Chapitre VI. La Chambre des Communes


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VI

LA CHAMBRE DES COMMUNES.

La Chambre des communes est plus pratiquement utile que brillante extérieurement. Elle a bien un caractère imposant, car dans un pays où les parties du gouvernement qui sont le plus en évidence empruntent leur valeur à l'éclat qu'elles jettent, tout ce qui doit attirer l'attention n'arrive à obtenir un peu de l'estime populaire qu'au moyen de quelque pompe extérieure. L'imagination de l'homme exige l'harmonie dans l'art de gouverner comme dans tout autre art, elle ne se laisse pas influencer par des institutions qui jurent avec celles qui l'influencent principalement. Aussi la Chambre des communes a besoin d'être imposante, et elle l'est; mais l'utilité de cette Chambre dans le système constitutionnel est due non point à ce qu'elle paraît être, mais à ce qu'elle est en réalité. Elle n'a pas pour but d'acquérir de l'autorité par l'impression qu'elle produit sur les esprits ; sa mission consiste à se servir du pouvoir acquis pour gouverner les populations.

Parmi les fonctions de cette Chambre, la principale [p.196] dont l'existence est bien connue, quoique dans le langage constitutionnel il n'en soit pas question, c'est d'être une sorte de collège électoral ; la Chambre des communes est l'assemblée qui choisit notre président. Washington et ses collaborateurs politiques avaient inventé un collège électoral qui, dans leur idée, devait renfermer l'élite de la nation. C'est à ce collège qu'ils confiaient le soin de choisir pour président, après mûres délibérations, l'homme d'État le plus capable. Mais en Amérique on a dénaturé ce corps électoral en lui enlevant toute indépendance et toute vitalité. Personne ne connaît ni se soucie de connaitre les noms des membres qui le composent; jamais ils ne discutent, jamais ils ne délibèrent. On les délègue avec mandat de voter pour porter à la présidence M. Lincoln ou M. Breckenridge ; ils votent dans le sens qu'on leur a prescrit et retournent ensuite chez eux. Quant à notre Chambre des communes, elle choisit réellement les ministres, et comme il lui plaît de les choisir, elle les renverse quand bon lui semble. Peu importe qu'elle ait été choisie elle-même pour soutenir lord Aberdeen ou lord Palmerston. Au bout de quelque temps, à un moment donné, elle congédie l'homme d'État qui avait autrefois sa confiance et lui donne pour successeur un de ses adversaires qu'elle avait rejeté tout d'abord. Sans doute, en pareil cas, on obéit à une sorte d'ordre tacite que paraît donner l'opinion publique ; il n'en est pas moins certain que la Chambre des communes a l'entière liberté de se déterminer comme [p.197] elle le juge à propos. Cette Chambre ne marche que dans les sentiers où elle espère que le peuple finira par la suivre, mais c'est une chance qu'elle court, elle prend l'initiative et agit selon son bon plaisir ou son caprice.

Une fois que le peuple américain a choisi son président, il ne peut plus rien, et il en est de même du collège électoral qui lui a servi d'intermédiaire. Mais comme la Chambre des communes a le pouvoir de renvoyer en même temps que celui d'élire le premier ministre, elle entretient avec celui-ci des rapports continus. Elle le guide, et le ministre, de son côté, la dirige aussi. Ce ministre fait pour la Chambre, ce que la Chambre fait pour la nation. Il ne marche que dans les voies où, suivant son opinion, la Chambre le suivra, mais il lui faut prendre la tête, choisir la direction et commencer le voyage. Il ne s'agit pas d'hésiter ; un bon cheval aime à sentir le frein et une assemblée délibérante aime à sentir qu'elle a un chef digne de la conduire. Un ministre qui faiblit devant la Chambre, qui ne craint pas de lui céder en tout ; qui n'essaye pas de la discipliner, qui ne relève pas avec fermeté les erreurs qu'elle commet, ce ministre réussit rarement. Les grands chefs du Parlement ont beaucoup varié d'idées, mais tous ils ont eu une certaine fermeté. On arrive aussi bien à gâter une grande assemblée qu'un enfant par un excès d'indulgence. La politique anglaise n'est qu'une série d'actions et de réactions entre le ministre et le Parlement. Les [p.198] ministres nommés s'efforcent de guider la Chambre et les membres de la Chambre se cabrent sous ceux qui les guident.

C'est la fonction électorale qui est maintenant la plus importante de toutes les fonctions exercées par la Chambre des communes. Il est bon d'insister là­ dessus jusqu'à satiété, précisément parce qu'on feint de l'ignorer dans la tradition politique. Vers la moitié de la session des Parlements, si on lit les journaux ou qu'on consulte les personnes qui, ayant suivi de près les affaires, devraient s'y connaître, il se trouve qu'on entend dire : « Le Parlement n'a rien fait pendant cette session. Le discours de la reine renfermait quelques promesses, et quoiqu'il y fût question, en somme, de menus objets, la plupart des lois promises n'ont pas été votées. » Lord Lyndhurst, pendant plusieurs années, s'amusait à récapituler les actes législatifs qu'on avait passés, pour en critiquer l'insignifiance. Cependant c'était alors que les premiers ministères whigs se trouvaient au pouvoir, et ces ministères avaient plus à faire et ont plus fait que toute autre administration. La meilleure réponse qu'un ministre aurait pu faire aux harangues de lord Lyndhurst, c'était de mettre en jeu sa propre personne en lui répondant avec fermeté : « Le Parlement m'a maintenu au pouvoir, et c'était ce qu'il avait de mieux à faire ; le Parlement a fait marcher ce que dans le langage respectueux qui est de tradition chez nous, on nomme le gouvernement de Sa Majesté ; il a conservé [p.199] ce que, à tort ou à raison, il regarde comme le meilleur pouvoir exécutif que puisse avoir l'Angleterre. »

La seconde fonction de la Chambre des communes, c'est de servir d'interprète au pays. Elle exprime les idées du peuple anglais sur toutes les questions qui passent sous ses yeux. J'aurai bientôt l'occasion d'étudier si elle remplit bien ce devoir.

La troisième fonction est ce que je nommerai la fonction éducatrice, s'il est permis de continuer à faire usage, même pour un sujet familier, de termes un peu techniques dont l'avantage est d'avoir de la clarté. Un grand conseil formé d'hommes considérables et dont les délibérations sont publiques, ne peut exister dans une nation, sans influencer les idées de cette nation. Son devoir est de les modifier en bien ; son devoir est d'apprendre au pays ce qu'il ne sait pas. La Chambre peut-elle instruire ainsi le pays et jusqu'à quel point l'instruit-elle, c'est là ce dont je m'occuperai plus loin.

En quatrième lieu, la Chambre des communes a mission de donner des informations. Cette fonction, quoique toute moderne par la manière dont on l'exerce, a une singulière analogie avec ce qui se pratiquait au moyen âge. Jadis la Chambre des communes devait apprendre au souverain ce dont on avait à se plaindre. Elle exposait devant lui les griefs et les récriminations des particuliers. Depuis qu'on publie les débats du Parlement, la Chambre fait connaître les mêmes griefs et les mêmes récriminations au peuple qui est le [p.200] souverain d'aujourd'hui. La nation a pour le moins autant besoin d'être éclairée que le roi en avait besoin autrefois. Un peuple libre est ordinairement équitable, car la liberté exerce les bommes à la tolérance qui est le rudiment de la justice. Plus que tout autre peuple libre, peut-être, le peuple anglais a de l'équité. Mais un peuple libre a rarement une grande facilité de conception, et cette facilité manque tout à fait à l'Anglais. Il ne saisit que ce qui lui est familier, ce qui est dans le champ de son expérience, ce qui cadre avec ses pensées. « Jamais de ma vie je n'ai entendu parler de pareilles choses » voilà ce que répond l'Anglais des classes moyennes, croyant opposer ainsi la meilleure réfutation à un argument. En général on ne songera pas à lui répondre que son expérience est bornée, qu'une assertion peut reposer sur des faits vrais, encore qu'il n'ait jamais eu l'occasion de vérifier ces faits. Mais un grand débat du Parlement emporte avec lui cette leçon. Toute idée, toute doctrine, tout sentiment, tout grief qui parvient à avoir pour avocats un nombre raisonnable de membres appartenant à la Chambre des communes, semble aussitôt mériter considération aux yeux de la plupart des gens en Angleterre. On se dit qu'il peut y avoir là une erreur ou un danger, mais en tous cas on regarde la chose comme possible, comme digne d'entrer dans le domaine des faits dont l'intelligence s'occupe et avec lesquels il faut compter. Et c'est là un grand résultat. Les diplomates qui connaissent leur affaire [p.201] déclarent qu'il est plus difficile de s'entendre avec le gouvernement d'un peuple libre qu'avec celui d'un despote ; on peut amener le despote à écouter des opinions contraires aux siennes ; ses ministres, qui ont de l'intelligence, sauront toujours ce qui leur est défavorable, et ils peuvent le lui dire. Mais un peuple libre n'entend jamais que l'écho de ses propres idées. Les journaux ne font que répéter l'opinion de leurs lecteurs ; ils présentent les arguments qui leur plaisent, ils les développent et les appuient ; quant aux arguments contraires, ils les tronquent, les défigurent et les embrouillent. Il n'est pire juge, dit-on, qu'un juge sourd ; de même le gouvernement le moins accessible à la vérité est le gouvernement libre, du moins en ce qui est relatif aux choses dont les classes dominantes ne veulent pas entendre parler. Je serais disposé à regarder comme la seconde fonction du Parlement, au point de vue de son importance, cette fonction qui consiste à nous obliger d'entendre ce que, sans le Parlement, nous ne parviendrions pas à entendre.

Enfin il y a encore la fonction législative dont il serait puéril de nier l'importance, mais dont l'importance, à mon sens, n'est certes pas aussi grande que celle de la fonction qui embrasse le gouvernement général ou bien encore de la fonction qui fait du Parlement un foyer d'éducation politique pour le pays. J'admets qu'à certains moments l'œuvre législative est d'une nécessité qui l'emporte sur tout le [p.202] reste. La nation peut être mécontente de ses lois et en désirer le changement ; certaine loi sur les céréales peut porter atteinte à toutes les branches de l'activité industrielle, et mieux vaudrait passer sous silence un milier de bévues administratives que de perdre l'occasion d'abolir cette loi. Mais, en général, une nation a les lois qui lui conviennent ; les applications spéciales de ces lois ne forment qu'un détail secondaire ; l'administration et la marche générale des affaires publiques, voilà ce qui doit le plus préoccuper les esprits. Il n'en est pas moins vrai que le recueil annuel des lois courantes, dans tous les pays, renferme parfois des lois importantes, et en Angleterre plus que partout ailleurs. Assurément la grande majorité de ces lois ne mérite pas ce nom de lois dans le langage précis des jurisconsultes. Une loi est une prescription générale applicable à une foule de cas. Les actes spéciaux qui encombrent le recueil des statuts et qui fatiguent les comités parlementaires ne sont applicables qu'à des cas spéciaux. Elles n'établissent point, par exemple, des règles qui devront présider à la construction des chemins de fer ; elles déclarent que tel chemin de fer sera fait de telle ville à telle autre, et elles ne réglementent aucune affaire autre que celle-là. Mais enfin, tout compte fait, l'œuvre législative qui résulte de chaque session parlementaire a une grande importance ; s'il en était autrement, on ne les regarderait pas, ainsi qu'on le fait souvent, comme l'unique résultat d'une session annuelle.

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Quelques personnes croiront peut-être que j'aurais dû ajouter, comme sixième fonction de la Chambre des communes, la fonction financière. Il m'est impossible, en thèse générale et en négligeant le détail des fonctions, d'attribuer à la Chambre des communes une fonction spéciale qui, ayant trait aux affaires de finances, se distinguerait de celle qui embrasse les autres œuvres législatives. Quand elle s'occupe des finances comme du reste, la Chambre, a pour but de gouverner et de gouverner au moyen du cabinet. La législation financière doit nécessairement être renouvelée chaque année, mais de ce qu'elle revient souvent sous les yeux de la Chambre, ce n'est pas une raison de lui attribuer un caractère différent des autres œuvres législatives et qui tranche tellement avec ces œuvres qu'on soit obligé de lui faire une place à part.

La vérité, c'est que la manière spéciale de procéder à la Chambre en matières financières, loin de constituer un privilège spécial aux communes, révèle au contraire que sous ce rapport la Chambre a, par exception, une certaine incapacité. En matière ordinaire, chacun des membres peut proposer tout ce qu'il veut ; mais quand il s'agit d'argent, le ministre seul a le droit de proposer les taxes. Ce principe, qu'au moyen âge on rangeait parmi les prérogatives de la Couronne, est aussi utile au XIXe siècle qu'au XIVe, et il a autant de raison d'être. La Chambre des communes qui, maintenant, est le vrai souverain et qui nomme [p.204] le véritable pouvoir exécutif, a, depuis longtemps, cessé d'être cette assemblée très-regardante en fait d'épargnes et d'économies qu'elle était autrefois. Aujourd'hui elle est plus disposée à dépenser les fonds de l'État que le ministre en place. Un financier fort expérimenté me disait : « Si l'on veut provoquer un certain sentiment de satisfaction dans la Chambre des communes, on n'a qu'à faire l'éloge de l'économie en général; si l'on veut s'attirer une défaite, on n'a qu'à proposer quelque épargne. C'est bien facile à expliquer. Toutes les fois qu'on a proposé des dépenses, c'est apparemment dans un but d'utilité publique; les partisans de cette mesure font entendre là-dessus des phrases de ce genre : « Qu'est-ce que 50 000 livres sterling pour ce grand pays ? En sommes-nous donc réduits à lésiner ? Jamais notre industrie ne fut si prospère, jamais nos ressources n'ont été si abondantes. Qu'est-ce donc que 50 000 livres sterling en comparaison de ce grand intérêt national ? » Les membres qui approuvent la dépense y donnent leur voix ; un de ceux qui les ont nommés, ou peut-être un de leurs amis qui profitera de cette largesse ou qui tient à la mesure projetée, les a priés de ne pas manquer à la séance ; d'ailleurs c'est là un vote propre à créer de la popularité; les journaux qui ont toujours beaucoup de philanthropie et auxquels peut-être on a fait le mot, ne manqueront pas de donner leurs éloges. Les membres qui sont contraires à la dépense ont des raisons pour [p.205] céder à l'entraînement. Pourquoi encourir sans motif l'impopularité ? L'objet de la dépense paraît honnête, plusieurs de ceux qui y poussent sont évidemment sincères, un vote hostile ferait des ennemis et serait critiqué par les journaux. En vérité, s'il n'y avait pas quelque frein à ce gaspillage, les représentants du peuple ruineraient bientôt le peuple.

Ce frein se trouve dans la responsabilité du cabinet en matière de finances. Si tout le monde pouvait proposer une taxe, les ministres pourraient permettre à la Chambre de dépenser tout ce qu'elle voudrait, ils s'en laveraient les mains ; mais, quand on vote une dépense, même contre la volonté du ministère, c'est le ministère qui est obligé de trouver l'argent nécessaire. Aussi le cabinet a-t-il les plus graves motifs de s'opposer aux dépenses extraordinaires ; ce sont les ministres qui doivent en faire les frais, il faudra qu'ils lèvent des impôts, ce qui est toujours désagréable, ou qu'ils proposent des emprunts, ce qui, en temps ordinaire, est tout à fait honteux. Le ministre tient, pour ainsi dire, les cordons de la bourse de la famille politique, c'est sur lui que retombent les frais de philanthropie et de luxe, de même qu'un chef de famille est obligé de subvenir aux frais que réclament les aumônes de sa femme et la toilette de ses filles.

Par cela même qu'on confie à un cabinet le pouvoir exécutif, il faut aussi qu'on lui remette le soin de régler les matières financières ; toutes les mesures exigent de l'argent, toute la politique dépend des [p.206] bonnes finances, et c'est dans le rapport des mesures à prendre avec la politique générale que consiste l'œuvre du pouvoir exécutif.

D'après l'analyse de ces fonctions diverses, on peut conclure que c'est la Chambre des communes qui gouverne. Nous sommes tellement habitués à être gouvernés ainsi, que rien ne nous parait plus naturel. Cependant, de toutes les formes de gouvernement la plus bizarre est le gouvernement d'une assemblée publique. Voici 658 personnes venues de toutes les parties de l'Angleterre, elles diffèrent de caractère, d'intérêts, de physionomie et de langage. Qu'on songe à ce qu'est en somme l'empire britannique, combien les éléments dont il se compose sont variés, combien ses rapports sont nombreux, combien sa politique est mêlée à l'histoire du monde ! Qu'on réfléchisse à ce qu'il faut de connaissances, de discernement, de logique et de fermeté dans ceux qui gouvernent cet empire, et l'on sera surpris du spectacle qu'ils offrent. C'est une assemblée de personnes diverses qui varient sans cesse : tantôt elles sont en petit nombre, tantôt en très-grand nombre, jamais elles ne sont les mêmes ensemble pendant une heure ; parfois, elles sont agitées, le plus souvent elles sont plongées dans l'inertie et succombent à la fatigue ; l'éloquence les ennuie, elles s'empressent de saisir au voila moindre plaisanterie comme un soulagement. Telles sont les personnes qui gouvernent l'empire britannique, qui gouvernent l'Angleterre, l'Ecosse, l'Irlande, qui gouvernent [p.207] une bonne partie du continent asiatique, de la Polynésie, de l'Amérique et qui gouvernent des possessions disséminées en tous lieux.

Paley a dit de très-bonnes choses, mais jamais il n'a dit rien de plus vrai que ceci : c'est qu'on a plus de peine à faire voir une difficulté qu'à en faire admettre l'explication. Dans les questions controversées et indécises, la clef des difficultés se trouve ordinairement égarée au milieu de ce qu'on ne dit pas ; les parties qu'on n'explore pas sont comme l'arrière-plan d'un tableau, tout dans l'arrière-plan semble avoir été facile à composer ; en apparence, le premier venu en pourrait faire autant, c'est pourtant la partie du tableau qui donne aux personnages leurs proportions exactes. De même, pour bien comprendre le gouvernement parlementaire, il ne faut pas s'imaginer tout d'abord que ce système est tout naturel et n'a pas besoin d'explications ; on ne peut en avoir l'idée la plus élémentaire quand on ne se pénètre pas tout d'abord de cette vérité: que gouverner au moyen d'un club, c'est faire un véritable prodige.

Nous avons eu récemment un exemple frappant de l'impuissance à laquelle des Anglais peuvent être réduits quand on les convoque tout à coup pour délibérer ensemble. Le gouvernement, à tort ou à raison, avait jugé à propos de confier aux quarter sessions (assemblée de magistrats locaux) de chaque comté le soin de prendre des mesures pour combattre la peste bovine. Rien de plus déplorable que le spectacle offert [p.208] par ces petites assemblées de notabilités locales. On avait les plus grandes peines à obtenir, non pas seulement une bonne décision, mais une décision quelconque. J'ai assisté moi-même à l'une de ces réunions. Le président avait proposé une résolution fort complexe, cette résolution renfermait beaucoup de choses qui étaient du goût de tout le monde, beaucoup de choses qui ne plaisaient à personne; mais les détails qu'approuvaient les uns étaient précisément ceux qui soulevaient des objections parmi les autres. La résolution fut, pour ainsi dire, mise en pièces, chacun présenta des amendements, on en adopta une clause qui ne satisfaisait pleinement personne, et après ces pourparlers inutiles on se sépara sans rien décider. C'est une vérité proverbiale en Angleterre que les grands meetings n'aboutissent jamais à rien. Et cependant nous sommes gouvernés par la Chambre des communes, qui n'est, en définitive, qu'un grand meeting.

On dira que la Chambre des communes ne gouverne point, qu'elle se borne à choisir les gouvernants. Mais, enfin, il faut bien qu'elle ait une vertu propre pour arriver à ce résultat. Supposez qu'on charge un club de Londres de nommer le cabinet ; quelle scène de confusion il offrirait, quelle correspondance il aurait à entretenir ! De tous côtés on entendrait ces mots : « Faites-moi le plaisir de parler à un tel pour qu'il donne son vote à mon candidat. » La femme de M. A... et celle de M. B... organiseraient une cabale pour renverser les plans que formerait la [p.209] femme de M. C... Le club a beau être ou n'être pas placé sous le patronage de la reine, peu importe ; du moment qu'il a la liberté de son choix, cette liberté entraîne avec elle le désordre et l'intrigue. Je me demande d'abord, non pas comment il se fait que la Chambre des communes gouverne bien, mais, ce qui est plus essentiel, quoiqu'on ne songe point à en rechercher l'explication, comment il se fait qu'elle parvient à gouverner.

Ce qui fait que la Chambre des communes arrive à accomplir des œuvres dont les Quarter sessions et les clubs seraient incapables, c'est que, contrairement à ceux-ci, elle a une organisation disciplinée. Deux orateurs parmi les plus célèbres qu'ait eus l'Angleterre, lord Brougham et lord Bolingbroke, ont employé leur verve à attaquer le système qui consiste à gouverner au moyen des partis. Bolingbroke avait probablement ses raisons, il était l'adversaire déclaré des communes, et cherchait à blesser la Chambre dans ce qui fait sa vitalité. Quant à lord Brougham, il a tort, car il propose, pour améliorer le gouvernement parlementaire, de lui enlever les éléments qui le rendent possible. Actuellement la majorité du Parlement obéit à certains chefs ; elle appuie leurs projets et rejette les mesures qu'ils n'approuvent pas. Un ancien secrétaire de la Trésorerie avait coutume de dire : « Voici une mauvaise affaire, une affaire insoutenable, il faut avoir recours aux services de notre majorité. » Ce secrétaire vivait il y a un demi-siècle avant le bill de [p.210] réforme, quand les majorités aveugles rendaient des services. Aujourd'hui le pouvoir des chefs sur leurs partisans est fort sagement contenu dans d'étroites limites ; les chefs n'entraînent pas bien loin leurs partisans, et encore ne peuvent-ils les entraîner que dans certaines directions. Il n'en reste pas moins qu'il y a des chefs et des partisans. Du côté des conservateurs à la Chambre, on a gardé quelques traces de l'autorité despotique dont les chefs jouissaient autrefois. On dit qu'un jour, en voyant la longue file des et membres qui siègent à la Chambre pour les comtés qui unissent à une santé florissante un extérieur respectable, un homme d'État, tant soit peu persifleur, a laissé échappé ces paroles : « Voilà, ma foi, les forces brutes les plus belles qu'il y ait en Europe ». Mais, à part tout esprit de satire, obéir aux chefs est le grand principe accepté du Parlement. On peut changer de chef si l'on veut, pour en prendre un autre, mais tant qu'on sert sous le n°1, il faut obéir au n°1, et il faut obéir au n°2 dès que l'on a passé dans son camp. Faute d'agir ainsi, on est puni par l'impuissance ; on n'a pas seulement le regret d'être incapable de faire le bien, on ne peut rien faire absolument. Si chaque membre des communes agissait séparément dans le sens qu'il croit le meilleur, il y aurait 657 amendements pour chaque motion, et ni la motion, ni ces amendements ne passeraient.

Dès qu'on a bien compris que la Chambre des communes est avant tout une assemblée électorale, il faut [p.211] admettre que l'existence des partis y est indispensable. Jamais il n'y a eu d'élections sans partis. Est-ce qu'on peut faire entrer un enfant dans un asile d'orphelins sans intriguer un peu ? Ne voit-on pas même dans ces endroits-là des affiches ou des bannières portant ces mots : « Votez pour l'orphelin A... », ou « votez pour l'orphelin B... ; » et les partisans de ces enfants se donnent du mouvement pour eux. Ce qui se passe dans ces circonstances peu importantes doit arriver, à plus forte raison, quand il s'agit d'élections qui se renouvellent souvent et qui ont cet objectif si grave : le choix des gouvernants. La Chambre des communes est toujours appelée virtuellement à faire des élections ; à chaque instant elle peut avoir à choisir ou à renverser un ministre, aussi l'esprit de parti est de son essence, c'est la chair de sa chair et l'âme de son âme.

En second lieu, quoique les chefs ne possèdent plus le vaste patronage qu'ils avaient au siècle dernier, et qui leur permettait de corrompre les députés, ils ont encore une arme plus forte que la corruption, ils peuvent intimider la Chambre en faisant la menace de la dissoudre. C'est là la cause secrète qui donne de la cohésion aux partis. M. Cobden a dit avec raison qu'il n'avait jamais pu découvrir le moment où, dans l'opinion de ses membres, le Parlement devait être dissous. Souvent il leur avait entendu dire qu'ils étaient prêts à voter sur tout autre sujet, mais jamais il n'est question de celui-là. Bref, une [p.212] assemblée, pour aboutir à des résultats, doit offrir un corps compacte d'individus qui sont décidés à voter d'accord; ces individus se recrutent au moyen de l'attachement respectueux qu'inspirent soit certains personnages, soit les principes dont ceux-ci sont les représentants ; mais ce qui concerne l'union entre leurs partisans, c'est la crainte ; ils craignent que leurs chefs, en face de votes hostiles, ne leur enlèvent rapidement le droit de voter.

Ce que j'ai à dire en troisième lieu paraîtra peut-être étrange ; après avoir démontré que le système des partis est indispensable à l'existence du gouvernement représentatif, ne semble-t-il pas singulier d'ajouter que ce qui fait la force même de cette organisation, ce qui la rend féconde, c'est que les membres des partis ne sont pas très-ardents. Le parti, dans son ensemble est plein de chaleur, mais les membres qu'il renferme sont assez froids. S'il en était autrement, le gouvernement parlementaire : deviendrait le plus déplorable des gouvernements, ce serait un gouvernement de sectaires. Le parti qui serait au pouvoir pousserait à l'extrême les conclusions de ses orateurs, toutes leurs doctrines seraient prises à la lettre et portées jusqu'à l'abus. Mais les membres du Parlement anglais qui s'enrôlent dans les partis ne sont pas aussi passionnés que cela. Ils sont whigs, ou radicaux, ou tories, mais ils sont autre chose encore, ils sont Anglais, et comme le père Newman en fait le reproche à nos concitoyens, ils sont « difficiles à soulever jusqu'au [p.213] niveau du dogme » Ils n'aiment guère à pousser les doctrines de leurs partis jusqu'aux limites de l'impossible. Au contraire, le meilleur moyen de les diriger avec succès, l'expérience l'a démontré, c'est d'affecter la modération même aux dépens de la logique. Il n'est pas rare d'entendre dire des choses de ce genre : « Sans m'asservir à cette doctrine que 3 + 2 font 5, et encore que l'honorable membre pour Bradford ait appuyé cette doctrine d'arguments très sérieux, cependant je crois pouvoir, avec la permission du comité, prétendre à mon tour que 2 + 3 ne font pas 6, ce qui sera, je l'espère, une base suffisante pour les propositions fort graves que je vais prendre la liberté de lui soumettre. »

Tel est à peu près le langage que tiennent la plupart des membres de la Chambre des communes. Les gens d'affaires aiment en général une sorte de demi-jour. Pendant toute leur vie, ils se sont trouvés dans une atmosphère de probabilités et de doute, où rien n'était parfaitement clair, où il y avait des chances pour beaucoup d'éventualités, où l'on pouvait parler dans des sens très-divers, et où cependant il fallait se résoudre à opter pour quelque chose de déterminé à quoi on pût adhérer. Ils sont donc enchantés d'un langage un peu couvert de brumes. Loin que la circonspection ou l'hésitation dans les raisonnements leur paraisse une preuve de faiblesse, ils y voient au contraire le signe d'un esprit positif. Ils ont fait fortune au moyen de certains actes dont ils n'auraient [p.214] jamais pu expliquer les motifs philosophiques, et tout ce qu'ils demandent, c'est qu'on leur présente des conclusions nettes et modérées qu'ils puissent répéter quand on les interrogera ; ils veulent des arguments qui ne soient pas tout à fait abstraits, des arguments dont l'abstraction est comme située et dis soute dans la vie pratique. « Il me semble »,disait un jour certain jeune homme quelque peu exigeant, « il me semble que Peel n'appuie jamais ses arguments ». C'est précisément pour cela que sir Robert Peel a été le meilleur chef qu'ait eu de nos jours la Chambre des communes; on aime, en effet, que les arguments se dépouillent de toute rigidité pourvu que la substance demeure.

D'ailleurs, sous notre système de gouvernement, les chefs de la Chambre eux-mêmes n'aiment pas, pour la plupart, à pousser trop loin leurs conclusions. Ils vivent en contact avec la réalité. Une opposition, quand elle arrive au pouvoir, se trouve souvent dans la situation d'un spéculateur au moment des échéances. Il faut que les ministres tiennent leurs promesses, et ils sont embarrassés. Ils ont dit que les affaires allaient de telle façon, que s'ils étaient au pouvoir, elles iraient de telle autre. Mais une fois qu'ils se sont mis à parcourir les documents officiels, à causer avec le sous-secrétaire permanent, qui connait tous les points épineux, et qui, sans jamais manquer de respect, est inébranlable dans ses opinions, ils en viennent bien vite à hésiter un peu. Assurément [p.215] il faut qu'ils se décident à faire quelque chose, le spéculateur ne peut oublier sas billets, et l'ancienne opposition, quand elle est en place, ne peut non plus oublier ces phrases qu'elle a lancées et que ses admirateurs vont répétant encore dans le pays, comme des enfants terribles. Mais, de même que le négociant dit alors à son créancier : « Ne pourriez-vous prendre un billet à quatre mois ? » De même, le nouveau ministre dit au sous-secrétaire permanent : « Ne pourriez-vous pas me suggérer un terme moyen ? Évidemment, je ne suis pas lié par des paroles que j'ai semées dans les discussions ; jamais on ne m'a accusé de sacrifier mon devoir au vain désir de paraître conséquent ; cependant, etc., etc. » Et, en fin de compte, on imagine un terme moyen qui ressemble autant que possible à ce que l'opposition proposait de faire, mais qui, en réalité, est tout simplement ce que commandent les faits nécessaires, les faits qui semblent avoir élu domicile pour la vie dans les bureaux du ministère, tant ils s'imposent avec ténacité.

Parmi les moyens d'assurer de la modération à un parti, le meilleur est de chercher, pour composer ce parti, des hommes disposés par leur nature à être modérés, circonspects et presque timorés ; un autre moyen, c'est que les chefs du parti qui se sont le plus avancés, se trouvent, autant que possible, en contact avec le monde des affaires tel qu'il est. Le système anglais satisfait à ces deux conditions, il donne à l'organisation des partis la vertu qui rend cette organisation [p.216] permanente et le gouvernement des partis possible ; cette vertu indispensable, c'est la douceur.

Néanmoins, ces expédients, quelque excellents qu'ils soient pour écarter les défauts qui font l'impuissance d'un club ordinaire ou d'un Conseil trimestriel, ne suffiraient pas pour permettre à la Chambre des communes de gouverner l'Angleterre. Une assemblée de représentants peut être entachée d'un vice dont les autres meetings sont exempts. Elle peut n'être pas indépendante; les collèges électoraux peuvent ne pas lui laisser son libre arbitre. S'il en arrive ainsi, il ne sert de rien d'avoir inventé des moyens de remédier aux défauts qu'entraîne l'organisation des partis. L'opinion d'un collège électoral est celle d'un parti dominant ; elle est soulevée, excitée, parfois même elle est façonnée par l'agent politique de la localité. Ne lui demandez pas d'être modérée, elle ne discute pas, elle ne se trouve pas en contact avec les faits impérieux, elle n'a pas pour correctif le sentiment de la responsabilité ; elle ne se fait pas comme l'opinion de ceux qui mettent la main aux affaires. Le gouvernement du collège électoral est l'antithèse du gouvernement parlementaire. C'est le gouvernement de personnes qui sont sans modération ; parce qu'elles sont éloignées des faits, en contraste avec le gouvernement de personnes qui deviennent modérées, parce qu'elles sont dans la sphère des faits, c'est un gouvernement où les personnes qui jugent en dernier ressort n'ont pas fait redouter [p.217] la sanction de leur conduite au lieu d'avoir à craindre la dissolution et de se dire qu'on peut faire appel de leur jugement.

On admet, en général, les conditions du gouvernement parlementaire qui viennent d'être énumérées ; mais, parmi les idées qui préoccupent l'esprit public, il en est deux au moins dont l'incompatibilité avec le gouvernement mérite d'être démontrée. C'est d'abord le projet que nos démagogues préconisent ouvertement ; c'est ensuite le plan qui a les prédilections de quelques philosophes distingués. Non-seulement ces idées nouvelles entraveraient la marche du gouvernement parlementaire, mais elles en rendraient l'existence impossible ; elles ne parviendront pas à le détériorer, parce qu'elles l'anéantiraient.

Examinons la première de ces théories, la théorie ultra-démocratique. D'après cette théorie, tout homme âgé de vingt et un ans (et peut-être toute femme du même âge) devrait avoir le droit de voter sur le pied de l'égalité dans les élections pour le Parlement. Supposons que l'an dernier il y eût en Angleterre douze millions d'individus mâles ayant au moins cet âge ; chaque homme participerait dès lors pour un douze-millionième à l'élection; les gens riches ou instruits n'auraient pas, de par la loi, un droit de voter supérieur à celui des gens pauvres ou des gens stupides ; de plus, il n'y aurait aucun moyen détourné d'assurer aux premiers une influence qui équivaudrait à plusieurs votes. Le mécanisme nécessaire [p.218] pour mettre ce plan à exécution serait extrêmement simple : à chaque recensement, le pays serait divisé en 658 districts électoraux, dont chacun renfermerait le même nombre d'électeurs ; ces districts formeraient les collèges d'où sortiraient tous les membres du Parlement. Il est évident que si les conditions énumérées plus haut sont indispensables dans un gouvernement parlementaire, un Parlement fabriqué de la sorte ne pourrait pas marcher.

Ce Parlement ne saurait être composé de gens modérés. Une partie des districts électoraux se trouvant dans des pays agricoles, le ministre et le grand propriétaire de l'endroit y auraient un pouvoir illimité ; ils conduiraient ou enverraient au scrutin toute la population. De ces districts il ne sortirait que des gentillâtres. Les petites villes disséminées, qui envoient maintenant tant de membres au Parlement, se verraient étouffées par ces masses de paysans, et ne pourraient avoir à la Chambre aucun membre de leur propre choix. Les classes agricoles de l'Angleterre prendraient exclusivement leurs représentants au sein des Quarter sessions. D'un autre côté, une bonne partie des collèges électoraux se trouveraient dans les districts urbains, et ces collèges n'enverraient au Parlement que des membres chargés de représenter les préjugés ou les antipathies des classes inférieures que les villes renferment. Les membres choisis par les collèges urbains se diviseraient probablement en deux catégories : il y aurait d'abord les [p.219] représentants purs des ouvriers, qui peut-être ne représenteraient pas les meilleurs ouvriers, lesquels forment une classe très bien composée et fort intelligente, mais les manœuvres ; il y aurait ensuite les représentants de ceux qui de l'ouvrier n'ont que le nom, et que je nommerai les représentants des cabarets. On sait que dans toutes les grandes villes, au moment des élections, les cabarets sont le centre où se pratiquent et la corruption et les tripotages illicites ; il y a des précédents qui indiquent ce que sont et cette corruption et ces tripotages ; mais je juge inutile de les récapituler ici. Chacun comprend à quoi je fais allusion, et quelle sorte de gens sans principes peuvent nommer ces lieux borgnes. Notre nouveau Parlement renfermerait donc, à côté des représentants envoyés par la populace des villes, les représentants de la populace agricole. Les représentants des villes et ceux des comtés offriraient un caractère complètement opposé : les uns auraient les préjugés des ouvriers, les autres auraient les préjugés des magistrats de comté. Chacune de ces deux catégories de représentants parlerait une langue différente ; elles ne se comprendraient pas, et les seuls représentants qui déploieraient de l'activité seraient des gens sans moralité ; élus par le moyen de la corruption, ils chercheraient à profiter de leur situation pour rentrer avec usure dans le capital qu'ils auraient dépensé. S'il est vrai que le gouvernement parlementaire est possible seulement quand l'immense majorité [p.220] des représentants se compose de gens modérés, sans différences marquées, sans préjugés de classes, ce Parlement ultra-démocratique serait incapable de soutenir le gouvernement, car les membres qu'il renfermerait devraient leur position, les uns à des élections qui étoufferaient violemment, sous la pression du nombre, dans les campagnes et dans les villes, une minorité intéressante, les autres à des pratiques immorales.

L'idée ne m'est pas venue un seul instant de mettre au niveau du plan ultra-démocratique le plan de .M. Hare. On ne peut s'empêcher de trouver à ce dernier projet quelque chose de romanesque. Il semble que le monde rajeunit quand on voit de graves vieillards, jurisconsultes ou philosophes, mettre en avant un projet si séduisant. Ce sont ordinairement ces personnes-là qui remontrent aux jeunes gens que leurs belles utopies étant en opposition avec des habitudes enracinées, et n'offrant que la répétition d'idées émises sans succès depuis longtemps, il vaut mieux se contenter des modestes résultats que donne une organisation éprouvée. Mais M. Hare et M. Mill annoncent que, si l'on adopte leur projet, il en résultera des avantages aussi considérables, aussi splendides qu'aucun jeune enthousiaste en promit jamais dans ses rêves les plus dorés.

Je n'attache aucune valeur à l'opinion qui regarderait comme impraticable le projet de M. Hare [p.221] uniquement parce qu'il est nouveau. Certainement on ne pourra le mettre en pratique avant qu'il ait beaucoup vieilli. Un changement de cette sorte ne saurait heureusement être soudain ; un peuple libre ne se laisse jamais tromper par des idées qu'il ne comprend pas, pour cette excellente raison qu'il ne peut les adopter avant de les avoir comprises. Mais si le plan de M. Hare pouvait remplir les promesses de ceux qui le vantent, ou même la moitié de ces promesses, il vaudrait la peine qu'on s'en occupât, alors même qu'il ne devrait pas être adopté avant 1966. Il faudrait en populariser le principe au moyen des livres, et, ce qui serait préférable aux livres, au moyen d'expériences partielles. Il y a tant de côtés écœurants et détestables dans les autres systèmes d'élection, que je comprends fort bien et voudrais même partager la satisfaction de ceux qui, croyant fermement à l'efficacité de ce projet, franchissent tous les obstacles pour prédire un avenir presque idéal que ce bienheureux plan doit amener quand il sera mis en pratique.

Le projet de M. Hare ne saurait être discuté à souhait dans la forme qu'il s'est étudié à lui donner. Il n'est pas facile au vulgaire de comprendre tous les détails qu'il y a renfermés avec amour. A force de mettre ses soins à démontrer ce qu'on pourrait faire, il l'a obscurci pour beaucoup de gens. Une personne me disait qu'elle n'avait jamais pu s'en souvenir deux jours de suite. Mais la difficulté que j'éprouve ici est [p.222] une difficulté capitale, tout à fait indépendante des détails.

Il y a deux moyens de créer des collèges électoraux. D'abord, par une loi, comme en Angleterre et presque partout ailleurs ; la loi peut déclarer que telles et telles qualités donneront le droit de voter dans le collège électoral de X. ; ceux qui ont ces qualités font partie de ce collège. C'est là ce qu'on pourrait nommer les collèges réglementaires, et tout le monde les connaît. En second lieu, la loi peut laisser aux électeurs le droit de composer eux-mêmes ces collèges ; elle peut se borner à dire que tous les adultes mâles d'un pays auront la liberté de voter, ou bien ceux d'entre eux seulement qui savent lire et écrire, ou bien ceux qui ont cinquante livres de rente, ou enfin telles personnes déterminées ; cela fait, elle laisse les électeurs se grouper comme ils l'entendent. Supposons qu'il y eût 658 000 électeurs chargés de nommer les membres de la Chambre des communes, il se peut que le pouvoir législatif leur dise : « On n'a pas à s'occuper de la façon dont vous combinerez vos efforts. A un jour donné, chaque série d'électeurs fera savoir dans quel groupe elle se propose de voter ; si chaque électeur donne avis de son intention et veut tirer le meilleur parti possible de sa voix, chaque groupe comptera mille individus. Mais la loi n'en fait pas un devoir, elle prendra les groupes les plus nombreux jusqu'à concurrence de 658, peu importe qu'ils renferment 2000 ou 1000 ou 900 ou 800 électeurs, [p.223] et ces 658 groupes seront les collèges électoraux du pays. » Ce seront là des collèges volontaires, s'il m'est permis de les appeler ainsi ; des collèges volontaires sous leur forme la plus simple. M. Hare proposer quelque chose de bien plus compliqué, mais, pour montrer les qualités ou les défauts du système, la forme la plus simple du collège volontaire me parait de beaucoup la meilleure.

Ce système est évidemment fort attrayant. Sous l'empire des collèges réglementaires, les votes de la minorité sont perdus. Par exemple, à Londres, il y a actuellement beaucoup de tories, mais tous les membres de la Chambre nommés à Londres sont des whigs ; tous les tories de Londres se trouvent donc de par la loi et en principe mal représentés; la ville qu'ils habitent n'envoie pas au Parlement le membre de leur choix, mais bien un de ses adversaires dont ils ne voulaient pas. D'après le système du collège volontaire, les tories de Londres, dont le nombre s'élève à plus de mille, se trouvent, avoir le droit de se coaliser, de former un collège et de nommer un représentant. Dans plusieurs des collèges tels qu'ils existent actuellement, il y a des minorités qui peuvent renoncer sans retour à leur droit de voter. Moi-même j'ai eu pendant vingt années le droit de voter dans un comté agricole, et je suis du parti libéral. Or, ce comté a toujours envoyé à la Chambre deux tories et il continuera pendant toute ma vie à en faire autant. En l'état actuel des choses, mon vote est donc inutile. [p.224] Mais si je pouvais entrer, grâce à mon vote, dans une coalition de 1000 autres libéraux qui appartiennent à ce collège et à d'autres collèges où les conservateurs ont la majorité, nous pourrions tous ensemble choisir un représentant libéral.

Ce plan a encore l'avantage de dissiper toutes les difficultés relatives à l'étendue des circonscriptions électorales. Il n'est pas juste, dit-on, que Liverpool envoie seulement à la Chambre un nombre de membres égal à celui qu'envoie King's Lynn ou Lyme Regis ; mais, dans le système du collège volontaire, Liverpool enverrait son trop plein à King's Lynn. La minorité libérale de King's Lynn s'entendrait avec la minorité libérale de Liverpool pour former un chiffre de mille électeurs; il en serait de même partout. Les centres populaires jouiraient de ce qu'on nomme leur droit légitime, quand on composerait des collèges volontaires ; ils pourraient former et ne manqueraient pas de former la plupart de ces collèges.

En outre, les admirateurs d'un homme distingué seraient à même de lui composer un collège digne de lui. M. Mill a été nommé par les électeurs de Westminster, et, depuis qu'ils ont eu à nommer des membres pour le Parlement, jamais ils ne se sont plus honorés qu'en cette occasion. Mais, en vérité, comment les électeurs de Westminster connaissaient-ils M. Mill ? Dans quelles proportions son esprit profond correspondait-il à l'esprit de ses électeurs ? Combien d'entre eux seraient éloignés d'admettre une bonne [p.225] partie de ses conceptions ! Leur but était de rendre hommage à l'intelligence, mais c'est le cas de dire ou jamais qu'ils se sont adressés au dieu inconnu. Dans le système du collège volontaire, mille personnes, parmi les milliers de lecteurs qui ont étudié les œuvres de K. Mill, lui auraient formé un collège électoral capable de l'apprécier.

Je pourrais énumérer encore d'autres avantages de ce système. Mais mon intention n'est pas de le recommander, c'est au contraire de le combattre. Quelles sont donc les objections de force à en contrebalancer les mérites ? Je réponds que la manière de composer les collèges volontaires me paraît incompatible avec les conditions préalables qu'exige le gouvernement parlementaire et que j'ai déjà établies.

Sous le système du collège volontaire, la grande crise du monde politique n'a pas lieu au moment où l'on élit un représentant, c'est la formation du collège électoral qui la provoque. La nomination d'un président en Amérique est déjà passée à l'état d'industrie; la formation du collège électoral dans le système que j'examine ne manquerait de devenir un objet de trafic. Chaque parti aurait à résoudre un problème d'arithmétique. Ses chefs diraient : « Nous avons 350 000 votes, tâchons d'avoir 350 représentants. » Et le seul moyen d'arriver à ce but serait de s'organiser. Il est impossible à un homme désireux d'entrer dans un collège libéral de chercher par lui-même mille autres libéraux. S'il essayait de le faire, [p.225] après avoir écrit dit mille lettres, il arriverait peut-être à trouver cent électeurs tels que lui, dont les votes seraient perdus, leur réunion composant un collège trop peu nombreux : pour être pris en considération. Ce libéral devrait donc écrire à la grande société d'enregistrement de Parliament-Street; il s'adresserait à ses habiles directeurs et ceux-ci trouveraient bien vite le moyen d'employer son vote. Ils lui diraient : « Monsieur, vous arrivez trop tard ; M. Gladstone est complet; il a ses mille voix depuis l'an dernier. Il en est de même de la plupart des personnages dont vous trouvez les noms dans les journaux ; dès qu'un orateur prononce un beau discours, nous recevons un monceau de lettres qui nous demandent d'inscrire leurs signataires dans le collège électoral de cet orateur. Mais cela nous est impossible. Voici notre liste. Si vous ne voulez pas perdre votre vote, il faut vous laisser guider par nous ; nous vous offrons trois candidats très-satisfaisants dont l'un est déjà un honorable ; vous pouvez voter pour l'un d'eux et nous allons prendre votre nom, mais songez bien que si vous votez sans nous écouter et au hasard, votre vote est perdu. »

Le résultat évident de cette organisation serait d'envoyer au Parlement des hommes animés de passions politiques. Ce ne serait plus l'indépendance, mais la souplesse que rechercheraient dans leurs créatures les meneurs des élections, et pourquoi leur en faire un reproche ? Agents du parti libéral, ne devraient-ils [p.227] pas, à ce titre, obéir aux vœux de ce parti ? La masse du parti libéral est pour telle et telle mesure ; les gens qui se chargeaient d'enregistrer les électeurs, manipuleraient adroitement l'affaire. Ils diraient au candidat: « Monsieur, voici notre programme ; si vous désirez entrer au parlement sous notre patronage, il faut accepter ce programme ; c'est M. Lloyd qui l'a tracé; vous savez qu'il s'occupait autrefois des chemins de fer, mais depuis la nouvelle loi électorale nous nous sommes assurés de ses services ; le programme est excellent, adoptez-le et vous ferez bien. C'est ainsi que, dans le système du vote qu'en théorie on nomme volontaire, on arriverait à avoir un Parlement dont les membres seraient enchaînés par les liens de parti bien plus fortement qu'aucun d'eux ne l'est dans le Parlement actuel.

Si l'on attend quelque bon effet du vote isolé quand il se trouvera en face d'une organisation systématique, on n'a qu'à examiner ce qui se passe en Amérique pour l'élection présidentielle. D'après le plan établi par les auteurs de la Constitution fédérale, tous les citoyens devaient voter pour l'homme qu'ils jugeraient le plus digne d'être élu. Mais ils ne font rien de semblable ; ils se bornent à appuyer de leurs votes la décision du Caucus ; on nomme ainsi une sorte de réunion composée de gens qui préparent l'élection; après avoir voté successivement contre tous les hommes connus qui peuvent prêter à la critique, ils finissent par tomber d'accord sur la candidature de [p.228] quelque personnalité inconnue contre laquelle, par conséquent, il n'y a rien à dire. Ce genre de réunions préalables, quand il s'agirait de nommer des membres pour le Parlement, aurait une influence plus déplorable chez nous qu'en Amérique pour l'élection présidentielle, attendu que dans les grandes occasions il est possible que le choix du peuple Américain s'arrête sur un grand personnage connu de tous ; mais le peuple anglais ne pourrait choisir 658 membres dans les mêmes conditions. Il n'en connaît pas un nombre aussi considérable, et lors même qu'il les connaîtrait tous, il se perdrait dans les difficultés de détail.

Cependant, s'il est évident que ni l'électeur ordinaire ne pourrait entrer utilement dans un collège électoral, ni le candidat ordinaire obtenir les voix d'un collège sans obéir aux instructions des meneurs politiques de son parti, certains électeurs et certains candidats échapperaient à cette servitude. Il y a en Angleterre des sociétés particulières organisées de telle sorte qu'elles se transformeraient facilement en collèges électoraux; les chapelles des congrégations seraient, trois mois après l'adoption de la loi, autant de centres électoraux ; l'Église anglicane ne tarderait pas à imiter les congrégations et, avec quelques efforts peut-être, elle arriverait au même but. Aujourd'hui, les dissidents jouent un rôle très-énergique et très précieux dans le parti libéral, mais avec le système du collège volontaire, ils n'entreraient pas dans la composition de ce parti, ils formeraient un [p.229] élément indépendant et séparé. En ce moment, on ne songe qu'à grouper des bourgs : dans le système du collège volontaire, on grouperait les congrégations. Il y aurait un membre nommé par les baptistes de Tavistock, avec Totnes, etc., etc.

Pour apprécier route l'importance de ces considérations, il faut se reporter à la preuve que nous avons donnée qu'un Parlement doit être composé de membres modérés, si l'on ne veut qu'il choisisse on ministère sans modération et fasse des lois violentes. Dans le projet que nous examinons, la Chambre se composerait d'abord d'hommes de parti, nommés par un comité imbu de l'esprit de parti, asservis à ce comité, et obligés de déployer une grande violence; avec ces membres siégeraient les représentants fanatiques de toutes les sectes que renferme l'Angleterre. Au lieu d'une assemblée délibérante pleine de membres modérés et judicieux, nous aurions une assemblée où toutes les passions se donneraient rendez-vous.

On pourrait croire que j'exagère les traits du système jusqu'à la caricature ; je n'ai pourtant pas encore montré ce qu'il a de plus déplorable. Si entachés qu'ils seraient alors d'un vice originel, les représentants, dans le cas où on les laisserait maitres d'eux-mêmes, ne manqueraient pas, une fois placés en face des dangers politiques au sein d'un parlement libre, de s'améliorer par le sentiment de la responsabilité ; ce qui les rendrait supportables. Mais on ne les laisserait point maîtres d'eux-mêmes. [p.230] Un collège électoral, dans le système en question, ne manquerait pas d'agir despotiquement. En supposant même la meilleure circonstance, quand, par exemple, des électeurs de bonne foi auraient choisi un candidat pour exprimer leurs idées, ils le surveilleraient pour être sûrs qu'il les expose. Ce candidat se trouverait dans une position analogue à celle qu'occupe le pasteur d'une congrégation dissidente. Comme cette congrégation a pour point de ralliement telle doctrine qui a l'adhésion de ses membres, le pasteur est obligé de prêcher cette doctrine, sinon on se sépare de lui. Ce qui fait qu'aujourd'hui les membres du Parlement sont libres, c'est que leurs commettants ne sont pas impérieux; aucun collège électoral n'a en politique une doctrine déterminée et inflexible. La loi, pour créer les collèges actuels, ne trace que des divisions géographiques ; ils ne sont donc pas reliés entre eux par l'unité de croyance ; ils ne peuvent avoir que de vagues préférences pour certaines doctrines. Mais dans le système du collège volontaire, le corps électoral serait une Église ayant un symbole, ne nommant un député que pour lui confier un mandat impératif, et lui remettre le soin d'accomplir ses résolutions. De même que chez les dissidents un pasteur distingué gouverne quelquefois sa congrégation tandis que quatre-vingt-dix-neuf pasteurs sur cent se trouvent soumis aux leurs, de même dans le système du collège volontaire il y aurait un homme d'État remarquable qui s'imposerait à [p.231] ses électeurs tandis que les autres obéiraient à leurs commettants.

Ainsi, les membres nommés par un bon collège électoral lui seraient asservis sans retour précisément à cause du mérite de ses commettants, mais les membres nommés par un mauvais collège seraient dans un esclavage encore plus dur pour un motif contraire. Les meneurs qui auraient organisé les collèges exerceraient un véritable despotisme. En Amérique, on divise ceux qu'on nomme les politiciens en deux catégories, dont les uns tiennent les fils et restent dans les coulisses, tandis que les autres jouent un rôle sur la scène politique. Dans le système du collège volontaire, le membre du Parlement serait réduit à jouer, le rôle de l'interprète impuissant par lui-même, et les meneurs du parti seraient de véritables autocrates. Le meneur écrirait aux membres du Parlement : « On vous a élus pour soutenir le programme libéral ; si vous ne le suivez pas, vous ne serez point réélus. » Or, un esprit commun et étroit ne permet pas qu'on fasse appel de ses sentences ; malgré tous ses efforts, le membre du Parlement ne serait plus capable de retrouver un collège électoral.

Peut-être dira-t-on que de semblables machinations seraient sans force contre un Parlement septennal ; qu'un membre élu pour sept années pourrait braver les remontrances d'un collège exigent et le mécontentement des meneurs clandestins. Mais, dès l'établissement du collège électoral volontaire, les Parlements [p.232] n'auraient plus qu'une courte durée. Les collèges réclameraient des élections fréquentes, ils n'aimeraient pas à se priver pour longtemps de leurs pouvoirs, ils seraient irrités que ce pouvoir, entre les mains de leurs mandataires, servit à agir contre leurs propres idées dans des circonstances qu'on ne prévoyait pas au moment des élections. Souvent un Parlement septennal est choisi dans une certaine période politique différente d'une seconde, pendant laquelle il siège, non moins que d'une troisième qui voit arriver la dissolution. Un corps de commettants désigné par la loi dans le système réglementaire tolère ces changements, parce qu'il n'a pas donné un mandat impératif à ses représentants ; les électeurs n'ont pas lieu de trouver à redire à ce que ceux-ci usent de leur pouvoir dans un sens qui échappait aux prévisions. Mais un collège électoral qui s'est formé lui-même, dont les opinions sont arrêtées, et dont les représentants ne sont, pour ainsi dire, que de purs mandataires, ne sera point si patient ; il peut, dans ce cas, se croire obligé de récriminer, et les habiles meneurs, sans se plaindre ouvertement, ne s'opposeront pas moins, en silence, à cet état de choses ; commettants et meneurs ordonneront donc des élections annuelles, et soumettront leurs représentants à un joug irrésistible.

Le projet des collèges électoraux volontaires, examiné sous cette forme, la plus simple de toutes, est incompatible avec l'indépendance des représentants et avec l'esprit de modération dont on doit être animé [p.233] à la Chambre ; or, ces deux conditions, comme nous l’avons vu, sont indispensables à l’existence même du gouvernement parlementaire. Naturellement, les mêmes objections s'appliquent à ce système quand il a une forme plus compliquée. Il est inutile d'entrer dans les détails, lorsque le principe ne résiste pas à la critique. Si nos raisonnements ont de la valeur, le collège électoral réglementaire est une nécessité, tandis que le collège électoral volontaire conduit à la ruine du parlement ; ce ne serait pas une réforme salutaire que d’accorder aux électeurs le droit de déplacement pour leurs votes, ce serait une innovation ruineuse.

Si je me suis arrêté à critiquer le projet de M.Hare et le projet ultra démocratique, ce n'est pas seulement à cause de l'intérêt que le premier offre à l'esprit et de l'intérêt que le second peut être appelé à avoir dans la pratique, c'est parce qu'ils tendent à mettre en relief deux au moins des conditions qui sont indispensables au gouvernement parlementaire. Mais, outre ces qualités nécessaires qu'exige l'existence même de ce gouvernement, il y a d'autres conditions préalables sans lesquelles il ne saurait bien marcher. Pour qu'une Chambre des communes fasse bien son œuvre, il faut qu'elle puisse accomplir convenablement cinq fonctions : qu'elle soit capable de bien élire le ministère, de bien faire les lois, de bien enseigner la nation, de bien exprimer la volonté nationale, de bien informer le pays sur l'état des affaires.

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Ici se présente une difficulté. Que doit-on entendre par le mot bien ? Qui donc jugera si tout va bien ? Sera-ce un jury de philosophes, sera-ce la postérité; sera-ce une autorité en dehors de la Chambre ? A quoi je réponds : il n'est besoin ni des philosophes, ni de la postérité, ni d'une autorité quelconque ; le peuple anglais tel qu'il est suffit parfaitement.

Un gouvernement libre, c'est le gouvernement des citoyens par eux-mêmes ; le gouvernement du peuple par le peuple. Le meilleur gouvernement de ce genre, c'est celui que le peuple, juge le meilleur. Il se peut très-bien qu'un gouvernement imposé, comme celui des Anglais dans l'Inde, soit en réalité préférable ; il se peut que ce gouvernement représente les idées d'une classe plus élevée que celle des gouvernés, mais ce n'est pas là un gouvernement libre. Un gouvernement libre est celui qui est accepté volontairement par les gouvernés. Quand le hasard a seul réuni quelques populations, le seul gouvernement libre qui leur est possible c'est le gouvernement démocratique. Dans un pays où personne ne connaît son voisin, et n'a pour lui ni égards ni respect, tous sont égaux, l'opinion de personne ne peut avoir plus d'influence que celle d'un autre. Mais, comme on l'a expliqué, dans un pays respectueux, la société est organisée d'une façon particulière. Du consentement unanime, on admet que certaines personnes ont plus de sagesse que d'autres, et, par conséquent, ont une opinion qui doit entrer en ligne de compte pour une part plus [p.235] grande que la valeur numérique des individus dont elle émane. Chez ces peuples heureux, les votes se pèsent tout aussi bien qu'ils se comptent, tandis que chez les peuples moins favorisés on ne peut que les compter. Mais dans les nations libres, ces votes, qu'ils soient pesés ou comptés, doivent amener une décision. Un gouvernement libre est arrivé à la perfection quand on y décide les questions d'une manière parfaite au moyen de ces votes; il n'est qu'à l'état d'imperfection quand les décisions qu'on y prend au moyen des votes sont imparfaites ; il est mauvais quand on n'y peut prendre aucune décision. L'opinion publique est la pierre de touche du mérite pour un gouvernement ; c'est le jugement de l'opinion publique qu'avec des habitudes de respect un pays accepte comme le meilleur de tous ; si un gouvernement libre se trouve d'accord avec cette opinion, il est très-bon dans son genre; s'il lui est contraire, il est mauvais.

Si l'on juge la Chambre des communes d'après cette règle, elle fait bien son œuvre ; elle choisit les gouvernants comme nous l'entendons ; sinon, à notre époque où la parole et l'écriture ont tant de puissance, nous le saurions bientôt. J'ai entendu dire à un homme d'État éminent du parti libéral : « Le moment approche où il faudra employer la voie de la publicité pour se mettre à la recherche d'un grief. » Quel grief excellent ne serait-ce pas si le ministère choisi et maintenu par le Parlement était détesté dans le pays ! On formerait immédiatement une ligue contre [p.236] le gouvernement, et certes cette ligue aurait à l'instant plus de puissance et de succès que la ligue contre les lois des céréales.

On a objecté, il est vrai, que le Parlement accomplit mal la partie électorale de son œuvre parce qu'il ne choisit pas de gouvernements forts. Il est certain que lorsque l'opinion publique ne se prononce pas d'une manière précise pour une politique définie, et que, par conséquent, les partis, au sein du Parlement, sont à peu près égaux, la cupidité ou la versatilité des individus peut engager le Parlement à changer trop souvent les gouvernants, à n'accorder assez de confiance à aucun d'eux, à les tenir continuellement sous la menace d'une destitution. Mais l'expérience qu'on a faite avec la seconde administration de lord Palmerston sert à prouver que ces craintes sont exagérées. Quand la nation porte son choix d'une manière fixe sur un homme d'État ; le Parlement l'accepte. En 1859, le Parlement était divisé aussi également que possible ; beaucoup de libéraux n'aimaient guères lord Palmerston et auraient volontiers aidé à le renverser. Mais le Parlement a ressenti l'effet des influences qui régnaient dans le pays. Les hommes modérés des deux partis, persuadés que l'administration de lord Palmerston était celle qui offrait le plus d'avantages, se sont entendus pour la conserver, malgré l'hostilité des esprits peu modérés que renfermaient ces deux partis. C'est alors qu'on a pu reconnaître qu'un gouvernement, s'il a pour lui « l'élément [p.237] commun », c'est-à-dire les hommes qui ont la même modération dans des partis différents, peut se maintenir au pouvoir lors même que les partis opposés sont à peu près égaux, ou bien, pour employer le langage de la trésorerie, ne présentent l'un sur l'autre dans la balance qu'un excédant imperceptible. Si, par bonheur, un cabinet a assez d'intelligence et d'entregent pour s'assurer la masse qui forme un terme moyen dans le Parlement, il parviendra à se maintenir au-dessus des petites intrigues et des petites factions.

En somme, on ne peut le nier, je crois, le Parlement accomplit son œuvre électorale à la satisfaction du public, et si l'on veut améliorer sa conduite sous ce rapport il faut commencer, par améliorer le peuple anglais qui lui impose cette façon d'agir. Quant à son œuvre législative, dans ce qu'elle a de général, on en peut dire tout autant. Sans doute, la forme de notre législation est détestable, et le mécanisme employé pour la fabriquer est affreux. Quand on voit un comité de la Chambre entière aux prises avec les clauses d'un long bill qu'il s'efforce de construire, il faut bien reconnaître que c'est là du travail très pénible et en pure perte que fait le Parlement. Il se glisse toujours inévitablement, dans l'acte, quelque clause analogue à celle dont le juge disait qu'elle semblait être tombée du ciel dans l'esprit de la législature, tant elle avait peu de rapports avec celles qui l'entouraient. C'est en ces circonstances qu'on remarque la difficulté qu'il y a à gouverner au moyen d'une assemblée publique [p.238] dont les défauts, sous ce point de vue, n'ont pas un contrepoids suffisant. Mais il est possible de séparer, dans une législature, l'essence des accidents. Quoique entaché de deux vices assez graves en ce qui concerne l'accomplissement de son œuvre législative, le Parlement fait néanmoins les lois, à mon sens, comme le pays les désire.

Il n'en était pas ainsi il y a trente ans. Les institutions n'allaient plus à la taille du pays et le gênaient, lui donnant l'air d'un homme dont les vêtements sont ceux d'un petit garçon ; ces vêtements le tiennent à l'étroit et veulent être refaits. « Le diable m'emporte, » disait lord Eldon en jurant comme on le faisait de son temps, « si je recommençais la vie, je choisirais la carrière d'agitateur. » Le rusé vieillard voyait bien quel parti on pouvait tirer d'une opposition à l'ancien régime ; et cependant il aimait l'ancien régime, il lui était fidèle et n'acceptait aucun autre état social. Lord Eldon ne tiendrait pas ce langage aujourd'hui. Point de métier pire que celui d'agitateur à notre époque. A peine peut-on réunir un auditoire quand on veut se plaindre de quelque mesure. Aujourd'hui, par son intelligence et sa conduite, le Parlement, sauf les exceptions que nous avons faites, se montre doué de la modération qui sied à un gouvernement parlementaire ; il la possède même dans la mesure qui convient le mieux au pays. Non-seulement la nation accepte le gouvernement parlementaire, ce qui serait impossible dans le cas [p.239] où le Parlement n'aurait pas de modération, mais elle en est venue à aimer ce gouvernement. Un sentiment général de satisfaction répandu dans le pays témoigne que l'Angleterre a précisément ce qu'elle désire.

Rappelons toutefois deux exceptions : d'abord, le Parlement est trop porté à favoriser l'intérêt des propriétaires. L'acte passé relativement à la peste bovine a fourni la preuve évidente de cette tendance fâcheuse. Que, dans ses détails, ce bill fût bon ou mauvais, que les prescriptions en aient été sages ou maladroites, nous n'avons pas à nous en occuper ; mais, il faut le dire, la précipitation que l'on a mise à le passer dans la Chambre sentait quelque peu le despotisme. Les intérêts cotonniers ou vinicoles, au moment de leurs plus grands périls, n'ont pas été défendus avec tant d'empressement. En présence de la peste bovine, la Chambre des communes ne s'est pas arrêtée un instant à écouter des arguments ; la plupart des membres dont elle était composée craignaient pour leurs revenus. L'intérêt foncier, en Angleterre, est représenté par un grand nombre de députés élus dans les comtés, et les voix de ces députés lui sont acquises constitutionnellement ; mais, chose étrange, l'intérêt foncier ne se contente pas de refuser aux autres classes tous les sièges dont il dispose ; il empiète sur ceux qui devraient leur appartenir. La moitié des bourgs ont pour représentants des propriétaires, et quand il s'agit des revenus de la terre, comme dans l'espèce de la peste bovine, ces propriétaires [p.240] songent beaucoup plus à eux-mêmes qu'à leurs commettants. L'aristocratie foncière surpasse de beaucoup en nombre toutes les autres classes ; de plus, ceux qui en font partie ont entre eux toutes sortes de liens; ils ont été élevés dans les mêmes établissements, leurs familles se connaissent d'enfance, ils forment une société particulière ; les hommes se ressemblent, et épousent des femmes du même genre. Quant aux négociants et aux industriels qui siègent au Parlement, leur origine est plus variée ; l'éducation, ils l'ont reçue l'un ici, l'autre là-bas, un troisième nulle part ; certains d'entre eux sont fils de négociants, et ils regardent les négociants qui ne sont fils que de leurs œuvres comme des intrus dans la classe à laquelle ils appartiennent eux-mêmes par droit héréditaire ; de leur côté, les gens qui se sont faits eux-mêmes se disent que, lorsqu'on a hérité d'une fortune dont on n'a pas été l'auteur et qu'on n'a pas su augmenter, on ne peut tirer gloire ni de son intelligence ni de sa position, on est inférieur aux parvenus pour l'activité d'esprit, et inférieur aux lords pour le rang social. Les négociants ne sont unis entre eux ni par des liens étroits ni par des habitudes communes; leurs femmes, quand elles aiment la société: ne se soucient pas de fréquenter leurs pareilles, elles visent, à « un meilleur monde » suivant leur expression, et recherchent les femmes de ceux qui ont des biens au soleil et, si Dieu le permet, des titres. Quand on étudie la composition du Parlement, non point dans les [p.241] abstractions des livres, mais dans les réalités de la vie à Londres, on n'est plus surpris de voir la puissance de l'intérêt foncier, on est même étonné qu'il n'agisse pas en maître absolu. L'autorité absolue, l'intérêt foncier la posséderait s'il avait de l'adresse ou plutôt si ses représentants en avaient; mais il semble choisir, de parti pris, des représentants stupides. Les comtés, dans leur ensemble, ne se bornent pas à restreindre leur choix aux propriétaires, ce qui est bien naturel et peut-être de bonne politique, mais chacun des comtés choisit ces propriétaires dans son propre sein, ce qui est absurde. Point de libre échange pour l'intelligence des agriculteurs ; chacun des comtés prohibe l'importation des capacités qui pourraient lui venir d'ailleurs. Voilà ce qui permet à des sceptiques éloquents, tels que Bolingbroke et Disraëli, de diriger si facilement les fidèles du parti tory. Ils font élire des gens qui ont de grands domaines dans certains districts, et ces gens-là, en général, n'ont pas le talent de la parole, souvent même ils n'ont pas le don de la pensée, et il arrive ainsi que, tout en se moquant de leur parti, ces orateurs éloquents le dominent. L'intérêt foncier a beaucoup plus d'influence qu'il n'en devrait avoir, mais il gaspille tellement cette influence, qu'à part les cas exceptionnels comme la peste bovine, le danger d'un tel excès est relégué au second plan.

C'est presque traiter la même question sous un autre aspect que de faire à la composition du Parlement [p.242] le reproche de n'être pas assez favorable aux districts dont la prospérité va croissant, tandis qu'elle l'est trop aux districts stationnaires. Autrefois, le sud de l'Angleterre était la partie la plus agréable et en même temps la plus considérable du pays. Le Devonshire était un grand comté maritime quand on a établi les bases de notre représentation ; le Somersetshire et le Wiltshire étaient de grands comtés industriels. Sous un climat plus rude, dans les comtés du Nord, on trouvait une population plus misérable; plus grossière et plus disséminée. La prépondérance énorme qu'en matière de représentation, on accordait, avant 1832, et qu'on accorde encore, malgré des correctifs et des atténuations; à la partie de l'Angleterre qui est au midi du Trent, correspondait alors à la prépondérance dont cette partie jouissait sous le rapport de la richesse et de l'intelligence. On sait combien tout cela est changé, et chaque jour le contraste augmente. Il est dans la nature du commerce d'enrichir ceux qui ont déjà beaucoup et d'appauvrir ceux qui ont peu. Les industries s'agglomèrent dans les centres industriels, parce que là et là seulement, elles trouvent des bras et des ressources ; les chemins de fer ruinent le commerce des petites villes au profit de la grande ville ; en donnant au consommateur la facilité d'y faire ses achats. D'année en année, le Nord, désignation qu'on peut donner au nouveau monde industriel, voit augmenter son importance, tandis que diminue celle du Sud, où sont [p.243] les pays dont la prospérité n'est plus qu'un souvenir charmant. N'est-ce pas un grave reproche qu'on a le droit de faire à la composition actuelle du Parlement quand on peut dire qu'elle attribue une grande influence à des régions dont la grandeur est passée, et qu'elle la refuse à des pays aujourd'hui prospères ?

Dans mon opinion, bien qu'on ne le pense pas communément, ce qui fait le plus réclamer la réforme parlementaire c'est cette inégalité. Les grands capitalistes, tels que M. Bright et ses amis, se croient sincères en demandant une part de pouvoir plus large pour les ouvriers, quand, au fond, ils n'ont que le désir bien naturel d'augmenter la part d'autorité qui leur revient en toute justice. Ils ne peuvent et ils ne doivent pas admettre qu'un manufacturier riche et capable soit au-des tous d'un petit gentillâtre stupide. Les idées d'égalité politique, dont M. Bright s'est fait le champion, sont aussi vieilles que la science politique, quoiqu'elles aient été négligées au berceau. Néanmoins, elles dureront autant que la société politique, attendu qu'elles ont pour fondements les principes indestructibles de la nature humaine. Edmund Burke disait des premiers colonisateurs de l'Inde qu'ils étaient tous des Jacobins parce qu'ils se plaignaient de n'avoir pas un degré d'importance politique égal à leur richesse. Tant qu'il y aura une classe mécontente de ne pas posséder sa part légitime d'influence dans les affaires, elle ne manquera pas de proclamer aveuglément [p.244] que tous les hommes ont des droits égaux.

A mon avis, l'exclusion dont les ouvriers sont frappés, sous le rapport de la représentation parlementaire, ne constitue point un vice du système actuel. Les classes ouvrières ne collaborent pas, pour ainsi dire, comme corps spécial, au mouvement de l'opinion publique, et, par conséquent, bien qu'elles manquent d'influence au Parlement, cela n'empêche pas le Parlement de répondre aux exigences de l'opinion. Si les ouvriers sont exclus de la représentation, c'est qu'ils ne tiennent aucune place dans la chose représenté.

Il ne faut pas croire non plus, selon moi, que, pour renfermer un nombre considérable de membres appartenant à la noblesse, le Parlement en représente moins l'opinion publique. Sans doute, les familles qui descendent de l'ancienne aristocratie en ligne soit directe, soit collatérale, fournissent au Parlement un nombre de membres fort supérieur en proportion au nombre de membres qu'envoie l'ensemble du pays. Mais je ne crois pas que ces familles aient le moins du monde un esprit de corps et des opinions générales qui les distinguent des autres familles appartenant à l'aristocratie foncière. Leurs opinions sont celles de la classe au milieu de laquelle elles sont nées, la classe des propriétaires. Jamais l'aristocratie anglaise n'a formé une caste séparée, elle n'en forme pas une aujourd'hui. Elle n'ira soutenir aucune mesure dont les autres propriétaires ne soient [p.245] aussi partisans. S'il doit y avoir des propriétaires à la Chambre des communes, il est désirable que la plupart aient une certaine position. Tant que nous aurons deux catégories d'institutions, l'une dont le prestige est destiné à éblouir l'esprit des masses, l'autre dont l'utilité consiste à les gouverner, il faut maintenir de front ces deux sortes d'institutions avec assez de soin pour qu'on ne s'aperçoive pas du point où elles commencent et où elles finissent. On y arrive partiellement en accordant une certaine autorité, pour les détails secondaires, à l'élément prestigieux de notre système politique, mais il est bon aussi de faciliter ce résultat en maintenant l'aristocratie dans l'élément utile du système. L'instinct respectueux du pays résout cc problème. Dans les collèges électoraux, l'aristocratie a son influence. Un candidat qui porte le titre d'honorable ou de baronnet, ou un titre supérieur, comme celui de comte, fût-il Irlandais, se voit recherché par la moitié des collèges électoraux ; et, toutes choses égales d'ailleurs, le fils d'un manufacturier ne saurait lutter avec avantage contre lui. Ce qui prouve à quel point domine l'instinct respectueux dans le pays, c'est le succès que la classe respectée obtient dans les élections malgré la marge qu'on aurait pour choisir des candidats dans les autres classes.

Sauf ces deux imperfections, dont la gravité n'est que secondaire, quoique réelle, en somme, le Parlement répond assez bien, tant dans le choix de l'exécutif [p.246] que dans son œuvre législative, aux vœux que forma l'opinion publique. Ajoutons que, toujours sous cette double réserve, il sait exprimer convenablement, par le langage, l'opinion du pays, quand on attend de lui des paroles et non des lois. Pour les affaires étrangères, où il ne s'agit point de légiférer, tout ce que le peuple anglais pense ou croit penser relativement aux grandes crises qui occupent le monde, toutes les idées bonnes ou mauvaises que le peuple anglais peut avoir sur les questions comme celles du Danemark, de l'Italie ou de l'Amérique, tout cela trouve son expression fidèle et complète dans le Parlement. Cette fonction, que je nommerai, si on me le permet, sa fonction lyrique, le Parlement l'accomplit à souhait ; il exprime dans un langage particulier les vues particulières du pays. Et c'est là un des plus grands services qu'il peut rendre au monde. Les gouvernements libres sont aujourd'hui si rares en Europe et l'Amérique est si éloignée qu'il y a un avantage précieux à connaître une opinion, même incomplète erronée, quand elle s'élève rapidement au sein de la libre Angleterre. Cette opinion que le Parlement donne, elle peut être fausse, mais elle est la seule qui se produise ; et quand cette opinion est bien fondée, c'est toujours dans les affaires d'une grande importance, car un peuple libre ne voit et n'étudie que les affaires importantes de l'étranger. Le peuple anglais peut négliger une foule de minuties auxquelles la bureaucratie ne s'attache que trop en Europe, [p.247] mais quand il découvre une vérité qui échappe à la bureaucratie, cette vérité peut être d'un grand intérêt pour le monde.

Cependant si sous ces différents rapports et avec les réserves que nous avons faites, le Parlement, dans son œuvre et dans son langage, répond convenablement à ce qu'attend de lui l'opinion publique, il faut reconnaître, à mon sens, qu'il ne réussit pas aussi bien à rehausser le niveau intellectuel du pays. C'est sa tâche éducatrice qu'il accomplit le moins bien. Les circonstances actuelles prêtent un peu d'exagération à ce défaut. Celui de tous les membres du Parlement qui est surtout chargé d'instruire et d'élever le pays dont il est le directeur, en tant du moins que le Parlement est capable de l'élever, c'est le premier ministre; ce personnage a une influence, une autorité et une facilité sans égales pour donner aux débats un ton de grandeur ou de médiocrité. Eh bien ! lord Palmerston s'est appliqué pendant plusieurs années à donner un ton, je ne dirai pas médiocre, mais léger, aux discussions parlementaires. Un de ses plus grands admirateurs a raconté, depuis que lord Palmerston est mort, une anecdote dont il ne comprend pas ou ne paraît pas comprendre toute la morale. Quand lord Palmerston devint, pour la première fois, le chef de la Chambre, son air badin ne plaisait guère, et on en augura qu'il ne réussirait point. « Voilà, dit l'un des vétérans de la Chambre, voilà un homme qui nous abaissera bientôt à son niveau ; la Chambre [p.248] préférera ces ha ! ha ! aux traits d'esprit de, Canning et à la gravité de Peel. » Il faut avouer, c'est pénible à dire, que cette prédiction s'est accomplie. Jamais premier ministre, avec cette popularité et cette influence, n'a laissé si peu d'enseignements capables de rehausser l'esprit public. Dans vingt ans, quand on se reportera au souvenir de lord Palmerston, on ne retrouvera ni grande vérité qu'il ait enseignée, ni politique distincte dont il se soit fait la personnification, ni paroles dont la noblesse aient fasciné son époque et que la postérité doive arracher à l'oubli. Mais on dira : c'était un homme d'humeur joviale, d'un sens ferme et rassis ; il faisait un peu parade de rouerie, mais nous le devinions bien ; il avait l'esprit politique sous une enveloppe mondaine. La postérité ne s'expliquera pas sans peine les facéties dont on aura gardé la mémoire, mais nous en ressentons aujourd'hui les effets. Depuis qu'elle a adopté les façons de ce personnage, la Chambre des communes a moins servi à l'éducation politique et sociale du pays qu'elle ne le fait d'ordinaire.

Cependant je crois que, tout bien observé, on pourrait dire qu'en principe la Chambre des communes ne donne pas autant d'éducation au pays que Je pays en désirerait. Ce n'est pas que je réclame du Parlement une éducation abstraite, philosophique, reposant sur des matières difficiles à comprendre, mais une éducation populaire; or, pour être populaire, elle doit embrasser seulement des sujets [p.249] concrets, définis et peu étendus. Il s'agit de comprendre quel est le plus haut degré de vérité auquel peuple est capable de s'élever ; et c'est sur ce thème que doivent porter les explications dont on veut pénétrer l'esprit des masses. Lord Palmerston n'a certainement pas rempli cette condition. Il nous a un peu amoindris en nous présentant des idées qui étaient au-dessous de notre moyenne ; ses doctrines n'étaient pas assez au-dessous de nous pour inspirer de la répulsion, et néanmoins elles l'étaient assez pour accroître, sans que cela fût utile, notre légèreté, tout en diminuant chez nous le culte des principes et de la philosophie, qui n'y était pourtant pas exagéré.

Quand on les compare aux débats de toute autre assemblée, les débats du Parlement anglais ne manquent pas, il est vrai, d'avoir un côté fort instructif. Ceux du Congrès américain ne servent pas beaucoup à l'éducation populaire, c'est le système du gouvernement présidentiel qui leur enlève cet avantage ; dans ce système, les discussions de la législature ne produisent aucun effet, parce qu'elles ne peuvent renverser l'exécutif qui, au contraire, a le droit de veto sur les décisions législatives. Les Chambres françaises sont l'appendice utile d'un gouvernement qui veut avoir l'autorité du despotisme et en répudier la honte ; grâce à leur existence, les ennemis de l'Empire n'ont pas tout à fait le droit de dire que la liberté de la parole est supprimée en France : quelques [p.250] membres de l'opposition remplissent l'air de discours éloquents où souvent, on le sait, la vérité se montre, mais toujours en vain. Les débats d'un Parlement anglais jouent donc dans le monde un rôle qui, pour ces Chambres auxiliaires, est impossible. Cependant je crois que, si l'on compare les discussions que les journaux sérieux consacrent aux sujets importants avec les débats du Parlement, on sera obligé d'avouer que, malgré beaucoup d'exagérations et beaucoup de vague, les articles des journaux ont plus de vigueur et plus de sens que les discours parlementaires. Aussi le public apprécie-t-il cette vigueur et se plaît- il à écouter les commentaires de la presse.

La Saturday Review disait, il y a quelques années, que l'habileté parlementaire était soumise au système protecteur ; qu'à la porte du Parlement il fallait payer un droit différentiel de 2000 livres sterling au moins par an. Par conséquent, la Chambre des communes, qui admet seulement l'intelligence quand elle a pour associée la fortune, ne peut être sous le rapport intellectuel l'égale d'une législature qu'on aurait choisie uniquement pour son intelligence, sans s'inquiéter de savoir si elle est accompagnée, oui ou non, de la richesse. Quant à moi, je ne tiens pas du tout à ce que l'intelligence soit seule représentée, ce serait contraire à l'idée mère de l'œuvre dont je poursuis le développement. Je soutiens que le Parlement doit personnifier l'opinion publique de [p.251] l'Angleterre ; et assurément cette opinion consulte beaucoup plus; pour se faire, l'intérêt foncier que l'intelligence pure du pays. La fine fleur de la Bohême, composée des gens à trente-six idées et quarante misères, n'a pas le droit d'obtenir plus d'influence au Parlement qu'elle n'en a dans le pays, où elle ne pèse pas beaucoup. Seulement, tout bien considéré, je crois que le pays pourrait faire à l'intelligence une part un peu plus large dans sa représentation ; il y a au Parlement une forêt de lourdauds opulents qu'on pourrait éclaircir tant soit peu.

La dernière fonction du Parlement qu'il me reste à examiner c'est celle qui consiste à informer le pays, comme je l'ai déjà dit, à porter devant la nation ; il au moyen de ses membres, les idées, les griefs et les désirs de certaines classes. Il ne faut pas confondre cette fonction avec celle que j'ai nommée la fonction éducatrice. Dans la pratique, il est vrai, ces deux fonctions s'embottent l'une dans l'autre. Mais il en est de même pour beaucoup d'autres choses qu'il importe de séparer quand on en donne la définition. Le fait que deux choses se trouvent souvent ensemble doit plutôt servir de motif que d'empêchement à ce qu'on les sépare en idée. Il peut arriver que parfois elles ne se rencontrent point, ce qui embarrasse fort ceux qui ne se sont pas habitués à les distinguer. La fonction éducatrice fournit au pays des idées vraies, elle appartient à ses esprits les plus élevés ; mais la fonction informatrice se borne à faire connaître [p.252] des idées spéciales, elle n'appartient qu'aux spécialistes. Chaque classe a ses pensées, ses besoins, ses opinions dont certains cerveaux se préoccupent spécialement. Ce n'est pas sur les visées de ces spécialistes qu'un peuple doit modeler ses déterminations, et des orateurs animés d'un esprit si particulier ne sauraient être des guides sûrs en politique. Cependant il est bon d'entendre ces orateurs et de tenir compte de ces opinions. L'esprit moderne a pour principe la tolérance et aussi l'examen de toute chose. Si la science moderne est devenue ce qu'elle est, c'est à force d'examiner des faits isolés, ennuyeux et peu intéressants à première vue. On a raconté qu'un grand chimiste attribuait la moitié de sa réputation à son habitude d'examiner, après chacune de ses expériences, les résidus dont il avait l'intention de se débarrasser. Le premier venu pouvait connaître les résultats généraux de l'expérience, mais dans les résidus se trouvaient une foule de petits phénomènes et de transformations à observer, et de cette observation ont jailli quelques découvertes glorieuses pour l'homme qui était capable de la faire. Il en est ainsi relativement aux conceptions des rêveurs qu'on dédaigne. Elles peuvent renfermer des germes de vérité qui sont précisément ceux donc on a besoin, tandis qu'on connaît tout le reste de leurs systèmes.

Voilà ce que savaient parfaitement nos ancêtres. Ils s'efforçaient de donner un caractère aux divers [p.253] collèges électoraux, ou à plusieurs d'entre eux. Ils voulaient accorder un avocat au commerce maritime, à l'industrie des laines, à celle des toiles ; ils voulaient que le Parlement fût à même de consulter les intérêts particuliers, avant de rendre une décision au nom de tout le pays. C'est là en effet un motif véritable d'admettre les classes ouvrières à une part dans la représentation, du moins dans la mesure nécessaire pour améliorer le Parlement ! Les artisans des villes se trouvent avoir maintenant beaucoup d'idées, beaucoup d'aspirations ; ils sont animés d'un rayon spécial de la vie intellectuelle ; ils croient qu'on a méconnu ou négligé leurs intérêts, ils s'imaginent avoir quelque chose de nouveau à dire, et posséder d'autres idées que celles du Parlement. On devrait leur permettre de tenter l'épreuve auprès du Parlement et d'exprimer leurs conceptions propres de la même façon que les autres classes ; il faudrait écouter leurs défenseurs comme on écoute ceux des autres. Avant le bill de réforme, il y avait moyen de parvenir à ce but. Le membre nommé pour Westminster et d'autres membres, étant élus par le suffrage universel ou par un système très-voisin de celui-là, pouvaient à leur convenance proclamer les griefs et les idées ou ce qu'on regardait comme les idées et les griefs des ouvriers. Le système introduit en 1832 est si inflexible qu'il a causé l'embarras actuel et beaucoup d'autres.

Jusqu'à ce qu'on en vienne à opérer cette modification dans la Chambre des communes, cette Chambre [p.254] sera imparfaite comme la Chambre des lords, c'est-à-dire qu'elle paraîtra entachée d'un vice. Tant que les lords ne consentiront pas à se rendre en personne dans le lieu de leur réunion, on aura beau prouver par des raisonnements que la Chambre haute accomplit convenablement son œuvre de révision, il sera difficile de faire accepter ces raisonnements abstraits. De même, tant qu'une partie considérable de la population, agglomérée dans certains districts, et ayant des idées et des aspirations politiques, n'aura pas au Parlement des avocats connus et visibles, vainement on prouvera dans les livres que la représentation du pays suffit à sa tâche, le monde ne le croira point. Le XVIIIe siècle avait en politique cette maxime que « les grandes apparences sont de grandes réalités ». C'est en vain qu'on démontrera que les ouvriers n'ont pas lieu de se plaindre, que les classes moyennes ont fait pour eux tout ce qu'il est possible de faire; en vain on entassera tous les arguments qu'il n'est pas besoin de répéter, car ils sont stéréotypés dans les journaux, et on les sait par cœur, tant que s'élèvera contre les raisonnements « cette grande apparence » que les artisans n'ont pas au Parlement des avocats visibles et chargés d'exprimer à chaque instant leurs désirs, la « grande réalité » qui y correspondra c'est un mécontentement général. On avait beau prouver, il y a trente ans, que Gatton et Old Sarum étaient des sièges précieux qu'on devait conserver sur la liste électorale, attendu qu'ils fournissaient [p.255] des membres excellents à la Chambre des communes, à ces réflexions on répondait de toutes parts : « C'est fort bien, mais il n'a point là d'habitants. » De même on dit partout aujourd'hui : « Il est évident que notre système représentatif est imparfait, puisqu'une classe immense n'a pas de défenseur au Parlement. » La seule réponse qu'il y avait à faire autrefois à ceux qui criaient contre les collège électoraux sans habitants, c'était de transférer le droit électoral de collèges des collèges ayant une population ; aujourd'hui, pour couper court aux récriminations fondées sur ce que les artisans ne sont pas représentés, le seul moyen c'est de leur donner des représentants, de faire en sorte qu'il y ait à la Chambre des communes un certain nombre de membres choisis par les artisans et pénétrés de l'axiome que Carlyle formulerait en ces mots : « L'artisanisme est le besoin du jour. »