notions et à mettre plus de précision dans le langage, qu'on me permette de remarquer que le nom de pouvoir exécutif, pour qualifier une grande partie du service officiel de la loi, est mal choisi.

Qui est-ce qui exécute la loi? ceux qui l'observent ; d'abord les citoyens, chacun en ce qui le regarde (c'est là qu'est la plus grande partie de l'exécution de la loi) ; ensuite tous les officiers publics, chacun dans la fonction ou l'emploi dont il est chargé ; toute espèce de loi se classe dans l'une ou l'autre de ces suppositions. C'est dans ce sens qu'on a distingué les lois protectrices et les lois directrices. Les premières sont exécutées par les citoyens ; les autres par les officiers publics. Lorsqu'il y a chez les uns ou les autres non-exécution ou résistance, alors se met en mouvement une portion de pouvoir officiel, qui détermine ou force l'exécution chez ceux qui contestent ou résistent. Quoi qu'il en soit, le pouvoir exécutif, pris pour celui qu'exercent les ordonnateurs de l'action de la loi, doit être séparé du gouvernement qui embrasse à lui seul trois grandes parties.

1° Le gouvernement est, dans la partie supérieure de l'établissement central, jurie de proposition.

2° Une fois la loi promulguée, et par conséquent mise à l'exécution, le gouvernement se retrouve là, au foyer de la partie inférieure de l'établissement central ; là, il est jurie d'exécution. Les membres des comités, et vous l'êtes tous, savent si, indépendamment de la grande législature, il n'est pas une masse énorme de décisions à donner, de règlements à faire sous le nom d'arrêtés ou tout autre, même en élaguant les actes et les résolutions qui appartiennent au pouvoir exécutif, et que la confusion des affaires actuelles rejette encore dans les comités ; ce sera en quelque sorte la législature d'exécution. Du reste, rapportez-vous-en au tribunat pour empêcher le gouvernement d'excéder ses pouvoirs et d'empiéter sur la législation : ce frein n'est nulle part aussi fort que dans mon plan.

3° Le gouvernement est enfin procurateur d'exécution, et à ce titre il nomme le pouvoir exécutif ou les chefs ordonnateurs et directeurs du service officiel de la loi. Vous concevez déjà, par le premier aperçu de cette combinaison, que le pouvoir exécutif peut être divisé entre plusieurs chefs responsables, directeurs uniques dans leurs ressorts respectifs, sans que nous perdions l'unité d'exécution qui se retrouve dans la pensée du gouvernement. Au surplus, mon objet n'est pas d'exposer l'organisation du pouvoir exécutif ; je n'avais à parler que du gouvernement, et à tracer la ligne de démarcation qui sépare ces deux pouvoirs.

Ma troisième demande en embrasse plusieurs :

1° Je demande une législature unique, c'est-à-dire un seul corps de représentants chargés de voter la loi, siégeant dans une seule chambre. Après avoir mis en représentation, d'un côté, la demande des besoins des gouvernés ; de l'autre, la demande des besoins des gouvernés et du gouvernement, il fallait prononcer, et par conséquent faire représenter le jugement national par un corps qui seul sera la législature. J'y vois, à proprement parler, un tribunal suprême chargé de faire droit aux propositions, de part ou d'autre, débattues, défendues, contredites ou convenues, suivant qu'elles sont utiles ou non au peuple, dont il représente le jugement.

2° Je demande que cette législature, qui est le véritable point central, le régulateur suprême de toutes les parties de l'établissement public, soit le corps le plus nombreux.

Si l'on voulait instituer le mieux en ce genre dans mon opinion, on adopterait une combinaison propre à donner à la législature un nombre à-peu-près égal d'hommes voués aux trois grands travaux, aux trois grandes industries qui composent le mouvement et la vie d'une société qui prospère, je parle de l'industrie rurale, de l'industrie citadine et de celle dont le lieu est partout, et qui a pour objet la culture de l'homme.

Un jour viendra où l'on s'apercevra que ce sont là des questions importantes ; mais, au moins, que la législature soit dès à présent la représentation la plus considérable par le nombre, comme elle l'est par ses fonctions.

3° Je demande en dernier lieu, que la législature, semblable en cela à un tribunal judiciaire bien constitué, ne puisse jamais rendre un décret du propre mouvement.

C'est ici une proposition un peu extraordinaire, j'en conviens ; mais écoutez-moi encore un moment ; si je me trompe, l'on passera à l'ordre du jour, et mon erreur n'aura pas d'autre suite.

Supposons-nous le peuple le plus libre de la terre, le plus libre possible : que pourriez-vous exiger du législateur? Que toute loi nécessaire ou simplement utile fût faite.

Où peut-on reconnaître la nécessité ou l'utilité d'une loi? Dans le sentiment du besoin.

Eh bien! n'ai-je pas saisi le besoin où il est ? dans les gouvernés et dans les gouvernants.

N'avons-nous pas créé deux foyers extrêmement sensibles, où le sentiment de ce double besoin aboutit immanquablement, et où il s'irritera encore de toutes les passions particulières à la place?

Concevez-vous une plainte, une demande, une proposition, excepté les pétitions individuelles, dont il n'a jamais été question dans mon discours, qui n'ait là toute sa force représentative?

Concevez-vous deux meilleurs ateliers de propositions? Au-delà qu'y a-t-il ? Rien.

Il n'est donc pas nécessaire de permettre à votre législature des volontés spontanées, ou ce que nous avons appelé des décrets du propre mouvement. Vous direz : Il peut s'y rencontrer des hommes plus éclairés qui auront d'excellentes vues.... Eh! sans doute ; mais ces hommes-là peuvent se trouver, se trouveront certainement parmi les simples citoyens. Sous ce prétexte, donnerez-vous le droit de proposition à tout le monde? Vous ne le voulez pas ; eh bien! cela serait moins déraisonnable que d'accumuler deux fonctions politiques, deux procurations séparables sur la tête du même représentant.

Ces bonnes idées, ces vues utiles prendront naturellement la route que la loi et les mœurs leur indiquent ; elles passeront par l'un des canaux constitutionnels pour arriver à la législature meilleures et plus utiles encore.

Prenez-y garde, la liberté est plus intéressée qu'on ne pense à ce que le législateur n'ait pas le droit de supposer le besoin. Mais il y aurait tant de vérités à établir! Essayons pourtant un mot d'explication.

La liberté politique, avec un objet distinct, est de la même nature que la liberté civile. Quand un particulier se croit blessé dans ses droits, il est libre s'il a la faculté de se plaindre et la certitude de trouver justice. Il cesse de l'être si le juge prétend lui faire droit sur une autre affaire que celle qui lui est soumise.

Ne croyez pas que le tribunal législatif soit non plus d'une nature différente des tribunaux judiciaires. Tous puisent leur décision dans une autorité supérieure ; les uns dans le code des lois positives, la législature dans le livre plus ancien et plus complet des lois naturelles, car rien n'est arbitraire. Tous peuvent se tromper, et sont irresponsables, s'ils ne se sont trompés que par erreur de jugement et sans sortir des bornes de leurs fonctions.

Toute l'échelle des jurys, avant et après la loi positive, conserve le même caractère ; aucun n'agit, ne fonctionne, ne juge de force, soit le premier venu, soit les parties qui se présentent, sur des points étrangers à leur cause. Tous attendent la demande de celui qui a besoin de justice, et ils sont toujours prêts à faire droit.

Ainsi le premier caractère de la législature est, comme je viens de le dire, de ne point supposer le besoin, mais de l'écouter ; de ne point légiférer spontanément, mais d'attendre la demande. La fin de tout l'établissement public est la liberté individuelle. Vouloir rendre le peuple comme l'individu, plus libre qu'il ne sent le besoin de l'être, qu'il ne veut l'être, ce serait, au lieu de liberté, domination et servitude.

J'ai fini les demandes que j'avais annoncées ; je ne finirais pas si je pouvais vous développer tous les avantages que j'attache au plan dont vous avez un premier aperçu.

Je donne un conservateur, un gardien à la constitution par l'établissement du jury de constitution, une représentation aux besoins du peuple pour proposer les lois qui doivent y pourvoir, et une représentation aux besoins du peuple et à ceux de l'exécution de la loi. Ici se présentent bien d'autres raisons encore pour démontrer la nécessité de faire du gouvernement un atelier, une jurie de proposition :elles se retrouveront ailleurs. Qu'il me soit seulement permis d'ajouter, d'un coté, que le gouvernement, tel que je le propose, n'a point d'action directe sur les citoyens , car c'est une idée fausse que celle de faire gouverner les citoyens par le pouvoir public. On gouverne les moyens d'action que l'établissement public offre pour l'exécution de la loi. Les citoyens se gouvernent eux-mêmes, en ayant soin seulement de ne pas manquer à la loi ; mais les officiers publics, les administrateurs, sont gouvernés dans leurs fonctions. Il faut s'attendre que ce mot ne réveillera plus à l'avenir les inquiétudes ou les sentiments de haine qu'on lui portait. Au contraire, vous verrez le citoyen qui croira avoir à se plaindre de l'administration, de la direction, ou en général de quelque branche que ce soit du pouvoir exécutif, porter ses réclamations au gouvernement comme au supérieur naturel, le regarder comme son recours, et non comme son ennemi, et s’en retourner avec la reconnaissance d'avoir obtenu justice, si elle est due.

Le pouvoir exécutif, de son côté, prend une physionomie, acquiert une certitude, une promptitude d'action et une sécurité jusqu'à présent inconnues. Il n'est plus, comme dans les systèmes des contre-poids, un bassin opposé dans la balance législative au bassin des représentants du peuple, car d'abord tout fonctionnaire public est représentant du peuple dans l'ordre de sa mission ; et puis nous regardons, nous, le pouvoir exécutif, non comme un contre-poids, mais comme la continuation et le complément de la volonté sociale, puisqu'il est chargé d'achever son acte en le réalisant, puisqu'il est chargé d'assurer partout la fidèle et certaine exécution de la loi.

Vous savez quelles entraves la délibération mettait dans le mouvement du pouvoir exécutif ; j'avais déclaré mon opinion à cet égard dans la Convention même, au mois de janvier 1793 : il n'y a pas de délibération, il n'en faut pas dans le système du concours. La responsabilité cesse d'être entière là où l'on délibère, parce qu'elle est nulle pour la minorité, parce qu'elle laisse rarement au concepteur son idée tout entière : or, s'il ne peut l'employer qu'altérée, comment voulez-vous qu'il réponde de tout son effet? Je passe sous silence ses lenteurs, toujours préjudiciables, quelquefois funestes. Dans notre plan, le pouvoir exécutif est tout entier à des chefs uniques, chacun dans sa partie.

[…]

Voici quatre articles dont je demande d'avance le renvoi à la commission des Onze, à moins que vous ne jugiez plus à propos de passer à l'ordre du jour.

« Art. 1er. Il y aura, sous le nom de tribunat, un corps de représentants, au nombre de trois fois celui des départements, avec mission spéciale de veiller aux besoins du peuple, et de proposer à la législature toute loi, règlement ou mesure qu'il jugera utile. »

« II. Il y aura, sous le nom de gouvernement, un corps de représentants, au nombre de sept, avec mission spéciale de veiller aux besoins du peuple et à ceux de l’exécution de la loi, et de proposer à la législature toute loi, règlement ou mesure qu’il jugera utile.

« Ses assemblées ne seront point publiques.»

 

« III. Il y aura, sous le nom de législature un corps de représentants, au nombre de neuf fois celui des départements, avec mission spéciale de juger et prononcer sur les propositions du tribunal et et sur celles du gouvernement.

« Ses jugements, avant la promulgation, porteront le nom de décrets.

« IV. Il y aura, sous le nom de jurie constitutionnaire, un corps de représentants, au nombre des trois vingtièmes de la législature, avec mission spéciale de juger et prononcer sur les plaintes en violation de constitution, qui seraient portées contre les décrets de la législature.»

SIEYÈS : Si ces articles étaient adoptés, il deviendrait aisé de les compléter pour la nomination, les fonctions, le renouvellement, etc., et d'en ajouter quelques autres au titre de l'exécution de la loi.

THIBAUDEAU : Quoique ce projet contienne des vues neuves et excellentes, il a beaucoup de ressemblance avec celui de la commission des Onze. Je regrette cependant qu'il n'ait pas été présenté plus tôt ; on en aurait tiré un grand parti pour l'amélioration du plan de la commission.

Le tribunat de Sieyès est le Conseil des Cinq-Cents de la commission ; le tribunat serait chargé de présenter les besoins du peuple, la chambre des Cinq-Cents, qui sera très populaire par son essence, proposera les lois.

Le Conseil des Anciens de la commission est la législature proposée par notre collègue. Nous ne donnons pas, comme lui, au gouvernement une part active dans la formation de la loi, cependant nous lui accordons le droit de faire quelques propositions au corps législatif, et de l'inviter à prendre tel ou tel objet en considération.

Le tribunat qui présente à la législature les besoins du peuple, et le gouvernement qui lui expose les siens, ressemblent à deux plaideurs qui recourent au juge. Lorsqu'ils sont d'accord, la législature n'a qu'à sanctionner ; lorsqu'ils diffèrent d'avis et de prétentions, c'est à elle à juger, à les départager. Au-dessus de ce corps, Sieyès place encore la jurie constitutionnaire, qu'il charge de veiller à ce que les institutions qui lui sont inférieures ne portent point atteinte à la constitution. Nous n'avons pas cette jurie dans notre plan, mais nous y avons suppléé en ordonnant au pouvoir exécutif de ne pas exécuter les lois dans la création desquelles on n'aurait pas suivi les formes constitutionnelles.

Je crois, de plus, que le corps auquel Sieyès donne le nom de gouvernement peut-être dangereux pour les attributions qu'il lui accorde ; car je soutiens que le pouvoir exécutif ne doit point avoir une part active dans la formation de la loi ; on ne doit pas surtout lui en laisser l'initiative. On a beau objecter, pour dissiper ou du moins pour atténuer mes inquiétudes, que ce n'est point ici un pouvoir exécutif royal ; je réponds que, de quelque manière qu'il soit organisé, quelque nom qu'on lui donne, je dois beaucoup plus craindre les usurpations de sa part que de celle de tout autre pouvoir, parce qu'il est sans cesse actif.

Enfin nous avons aussi distingué, comme le préopinant, le gouvernement, du pouvoir exécutif. Notre directoire exécutif est le premier, c'est l'âme et la pensée du gouvernement. Les agents généraux sont précisément le pouvoir exécutif. Au surplus je demande le renvoi du travail de notre collègue à la commission des Onze, qui l'examinera et en tirera tout le parti possible ; je demande en outre qu'on suive la discussion sur le projet de la commission.