Discours préliminaire au projet de constitution pour la république française, prononcé par Boissy-d'Anglas, au nom de la commission des Onze (extraits), Séance du 5 messidor an III


Mots clés : Gouvernement

Discours préliminaire au projet de constitution pour la république française, prononcé par Boissy-d'Anglas, au nom de la commission des Onze (extraits), Séance du 5 messidor an III, in TROPER M., Terminer la Révolution – La Constitution de 1795, Paris, Fayard, 2006, coll. « Histoire des constitutions de la France », Annexe 4, pp.290-294.

SÉANCE DU 5 MESSIDOR

Discours préliminaire au projet de constitution pour la république française, prononcé par Boissy-d'Anglas, au nom de la commission des Onze. (extraits)

[...]

Mais, quelle que soit la forme du gouvernement, le soin le plus important de ceux appelés à l'organiser doit être d'empêcher les dépositaires de tous les genres d'autorités d'établir une puissance oppressive. Pour y parvenir avec certitude, il faut combiner l'organisation des pouvoirs de manière qu'ils ne soient jamais rassemblés dans les mêmes mains : partout où ils se trouvent réunis, partout où ils sont confondus, il n'existe plus de liberté, il n'y a plus que le despotisme.

Il faut que les lois se fassent avec lenteur et s'exécutent avec promptitude, et le contraire existe nécessairement, si le pouvoir de faire des lois est confondu avec celui de les faire exécuter ; il faut que les lois soient générales, qu'elles embrassent tous les hommes, qu'elles soient connues d'avance par tous ceux qui y sont soumis, et le contraire arrive nécessairement, si le législateur peut encore être chargé de l'exécution : alors vous n'avez plus de lois positives, vous n'avez que des décisions appliquées à des cas particuliers.

Tous les pouvoirs émanent du peuple ; c'est une vérité constante qui n'a pas besoin d'être établie : mais puisqu'il ne peut les exercer il faut qu'il les délègue de manière à ce qu'aucun d'eux ne l'opprime, et ils l'opprimeraient certainement s'ils étaient confiés aux mêmes mains. Dans les républiques anciennes, on n'avait point assez connu l'importance de la division des pouvoirs ; ainsi l'arbitraire était-il sans cesse à côté de la loi ; aussi de violentes convulsions troublaient souvent la paix publique.

Un des plus grands publicistes modernes, Samuel Adams, a écrit qu'il n'était point de bon gouvernement, point de constitution stable, point de protecteurs assurés pour les lois, la liberté et les propriétés des peuples, sans la balance des trois pouvoirs. C'est ce principe que nous vous proposons de mettre en usage au milieu de vous.

Nous vous avons entretenus de la puissance législative : aux deux pouvoirs qu'elle renferme nous devons associer, dans notre organisation, celui chargé d'exécuter les lois. Il doit en être indépendant, sans l'opprimer jamais : il doit être soumis à la loi, parce qu'elle est l'expression présumée de la volonté du peuple, sans jamais l'être au législateur.

L'indépendance du pouvoir exécutif ne doit vous causer aucune méfiance : oubliez l'impression que vous faisaient d'anciennes dénominations qui ont entièrement changé de sens. Autrefois le pouvoir exécutif était la force du trône, aujourd'hui il sera celle de la république. Vous l'avez toujours attaqué et affaibli, parce que vous vouliez renverser le trône qui vous menaçait. Aujourd'hui vous devez le fortifier, puisque votre but n'est plus de détruire, mais de conserver le gouvernement ; vous devez l'environner de puissance, de considération et d'éclat ; vous devez écarter loin de lui tout ce qui pourrait l'opprimer et l'avilir, car il est aussi le dépositaire d'une portion considérable de la puissance du peuple. Nous avons examiné mûrement si nous le ferions nommer directement par les citoyens ; nous y avons trouvé trop d'inconvénients pour vous le proposer. Nous avons craint qu'étant nommé par tous il n'acquît une trop grande puissance relativement au corps législatif, dont chaque membre n'est nommé que par une portion de citoyens ; et, comme il doit être responsable et susceptible d'être mis en jugement, nous avons craint qu'il ne profitât de l'appui de tous les suffrages qui l'auraient élu, pour échapper à toutes les poursuites. En le faisant nommer par les deux sections de la représentations nationale, nous avons cru nous garantir de ces inconvénients, et nous y avons trouvé l'avantage de mettre entre ces deux autorités des relations amicales. Il suffit pour la liberté que ces pouvoirs soient indépendants : or, le pouvoir exécutif, quoique nommé par les représentants du peuple, ne leur sera point subordonné, puisqu'ils ne pourront le révoquer, mais seulement le mettre en jugement, d'après les formes établies pour les représentants eux-mêmes, c'est-à-dire d'après un décret rendu comme toutes les lois.

Nous vous proposons de composer le pouvoir exécutif de cinq membres, renouvelés par cinquième tous les ans, et de le nommer Directoire. Cette combinaison concentre assez la force du gouvernement pour qu'il soit rapide et ferme, et la divise assez pour rendre chimérique toute prétention d'un des directeurs à la tyrannie. Un chef unique eût été dangereux ; les républicains sont trop aisément livrés à l'influence des factions pour que nous puissions vous proposer de confier à un seul homme un pouvoir aussi éminent. Un président de ce directoire, nommé constitutionnellement, pourrait aussi usurper sur ses collègues une prépondérance trop forte, et vous devez les en garantir : ce n'est pas pour eux, mais pour le peuple, qu'ils doivent être indépendants et libres, qu'ils doivent être égaux en pouvoirs. Chaque membre présidera pendant trois mois ; il aura pendant ce temps la signature et le sceau de l'Etat. Par le renouvellement lent et graduel des membres du directoire, vous y maintiendrez l'esprit d'ordre et de suite, et vous réunirez les avantages de l'unité sans en avoir les inconvénients : c'est en ses mains que vous remettrez la pensée du gouvernement, le dépôt sacré de sa direction. Un seul esprit embrassera toutes les parties sous leur rapport général, mais il n'en saisira que l'ensemble ; les détails de l'administration seront confiés sous ses ordres à des ministres nommés par lui et révocables à sa volonté ; nous les appelons agents généraux, et nous vous proposons d'en nommer six. La législation déterminera leurs départements et leurs fonctions respectives.

Outre la nomination des ministres, nous vous proposons de confier au directoire l'administration suprême de la république, l'exécution de toutes les lois, la disposition de la force armée, le soin et la conduite des négociations, avec la même latitude de pouvoir dont votre comité de salut public est actuellement investi. Nous croyons qu'il doit avoir la même initiative pour la guerre que celle qui était attribuée au pouvoir exécutif dans la constitution de 1791.

Il faut que ce directoire, qui représente la force de la république française, qui doit soutenir ses décrets, défendre ses droits, et faire respecter sa dignité, soit revêtu d'un éclat convenable à l'importance de ses éminentes fonctions. Nous vous proposons de donner à chacun de ses membres un costume qu'il ne quitte jamais, des gardes qui les environnent toujours, l'habitation d'un palais national, et des appointements qui les mettent à portée de recevoir avec décence les ambassadeurs des puissances étrangères.

[...]

C'est dans la dignité des magistrats que brille la majesté d'un peuple, et ils aspirent à les avilir ; ils ne reconnaissent cette majesté que dans les courses bachiques, les hurlements infernaux et les motions sanguinaires d'une foule aveuglée, séditieuses et corrompue. Mais, citoyens, nous sommes persuadés qu'il n'est aucun membre de la Convention qui ne soit à présent convaincu de la fausseté, de la folie et du danger de ces principes démagogiques.

Hommes d'état, étudiez l'homme, vous verrez combien il existe peu de citoyens assez philosophes pour respecter la vertu, la vérité, la raison dans leur nudité. Nos sensations influent constamment sur nos idées. La gravité, la dignité, la parure décente du magistrat, disposent les esprits au respect et à l'obéissance. Peut-être jamais l'enceinte de cette assemblée n'eût été forcée par les brigands, si chaque représentant du peuple eût été tenu de n'y paraître jamais qu'avec le costume de ses fonctions.

Abjurez une erreur bien funeste, et retenez cet axiome politique : « La plus petite portion de pouvoir usurpée peut détruire la liberté ; mais elle ne fait que s'affermir en fortifiant les autorités légales instituées pour la conserver. »

Quelque éclat cependant, quelque puissance que nous vous proposions de donner au directoire chargé de l'exécution suprême ; nous croyons avoir posé assez de bornes à son pouvoir pour vous tranquilliser contre l'abus qu'il en voudrait faire. Il exécutera toutes les lois, mais il n'en proposera jamais aucune. Il ne peut être mandé ni révoqué par le corps législatif ; mais, s'il prévarique; il peut être accusé par lui devant une cour nationale, élue directement par le peuple. Il ordonne et règle les dépenses d'après les fonds accordés par le pouvoir législatif ; mais la trésorerie nationale, qui paie sur ses mandats, en est absolument indépendante. Elle est nommée par l'assemblée législative, qui la surveille et la dirige, et sa fonction unique étant de conserver les deniers publics sans pouvoir en disposer jamais, il ne peut y avoir de sa part aucune dilapidation. Il aura bien la direction des armées de terre et de mer, de toutes les forces de la république ; mais il ne pourra, dans aucun cas, les faire commander par un de ses membres : enfin la disposition de la force publique dans le lieu même des séances de la représentation nationale devra bien lui appartenir ; mais dans les cas où le corps législatif craindrait quelque mouvement, quelque conjuration, quelque grand attentat contre la liberté, il pourrait la lui enlever en déclarant la patrie en danger, et alors elle serait remise aux mains du Conseil des Anciens, qui ne la garderait toutefois que jusqu'au rétablissement de la tranquillité.

Vous concevez facilement, citoyens, que cette opposition d'intérêts, cette diversité de fonctions et cette division de pouvoir devront être des barrières insurmontables contre l'ambition des hommes assez insensés pour prétendre à la tyrannie. Le concours de ces trois pouvoirs nous donnera des lois sages, lentement conçues et rapidement exécutées : et, comme les droits de chacun d'eux sont renfermés dans des limites bien posées, qui ne leur donnent aucun avantage à espérer dans les attaques réciproques qu'ils pourraient se faire, tout doit vous garantir, citoyens, qu'ils se balanceront sans se heurter, et se surveilleront sans se combattre.

Nous avons considéré l'administration intérieure de la république comme une émanation directe de la puissance exécutive. L'administration doit être uniforme, régulière et constante dans sa marche ; c'est la bienfaisante chaleur de l'astre du jour qui s'échappe de son sein pour pénétrer doucement dans les lieux les plus retirés de la terre. Jamais aucune partie du gouvernement n'a dû nécessiter un plus parfait ensemble, un accord plus intime, des combinaisons plus régulières. La moindre rivalité dans ses agents, la moindre opposition dans ses mesures, contrarient le bonheur public, attaquent le système général.

[...]