Chapitre V. La Chambre des Lords


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V

LA CHAMBRE DES LORDS

Dans l'étude précédente, j'ai montré qu'il était possible à un monarque constitutionnel de rendre, le cas échéant, de très-grands services tant au début que pendant la durée d'une administration, mais qu'en fait il y avait peu d'apparence qu'il les rendit. Il faudrait pour cela des idées, des habitudes et des facultés très-supérieures à celles d'un homme ordinaire, toutes choses peu compatibles avec l'éducation habituelle des souverains.

Les mêmes arguments sont applicables à ce qui concerne la fin d'une administration. Mais dans cette conjoncture entrent en jeu les deux plus remarquables prérogatives d'un monarque anglais, c'est-à-dire le pouvoir de créer de nouveaux pairs et le pouvoir de dissoudre la Chambre des communes. Or, on ne peut apprécier l'usage ou l'abus des pouvoirs sans s'être rendu compte de ce que sont les pairs et de cc qu'est la Chambre des communes.

La Chambre des lords ou plutôt l'ordre des lords est, par son côté imposant, d'une utilité [p.141] considérable. Sans inspirer autant de vénération que la royauté, son autorité est fort respectée. Un ordre de noblesse a pour fonction d'éblouir le vulgaire non pas nécessairement pour le tromper, encore moins pour lui nuire, mais pour lui imposer des opinions qu'il n'admettrait pas autrement. L'imagination de la multitude est extrêmement faible; elle ne peut rien concevoir sans un symbole visible et il y a beaucoup de choses qu'elle comprend à peine, même avec un symbole. La noblesse est le symbole de l'intelligence. Elle a les caractères distinctifs que la foule a toujours eu coutume de regarder comme les attributs de l'intelligence et que souvent encore elle considère comme tels. Qu'un plébéien ayant du talent aille dans les campagnes, il n'y sera nullement un objet de vénération, tandis que le vieux gentilhomme y est vénéré. Il a beau être insolvable et se trouver, au su de tous, sur le penchant de la ruine, aux yeux des paysans anglais, il sera toujours plus respectable qu'un riche parvenu. Lors même qu'il dirait des absurdités, la masse des paysans lui prêtera l'oreille avec plus de soumission qu'aux propos sensés de ce dernier. Un vieux lord aura toute leur vénération; et c'est un véritable service que ce personnage rend au pays en imprimant la notion de l'obéissance à ces cerveaux grossiers, épais et étroits de la multitude qui est incapable d'autres sentiments et d'autres idées.

La noblesse est d'une grande utilité non pas seulement par les résultats qu'elle produit, mais encore [p.142] par ceux qu'elle prévient en empêchant la domination de la richesse et le culte de l'or. L'or est, on le sait, l'idole familière des Anglo-Saxons. Notre race cherche sans cesse à faire fortune, elle évalue toute chose en gros sous, elle s'incline devant les gros capitaux et passe d'un air dédaigneux devant les petits; elle a une admiration instinctive pour la richesse. Dans une certaine mesure, ce sentiment a sa raison d'être. Tant que nous nous livrerons avec un vigoureux entrain à l'industrie (et j'espère que nous le ferons longtemps, car il faudrait chez nous de grands changements pour qu'il nous fût possible d'avoir une occupation meilleure), nous devrons nécessairement respecter et admirer ceux qui réussissent et dédaigner un peu ceux qui échouent dans celte carrière. Est-ce à tort, est-ce avec raison ? Il est inutile de discuter là-dessus, jusqu'à un certain point ce sentiment est involontaire; la morale n'a pas à décider si nous devons ou si nous ne devons pas le conserver, la nature a voulu nous y soumettre dans des proportions modérées.

Mais dans plusieurs pays, l'admiration qu'on a pour la richesse va beaucoup plus loin que les limites naturelles; ceux qui l'admirent ne se préoccupent aucunement du talent qu'il a fallu déployer pour l'acquérir; ils respectent autant la richesse dans les mains d'un héritier que dans celles qui ont créé la fortune; leur culte consiste uniquement à envier et à aimer l'or pour lui-même. Notre aristocratie nous [p.143] préserve de ce danger. Il n'y a pas de pays où « un pauvre diable de millionnaire» se trouve si mal à son aise qu'en Angleterre. On en fait chaque jour l'expérience, on en a la preuve à chaque instant, l'argent, l'argent pur et simple, ne donne pas accès dans la société de Londres. Il est tenu comme en échec par la supériorité d'un autre pouvoir.

On dira peut-être qu'il n'y a là aucun profit, que, culte pour culte, le fétichisme de l'argent vaut bien celui du rang social. En admettant qu'il en soit ainsi, c'est encore un avantage pour la société que d'avoir deux idoles; quand deux idolâtries sont en lutte il y a quelque chance de succès pour la vraie religion. Mais il n'est pas vrai que le respect pour le rang social, du moins pour le rang héréditaire, soit d'une nature aussi dégradante que le respect pour l'argent.

De tout temps, la politesse des mœurs a été le privilège en quelque sorte héréditaire de certaines castes; et la politesse des mœurs est un des beaux attributs. C'est le style de la société; dans les entretiens ordinaires de la vie, la politesse joue le rôle que remplit l'art d'écrire dans les correspondances. Quand on respecte un homme riche ce n'est pas l’homme qu'on respecte, mais sa fortune, chose qui ne fait pas corps avec lui; quand on respecte la noblesse héréditaire d'un homme, le respect s'adresse à une grande qualité qu'il possède probablement et qu'il a la faculté de déployer. La grâce naturelle peut se rencontrer dans les classes moyennes ; la politesse [p.144] des mœurs peut naître partout, mais elle doit se trouver dans l'aristocratie et un membre de l'aristocratie est positivement mal organisé s'il en est dépourvu. C'est un privilège physiologique de la race qui peut être refusé quelquefois à l'individu

Il y a une troisième idolâtrie dont nous préserve le fétichisme du rang social ; celle-là est peut-être la pire de toutes, c'est l'idolâtrie de la fonction politique. Le plus triste fétiche qu'on puisse adorer c'est un employé subalterne, et cependant dans certains pays civilisés le culte en est très-répandu. En France et dans la plus grande partie du continent européen, cette superstition domine. En vain direz-vous que les honoraires des petits fonctionnaires sont fort au-dessous de ce qu'on gagne dans le commerce ; que leur travail est bien plus monotone que celui des commerçants, que leur intelligence est moins utile et leur vie est moins indépendante. On ne les considère pas moins comme ayant plus d'importance et plus de qualités que ceux-ci. Ils sont décorés; ils ont un bout de ruban rouge à leur habit et cela répond à tout. En Angleterre, grâce à la forme spéciale de notre société, l'idéal souhaitable est atteint. Les grandes situations, soit fixes, soit dépendantes du Parlement, qui exigent de l'intelligence, assurent maintenant un prestige à l'exclusion de toutes les autres. Un sous-secrétaire d'État avec deux mille livres sterling par an est un bien plus grand personnage que le directeur d'une compagnie financière avec cinq mille livres [p.145] sterling, et le pays économise la différence. A part quelques emplois tels que ceux de la Trésorerie, qui étaient remplis autrefois par l'aristocratie et qui ont conservé par suite un certain parfum de noblesse, les fonctions subalternes n'ont aucune valeur sociale. Un gros épicier méprise l'employé de la régie ; et, ce qu'on regarderait comme impossible dans beaucoup de pays, l'employé de la régie est jaloux de l'épicier. La richesse solide prend le haut du pavé, quand on n'accorde pas une préséance artificielle aux degrés inférieurs des fonctions publiques. Un simple employé du service civil n'est absolument rien, et jamais on ne parviendrait à persuader notre public que cet employé est un personnage.

Cependant il faut reconnaitre que pour servir ainsi d'expédient politique, notre aristocratie a perdu une bonne partie de ses qualités. En général, le meilleur monde en Angleterre s'enveloppe d'un décorum qui lui donne l'aspect un peu terne. Sans doute ce monde garde sa dignité, se fait obéir, sait être bon et charitable pour ses inférieurs ; mais il n'entend rien au badinage d'esprit ; il ne se doute pas que le charme de la société en dépend. Ces nobles considèrent la gaieté comme une vieille et inutile défroque, et ils craignent toujours, mais bien à tort vraiment, qu'on leur en suppose. Cette roideur de dignité est si fort à la mode, que les quelques Anglais dont l'esprit a de la souplesse et de l'éclat privent ordinairement la société de ces qualités, les réservant pour un petit [p.146] cercle d'amis intimes, pour les personnes capables d'en apprécier les nuances. Mais un bon gouvernement vaut bien la peine qu'on supporte ces inconvénients sociaux. Dans une société comme la nôtre, où la prééminence appartient à l'ancienneté du rang plutôt qu'aux grâces de l'esprit, un peu de froideur est inséparable de la dignité. La prépondérance des vieux titres a en revanche une utilité réelle que nul ne peut méconnaître et qui compense ce défaut.

Le prestige social de l'aristocratie, tout le monde le sait, est d'ailleurs infiniment moindre aujourd'hui qu'il ne l'était il y a cent ans, et même il y a cinquante ans. Deux grands mouvements, les plus grands qui se soient opérés dans la société moderne, ont contribué à le réduire. En élevant des fortunes, l'industrie, sous ses formes innombrables, a créé une classe rivale de la noblesse et qui l'emporterait, si elle possédait ce cachet de suprême distinction qui ne s'acquiert pas. Tous les jours les compagnies, les chemins de fer, les obligations, les dividendes, tendent de plus en plus à multiplier dans le voisinage de l'aristocratie ces grandes existences qui, avec le temps; finiront pat' l'éclipser. Et d'un autre côté, pendant que ce mouvement se produit de bas en haut, un autre mouvement précipite l'aristocratie de haut en bas. Les nobles ont, pour dominer, moins de ressources qu'ils n'en avaient autrefois. Ce qui fait leur pouvoir c'est le déploiement théâtral de leur magnificence. Mais la société perd de plus en plus l'habitude de l'apparat. Comme l'a fait [p.147] observer notre grand auteur satirique, « le dernier duc de Saint-David couvrait autrefois de ses équipages la route du Nord; les maitresses d'auberge et leurs garçons s'inclinaient devant lui. Le duc actuel s'échappe de la station, en fumant un cigare, dans un brougham ». L'aristocratie ne pourrait étaler le train d'autrefois, lors même qu'elle le voudrait ; une influence plus forte qu'elle s'y oppose. Ses membres obéissent à la tendance qui, dans la société moderne, élève le niveau moyen et abaisse comparativement, peut-être même absolument, le sommet. A mesure que disparaissent le côté pittoresque et les couleurs voyantes de la société, l'aristocratie perd ce qui l'aidait principalement à dominer.

En se rappelant de quel profond respect la noblesse était entourée autrefois, on sera surpris de voir que la Chambre des lords, en tant qu'assemblée, a toujours occupé le second rang, qu'elle a toujours été, comme aujourd'hui, non pas la première, mais la seconde de nos assemblées. Bien entendu je ne parle pas du moyen âge, je ne m’occupe ici ni de la période embryonnaire par laquelle a dû passer notre constitution ni de son enfance. Je l'envisage seulement à l'état adulte. Examinons-la au temps de sir R Walpole. Sir Robert devait son titre de premier ministre à sa façon de manier la Chambre des communes ; s'il tomba du pouvoir, c'est pour avoir été battu dans la Chambre basse à propos d'une pétition sur les affaires électorales; il ne gouvernait l'Angleterre [p.148] que parce qu'il gouvernait la Chambre des communes. Et cependant la noblesse était alors le pouvoir prépondérant dans le pays. Dans beaucoup de districts la parole d'un lord était toute la loi. Le méchant lord Lowther, comme on disait, a laissé dans le Westmoreland un nom qui a inspiré la terreur jusqu'à la génération actuelle. La plupart des députés des bourgs et le plus grand nombre des députés des comtés étaient les créatures de l'aristocratie ; on lui obéissait respectueusement, pieusement. Comme individus, les pairs étaient les premiers personnages du pays; mais en tant que chambre délibérante, l'assemblée des pairs n'était que la seconde du Parlement.

Diverses ca ses ont contribué à créer cette anomalie, mais la principale était parfaitement naturelle. Jamais dans la Chambre des pairs les principaux nobles du pays n'ont joué le rôle le plus important. La nature s'y opposait. Les qualités qui distinguent un homme dans une assemblée délibérante ne sont pas héréditaires et ne se lèguent pas avec de grands domaines. Au milieu de la nation, dans les provinces, dans son pays, un duc de Devonshire ou un duc de Bedford était certes un plus grand personnage que lord Thurlow. Ces ducs avaient à leur disposition de grandes propriétés, plusieurs bourgs, une foule de partisans qui leur composaient une sorte de cour. Lord Thurlow n'avait ni bourgs, ni partisans, il vivait de ses honoraires. Tant que la Chambre des lords n'était pas réunie, les ducs étaient non-seulement de [p.149] plus grands personnages que lui, mais ils l'étaient sans comparaison possible. Aussitôt que la Chambre était réunie, lord Thurlow s'élevait beaucoup au-dessus d'eux. Il avait le don de la parole et les ducs ne l'avaient point. Il pouvait traiter en une demi- heure des affaires que ceux-ci auraient mis toute une journée à comprendre et à traiter, si même ils avaient pu y arriver. Quand un pair, ennemi de son influence, était assez sot pour le railler de sa naissance, il lui imposait silence en disant que mieux vaut devoir sa situation à soi- même qu'à ses ancêtres, la noblesse acquise par droit de naissance n'étant que « l'accident d'un accident ».

Une chambre ainsi composée n'était pas faite pour plaire aux grands personnages de l'aristocratie. Il ne pouvait leur convenir de jouer dans leur propre assemblée un rôle que pourtant ils y avaient toujours eu, un rôle qui les mettait au-dessous de l'avocat arrivé d'hier seulement aux honneurs, dont on pouvait dire que tout le monde l'avait connu sans procès à plaider, parlant pour de l'argent, et courant après les pièces de cent sous. Les principaux pairs ne tiraient aucun lustre de leur présence dans la Chambre, au contraire ils y perdaient leur prestige. Pour se tirer d'embarras ils eurent recours à deux expédients. D'abord, •ils inventèrent les procurations, qui leur permirent de voter sans être présents, sans s'exposer à être offensés par la vigueur des invectives, sans encourir le risque du ridicule, sans quitter leurs [p.150] manoirs ou le palais de la ville où ils étaient des demi-dieux. Ensuite, dans la Chambre des communes, et cet expédient était encore plus efficace, ils cherchèrent à exercer l'influence qui leur échappait dans la Chambre des lords. C'est par cette voie indirecte qu'un seigneur puissant dans les campagnes, capable de contribuer pour moitié à l'élection de deux représentants de comtés et de nommer deux représentants de bourgs, procurant peut-être leurs sièges à des membres partisans du gouvernement, disposant même parfois de celui qu'occupait le chef de l'opposition, se trouvait devenir un personnage plus influent qu'il ne l'eût été en allant dans sa propre chambre écouter les paroles du chancelier. Aussi la Chambre des lords, même lorsqu'elle était composée des premiers personnages du royaume, n'avait déjà plus qu'une influence secondaire; car les principaux pairs, ceux qui avaient la plus grande importance sociale, tenant presque tout leur pouvoir de l'influence latente, mais énorme en réalité qu'ils exerçaient dans la Chambre des communes, demeuraient à peu près indifférents aux discussions de la chambre haute.

Quand on cesse de considérer la Chambre des lords sous son aspect imposant pour l'examiner par son côté strictement utile, on trouve que notre théorie constitutionnelle, comme la plupart des œuvres de ce genre, fourmille de fautes. D'après cette théorie, la Chambre des lords serait un État du Royaume du [p.151] même ordre et du même rang que la Chambre des communes, elle serait la branche aristocratique du Parlement, comme la Chambre des communes en est la branche populaire, et cette dernière n'aurait, en vertu du droit constitutionnel, qu'une autorité égale à celle de sa rivale. Cette doctrine est complètement fausse ; il est à remarquer au contraire, et c'est là un des avantages particuliers de la Constitution anglaise, que nous avons une Chambre haute dont l'autorité, quoique réelle en somme, est toujours moins grande que celle de la Chambre des communes.

C'est évidemment un inconvénient que d'avoir deux Chambres diverses et à pouvoirs égaux. Chacune d'elles a le droit d'entraver l'œuvre de la législation qui, à un moment donné, peut être très-nécessaire. Nous en avons en ce moment la meilleure preuve possible : La Chambre haute de notre colonie de Victoria, où siègent les riches producteurs de laine, est en désaccord avec la Chambre basse de ce pays et, par suite, la plus grande partie des affaires se trouve suspendue. Sans l'emploi d'un singulier stratagème, toute la machine gouvernementale cesserait de fonctionner. La plupart des constitutions ont ce vice. On le rencontre dans celles qui régissent les deux principales républiques du monde. D'après la constitution des États-Unis et d'après celle de la Suisse, la Chambre haute a autant d'autorité que l'autre Chambre; elle pourrait lui créer des difficultés extrêmes et, si bon lui semblait, la paralyser [p.152] entièrement ; si elle ne le fait pas, il faut moins en savoir gré aux règles constitutionnelles qu'à la sagesse des membres qui composent la Chambre haute. Dans les deux constitutions précitées, cette dangereuse division de pouvoirs s'appuie sur une doctrine particulière dont je n'ai pas à m'occuper en ce moment. On prétend qu'il doit exister dans un gouvernement Fédéral quelque institution, quelque autorité, quelque corps possédant un droit de veto et représentant sur le pied de l'égalité chacun des États qui composent la confédération. J'avoue que cette doctrine ne me parait pas de la dernière évidence, et qu'elle est plutôt fondée sur des allégations que sur des preuves. L'État de Delaware n'a en réalité ni le même pouvoir ni la même influence que l'État de New-York, et vous ne le rendrez pas l'égal de celui-ci en lui accordant un droit égal de veto dans la Chambre haute. Si l'on se reporte à l'origine historique de la Constitution, on comprend cette anomalie. Les petits États devaient naturellement tenir à introduire dans la Constitution fédérale quelque témoignage significatif, quelque souvenir de leur ancienne indépendance. Mais autre chose est pour une institution de satisfaire les sentiments naturels et de répondre aux besoins politiques. S'il est vrai qu'un gouvernement fédéral doit renfermer une Chambre haute, qui puisse, au besoin, avoir le dernier mot dans certaines questions, ce n'en est pas moins une cause de conflit et un grave inconvénient à ajouter aux nombreuses [p.153] imperfections qui caractérisent cette forme de gouvernement. Une imperfection, pour être nécessaire, n'en est pas moins une imperfection.

Dans toute constitution, l'autorité doit résider quelque part. Le pouvoir souverain doit être remis qui peut l'exercer. C'est ce que les Anglais ont fait. La Chambre des lords, au moment de l'acte de refondue de 1832, était aussi mal disposée envers la Chambre des communes que peut être, à Victoria, la Chambre haute vis-à-vis de la Chambre basse ; elle fut cependant obligée de lui accorder son concours. La couronne ayant le droit de créer de nouveaux pairs, le roi d'alors promit à son ministère d'user de cette prérogative. Pour éviter ce précédent qui ne lui plaisait point, la Chambre des lords consentit à adopter le bill. On n'usa pas de la prérogative, mais on vit bien qu'elle était aussi utile qu'énergique. De même qu'il suffit à un patron de savoir que ses ouvriers peuvent se mettre en grève, pour qu'il leur fasse des concessions dans le but d'éviter la grève, de même il a suffi que la volonté royale, d'accord avec l'opinion populaire, pût imposer à la Chambre haute de nouveaux membres destinés à dompter son opposition, pour que cette dernière ait été amenée à faire des concessions.

Depuis l'acte de réforme, les fonctions que la Chambre des lords avait eues dans l'histoire ont été très-modifiées. Avant cet acte, si ce n'était pas à proprement parler une Chambre dirigeante, c'était du [p.154] moins une Chambre de directeurs. Elle renfermait les membres principaux de la noblesse dont l'influence était prépondérante dans la Chambre des communes. L'influence de l'aristocratie était si puissante dans cette dernière Chambre, que jamais on n'eut à craindre de voir l'accord se rompre entre les deux Chambres du Parlement. Quand les deux Chambres entraient en conflit, c'était, comme dans la grande affaire d'Aylesbury, au sujet de leurs privilèges respectifs, et non pas à propos de la politique nationale. L'influence de la noblesse dominait à un tel point, qu'il ne lui était pas nécessaire de s'étendre. Bien que très-différente alors sur ce point de ce qu'elle est aujourd'hui, la constitution anglaise n'était pas entachée .du vice qui se trouve dans la constitution de Victoria et dans celle de la Suisse. Elle n'exigeait pas que les deux Chambres eussent une origine distincte; toutes deux, au contraire, procédaient de la même source, car l'élément prépondérant était le même dans l'une et dans l'autre, et tout danger de conflit était écarté, grâce à cette unité latente.

La Chambre des lords est devenue, depuis l'acte de réforme, une Chambre de révision ayant une autorité suspensive. Elle peut modifier ou rejeter les bills dont le vote n'est pas réclamé avec insistance par la Chambre des communes, et sur lesquels l'opinion publique est encore indécise. Le veto des lords est pour ainsi dire conditionnel. Quand ils s'opposent à une mesure, c'est à peu près comme s'ils disaient : [p.155] « Nous rejetterons ce bill une fois, deux fois, trois fois même; mais si vous persistez à nous le renvoyer, nous finirons par l'accepter. » Ainsi la Chambre des lords n'a plus assez d'influence pour diriger les affaires, même d'une manière latente, mais elle peut rejeter pour un temps ou modifier les mesures proposées.

Le seul titre qu'ait le duc de Wellington au renom d'homme d'État, c'est qu'il a présidé à ce changement. Il voulait amener les lords à leur véritable situation, et il y parvint. En 1846, au moment de la crise provoquée par la loi sur les céréales, et lors qu'on se demandait si la Chambre des lords résisterait ou céderait, il écrivit à celui qui est maintenant lord Derby :

« Depuis plusieurs années, et je peux dire depuis 1830, alors que je quittais le pouvoir, je me suis efforcé de diriger la Chambre des lords d'après les principes qui me paraissent motiver son existence dans notre constitution, d'après les principes conservateurs. Je me suis opposé invariablement à toutes les mesures violentes et extrêmes, ce qui n'est pas précisément le moyen d'acquérir de l'influence dans un parti politique en Angleterre, surtout dans l'opposition. J'ai toujours appuyé le gouvernement dans les occasions importantes, j'ai toujours exercé mon influence personnelle de manière à écarter le malheur d'un désaccord ou conflit quelconque entre les deux Chambres. Je vais vous citer à ce sujet quelque [p.156] exemples ; ils suffiront pour caractériser à vos yeux la direction que j'ai donnée au Parlement, et vous expliqueront en même temps dans une certaine mesure le pouvoir extraordinaire que j'ai exercé pendant tant d'années, sans y avoir aucun droit apparent.

Dès que je m'aperçus des embarras dans lesquels le feu roi Guillaume s'était jeté en faisant la promesse de créer de nouveaux pairs, dont le nombre, je crois, n'était pas déterminé, je me décidai et je parvins à décider un grand nombre d'autres lords à ne point paraitre dans la Chambre pendant les dernières discussions relatives à l'acte de réforme, après la rupture des négociations entamées pour former un nouveau ministère. Cette conduite mécontentait beaucoup alors notre parti ; malgré cela je crois qu'elle a sauvé l'existence de la Chambre des lords et la constitution du pays.

Plus tard, dans la période de 1835 à 1841, je suis parvenu à obtenir de la Chambre des lords l'abandon de certains principes et de certains systèmes qui avaient dicté nos résolutions et nos votes sur les dimes et les corporations d'Irlande, ainsi que sur d'autres mesures; ce qui contraria beaucoup de monde. Mais je me souviens surtout d'une circonstance, celle relative à l'union entre les provinces du haut et du bas Canada; j'avais d'abord fait de l'opposition à cette mesure ; j'avais même protesté contre elle, et dans les dernières discussions je parvins à obtenir de la Chambre l'acceptation et le vote de cet acte, pour [p.157] épargner à l'intérêt public l'inconvénient d'une lutte entre les deux Chambres sur une question d'une telle importance. J'ai encore appuyé les mesures du gouvernement et protégé l'un de ses serviteurs en Chine, le capitaine Elliot. Tout cela tendait à affaiblir mon influence auprès de quelques-uns des nôtres ; d'autres au contraire, peut-être en majorité, ont approuvé ma conduite. On sait aussi que, depuis le commencement de l'administration de lord Melbourne, j'ai eu avec lui des rapports continuels au sujet des affaires militaires à l'intérieur et à l'extérieur. Il en a été de même pour beaucoup d'autres affaires.

Naturellement, mon influence dans le parti conservateur en était diminuée d'autant, mais mon but était de procurer aise et satisfaction au souverain et de maintenir le bon ordre. Enfin, arriva le moment où le ministère de sir Robert Peel donna sa démission, au mois de décembre dernier, et où la reine voulut charger lord John Russell de former une administration. Le 12 décembre, la reine m'écrivit la lettre dont je joins copie sous ce pli avec copie de ma réponse portant la même date; il parait que jamais vous n'avez lu ces lettres, bien que j'en aie donné communication immédiate à sir Robert Peel. Il m'était impossible d'agir autrement que je ne l'ai dit dans ma lettre à la reine. Je suis le serviteur de la couronne et du peuple. J'ai reçu le prix et la récompense de mes services, et je me regarde comme engagé ; il faut que je serve comme mon devoir m'y [p.158] oblige, tant que je pourrai le faire sans déshonneur, tant que ma santé et mes forces me le permettront ; mais il est évident qu'il surviendra, qu'il doit survenir une fin aux rapports de confiance qui existaient entre le parti conservateur et moi son conseiller. J'aurais pu, sans manquer de logique, et quelques-uns même croient que j'aurais dû refuser d'appartenir au cabinet de sir Robert Peel dans la soirée du 20 décembre. J'ai la ferme conviction que si j'avais agi ainsi, le gouvernement de sir Robert Peel n'aurait pas pu s'organiser, et nous aurions eu le lendemain matin au pouvoir... et...

En tout cas, il est très-évident que lorsque le moment d'une détermination de ce genre sera arrivé, ce qui adviendra tôt ou tard, je n'aurai plus aucune influence sur le parti conservateur, alors même que je serais assez maladroit pour en faire l'essai. Vous trouverez dès ce moment la place libre, et vous n'aurez pas à appréhender quelque désaccord avec moi quand vous la prendrez, puisque, dans la lettre que j'ai adressée à la reine le 12 décembre, j'ai rompu d'avance toute liaison entre le parti conservateur et moi pour le jour où ce parti se mettrait en opposition avec le gouvernement de Sa Majesté.

A mon avis, cette place vous est certainement destinée; vous devez exercer l'influence que j'ai exercée si longtemps dans la Chambre des communes. Maintenant, comment atteindrez-vous ce but ? Sera-ce en dirigeant le parti dans ses opinions et ses décisions, [p.159] ou bien en vous soumettant à lui ? Vous remarquerez que j'ai visé à le diriger, et que j'ai réussi dans des circonstance très-importantes. Mais ce n'a pas été sans beaucoup d'efforts.

Quant à la grave question qui se présente aujourd'hui, je tâcherai d'obtenir qu'on évite le péril d'augmenter les embarras du pays en provoquant une différence d'opinions, peut-être un conflit entre les Chambres, au sujet d'une affaire qui a souvent donné lieu de dire que leurs seigneuries y avaient un intérêt personnel. Toute fausse qu'est cette assertion en ce qui concerne chacun des lords en particulier, elle a du vrai, on ne peut le nier, en ce qui regarde les propriétaires fonciers en général. Je sais qu'il est difficile de le faire, mais je ne désespère pas néanmoins d'emporter l'acceptation du bill. Vous serez juge mieux que moi de la conduite que vous avez à tenir, et de celle qui peut le plus vraisemblablement avoir l'approbation des lords. Je crois que vous-devriez engager la Chambre à voter dans le sens qui peut être le plus favorable à la conservation de l'ordre et le plus avantageux aux intérêts immédiats du pays. »

Voilà par quels moyens la Chambre des lords en est arrivée à être ce qu'elle est maintenant, c'est-à-dire une Chambre qui, dans la plupart des cas, a une sorte de veto suspensif et un pouvoir de révision sans posséder d'autres droits ni d'autres pouvoirs. Ce qui nous oblige de répondre à une question : « Les choses étant ainsi, quelle est alors l'utilité de cette Chambre ? »

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Évidemment on se trompe en disant, comme on le fait d'ordinaire, que la Chambre des lords est un rempart contre la révolution. Ainsi que le démontre à chaque ligne la lettre du duc, les plus sages d'entre les lords, ceux qui dirigent la Chambre, savent très bien qu'elle doit céder au peuple quand le peuple a pris une décision. Ces deux exemples, l'acte de réforme et la législation des céréales, sont tout à fait concluants. Pour la plupart des lords, la réforme c'était la révolution, le libre échange, c'était la confiscation, et ces deux mesures ensemble constituaient la ruine. S'ils ont eu jamais l'occasion de résister au peuple, c'est dans ces circonstances ; mais la vérité est qu'on compterait en vain sur une Chambre secondaire, sur une Chambre haute, pour résister à une Chambre populaire, à une Chambre de la nation, quand cette Chambre populaire se prononce avec véhémence ainsi que la nation : elle n'est armée d'aucune force pour cette lutte. Toute Chambre se recrutant dans une classe privilégiée, toute Chambre représentant la minorité, pour ainsi dire, se voit bien faible et bien désarmée en face d'un mouvement national. Dans ces temps de révolution, il n'y a que deux pouvoirs: l'épée et le peuple. Le pouvoir exécutif dispose de l'épée. On sait quel grand enseignement Bonaparte donna au peuple de Paris, et quel chapitre il ajouta à la théorie des révolutions dans la journée du 18 brumaire. Un soldat énergique peut se servir de l'armée en se mettant à sa tête, mais une Chambre [p.161] haute ne le peut en aucune façon. C'est une assemblée pacifique, composée de lords timides, de jurisconsultes âgés, ou encore de littérateurs émérites. Semblable assemblée n'a pas la force de comprimer une nation, et si la nation lui impose une mesure, il faut qu'elle l'accepte.

D'ailleurs, comme on l'a vu, la manière même de composer la Chambre haute, d'après la constitution anglaise, démontre qu'il est impossible à cette Chambre d'empêcher une révolution. La constitution renferme une prérogative exceptionnelle qui lui en enlève toute action. Le pouvoir exécutif, qui est élu par la Chambre populaire et par la nation, peut créer de nouveaux pairs, et déplacer ainsi la majorité dans la Chambre des lords. Il peut dire aux lords : « Usez de vos pouvoirs comme nous l'entendons, ou nous vous en priverons. Nous trouverons d'autres personnes pour agir à votre place ; toute votre influence va s'évanouir, si vous ne l'employez pas comme nous le désirons, nous la détruirons quand il nous plaira. » Sous une pareille menace, une assemblée ne peut être un obstacle, et personne ne suppose qu'elle puisse arrêter un pouvoir exécutif entreprenant et déterminé.

La Chambre des lords, en tant que Chambre, doit être considérée non comme un rempart contre la révolution, mais comme un signal indicateur démontrant que la révolution n'est pas aux portes. Appuyée ainsi qu'elle l'est sur les vieux sentiments de respect dont on lui offre l'hommage [p.162] séculaire, elle est la preuve que ces convulsions des forces nouvelles, ces explosions de nouveautés qu'on nomme la révolution sont pour le moment tout à fait impossibles. Tant que les vieilles feuilles se maintiennent sur les arbres en novembre, on peut se dire qu'il y a eu peu de gelée et point de vent : de même, tant que la Chambre des lords aura encore beaucoup de pouvoir, on en pourra conclure qu'il n'y a dans le pays ni mécontentements extrêmes, ni influences de nature à causer une grande perturbation.

Suivant un préjugé longtemps répandu, l'existence de deux Chambres, l'une pour la révision, l'autre pour l'initiative des mesures, serait indispensable à un gouvernement libre. La première personne qui osa attaquer cette théorie et lui faire une brèche n'était guère suspecte de tendances démocratiques ni de dédain pour l'influence de l'aristocratie, c'est le lord Grey actuel. Cet homme d'État a eu l'occasion de mettre la main à l'affaire. Ayant été le premier parmi les ministres de l'Angleterre qui se soit occupé d'introduire le système représentatif dans toutes les colonies capable d'en jouir, il se trouva en face d'une difficulté provenant de ce que les colonies renfermaient à peine assez d'individus pouvant figurer convenablement dans une assemblée, et n'avaient pas assez d'éléments pour deux Chambres. Il arriva, dès lors, et cela tout naturellement, qu'une haute assemblée y devint un danger. Ou bien cette seconde assemblée était choisie par la couronne, qui devait alors jeter les yeux sur les gens [p.163] instruits de la colonie, ou bien elle était élue par les principaux propriétaires du pays, composant la classe la plus intelligente. Dans ces deux cas, on choisissait l'élite de la colonie pour former la haute assemblée. Il se trouvait, par conséquent, que l'assemblée populaire ne pouvait plus compter à sa tête les esprits les plus aptes à la diriger. Ces esprits d'élite, conformés dans une Chambre séparée, s'y livraient à d'inutiles causeries et peut-être à des disputes ; leur exemple prouvait qu'en concentrant les forces les meilleures on les neutralise. Malgré leur désir de bien faire, ils n'aboutissaient à rien. Quant à la Chambre basse, privée des membres qui auraient été le plus propres à la guider, elle agissait au hasard. On avait plutôt affaibli que fortifié la démocratie en l'isolant de ses adversaires les plus sages, sans donner à ceux-ci de l'influence. Dès que l'expérience eut révélé ou paru révéler ces défauts, la théorie d'après laquelle deux Chambres sont indispensables à la marche d'un gouvernement libre fut bientôt réduite au néant.

Avec une Chambre basse qui serait parfaite, on n'aurait guère besoin d'une Chambre haute. Si notre Chambre des communes était un idéal, si elle représentait parfaitement la nation, si elle se montrait toujours modérée et éloignée des passions politiques, si, renfermant des gens de loisir elle n'omettait jamais les formes lentes et régulières qui seules peuvent conduire à un bon jugement, il est certain que nous [p.164] pourrions nous passer d'une autre Chambre plus élevée. Les mesures seraient si bien prises qu'il deviendrait inutile de les soumettre à un nouvel examen et à une révision. Or, en politique, tout ce qui n'est pas nécessaire est dangereux. Les choses humaines ont déjà par elles-mêmes tant de complexité que toute surcharge artificielle est assurément nuisible. On aura beau ne point savoir en quel endroit de la machine le rouage inutile accrochera les roues si multiples qui sont nécessaires, on pourra dire, sans crainte de se tromper, que ce rouage s'engrènera fâcheusement quelque part et nuira certainement à la marche de l'ensemble, tant les ressorts généraux en sont frêles et délicats. Mais s'il est vrai qu'à côté d'une Chambre des communes qui serait l'idéal, une Chambre des lords n'aurait pas sa raison d'être et deviendrait funeste, à côté de la Chambre basse que nous avons, une Chambre de révision pouvant examiner à loisir les mesures prises est extrêmement utile, peut-être même est-elle absolument nécessaire.

Actuellement, quoique, dans la Chambre des communes, des majorités fortuites entraînent le vote des petites questions, elles ne subissent aucun contrôle efficace. La nation ne songe qu'aux grands traits de la politique et de l'administration. C'est là-dessus que s'exerce le jugement rudimentaire mais décisif dont le nom est l'opinion publique; mais le pays ne s'occupe nullement du reste, et pourquoi le ferait-il ? Il n'a pas les éléments nécessaires pour déterminer son [p.165] avis; le détail des bills, ce qui sert d'instrument à l'administration, la partie latente de l'œuvre législative, tout cela lui est étranger. Il n'y connaît rien, il n'a ni le temps ni les moyens de faire les recherches nécessaires pour s'en rendre compte ; de sorte qu'une majorité de hasard peut avoir dans la Chambre des communes une influence prédominante sur ces questions et peut faire des lois comme elle l'entend. Bien que, sur les grandes questions, l'ensemble de la Chambre représente parfaitement l'opinion publique, et bien que sur les questions secondaires, elle arrive à des décisions très-sages et très-saines, par la grâce de sa composition, cependant, comme toutes les assemblées de ce genre, la Chambre des communes est exposée à des surprises que peut tramer la coalition des intérêts égoïstes. On dit qu'il y a, dans le parlement actuel, deux cents membres qui sont intéressés aux chemins de fer. Si ces deux cents membres s'entendaient sur cette question dont le public n'a pas grand souci, mais dont ils ont lieu de se préoccuper eux-mêmes, puisque leur fortune y est engagée, ils feraient évidemment toute leur volonté. Une coterie puissante et dont les intérêts sont contraires à ceux du public peut, grâce à quelque hasard et pour un moment, avoir une influence prépondérante dans une grande assemblée ; il est donc très utile qu'on ait une autre Chambre dont l'esprit et les éléments étant autres que dans la première, ne fourniront guère à cette coterie la chance de dominer.

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La plus dangereuse de ces coteries c'est celle que peut constituer le corps exécutif, parce que, de toutes, elle est la plus puissante. Il est très possible, car la chose est arrivée et arrivera de nouveau, que le cabinet, ayant une grande influence dans la Chambre des communes, en profite pour imposer au pays des mesures secondaires qui ne sont pas dans son intérêt, mais qu'il ne comprend pas assez pour y mettre obstacle. Si donc-il y a un tribunal de révision, où l'exécutif, malgré toute sa puissance, se trouve avoir une influence moindre que dans la Chambre des communes, le gouvernement n'en ira que mieux; par le droit qu'elle a d'ajourner les mesures, la Chambre de révision s'opposera aux petites tentatives de tyrannie parlementaire, bien qu'il lui soit impossible d'empêcher ou d'entraver une résolution sérieuse.

En outre, toute grande assemblée est soumise à beaucoup de fluctuations; ce n'est pas une Chambre unique, mais, pour ainsi dire, une collection de Chambres que composent les membres divers ; la réunion d'aujourd'hui n'est pas celle qui siégera demain. On obtient, sans doute, une certaine unité, grâce à la précaution que l'exécutif doit prendre et prend en effet, de convoquer un nombre de membres suffisant; on a là un élément constant autour duquel des éléments accessoires varient sans cesse. Mais en admettant tout l'avantage que peut avoir cet expédient salutaire, la Chambre des communes, comme toutes les Chambres de ce genre; n'en est pas moins [p.167] sujette à des revirements soudains et à des mouvements inattendus, parce que les membres qui en font partie se renouvellent de temps à autre. Il en résulte un vice fâcheux qu'on remarque toujours dans nos lois ; beaucoup d'actes du Parlement sont motivés d'une manière très-confuse, et cela vient de ce que la majorité n'a pas toujours été composée de même pour passer les différentes clauses.

Mais le plus grand inconvénient qu'éprouve la Chambre des communes, c'est qu'elle manque de temps. La vie de cette Chambre est extrêmement pénible; c'est un long tissu d'occupations dévorantes, embrassant une masse d'affaires telle qu'une assemblée de ce genre n'en a jamais eu autant à examiner. L’empire Britannique est une agglomération de pays divers, et chacun de ces pays envoie sa part d'affaires à la Chambre des communes. Un jour c'est l'Inde, et un autre jour la Jamaïque, puis la Chine, puis le Sleswig-Holstein. Notre législation s'étend sur toutes sortes de sujets, parce que notre empire renferme toutes sortes d'éléments. Les interpellations adressées aux ministres roulent, à elles seules, sur la moitié des événements qui se passent dans le monde ; les bills d'intérêt privé qu’accorde notre gouvernement, malgré leur intérêt secondaire, donnent, selon toute probabilité; autant de travail à la Chambre des communes qu'en ont jamais pu fournir à la fois les affaires nationales et privées à une assemblée quelconque. La scène est si encombrée d'affaires qui se [p.168] succèdent sans cesse, qu'il est bien difficile de n'y pas perdre la tête.

Quoi qu'il puisse advenir plus tard, quand on aura imaginé un meilleur système, il est certain que la Chambre des communes s'occupe de l'œuvre législative dans tous ses détails, dans toutes ses clauses. C'est un triste spectacle qu'offre le gaspillage de talent et d'intelligence auquel se livre la Chambre, quand elle est réunie en comité pour discuter un bill dont les clauses sont nombreuses, les adversaires de ce bill cherchant à le dénaturer, ses partisans faisant tous leurs efforts pour l'améliorer. Un acte du Parlement est chose au moins aussi complexe qu'un contrat de mariage ; on met autant de peine à le préparer qu'on en mettrait à faire le contrat si, pour en déterminer les conditions, on appelait à voter la plupart des personnes qui y sont intéressées, y compris les enfants à naître. Chaque intérêt a son défenseur qui cherche à obtenir tous les avantages. Grâce aux forces disciplinées dont il dispose, et grâce à un petit nombre de membres qui consacrent à l'œuvre une réflexion assidue, le pouvoir exécutif parvient à maintenir une sorte d'unité, mais le résultat est bien imparfait. C'est par son travail qu'on juge une machine. Si une personne, au courant de ce que doit être un document judiciaire, se donnait la peine de comparer un testament qu'elle vient de signer avec un acte du Parlement, elle ne manquerait pas de dire : « J'aurais certainement congédié mon procureur s'il s'était permis de gâcher mes [p.169] affaires comme le Parlement fait celles du pays. » Tant que la Chambre des communes sera en l'état où elle se trouve, une Chambre haute bien composée, capable de réviser, de régulariser et d'ajourner ses actes, sera toujours d'un immense avantage.

Mais la Chambre des lords est-elle bien cette Chambre-là ? S'acquitte-t-elle convenablement de sa tâche ? On ne s'inquiète presque pas de cette question. La Chambre des lords, depuis trente ans au moins, est une institution que le peuple accepte sans la discuter. Les passions populaires ne se sont pas tournées de ce côté, l'imagination la plus ardente n'a pas entrepris d'étudier ce sujet.

La Chambre des lords a le plus grand mérite qu'une telle Chambre puisse avoir, elle est possible. Il est extrêmement difficile d'avoir une bonne assemblée de révision, parce qu'il est malaisé de trouver une classe de réviseurs dont l'arrêt porte le respect. Un Sénat fédéral, une seconde Chambre qui représente l'État dans son unité, possède éminemment cet avantage ; cette Chambre personnifie un sentiment profondément enraciné dans le peuple, un sentiment plus ancien que les accidents compliqués de la politique et mille fois plus fort que les sentiments provoqués par la politique ordinaire ; elle personnifie le sentiment local. « Ma chemise », disait un patriote suisse défendant les droits des États particuliers, « ma chemise m'est plus chère que mon habit ». Chaque état de l'Union américaine regarderait un manque de respect [p.170] pour le Sénat comme un manque de respect pour lui-même. Aussi le Sénat est-il respecté dans ce pays ; quels que soient ses mérites, le principal c'est qu'il peut agir; il a une existence réelle, indépendante et efficace. Mais dans les gouvernements ordinaires, un obstacle fatal s'oppose à ce qu'une création non émanée du peuple ait une puissante influence sur l'esprit populaire.

C'est presque un pléonasme que de dire : la Chambre des lords est indépendante. Elle ne serait ni puissante, ni possible si on ne la savait indépendante. Les lords sont, sous divers rapports, plus indépendants que les membres de la Chambre des communes ; leur opinion peut n'être pas aussi bonne que l'opinion des représentants, mais, à n'en pas douter, elle leur appartient tout entière. En tant qu'ils forment un corps de l'État, les lords ne sont accessibles à aucun des appâts qu'offrent les distinctions sociales, et, en notre temps, ce n'est pas un médiocre avantage. Beaucoup de membres de la Chambre basse, qui seraient insensibles à tout autre genre de corruption, ne savent pas résister à l'influence exercée par ces distinctions. Quant aux directeurs de journaux et aux écrivains, c'est bien pis encore; ceux, du moins, qui ont assez d'influence pour se trouver dans l'orbite de la tentation n'aspirent qu'à ce qu'on nomme position dans la société ; pour entrer dans l'intimité de l'aristocratie, il n'est rien qu'ils ne soient prêts à faire et à dire. Mais les lords sont gens à distribuer ces tentations [p.171] sociales plutôt qu'à en subir les effets. Ils sont au-dessus de la corruption parce qu'ils peuvent eux-mêmes corrompre les autres. Ils n'ont pas un corps de commettants à craindre ou à cajoler ; mieux que toute autre classe de la société ils peuvent se former une opinion désintéressée et réfléchie. De plus, ils ont pour cela du loisir ; ils ne sont distraits par aucune occupation vraiment digne de ce nom. Les plaisirs de la campagne ne sont que récréation, bien que certains lords envisagent le sport avec un sérieux tout à fait britannique. Il y a peu d'Anglais qui consentent à s'enterrer dans les livres de science ou de littérature, et les membres de l'aristocratie y sont peut-être moins portés que ceux des classes moyennes. Quant à la société, elle est beaucoup trop guindée et ennuyeuse pour occuper l'esprit, comme cela a eu lieu à d'autres époques. L'aristocratie redoute le contact des classes moyennes, elle craint l'épicier et le négociant. Elle n'ose pas se créer pour son plaisir des centres de société, comme faisait autrefois l'aristocratie française. La politique est la seule chose qui puisse réellement occuper l'esprit d'un pair anglais. Il peut s'y livrer sans distraction; de sorte que la Chambre des lords unit à l'indépendance qui lui permet de réviser sainement les actes des communes, et à la position que lui assure le respect de ses arrêts, le loisir de réviser ces actes en connaissance de cause.

Ce sont là de grands mérites ; vu la difficulté qu'il [p.172] y a à trouver un seconde Chambre qui soit bonne, et vu la nécessité qu'il y a pour nous d'en avoir une pour compléter l'œuvre de la première, nous avons lieu de nous en féliciter. Mais ne nous laissons pas aveugler par ces mérites. La Chambre des lords a aussi des imperfections qui les neutralisent. Sa richesse, la considération dont elle jouit, le loisir qu'ont ses membres, sembleraient de nature à lui assurer une influence bien plus grande, si ces avantages n'étaient contrebalancés par des imperfections secrètes qui en diminuent la valeur.

La première de ces imperfections peut à peine être appelée secrète, bien qu'au fond on ne la connaisse pas beaucoup. Un homme qui a critiqué sévèrement nos institutions, sans en être l'adversaire, a dit que le remède à l'admiration pour la Chambre des lords, c'est de voir cette Chambre quand elle fonctionne, non pas en un jour de lutte passionnée entre les partis, ni au moment d'une solennité, mais dans le train ordinaire des affaires. Il peut y avoir une dizaine de lords en séance, ou même une demi-douzaine seulement ; la présence de trois lords suffit pour qu'on ait le droit de délibérer. Quelques membres de la Chambre viennent plus ou moins baguenauder de ci, de là : ce sont les principaux orateurs, les jurisconsultes, surtout; et, il y a quelques années, alors que Lyndhurst, Brougham et Campbell étaient dans la force de l'âge, c'étaient eux qui parlaient le plus; enfin, on y voit quelques hommes d'État connus de tous. Mais, [p.173] en somme, la masse de la Chambre ne compte pour rien. Voilà pourquoi les orateurs habitués aux Communes n'aiment guère à prendre la parole dans la Chambre des lords. Lord Chatham avait coutume de la nommer la Tapisserie. Quant à la Chambre des communes, elle offre un spectacle animé, s'il en fut jamais. Chacun de ses membres, chaque atome de cet ensemble confus a ses vues propres, bonnes ou mauvaises, ses propres desseins, grands ou médiocres, ses propres idées sur ce qui se fait ou sur ce qui devrait se faire ; il y a là une affluence d'éléments hétérogènes, mais vigoureux, et l'œuvre qui en résulte ne laisse pas d'avoir de l'unité et d'être bonne. On peut dire qu'il existe un sentiment, un esprit de la Chambre; et, pour qui sait bien s'en rendre compte, cet esprit a sa valeur. Un homme du monde un peu railleur a été jusqu'à prétendre que la Chambre des communes a plus d'esprit qu'aucun de ses membres. Quant à la Chambre des lords, elle n'a pas un atome d'esprit, parce qu'elle manque de vie. La Chambre basse est composée d'hommes politiques très-actifs ; à la Chambre haute, l'activité, tout au moins, fait défaut. Cette apathie, il est vrai, n'est pas aussi grande en réalité qu'en apparence. Comme on le sait, les comités, à la Chambre des lords, travaillent beaucoup, et leur besogne est excellente. Rien de plus naturel, d'ailleurs, que les lords se laissent un peu aller à l'apathie. Lorsqu'une Chambre est composée de gens riches qui peuvent voter par procuration sans se rendre à [p.174] leur poste, on doit penser qu'ils n'y viendront pas souvent. Il n'en reste pas moins que l'indifférence réelle apportée par la plupart des pairs à l'accomplissement de leurs devoirs est un grand défaut, et que leur indifférence apparente constitue un véritable danger. En politique, c'est une vérité profonde que renferme ce mot de lord Chesterfield : « Le monde vous juge d'après ce que vous paraissez être, et non d'après ce que vous êtes. » Le monde ne s'occupe que du paraitre et nullement de l'être. Une assemblée, et surtout une assemblée de révision, dont les membres ne se réunissent pas et ne paraissent pas avoir souci de leur tâche, a un défaut capital au point de vue politique. Sans doute elle peut être utile, mais elle aura de la peine à convaincre le peuple de son utilité.

L'autre imperfection de la Chambre haute a encore plus de gravité : ce n'est pas l'opinion qu'on a de ce que font les lords, c'est leur œuvre réelle qui s'en ressent. Pour un tribunal de révision, la Chambre haute est composée d'éléments trop uniformes. Les erreurs peuvent être de sortes diverses ; mais d'après sa composition, la Chambre des lords ne fournit un préservatif que contre un seul genre d'erreurs, celui qui provient des changements trop précipités. Les lords, à part quelques jurisconsultes et quelques déclassés, sont en général de grands propriétaires plus ou moins opulents. Tous, ils ont plus ou moins les opinions, les qualités et les défauts de cette classe. [p.175] Ils ne révisent la législation, s'ils la révisent, que d'une manière conforme aux intérêts, aux sentiments et aux préjugés des propriétaires territoriens. Depuis l'acte de réforme, cette tendance ne s'est pas démentie et a frappé tous les yeux. Les lords se sont montrés, sinon hostiles, ce qui serait beaucoup dire, du moins hésitants dans l'application des lois nouvelles. C'est que dans ces lois se trouve un esprit étranger à leur esprit, et, autant qu'il a dépendu d'eux, ils ont essayé de l'étouffer. Cet esprit, on l'a nommé l'esprit moderne. Il n'est pas facile de le définir en une seule phrase ; son souffle vit en nous et anime nos esprits, engendre nos pensées. Nous savons tous en quoi il consiste, et cependant il faudrait une longue étude pour en établir les limites et le sens exact. Les lords en sont les adversaires, et, partout où il se montre, ils ne sauraient réviser impartialement, étant imbus de préjugés.

Cette unité de composition ne serait pas un défaut, et ce serait même, ou, du moins, ce pourrait être un mérite, si le sens critique des lords, tout suspect qu'il est de partialité, s'appuyait sur un grand fonds de connaissances. Les œuvres législatives qui portent l'empreinte d'une époque doivent participer aux imperfections de cette époque. Comme elles correspondent à des besoins spéciaux, elles sont condamnées à être d'une nature un peu étroite ; elles comprennent mal certaines choses et en négligent d'autres. Si, par bonheur, il se trouve alors pour les compléter [p.176] un sens critique, pouvant discerner ce que l'époque ne voit pas, et voyant sainement ce que l'époque voit mal, on en tirera d'immenses avantages. Mais la Chambre des lords est-elle douée de cette faculté ? L'hostilité qu'elle montre pour les œuvres législatives qui reflètent l'esprit moderne, est-il permis de l'attribuer à ce qu'elle voit ce que ne voient pas les gens de notre siècle, et à ce qu'elle voit plus clairement qu'eux ce qu'ils aperçoivent ? Le partisan le plus décidé de la chambre haute, son admirateur le plus fervent, s'il est sincère et raisonnable, n'oserait affirmer ce fait, qui a contre lui l'évidence. Sur la question du libre échange, par exemple, il est certain que les lords étaient absolument dans le faux, quant à l'opinion qu'ils avaient et qui aurait dicté leur conduite s'ils eussent été maîtres d'agir à leur guise. C'est en cette question que l'esprit moderne a fait ses preuves de la meilleure manière, et, alors ou jamais, il était facile de reconnaître que cet esprit était un bon conseiller. Le commerce est comme la guerre, ses résultats sont palpables. Fait-on ou ne fait-on pas de l'argent ? Les chiffres prononcent un jugement sans appel comme les batailles. Or, il n'est pas douteux que l'Angleterre a profité admirablement du libre échange ; depuis qu'il est établi, elle gagne plus d'argent et l'argent y est plus répandu, comme on devait le désirer chez nous. Eh bien ! dans cette circonstance où l'esprit moderne a prouvé incontestablement qu'il avait raison, la Chambre des lords [p.177] était dans l'erreur, se trouvant imbue de préjugés qui lui auraient fait rejeter cette mesure salutaire, si elle l'avait pu.

Autre raison qui diminue la faculté qu'a la Chambre de critiquer avec utilité : cette Chambre étant composée de membres héréditaires, ne peut guère dépasser le niveau de l'intelligence moyenne. Elle peut renfermer, elle renfermera presque toujours des talents extraordinaires. Mais, en général, la capacité d'individus devenus législateurs par droit de naissance ne doit être que médiocre. De ce qu'une assemblée se recrute par le droit d'aînesse, combiné avec les hasards de l'histoire, s'ensuit-il qu'elle doive avoir le don de la sagesse ? Ce serait merveille qu'une telle Chambre fût supérieure à son siècle ; que, possédant par privilège des connaissances plus étendues que celles des hommes qui vivent de son temps, elle pût reconnaître ce qui leur échappe, et voir plus sainement ce qu'ils voient, mais qu'ils voient mal.

Il y a en outre un obstacle plus grand. La tâche de réviser, et de réviser convenablement l'œuvre législative d'une époque, est une de celles que la noblesse d'un pays accomplit avec peu de facilité, et que même elle est peu propre à accomplir. Voyez le livre des comptes rendus de 1865, examinez les lois passées dans le courant de cette année, vous n'y trouverez ni morceaux de littérature, ni questions fines et délicates, mais bien des sujets vulgaires et un tas d'affaires indigestes. Il s'agit de commerce, de [p.178] finances, de réformes concernant le droit écrit ou te droit coutumier; enfin des affaires diverses, mais rien que des affaires, remplissent les pages de ce livre, et il n'est pas d'homme moins préparé par son éducation au maniement des affaires et moins bien placé pour les connaître que ne l'est un jeune lord. Sans doute les affaires ont en réalité des attraits plus grands encore que les plaisirs du monde; elles intéressent l'esprit tout entier, elles occupent toutes les facultés d'un homme avec plus de continuité et de force que n'importe quel exercice. Mais l'apparence n'y est point, et il serait difficile de persuader qu'il en est ainsi à un jeune homme ayant tous les genres de plaisir à sa disposition. Un jeune lord qui vient d'hériter de sept cent cinquante mille francs de rente n'ira pas, en général, se préoccuper de lois sur les brevets d'invention, sur le péage ou sur les prisons. Comme Hercule, il peut préférer la vertu au plaisir, mais Hercule lui-même ne serait guère tenté de lui préférer les affaires. Tout contribue à en éloigner le jeune lord, rien ne l'y attire. Et lors même qu'il voudrait se livrer à l'étude des affaires, il n'y est point aidé. Le plaisir est sous sa main, les affaires sont loin de ses yeux. Rien de plus amusant à observer que les efforts d'un jeune homme plein de bonnes intentions, et qui, né en dehors du monde des affaires, veut y entrer et s'y consacrer. A peine a-t-il l'idée de ce que sont les affaires. On peut les définir ainsi : l'emploi de certains moyens particuliers à .certaines fins également [p.179] particulières. Mais il est malaisé à un jeune homme sans expérience de distinguer entre les fins et les moyens. C'est un mystère pour lui, et il sera fort heureux s'il n'en vient pas à prendre la forme pour le principal et à considérer le fond comme chose secondaire. Il ne manque pas de gens d'affaires, faussement nommés ainsi, qui l'entraineront à cette erreur. Écoutez-le dans ses perplexités : Quel livre me recommandez-vous de lire, vous dira-t-il ? Est-il possible de lui expliquer que la lecture n'y ferait rien, et qu'il n'a pas dans la tête les idées premières qui pourraient lui rendre ses lectures profitables ; que l'administration est un art tout aussi bien que la peinture, et que, dans l'un comme dans l'autre, aucun livre n'est capable d'enseigner la pratique ?

Autrefois cette insuffisance de l'aristocratie était palliée par les autres avantages dont elle jouissait. La noblesse étant la seule classe qui eût de la fortune et de l'éducation, n'avait à craindre aucune rivalité ; bien que les membres de l'aristocratie, à l'exception de quelques talents extraordinaires, n'eussent pas pour le maniement des affaires publiques une aptitude parfaite, ils étaient les seuls qu'on pût y trouver propres. Et cependant, même autrefois, ils savaient s'affranchir de la besogne grossière que les affaires nécessitent. Ils choisissaient un homme tel que Peel ou Walpole, n'ayant de l'aristocrate ni les mœurs ni le caractère, pour diriger à leur place le [p.180] courant administratif. Mais il s'est élevé, depuis, une classe de gens qui joignent à l'étude et à la fortune la connaissance pratique des affaires. Au moment où j'écris, deux personnes de cette classe viennent d'être placées dans des postes importants, qui certainement, s'il y a quelque certitude en politique, les conduiront au pouvoir et les feront entrer au cabinet. Ils appartiennent à cette classe d'hommes qui con­ naissent les affaires, et qui, ayant l'esprit très-cultivé, peuvent au bout de quelques années abandonner la pratique pour satisfaire les désirs de leur ambition. On compte encore fort peu d'entre eux dans les sphères officielles, c'est qu'ils ne connaissent pas leur force. Il en sera comme de l'œuf de Christophe Colomb ; quelques personnes prouveront par leur exemple qu'elles sont destinées à la vie publique, et une foule d'autres arriveront à leur suite. Parmi ces hommes nouveaux, on en trouve qui connaissent les affaires par tradition de famille et leur situation n'en est que meilleure. Des familles qui appartiennent aux universités ont grand soin de lancer leurs enfants dans l'étude du latin y compris la poésie dès qu'ils y sont aptes; des familles enrichies dans l'Inde avaient autrefois coutume de vouer leurs enfants au service de l'Inde, et à mesure que le système des concours aura créé une pépinière nouvelle, il y en aura d'autres qui en feront autant. De même il y a des familles où toutes les questions relatives aux finances et à l'administration [p.181] sont très-familières et semblent être dans l'air qu'on y respire. On a dit que tous les Américains étaient nés pour les affaires tant elles sont dans l'air même du pays; c'est de la même façon que certaines personnes, chez nous, sont aptes aux affaires par tradition; et un jeune lord n'est guère à même d'avoir cet avantage. Il est aussi difficile d'apprendre les affaires dans un palais que d'apprendre l'agriculture dans un parc de plaisance.

Parmi les services publics, il est une branche spéciale à laquelle ces réflexions ne s'appliquent pas; il est une sorte d'affaires où l'aristocratie conserve et conservera probablement longtemps encore un certain avantage : c'est la carrière diplomatique. Napoléon, qui connaissait bien les hommes, se gardait autant que possible d'envoyer auprès des vieilles cours de l'étranger des hommes sortis de la révolution. « Ils ne parlent à personne, disait-il, et personne ne leur parle » ; de sorte qu'ils rentraient dans leur pays sans avoir recueilli aucune information. La raison en est évidente : la diplomatie de l'ancien régime avait pour théâtres principaux les salons, et aujourd'hui encore, dans une large mesure, il est nécessaire qu'il en soit ainsi. Les nations se rencontrent par leurs sommets. C'est toujours la classe la plus élevée qui, voyageant le plus, connaît le mieux les mœurs des pays étrangers, et est exempte des préjugés locaux qu'on décore du nom de patriotisme et qu'on prend souvent pour cette vertu. Ici même, en Angleterre, [p.182] bien que la classe des hommes nouveaux enrichie par le commerce soit, par son mérite réel, l'égale de l'aristocratie, connaisse autant qu'elle les affaires étrangères et s'y soit même souvent mêlée plus qu'elle, cette race d'hommes nouveaux ne vaut pas autant pour la diplomatie que la vieille noblesse. Un ambassadeur n'est pas seulement un agent ; il joue un rôle qui s'offre en spectacle. On l'envoie à l'étranger autant pour l'apparat que pour l'utilité ; il doit représenter la reine auprès des cours étrangères et des souverains étrangers. L'aristocratie, par sa nature, prépare fort bien ses membres à jouer ce rôle ; habituée à la partie théâtrale de la vie, elle est propre à cet emploi. Quelqu'un demandait avec malice qu'il fût établi par un acte que le ministre d'Angleterre à Washington devra toujours être un lord. Le prestige social d'une aristocratie a principalement de la valeur dans les pays où l'aristocratie n'existe point.

Mais, à l'exception du service diplomatique, dans les carrières officielles l'aristocratie a nécessairement de l'infériorité vis-à-vis des classes plus rompues à la pratique des affaires; ce n'est donc pas au sein de cette classe qu'il conviendrait de diriger son choix s'il y avait lieu d'en faire un, pour composer une chambre destinée à réviser l'œuvre législative. S'il y a une preuve saillante de l'aptitude naturelle que la race anglaise a pour les affaires, c'est dans ce fait que la Chambre des lords marche aussi bien qu'elle le [p.183] fait malgré ces imperfections. Le Whole House, la réunion de la Chambre entière, est une anomalie qui, d'après M. Bright, serait dangereuse, mais qui n'a jamais lieu ; disons cependant que l'on fait beaucoup de besogne dans les comités et que souvent on la fait très bien. La plupart des pairs ne s'occupent nullement de la tâche qui leur est confiée et ne pourraient s'en occuper ; mais une minorité qui, du reste, n'a jamais compté autant de membres, et des membres aussi actifs qu'aujourd'hui, se charge de cette tâche et s'en acquitte convenablement. Néanmoins, qu'on en examine la matière sans préventions, on ne saurait affirmer que l'œuvre de révision s'accomplisse convenablement. Dans un pays aussi riche en talents que l'Angleterre, on pourrait et l'on devrait appliquer une force intellectuelle plus considérable à la révision des lois.

La Chambre des lords ne se borne pas à accomplir son œuvre imparfaitement, elle met encore de la timidité à accomplir le peu qu'elle fait. Sentant qu'elle forme comme une bande séparée dans la nation, elle a peur du pays. Accoutumée depuis de longues années, dans les affaires les plus importantes, à agir contre sa propre opinion, elle ne sait pas profiter des occasions qui s'offrent d'agir selon sa volonté. Elle a une sorte de torpeur qui décourage parfois les efforts de quelque jeune pair en lui faisant entendre ce langage ridicule : « Puisque les lois sur les céréales ont été votées, ainsi que les lois sur les bourgs pourris, pourquoi [p.184] se tracasser l'imagination au sujet de la clause IX d'un bill destiné à réglementer les manu­ factures de coton ? » Telle est en effet la pensée intime qu'ont beaucoup de pairs. Quelquefois un mot de leurs chefs, soit de lord Derby, soit de lord Lyndhurst, vient éveiller en sursaut leur énergie ; mais la plupart des lords ne montrent que faiblesse et découragement.

La gravité de ces défauts aurait été atténuée tout d'un coup, elle aurait disparu en quelques années, si la Chambre des lords n'avait pas opposé de la résistance au projet que lord Palmerston avait formé, pendant sa première administration, de créer des pairs à vie. C'était un expédient presque infaillible. Il y a nécessairement une grande difficulté à réformer une institution ancienne comme la Chambre des lords, qui se maintient seulement par l'hérédité et par le respect dont cette classe est entourée. S'il arrive que cette institution devienne l'objet d'attaques et de criailleries dans les meetings, elle perdra le respect des. populations, et avec le respect ce don de fasciner les esprits qui était presque son seul privilège et lui donnait comme un caractère sacré. Mais, par un heureux hasard, il se trouve quelque part dans la Constitution une vieille prérogative dont l'usage aurait enlevé tout prétexte à l'agitation, et aurait accompli sans trouble tous désirs des mécontents. Maintenant que lord Palmerston est mort, et qu'on peut examiner sa vie avec calme, il faut reconnaître qu'il aimait [p.185] sincèrement l'aristocratie, étant lui-même un aristocrate s'il en fut jamais en Angleterre. Ce fut lui pourtant qui proposa de recourir à cette prérogative, et, s'ils eussent été encore sous l'influence du duc de Wellington, les lords n'auraient pas manqué d'adhérer à ce projet. Assurément l'adhésion du duc elle-même n'aurait point été dictée par les réflexions philosophiques dont un homme d'État eût pu lui faire l'exposé ; mais pour agir ainsi, le duc n'aurait eu qu'à suivre un de ses principes favoris. Ce qu'il détestait surtout, c'était de résister à la Couronne. Au moment d'une grande crise, alors qu'on discutait les lois sur les céréales, sa pensée ne se portait pas sur les objets qui préoccupaient tant d'autres, c'est-à-dire sur les résultats économiques des me­ sures projetées et sur l'intérêt que le pays pouvait en retirer ; elle n'envisageait que la tranquillité de la reine. Il regardait la Couronne comme occupant dans le système constitutionnel une place si élevée, que même en certaines circonstances décisives, il n'avait ou prétendait n'avoir en vue que de donner pour le moment un peu de satisfaction au souverain. Jamais il ne se sentait à son aise quand il s'agissait de combattre un acte important de la Couronne. Il est donc probable que si le duc eût toujours été le président de la Chambre des lords, la Chambre aurait permis à la Couronne de mettre à exécution son excellent projet. Mais le duc était mort et son influence ou du moins une partie de son influence était tombée [p.186] en partage à une personne d'un caractère bien différent.

Lord Lyndhurst avait de grandes qualités, une intelligence aussi remarquable, une faculté de trouver la vérité que nul ne possédait à un plus haut point dans sa génération; mais il n'aimait pas la vérité. Malgré cette grande faculté de trouver la vérité, il s'attachait à l'erreur, à ce que dans son propre parti même on considère comme l'erreur, et il s'y attacha pendant toute sa vie. Il aurait pu trouver la vérité en politique comme il l'avait trouvée quand il était juge ; mais jamais il n'y parvint; il ne s'en souciait pas. Animé de l'esprit de parti, il employa toutes les forces d'une rare dialectique à soutenir les doctrines de son parti. Or, ce projet de créer des pairs à vie avait pour auteurs les adversaires de son parti, et son parti devait en souffrir. C'était pour lui une magnifique occasion de se montrer. Le discours qu'il prononça à ce propos est encore présent à l'esprit de tous ceux qui l'ont entendu. Comme ses yeux ne lui permettaient pas alors de lire facilement, ce fut de mémoire, mais sans se tromper, qu'il cita toutes les autorités surannées que la question comportait. On n'a pas vu souvent déployer de tels efforts d'intelligence dans une assemblée anglaise. Mais le résultat en fut déplorable. Grâce, non point à ses autorités surannées, mais à l'influence qu'il exerçait lui-même et à l'impression profonde qu'il produisit, lord Lyndhurst persuada les lords de rejeter la proposition du [p.187] Gouvernement ; il déclara que la Couronne ne devait pas créer des pairs à vie, et ces pairs ne furent pas créés. C'est ainsi que la Chambre des lords perdit une occasion splendide et sans pareille de se reformer à petit bruit. De semblables occasions ne se rencontrent pas deux fois. Les pairs à vie qu'on eût alors fait entrer dans la Chambre, auraient été les hommes les plus distingués du pays. Lord Macaulay se fût trouvé des premiers ; lord Wensleydale, le plus savant de nos jurisconsultes et l'un des meilleurs logiciens, aurait été assurément le premier. Trente ou quarante personnages de ce genre, créés pairs d'Angleterre après mûr examen et avec discrétion, dans le courant de quelques années, auraient fourni à la Chambre des lords l'élément précieux qui lui est si nécessaire pour bien réviser les actes législatifs ; elle aurait eu alors des membres possédant le sens critique. Les personnages les plus distingués dans les différentes branches de la politique seraient devenus, en dépit des considérations de famille et de fortune, les membres nouveaux de la Chambre qui est chargée de la révision. De sorte que cet élément dont la Chambre avait un besoin si urgent lui fut offert par la Providence, et elle le refusa. Quel moyen reste-t-il de réparer cette erreur ? je ne le sais, mais, à moins qu'on ne la répare, jamais la Chambre des lords n'aura la capacité intellectuelle qu'elle aurait eue alors, jamais elle ne sera ce qu'elle devrait être jamais elle ne sera à la hauteur de son œuvre.

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Une autre réforme qui aurait dû accompagner la création des pairs à vie, c'est l'abolition du vote par procuration. Un jour ou l'autre la négligence que les lords mettent à fréquenter la Chambre amènera la suppression de ce grand corps de l'État. Il est des cas où paraître et être sont la même chose, et c'est là un de ces cas. La plupart du temps, la Chambre ressemble si peu à ce qu'elle devrait être, qu'on peut bien la soupçonner de n'être pas ce qu'elle devrait être en réalité. Les membres, dont l'esprit est judicieux, se rendraient à la Chambre en plus grand nombre, on le comprend, s'ils ne se voyaient pas menacés de succomber sous les votes des pairs moins intelligents qui se font représenter par procuration. La destruction de cet abus ferait de la Chambre des lords une Chambre véritable ; l'adjonction de pairs à vie en aurait fait une bonne Chambre.

De ces deux améliorations la plus importante est la seconde ; elle aurait beaucoup aidé la Chambre des lords dans l'accomplissement des fonctions subsidiaires. Il arrive ordinairement, dans un grand pays, que certains corps de personnages éminents qui jouent un grand rôle, s'arrogent et exercent des fonctions qu'on ne leur demandait pas d'abord d'exercer parce qu'elles ne font pas partie intégrante de leurs attributions primitives. C'est ce qui est arrivé pour la Chambre des lords par exemple, et surtout pour ses fonctions judiciaires. Voilà des fonctions qu'aucun théoricien n'assignerait à une Chambre [p.189] haute dans le plan d'une constitution nouvelle et qui sont échues à la Chambre des lords par pur accident. Mais je ne m'arrêterai pas longtemps sur ce sujet. Cette fonction n'est pas dans le domaine général de la Chambre, elle appartient à l'un de ses comités. Dans une circonstance seulement, pour le procès d’O’connell, le droit de voter a été réclamé par la Chambre entière ou du moins par quelques membres de la Chambre en dehors du comité spécial ; on leur fit entendre qu'ils n'avaient pas ce droit, qu'ils ne pouvaient l'usurper sans détruire la prérogative judiciaire. Il n'est personne qui consentirait à remettre en réalité le soin de juger, aux hasards des majorités d'une Chambre dont les membres présents ne sont pas toujours les mêmes si l'on admet tacitement en théorie cette usurpation, on ne la tolère pas dans la pratique.

D'ailleurs, au point de vue de la légalité, il est permis de douter qu'il puisse y avoir dans le pays deux cours suprêmes, le comité judiciaire du Conseil privé et (ce qui existe en fait, sinon sous cette dénomination) le comité judiciaire de la Chambre des lords. Jusqu'à une époque très-récente, l'un de ces comités pouvait décider qu'un homme était sain d'esprit et avait le droit de disposer de son argent, tandis que l'autre décidait que le même homme n'était pas sain d'esprit et n'avait point, par conséquent, le droit d'aliéner ses propriétés. On a remédié à cette absurdité ; mais, quant à l'erreur d'où elle provenait, [p.190] on n'y a point porté remède ; cette erreur consiste dans la juxtaposition de deux cours suprêmes dans chacune desquelles, à des moments divers, la même question peut souvent se présenter et recevoir une solution différente. Je ne compte pas les fonctions judiciaires de la Chambre des lords au nombre de ses fonctions subsidiaires, d'abord parce qu'elle ne les exerce pas en réalité, ensuite parce que je désire qu'on les lui enlève même en théorie. La cour suprême de l'Angleterre doit être un tribunal éminent, supérieur à toutes les autres cours, sans rivaux autour de lui, destiné à maintenir l'unité dans les lois ; les juges de ce tribunal ne doivent pas prendre pour se déguiser la robe qu'on porte dans une Assemblée législative.

Les fonctions subsidiaires de la Chambre des lords sont réelles ; contrairement aux fonctions judiciaires dont nous venons de parler, elles sont tout à fait en harmonie avec le principe de cette Chambre ; De ces fonctions subsidiaires, la première consiste à surveiller le pouvoir exécutif. Une assemblée dont les membres n'ayant rien à perdre, et, pour la plupart, rien à gagner, jouissent tous d'une position sociale bien établie, n'étant pas obligés de plaire à un collège électoral et ne tenant guère au ministre du jour, cette assemblée est propre à offrir une grande indépendance dans ses critiques. La manière dont les dernières administrations ont été surveillées par lord Grey en présente un exemple [p.191] remarquable. Mais pour qu'une semblable critique ait toute sa valeur, il faut que plusieurs personnes y collaborent. Tout homme de talent donne à sa critique son propre cachet ; sans doute sa critique sera pleine de jugement et de sens, mais on y reconnaîtra ses idées particulières. Ce qu'il faut à la Chambre des lords, c'est un grand nombre de critiques non point égaux à lord Grey, car il est difficile de les trouver, mais dans le genre de lord Grey. Ils devraient lui ressembler sous le rapport de l'impartialité, de la clarté, et autant que possible l'imiter dans cette habitude qu'il avait de compléter l'examen des questions par des observations originales. Dans toute œuvre, il y a ce qu'on peut nommer le point de vue de l'auteur, et pour ce qui a trait à ce grand théâtre où s'agitent dei discussions réfléchies dans le cabinet, on peut être à peu près assuré qu'on y tient compte de tout ce que l'expérience du passé et la connaissance du présent fournissent en fait de règles certaines et bien établies. Mais il y a aussi le point de vue du spectateur, lequel peut sans doute négliger tel ou tel de ces éléments déterminés par la tradition et par la pratique actuelle, mais qui en revanche peut suggérer quelques aperçus nouveaux de choses éloignées qui ont échappé à l'auteur tout absorbé dans son œuvre. Il devrait y avoir dans notre Chambre haute beaucoup de pairs à vie capables de fournir cette critique supérieure. Je crains qu'on ne les y voie pas de longtemps, mais ce serait un premier pas [p.192] de fait que d'apprendre à en reconnaître la nécessité.

La seconde fonction subsidiaire de la Chambre haute est encore plus importante. A considérer la Chambre des communes non point telle qu'elle serait après des améliorations peu probables et pouvant avoir lieu après tout, mais bien telle qu'elle est en ce moment, cette Chambre est surchargée de besogne. C'est au cabinet que revient le soin d'en diriger les travaux, et le cabinet a fort à faire. Il faut que chacun de ses membres, quand il est en même temps membre des communes, suive attentivement les débats de la Chambre pour contribuer par son vote, sinon par sa parole, à en diriger les mouvements. Alors qu'il s'agissait seulement de l'instruction publique, n'a-t-on pas vu M. Lowe, observateur consommé, exprimer le désir qu'on mît à la tête de ce département un chef exempt du prodigieux travail qu'entraîne la présence d'un ministre à la Chambre. Il serait presque indispensable que certains membres du cabinet fussent affranchis des fatigues et des surexcitations qui accablent un député. Mais il leur faudrait aussi avoir le droit d'expliquer leurs idées au pays, de se faire entendre comme les autres. On a formé divers projets dans ce but, et j'en dirai un mot en parlant de la Chambre des communes. Mais il est une chose évidente, c'est qu'en ce qui concerne ses membres, la Chambre des lords leur procure cet avantage de se faire entendre ; elle leur donne ce qu'aucun des projets divers ne pourrait leur donner, c'est-à-dire une [p.193] position éminente dans l'assemblée. Les membres du cabinet qui ont du loisir parlent avec autorité et succès dans la Chambre des lords. Ils n'y siègent pas comme le feraient des administrateurs ayant voix délibérative, comme le feraient des employés (ainsi qu'on le demande quelquefois) qui viendraient à la Chambre exposer des idées sans prendre part au vote ; ils sont les égaux de leurs auditeurs, parlent comme ils le veulent et répondent quand il leur plaît; ils s'adressent à la Chambre non point avec l'humilité de subalternes, mais avec la force et la dignité de gens qui sentent leur valeur. La création de pairs à vie permettrait de donner à cette partie de notre Constitution un jeu plus libre et plus varié ; elle mettrait à la disposition du public un plus grand nombre d'hommes d'État ayant avec le talent un peu de loisir ; elle améliorerait la qualité de l'éloquence politique à la Chambre des lords, en augmentant la liste de ses orateurs favoris.

S'il y a un danger à craindre pour la Chambre des communes, c'est une réforme trop brusque ; quant au danger que court la Chambre des lords, c'est qu'on ne la réforme jamais. Personne ne réclame la réforme de la Chambre des lords ; cette Chambre n'a donc pas à craindre une destruction brutale ; mais elle n'est pas à l'abri de la décrépitude qui la menace intérieurement. Elle pourra perdre son droit de veto comme la Couronne l'a perdu. Si la plupart de ses membres négligent leurs devoirs, si tous ses [p.194] membres continuent à ne sortir que d'une seule classe et d'une classe qui n'est plus la classe la plus intelligente ; si les portes de la Chambre demeurent fermées au génie qui ne peut montrer un arbre généalogique et au talent qui n'a pas 5000 liv. sterl. de rentes, l'autorité de cette Chambre diminuera d'année en année jusqu'à ce qu'elle aille rejoindre tout ce que l'autorité royale a déjà perdu. Ce n'est pas l'assassinat qu'elle doit redouter, c'est l'atrophie ; on ne l'abolira pas, elle tombera d'elle­-même.