Essai historique sur la constitution et le gouvernement anglais


Essai historique sur la constitution et le gouvernement anglais

par lord John Russell, membre de la chambre des communes

traduit de l'anglais par A. Roy.

Qualis frugifero, quercus sublimis in agro, Exuvias vetercs populi, sacrataque gestans Dona ducum ; nec jam validis radicibus boerctis, Pondère fixa suo est : At quamvis primo nutct casura sub Euro, Totcircum silvse firmo se robore tollant, Solu tamen colilur.

Lucanus.

À Paris, chez A. Chasseriau, libraire, au dépôt bibliographique, rue neuve-des-petits-champs, n. 5; à Londres, chez le traducteur, libraire, 35. dean-street, soho-square. 1821.

[I]

Avertissement de l'auteur anglais.

Le plan sur lequel cet Essai a été composé était d'abord beaucoup plus vaste. Je m'étais proposé de mettre en un plus grand jour, par l'analyse de l'histoire des gouvernemens de l'Europe moderne, depuis le commencement du 15e siècle, deux vérités très-simples, et pourtant assez peu remarquées. La première, que les monarchies européennes ont été, généralement parlant, si peu propres à rendre leurs sujets heureux et vertueux, qu'elle sexigent ou ont exigé une régénération complète. La seconde, que le gouvernement anglais ne doit pas être rangé dans cette classe; qu'il est fait pour donner au peuple la liberté, la vertu et le bonheur ; enfin que ses abus sont susceptibles d'une réforme facile, analogue à son esprit, capable d'être effectuée[II]sans injustice ni danger, et ne pouvant qu'éminemment contribuer à sa conservation.

Je n'ai encore achevé de cet ouvrage que la dernière partie et l'introduction de l'ouvrage entier. Il ne faut attribuer cette publicité prématurée qu'à la vanité de l'auteur, qui pense que son travail peut être de quelque utilité pour l'époque actuelle. Cet Essai peut du moins faire naître des méditations plus profondes et plus utiles sur des sujets où tous les membres de cette société ont un si puissant intérêt.

[p.1]

 

Essai historique sur la constitution anglaise.

 

Chapitre premier. Premiers principes du gouvernement et de la constitution anglaise.

 

C'est maintenant l'opinion la plus générale, et je crois la plus probable, que c'est aux réglemens passés sous ce règne (celui de Henri vii) qu'on doit faire remonter l'origine, et du pouvoir illimité des Tudors, et des libertés arrachées aux Stuarts par nos ancêtres t la tyrannie en fut la conséquence immédiate, la liberté, le résultat éloigné. Mais il faudrait avoir une grande confiance en sa propre sagacité, pour croire que par l'examen seul des causes cachées, et sans le secours des événemens subséquens, on eût pu prévoir la succession d'effets si différens.

Fox, Histoire de Jaques II.

Il eût sans doute fallu une sagacité peu commune pour prédire, au commencement de la domination arbitraire de la maison de[p.2]Tudor, les alternatives d'administration faible et d'opposition hardie, de luttes violentes et de victoires disputées, qui, marquant d'une trace de sang l'histoire de la dynastie des Stuarts, finirent par une révolution paisible et par l'établissement de la liberté régulière. Mais ceux qui ont vu les fruits ne peuvent douter que le terrain n'en recelât les germes ; et aujourd'hui nous devons être à même d'indiquer, dans l'état de l'Angleterre sous le règne des Tudors, les éléments de liberté, développés depuis dans son incomparable constitution. Parmi ces éléments on peut, sans hésiter, compter les circonstances suivantes ;

1° La souveraineté ne résidait pas dans le roi seul. Toutes les affaires d'état d'une grande importance étaient soumises à la délibération de la haute cour du parlement du roi, expressément convoquée à cet effet. Encas de guerre, cette assemblée était chargée de trouver les moyens de la poursuivre. La succession était-elle contestée ; une régence devenait-elle nécessaire; on avait recours à l'avis de cette assemblée; enfin toutes les lois d'un intérêt général et durable étaient sanctionnées[p.3]par son autorité. Les princes de la maison de Tudor ne tentèrent par aucun moyen d'affaiblir et de déprécier l'importance du parlement. La couronne de Henri VII eut pour appui un acte parlementaire. Henri VIII employa plus d'une fois le nom, et reconnut l'autorité du parlement pour changer l'ordre de succession. Sous Elisabeth, on soumit à l'action de prœmunire celui qui dirait que le parlement n'avait pas le pouvoir de disposer de la succession à la couronne. Ainsi, tout arbitraires que furent les actes de ces souverains, le grand conseil du roi, la grande inquisition nationale, la plus haute cour de justice du royaume, ne perdit rien du respect qui lui était dû. Il est vrai que le pouvoir accordé à Henri VIII de publier des ordonnances qui avaient force de loi, fut un coup direct porté au gouvernement parlementaire ; mais cet acte ne fut en vigueur que pendant huit ans, et contenait même une clause portant que ces ordonnances ne seraient pas contraires aux lois établies. Quelque servile que fût le parlement sous les règnes de Marie et d'Elisabeth, c'était néanmoins un instrument principal du gouvernement. Ce système établi[p.4]força les rois d'Angleterre, non pas à renoncer à la tyrannie, mais à en rendre les lords et les communes complices. Si donc ces corps prétendaient jamais à une autorité égale, le roi se verrait obligé, ou de satisfaire à leurs demandes, ou de cesser tout-à-fait de réunir le parlement, et d'annoncer ainsi au peuple que la forme du gouvernement est changée.

2° Des distinctions odieuses ne séparaient pas la noblesse anglaise du peuple, comme la noblesse féodale l'est en d'autres parties de l'Europe. On a assigné diverses causes à cette différence; sans les discuter, je me contenterai de rapporter le fait. Il ne serait pas exact cependant, d'avancer que le système féodal n'ait pas existé en Angleterre sous une forme très-odieuse. Après la conquête, les tenures féodales semblent avoir été adoptées par tous les principaux propriétaires fonciers d'Angleterre, dans un grand conseil tenu en 1086[1]. Les reliefs, les droits pour aliénation, ceux de déshérence et de confiscation, les aides, les droits de garde et de[p.5]mariage sont tous énumérés comme parties du droit anglais, par l'acte de Charles II, qui les abolit. Mais heureusement on ne laissa pas au système le temps de jeter de profondes racines. Une coutume qui devenait générale, celle dessous-inféodations, ou cessions par les feudataires, de fiefs inférieurs, aux mêmes conditions que les supérieurs, fut réprimée par l'acte Quia emptores (dix-huitième année du règne d'Edouard I), qui ordonne que, soit par vente ou cession de terre, le sous-tenancier relèvera toujours, non du feudataire, mais bien du seigneur suzerain. La tyrannie du système féodal dut aussi trouver un correctif dans la constitution de nos cours de comtés, berceau de nos libertés, origine de nos jurys et modèle de nos parlemens ;c'est-là que se réunissaient les francs-tenanciers pour rendre la justice, et que probablement ils délibéraient sur les moyens d'assistance qu'ils étaient tenus de se donner pour se défendre mutuellement contre l'ennemi.

Voilà ce qui regarde les francs-tenanciers. L'état des vilains est peut-être un sujet plus important encore. La différence caractéristique[p.6]de ces deux classes était que le franctenancier tenait sa terre à condition d'exécuter certains services déterminés, au lieu que le vilain tenait la sienne sous l'obligation de services bas de leur nature, et d'une étendue souvent indéfinie. Il y avait là servitude réelle. Nous ignorons l'époque où elle cessa, mais sir Thomas Smith, secrétaire d'Edouard VI et d'Elisabeth, assure qu'il n'avait jamais connu de son temps d'exemple, dans le royaume, d'un vilain complet, c'est-à-dire d'un vilain transférable par vente, et non attaché au sol, et que le peu qui en restait ne se trouvait que parmi ceux appartenant aux évêques, monastères et autres corporations ecclésiastiques. La dernière réclamation de servage que présente le greffe de nos cours, eut lieu la, quinzième année du règne de Jacques I. Ce grand changement, opéré d'une manière paisible dans la condition du peuple, doit probablement être attribué à différentes causes, telles quel'absence des armées étrangères, la nécessité de se concilier le peuple durant les guerres civiles, et surtout la justice et la piété inhérentes à la nation.

[p.7]

Un vilain, attaché au sol, pouvait obtenir son affranchissement de plusieurs manières :d'abord par manumission ; en second lieu, quand son seigneur intentait une action contre lui, ce qui supposait qu'il lui accordait la liberté ; en allant s'établir dans une ville où il jouissait dès-lors de ses immunités, et devenait libre ; enfin, s'il pouvait montrer que, de temps immémorial, lui et ses ancêtres étaient inscrits au registre de la cour du seigneur, comme possédant la terre qu'ils tenaient, il obtenait un droit de prescription contre son seigneur. Il fallait, pour cela, produire une copie ou extrait du registre, d'où est venu le terme Copyholder (teneur par copie). Quelques-uns ont supposé que les terres féodales, possédées sous conditions par les vilains (copyholds), étaient connues avant la conquête; mais, quelle que soit l'époque de leur origine, leur introduction fréquente et ancienne caractérise noblement la nation anglaise. Le servage en France exista presque jusqu'à la fin du dix-huitième siècle ; en Espagne il ne fait que d'être aboli; il n'est pas encore éteint en Allemagne; et en Russie il est en pleine vigueur. Mais les institutions et[p.8]les coutumes dégradantes, importées d'autres pays, ont toujours eu un correctif efficace dans le génie du peuple anglais et dans l'action égale de son droit coutumier. La grande charte elle-même est une noble et singulière preuve de la sympathie qui existait dès-lors entre les barons et le peuple d'Angleterre. Philippe de Comines parle de l'humanité avec laquelle la noblesse traitait le peuple dans les guerres civiles. Les Anglais ont toujours senti que si l'ordre de la société exige l'établissement de rangs supérieurs et inférieurs, la nature impartiale distribue à tous par égales portions les sentimens et les facultés intellectuelles. C'est à cet esprit que se rapporte immédiatement l'absence de toute distinction entre le gentilhomme et le roturier. « La loi, dit M. Hallam, n'a jamais eu de disposition particulière pour les gentlemen[2].

[p.9]

Depuis le règne de Henri III, au moins, l'égalité devant la loi de tous les rangs au-dessous de la pairie était, pour tout ce qu'il y a d'essentiel, aussi complète qu'à présent. Comparez deux auteurs presque contemporains, Bracton et Beaumanoir, et remarquez combien différent, à cet égard, les coutumes d'Angleterre et de France. Le jurisconsulte français divise le peuple en trois classes : les nobles, les hommes libres et les serfs ; notre compatriote n'a de classes génériques que la liberté et le servage. Il ne paraît pas qu'on ait jamais mis d'empêchement aux mariages. L'achat des terres tenues à service de chevalier, fut toujours permis à tout homme libre. Depuis son origine, notre loi n'a jamais fait acception de personnes. Elle ne soustrait le gentil homme d'ancien lignage, ni au jugement d'un jury ordinaire, ni aux peines infamantes. Elle n'accorde et n'accorda jamais aucune de ces injustes exemptions des fardeaux publics, que les classes supérieures se sont arrogées sur le continent. Aussi, quoique les privilèges de nos pairs, comme législateurs héréditaires d'un peuple libre, soient incomparablement plus importans et plus honorifiques que ceux[p.10]des autres noblesses de l'Europe, ils sont cependant beaucoup moins odieux dans leur exercice. C'est, j'en suis persuadé, à ce caractère particulièrement démocratique de la monarchie anglaise, que nous devons sa longue durée, son perfectionnement régulier et sa vigueur actuelle. C'est une circonstance singulière et heureuse que, dans un âge où l'on prévoyait si peu la marche graduelle de la civilisation et du commerce, nos ancêtres, s'écartant des usages des pays voisins, se soient ainsi prémunis, comme à dessein, contre cette force expansive qui, rompant les digues qu'on avait l'imprudence de lui opposer, a causé tant de désordres en Europe[3]. »

On voit donc que le noble anglais n'appartenait pas à une caste distincte. Ses fils, sans en excepter les aînés, faisaient, à tous égards, partie des communes du pays. Le parlement décida, sous le règne de Henri VIII et sous celui d'Elisabeth, que le fils aîné du comte de Bedford avait le droit de siéger à la chambre des communes; décision dont les effets devaient[p.11]être si favorables. Loin d'avoir ce petit orgueil ridicule, et de se complaire dans cette ignorance insolente, qu'un haut rang est si propre à enfanter, les héritiers des pairies devenaient membres d'une assemblée, où ils se confondaient et délibéraient avec les simples citoyens et bourgeois, où ils partageaient les sentimens du peuple, et parvenaient à connaître ses besoins. Si l'intérêt de la liberté exigeait une lutte, plusieurs d'entre eux y prenaient intérêt; peu quittaient la patrie; aussi leur importance survécut-elle à la révolution démocratique de 1649.

3. ° Le dernier et le plus grand élément de la liberté dont jouissait l'Angleterre, était la constitution de la chambre des communes. Quelques hommes éclairés, je le sais, ont pensé que ce corps avait été dépouillé de toute vertu par une loi de Henri VI, qui étend le droit d'élection, dans les comtés, aux francstenanciers, propriétaires de quarante schellings de rente ; et ils ont judicieusement fixé la chute des libertés de l'Angleterre, au temps où le servage faisait place à un affranchissement progressif. Je ne puis toutefois adopter cette opinion. Mon désir n'est pas non plus[p.12]d'entrer ici dans l'examen de l'origine de notre représentation ; cette discussion appartient particulièrement à une époque plus reculée que celle dont il s'agit ici. Les points auxquels je vais borner mes remarques sont, le principe de la représentation et la nature de notre propre représentation en général.

On m'a fait observer que, dans les républiques anciennes, les hommes qui avaient part aux affaires publiques étaient d'une classe plus élevée que celle qui, en Angleterre, lit les journaux et discute sur les questions politiques ; c'est une erreur complète. Les esclaves, à la vérité, étaient étrangers aux fonctions politiques, mais les plus pauvres artisans libres avaient voix dans les assemblées. Le mode de voter fit naître une difficulté que les anciens états ne parvinrent pas à surmonter entièrement. Lorsque, comme à Athènes, la multitude était indistinctement admise, avec un suffrage égal dans les assemblées publiques, la précipitation, la passion, l'injustice et le caprice dictaient les décisions. Adoptait-on un moyen semblable à celui des centuries à Rome, de donner à la propriété une prépondérance sur le nombre ; il devenait[p.13]difficile de ne pas mettre la balance dans les mains seules des riches, en leur donnant un vote qui paralisait celui des pauvres, et on établissait ainsi entre les classes riches et pauvres, supérieures et inférieures de l'état, une distinction odieuse. Ce mal se fit sentir vivement à Rome. L'expédient auquel on eut recours, d'introduire une autre assemblée indépendante qui ne décidât que par le nombre, n'était qu'un remède tout à fait inefficace[4].

Le système représentatif a triomphé entièrement de ces obstacles, ou peu s'en faut. La société élit un certain nombre d'individus qu'elle charge de veiller aux intérêts de la nation. Comme ce sont naturellement et inévitablement des hommes qui ont de la fortune et de l'éducation, il n'est pas aussi probable que le torrent des passions les entraînera,[p.14]que la masse hétérogène de la nation. Dépendans du peuple dont ils attendent leurs pouvoirs, ils sont moins portés à agir par intérêt personnel ou esprit de corps qu'une classe d'hommes dont le pouvoir est inhérent à jamais au rang qu'elle occupe dans l'état. Si les affaires nationales sont confiées à l'assemblée représentative pour un espace de temps qui ne soit pas trop court, et si ses membres peuvent toujours être réélus, il est évident qu'une pareille assemblée s'éclairera sur tous les intérêts de l'état, etd eviendra capable d'en discuter habilement les plus importantes opérations. Les esprits les plus vigoureux que possède la nation pourront avoir part aux actes importans de politique et de justice, tandis que le plus humble des individus sera certain de faire parvenir par une voie quelconque, ses griefs aux oreilles des représentans du peuple entier. L'égalité des droits civils, dont nous avons déjà parlé, est probablement la raison pour laquelle nous voyons les chevaliers siéger dans la même assemblée que les députés des cités et des bourgs. Notre ancienne constitution ne renferme guère de principes plus[p.15]importans. Quelque nécessaire que puisse être le concours des cités et des villes à l'octroiement des subsides et des impôts, il n'est pas vraisemblable que, dans un pays où règne la féodalité, elles obtiennent des autres corps de l'état cette sorte de respect qui pourrait les mettre en position de réclamer une grande part dans la force politique. C'est peut-être à la séparation de cette classe d'avec les autres qu'il faut surtout attribuer la ruine de l'ancienne constitution espagnole et de plusieurs autres semblables à la nôtre dans leur origine. Mais en Angleterre, les chevaliers représentant les intérêts territoriaux de la société, donnaient à la chambre des communes une structure formée de fondemens si certains, qu'elle pouvait résister aux efforts de tout souverain pour les renverser.

Cependant ce ne fut pas toujours la règle que les chevaliers, les députés des cités et ceux des bourgs siégeassent dans une seule et même assemblée. Cette coutume ne dut son établissement qu'à un de ces heureux concours de la fortune et de la raison qui ont tant fait pour la constitution anglaise, si toutefois la raison y est pour quelque chose. Nos ancêtres[p.16]avaient un fonds de sagesse pratique qui les poussait à altérer et varier la forme de nos institutions à mesure que le temps réclamait des changemens, à les accommoder aux circonstances et à les réformer selon les conseils de l'expérience. Tels qu'un sculpteur assidu à donner les formes les plus belles à sa statue de prédilection, ils ne cessaient de travailler à l'édifice de leur gouvernement. Cet art, nous le pratiquons peu aujourd'hui, et cette négligence a déjà fait naître des maux d'un caractère très-alarmant.

[p.17]

 

Chapitre II. Henri VII.

 

Le roi, pour en parler en termes convenables à son mérite, était une merveille des plus grandes à présenter aux hommes sages. Ses vertus et sa fortune n'étaient point d'une trempe commune, mais attiraient puissamment l'observation des hommes.

Bacon, Vie et règne de Henri VII.

La bataille de Bosworth-Field mit fin aux guerres longues et destructives, fruits de la querelle des maisons d'York et de Lancastre, qui ravagaient et ensanglantaient les belles campagnes de l'Angleterre. Ces démêlés sont presque aussi honteux pour l'espèce humaine que si la rose blanche et la rose rouge en eussent été, non les symboles, mais le sujet, et ne donnent que trop de vraisemblance à cette assertion d'un écrivain démocrate ; que[p.18]le principe de l'hérédité monarchique a causé des guerres aussi longues et aussi sanguinaires que celui de l'élection.

Henri, couronné sur le champ de bataille, ne tarda pas à prouver qu'il était aussi capable de conserver que de conquérir un trône. Il convoqua de suite un parlement dont il obtint un statut qui, sans le déclarer héritier légitime de la couronne, sans reconnaître le droit de conquête ou d'élection, portait que l'héritage de la couronne appartiendrait et resterait au roi. Il fit confirmer ce statut par une bulle du pape.

Mû du même esprit de paix et de modération, il fit introduire plusieurs exceptions dans les actes par lesquels les adhérens de Richard étaient mis en jugement. Quelques années après, il fit passer une loi qui déclarait que nul ne serait poursuivi pour avoir obéi à un roi de fait C'est ainsi qu'il tranquillisa l'esprit de ses sujets, et ajouta à la stabilité de son gouvernement, plus qu'il n'aurait pu le faire en se ceignant le front de ce que Bacon appelle un quintuple bandeau, c'est-à-dire son propre droit d'hérédité, celui de la reine son épouse, le droit de conquête, la[p.19]sanction du parlement et la sanction du pape. De tous ces titres, celui qu'il tenait de la maison d'York paraît lui avoir donné le moins de satisfaction ; aussi eût-il soin de ne faire couronner la reine que long-temps après son mariage, et, soit préjugé, soit politique, il est certain que les idées des Lancastres influencèrent sa conduite pendant tout son règne.

Une des premières mesures de Henri fut de faire rendre une loi, afin de prévenir les conspiration des grands et les tumultes populaires. Dans un parlement assemblé la troisième année de ce règne, Morton, archevêque de Cantorbéry, et chancelier du royaume, prononça les mots suivans : « Sagrâce (le roi) dit que ce n'est pas le sang versé sur le champ de bataille qui conservera le sang de la nation, ni l'épée du maréchal qui mettra ce royaume dans une tranquillité parfaite; mais que le vrai moyen d'y parvenir est de détruire les germes de sédition et de rebellion dès leur origine ; à cet effet, de porter, confirmer et mettre en action de bonnes et salutaires lois contre les émeutes et assemblées illégales, ainsi que contre toutes[p.20]combinaisons, confédérations ou complots au moyen de livrées, signes et autres symboles d'une dépendance factieuse; que de telles ordonnances peuvent, comme des barres de fer, fixer profondément et affermir la paix dans l'état, et dépouiller la cour, les particuliers et le pays, en général, de toute force contraire à la loi. »

La principale loi que le parlement fit dans cette vue, fut un acte confirmatif de l'autorité de la chambre étoilée pour certains cas désignés. Cette cour, composée de prélats, pairs, conseillers et juges, avait une juridiction indéfinie, et sans l'intervention d'un jury, sur plusieurs crimes qui n'encouraient pas la peine de mort, et sur des actions qui prouvaient le dessein non effectué de commettre ces crimes. « Mais le but auquel tendait principalement cet acte, dit lord Bacon, était de saper la force et les deux soutiens de la force, la ligue des petits et l'appui donné par les grands. » Le danger qu'il y avait pour la liberté à revêtir d'une autorité si grande et si arbitraire des magistrats nommés par la couronne, semble n'avoir frappé alors personne; et lord Bacon prodigue ses louanges à la[p.21]chambre étoilée qu'il appelle une des plus sages et des plus nobles institutions du royaume. Mais de longues guerres civiles portent un peuple à sacrifier la liberté à la paix, comme une longue paix lui fait braver même la guerre civile pour la liberté. Un des actes suivans du parlement fut la sanction d'un impôt arbitraire. Cet impôt, connu sous le nom de bénévolence, avait été levé par Edouard IV, sans le consentement du parlement, et aboli par un statut très-remarquable de Richard. Un acte du parlement le rétablit alors à l'occasion d'une guerre avec la France. Mais l'objet réel était d'amasser de l'argent, car Henri était à peine débarqué en ce pays qu'il conclut un traité de paix par lequel il devait recevoir 745,000ducats (environ 186,000 liv. st.) outre un tribut annuel de vingt-cinq couronnes.

Ce règne fut troublé par de fréquentes rebellions dont les causes principales semblent avoir été l'attachement à la maison d'York, et le fardeau des impôts. Bacon attribue une insurrection dans le nord au respect pour la[p.22]mémoire de Richard III, preuve que, dans cette partie du royaume, son gouvernement n'avait pas été très-oppressif.

Le grand objet de la politique de Henri fut de restreindre le pouvoir insubordonné des grands barons. Deux lois rendues dans ce dessein spécial, l'une facilitant la vente des majorats, par un acte exprès, l'autre, supprimant les services personnels, y contribuèrent puissamment, ainsi que d'autres statuts et la vaste autorité donnée à la chambre étoilée. Henri adopta sans doute dans sa politique des moyens suggérés par son caractère ombrageux ; mais ces moyens, en dernier résultat, firent le bien de son pays. Le cours de la justice devint régulier, les désordres cessèrent, la tranquillité fut rendue à l'état, et les communes, que la féodalité ou la guerre civile n'opprimaient ni ne désolaient plus, purent acquérir d'abord des richesses, ensuite de l'importance, et enfin de la liberté. Bacon, cependant, attribue plusieurs des troubles qui agitèrent encore le royaume durant la fin de ce règne, au mépris et à la défiance que le roi montrait envers les nobles.

Les dernières années de Henri furent dés[p.23]honorées par les exactions arbitraires et cruelles dont Empson et Dudley se rendirent les vils et odieux instrumens. Son successeur, avec une généreuse magnanimité, assez commune parmi les rois, envoya les exacteurs à l'échafaud, et garda l'argent dans ses coffres.

[p.24]

 

Chapitre III. Henri VIII.

 

L'amour le rendit sage, et l'Évangile enfin Éclaira son esprit par les yeux de Boulein.

Gray.

Les annales de l'Angleterre nous présentent avec raison le règne de Henri VIII comme celui de l'arbitraire. Ce règne offre néanmoins plusieurs précédens remarquables de l'autorité du parlement. Un des premiers fut l'acte qui accorda les droits de tonnage et de pondage. Le roi les avait levés depuis quelque temps de sa propre autorité ; mais la sixième année de son règne, il éprouva de la résistance, et fut obligé d'en demander la sanction au parlement. L'acte rendu à ce sujet est singulier, il condamne ceux qui avaient résisté, mais en même temps accorde de nouveau au roi le tonnage et le pondage.

[p.25]

Enfin, bien qu'inconséquent en soi-même, ce précédent milite contre le pouvoir saisi par la couronne. En effet, si le roi avait eu le droit de lever ces impôts, l'acte parlementaire n'aurait été que déclaratoire ; mais de quelque terme qu'on puisse le qualifier, il prouve que le droit de tonnage et de pondage ne faisait pas partie intégrale de la prérogative du roi, et qu'à cet égard on pouvait résister impunément à ses ordres. C'est ainsi, en effet, que cet acte semble avoir été considéré ; car nous voyons au commencement des quatre règnes qui suivent, les droits en question, régulièrement accordés par le parlement[5].

[p.26]

Une démarche indiscrète de Wolsey donna lieu à un autre précédent remarquable. Voulant imposer une taxe considérable, il résolut de se rendre lui-même à la chambre des communes, afin d'interdire toute opposition par sa présence. Plusieurs étaient d'avis de lui refuser l'admission, mais le point ayant été adopté, le président, sir Thomas Moore, s'opposa à l'opinion de la majorité, qui ne voulait lui permettre d'entrer qu'avec quelques personnes de sa suite. Il prétendit au contraire qu'il fallait « le recevoir avec tout l'appareil pompeux de ses dignités ecclésiastiques, et voire même avec le grand sceau. » Le[p.27]cardinal ainsi admis, fit un long et éloquent discours contre le roi de France, déclara que le roi ne pouvait faire autrement que se joindre à l'empereur contre lui, et finit par demander aux communes 800,000 liv. st., comme dépenses présumées de la guerre.« À cette demande, dit l'arrière petit-fils et biographe de sir Thomas Moore, la chambre garda le silence. Le ministre requit une réponse raisonnable, mais chacun continua à se taire. Enfin le président tombant à genoux, très-respectueusement, excusa le silence de la chambre, qui était, disait-il, confondue à l'aspect d'un si noble personnage, capable d'imposer aux plus sages et plus savans hommes du royaume. En même temps, il tâcha de lui montrer par divers argumens décisifs, que sa présence dans la chambre n'était ni convenable, ni conforme à ses anciennes libertés, et conclut en disant qu'à moins que tous les membres ne lui communiquassent leurs idées respectives, seul, il lui était impossible, dans un cas si important, de faire à sa grâce une réponse satisfaisante. Là-dessus, le cardinal, très-piqué contre le président, se leva plein de fureur et[p.28]partit. » Le résultat fut qu'on accorda un subside, mais beaucoup moindre que celui qui avait été demandé.

En 1526, Wolsey envoya de sa propre autorité des commissaires lever la sixième partie des biens des laïques, et le dixième de ceux du clergé ;mais on résista aux commissaires, et Henri fut obligé de désavouer son ministre et d'annuler la commission.

C'est dans ce même règne cependant, où se montrait un si grand esprit de résistance, qu'un magistrat de Londres fut envoyé à l'armée d'Écosse où, il périt bientôt après, pour avoir refusé de contribuer à un don gratuit[6]. Quelle confusion des lois et des coutumes ! Combien devaient être incertaines alors les limites du droit et de la prérogative !

Chacun sait jusqu'à quel point le gouvernement de Henri était arbitraire sur toutes les affaires excepté sur les impôts. Dans toutes ses violations de la loi et de la justice, le parlement lui prêta un appui vigoureux. S'il avait envie de se débarrasser de ses femmes[p.29]le parlement venait à son aide ; désirait-il la mort de ses premiers ministres, le parlement les condamnait sans les juger ; lorsqu'enfin il lui plut de faire des lois de sa seule volonté, le parlement lui en conféra le pouvoir. On ne doit donc pas s'étonner de le voir maintenir dans toute leur étendue les privilèges du parlement. Un M. Ferrers, membre de la chambre des communes, en fournit une preuve curieuse. Il était emprisonné pour dettes. La chambre le fit mettre immédiatement en liberté, et emprisonna ceux qui l'avaient fait arrêter. Henri, dans cette occasion, fit un discours à cette assemblée sur la question des privilèges : Il loua d'abord la sagesse qu'elle avait de maintenir ses privilèges dont il ne voulait qu'aucun fût enfreint en rien. Il dit qu'étant à la tête du parlement et assistant en personne à ses travaux, il devait par cette raison jouir des mêmes privilèges ainsi queles personnes à son service qui l'y accompagnaient. De sorte que si Ferrers n'eut été queson domestique et non député, il aurait dû jouir du privilège parlementaire aussi-bien que tout autre ; « car j'ai appris, dit-il, que non-seulement vous, mais encore vos cuisiniers[p.30]et vos palefreniers vous jouissez du même privilège. Monseigneur le chancelier ici présent m'a dit que, quand il était président de la chambre basse, le cuisinier du temple fut arrêté à Londres en vertu de l'édit d'étape ;et que, comme ledit cuisinier était au service du président, il fut mis en liberté par privilège du parlement. Les juges nous ont de même fait connaître qu'en aucun temps notre condition royale n'est si élevée que durant la session du parlement, lorsque nous, comme tête, et vous comme membres, nous ne formons qu'un seul corps politique ; de manière que tout ce qui est fait ou tenté pendant cette époque contre le dernier membre de la chambre, est jugé comme fait ou tenté contre notre personne et la cour entière du parlement ; cour dont la prérogative est si grande que, suivant le rapport de nos juristes, tous actes et toutes procédures émanant de toute cour inférieure doivent, pendant la session parlementaire, cesser leur effet, et céder à l'autorité de la plus haute. »

C'est ainsi que Henri exalta le pouvoir du parlement. Après tout, il parait avoir été un tyran populaire ; et la remarque de Hume[p.31]que, comme les esclaves de l'Orient, les Anglais à cette époque avaient du penchant à admirer les actes de violence et de tyrannie exercés sur eux-mêmes et à leurs propres dépens, n'est certainement pas sans vérité.

[p.32]

 

Chapitre IV. Réformation.

 

Quiconque veut servir la religion ne peut employer un moyen plus efficace que de la concilier avec le bonheur des hommes.

Tillotson.

La réformation en Angleterre ne ressembla nullement, dans sa marche, à la grande révolution que la Suisse, l'Écosse et l'Allemagne virent s'opérer dans l'esprit humain. C'est le roi qui la commença. Elle ne doit son origine qu'à l'envie qu'il avait de se débarrasser de sa femme pour en épouser une autre ; et non-seulement la querelle que ce désir excita, n'avait aucun rapport avec la doctrine de Luther, mais à cette époque même cette doctrine était condamnée et ses fauteurs punis du dernier supplice. Si le pape se fût montré aussi accommodant qu'il l'avait souvent[p.33]été, Henri VIII aurait passé, sinon pour l'un des saints les plus purs et les plus parfaits, du moins pour l'un des plus fidèles et des plus zélés serviteurs dont l'église romaine pût se vanter. Même quand la rupture parut irréparable, Rome fit des propositions que Henri accepta[7] ; mais son messager n'arrivant pas le jour fixé, le parti que l'Empereur avait dans le consistoire profita de ce manque de ponctualité pour obtenir un arrêt qui ferma pour jamais toutes les voies de réconciliation. Deux jours plutôt, le messager du roi d'Angleterre réconciliait peut-être son maître avec le pape, et arrêtait le progrès de la lumière religieuse dans ce pays. Toute fois cette scission avec l'église de Rome n'aurait pas encore conduit immédiatement à la réformation, si Cranmer investi des hautes fonctions d'Archevêque de Cantorbéry, aidé de Cromwell, de beaucoup de pairs et d'une bonne partie de la classe éclairée, ne se fussent ensemble efforcés d'amener la nation pas à pas à abjurer les erreurs et les superstitions du culte catholique romain. En même[p.34]temps ils furent obligés, dans l'intérêt même de la cause qu'ils soutenaient, de conserver plusieurs cérémonies auxquelles le peuple était attaché, et que les réformateurs anglais imitèrent de l'église romaine, comme celle-ci avait emprunté quelques-unes des siennes du paganisme.

La première mesure que Henri prit contre Rome, de son propre mouvement, après son divorce, fut de détruire les monastères. Ce fut probablement un esprit de rapacité qui l'y porta ; car, avec tout son pouvoir, il ne lui était pas facile de tirer de l'argent de ses sujets. Il destinait la somme que devait produire la vente des couvents à creuser de sports sur toute la côte d'Angleterre. Ceux des nobles qui avaient embrassé les opinions des réformateurs favorisèrent volontiers cette mesure : la part qu'ils espéraient avoir au butin ne contribuant, sans doute, pas peu à l'ardeur de leur zèle. Les abus qui régnaient dans ces retraites, n'étaient pas non plus un vain prétexte. Les rapports des commissaires nommés par le roi pour réformer les monastères et en faire connaître l'état, donnent lieu de croire qu'ils étaient alors tout autre[p.35]chose que des écoles de piété et de morale[8].

Les premiers pas faits ensuite dans le chemin de la réformation, furent quelques directions touchant le culte des images et les prières adressées aux saints ; mais ce qui fut plus important, c'est qu'on permit au peuple de lire une traduction de la bible dans l'église St. Paul. Il y courut en foule. On choisissait ordinairement une personne pour faire cette lecture à haute voix ; mais l'évêque, alarmé d'un tel concours, défendit enfin cette lecture comme troublant le service. La destruction de quelques-unes des images découvrit au public plusieurs supercheries scandaleuses[9].

Les commencemens de la réformation en Angleterre, furent marqués par une tyrannie[p.36]religieuse plus cruelle et plus insupportable qu'elle ne l'avait jamais été sous la domination papale. Sous le règne du papisme, les articles de la foi étaient confiés à la garde du prêtre, qui inculquait au peuple quelque connaissance des doctrines du christianisme, quelques-uns des devoirs de la morale et une vénération sans bornes pour l'autorité et la magnificence de l'église : mais Henri VIII, après avoir en partie écarté des yeux de ses sujets le bandeau de l'ignorance, leur défendit d'avancer un seul pas plus loin que lui, et un acte du parlement enjoignit à la nation de croire six articles de foi désignés, aussi-bien qu'à tout ce qu'il pourrait plaire au roi donner.

Punir les hommes pour leurs opinions sur des points de croyance spéculative, est une espèce de luxe inventé par la tyrannie dans les temps modernes. Denis et Domitien l'ignoraient ; Henri en connut toute la jouissance. II n'était pas, comme Philippe II ou Charles IX, le simple ministre de la bigoterie après en avoir été le disciple. Il enseignait lui-même les opinions qui devaient servir de règles à ses peuples ; l'orthodoxie résidait[p.37]dans son sein ; et il goûtait le triomphe de réfuter l'hérétique qu'il avait ensuite la satisfaction de brûler.

La religion établie par Henri VIII était si différente de l'église réformée de Luther ou de Calvin, qu'il s'enorgueillissait de maintenir la foi catholique romaine après avoir secoué le joug de la suprématie du pape. Ses ordonnances, il est vrai, balancèrent durant un court espace de temps, entre l'ancienne et la nouvelle religion, selon qu'il écoutait plus ou moins Cranmer on Gardiner ; mais la loi des six articles formant la croyance qu'il imposa finalement à ses sujets, maintint et confirma tous les principaux dogmes de la doctrine romaine. Ces articles portaient :

I. Que, dans le sacrement de l'autel, il ne restait, après la consécration, aucune substance de pain et de vin, mais que, sous ces formes, étaient présents le corps et le sang naturels de Jésus-Christ.

II. Que, suivant la loi de Dieu, la communion sous les deux espèces n'était pas nécessaire au salut pour toutes les personnes.

III. Que les prêtres, après avoir reçu l'ordre[p.38]de la prêtrise, ne pouvaient pas se marier suivant la loi de Dieu.

IV. Que les vœux de chasteté devaient être observés suivant la loi de Dieu.

V. Qu'il fallait conserver l'usage des messes particulières, lequel, à cause de sa conformité à la loi de Dieu, était un grand bien fait pour les hommes.

VI. Que la confession auriculaire était utile et nécessaire, et devait être maintenue dans l'église.

La réformation proprement dite fut, en Angleterre, l'ouvrage du duc de Somerset, protecteur durant la première partie du règne, d'Édouard VI. La première année de ce règne il envoya des inspecteurs pour persuader au peuple de ne plus prier les saints, pour faire briser les images et cesser de dire la messe, les obits et les prières dans une langue étrangère. Il défendit par un acte du parlement rendu la même année, de parler contre l'administration du sacrement sous les deux espèces ; cette même année et les deux suivantes, il établit la liturgie de l'église anglicane. La loi des six articles fut rapportée. Ainsi ce furent la couronne et l'aristocratie qui établirent la réformation[p.39]en Angleterre. Le peuple, bien qu'agité par des disputes religieuses, semble avoir été à peine mûr pour une si grande révolution. Des soulèvemens d'une nature sérieuse eurent lieu dans le Dévonshire, à Norfolk et ailleurs. Tel était l'effet des sermons des prêtres catholiques, qu'il ne fallut rien moins que toute la puissance de l'autorité pour les contrebalancer. Il fut d'abord défendu au clergé de prêcher hors des paroisses sans une permission qui, comme on pense bien, ne s'accordait qu'à la secte favorite ; et cela ne suffisant pas, les sermons furent totalement prohibés[10] ; mesure singulière dans l'histoire de la réformation !

D'un autre côté, il fut bien facile à Marie, en montant sur le trône, de rétablir l'ancien culte. Elle ne craignit pas d'assembler de nouveaux et fréquens parlemens qui se surpassèrent successivement dans la voie de la réconciliation. Le premier refusa de remettre en vigueur la loi des six articles ; mais dès l'année suivante, la législature s'était réconciliée avec les formes de l'église romaine, et avait remercié le pape du pardon accordé[p.40]à sa longue hérésie. Celui-ci avait répondu, avec autant de candeur que de vérité, que c'était à lui à les remercier d'avoir remis une nation riche et puissante sous son autorité.

[p.41]

 

Chapitre V. Élisabeth.

 

Sur ce sanglant théâtre où cent héros périrent,

Sur ce trône glissant dont cent rois descendirent,

Une femme à ses pieds enchaînant les destins,

De l'éclat de son règne étonnait les humains ;

C'était Elisabeth, elle dont la prudence,

De l'Europe, à son choix, fit pencher la balance,

Et fit aimer son joug à l'Anglais indompté,

Qui ne peut ni servir, ni vivre en liberté.

Ses peuples, sous son règne ont oublié leurs pertes,

De leurs troupeaux féconds leurs plaines sont couvertes,

Les guérêts de leurs blés, les mers de leurs vaisseaux,

Ils sont craints sur la terre, ils sont rois sur les eaux.

Leur flotte impérieuse, asservissant Neptune,

Des bouts de l'univers appelle la fortune ;

Londres, jadis barbare, est le centre des arts,

Le magasin du monde, et le temple de Mars.

Henbude.

Elisabeth est le plus grand des souverains de l'Angleterre, et peut-être de tous les états modernes. À. une époque remarquable par[p.42]des guerres longues et sanguinaires, elle fit respecter son nom de l'étranger sans répandre le sang ou l'or ; au sein même d'une grande fermentation, et sans rien perdre de leur amour politique, elle sut conserver sur ses peuples l'autorité la plus absolue. Elle parvint à la gloire sans conquêtes ; à un pouvoir illimité sans exciter la haine de ses sujets.

Pour montrer comment elle produisit des résultats si extraordinaires, il faudrait analyser tous les ressorts de sa politique, tant étrangère qu'intérieure. On peut cependant distinguer trois causes principales de sa gloire et de ses succès.

Premièrement, elle se fit chef du parti protestant en Europe. Pour y parvenir, il ne lui fut pas nécessaire de se mettre à la tête d'une confédération de puissances belligérantes. Il lui suffit de sanctionner du nom de l'Angleterre, royaume riche et paisible, la cause qu'elle embrassait. Le zèle et la coopération de ses sujets, quelquefois secondés par elle, firent le reste. Par cette politique, elle gagna l'opinion populaire de ses états, et ouvrit un canal où put se précipiter et se décharger l'inquiète[p.43]activité de sa noblesse et des classes opulentes. Le nom anglais y gagna encore par la réputation que nos chevaliers et nos soldats acquirent en combattant la ligue en France, et Philippe II dans les Pays-Bas. Lanation prit le poste qui lui convenait à la tête des défenseurs de la liberté ; sir Philippe Sidney versa son sang pour la cause de l'émancipation du monde ; en un mot, les tyrans tremblèrent au nom d'Elisabeth et de l'Angleterre.

Secondement, elle eut soin de ne pas demander trop souvent de l'argent au peuple. Ses traités avec Henri IV ressemblent plutôt aux marchés sordides d'un canton suisse qu'à l'alliance généreuse d'un monarque puissant et allié. Elle n'oubliait pas que le parlement tenait la bourse, et devait, par conséquent, devenir le maître absolu d'un souverain en détresse ou dissipateur. Dans sa situation, l'économie était le pouvoir même. Heureux les Léon X, les Charles I et les Louis XVI, s'ils eussent connu, ainsi que leurs prédécesseurs immédiats, cette pierre angulaire de leur puissance ! Ce fut le désordre des finances qui occasionna la réformation,[p.44]les guerres civiles d'Angleterre et la révolution française. Les hommes peuvent bien se soumettre à un mauvais gouvernement, mais ils ne consentent pas sans peine à le payer cher.

Troisièmement, cette princesse, écouta la voix et rechercha la faveur du peuple toutes les fois qu'elle le put avec dignité et sécurité. Nul ne sut mieux payer d'un mot l'attachement de la nation, et dire plus à propos qu'elle préférait voir des trésors dans la bourse de ses sujets, à les voir dans ses propres caisses, et que leur amour était sa meilleure garde. Elle savait être sévère et indulgente tour-à-tour. Ayant pendant quelque temps excité de grands murmures à la chambre des communes en enchaînant la liberté de la parole, elle jugea bientôt convenable de révoquer ses ordres. Mais rien ne fait mieux connaître sa politique que la conduite qu'elle tint relativement aux monopoles. Il n'existait presque aucune marchandise dont la couronne ne s'arrogeât le monopole pour l'accorder ensuite à qui bon lui semblait. Lemal devint si intolérable que la chambre des communes même d'Elisabeth retentit de discours[p.45]acerbes et de plaintes universelles. Aussitôt la reine céda. Ce n'est pas qu'elle avouât que les débats de la chambre avaient eu le moindre poids dans sa détermination, mais elle lui fit connaître par son secrétaire d'état qu'elle consentait à détruire ceux de ces monopoles qui étaient illégaux, et permettait de soumettre les autres à une enquête. Le secrétaire d'état Cécil qui avait comparé les communes à une école, fit des excuses, ajoutant qu'il n'avait jamais eu l'intention de nier la liberté de la parole[11].

Elisabeth n'était pas moins attentive à montrer dans ses manières, la plus grande confiance au peuple, convaincue que rien n'a autant de charmes que la condescendance du pouvoir suprême. Ainsi elle déployait sa grandeur par la pompe de son trône ; et sa bonté par l'affabilité de son langage.

Voilà comment cette souveraine parvint à consolider et à maintenir son autorité sur une nation remuante. Tandis que la France était déchirée par la guerre civile, que le roi[p.46]d'Espagne soutenait en Flandre et en Hollande une lutte vaine et sanglante avec ses sujets révoltés, et que l'Allemagne était ébranlée jusque dans ses fondemens par la réformation ; la reine d'Angleterre trouvait le fruit de sa prudence et de son courage dans la tranquillité de son royaume, l'obéissance et l'affection de son peuple. Son pouvoir était immense. Quand les communes faisaient des remontrances, elle les dissolvait sur-le-champ ;elle leur dit une fois de ne pas se mêler des affaires de l'état ; elle permettait encore moins qu'on y proposât aucun changement dans l'église. À plusieurs reprises elle fit emprisonner ou chercha à faire emprisonner ceux qui contrariaient son bon plaisir dans ces matières[12]. Elle foulait aux pieds les lois qui n'étaient pas de son goût, et réglait par des ordonnances et des mandats arbitraires les devoirs de ses sujets. Elle interdit la culture du pastel, qui offensait la royale délicatesse de son odorat. La chambre étoilée et la cour de la Haute-Commission n'étant pas assez arbitraires, il fut ordonné que tout individu[p.47]qui importerait des livres prohibés ou se rendrait coupable d'autres délits spécifiés, serait puni suivant la loi martiale. Ceux qui faisaient de la presse un organe de discussion étaient condamnés sans délai. Jean Udall, ministre puritain, accusé d'avoir écrit un libelle calomnieux et infâme contre Sa Majesté, fut jugé comme prévenu de félonie, et condamné. Cette sentence, il est vrai, ne fut jamais exécutée, mais le malheureux mourut en prison après y avoir gémi plusieurs années. Le juge dit aux jurés que leur seule affaire était de déclarer s'il était ou non auteur du livre, car, quant au fait en soi-même, les juges l'avaient déjà considéré comme félonie. Un gentilhomme qui avait publié un ouvrage pour dissuader la reine d'épouser un prince français, fut condamné, d'après une loi de Marie, à perdre la main. Des papiers séditieux trouvés dans la poche d'un puritain nommé Penry, le firent condamner et exécuter. Frappé de ces actes arbitraires, Hume a comparé le gouvernement d'Elisabeth au gouvernement turc moderne ; et remarquant que dans l'un et l'autre le souverain n'avait pas le pouvoir de lever les impôts, il prétend[p.48]« que cette limitation si elle n'est appuyée par d'autres privilèges, semble plutôt nuisible qu'avantageuse au peuple. » Il est inutile de s'étendre beaucoup sur cette analogie imaginaire si indigne d'un grand historien. Vit-on jamais une chambre des communes en Turquie engager le sultan à mettre un frein aux extorsions de ses pachas, comme la chambre des communes d'Angleterre, dont la résistance engagea Elisabeth à se désister de ses odieux monopoles ? Cette reine mit-elle jamais à mort les monopoleurs sans jugement, afin de s'emparer de leurs richesses mal acquises? Le fait est que l'autorité de la chambre des communes fit quelques pas sous ce règne. Le poids même du pouvoir mis en jeu pour écraser leurs représentations, prouve la force de leur résistance. Les débats de cette assemblée pendant la durée du règne d'Elisabeth remplissent un volume et demi de la vieille histoire parlementaire. Quiconque observera attentivement l'Angleterre à cette époque, ne pourra guère manquer d'apercevoir que la force des institutions libérales était suspendue, et non détruite, par l'influence personnelle d'Elisabeth ; et tout en reconnaissant qu'aucun[p.49]souverain ne porta jamais plus loin l'art de régner, il avouera que si la nation avait passé avec elle un bail à vie de pouvoir arbitraire, elle n'avait pas, du moins, aliéné pour toujours le patrimoine de la liberté.

[p.50]

 

Chapitre VI. Jacques Ier.

 

Chacun montrait du doigt ses cheveux blancs (de la reine Elisabeth), et disait avec le paisible Léontius : Quand cette neige fondra, il y aura un débordement.

Hall, Sermons.

Durant les dernières années d'Elisabeth, toutes les classes de la société désiraient avec impatience l'avènement de son successeur. Il n'est rien de si fatigant pour les hommes que de payer à la même personne pendant une longue suite d'années, un tribut continuel d'admiration et de gratitude. À mesure que la nouveauté passe, la fatigue succède à l'étonnement, et l'envie à la fatigue. Ce n'est pas, cependant, qu'il n'y eût peut-être d'autres causes qui fissent souhaiter à la nation anglaise le règne de Jacques. Elisabeth avait[p.51]vu, sur la fin de sa vie, se former un nouvel esprit en religion comme en politique. Un parti nombreux s'était créé ou plutôt accru et réuni sous le nom de puritains, et ce parti aspirait à une réformation plus étendue dans l'église. Les cérémonies du culte romain, conservées dans le nôtre, ne pouvaient trouver grâce aux yeux de cette secte sévère, qui, si elle eût osé révéler toutes ses vues à la fois, n'aurait pas tardé à se soumettre le pouvoir et les revenus des évêques. Les principes hardis et inflexibles des puritains les conduisaient aussi à des principes libéraux de gouvernement ; leur raison dépouillait bien vite un roi de sa divinité, et leur cœur élevait le sujet au niveau du souverain. Outre le progrès de ces opinions, l'étude générale des auteurs grecs et latins avait introduit un nouveau système de droit politique. Non-seulement l'éclat des anciennes républiques avait enflammé les cœurs généreux, mais encore la diffusion des connaissances classiques avait préparé les classes supérieures de la société à des méthodes mieux raisonnées d'administration, à une distribution plus régulière de pouvoirs[p.52]et de privilèges, que ce qui avait suffi jusqu'alors.

Les réformes que ce monde nouveau réclamait d'une manière si manifeste, furent naturellement différées jusqu'à la mort d'Elisabeth. Son âge, sa gloire, sa fermeté, son expérience commandaient la soumission. Mais Jacques, prince étranger, sans gloire comme sans caractère, ne devait pas trouver la même obéissance. La résolution semble avoir été prise de revendiquer tous les anciens privilèges du parlement, ainsi que toutes les libertés légales des sujets ; et, dans le cas de leur incompatibilité avec les vieilles prérogatives de la couronne, ou les nouvelles prétentions de la dynastie des Tudors, de faire céder le roi au peuple, et non le peuple au roi.

Jacques n'eut que trop tôt l'occasion de connaître les sentimens de ses sujets. Ni les réjouissances qui accompagnèrent son voyage, ni les nouveaux honneurs dont il fut si prodigue, ne purent lui cacher la vérité. Une pétition de plus de mille prêtres puritains lui fut présentée lorsqu'il se rendait à Londres, demandant « réformation du service, du ministère,[p.53]des bénéfices et de la discipline ecclésiastique. » Il adressa des lettres de convocation pour l'élection des députés, accompagnées d'instructions au peuple sur l'espèce de personnes qu'il fallait élire, défendant d'élire des proscrits, et ordonnant l'envoi des actes d'élection à la cour de chancellerie pour y être vérifiés. En conséquence de ces instructions, l'élection d'un sir Francis Goodwin, proscrit, élu par le comté de Buckingham, fut annulée : la chancellerie adressa une seconde lettre de convocation, et sir John Fortescue fut élu à sa place. Les communes déclarèrent que l'élection de sir Francis Goodwin était valide, et qu'il n'appartenait qu'à la chambre des communes de connaître de tout ce qui regardait l'élection des membres du parlement. Ce point avait été long-temps un sujet de dispute avec Elisabeth ; les précédens servaient d'autorité aux deux parties, sans amener de conclusion décisive. La chambre avait décidé que « la discussion et le jugement des différens de cette nature n'appartenaient qu'à elle, » et avait arrêté que les proscrits étaient éligibles : les juges avaient déclaré qu'ils ne l'étaient pas. Enfin, Elisabeth[p.54]s'était plaint à sa dernière chambre des communes que les proscrits y fussent admis. Jacques, après avoir contesté le point, proposa d'écarter Goodwin et Fortescue, et d'adresser une nouvelle lettre de convocation par l'ordre de la chambre. Ainsi fut reconnu le droit de cette assemblée de décider sur tout ce qui concerne les élections.

Pendant la durée de ce même parlement, le geôlier de la prison de la Fle et fut arrêté par ordre de la chambre, pour avoir emprisonné un de ses membres ; une indemnité pour garde et fourniture fut proposée, ainsi qu'une conférence avec les lords sur le sujet de la religion. Les instructions que les communes donnèrent à ceux désignés pour y assister sont remarquables. Ils doivent demander tolérance pour ceux qui ne peuvent admettre la croix dans le baptême, l'anneau dans le mariage, et le surplis ; mais, quant aux points de foi et aux sacremens, tout individu, dans le royaume, doit être invité parle parlement à se conformer à la loi de l'uniformité ; tant les idées de ces réformateurs étaient loin de la vraie tolérance ! Jacques était alarmé à chaque prétention des communes,[p.55]et il existe un projet d'adresse très-bien fait, rédige par un comité choisi (mais non adopté par la chambre), dans lequel les communes se plaignent des faux rapports qu'il avait reçus, et où elles entrent au long dans tous les sujets soumis à la discussion. Elles y rappellent le mauvais traitement qu'elles ont essuyé à l'égard de leurs privilèges, durant les dernières années du règne d'Elisabeth ; représentent leur respect pour son sexe et son âge, comme la cause de leur acquiescement à ses volontés, et témoignent leur surprise et leur peine que, dans le premier parlement de Jacques, leurs droits aient été plus envahis que jamais[13].La session se termina infructueusement :excepté le tonnage et le pondage, le roi n'obtint aucun subside ; et, de son côté, la chambre ne reçut aucune satisfaction, si ce n'est sur la question des nouvelles lettres de convocation.

L'alarme causée par la conspiration des poudres valut au roi d'abondans subsides. À la fin de décembre 1609, Jacques renvoya son parlement qui, à l'exception d'une session[p.56]de deux mois, en 1614, fut plus de dix ans sans être assemblé. Des empruns forcés, des taxes arbitraires levées sur des particuliers, et de nouveaux monopoles fournirent aux besoins de son trésor pendant cet intervalle. Enfin, l'année 1620 vit s'assembler un parlement, sur lequel tout Anglais doit porter un regard respectueux. Après avoir d'abord voté deux subsides, et fermé tout retour aux plaintes passées, il se livra avec vigueur à l'examen des griefs présens des sujets anglais. Le roi l'ajourna et fit emprisonner sir Edwin Sandys, un des membres les plus utiles. Sans être effrayés par ce coup d'état, ils le supplièrent, à sa première approche parmi eux, de défendre son gendre, l'électeur palatin, contre le parti catholique de l'Europe, de rompre le mariage projeté de son fils avec une princesse d'Espagne, et de tourner ses armes contre cette puissance formidable. Jacques menaça de les punir ; ils n'en défendirent pas moins leurs prérogatives. « C'est à la grâce et à la permission de nos ancêtres et à la nôtre, que vous devez, leur dit le roi, votre existence. » À cette prétention ils font cette réponse mémorable :

[p.57]

«Les communes, dûment assemblées en parlement, au sujet de diverses libertés, franchises, privilèges et juridictions du parlement, déclarent que les libertés, franchises, privilèges et juridictions du parlement sont les droit sanciens, indubitables, et l'héritage des sujets anglais ; que les affaires difficiles et urgentes, concernant le roi et l'état, la défense du royaume et de l'église d'Angleterre, la formation et le maintien des lois, de même que le redressement des abus et des griefs qui se commettent chaque jour dans ce royaume, sont des sujets et matières convenables de conseil et de discussion en parlement ; que dans le maniement et la conduite de ces affaires, tout membre de la chambre a et doit avoir de plein droit la liberté de la parole, pour proposer, traiter, raisonner et amener lesdites affaires à conclusion ; que les communes en parlement ont la même liberté et le même droit de traiter de ces matières en tel ordre qu'elles jugeront le plus convenable ; que chaque membre de ladite chambre est exempt de toute accusation, emprisonnement et molestation (autres que par la censure de la chambre elle-même) pour ou concernant tout bill, discours,[p.58]argument ou déclaration relative au parlement ou affaires parlementaires ;enfin, que si aucun desdits membres donne lieu à des plaintes et est questionné sur quelque chose dit ou fait en parlement, le roi en sera informé, de l'avis et du consentement de toutes les communes assemblées, avant qu'il ajoute foi à aucune information particulière. »

Jacques frémit de fureur à cet acte, fait apporter à son conseil le registre de la chambre, et de sa propre main en arrache la protestation ; dissout le parlement, fait conduire en prison Coke, Selden, Pym, Phillips et Mallory, tous membres des communes. Il ne réfléchissait pas que la force de la protestation qu'il venait de déchirer, n'était pas dans le parchemin ou les lettres d'un livre, mais dans le cœur et l'esprit de ses sujets ; il ne croyait guère préparer, par l'emprisonnement de quelques députés, la captivité et la mort de son propre fils.

Si l'on examine quelle était, à cette époque, la position des deux partis hostiles, on voit que Jacques tentait, très-intempestivement à la vérité, un nouveau mode de gouvernement. La nature des monarchies gothiques[p.59]était partout la même. Le roi, qui, dans le principe, administrait de concert avec son peuple et dans une harmonie grossière, parvint avec le temps à exercer certains pouvoirs qu'il appelait prérogatives ; le peuple, qui, dans les âges passés, s'assemblait à chaque occasion, pour discuter les griefs, les lois, les traités, se divisa, suivant les progrès de la civilisation, en différentes cités, et ses privilèges furent consignés dans des chartes générales et particulières. Les prérogatives, comme les privilèges, étaient sujets à de fausses interprétations, et quelquefois dépassaient leurs limites ; mais le roi, même quand il emprisonnait illégalement ses sujets, parlait toujours avec respect de leurs libertés, et les sujets protestaient de leur vénération pour la monarchie, lors même qu'ils déposaient leur monarque. Agissant dans cet esprit, Elisabeth abjura la prétention d'enfreindre les droits du peuple, dans le temps même qu'elle les usurpait, quelquefois ouvertement, et les restraignait sans cesse dans les bornes les plus étroites. Elle reconnut, sans manifester ni doute ni hésitation, les libertés de ses sujets, mais se servit de son vocabulaire[p.60]particulier pour y trouver la définition de ce mot. Jacques tenta un nouveau système :il nia l'existence absolue de privilèges qu'il n'attribuait qu'à la tolérance ; lui qui n'avait pas même la prudence d'un homme ordinaire, il prétendait, dans un siècle investigateur, à l'infaillibilité d'un dieu ! Ses saillies lui font honneur comme bel esprit : il avait l'érudition d'un savant ; mais sa conduite comme roi le rendit méprisable. Quelle vanité ne fallait-il donc pas, pour vouloir que tous les antiques droits de la nation anglaise relevassent d'un signe de sa volonté !

[p.61]

 

Chapitre VII. Charles Ier.

 

Il y avait ambition, il y avait sédition, il y avait violence ; mais personne ne me persuadera jamais que ce n'était pas la cause de la liberté d'un côté, et celle de la tyrannie de l'autre.

Lord Chatham, cité par Grattan. (Lettre aux citoyens de Dublin. 1797.)

On a tenté de faire peser sur les deux chambres du premier parlement de Charles, l'accusation de mauvaise foi et d'un manque de générosité, parce qu'avant d'examiner les griefs publics, elles n'accordèrent pas au jeune monarque une somme suffisante pour le mettre à même de poursuivre avec vigueur une guerre qu'elles avaient elles-mêmes excitée par leurs conseils et leurs encouragemens. Mais lors même que les communes auraient allumé la guerre, il ne s'ensuivrait pas qu'elles firent mal d'examiner les abus[p.62]du pouvoir exécutif avant de lui fournir de nouveaux moyens de violer les lois et de dissiper les ressources de l'état. Dans tous les cas, les représentant de la nation lui devaient une enquête scrupuleuse des revenus et dépenses publiques. Mais la vérité est que la guerre n'était pas leur ouvrage ; c'était celui de Buckingham : refusée à la demande du peuple exprimée par l'organe du parlement, elle avait été accordée au dépit personnel d'un favori[14].

En considérant les demandes de la chambre des communes depuis le commencement de ce règne, il faut, à leur exemple, ne jamais perdre de vue les anciens statuts du royaume. La grande charte porte que nul citoyen ne peut être incarcéré ou puni autrement qu'en vertu d'une sentence rendue par ses pairs, ou de la loi du pays ; donc les jugemens[p.63]de la chambre étoilée et les détentions par le bon plaisir du souverain, étaient des innovations anomales. Une loi d'Édouard Ier faisait du pouvoir de lever les impôts une attribution exclusive du parlement :donc les emprunts forcés, les bienveillances et les monopoles étaient illégaux. Il était ordonné par deux lois d'Edouard III, que les parlemens s'assembleraient une fois par an,ou même plus souvent : donc tenter de gouverner sans l'avis légal et l'autorité continue du parlement, équivalait à une subversion de la constitution établie. On ne pourrait objecter, même comme un argumentum ad hominem, que toutes ces lois avaient subi de fréquentes violations sous le règne de certains souverains, surtout des Tudors : la pratique constante du jugement par jury, l'usage solennel où était le parlement de voter les impôts, enfin les assemblées nombreuses et rapprochées de cette cour suprême, prouvent qu'aucun de ces droits n'était tombé en désuétude, et que l'exercice des prérogatives incompatibles avec ces droits, était, non un exemple à suivre, mais une irrégularité à réformer.

[p.64]

Par un grand malheur pour lui-même, pour son roi et sa patrie, lord Strafford déserta les rangs des défenseurs de la liberté, et excita. Charles à une résistance à laquelle sans lui il eût peut-être renoncé. Dépourvu de tout principe de conduite publique, esclave de ses passions pernicieuses, Strafford n'avait dû son patriotisme même qu'à son animosité contre le duc Buckingham. Par une bassesse et une audace qu'il serait difficile d'égaler, il se fit l'instrument de son ennemi personnel dans le dessein de renverser toutes les sauve-gardes que donnait aux sujets cette pétition des droits qu'il avait été des premiers à demander et à obtenir. Il ne pouvait dire, pour excuse, qu'il s'opposait à de nouvelles prétentions des communes, ou qu'il n'avait abandonné ses amis que lorsqu'ils outre-passèrent les bornes de la légalité et de la loyauté. Les mesures auxquelles, il coopéra étaient autant de violations de ces mêmes lois qu'il s'était fait gloire de reconnaître et d'établir. Il avait dit : « nous devons défendre… Quoi ? des droits nouveaux ? non ; mais nos libertés anciennes, légales, essentielles, en refortifiant les lois portées par nos ancêtres ;[p.65]en leur imprimant un caractère d'énergie tel que nul esprit de licence n'osera désormais les enfreindre. » Pendant sa lieutenance-générale en Irlande, il fit, pour servir l'intérêt présent du roi, les plus belles promesses aux catholiques, sans intention de les tenir. En récompense de ses services, il sollicita un comté avec une importunité qui indique l'ambition la plus basse. Dans le nord de l'Angleterre il persécuta avec la dernière cruauté un certain sir David Foulis qui avait négligé de lui rendre, quelque marque frivole de respect[15]. Sa conduite envers lord Mountmorris en Irlande fut du même genre. En un mot, c'était un homme violent, sans principes, dépourvu de toute grandeur d'âme ; car il est difficile de croire sincère la prière qu'il fit au roi de consentir à sa mort : on ne peut guère douter que, jusqu'au bout de sa carrière, il n'espérât s'élever au pouvoir suprême, en mettant le pied sur le cou du peuple. L'intrépidité de son caractère, la force de son éloquence, les vertus qui ornaient sa vie[p.66]privée, et, plus que tout, la manière injuste dont il fut condamné au supplice, ont seules pu ravir son nom à l'exécration avec laquelle tout ami de son pays l'eût nécessairement proféré. La mort de Strafford est une tache pour tous les partis. C'est la passion qui entraînait la chambre des communes ; celle des lords était dominée par la peur ; et Charles obéit à un motif qui, quel qu'il fût, ne fut pas des plus honorables à tous égards. L'admission de la populace au parlement, pour en violenter la délibération, fut aussi un signe certain que le règne des lois allait expirer

Nul pacte équitable n'est possible entre un roi qui repousse toute limite à son pouvoir, et un peuple qui en exige. L'autorité ordinaire de chef d'une monarchie tempérée, le droit d'appeler à son assistance la force armée, de proroger et de dissoudre le parlement, ne peuvent être confiés à un souverain dont le premier but est de détruire, à l'aide d'un parti, toute espèce de barrière. On pouvait, sans danger, investir de telles prérogatives Guillaume III, Anne, et les premiers souverains de la maison de Brunswick,[p.67]parce qu'aucun parti ne désirait voir le pouvoir arbitraire en leurs mains ; mais on ne pouvait en investir Charles I : les cavaliers(royalistes) auraient, d'un commun accord, révoqué les restrictions imposées par le parlement. Aussi quand le parti populaire eut mis des entraves suffisantes à l'autorité royale en général, il fut obligé d'en chercher de nouvelles pour celle de Charles. Après le complot formé dans l'armée en faveur du roi, il fallut placer une portion du pouvoir exécutif entre les mains de dépositaires fidèles ;il le fallut surtout lors que la guerre eut commencé ; en attendant que le possesseur de la couronne eût acquis le jugement nécessaire pour l'exercer. C'est ce qui peut seul justifier la loi sur la milice, le bill pour la continuation du parlement, et les articles d'Uxbridge. C'était trop espérer que de s'attendre à ce que les vainqueurs missent bas les armes sans garanties, laissassent tranquillement résigner par un parlement fait à plaisir les libertés qu'ils avaient arrachées à la couronne, et abandonnassent leur propre vie à la merci d'un roi qui aurait recouvré toute la puissance de la conquête. Les circonstances étaient[p.68]sans doute difficiles ; les prérogatives du roi sont si grandes, qu'il ne faut rien moins que l'opinion déclarée de la nation entière pour l'empêcher d'absorber toutes les autres.

On a beaucoup parlé de la mauvaise foi de Charles. Un roi accoutumé au pouvoir despotique, qui considère ce pouvoir comme le joyau le plus brillant de sa couronne, qui voit un acte de rébellion dans chaque tentative faite pour y mettre des bornes, doit nécessairement périr victime de son opiniâtreté, dès que ses sujets ont résolu que le pouvoir arbitraire doit cesser d'exister. Sa résistance portera naturellement le caractère de l'hypocrisie ; car, dans son esprit, toute concession sera une concession faite, non au droit, mais à la force ; et s'il s'empare du pouvoir, il croira ne recouvrer que son droit. Charles n'avait pas, peut-être, un caractère faux. La protestation portée au registre du conseil à l'époque du traité d'Uxbridge, et par laquelle il déclare que les deux chambres n'étaient pas le parlement, quoiqu'il vînt de leur donner cette qualification, avait été faite à la requête même du conseil ; son désir avait d'abord été de ne pas reconnaître du tout le parlement.[p.69]Lors qu'il négocia avec les presbytériens et avec l'armée, il avait certainement le droit de chercher à connaître, par des explications avec chacun des deux partis, celui qui lui accorderait les conditions les plus avantageuses. Il continua, dira-t-on, de négocier avec tous les deux, jusqu'à ce qu'il ne fût plus temps de conclure avec l'un ou l'autre : cela prouve son arrogance, son orgueil, son entêtement, sa folie, mais n'est pas par soi-même une preuve décisive de sa mauvaise foi. Cependant, si l'histoire de la selle et la lettre où il dit « qu'il saurait bien, en temps et lieu, distinguer les faquins, et qu'au lieu d'une jarretière de soie il les décorerait d'une corde de chanvre », est démontrée vraie, elle prouve assez qu'il avait perdu sa sincérité naturelle, et que, quelque promesse ou quelque serment qu'il fit, on ne pouvait plus s'y fier[16].

Avant que Charles eût été défait par ses sujets, il s'était formé un nouveau parti qui[p.70]fit un pas de plus que les presbytériens, tant en religion qu'en politique. La tolérance que les presbytériens avaient demandée dans le principe, relativement au costume et aux cérémonies, les indépendans voulurent l'étendre à la foi et à la doctrine, et se montrèrent ainsi les premiers avocats de la liberté religieuse. La liberté politique dont les presbytériens espéraient jouir sous l'ancienne constitution monarchique, semblait aux indépendans mieux garantie par un gouvernement républicain. Leurs notions sur la royauté étaient marquées par les idées les plus erronées puisées dans l'écriture. Ils imaginaient que le souverain devait périr, parce que c'était à lui et non pas à eux à expier les péchés de la guerre. Ludlow, pour justifier l'exécution du roi, cite ce passage du livre des nombres, et s'en applaudit : « Le sang souille la terre, et la terre ne peut être purifiée du sang répandu que par le sang de celui qui l'a répandu. »Il continue : « Je ne pouvais donc partager l'avis de ceux qui voulaient laisser sur la nation le crime de tant de sang, et attirer par là sur tous la juste vengeance de Dieu,[p.71]lorsqu'il était de la dernière évidence que la guerre avait dû son origine à l'usurpation de nos droits, à la violation manifeste de nos lois et de notre constitution, de la part du roi. »[17] Étrange manière de raisonner !

Charles périt enfin, parce que Cromwell, qui avait perdu sa popularité en négociant avec lui, voulut la recouvrer dans l'esprit de son armée. Il avait eu lieu de soupçonner, dans le cours de la négociation, que Charles n'était pas réellement disposé à se réconcilier avec lui, et que les troupes démocratiques qu'il commandait étaient prêtes à se mutiner, en conséquence de son apostasie supposée. Sa réconciliation fut écrite avec le sang du roi. Dans un chapitre où Machiavel montre « qu'il est difficile qu'un peuple, accoutumé à vivre sous un prince, conserve sa liberté, si, par quelque moyen, il parvient à l'acquérir, » il ajoute que, « quant aux difficultés et aux maux qui doivent nécessairement naître, il n'est pas de remède plus puissant, plus efficace, plus salutaire et plus essentiel que de mettre à mort les fils de[p.72]Brutus, » c'est-à-dire, que de proclamer un exemple terrible de sévérité contre ceux qui pourraient tenter une contre-révolution.

La masse de la nation ne demandait pas, et elle ne tarda pas à déplorer le châtiment capital du roi. Vivant, ce n'était qu'un tyran déjoué ; mort, ce fut un martyr royal.

Charles n'était qu'un esprit obstiné, plein de préjugés, sans caractère, exempt de vices et doué de peu de vertus. C'était, en politique, un enfant gâté qui ne se possédait plus dès qu'on le contredisait. Témoin sa conduite à l'égard des cinq membres et son prompt appel aux armes.

Le sort du parlement était d'une importance beaucoup plus grande à l'état que celui du roi. Du moment que cette cour se vit contrainte de lever une armée, son indépendance fut en péril[18]. L'exclusion des onze membres fut un acte de violence destructif de tout gouvernement légal. La diminution de ses membres, qui finirent par n'être plus que quatre-vingt-six, leur subordination à des collègues militaires, la retraite d'une[p.73]partie d'entr'eux à l'armée ; tel fut le prélude de leur exclusion finale et de la ruine entière de ce corps. Dès lors, les esprits que leur attachement et leur respect pour les formes légales et les précédens établis, avaient portés à la guerre, errèrent dans la tourmente sans étoile ni boussole. Plusieurs, sans doute, avaient pensé qu'une guerre avec Charles Ier serait ce qu'avait été la guerre avec Henri III, un moyen sûr de réparer leurs griefs. Mais quand ils virent toute espèce d'autorité subvertie, tout gouvernement devenu un sujet de discussion et de conjectures, ils ne surent plus où chercher la liberté et les lois. Dans leur impuissance absolue de porter l'ordre dans cette confusion, ils tournèrent les yeux vers le plus fort, et lui demandèrent de protéger leurs biens et leurs vies. Ainsi, pour avoir voulu porter tout d'un coup les institutions humaines à leur perfection, obtenir toutes les garanties sans aucun des frottemens de l'autorité, et faire de chaque loi l'expression exacte de la vérité et de la justice, la société retomba dans le dernier degré de barbarie d'une peuplade de guerriers sauvages.

[p.74]

 

Chapitre VIII. Causes de la dissolution du gouvernementanglais sous Charles Ier.

 

Cunctas nationes et urbes, populus, aut primores, aut singuli regunt ; delecta ex his et constituta reipublicæ forma laudari faciliùs quàm evenire, vel, si evenit, haud diuturna esse potest.

Tacite.

Tel était le jugement mûr de Tacite sur le gouvernement mixte ; jugement infirmé, il est vrai, par l'expérience, mais marqué néanmoins au coin de la plus grande perfection de pensée à laquelle puisse atteindre la raison spéculative. En effet, quoique l'histoire du gouvernement anglais finisse par démentir l'opinion de Tacite, cependant elle ne laisse pas, dans son cours, d'en fournir une ample justification. Examinons d'abord ce qui, dans son esprit profond, a dû le[p.75]frapper et lui paraître un obstacle à la réussite d'une constitution composée de monarchie, d'aristocratie et de démocratie. Était-cela difficulté d'établir une balance entre ces trois pouvoirs ? Certainement non. Tout faiseur de projets peut tracer le plan d'une constitution où chacun des trois pouvoirs possédera justement le degré d'autorité que les spéculations politiques auront jugé convenable de lui départir. De toutes les constitutions qu'un homme de sens puisse former, il n'y en a peut-être pas une quine parut meilleure, sous ce rapport, que la nôtre. Quoi de plus absurde, a priori, que d'attribuer au roi seul le pouvoir de faire la guerre et la paix ; aux communes seules celui de voter l'argent ?

Ce n'est donc pas la difficulté de balancer les pouvoirs qui a été vaincue par les moyens heureux avec lesquels notre histoire peut réfuter si victorieusement l'assertion de Tacite. Le grand problème qui a été résolu était : Mettre sans convulsion et sans désordre les trois pouvoirs en action. Plus d'un mécanicien peut construire un automate ; mais tous ne le feront pas jouer aux échecs.

[p.76]

Maint sculpteur peut faire une belle statue ; Prométhée seul lui aura donné la vie. Le premier désordre qui paraisse devoir arriver dans une constitution telle que la nôtre, est un choc entre le roi, comme souverain, et le parlement formé de lords et de communes, considérés comme ses conseillers. La constitution donne et doit donner sans doute au roi la faculté de nommer les agens qui se chargent des opérations du pouvoir exécutif ; mais si ces agens violent les lois, trahissent les intérêts, ou prodiguent sans nécessité le sang des citoyens, il n'est pas moins certain que le grand conseil de la nation doit être investi du pouvoir de requérir et de surveiller leur renvoi. Deux prétentions si opposées ont naturellement enfanté des débats et des malheurs.

Sous les règnes de Henri III, d'Edouard II ,et de Richard II, la mauvaise administration des ministres du roi causa la subversion entière de son autorité ; et plus d'une fois, des commissaires nommés par le parlement exercèrent toutes les prérogatives que la loi avait dévolues au roi. De tels empiétemens ne sont rien autre chose qu'un véritable état ;[p.77]de révolution pendant tout le temps de leur durée.

Après l'avènement de la maison de Tudor à la couronne, il s'effectua une autre révolution ; ce fut alors le roi qui envahit à son tour les pouvoirs du parlement. L'immense intervalle qui séparait l'une de l'autre les parties de la constitution, ouvrit un nouvel abîme, lorsque Charles et son peuple commencèrent leur démêlé ; abîme qui menaça d'engloutir l'état lui-même tout entier. Le premier parti dont se composa l'opposition, parti au quel on donna dans la suite le nom de presbytériens, aperçut la difficulté, et imagina, pour la lever, le moyen adopté depuis avec tant de succès. Cet expédient, destiné à procurer la tranquillité et une longue existence à notre monarchie tempérée, consistait en ce que la couronne choisît ses ministres parmi ceux qui avaient la faveur du peuple. Charles accepta la proposition et désigna les personnes à nommer ; mais leurs avis, peu d'accord avec ses notions arbitraires, le dégoûtèrent bientôt. Il se précipita avec témérité dans une guerre civile, et tout accommodement ne tarda pas à devenir impossible.[p.78]De nouveaux politiques parurent qui soutinrent que c'était une folie de verser tant de sang dans l'espoir incertain que le roi sanctionnerait le choix d'hommes et de mesures agréables au peuple, tandis qu'en renversant le trône on pouvait s'assurer infailliblement les résultats désirés. Ainsi s'accomplit de nouveau la prophétie de Tacite ; les nobles avaient terrassé le roi et le peuple ;le roi, maîtrisé le peuple et les nobles ;maintenant le peuple anéantit les nobles et le roi. Les trois puissances de l'état, quoique chacune d'elles eût un droit légal à sa part d'autorité, étaient en effet confondues, et tour-à-tour défaites et victorieuses. La constitution était encore dans le chaos. L'heure où les élémens devaient se diviser, où la variété et le contraste devaient subsister sans désordre, où le roi et les communes se sépareraient sans pourtant cesser de se prêter un secours mutuel, était à venir.

Il est donc surprenant que la fin du dix-huitième siècle ait donné naissance à une nouvelle secte de théoristes politiques, qui demandèrent comme une grâce pour le peuple que la chambre des communes fût replacée [p.79]dans ce même état de séparation de la couronne dans lequel elle se trouvait au commencement du règne de Charles I. Tel serait, en effet, le résultat d'une loi qui déclarerait tous les agens de la couronne inhabiles à siéger dans la chambre des communes ; tel serait aussi celui du choix des ministre laissé entièrement au plaisir, au caprice, ou à la passion du souverain.

[p.80]

 

Chapitre IX. Cromwell, Charles II et Jacques II.

 

Certainement, cela ne vaudrait pas la peine de se tourmenter le moins du monde, si on ne chassait un individu qui exerce un pouvoir arbitraire, que pour le remplacer par un autre investi de la même autorité.

Ludlow.

Cromwell fit beaucoup pour son pays. Il augmenta la gloire navale et rendit le nom de l'Angleterre formidable à tous les souverains légitimes pour qui sa naissance était un objet de dérision. La terreur qui était dans leur âme faisait enfuir le sourire de leurs lèvres. Cet effroi salutaire lui servit à protéger la liberté des protestans étrangers. Il aperçut le danger où l'accroissement du pouvoir en France mettait l'Europe, et dès-lors il résolut de s'y opposer. Au dedans, il tint en général la balance d'une main égale et[p.81]ferme, ne donnant à aucune secte la faveur exclusive du gouvernement ; et sans la nature de son autorité, qui provoquait la révolte et lui faisait une nécessité de se montrer sévère, on n'aurait point eu à se plaindre de la dureté de son administration. S'il fût né souverain, plusieurs admireraient son caractère ; quelques-uns, s'il ne le fût jamais devenu, le loueraient avec plus de cordialité.

L'histoire moderne n'a rien qui ressemble plus aux dissentions du sénat et des armées romaines sur le choix d'un empereur, que les querelles de l'armée et du parlement ou des généraux entre eux. C'était le prélude manifeste d'une restauration. La restauration fut à son tour le présage naturel de cruelles exécutions, de la foi violée, de promesses rompues, d'une confiance gratuite, d'une joie passagère et d'espérances tristement déçues. La mort de sir Harry Vane ne déshonora pas moins Charles que Clarendon, et c'est un des traits de l'histoire d'Angleterre les plus cruels et les plus perfides. Charles ne fil rien dans le cours de son long règne qui pût faire pardonner les vengeances du proscrit. Il foula aux pieds les droits et versa le sang le plus[p.82]pur de la nation qui lui avait rendu la couronne ; rampa aux genoux de la France, dans un temps où, de toutes les puissances, l'Angleterre était la plus intéressée à résister à l'ambition de cette cour, et ne se rendit ainsi odieux comme tyran que pour devenir méprisable comme esclave. Au reste, la restauration une fois résolue, il y a beaucoup à dire au sujet de ceux auxquels on a constamment reproché de n'avoir pas imposé quelques conditions au retour du roi. La meilleure garantie pour la liberté était que le roi ne pût obtenir d'impôts sans le consentement du parlement : tant que ce pouvoir serait sagement conservé, cette condition suffirait elle seule ;si l'on était assez imprévoyant pour s'en dessaisir, toutes les autres devenaient inutiles. Clarendon le vit, et remplit le devoir que lui imposait la patrie. Jacques le vit aussi et détesta Clarendon à cause de sa conduite.

Les caractères de Charles et de Shaftsbury, l'un indolent et insouciant, l'autre violent, téméraire, tous deux inconséquens, sans principes, donnèrent à tout le règne un air de légèreté. Un roi débauché, un peuple religieux ; l'excès de tyrannie, la licence des[p.83]factions ; le pire des gouvernemens, les meilleures des lois ; les triomphes de parti, les victoires du despotisme ; ce règne offre tous ces contrastes réunis. Il est difficile de dire pour quelle raison Charles, homme d'esprit et de plaisir, mais sans courage, s'embarqua dans la vaste entreprise de se rendre absolu. Ce n'était peut-être que pour plaire à son frère. Une fois ce parti adopté, il ne fallait, selon lui, pour en venir facilement à bout, qu'obtenir de la France de l'argent et des troupes ; et sachant que c'était le fanatisme religieux qui avait renversé le trône de son père, il voulut asseoir le sien sur le culte d'une obéissance aveugle. Mais comme l'affaire n'allait pas aussi facilement qu'il l'avait espéré, il l'abandonna autant par paresse que par prudence, et se contenta des dons charitables que la France lui faisait de temps en temps. L'opposition violente de Shaftsbury, et la tentative que firent les communes d'exclure son frère du trône, ranimèrent ses efforts ; enfin il trouva dans le complot du Rye House un prétexte assez plausible de se débarrasser de tous ses ennemis les plus dangereux. Ainsi, sans activité, sans inquiétude,[p.84]ne se servant des circonstances qu'à mesure qu'elles arrivaient, il parvint à une autorité que ceux de sa famille qui se firent du métier de roi une occupation constante, n'obtinrent jamais. Il détruisit les libertés de l'Angleterre, parce qu'il lui en eût coûté plus de peine de les maintenir. Mais les hommes qui purent proposer et faire passer à la chambre des communes un bill portant que l'héritier présomptif serait exclu du trône, montrèrent un esprit d'honnêteté et de liberté que la crainte d'aucun péril ne pouvait abattre. Ce bill fut l'annonce légale de la révolution.

Le règne de Charles II, ainsi qu'on l'a remarqué, fut une période marquée par un mauvais gouvernement, mais par de bonnes lois. L'acte d'habeas corpus en fut la plus importante. C'est la meilleure sauvegarde qu'on ait jamais pu donner à la liberté ; mais qu'on ne croie pas que l'invention en soit due à ce règne. Le statut lui-même est ancien, et diverses lois en font mention et le confirment ;seulement jusqu'au temps de Charles II on n'en avait jamais déterminé l'application certaine ; et depuis même, l'île de Saint-Nicolas[p.85]continua d'être une prison d'état, hors de l'atteinte de la loi.

Jacques II forma ses desseins sur d'autres principes. Il résolut de se faire souverain absolu, et d'ériger le catholicisme en religion nationale. Je ne crois pas qu'il vaille la peine de rechercher lequel de ces deux projets il se proposait d'exécuter le premier ; il suffit que leur existence ne puisse être l'objet du moindre doute. Il en poursuivit l'exécution avec cette opiniâtreté stupide, si souvent fatale à un homme dépourvu de talent. Son manque de jugement était accompagné, comme il n'arrive que trop, d'un manque de courage : incapable de raisonner lui-même, il ne pouvait sympathiser avec ceux qui possédaient cette faculté. Ses opinions lui paraissaient des vérités infaillibles, et, pour dissiper le doute, il ne connaissait d'autre argument que l'échafaud.

On peut rapporter toutes les fautes de la famille des Stuarts au pédantisme scolastique de Jacques I. Généralement parlant, les souverains de cette maison n'avaient pas cette cruauté spontanée, cet esprit injuste et capricieux, cette âme peureuse et lâche qui entrent[p.86]dans la composition d'un tyran ; mais ils avaient la persuasion intime que le pouvoir arbitraire leur appartenait par droit de succession, et ils se mirent à taxer, emprisonner, confisquer et exécuter en vertu du droit divin dont ils avaient la bigoterie de se croire revêtus. Ce fut probablement aux anciens jurisconsultes civils et à leurs imitateurs en Italie et en Allemagne, que Jacques I dût cette notion. Son fils, à qui il la légua, perdit la vie pour avoir persévéré à la maintenir. Son petit-fils tenta de la mettre pleinement en pratique, et tomba du trône sans exciter de pitié. Depuis, toute la famille a erré dans l'exil, et le dernier descendant mâle de Jacques II est mort cardinal à Rome. C'était payer cher une erreur de théorie ; mais il en eût coûté encore davantage à l'Angleterre si la théorie eût été couronnée du succès.

[p.87]

 

Chapitre X. Révolution.

 

Qui veut réformer un ancien état, et le constituer en état libre, doit conserver au moins l'ombre des vieilles formes.

Machiavel.

Peu de révolutions ont conduit à un bien immédiat. Cette considération doit rendre ceux qui ont quelque influence sur leurs compatriotes, très-circonspects sur la manière dont ils s'engagent dans des projets qui peuvent mettre en danger tout ce qui existe, à moins que le but où ils tendent ne soit dans une perspective très-rapprochée.

La révolution de 1688 me paraît la perfection de l'audace et de la prudence.

En général, le parti Tory n'était pas si alarmé de la ruine de la liberté que des innovations introduites dans la religion. L'église et le roi, telle était leur foi et leur devise. Dans[p.88]leur empressement à conserver 1'église, ils eurent recours au prince d'Orange, mais ne pensèrent jamais à le mettre à la place du roi légitime. Le comte de Nottingham proposa à la chambre des lords de le nommer régent. La duchesse de Marlborough rapporte la surprise de son mari quand il apprit que la couronne devait être transférée à Guillaume ; et le comte de Danby avoua, au procès de Sacheverell, qu'il n'avait jamais formé le vœu ni conçu la possibilité de détrôner Jacques.

Si ceux qui appelèrent le prince d'Orange en Angleterre se fussent contentés d'obliger Jacques à convoquer un parlement, le reste de son règne se serait nécessairement passé dans un état continuel de jalousie. Donner l'autorité royale à Guillaume et le titre de roi à Jacques, aurait été plus absurde encore. Ce titre, qui n'est le domaine privé d'aucun individu, ne peut appartenir proprement qu'à la personne qui exerce les fonctions qu'il désigne. La princesse d'Orange étant la plus proche héritière (après le fils encore enfant de Jacques), et de plus protestante, le prince d'Orange, qui se trouvait lui-même neveu de Jacques, était la personne qu'il convenait évidemment[p.89]de choisir pour roi. Il avait de plus, aux yeux des Whigs, l'avantage que son droit à la couronne et le droit du peuple à la liberté, devaient dorénavant reposer sur la même base, et être opposés aux prétentions des mêmes individus.

Un changement de dynastie n'était pas tout ce que voulaient les Whigs les plus violens. Ils méditaient des réformes considérables et dans l'église et dans l'état : ils désiraient changer nos lois ecclésiastiques et reconstituer la chambre des communes. D'autres, et peut-être avec plus d'apparence de raison, voulaient abolir la monarchie et établir une république. Mais les chefs de la révolution savaient, comme Machiavel, que rien n'est plus capable de donner de la stabilité à un nouveau gouvernement que le maintien des vieilles formes et des institutions révérées. Ils savaient que, dans un tel moment et en face de nombreux adversaires, la discussion de nouveaux projets, quelque plausibles qu'ils fussent, ne manquerait pas d'exposer leur ouvrage à une destruction prochaine, et ne pouvait qu'amener des débats sans fin, des décisions sans résultat. Aussi[p.90]les auteurs de la révolution se bornèrent-ils à confirmer par un statut solennel toutes les anciennes libertés de l'Angleterre, et à protester contre les violations particulières qui avaient eu lieu sous le règne précédent. Le chapitre suivant fera voir si les sûretés qu'ils prirent suffisaient pour former la base d'un bon gouvernement, ou si elles n'étaient que des demi-mesures qui ne possédaient que l'apparence sans l'effet.

Il est curieux de lire les conférences entre les deux chambres sur le sens des mots abandonné et abdiqué ; ainsi que la discussion dans celle des lords, sur la question de savoir s'il existe ou non un contrat originel entre le roi et le peuple. L'idée d'un contrat tacite, qui serve de règle au roi et à ses sujets dans leurs rapports mutuels, n'est certainement pas juste. Le roi, sans convention quelconque, est tenu d'exécuter les lois confiées à son administration : c'est le devoir pur et simple que lui impose son rang. Mais si, en quelque temps que ce soit, les sujets exigent de lui de nouvelles libertés, il est tenu de leur donner l'espèce de gouvernement que l'état de la[p.91]nation et les lumières du siècle peuvent demander. Le vœu général de la société constitue la meilleure base de tout gouvernement durable.

Partout en Europe les amis de la liberté érigèrent en principe la notion d'un contrat originel. Les Espagnols l'avaient consacrée au commencement de leur contestation avec Charles V. Le seul débat qu'il y eut à la chambre des lords, fut entre ceux qui soutenaient le pacte originel et ceux qui maintenaient le droit divin des rois ; en un mot, la question se réduisait à savoir si les rois tenaient ou ne tenaient pas leur pouvoir du peuple. Elle fut résolue affirmativement, et la décision qui suivit porta en substance que Jacques avait abusé de ce pouvoir, et pouvait être mis en état d'accusation devant la nation. Tel est effectivement le sens clair du vote des deux chambres, qui déclarèrent que Jacques, ayant rompu le contrat originel entre le roi et le peuple, violé les lois fondamentales et abandonné le territoire du royaume, avait abdiqué le trône, et qu'en conséquence le trône était vacant. Rien ne fait plus d'honneur à la modération et à la[p.92]justice du peuple anglais que le calme avec lequel cette question fut discutée ; rien ne prouve mieux sa sagesse et son amour pour la liberté que la sentence qui fut prononcée.

[p.93]

 

Chapitre XI. Définition de la liberté.

 

La liberté des peuples vient de Dieu et de la nature, non des rois.

Algebnon Sidney.

On a donné d'assez nombreuses définitions de la liberté ; la plupart ne méritent pas qu'on s'y arrête. Deux seulement doivent être examinées moins par leurs sources que parce qu'elles ont été adoptées par des hommes célèbres : l'une, qui est celle des jurisconsultes romains, est que la liberté consiste à pouvoir faire ce qui n'est pas défendu par les lois ; l'autre, que la liberté est le pouvoir de faire tout ce qu'il doit nous être permis de faire. Il me semble que de ces deux définitions, la dernière comprend trop, et la première trop peu. Si la liberté est la faculté de faire ce que la loi permet, un despotisme établi par la loi,[p.94]agissant toujours par la loi, est un gouvernement libre. Napoléon, par exemple, ne viola presque jamais les lois qu'il avait faites, et cependant ces lois étaient tyranniques. D'une autre part, s'il n'est de pays libre que là où ne se trouve aucune injuste prohibition, aucune loi pénale qui ne soit nécessaire, il est impossible de dire qu'un seul gouvernement libre ait jamais existé. Que dire, par exemple, de cette loi des Douze Tables, qui livrait les débiteurs insolvables, pieds et mains liés, à leurs créanciers, et qui, sans les réduire complètement à l'état d'esclaves, les assujettissait à être traités avec autant ou même plus de rigueur[19]. Que dire en effet de la liberté de toutes les démocraties ; car elles ont toutes porté des lois, fondées non pas sur la raison, mais sur la variété de leurs passions ? L'Angleterre elle-même, dont la force d'action se compose essentiellement de forces opposées entre elles, n'a-t-elle pas admis au nombre de ses lois plus d'un statut injuste et cruel ? Une[p.95]définition complète de la liberté est peut-être impossible. La liberté n'est pas non plus d'une seule nature. Un état peut en avoir d'une espèce, et manquer totalement d'une autre. On peut dire toutefois que, quand les membres d'une société s'associent pour vivre sous un même gouvernement, le plus grand bien dont ils puissent jouir, est de posséder trois espèces de libertés : la liberté civile, la liberté individuelle, et la liberté politique.

Par liberté civile, j'entends le pouvoir de faire tout ce qui n'est pas défendu par les lois. Cette définition comprend la sûreté de la personne et des propriétés.

Par liberté individuelle, j'entends le pouvoir de faire tout ce qui est indifférent en soi, comme de parler ou d'écrire ; l'abus seul de ces choses est criminel. On peut aussi comprendre sous ce titre l'éligibilité aux emplois.

Enfin, j'entends par liberté politique, le droit légal et reconnu qu'ont les citoyens de censurer leur gouvernement, ou d'y prendre part.

Chacune de ces espèces de libertés devrait[p.96]être départie aux citoyens en une aussi grande proportion que possible. Elles étaient toutes comprises par les représentans de Cromwell, sous les noms de paix et garantie, droits et privilèges du peuple.

[p.97]

 

Chapitre XII. Liberté civile.

 

Tout Anglais doit être gouverné par les lois du pays. Tous les rois et reines qui monteront sur le trône de ce royaume, seront tenus de gouverner suivant lesdites lois ; et tous leurs officiers et ministres, chacun dans ses fonctions, devront y obéir et les faire observer.

Statuts 12 et 13. Guillaume III, c. 2.

La liberté civile comprend la sûreté de la personne et des propriétés. Si donc un homme n'a le droit de faire que ce que la loi permet, il se rend punissable du moment qu'il lève la main contre son voisin en violation de la loi ; et s'il est libre de faire tout ce que la loi ne défend pas, il ne peut être poursuivi pour l'exercice légal de ses droits.

« Hassan, suivi d'une trentaine de serviteurs et d'esclaves, passait dans un vaste champ d'orge. Il dit au propriétaire qu'il avait mal fait d'y semer de l'orge, et que les melons[p.98]d'eau y seraient mieux venus. Alors il tira de sa poche quelques graines de melon qu'il lui donna, en lui disant : Vous ferez bien d'arracher cette orge et de semer ceci. — Comme l'orge était presque mûre, le laboureur, ainsi qu'on peut le croire, s'excusa d'obéir à l'ordre du Kashef. — Eh bien, je vais le semer pour vous. — En même temps il commande à ses gens d'arracher aussitôt la récolte, et de préparer le champ pour y semer la graine de melon. L'orge fut ensuite portée dans un bateau, et une famille se vit ainsi réduite à la misère, afin de donner au gouverneur le moyen de nourrir de chaume d'orge, pendant trois jours, ses chevaux et ses chameaux[20]. » — On sent bien que, dans un pays où cela peut arriver, il est impossible qu'il y ait sûreté des propriétés.

Tavernier raconte qu'un roi de Perse fit élever en forme de pyramide les têtes de toutes les bêtes qu'il avait tuées en un jour de chasse. Cela fait, l'architecte vint lui dire qu'il ne fallait, pour achever la pyramide,[p.99]qu'une grosse tête à mettre au sommet. « Je crois, dit le roi, que la vôtre n'ira pas mal, »et cette plaisanterie brutale coûta la vie à un homme innocent. Il ne peut y avoir dans untel pays aucune sûreté des personnes.

Dans le temps qu'Athènes brillait de tout son éclat, parut cette classe d'hommes détestables qui vivaient de leurs délations contre les meilleurs et les plus respectables de leurs concitoyens, sans cesse tentant la rapacité d'une populace souveraine par la confiscation des fortunes considérables. Ceux qui se sentent portés à admirer un gouvernement démocratique ne devraient jamais oublier que c'est dans la plus populaire de toutes les démocraties qu'a été créé le mot sycophante.

Nicophemus et Aristophanes, fonctionnaires publics, étaient accusés de malversation. Un changement arrive dans le gouvernement, on les jette en prison et on se débarrasse d'eux sans jugement et sans bruit. Leurs biens sont confisqués. Le montant de la confiscation ne répondant pas à l'avidité des dénonciateurs, une action est intentée contre le frère de la veuve d'Aristophanes, accusé d'en avoir détourné une partie. Quel[p.100]langage son avocat tient-il devant le tribunal ?En appelle-t-il aux sentimens de justice et de générosité ? Non : il donne clairement à entendre que la rapacité des juges veut de l'argent et les rend inexorables. « Je sais, dit-il, combien il me sera difficile de détruire l'opinion qu'on s'est faite des grandes richesses de Nicophemus. La rareté actuelle de l'argent et les besoins du trésor auxquels cette confiscation était destinée à satisfaire, s'élèveront contre moi[21]. »

En France, pendant le règne de la terreur, des individus furent envoyés au supplice comme coupables de parenté avec des suspects, d'amitié pour des condamnés, de pleurs répandus à la mort du roi, enfin de mille autres crimes non moins vagues et frivoles.

Le despotisme illimité et la démocratie sans frein sont donc également contraires à l'existence de la liberté civile. Sans doute, les exemples que je viens de rapporter sont des cas extrêmes, mais partout où l'on accorde trop de pouvoir, soit au monarque,[p.101]soit à l'aristocratie, soit à la multitude, la liberté civile est nécessairement imparfaite :c'est-à-dire que des sujets appartenant à de pareils gouvernemens, ne peuvent jamais être sûrs que lors même qu'ils obéiront aux lois, ils ne seront ni taxés, ni emprisonnés, d'après un ordre arbitraire. La France, avec sa gabelle et sa Bastille, Venise avec ses prisons, et Florence avec ses bannissemens en fournissent des preuves nombreuses. Ces états prétendaient tous être gouvernés par des lois, mais pour quelques-uns des citoyens ces lois n'étaient qu'un bouclier de papier. On peut toutefois remarquer qu'en général les violations de la justice sont plus fréquentes dans la monarchie, plus éclatantes dans la démocratie. Il semble plus naturel, en effet, et moins intolérable, qu'un roi révéré comme un être d'une espèce supérieure, opprime un esclave, qu'il ne l'est qu'une société d'hommes libres vexe un égal.

Voyons maintenant quelles garanties on adonnés à la liberté civile en Angleterre. Il est déclaré par le monarque, dans la grande charte, la plus ancienne et la meilleure de nos lois parlementaires, que nul homme.[p.102]libre ne sera d'aucune manière puni qu'en vertu du jugement rendu par ses pairs, ou en vertu de la loi du pays. « Nullus liber homoaliquo modo destruatur, nisi per legale judiciumparium suorum, aut per legem terræ. » Cette admirable loi fut néanmoins souvent violée dans les temps de désordre. On la renouvela plusieurs fois ; mais malgré ces renouvellemens et les déclarations du bill des droits, les sujets n'avaient aucune protection efficace contre sa violation, jusqu'à ce qu'une loi de Charles II fournit le moyen de donner une exécution facile à l'ancienne déclaration d'habeas corpus. Cette loi, si connue sous le nom d'acte d'habeas corpus, ordonne que le lord chancelier et les juges seront tenus, sous peine d'une amende de 500 liv. st., de faire amener sur-le-champ en leur présence tout individu détenu pour tout autre délit que celui de haute trahison, dès qu'ils en auront reçu la sommation écrite au nom du détenu ou de son ayant-cause. L'ordre doit être délivré et le prisonnier amené en cour dans l'espace de vingt jours ; et si son délit est recevable à caution, s'il en offre une et prend l'engagement authentique de comparaître à[p.103]l'appel de son procès, il doit être mis en liberté. Il doit l'être aussi, lorsque, accusé de haute-trahison ou de félonie, il n'est pas jugé avant la fin des secondes assises qui suivent son incarcération. Enfin il doit l'être sur-le-champ, et son emprisonnement est déclaré illégal, si l'ordre d'incarcérer ne spécifie aucun délit.

Outre cette protection donnée par la loi, les juges parcourent le royaume deux fois par an, revêtus du pouvoir, investis de la commission de Gaol delivery, éclaircissement des prisons, afin de faire juger tous les accusés. Ces garanties étaient cependant illusoires sous Jacques II, qui faisait de l'île Saint-Nicolas, dans le port de Plymouth, ce qu'auparavant Cromwell avait fait de l'île de Jersey : une prison d'état. Mais depuis la révolution, l'acte d'habeas corpus a toujours suffi pour protéger les sujets. Je parlerai plus tard des suspensions de cette loi ; je me contente de remarquer ici que ces suspensions prouvent l'efficacité pratique de l'acte d'habeas corpus autant que les renouvellement de la grande charte prouvent l'inefficacité pratique de ce grand contrat. Néanmoins toutes les précautions[p.104]prises à l'effet de prévenir l'emprisonnement arbitraire seraient vaines, si le procès pouvait être conduit d'une manière illégale et tyrannique. Nous avons dans l'institution du jury le préservatif contre un si grand mal. Le shériff, homme de quelque poids dans le comté, nomme de douze à vingt-trois francs tenanciers, généralement riches, pour composer le grand jury ou jury d'accusation. La plainte leur est déférée ; ils examinent les témoins qui la soutiennent ; et à moins qu'ils ne voient de raisons légitimes pour poursuivre, ils rejettent l'acte d'accusation, et l'affaire est renvoyée. Pour former le second ou petit jury qui doit prononcer définitivement sur la cause, le shériff présente les noms des propriétaires dont le nombre est de quarante-huit au moins, et peut s'élever à soixante-douze au plus. On met ces noms dans une urne, et les douze premiers sortans forment le jury. C'est alors que le prévenu ale droit de récuser tous ceux dont il peut raisonnablement alléguer la partialité, ou dont le caractère a été dégradé par la sentence d'une cour de justice. Dans le cas de haute trahison il peut en récuser péremptoirement[p.105]trente-cinq. La plaidoirie finie, les douze jurés restent renfermés ensemble sans désemparer ni communiquer avec le dehors, jusqu'à ce qu'ils en viennent à une décision unanime.

Rien ne paraît moins parfait en théorie que l'institution du jugement par jurés. Quoi de plus susceptible d'abus, demandera-t-on, que le choix de ces juges d'un moment, donné au shériff, magistrat nommé par la couronne ? Quoi de plus préjudiciable à un accusé que la décision préalable de vingt-trois individus, hommes de fortune et d'importance, décision prise d'après les seuls témoignages de la partie adverse ? Qu'y a-t-il qui puisse faire plus aisément confondre le juste et l'injuste, que d'exiger un jugement unanime, et de faire ainsi dépendre le crime ou l'innocence d'un accusé, de l'incapacité d'esprit, de l'obstination calculée ou même de la force physique d'un seul juré ? Je n'essaierai pas de répondre à ces objections ; le respect qu'ont les Anglais pour le jury, doit, de même que leur admiration pour Shakespeare, être considéré comme une preuve de fait de son excellence ; et il serait aussi absurde de vouloir[p.106]démontrer que l'institution à laquelle un peuple, depuis long-temps libre, attribue sa liberté, est une institution tyrannique et oppressive, que de chercher, comme Voltaire, à prouver qu'une nation civilisée depuis long-temps n'est enthousiaste que d'une poésie barbare et ridicule. Il faut pourtant avouer que le jury, dans les temps de désordre, est sujet à être dénaturé, et que la condamnation de Sydney fut un acte au moins aussi violent que celle de Strafford. Mais le respect des droits et de la justice qui règne depuis la révolution, a empêché les abus, et en général, les jurés ont tenu avec beaucoup d'impartialité la balance entre la sûreté du gouvernement et la liberté du citoyen.

L'institution du jury n'accorde, à proprement parler, que peu de pouvoir au juge. Quand les débats sont clos, il récapitule les témoignages et explique la loi qui s'applique au cas. Il appartient au jury de prononcer définitivement sur le fait ; par cette arrangement, le meilleur qui ait jamais été imaginé, il ne reste donc au juge que ce qui lui appartient nécessairement, et ce dont il ne lui est pas facile d'abuser ; car il est indispensable[p.107]qu'il y ait quelqu'un de présent qui possède cette connaissance approfondie des lois à laquelle on ne peut arriver qu'après des études longues et spéciales ; et il vaut beaucoup mieux qu'un tel homme soit investi du droit de parler publiquement au procès, que de celui d'assister à des délibérations secrètes ; car le public qui est présent à la barre l'observe, et se tient prêta l'accuser s'il donne une fausse interprétation à la loi.

Malgré ce partage distinct d'attributions, les jurys du temps de Charles II étaient soumis à l'influence et à l'autorité des juges, alors nommés et destitués pour leur plus ou moins de dévouement à la couronne. Afin de faire cesser et de prévenir cet abus, il fut rendu une loi, dans la première partie du règne de Guillaume, qui établit l'inamovibilité des juges et ne les soumet à la destitution que pour cause de mauvaise conduite et à la requête des deux chambres du parlement ; cet acte remplit exactement son but, celui de soustraire le pouvoir judiciaire au contrôle du pouvoir exécutif, et imprima au nom et au caractère du juge anglais une autorité qu'il n'avait jamais possédée auparavant. Mais il[p.108]existe une autre garantie, la plus forte de toutes peut-être, et qu'il ne faut jamais oublier : la procédure est publique, et l'accusé est placé face à face devant son accusateur, en présence de la nation.

La propriété a aussi sa sauve-garde. Une loi d'Édouard I porte qu'il ne sera levé d'aides ou de taxes sur le sujet que du commun consentement du royaume. Nous verrons dans un des chapitres suivans, ce que signifient ces mots. Comme on s'aperçut qu'au mépris de cette loi, le roi pouvait, par le moyen de la chambre étoilée, infliger des peines arbitraires, la loi qui abolit ce tribunal statua qu'il ne serait pas loisible au roi, en son conseil, par un bill ou toute voie arbitraire que ce fût, de mettre en question le droit de propriété d'un sujet.

Les cours de justice, séantes dans la salle de Westminster, la tournée des juges dans les provinces, le corps des magistrats, composé des principaux habitans du comté où ils tiennent audience perpétuelle dans leur domicile, et se réunissent dans les sessions juridiques de chaque trimestre, pour administrer[p.109]la justice gratis[22], ce sont autant d'instrumens mis en action pour exécuter ce grand article de la grande charte : Nous ne dénierons, ni ne différerons, ni ne vendrons le droit et la justice à qui que ce puisse être. Le peuple anglais a lieu de s'enorgueillir de l'observation de Delolme, qui remarqua avec plaisir, dans l'enceinte même de la résidence du roi, à Windsor, l'inscription suivante dans un enclos : Quiconque entrera sur ces terres, sera poursuivi conformément à la loi ; réclamant ainsi pour le monarque la protection dont jouit le plus pauvre villageois du royaume[23]. On ne voit pas non plus que le haut rang où sont placés les membres de la famille royale, les ait jamais engagés à violer la propriété des individus, ou à les troubler dans la jouissance de leurs droits.

[p.110]

 

Chapitre XIII. Liberté individuelle.

 

Il me semble voir une noble et puissante nation qui se lève, comme l'homme fort après le sommeil, en secouant sa chevelure invincible ; je crois la voir, pareille à l'aigle dans sa vigoureuse jeunesse, allumant aux rayons les plus éclatans du jour, ses yeux que rien ne peut éblouir, épurant et déroulant à la fontaine même de la lumière des cieux, sa vue, qu'a long-temps souillée l'obscurité terrestre ; tandis que la troupe entière des oiseaux bruyans et craintifs, avec ceux à qui plaît le crépuscule, voltigent au loin au-dessous d'elle, étonnés de son action, et dans leur envieux murmure, voudraient faire craindre aux hommes une année de sectes et de schismes.

Milton.

Après la liberté civile, vient, dans l'ordre que j'ai établi, la liberté individuelle. Par liberté individuelle, j'entends l'absence des entraves mises à des actions qui ne sont pas criminelles en elles-mêmes. Les principales[p.111]libertés de cette classe sont le pouvoir de parler et d'écrire, et la liberté de conscience en matières de religion. Il faut y comprendre aussi l'absence de tous privilèges personnels exclusifs, tels que droits seigneuriaux, exemption des taxes, monopole des emplois civils et militaires ; car ce qui est privilège pour l'un, est une gêne et une exaction pour l'autre.

Les peuples anciens jouissaient de la liberté de parler et d'écrire, non-seulement dans les états libres, mais partout où le despotisme était tombé dans les mains d'un souverain modéré ; et tel est l'ennui dont la constante monotonie des louanges fatigue l'oreille, qu'en Perse, état despotique où le souverain passait pour être l'image de la divinité même, il y avait toujours un bouffon chargé de dire la vérité, mais de la dire de manière que le roi pût, s'il voulait, rire du conte, sans se croire obligé d'en suivre la morale. Le fou des cours modernes est un personnage inventé pour remplir le même ministère.

Tels furent les moyens qu'imaginèrent les princes, curieux d'entendre quelques paroles libres dans un temps où les nations étaient[p.112]divisées en cour et en peuple. La cour ne parlait jamais des actions du roi que pour les louer ; le peuple n'en parlait jamais.

Tel était encore l'état de l'Europe quand Machiavel écrivit son Prince ; aussi regardat-il comme un fait incontestable dans cet ouvrage qui a donné lieu à tant d'opinions contraires, que la masse du peuple peut être tenue dans une ignorance complète sur le caractère du souverain. Mais l'accroissement des lumières a renversé tout son système par la base ; et il est probable que si cet auteur écrivait aujourd'hui, il recommanderait aux rois une politique toute différente.

Les gouvernemens de l'Europe, dans ces derniers temps, ont suivi des maximes fort diverses. Considérant que la liberté de discuter ne peut que faire naître beaucoup de calomnies contre les particuliers, d'écrits séditieux contre l'état, et de productions nuisibles à la religion et à la morale, l'Autriche et l'Espagne ont regardé comme un principe de prudence envers la nation, et d'humanité envers les écrivains, de mettre la presse sous la surveillance de censeurs nommés par le gouvernement. Ce moyen, à ce qu'ils[p.113]assurent, permet toute discussion honnête et modérée. Loin de laisser aux libelles le temps de répandre le poison, il les étouffe dans leur germe, et épargne à la justice la nécessité d'infliger des peines rigoureuses. Sans adopter un système d'ignorance aussi rigide que celui d'Espagne, le gouvernement français tenait aussi la presse en sujétion. Mais la censure était mitigée, et par là, contribua, jusqu'à un certain point, à répandre ces idées fausses qui étaient en vogue au commencement de la révolution. Rien n'était à l'abri d'une plaisanterie équivoque, bien que rien ne pût être combattu par des raisonnemens directs ; et les écrivains distingués du dernier siècle virent bientôt que les meilleures institutions étaient aussi exposées au ridicule que les abus les plus grossiers. De vagues déclamations, une sensibilité affectée, infectaient les ouvrages ; le désordre s'empara de tous les esprits. À la fin, le trône fut ébranlé, l'autel sappé, et la mine prête à éclater sous les fondemens, avant que personne eût eu le temps de présenter un argument pour les consolider.

Depuis notre révolution, la politique du[p.114]gouvernement anglais a été complètement opposée à celle de l'Espagne et de la France. Sous Elisabeth, comme nous l'avons vu, les punitions les plus sévères furent prononcées contre les auteurs de libelles. Pendant le règne de Jacques et les commencemens de celui de Charles I, la censure fut établie au moyen de l'acte de licence. Cromwell, Charles et Jacques le maintinrent. L'acte de licence du dernier expira en 1694, et n'a jamais été renouvelé depuis. C'est ainsi qu'après de mûres réflexions, quand l'influence de la révolution eut cessé d'agir sur les passions, sans clameur, sans affectation, sans crainte, sans hésitation, la constitution anglaise obtint une presse libre. Le principe sanctionné alors est que, les actions de parler, d'écrire et d'imprimer étant d'elles-mêmes indifférentes, chacun peut en user comme il lui plaît, à moins qu'en répandant des calomnies, il n'enfreigne les lois. L'usage d'une presse libre ajoute un grand prix à la liberté individuelle : c'est une vérité que personne ne met en doute. La réflexion doit nous convaincre que cette loi n'est pas moins salutaire à la société en général. Dès qu'on arrête l'essor du génie et qu'on lui prescrit des limites,[p.115]il lui est impossible de jamais déployer toute l'étendue de ses forces. Le moyen de parvenir à la vérité, quand ceux qui tiennent les rênes du gouvernement, et à qui la découverte de la vérité n'est pas toujours agréable, dirigent chaque discussion ? En vain prétendrait-on, avec quelques personnes, que nul gouvernement ne saurait résister aux attaques journalières de la presse. Les hommes savent quand ils prospèrent ; et, quoiqu'ils aiment à murmurer de tout ce qui se fait, quelque artifice qu'on emploie, on ne persuadera pas à un peuple en possession de la liberté, de risquer une guerre civile, pour opérer un changement dans la forme du gouvernement. En général, un ministre sait parvenir, soit à supporter, soit à imposer silence aux clameurs populaires. Les chuchoteries dénigrantes des courtisans de l'empereur de Russie, sont dix fois plus dangereuses pour un bon ministre que le vacarme et la colère des sujets du roi d'Angleterre.

Un autre droit qui donne aux citoyens la faculté d'exprimer leurs opinions, et de faire connaître s'ils sont lésés, est le droit de pétition. Ce droit rencontra beaucoup d'obstacles[p.116]lors de la querelle de Charles II avec le parlement ; en conséquence il fut déclaré parle bill des droits : « que c'était un droit acquis aux sujets, d'adresser des pétitions au roi, et que tout emprisonnement ou poursuite auxquels l'adresse d'une pétition donnerait lieu, seraient illégaux. » L'importance de ce droit est aussi très-grande. Il n'y a que peu d'années, l'impôt sur les propriétés succomba principalement par les pétitions du peuple adressées à la chambre des communes.

Les droits dont il vient d'être parlé, je veux dire ceux d'imprimer et de pétitionner, n'arment les citoyens d'aucune autorité effective ; mais ils sont d'une importance infinie pour retenir et guider le pouvoir exécutif Cependant on n'a jamais si parfaitement apprécié l'influence de la liberté de la presse que sous le règne actuel. Je remettrai donc à présenter quelques autres observations sur ce sujet au moment où je viendrai à parler de notre époque.

Nous en venons maintenant à la liberté religieuse, pour laquelle les auteurs de la révolution firent tout ce qui était en leur pouvoir, et préparèrent beaucoup plus encore par leurs maximes[p.117]On a vu combien peu l'esprit de charité et de tolérance se mêla à la réformation de Henri VIII. Il est pénible de savoir que Cranmer prolongea la même sévérité jusque sous le court règne d'Édouard, et qu'une malheureuse femme fut brûlée pour quelque subtilité incompréhensible, relative à un des mystères de notre foi.

Après la seconde chute de la puissance papale, lors de l'avènement d'Elisabeth, on ne fit aucun pas vers l'établissement de la liberté religieuse. C'est de ce temps que date le grand schisme des protestans anglais, dont les sectes reçurent les noms de puritains et de conformistes. Des réfugiés établis à Francfort pendant le règne de Marie, omirent dans leur culte les Litanies, et quelques autres parties de la liturgie d'Édouard. Un certain docteur Coxe, qui vint d'Angleterre, interrompit le service en y répondant à haute voix. Après quelques débats et quelques expédiens assez peu honorables à la cause de la religion, il réussit à expulser ses adversaires, et à établir la liturgie d'Édouard. Cependant, d'autres congrégations avaient fait de pareilles réformes, et lorsque les exilés rentrèrent en Angleterre,[p.118]il y avait une différence marquée entre les conformistes, parmi lesquels étaient Coxe, Grindal, Parcker, etc., et les puritains, qui comptaient parmi eux John Knox. Bale, Fox, l'auteur du livre des Martyrs, etc. Dans la pratique, les déviations des puritains avaient surtout rapport à l'usage du surplis, de la chape, de la croix dans le baptême, et des génuflexions pendant la communion ; mais la doctrine avait essuyé une attaque beaucoup plus forte. Les conformistes reconnaissaient l'Église de Rome comme la véritable Église, quoique corrompue, et soutenaient que le roi, comme chef suprême de la religion, avait Je pouvoir de corriger les abus relatifs à l'ordre et au culte. Les puritains, qui abjuraient entièrement l'église romaine, maintenaient que ce n'était pas au roi, mais aux assemblées du clergé réformé qu'il appartenait de prononcer sur la doctrine et le culte[24].

Il n'est pas surprenant qu'Elisabeth ait épousé avec chaleur la cause des conformistes.[p.119]Naturellement amie des pompes du service catholique, et sentant toute l'importance de son autorité dans l'Église comme dans l'état, elle commença à sévir contre la secte qui avait le dessous. Elle agit en cela d'après ce principe commun aux deux partis, qu'une foi et une Église uniformes étaient absolument nécessaires. En conséquence de cette manière de voir, elle obtint du parlement un acte qui créait une cour de haute-commission, qu'elle investit du pouvoir de condamner à des amendes et à l'emprisonnement ;ce que la loi n'avait pas accordé. Elle offrit des évêchés à Miles Coverdale, à Knox, et à d'autres du parti puritain ; mais rien ne put ébranler leur constance. Plusieurs réformateurs des plus vertueux prouvèrent leur sincérité parleur mort. Barrowe, Greenwood et Penryfurent parmi les plus distingués de ceux que leur doctrine religieuse et ecclésiastique fit livrer au bourreau.

Jacques I, peu après son avènement, fit assez connaître que la tolérance n'aurait pas en lui de protecteur. Ayant fixé une conférence à Hampton-Court entre les conformistes et les puritains, il se chargea de soutenir[p.120]la controverse pour les premiers ; et après trois jours de dispute, au milieu des applaudissemens et des flatteries du clergé établi, il se tourna vers ses antagonistes et leur dit :« Si c'est là tout ce que ceux de votre partiont à objecter contre la religion élablie de ce royaume, je les obligerai de s'y conformer ou je les chasserai. »

Il tint parole. La cour de haute-commission somma les non-conformistes de comparaître devant elle, et de déclarer solennellement sur serment ce qu'ils ne pouvaient croire en conscience. Des amendes ruineuses et de longues détentions furent les peines décernées contre les récalcitrans. Deux personnes accusées, l'une de nier la divinité de Jésus, l'autre de maintenir seize opinions hérétiques, furent brûlées vives.

Les sectaires à qui Cromwell dut son élévation, furent les premiers en Angleterre, et peut-être en Europe, qui firent de la tolérance un point de leur doctrine ; mais c'était une tolérance d'opinions, qui, comme la tolérance presbytérienne sur les vêtemens, n'était guère destinée qu'à protéger leurs propres intérêts. Il est probable que Cromwell[p.121]portait aussi loin qu'aucun homme de son époque le désir de l'indulgence pour les opinions religieuses ; néanmoins, dans l'acte organique du gouvernement, après une déclaration solennelle en faveur de la liberté religieuse, il termine l'article en excluant d'une manière formelle les papistes et les prélatistes du bienfait de la liberté générale. Ainsi, tout en professant le principe de latolérance, la loi autorisait la persécution.

La déclaration que Charles II fit à Breda, offrit de nouveau l'espoir d'un système modéré et conciliateur ; mais les lois qui suivirent de près sa restauration le dissipèrent cruellement ; ceux qui fréquentaient une assemblée quelconque dans un but religieux, d'une manière autre que celle permise par la liturgie ou l'usage de l'Église d'Angleterre, étaient punis, pour la première fois, d'une amende de 5 l. st. et de trois mois d'emprisonnement ; pour la seconde, d'une amende de 10 l. st., et de six mois d'emprisonnement, et pour la troisième, de la transportation, et de la peine de mort, en cas de retour[25].

[p.122]

L'acte des Cinq milles défend aux prêtres dissidens de prêcher en deçà de cinq milles à la ronde d'une ville où se tient le marché. Durant les dernières années de Charles, les lois contre les non-conformistes furent exécutées avec rigueur.

Enfin, par l'acte passé la première année du règne de Guillaume et Marie, c. 18, intitulé : Acte partant exemption des sujets protestans de leurs majestés qui font scission avec l'Église d'Angleterre, des peines qu'ils encourent suivant certaines lois ; par cet acte, dis-je, ordinairement appelé acte de tolérance, tout individu prêtant le serment de fidélité et de suprématie, et signant la déclaration contre le papisme, fut à l'abri de toute punition, et les assemblées furent permises, pourvu qu'elles fussent dûment déclarées et enregistrées, et que le service se fît les portes ouvertes. Depuis ce temps, les presbytériens anglais ont eu la liberté de donner à leur culte la forme qu'ils croient la plus agréable à Dieu.

Vers la même époque on chercha à réconcilier entre eux les conformistes et les dissidens ; tentative qui avait déjà eu lieu sous Charles II. Tillotson et Burnet prirent à cette[p.123]mesure pieuse, appelée la compréhension, une part vraiment active et chrétienne. Ils proposèrent de réformer la liturgie en divers points ; de diviser les services ; de retrancher la partie des prières qui déplaisait, et, parquelques concessions sages et raisonnables, de ramener à l'Église une vaste multitude des enfans bannis de son sein. Des articles furent préparés dans cette vue ; mais le clergé, convoqué à cet effet, renversa ce plan de bienveillance ; il voulut l'exclusion et la discorde.

Parmi les concessions qu'obtint la liberté religieuse, il n'y en eut aucune en faveur des catholiques ; au contraire, on rendit de nouvelles lois d'une rigueur excessive, qui tendirent à les abandonner à la pauvreté et à l'ignorance ; on les excluait par là, non-seulement de toute participation au pouvoir, mais on leur en fermait toutes les avenues, et on faisait d'eux, pour ainsi dire, une race d'esclaves au milieu d'un peuple d'hommes libres. Qu'on ne croie pas néanmoins qu'une nation aussi humaine que la nation anglaise ait agi avec une dureté si inaccoutumée, sans y avoir été vivement provoquée. Les règnes[p.124]d'Elisabeth, de Jacques I, de Charles II et de Jacques II, avaient été troublés par des complots plus ou moins sanguinaires ; les uns se proposaient l'assassinat du souverain ; d'autres préparaient l'introduction d'une armée étrangère ; et tous tendaient à anéantir les libertés intérieures et l'indépendance politique de l'Angleterre. Je ne déterminerai pas si les précautions qu'employa le parlement étaient sages ou non, mais je suis intimement persuadé qu'elles étaient justes.

Sous le titre de liberté individuelle doit être rangée l'éligibilité aux emplois civils et militaires. La politique des grands états a souvent été étroite, illibérale, injuste, relativement à cette partie essentielle de la liberté. Rome, durant plusieurs siècles, défendit au génie et à la valeur de ses plébéiens d'aspirer aux récompenses dues aux services distingués ; la France moderne, d'abord par habitude d'administration, ensuite par un édit positif, ferma la porte des grandeurs militaires à toute ambition d'origine roturière ;Venise donna le commandement de ses flottes à ses patriciens, et celui de ses armées aux étrangers. L'Angleterre repousse toutes ces[p.125]odieuses distinctions de rangs et de naissance. Chez elle, le fils du laboureur peut s'élever au commandement des forces militaires et navales, à la place de lord grand-chancelier, ou à la dignité d'archevêque de Cantorbéry.

Dans une conférence très-célèbre qui eut lieu entre les lords et les communes, on entendit lord Somers, et ceux qui y assistaient de la part des lords, dire qu'il ne pouvait y avoir de condition plus malheureuse pour un Anglais que celle d'être rendu incapable deservir sa patrie, dans quelque emploi civil ou militaire que ce fût. Les non-conformistes protestans étaient alors exclus des places parles actes du Test et l'acte de corporation. Depuis ce temps ils y ont été tacitement admis par un bill d'indemnité ou d'amnistie passé tous les ans en faveur de ceux qui ont négligé de prêter le serment. Quant aux catholiques, j'en ai déjà parlé.

[p.126]

 

Chapitre XIV. Liberté politique.

 

Je crois que l'amour de la liberté politique n'est point une erreur : mais si c'en est une, je suis sûr que je ne me convertirai jamais, ni vous non plus, je l'espère. Si c'est une illusion, c'est une illusion quia fait éclore plus de grandes qualités, qui a plus contribué au développement de l'esprit humain que toutes les autres causes à la fois. Seul, il fait que nous nous intéressons aux affaires du monde, qui, sans lui, seraient insipides.

Fox, Lettre à un de ses amis.

Les deux espèces de liberté dont nous avons parlé, la liberté civile et la liberté individuelle, ont existé jusqu'à un certain degré dans les états que nous appelons ordinairement despotiques. Les monarchies de l'Europe moderne ont toutes été plus ou moins gouvernées par des lois fixes, sanctionnées par la prescription. Le gouvernement prussien,[p.127]qui est entièrement absolu, permet, depuis le temps de Frédéric II, une grande latitude de discussions dans les matières religieuses et politiques.

Aussi long-temps néanmoins que le suprême pouvoir de l'état est entre les mains d'une ou de plusieurs personnes dont le peuple ne peut contrôler la conduite, la jouissance de la liberté civile et individuelle doit être fragile et incertaine. Le peuple n'a qu'un remède efficace contre l'oppression, c'est de retenir pour lui-même une partie de ce pouvoir. Voilà ce qu'on appelle liberté politique :et ce qu'on appelle amour de la liberté, c'est ce désir qu'a l'homme d'avoir aussi son vote quand la société dispose de son propre bien, et quand elle établit les lois qui doivent restreindre son indépendance naturelle. C'est une passion inspirée, comme dit très-bien Sydney, par la nature elle-même. Mais comment exercer ce pouvoir et satisfaire ce désir du peuple ? Quelle part retiendra-t-il dans l'autorité ? c'est sur quoi les états libres ont différé, et c'est en cela que consistent leurs constitutions respectives. Les auteurs qui ont écrit sur ces matières ont distingué trois pouvoirs :[p.128]le législatif, le judiciaire et l'exécutif. Ces pouvoirs, disent-ils, doivent être séparés. Mais ils ne l'ont jamais été et ne peuvent jamais l'être entièrement. Sans doute le pouvoir judiciaire qui, convenablement exercé, n'est rien que l'application des règles générales ou lois aux cas particuliers, sans distinction de personnes, peut être ainsi séparé ; et nous avons déjà vu que dans la constitution anglaise, cette division a été très-sagement et très-réellement exécutée. En Angleterre, le pouvoir judiciaire est indépendant et entièrement séparé de tout pouvoir politique.

Les deux autres pouvoirs peuvent être proprement appelés l'exécutif et le délibératif. Le mot législatif suppose simplement le droit de faire des lois et je ne me rappelle pas un état ou un tel droit ait été entièrement détaché du pouvoir exécutif. Ces deux pouvoir sont, par le fait, dans toute constitution, une influence et une action continuelles l'un sur l'autre. Le pouvoir délibératif en Angleterre réside dans trois corps, dont un est élu par le peuple lui-même. Nous avons déjà parlé de la représentation en général.

Rien n'est toutefois plus important pour[p.129]un état que de placer dans des mains dignes de le soutenir, le pouvoir de faire des traités, de déterminer les relations avec l'étranger, de diriger en temps de guerre les opérations des flottes et des armées, en un mot, tout ce qu'on appelle pouvoir exécutif. Deux méthodes ont été généralement suivies dans la disposition de ce pouvoir.

La première est de le placer entre les mains d'une personne nommée empereur, sultan ou roi, dont la conduite n'est soumise à aucun examen. Cette méthode a un désavantage évident, c'est que le talent n'est pas héréditaire, et que, comme l'a fort bien dit lord Halifax, on ne prend pas un homme pour cocher, parce que son père était cocher avant lui. Une conséquence nécessaire de cette forme de gouvernement, c'est que la paix et la sécurité de l'état dépendent entièrement d'un homme mal élevé ; car il est très-difficile, pour ne pas dire impossible, qu'un roi puisse recevoir une bonne éducation. On pardonne à toutes ses passions, à toutes ses folies ; son ignorance est appelée génie, sa stupidité, sagesse. Mais, ce qu'il y a de pire, rien ne peut exciter en lui le travail et l'émulation.

[p.130]

Les autres hommes, nobles ou laboureurs, ne peuvent se distinguer de leurs égaux quepar l'excellence de leur caractère moral, la supériorité de leurs talens, ou les avantages qu'ils ont retirés de leur industrie. Mais un roi, sans aucun effort moral ni intellectuel, est placé au-dessus de tous. Aussi, dans cette absence de toute ambition utile, il cherche à se rendre célèbre comme buveur, comme joueur d'instrumens, ou par quelqu'autre talent facile à acquérir, ou bien, ce qui est pire encore, il aspire à la gloire en commandant les armées et en saccageant les provinces. L'état, cependant, entièrement abandonné à un tel guide, devient faible par la faiblesse du maître, vicieux par ses vices, pauvre par ses extravagances, méchant par son ambition. Ainsi la monarchie absolue est un état de choses destiné à rendre un homme pire que le reste de la nation, et à placer ensuite toute la nation sous les ordres de cet homme.

L'autre forme de gouvernement, qui du moins est plus raisonnable, est celle qui confie le pouvoir exécutif aux mains d'un citoyen élu à cet effet pour un certain période de[p.131]temps, et responsable de sa conduite devant le peuple en général.

Voici l'inconvénient de cette méthode : les hommes qui ont possédé un pouvoir de cette espèce, et qui sont devenus incontestablement les premiers hommes de l'état, désirent naturellement retenir leur pouvoir plus long-temps que la loi ne le leur permet, et même toute leur vie. Supposons même qu'ils unissent ce qu'on voit bien rarement uni, le désir de faire de grandes actions avec une juste crainte d'enfreindre les libertés de leur pays ; l'esprit de l'homme est naturellement si soupçonneux, qu'à peine un citoyen s'est-il élevé au-dessus de ses compatriotes, on lui suppose le désir de se rendre absolu. Presque toutes les démocraties ont fait naufrage contre l'un ou l'autre de ces écueils.

Athènes bannit ses meilleurs citoyens par l'ostracisme. Rome éloigna de son sein Camille, Coriolan, Marius, et un homme plus grand qu'eux tous, Scipion. Elle tomba enfin victime du pouvoir militaire de César et de son ambition d'être roi. La Hollande, après de longs débats, succomba enfin sous la domination du prince d'Orange. Machiavel cite[p.132]Sparte et Venise comme des exceptions à la règle générale. Mais Venise acheta bien cher sa sûreté, car elle ne l'obtint que par la loi qu'elle se fit d'exclure du commandement militaire ses propres citoyens, et de conférer à des étrangers les plus riches récompenses que puisse donner un état. La méthode adoptée à Sparte était sous plusieurs rapports semblable à celle de l'Angleterre, à la quelle nous allons passer.

Le pouvoir exécutif en Angleterre est placé nominativement entre les mains d'un roi héréditaire. Ses pouvoirs sont connus et déterminés par la loi, et par là même peuvent être dépassés plus difficilement que ceux de tout autre emploi extraordinaire, inconnu à la constitution. C'était là l'argument le plus solide avancé par Whitelocke et ses adhérens, pour engager le protecteur Cromwell à accepter le titre de roi[26]. En même temps, la force de la loi, et le respect établi pour la majesté royale présentent un invincible obstacle à tout grand homme qui pourrait aspirer à[p.133]se rendre absolu. L'opinion publique est si bien établie, que jamais un grand général n'a songé à renverser les libertés de son pays. Leduc de Marlborough fut renvoyé de son commandement aussi aisément qu'un simple officier, et le duc de Wellington, après tous ses succès et toutes ses dignités, occupe une place de peu d'importance dans un ministère, sans se faire remarquer ni par sa popularité ni par son habitude de domination.

Mais tandis que la prérogative royale présente d'un côté une barrière presqu'insurmonlable à l'ambition d'un sujet qui pourrait aspirer à devenir souverain de l'état dont il est né simple citoyen, elle est, de l'autre part, entièrement soumise au contrôle général du peuple. Ainsi le roi, par sa prérogative, a le commandement de l'armée ; mais cette armée n'est maintenue qu'en vertu de la loi qui punit la révolte et la désertion, loi renouvelée d'année en année. Le roi a le droit de déclarer la guerre : mais si la chambre des communes lui refuse des secours d'argent, il ne peut la continuer pendant une semaine. Le roi peut faire un traité de paix, mais s'il est déshonorant pour l'état, les ministres qui[p.134]l'ont signé peuvent être accusés. Un ordre, même personnel du roi, ne justifierait point un mauvais acte d'administration. Le comte de Danby fut accusé pour une lettre qui contenait un post-scriptum de la propre main du roi, déclarant qu'elle était écrite par son ordre. Le principe de la constitution est que le roi ne peut rien faire sans ses conseillers légaux ; et cette maxime est poussée si loin, qu'un ordre d'incarcération donné par le roi seul, quoiqu'il soit la source de toute justice, fut regardé comme nul, parce qu'il n'y avait point de ministre responsable pour cet objet.

De la doctrine de la responsabilité des ministres, il suit qu'ils doivent jouir de la confiance des communes : autrement leurs mesures rencontreront des obstacles, leurs promesses de la méfiance, et eux-mêmes se trouvant arrêtés à chaque pas, dirigeront leurs efforts sur l'anéantissement de la constitution. C'est précisément ce qui arriva sous le règne de Charles I et de Charles II. Il n'y avait qu'un moyen de prévenir le renouvellement de pareils maux ; c'était de donner au roi un revenu si borné qu'il fût toujours forcé d'assembler le parlement pour subvenir aux[p.135]dépenses ordinaires de son gouvernement. Ce point, plus important qu'aucune garantie du bill des droits, donna lieu à une discussion très-animée dans la chambre des communes. Les Torys, désirant plaire au nouveau roi, prétendirent, contre toute justice et toute raison, que le revenu accordé à Jacques II pour la vie, appartenait de droit à Guillaume, aussi pour la vie. La résistance des Whigs à cette prétention réussit : la chambre vota pour le roi420,000 livres sterling, payables de mois en mois. Les communes bientôt après se firent présenter tous les comptes du règne du roi Jacques ; il fut prouvé que son gouvernement, sans aucune guerre, coûtait à l'état, l'un portant l'autre, 1,700,000 liv. sterl. par an ; on donna à Guillaume un revenu annuel de1,200,000 liv. st.; il devait, avec cette somme, pourvoir aux dépenses d'une guerre formidable.

Par cet arrangement, la couronne devint pour jamais dépendante du parlement. Sans donner même aucun conseil, le moindre symptôme d'une intention de suspendre les revenus suffit pour renverser tous les plans du gouvernement et faire renvoyer les ministres.[p.136]Dès-lors la chambre des communes a le pouvoir de contrôler d'une manière plus sûre et plus efficace les actes du magistrat suprême. Quelques luttes qu'il y ait eu depuis, elles ne sont point sorties du sein de la chambre des communes. Les hommes ambitieux, au lieu de tenter, selon les différens partis, de détruire la monarchie ou de se passer du parlement, n'ont cherché qu'à s'élever au ministère par la faveur des représentans du peuple, ou bien à servir la couronne, soit en corrompant cette assemblée par toutes les séductions de l'influence, soit en empoisonnant les sources d'où elle a tiré son autorité. Et quoique l'on ait pu dire sur la prépondérance de la seconde de ces méthodes de gouvernement, encore est-il certain qu'après la révolution, ce furent toujours les hommes d'état dont les principes politiques étaient marqués au coin de l'approbation générale, qui conservèrent le plus long-temps le pouvoir. Un ami de la liberté ne fut plus réduit à l'alternative de défier l'autorité de son souverain, ou de périr sous la hache du bourreau ; les sentimens qu'il avait exprimés devant le peuple, il put les redire devant le[p.137]prince ; et les mêmes mesures qu'il avait recommandées comme simple membre du parlement, il fut par la suite en état de les proposer comme conseiller de son souverain. Ainsi l'harmonie s'établit entre les diverses parties de notre constitution, jusque-là discordantes ; tandis que la manière dont on y parvint donna en même temps un nouvel aiguillon à l'émulation, plus de liberté au peuple, d'autorité au parlement, et de stabilité au trône. Ainsi les grands principes de la liberté anglaise furent mis en action après la révolution de 1688, dont les auteurs, sans ambitionner la renommée de fondateurs d'une nouvelle forme de gouvernement, acquirent à la nation la pleine jouissance des droits et des libertés qui avaient coûté à leurs ancêtres et à eux-mêmes tant de peines et de travaux. Ainsi ce noble ouvrage fut à la fois une leçon pour les grands et pour le peuple ; les premiers apprirent à éviter la tyrannie, et l'autre à être modéré.

Nous avons parcouru maintenant les différentes parties de cette forme de gouvernement, que les préjugés et les sophismes ont cherché à déprécier. Ceux qui n'ont été ébranlés[p.138]par rien de ce qu'ils ont lu dans l'histoire, et qui soutiennent encore que la liberté ne peut fleurir sous notre monarchie barbare et féodale, seront peut-être frappés du passage suivant ; il est d'un juge impartial.

M. de Talleyrand, en parlant de l'Amérique, après avoir remarqué la partialité des Américains pour les maximes et les manières anglaises, poursuit ainsi :

« Qu'on ne s'étonne pas, au reste, de trouver ce rapprochement vers l'Angleterre, dans un pays où les traits distinctifs de la constitution, soit dans l'union fédérale, soit dans les états séparés, sont empreints d'une si forte ressemblance avec les grands linéamens de la constitution anglaise. Sur quoi repose aujourd'hui la liberté individuelle en Amérique? Sur les mêmes fondemens que la liberté anglaise, sur l'habeas corpus et sur le jugement par jurés. Assistez aux séances du congrès, à celles des législatures particulières ; suivez les discussions qui préparent les lois nationales :où prend-on ses citations, ses analogies, ses exemples? Dans les lois anglaises, dans les coutumes de la Grande-Bretagne, dans les règlement du parlement. Entrez dans les cours[p.139]de justice, quelles autorités invoque-t-on ?Les statuts, les jugemens, les décisions descours anglaises. Certes, si de tels hommes n'ont pas une tendance vers la Grande-Bretagne, il faut renoncer à reconnaître l'influence des lois sur les hommes, et nier les modifications qu'ils reçoivent de tout ce qui les entoure. Inutilement les noms de république et de monarchie semblent placer entre les deux gouvernemens des distinctions qu'il n'est pas permis de confondre. Il est clair, pour tout homme qui va au fond des idées, que dans la constitution représentative de l'Angleterre, il y a de la république, comme il y a de la monarchie[27] dans le pouvoir exécutif des Américains.

[p.140]

 

Chapitre XV. Gens de loi.

 

Rex sub lege. Bracton.

Parmi d'autres chicanes qui ont attaqué l'exercice de notre constitution, un cri s'esté levé contre l'influence des gens de loi. Cependant, depuis les temps les plus reculés, cette influence s'est fait sentir pour le plus grand bonheur du pays. Bracton, juge sous le règne d'Henri III, et bien plus encore Fortescue, premier juge sous celui d'Henri VI, sont au nombre des plus anciennes autorités en faveur des libertés de la patrie. Au commencement des discussions avec les Stuarts, les noms de Coke et de Selden brillent d'un heureux éclat dans les rangs de l'indépendance. Dans la seconde guerre contre eux, parmi une armée de magistrats, ayant à leur tête le vénérable Maynard, paraît ce modèle de vertu[p.141]et de modération, le sage et révéré Somers. Après lui nous passons à lord Cowper, chancelier Whig, qui cependant s'opposa au bill de peines et amendes contre Atterbury, comme une violation inutile de la justice. Son successeur, comme ami de la liberté, est lord Camden, qui, par ses admirables jugemens sur la question de la prise de corps en général et du libelle, sauva son pays des serviles doctrines qui menaçaient de l'inonder.

Dans la chambre des communes, les membres qui ont pris le plus de part aux débats, ont été généralement des hommes de loi. C'est le résultat naturel de leur habitude de la parole, et nous les voyons siéger également aux deux côtés de la chambre. Dans les rangs de l'indépendance, nous pouvons compter une longue suite de noms brillans qui commencent avant lord Coke, et qui ne se terminent pas à Dunning.

Je ne croirais pas nécessaire d'aller plus loin, si je n'étais fâché de laisser passer une occasion d'exprimer mon admiration pour ce grand génie, dont l'épée et le bouclier protégèrent la liberté et l'indépendance, durant le désastreux période de la révolution française.

[p.142]

Défendu par lui, le gouvernement trouva, dans le plus humble individu qu'ils attaquèrent, la voix et l'âme d'Hampden, un orateur invincible et un patriote indompté. Puisse le souvenir de ces débats et de ces triomphes, répandre son éclat sur les derniers jours de cet homme illustre, et allumer dans l'âme de ceux qui ont embrassé les mêmes études, l'ardeur de chercher les mêmes inspirations !

De tels exemples pourraient nous faire croire que l'étude des lois, en donnant aux hommes une plus juste connaissance de leurs droits, les anime d'un plus vif désir de les conserver ; et, en les faisant pénétrer plus avant dans notre constitution, les met mieux en état d'en apprécier et d'en chérir l'excellence. Malheureusement, néanmoins, il y a d'une autre part des exemples d'hommes qui, éblouis des récompenses brillantes dont la couronne peut disposer dans la carrière des lois, se sont rendus des instrumens de tyrannie et de corruption. Mais ce n'est pas là le privilège exclusif des gens de loi. Ce méprisable lord Strafford, qui vendit son pays pour une place et la pairie, était un noble de province ; et le faux lord[p.143]Bolingbroke, qui trahit son bienfaiteur et chercha à établir une race de despotes proscrite par la nation, était un bel esprit et un homme à la mode.

[p.144]

 

Chapitre XVI. Partis, règne de la reine Anne.

 

Un parti est un corps d'hommes réunis pour favoriser, par leurs efforts communs, l'intérêt national, d'après quelque principe particulier sur lequel tous sont d'accord. Les hommes qui pensent librement peuvent, en quelques points, ne pas penser de même ; toutefois, comme la plus grande partie des mesures qui ont lieu dans le cours des affaires publiques, ont un rapport ou une dépendance quelconque avec quelque grand principe général et moteur dans le gouvernement, un homme serait singulièrement malheureux dans le choix de sa société politique, s'il ne s'accordait pas avec ses amis au moins neuf fois sur dix. C'est là tout ce qu'on a jamais exigé pour imprimer à une réunion le caractère de la plus grande uniformité et de la constance. Comment des hommes peuvent-ils agir sans aucune espèce de liaison entre eux, c'est ce que je ne comprends point du tout. Quelle espèce de matériaux doivent entrer dans l'organisation et la constitution d'un homme qui pourrait siéger des années entières dans le parlement, avec cinq cent cinquante de ses con[p.145]citoyens, au milieu des tempêtes de tant de passions orageuses ; dans la terrible lutte de tant d'esprits, de mœurs, de caractères différons ; dans l'agitation de tant de questions importantes ; dans la discussion de tant de vastes et puissans intérêts, sans voir aucune sorte d'hommes dont le caractère, 1a conduite ou les idées pussent l'engager à s'associer avec eux, pour les aider ou en être aidés dans quelque pla d'utilité publique ?

Burke.

Le règne de la reine Anne est aussi remarquable par les débats violens, que celui de Georges Ier par l'ascendant prononcé d'un parti. Il est curieux de considérer les effets et des débats et du triomphe. Mais d'abord cherchons à expliquer en peu de mots l'existence des partis, et à justifier l'intégrité de ceux qui avouent qu'ils appartiennent à un parti. La défense des partis en général doit rester, sans contredit, où M. Burke l'a placée. Il n'est rien de plus frappant ni de plus profond que ses écrits à ce sujet. Mais quoique ses raisonnemens n'aient jamais été et ne puissent jamais être réfutés, un certain degré de faveur environne encore l'homme qui déclare qu'il n'appartient à aucun parti, comme si[p.146]c'était là se purger de l'imputation d'injustice ou d'intérêt personnel.

La division de l'Angleterre en deux grands partis fut d'abord, je le présume, et est encore aujourd'hui la conséquence de grandes et irréconciliables différences d'opinions.

Les Torys regardent l'agrandissement de la couronne comme l'objet principal du gouvernement. Avouant, comme ils le font encore aujourd'hui peut-être, que le pouvoir est confié au roi pour le bien public, ils pensent cependant que le bien public exige que le prince soit libre dans l'exercice de ses prérogatives autant que la loi le permet. Tant qu'il reste dans les bornes légales qui lui sont assignées, ils sont extrêmement éloignés de vouloir contrôler son pouvoir. S'il dépasse ces bornes, s'il expose la patrie à un danger éminent, ils sont prêts à s'opposer à la couronne par leurs votes au parlement, ou par quelqu'autre moyen légal. Il suit cependant de leur doctrine qu'ils tendent toujours à soutenir le roi avant tout, dans toutes ses mesures, et à ne lui refuser leur sanction que dans le cas où ces mesures auraient placé l'état dans un si grand péril, qu'ils se trouvent obligés[p.147]malgré eux à dévoiler leurs propres opinions.

Les Whigs songent plutôt au peuple, dont le bien-être est le but et l'objet de tout gouvernement. Ils soutiennent que, puisque les conseillers du roi sont responsables de ses mesures, le devoir du parlement est d'examiner et de prononcer si ces mesures sont sages et salutaires. Ils sont donc prêts à s'opposer à tout exercice de la prérogative royale qui leur paraît imprudent ou intempestif, et à insister, quelquefois peut-être avec trop de hauteur, sur l'adoption des principes politiques qu'ils considèrent comme les plus convenables aux besoins et à l'état du pays.

Telle me paraît être l'idée générale qu'on doit avoir des opinions des Whigs et des Torys. Je sais que la doctrine des Tory s n'est pas avouée aujourd'hui si positivement qu'autrefois ; mais elle anime plus que jamais, s'il est possible, les vues et la conduite de ce parti.

Si j'ai exposé les choses sous leur vrai point de vue, on sent qu'une séparation éternelle entre les deux partis était inévitable.

Maintenant, supposons un jeune membre du parlement arrivant à Londres au commencement[p.148]du règne d'Anne. Il adopte, si vous voulez, les opinions générales des Torys. Il vote habituellement, mais non pas toujours avec ce parti. Naturellement il se lie avec quelques-uns d'entr'eux. Il discute d'avance les questions que l'on doit traiter. Ces conversations le mènent à une union plus intime ; on écoule ses opinions, on dissipeses doutes dans le cours d'une discussion amicale. Quelquefois, quand une mesure est une affaire de parti plutôt qu'une affaire de principes, il rattache son opinion personnelle à celle des hommes les plus recommandables de la société dont il est membre. Il pense que plusieurs hommes habiles, et un grand nombre de vrais patriotes, raisonnant d'après les mêmes principes que lui, seront probablement plus en état de décider avec justesse qu'il ne serait lui-même capable, seul au milieu de toute la chambre des communes, de tirer une conclusion exacte de quelques données générales : en un mot, il est homme de parti. Ainsi, sans blesser la conscience, un parti se forme, se consolide, et les hommes prennent cette espèce d'esprit monacal, qui, selon la remarque d'un étranger connu[p.149]par sa sagacité[28], domine dans les réunions politiques de l'Angleterre.

Passons maintenant aux suites de l'esprit de parti. Parmi ses mauvais effets nous devons compter le défaut de franchise qu'il produit nécessairement. Peu d'hommes peuvent entrer dans la chaleur des discussions politiques, échauffés encore par une troupe d'amis qui s'animent et se supportent l'un l'autre, sans attribuer à leurs adversaires des intentions et des motifs dont ils sont aussi éloignés qu'eux-mêmes. Il y a un autre mal ; c'est que les hommes s'habituent à ne point céder au penchant naturel de leur esprit, quand leurs opinions les amènent à admettre quelque erreur sur laquelle leurs adversaires ont appuyé, ou qui peuvent les exposer au reproche de faiblesse ou d'inconséquence. L'obstination à soutenir une erreur parce que l'aveu de la vérité ferait triompher un adversaire, a fait adopter à plusieurs ministres anglais le plan de conduite le plus nuisible aux intérêts de la patrie.

En attribuant ces maux à l'esprit de parti,[p.150]je n'entends point rattacher à la même cause le reproche d'exagération qui suit toute discussion politique. Une telle exagération est, je pense, inévitable. Il est vrai que tout homme d'état se trouve souvent dans le cas de peser avec un certain degré d'incertitude les raisons pour ou contre une mesure qu'il soutient ou combat ensuite avec autant de chaleur et de confiance que s'il ne pouvait y avoir deux opinions sur la question ; mais il ne s'ensuit pas de là qu'il serait juste ou utile de produire au public tous les argumens qui lui sont venus à l'esprit avant d'en venir à une décision. Quel serait, par exemple, l'effet du discours d'un ministre qui, proposant de voter les dépenses d'une nouvelle guerre, appuirait sur les hasards qui peuvent l'environner, et sur le nouveau fardeau dont elle doit infailliblement charger l'état ? Il ne produirait évidemment que le découragement, et peut-être un traité honteux. Et en effet, les moindres mots qu'un homme laisse échapper en opposition à son opinion définitive, ont plus de poids contre elle, que les argumens les plus puissans n'en pourraient avoir en sa faveur. Ils font[p.151]perdre courage à ceux qui la partagent ; ils animent davantage l'opposition ; et cela ne vient point de l'esprit factice de parti, mais de la nature elle-même. Ainsi va le monde ; rarement la vérité repose tout entière d'un côté ; et pourtant l'esprit humain est tellement constitué, qu'il faut qu'il embrasse un seul parti, ou qu'il retombe dans l'inaction.

Je n'impute pas non plus à l'esprit de parti la corruption qui achète des votes dans le parlement. Quelques personnes, je le sais, imaginent que le ministère a recours à la corruption, seulement parce qu'elle est nécessaire pour le fortifier contre l'opposition. Mais il est évident que dans un gouvernement libre comme le nôtre, les ministres feront toujours usage de l'influence de l'or et de la faveur qu'ils tiennent dans leurs mains, pour s'acquérir des partisans ; car un ministre sait très-bien qu'il doit avoir des partisans. Il ne peut raisonnablement fonder son administration sur l'appui que peuvent lui obtenir ses raisonnemens en faveur de chaque mesure en particulier. Or, des deux moyens de se procurer des adhérens, l'intérêt et l'esprit de parti, ce dernier est infiniment préférable.

[p.152]

Bien des hommes, ce me semble, abandonneraient leurs opinions et sacrifieraient leurs principes pour une place, qui cependant ne quitteraient pas un parti auquel ils sont attachés par passion et par affection, aussi-bien que par raison.

Ainsi donc l'esprit de parti, loin d'être une cause de corruption et d'influence illégitime, s'y oppose souvent et la remplace. Quelques personnes, sans doute, croient possible de gouverner le monde avec des intentions pures et par la seule force du raisonnement ;mais, comme l'a bien dit M. Wilberforce, en parlant de la religion, « l'homme n'est pas seulement un être intelligent. Video meliora, proboque ; détériora sequor, est un mot que chacun de nous, hélas ! peut s'appliquer tous les jours. La plus légère tentation suffit souvent pour nous entraîner à agir en opposition directe aux argumens les plus clairs de notre raison, à nos plus chers intérêts, à nos résolutions les plus positives. Ces observations, poursuit le sage auteur, s'appliquent également, quoique selon différens degrés, à tout ce qui exige des efforts laborieux, pénibles et continus, à tout ce dont[p.153]on peut supposer que nous serons détournés ou par des obstacles ou par les séduisantes sollicitations du plaisir. Que faire donc quand il se présente une de ces entreprises difficiles et nécessaires ? La réponse est facile : vous ne devez pas seulement chercher à convaincre l'intelligence, mais aussi à toucher le cœur, et pour cela il faut appeler à votre aide la force des passions[29]. »

Les bons effets de l'esprit de parti en Angleterre sont nombreux et importans. Le premier, dont je viens de parler, c'est qu'il donne un corps à ces opinions subtiles et fugitives des politiques, et les rattache d'une manière constante à des principes solides et durables. Le véritable homme de parti trouve dans son esprit certaines règles générales de politique, semblables aux lois universelles de la morale, d'après lesquelles il décide toute question nouvelle et douteuse. La foi dans la justice de ces principes le met en état de résister aux fascinations, aux séductions de l'intérêt, aux sophismes qui soutiennent les projets : et sa conduite[p.154]acquiert quelque chose de cette fermeté, privilège de l'intégrité et de la sagesse.

L'union de plusieurs personnes dans les mêmes vues, donne à un parti le pouvoir de soutenir des mesures auxquelles on n'accorderait, sans cela, aucune attention. Il y a plusieurs propositions éminemment utiles, mais peu faites pour se concilier la faveur populaire, qui, par les efforts vigoureux et soutenus d'un parti, finissent par devenir des lois. Le chariot arrive enfin à sa destination ; mais un coursier seul eût sans doute été forcé de retourner sans bruit à la place dont il était parti.

Le plus grand avantage produit par l'esprit de parti, est peut-être de faire un corps des diverses opinions d'un peuple pour le moment actuel. Ces opinions sont quelquefois si violentes, que, si elles ne trouvaient pas une issue dans le parlement, elles briseraient toute la machine. Heureusement, quand elles renversèrent sir Robert Walpole, le peuple plaça sa confiance (confiance mal justifiée peut-être) dans l'opposition ; et, quand lord North parut avoir tout détruit, la nation chercha son salut dans lord Rockingham et dans M. Fox.

[p.155]

Il se peut qu'il y ait une révolution en Angleterre ; mais il est difficile que la nation n'essaie pas d'abord des résultats possibles d'un changement de ministres. Peut-être aussi ce changement sera-t-il trop différé pour être efficace.

En énumérant les mauvais effets de l'esprit de parti, je n'ai point parlé des animosités et des discussions violentes qu'il produit. De soi-disant philosophes, des femmes à sentimens et des hommes efféminés font des lamentations éternelles sur nos divisions politiques et nos élections si violemment contestées. Mais les hommes d'un esprit généreux savent que c'est là l'arsenal où se préparent la liberté et la prospérité d'une nation.

C'est au milieu des feux et sur l'enclume retentissante que la liberté reçoit sa forme, sa trempe et sa force.

Venons-en maintenant à l'histoire des deux partis, depuis la révolution jusqu'au règne de Georges I.

Nous avons vu les Whigs refuser à Guillaume un revenu permanent, qui l'eût rendu indépendant de son peuple. Il cassa le parlement en 1690 avec un mécontentement assez[p.156]prononcé. La chambre suivante était Tory ;et sir John Trévor, Tory des plus violens, fut créé premier commissaire de la trésorerie. Il entreprit de répandre l'or, de manière à s'assurer des votes de la majorité : ce fut le premier exemple de corruption mis en système depuis la révolution. Trévor fut ensuite puni pour corruption dans une question relative au bill des orphelins. Alors s'éleva une lutte violente entre les Whigs et les Torys, pour obtenir la faveur du roi et la confiance du peuple. Le renvoi de Monmouth et de Warrington signala et affermit le succès des Torys. Ils furent appuyés par la petite propriété et la noblesse de campagne qui craignait dans les Whigs un penchant à innovertant en politique qu'en religion. De l'autre part, les Whigs étaient estimés du peuple, comme s'étant opposés dans l'origine au pouvoir arbitraire, et avaient l'honneur aussi bien que la responsabilité du nouvel ordre de choses. Pour le soutenir, ils accoururent avec leurs richesses dans un moment d'embarras, et déterminèrent aussi leurs amis de la cité, qui étaient alors comme auparavant, le solide appui de la liberté, à prêter une large[p.157]somme au gouvernement. Par là, les Whigs attachèrent au parti des hommes d'une grande fortune, et se distinguèrent, à leur avantage, des Torys, qui ne voulaient ou ne pouvaient faire d'avances considérables. Alors le roi, qui avait placé sa confiance dans Ranelagh, Rochester et Seymour, dévoila le penchant qui l'attirait vers les Whigs, éleva Somers et Shrewsbury aux premiers emplois, et donna une sanction tardive au bill triennal. Après la paix de Riswick, les Whigs se déclarèrent pour le maintien de la garde hollandaise ; et peut-être avaient-ils raison, quoique la ligne de conduite qu'ils suivirent les exposât trop à la haine populaire. C'était là l'idée favorite de notre libérateur ; elle échoua, et c'est une grande preuve de l'extrême faiblesse de l'autorité royale à cette époque. Il serait moins facile peut-être de défendre le parti des Whigs dans sa conduite, par rapport à une nouvelle compagnie des Indesorientales. Il peut encore moins échapper au reproche d'avoir souffert en silence la conclusion du traité de partage. Par ce traité, Guillaume se confia imprudemment à la foi du roi de France, et disposa, sans aucun[p.158]droit, de toute la monarchie d'Espagne, pendant la vie même du roi régnant. Combiner ainsi d'avance ce partage, c'était en même temps outrager les Espagnols et irriter l'empereur. Ce partage était à la fois téméraire en politique, mal fondé en bonne morale, et impraticable dans l'exécution. Avec des armes aussi imprudemment fournies par leurs adversaires, le parti de la province attaqua violemment les Whigs dans la chambre des communes ; Orford et Somers furent éloignés et disgraciés ; un ministère Tory fut établi, et ce fut le dernier sous Guillaume.

La reine Anne monta sur le trône avec de violens préjugés en faveur de la politique des Torys et dans l'église et dans l'État, et des bills sévères contre la conformité occasionnelle ou simulée furent reçus avec applaudissement par une chambre composée en grande partie de Torys. Mais les inclinations naturelles de la reine plièrent sous les avis de Marlborough, qui, bien que Tory, acquit la conviction que lord Rochester ne pousserait pas la guerre avec activité, et que les Whigs seuls partageaient les sentimens que Guillaume avait exprimés dans son dernier[p.159]discours au parlement. Voyant bien qu'une résistance vigoureuse aux armes de Louis XIV pouvait seule sauver les libertés de l'Europe, Marlborough conseilla à sa maîtresse de donner son appui aux Whigs. Lord Cowperfut nommé chancelier. Ce ne fut néanmoins qu'avec beaucoup de répugnance que la reine consentit à admettre à ses conseils des hommes dont elle détestait les principes politiques ;et des années entières se passèrent en efforts à la cour pour faire élever Sunderland et Somers à des emplois supérieurs. Il ne serait pas juste d'attribuer ces demandes des chefs du parti Whig à l'unique amour des places : leur ambition était d'une nature plus noble. Ils aspiraient à gouverner l'État selon leur propre système, et se voyaient contrariés dans tous leurs efforts par la négligence volontaire des Torys, qui remplissaient des places moins élevées dans l'administration. Godolphin dit qu'il n'y avait pas un Tory dans les bureaux du ministère qui ne se fit répéter dix fois l'ordre d'exécuter une chose, et qu'alors elle se faisait avec toute la difficulté et toute la lenteur imaginable. Cette remarque ne sert pas peu sans doute à justifier l'importunité[p.160]que mirent les Whigs à demander le renvoi de sir C. Hedges du poste de secrétaire d'état, pour lui en donner un plus permanent et plus avantageux, mais sujet à moins de responsabilité[30].

Les Whigs ne tenaient leur pouvoir que d'un titre précaire. Leur invasion hautaine du cabinet rendit implacable contre eux la haine de la Reine, qui dès le commencement était leur ennemie. Chaque jour elle était excitée à de petits actes d'hostilité par Mme. Masham, qui avait succédé à la duchesse de Marlborough dans le gouvernement de son esprit faible et dans l'amitié de son ignoble cœur. On n'attendait plus qu'un prétexte plausible ou agréable au peuple pour éloigner le général qui illustrait le nom anglais par ses victoires, et l'homme d'état dont la réputation était fondée sur sa sagesse autant que sur son amour pour la liberté. Marlboroughet Somers tombèrent ; Harley et Saint-Johnparurent ; c'est ainsi que lorsque les statues[p.161]des dieux et des héros sont renversées, les reptiles se montrent à la lumière.

Il faut pourtant avouer que les Whigs donnèrent prise aux attaques de leurs ennemis. Le procès du docteur Sacheverel était inutile et imprudent. Sous un gouvernement consolidé il n'était pas extrêmement sage de proclamer à haute voix la doctrine de la résistance, et il ne pouvait y avoir un bien grand danger à laisser un prêtre sans importance vanter en paix ses absurdités. La solennité d'une accusation, le déploiement de toutes les forces de l'état contre un simple individu, ne pouvaient manquer d'exciter de nouveau des cris en faveur du haut clergé, pour lequel le peuple a eu tant de penchant à diverses époques de notre histoire, et qu'on aurait dû laisser tomber dans l'oubli. Une nouvelle chambre des communes, entièrement favorable aux Torys, fut le fruit de la popularité de Sacheverel et de l'opinion bien connue de la reine ; et c'est ici que commence l'histoire des quatre dernières années d'Anne, où la presse fut entravée, l'intolérance favorisée, nos alliés abandonnés et une paix désavantageuse conclue ; et si la reine ne fût pas morte à propos, l'électeur[p.162]de Hanovre ne serait peut-être jamais monté sur le trône auquel l'avait appelé le bill de succession.

Nous venons de passer en revue les combats des partis sous les deux, premiers souverains qui régnèrent depuis la révolution. Dans ces temps l'intégrité politique était rare et l'animosité de parti violente ; mais le peuple jouait le rôle d'arbitre entre les puissances belligérantes ; et, en général, l'élévation et la chute de chacune d'elles semblent avoir été en proportion de leur mérite. Il faut cependant en excepter l'élévation d'Harley et de Saint-John, hommes qui furent assez bas pour flatter Marlborough dans le dessein de le tromper et de le supplanter, et qui auraient dû ne pas sortir de leur obscurité native. À cela près, la lutte des deux partis fut une lutte entredeux idées politiques où était comme déposé le bien de l'État, ou entre deux grands principes, dont l'un ou l'autre devait servir de base au gouvernement anglais. Des deux côtés se distinguèrent des hommes qui avaient de grands talens, de vastes biens et une longue expérience ; et vers quelque côté que la nation penchât, elle devait trouver plus de liberté,[p.163]plus de sécurité personnelle et plus de tranquillité exempte de persécution religieuse (sans parler de la gloire et de la considération au dehors) qu'elle n'en avait jamais connu.

[p.164]

 

Chapitre XVII. Responsabilité des fonctionnaires publics. Bill des peines et amendes.

 

Le parlement a aussi le pouvoir de punir quiconque juge pour l'homme et non pour le seigneur ; quiconque fait acception des personnes ou reçoit des présents, ou de quelque manière que ce soit, prévarique dans sa charge.

Whitelocke, Notes sur les Ordonnances du roi.

Il est absolument nécessaire à la conservation d'une forme établie de gouvernement, qu'il existe un moyen légal de punir ceux qui tentent de la subvertir. Pour cette raison, le magistrat revêtu du pouvoir exécutif est toujours investi des moyens de mettre en jugement les personnes qui conspirent contre son autorité légitime ou la leur propre. Il ne sert de rien au rebelle de dire que s'il avait réussi il aurait eu en main l'autorité de[p.165]l'état ; cela est très-vrai ; il peut être vrai aussi qu'il l'eût mieux exercée ; mais jusqu'à ce que le gouvernement soit dissous, il doit, pour prévenir l'anarchie, infliger des châtimens sévères à ceux qui s'insurgent ouvertement contre lui.

De la même manière, et pour les mêmes raisons, il doit y avoir dans un état libre un moyen légal d'accuser ceux qui ont abusé de l'autorité à eux confiée, dans le dessein d'usurper un pouvoir illégal, ou de corrompre les citoyens, ou de parvenir à des fins contraires à l'intérêt général de la société. Dans ce cas, ce n'est pas le dépositaire de l'autorité qui peut avoir le pouvoir discrétionnaire de traduire en jugement ; car c'est en général lui dont on se plaint ; ce pouvoir doit résider dans la partie populaire du gouvernement. C'est donc en vertu d'une provision sage que chez nous la chambre des communes a le droit d'accusation. Par ce pouvoir extraordinaire, les représentans du peuple sont en état de dénoncer, comme coupables de haute trahison, tous ceux qui violent la loi relative à ce sujet ; ils sont en état de dénoncer, comme coupable de grands crimes et délits, tout[p.166]ministre dont la conduite est nuisible à l'intérêt de la nation. Quelques esprits étroits, je le sais, ont soutenu qu'on ne peut mettre en accusation un fonctionnaire que pour des délits définis par la loi ; mais cette doctrine est en contradiction évidente avec les trois quarts des mises en accusation de ce genre. Donnons-en un seul exemple : celui des ministres qui signèrent le traité de partage, à Utrecht. La chambre des communes décida, le 1er avril 1701, « Que Guillaume, comte de Portland, s'était rendu coupable, en négociant et concluant le traité de partage(qui était destructif du commerce de ce royaume et dangereux pour la paix de l'Europe), et serait accusé de grands crimes et délits. » Or, je le demande, quel jury pouvait prendre sur soi de déclarer qu'un traité était destructif du commerce anglais ; ou de passer une sentence de culpabilité sur un individu accusé d'avoir compromis la paix de l'Europe ?

On en peut dire autant des accusations portées contre Oxford et Bolingbroke, pour avoir signé le traité d'Utrecht. Ceux qui prétendent que les délits du ressort des tribunaux[p.167]ordinaires sont seuls susceptibles d'être déférés en parlement, ne font que dire : « Il est vrai qu'un jury ne pourrait juger ces délits, mais ce n'est qu'une objection contre la juridiction : tout acte répréhensible commis dans l'exercice d'une charge, est un délit punissable par la loi commune. » Cette réponse, comme on le voit, est une franche défaite ; elle se réduit à dire que tout acte répréhensible est un délit, mais qu'une grande partie de ces délits ne peuvent être jugés qu'en parlement.

Il est impossible au roi d'arrêter le cours d'une accusation parlementaire (impeachment). Lepardon qu'il accorderait en le revêtant du grand sceau, ne pourrait faire opposition au procès. La prorogation ou même la dissolution du parlement peut le suspendre, mais ne peut y mettre fin. Ces deux garanties de la justice furent réclamées pendant le procès du comte de Danhy, sous le règne de Charles II ; la première fut établie à la révolution, et la seconde confirmée pendant celui de M. Hastings.

Dans un état libre il est beaucoup plusdifficile de trouver des juges impartiaux quedes accusateurs courageux. Il ne peut guère[p.168]y avoir de corps d'hommes, capables de se former une opinion sur des questions politiques, qui ne perdent les qualités propres à être juge en se formant une opinion avant d'être appelés à juger. Notre chambre des lords, il faut en convenir, a ce dernier défaut. Il est difficile, s'il n'est impossible, de traduire devant eux un ministre principal sur la conduite duquel ils n'aient déjà prononcé dans leur âme. Aussi voit-on que, lorsque les pairs sont disposés en faveur de l'accuse, les deux chambres cherchent ordinairement à faire naître une dispute entre les pairs et les communes, et évitent par ce moyen de porter un jugement. C'est ce qui arriva dans les causes de lord Danby, lord Somerset beaucoup d'autres. L'expérience des derniers temps n'a pas rendu les procédures plus faciles, ni les jugemens plus impartiaux. Le procès d'Hastings fut une longue punition ; et dans la dernière affaire de ce genre, les lords parurent voter plus par gratitude et par amitié que par un sentiment de justice ; quelques-uns même vinrent prendre part à la décision sans avoir entendu un mot pour ou contre.

[p.169]

Les bills d'attainder et les bills de peines et amendes sont, par leur nature, très-différens des impeachments, ce n'est que dans des cas d'une grande importance ou d'une grande urgence qu'on y a généralement eu recours. Deux conditions semblent être essentielles à tous les bills de ce genre. La première, est qu'il est impossible de convaincre le coupable en suivant les formes ordinaires voulues par la loi ; la seconde, que son évasion serait extrêmement funeste à l'état. Il faut que le mal que produirait l'impunité d'un criminel paraisse bien grand, en effet, pour l'emporter dans la balance sur le mal qu'il y a à porter atteinte à la sûreté commune des sujets, à troubler le cours régulier de la justice, et à donner l'exemple d'une peine infligée à qui ne peut être convaincu d'un crime.

Le recueil de nos statuts ne contient malheureusement que trop de bills d'attainder et de bills de peines et amendes. Mais quelqu'injuste qu'ait pu être l'effet des bills d'attainder en certains cas, ils n'avaient pas, dans les temps anciens, le même caractère qu'à présent. À son origine, la haute cour du[p.170]parlement n'était pas une cour de nom seulement, mais elle avait pour fonction principale celle de décider dans les procès, et surtout de juger tous les grands criminels que leur pouvoir plaçait hors de la portée d'un jury. Les délits pour lesquels ils étaient condamnés étaient tels, cependant, qu'un jury pouvait légalement en connaître. Ceux des Spencers, des adhérens de Richard III, et de plusieurs autres encore, étaient dans ce cas. Le règne de Henri VIII nous offre une scène plus alarmante. Un bill d'attainder fut rendu contre Empson et Dudley à l'avénement de ce roi, pour les punir des exactions qu'ils avaient commises sous le règne de son père. Comme elles avaient été sanctionnées par un acte du parlement, il y avait sans doute une grande injustice à condamner à la peine capitale ceux qui avaient agi conformément à cet acte. Le bill aussi n'était pas nécessaire, car ils avaient été auparavant convaincus de trahison au Guild-Hall, pour avoir tenté de se maintenir par force dans leur emploi[31]. Mais la haine du peuple contre[p.171]eux était si forte, qu'ils trouvèrent probablement aussi peu de justice dans le jury que dans le parlement.

Sous le même règne, la reine Catherine Howard fut condamnée à être décapitée par un bill d'attainder, pour incontinence avant son mariage avec le roi. Pendant la procédure, les lords, à la prière de Henri, lui demandèrent, par un message, si elle avait quelque chose à dire en sa défense. Mais elle avoua son crime ; et comme il était naturel à cette époque, elle ne pensa pas à se plaindre d'être condamnée à mourir pour un crime étranger aux lois.

En 1539 eut lieu un précédent extrêmement dangereux. La marquise d'Exeter et la comtesse de Salisbury refusant de répondre à l'accusation dont elles étaient l'objet, le parlement lança contre elles un bill d'attainder. « Il y eut, dit Burnet, quelque débat sur la légalité de cet acte. Pour éclaircir ce doute, Cromwell envoya chercher les juges et leur demanda si on pouvait rendre un bill d'attainder sans que l'accusé vint répondre aux charges. Ils dirent que c'était une question dangereuse ; que le parlement devait servir[p.172]d'exemple à toutes les cours inférieures ;et que quand un individu était accusé d'un crime, la règle ordinaire de la justice et de l'équité voulait qu'il fût entendu dans sa défense personnelle. Mais que le parlementé tant la cour suprême de la nation, de quelque manière qu'il procédât, cette manière devait être légale ; qu'on ne pourrait jamais élever la question si la partie avait été amenée pour répondre ou non[32]. » Le précédent ainsi établi, fut, comme tous les mauvais précédens, rendu pire l'année suivante. Mais la personne fut choisie à propos : ce fut Cromwell lui-même. Au lieu de refuser de plaider, il demanda à être entendu ; mais sa demande ne lui fut pas accordée, et un bill d'attainder passa sur les seules assertions de ses ennemis.

Quant au bill d'attainder contre Strafford, j'en ai parlé plus haut avec indignation. Rien ne saurait excuser la manière violente dont ce bill fut passé. Il est à remarquer néanmoins qu'on ne peut guère imaginer de circonstance aussi pressante que celle qui put[p.173]motiver la condamnation de Strafford ; et, cependant, quelques-uns des presbytériens modérés voulaient lui conserver la vie ; mais ils furent entraînés par d'autres d'un caractère plus sanguinaire. Le bill de bannissement rendu contre Clarendon était fondé sur le motif puissant, qu'il s'était soustrait à la justice. Cette raison me semble suffisante pour justifier une peine semblable. Je ne suis pas plus disposé à blâmer le bill d'attainder contre sir John Fenwick. Un homme accusé de haute-trahison, sur le point d'être jugé selon les formalités légales, qui annonce qu'il va révéler son crime, et qui se prévaut de sa fraude pour induire un témoin à disparaître, me paraît s'être mis hors de toutes les règles de la loi et de la justice. Il s'est efforcé de frustrer la justice, au moins autant que s'il fût lui-même passé outre-mer.

On ne peut en dire autant en faveur du bill de peines et amendes porté contre Atterbury. On prétend que Walpole aurait pu produire assez de preuves contre lui pour le faire convaincre de haute-trahison devant une cour de justice. Qu'il l'ait pu ou non, ce n'est pas[p.174]moins une tache éternelle à sa mémoire, que pour bannir ce prêtre brouillon, il l'ait fait condamner par le parlement, sur le témoignage de lettres qui n'étaient pas de sa main, et après la mort de la personne qu'il supposait les avoir écrites.

La protestation signée par lord Cowper et trente-neuf autres pairs à ce sujet, renferme des principes justes et satisfaisans sur tous les bills de cette nature.

« Nous sommes d'avis, disent ces lords, que nulle loi ne doit être rendue à l'effet de déterminer qu'un individu est coupable selon la loi, et doit être puni comme tel, que lorsqu'un acte si extraordinaire est évidemment indispensable au salut de l'état. »

« Nous considérons comme une très-forte objection à ce mode de poursuites, que les formes légales instituées pour la sûreté du sujet, ne lui sont d'aucune utilité dans ce mode ; que, par conséquent, il ne doit être adopté, comme ci-dessus affirmé, que dans le cas d'une nécessité évidente ; nous désirons en outre qu'il soit bien entendu, à l'égard[p.175]des cas de nécessité à excepter, que nous ne considérons pas comme nécessité la simple impossibilité de convaincre, en suivant quelqu'autre mode que ce soit. »

[p.176]

 

Chapitre XVIII. Georges I et Georges II.

 

Je ne cesserai d'être, pour le peu de temps qui me reste à vivre, attaché le plus fermement qu'il m'est possible, à l'ancienne liberté de mon pays (comme elle exista réellement sous ces honnêtes et vieux personnages, Georges I et Georges II). Je suis votre serviteur reconnaissant, John Morve Toore.

(Adresse de M. Horne Tooke aux électeurs de Westminster, 26 juin 1802.)

L'avènement de Georges I fut l'époque où s'établit d'une manière complète en Angleterre le gouvernement de parti. Sous le règne de Guillaume, les Whigs et les Torys avaient participé ensemble à l'administration ;et quoique la distinction entre un ministère Whig et un ministère Tory fut plus prononcée sous Anne, cependant Marlborough. et Godolphin, qui formaient une grande partie[p.177]de la force du ministère Whig, étaient Torys ;au contraire, Harley et Saint-John, qui se mirent à la tête de l'administration Tory, avaient rempli, peu de temps auparavant, des places subalternes sous les Whigs. Mais la chute complète de l'administration Tory qui avait signé la paix d'Utrecht, et le soupçon qui planait sur tout le parti, comme favorisant les prétentions du fils de Jacques II contre celles de la maison de Hanovre, placèrent sans réserve Georges I dans les mains du parti contraire. À la même époque, l'embarras des finances qui suivit la cessation de la guerre, et la grande habileté de Walpole comme homme d'état, contribuèrent a donner plus d'importance que jamais à la chambre des communes, et à en faire, si je puis m'exprimer ainsi, le centre de gravité de l'état. Outre ces causes, le président Onslow pensait que cette chambre avait acquis beaucoup de poids et d'autorité par l'acte septennal.

Nous avons donc à présent un parti qui gouverne l'état au moyen de la chambre des communes ; espèce de gouvernement attaqué avec véhémence, avec apparence de raison,[p.178]avec éloquence, avec esprit, par Swift, Bolingbroke, et par le parti entier des Torys, sous le règne des deux premiers Georges ;par lord Bute et les amis du roi au commencement du dernier règne, et, de notre temps, par un parti de réformateurs parlementaires. Leurs objections se réduisent à dire, que ce gouvernement mêle et confond les fonctions du roi avec celles de la chambre des communes ; que par là le roi perd sa prérogative de choisir ses agens et devient l'esclave de ses puissans sujets, tandis que la chambre, en s'ingérant dans la partie executive du gouvernement, ouvre ses portes à la corruption ;et au lieu d'être la garde vigilante de la bourse publique, se rend complice d'une ambitieuse oligarchie. Cette objection, si elle est fondée, porte contre notre constitution entière ; car nous avons vu, en examinant le règne de Charles I, qu'un roi, dont les agens sont dans une indépendance totale du parlement, et un parlement hostile à tous les abus du pouvoir, ne peuvent exister ensemble : la soumission de l'un ou de l'autre de ces deux partis, ou la guerre civile, tel doit être le résultat de leur manière d'être.

[p.179]

La question que nous avons à examiner n'est donc pas de savoir si le gouvernement des deux premiers princes de la maison de Brunswick était une corruption de la constitution anglaise, mais si, tout considéré, c'était un bien ou un mal.

La première remarque qui doit nous frapper est qu'en général la liberté individuelle était assurée. Les principales exceptions sont la suspension de l'acte d'habeas corpus lors du complot de Layer, et le bill d'attainder passé contre l'évêque Atterbury. J'ai déjà parlé du dernier ; quant à la suspension de l'acte d'habeas corpus, lors du complot de Layer, elle m'a toujours paru sans nécessité ; il ne faut pourtant pas oublier que les premiers Jacobites d'Angleterre intriguaient alors à Borne, afin de ramener le prétendant.

Une autre remarque, qui a un rapport exact avec la précédente, est que les triomphes de partis n'ont pas été marqués en Angleterre, comme dans presque toutes les républiques anciennes et modernes, par une persécution cruelle et impitoyable du parti contraire ; l'histoire des divisions des partis[p.180]aristocratique et démocratique dans les petits états de la Grèce, de ceux de Marius et de Sylla à Rome, des Guelfes et des Gibelins, des Blancs et des Noirs en Italie, des Catholiques et des Huguenots en France, est une histoire de proscriptions, de confiscations, d'assassinats et de massacres : mais sous le règne du premier prince de la maison de Hanovre, bien que plusieurs Torys fussent connus pour être les ennemis du nouveau gouvernement protestant, ils eurent peu à souffrir, si l'on met de côté l'exil de Bolingbroke et d'Ormond. Walpole était porté par son nature là laisser ses ennemis en repos : il savait que plusieurs correspondaient avec le prétendant, mais il semblait l'ignorer. On dit qu'un jour Wyndham ou Shippen firent à la chambre des communes un discours violent, qui excita un murmure parmi ses adversaires, et leur fit crier : à la tour! à la tour ! Walpole se leva en disant : « Je sais que l'honorable membre s'attend à me voir demander qu'il soit envoyé à la tour ; mais je tromperai son espérance, car je n'en ferai rien. » La force de l'administration de Walpole résidant principalement dans la chambre des lords et dans[p.181]la partie aristocratique de la nation, il lui fut possible de continuer plusieurs années un système pacifique. La paix, qui dans tous les temps est un bien, était alors extrêmement désirable. L'union politique entre le roi d'Angleterre et le régent de France, dissipa toutes les craintes que nous avaient inspirées l'ambition démesurée de Louis XIV et la possibilité de nous voir imposer un roi par les puissances étrangères. À tout prendre, le peuple n'eut pas tort d'être satisfait de voir le gouvernement entre les mains de Walpole. Ce fut alors que Montesquieu et Voltaire, qui ont le plus contribué à faire admirer la constitution anglaise sur le continent, et à la présenter comme un modèle fait pour être imité, s'en formèrent la première idée. Cependant Walpole avait en général dans sa manière de gouverner, un défaut, le plus fatal de tous à la durée de l'esprit de liberté chez un peuple. Dans la vue de flatter les passions irrascibles qui avaient traversé le commencement de sa carrière, il affaiblit par degré et éteignit presque tous les sentimens élevés et libéraux en politique. Maintenir notre heureuse condition était l'unique[p.182]objet de ses mesures administratives, objet qui, tout louable qu'il était, ne pouvait guère servir à faire naître la vigueur de la pensée et l'énergie du caractère. On ne saurait néanmoins l'en blâmer. Ce dont on peut se plaindre avec justice est que, dans le choix de ses moyens, il ait fait voir une opinion dégradante pour l'espèce humaine, et se soit adressé aux vues intéressées des individus, plutôt qu'à l'opinion publique sur le bien de la société. C'est ainsi qu'il alla toujours, dégradant le temps où il vécut, et dépravé à son tour par son temps, jusqu'à ce que l'état ne fut plus qu'une masse de gangrène et de corruption.

L'administration de Walpole tomba enfin, et sa chute fut l'effet d'injustes clameurs, relatives à des vaisseaux marchands et d'une impatience générale de changement. Il n'est point de gouvernement qui puisse résister à la confédération des imbéciles et des sots. En Angleterre, le parti Tory avait toujours en sa faveur le poids et l'influence de la partie stupide de la nation. Les ignorans propriétaires de campagne, la tête échauffée pares rêveries qu'ils s'étaient créées, adoptèrent[p.183]avec joie l'opinion du droit divin. Addison a peint parfaitement un de ces personnages dans un des numéros du Franc-Tenancier. Son chien, qui a la sagacité de houspiller un non-conformiste, ses plaintes, ainsi que la résolution qu'il a prise de résister à tout gouvernement qui n'est pas pour la non-résistance, sont des traits caractéristiques du gentilhomme campagnard Tory de ce temps-là. À l'époque même de la chute de l'administration de Walpole, Pulteney dit, en parlant des places à disposer, que les Torys n'étant ni subtils calculateurs, ni versés dans les langues étrangères, ne prétendaient pas aux emplois les plus élevés de l'état. Les Whigs de leur côté trouvèrent à leur origine quelqu'appui dans la folie humaine. La sagesse de Somers, le patriotisme constant de lord Cavendish, n'excitèrent pas plus d'enthousiasme que la beauté de Monmouth ; et l'histoire de la bassinoire donna autant et peut-être plus d'adhérens à leur cause que l'acte d'habeas corpus et le bill des droits. Mais la conduite calme de Walpole, et la sagesse sans prétention de ses mesures, éloignèrent naturellement de lui la classe des sots. Ceux-ci se joignirent[p.184]aux imbéciles, et, comme on pouvait bien s'y attendre, formèrent une accablante majorité dans la nation.

On est étonné de voir combien peu l'on pouvait alléguer contre Walpole, après ving-cinq ans passés à la tête des affaires, alors même que ses ennemis étaient parvenus au pouvoir. Sa conduite dans l'affaire de, la mer du Sud paraît après tout avoir été extrêmement judicieuse. Le comité secret parle de la corruption dans les bourgs comme portée à un degré dont toutefois leur postérité ne rougirait pas. Cependant l'emploi de quelques grandes sommes resta inconnu, et ses agens persistèrent à garder le silence sur cet objet. La tentative même de les mettre à l'abri de toute procédure, afin d'en tirer des preuves contre Walpole, échoua à la chambre des lords.

L'effet de la longue inertie de l'esprit public se fait sentir d'une manière déplorable dans les changemens de ministères qui eurent lieu après la retraite de Walpole. Il ne paraît pas que les principes aient été pour quelque chose dans le caractère particulier des hommes d'état ; toutes les luttes politiques se réduisaient à une vile querelle pour attraper des[p.185]places, élevée entre de petites bandes d'hommes dont le rang et la fortune ne servaient qu'à rendre leur conduite plus méprisable. Le journal de lord Melcombe offre un table au fidèle et vraiment dégoûtant de la manière dont ces petites factions s'élevaient alternativement l'une sur l'autre, formant chaque jour de nouvelles combinaisons, et variant leurs alliances dans toutes les directions possibles, sans jamais rentrer dans une voie honorable et uniforme d'honnêteté publique.

C'est une chose singulière et pénible à observer que le haut degré d'influence où se maintint un homme aussi totalement dénué de clarté d'esprit et même de vigueur commune que le duc de Newcastle. À force de chercher par ses intrigues à renverser Walpole son collègue, et de trafiquer des bourgs, il se rendit le plus puissant des Whigs ; mais son ineptie et sa malhonnêteté furent la ruine du parti, qui ne se lava de long-temps de la honte d'avoir servi sous un tel chef.

Il y eut un homme, cependant, sur la vie duquel nos remarques ne portent pas, et qui fit beaucoup pour réveiller la nation de la léthargie où elle était plongée. On s'aperçoit[p.186]bien que je parle de lord Chatham. Il était presque en tout le contraire de Walpole. Walpole abaissa le ton des hommes publics tellement, qu'à la fin il ressemblait plus au ton de marchands qu'à celui d'hommes d'état : Chatham éleva la voix contre l'égoïsme et la corruption, et ses invectives font même encore rougir d'indignation. Walpole compta sur l'amour de l'aisance, la prudence et la timidité des hommes : Chatham s'adressa à leur énergie, à leur intégrité, à leur amour pour la liberté. Il faut convenir que Walpole avait quelques qualités dont manquait lord Chatham. L'un parcourut depuis le commencement jusqu'à la fin, une ligne politique uniforme, et, en général, utile : l'autre agit d'après l'impulsion du moment ; et tout entier à sa pensée présente, il s'embarrassait peu si elle était conforme à ses sentimens antérieurs. Walpole semblait tendre à ce qui était le plus convenable ; Chatham à ce qui était le plus frappant ; ainsi le premier assura la garantie de la France à la nouvelle famille protestante, et le second attaqua les possessions et humilia le nom de cette puissance.

[p.187]

L'un aspirait à la prospérité, l'autre à la gloire. Sir Robert Walpole réussit en tout presque jusqu'à la fin de sa vie. C'est dans la constance de sa conduite et le soin qu'il eut de former un parti considérable et respecté pour favoriser son gouvernement, qu'il faut rechercher la cause de son long pouvoir. Lord Chatham ne réussit en rien après l'avènement de Georges III. Il n'avait ni assez de fermeté dans le caractère pour inspirer de la confiance à ceux qui devaient agir avec lui, ni des idées assez justes sur l'importance d'un parti en Angleterre. Si Walpole comptait trop sur les individus, Chatham les consultait trop peu. Pourvu qu'il se déterminât à une mesure, il semble qu'il crût pouvoir toujours trouver des hommes pour la mettre à exécution. Son naturel lui faisait repousser ou quereller ceux que l'intégrité ou des vues générales rendaient le plus capables de l'aider, mais qui différaient avec lui sur le point le moins important ; tandis qu'il cherchait à s'appuyer de ceux qui le flattaient, le ridiculisaient, le trahissaient, et qui, enfin, le supplantèrent. Aussi ce ne furent point les beaux[p.188]talens, les vertus généreuses et les vues élevées du premier Guillaume Pitt, comte de Chatham, qui retirèrent le caractère de l'Angleterre de la fange où il était tombé.

[p.189]

 

Chapitre XIX. George III. Commencement de son règne.

 

De plus, j'ai pour maxime, que l'extinction des partis est l'origine des factions.

(Lettre d'Horace Walpole à M. Montaigüe, 11 décembre 1760.)

L'avènement de George III au trône changea peu de chose au gouvernement extérieur de l'état. Un acte fut passé pour maintenir les juges dans leurs places, malgré le décès du dernier roi. Quoiqu'il fût évident que cet acte ne diminuait en rien le pouvoir de George III, et ôtait, au contraire, à son successeur un moyen d'influence, si ce dernier voulait agir en opposition à sa politique, cette mesure n'en fut pas moins représentée comme un avantage insigne pour les libertés des sujets.

Le caractère important de ce règne fut l'essai[p.190]d'un nouveau système de gouvernement. Parmi les suites désastreuses du manque d'esprit public en Angleterre sous le règne précédent, il faut compter l'incurie totale qu'on mit dans l'éducation politique du jeune roi ; aussi se trouva-t-il placé entre les mains d'hommes qui avaient peine à oublier leur récente fidélité à la famille des Stuarts. Il leur parut que l'absence générale de la vertu politique et de la confiance du peuple était l'occasion de lever l'étendard domestique du souverain, et de rallier autour de sa personne les vieux restes du parti jacobite, de même que tous ceux qui, dans le calcul des chances, pouvaient regarder la faveur du monarque comme un avantage aussi précieux que la protection de quelque ministre que ce fût. Pour formeret consolider ce parti, ils répandirent soigneusement toutes les doctrines qui font résider l'essence même de la monarchie dans la suprême sainteté de la personne royale. Ils tâchèrent de se procurer un certain nombre de sièges à la chambre des communes, qui, à l'aide d'un degré proportionné de patronage, pouvait rendre incertaine la possession de tout ministère. Ils firent à haute voix des[p.191]professions d'honnêteté et de scrupule, quine consistaient qu'en un attachement opiniâtre à certains dogmes ridicules, et qui n'empêchèrent pas les violations les plus honteuses de la bonne foi et de la vérité, aussi souvent qu'il leur fut utile de tromper et de trahir. Enfin ils inculquèrent sans relâche dans l'esprit de leur disciple couronné, les maximes de gouvernement qu'ils s'étaient faites ; et comme il était naturellement lent, soumis, d'un caractère doux, mais ferme, il n'adopta que trop facilement, et ne retint que trop bien les leçons de ses premiers maîtres.

Ce système était depuis quelques années dans toute sa vigueur, lorsque Burke en fit le tableau énergique, et le réfuta selon les principes et en homme d'état dans les Pensées sur les mécontentemens actuels. Cet écrit, qui est du petit nombre des ouvrages classiques que la société possède sur la science du gouvernement, ne terrassa pas et ne pouvait terrasser immédiatement le monstre qu'il attaquait. Mais le service qu'il rendit à l'Angleterre n'en fut guère moins essentiel. Il fit connaître à tous les jeunes politiques, dont le nombre s'accroissait alors considérablement,[p.192]ces principes sages et salutaires que leurs ancêtres Whigs avaient mis en pratique, mais que les vieux intrigans du jour avaient presque entièrement oubliés.

[p.193]

 

Chapitre XX. Du sentiment de justice.

 

Sous quelque idée de légèreté et d'inconsidération qu'on se plaise à nous représenter le peuple, j'ai éprouvé que souvent il embrasse, à la vérité, certaines vues, vers lesquelles il se porte avec chaleur, ou plutôt avec fureur ; mais que ces vues ont pourtant toujours pour objet quelque intérêt commun et d'une certaine généralité, jamais un intérêt purement particulier, comme peuvent être les ressentimens et les passions d'un seul homme ou d'un petit nombre de personnes. Je hasarde même de dire que sur ce point le juge le moins faillible est la voix de ce peuple même.

Sully, l. 14.

Une des conditions nécessaires au maintien de cette espèce de liberté qui exclut tout pouvoir arbitraire, est que le peuple soit toujours prêt à faire parti avec le faible opprimé contre l'oppresseur puissant. Madame de Staël remarque, en parlant des Français de son temps, qu'ils aperçoivent[p.194]toujours immédiatement où est le pouvoir, et qu'ils se rangent toujours de ce côté-là. On peut se convaincre de la vérité de cette observation en considérant les événemens de la révolution, ou ce qui arrive chaque année en France. La qualité essentielle à la liberté est diamétralement opposée à ce penchant des Français. Le peuple doit avoir une défiance continuelle du pouvoir ; et, lorsqu'un individu quelconque est injustement opprimé, s'apercevoir aussitôt que la cause de cet individu est celle de la nation entière.

Telle est et telle fut la conduite du peuple anglais. La sympathie seule du peuple a pu donner à Hampden tant d'importance et de célébrité, pour avoir refusé le paiement de quelques schellings au trésor. Ce fut l'emprisonnement d'un certain M. Francis Jenkes, pour avoir fait un discours patriotique au conseil municipal de Londres, qui donna lieu à l'acte d'habeas corpus. M. Wilkes, quoique détesté et méprisé par tous les honnêtes gens, comme hypocrite dans sa vie publique et débauché dans sa vie privée, fut défendu par tous ceux qui aimaient leur pays, lorsqu'on eut recours à des mesures[p.195]arbitraires pour l'opprimer. Il obtint enfin des dédommagemens considérables aux quels furent condamnés les ministres qui avaient abusé de leur pouvoir, et il mit fin pour toujours aux ordres généraux d'arrestation. Voilà, j'espère, ce qui arrivera toujours lorsqu'un individu, quelque humble, quelque odieux, quelque méprisable qu'il soit, sera poursuivi par des moyens illégaux ou injustes.

[p.196]

 

Chapitre XXI. Remède extrême contre les abus du pouvoir ; modération dans l'usage de ce remède.

 

Esto

Liberque ac sapiens. Perse.

Tous les états sages ont reconnu l'utilité de retirer des mains du peuple, au profit de qui tout pouvoir est exercé, une forte portion de pouvoir, pour la confier à un seul individu ou à un conseil de personnes choisies. On a trouvé en effet qu'un corps nombreux est incapable d'administrer les affaires publiques, ou de prendre des résolutions à cet égard, avec tout le secret et toute la célérité qu'exigent si souvent les relations extérieures d'un état. C'est pour cette raison que, de l'avis des plus sages sénateurs, le grand conseil de Venise cessa par degré de prendre part aux délibérations qui demandaient de la délicatesse[p.197]et de la promptitude[33], et qu'il parut nécessaire à la république de Hollande de nommer un petit nombre de personnes à qui toutes les négociations avec l'étranger étaient confiées[34].

Mais dans quelque but qu'un petit nombre de personnes soient revêtues du pouvoir, ou quelque dignes qu'elles puissent être de ce dépôt, telle est la nature humaine, qu'il doit toujours rester au peuple un remède extrême pour punir l'abus ou restreindre le pouvoir même dont on a abusé. Tous les états libres eurent ce remède, soit en vertu de l'usage, soit en vertu de la loi. Lorsque le peuple romain se trouvait lésé, il se retirait sur le mont sacré, ou refusait de s'enrôler dans l'armée qui devait marcher à l'ennemi. Il semble qu'il ne pouvait y avoir d'expédiens plus dangereux ; mais la modération du peuple romain était telle, que je ne sache pas qu'il ait jamais porté la résistance au-delà des bornes tracées par la raison. En effet, le long période qui s'écoula avant que les plébéiens pussent être[p.198]élus consuls, et le long intervalle qui suivit avant qu'aucun d'eux le fut réellement, prouvent assez combien ils étaient modérés, aussi-bien à former une prétention qu'à jouir d'un droit.

Les Anglais ont aussi leur remède extrême. Si le roi abuse d'un pouvoir légitime ou usurpe un pouvoir oppressif, les représentai de la nation peuvent, s'ils veulent, refuser les fonds nécessaires à la marche du gouvernement. Mais ce remède fut long-temps loin d'être aussi efficace que ceux du peuple romain. Malgré la résistance de la nation, Charles II et Jacques trouvèrent les moyens, à l'aide de parlemens arrangés exprès et de traites sur le trésor français, de se dérober au frein. Dans le fait, nos rois, jusqu'à l'expulsion des Stuarts, jouirent d'un revenu indépendant du parlement et au moyen duquel ils purent tenir les communes à l'écart dans les temps ordinaires. Ce ne fut qu'à la révolution que le frein parlementaire se fit sentir ; mais l'influence du roi sur le parlement qui doit le contenir, n'a pas cessé d'en affaiblir l'effet. La voix du peuple, il est vrai, a quelquefois contraint la[p.199]chambre des communes à exercer son droit d'intervention constitutionnelle. L'exemple le plus remarquable, peut-être, de l'exercice de ce droit eut lieu à la fin de la guerre d'Amérique. La chambre des communes déclara, par une résolution prise à ce sujet, que la continuation ultérieure de la guerre offensive sur le continent de l'Amérique septentrionale, tendait à affaiblir ce pays-ci et à empêcher une réconciliation avec les colonies. Une adresse ayant été présentée au trône, conformément à ce vote, et le roi ayant fait une réponse gracieuse dans le sens de l'adresse, la chambre décréta qu'elle considérerait comme ennemis de Sa Majesté et de l'état tous ceux qui conseilleraient de continuer la guerre dans l'Amérique septentrionale, pour réduire par force à l'obéissance les colonies révoltées. Bien que le mot subsides ne soit employé ni dans ce cas, ni dans quelques autres, il doit toujours être sous-entendu : effectivement, toute intervention de la chambre des communes dans l'exercice de la prérogative royale, est une menace tacite de refuser les subsides.

Une pareille faculté mettrait évidemment la chambre des communes, si elle y était dis[p.200]posée, en état d'enlever à la couronne tous ses moyens d'action, et de s'emparer du pouvoir suprême ; mais le peuple anglais a toujours eu assez de modération pour ne pas désirer que le pouvoir de ses représentans s'accrut à un tel point ; de même qu'à la révolution il ne voulut rien ôter à l'autorité nécessaire au maintien de la monarchie. Aussi, j'en suis convaincu ; la véritable cause qui fait que le roi et la chambre des lords maintiennent leur prérogative et leurs privilèges dans toute leur étendue, réside plus dans le caractère de la nation, que, comme quelques-uns voudraient le faire croire, dans la composition actuelle de la chambre des communes. Le peuple anglais est fortement attaché au gouvernement royal, et verrait avec indignation la tentative de changer ou de détruire cette clef de l'arche constitutionnelle. Je l'avoue, il me semble que la monarchie est aussi aimée par les habitans du comté d'York que par le propriétaire du bourg d'Old-Sarum, et que les fermiers du comté de Norfolk ont tout autant de loyauté que la corporation de Devizes.

[p.201]

 

Chapitre XXII. Influence de la couronne.

 

Les hommes sont naturellement enclins à la corruption ; si celui qui veut les corrompre, et qui trouve son intérêt à le faire, en a les moyens, il en viendra toujours à bout. Le pouvoir, les honneurs, les richesses et les plaisirs qui les accompagnent, sont l'appât qui fait préférer aux hommes leur intérêt personnel au bien public ; et le nombre de ceux qui les recherchent est si grand, que celui qui peut les répandre avec abondance est sûr de se faire assez de partisans pour subjuguer le reste. Il serait difficile de trouver dans le monde une tyrannie qui n'aitpas eu cette origine.

Algernon Sidney.

La fameuse résolution de 1780, que l'influence de la couronne a augmenté, augmente, et doit être diminuée, semble renfermer sa propre réfutation. Une assemblée, dira-t-on, qui peut voler une résolution si hostile pour la couronne, ne paraît guère devoir craindre son influence. Cette objection serait néanmoins[p.202]plus spécieuse que solide. L'influence de la couronne agit par une pression lente et continuelle ; l'opinion du peuple, par une impulsion soudaine. Ainsi la simple force de l'autorité et les avantages particuliers que procure à des individus l'appui qu'ils donnent au système, font persister, durant un long espace de temps, dans une suite de mesures nuisibles aux intérêts et à l'honneur de la nation. En gouvernement plus qu'en aucune autre chose, la possession fait les neuf dixièmes du droit. Le mal devient enfin intolérable, le peuple voit qu'il a été égaré et aveuglé ; il se détermine à renvoyer ses guides. Mais alors même les dépositaires du pouvoir ont d'innombrables moyens d'adoucir, peut-être d'éviter leur disgrâce ; et ils continuent quelque temps encore à égarer la nation et à la jeter dans de plus grands périls. C'est ce qui arriva en 1780 : le parti qui avait fait passer la résolution abstraite dont nous parlons se trouva en minorité quelques semaines après, lorsqu'il tenta d'en tirer un résultat pratique.

Ce fut sous le règne de Charles II que commença à s'organiser systématiquement le projet d'influencer les membres de la chambre[p.203]des communes par les dons et les faveurs de la couronne. Le nom de parlement pensionnaire donné à cette chambre indique assez l'opinion générale sur elle. Plusieurs des membres les plus pauvres vendaient leur vote moyennant une très-faible gratification. Des places et des faveurs étaient le paiement des orateurs les plus nécessaires à acheter ; le reste se contentait d'une somme d'argent. La modique somme de 12,000 liv. st. était allouée par lord Clifford pour l'achat des membres. Lord Danby y ajouta. Il paraît, d'après le rapport d'un comité secret formé en 1678, que beaucoup de membres recevaient pour leur vote ou de l'argent ou des faveurs.

On ne peut douter que cette corruption n'ait continué d'avoir lieu sous Guillaume. Sir John Trevor fut convaincu, pendant sa présidence, d'avoir reçu des présens que lui avait faits la cité de Londres, pour l'engager à faire passer le bill des orphelins. M. Hungerford fut expulsé pour la même raison.

Ces faits prouvent combien il est injuste d'accuser Walpole d'avoir été le premier qui ait gouverné l'Angleterre par la corruption. Il est difficile de douter qu'il l'ait portée à un[p.204]haut degré. II y mettait une publicité et une grossièreté qui donnaient lieu à beaucoup de scandale, et qui peut-être étaient plus funestes que le mal même. On dit qu'il a assuré qu'il lui importait peu par qui les membres du parlement fussent élus, tant qu'il pouvait traiter avec eux lorsqu'ils étaient nommés. De tels bruits n'étaient peut-être pas fondés, mais ils n'en discréditaient pas moins le gouvernement.

Pendant l'administration de lord North, l'influence de la couronne agit de la manière la plus effrénée, la plus honteuse, la plus dégradante. On accordait aux amis et aux favoris des ministres leur part sur l'emprunt, qu'ils revendaient sur-le-champ avec un bénéfice de dix pour cent[35]. Fox, dans ses discours, accuse plus d'une fois lord North, d'avoir employé 900,000 liv. st. d'un emprunt à se procurer des votes. Il est à remarquer que Fox regarde en même temps comme naturel qu'un ministre qui fait un emprunt favorise ses amis, et il dit qu'il ne faut pas s'attendre à ce qu'aucun ministre agisse jamais autrement. II ne blâme pas lord North[p.205]d'avoir fait usage de cette faculté, mais d'en avoir abusé. Quelques membres du parlement reçurent en effet une somme d'argent qui leur fut offerte, pour les engager à voter en faveur du ministère. Toutes les places à la nomination du gouvernement étaient autant de théâtres de confusion, de dissipation, de prodigalité tout-à-fait convenables aux intérêts de tous ceux qui désiraient s'enrichir aux dépens de l'honneur, du patriotisme et de la conscience. Un cri plus fort que celui qui avait renversé Walpole, se fit entendre en faveur de la réforme dans les dépenses, et donna lieu à la résolution rapportée au commencement de ce chapitre. Le vœu du peuple s'étendait à une réforme parlementaire aussi-bien qu'à une réforme économique. Pitt eut l'adresse de se rendre l'organe de l'une et de l'autre, et ce fut au moyen des principes qu'il professa à ce sujet, qu'il obtint de la nation une confiance refusée au parti qui, après avoir fait une opposition longue et impopulaire à la guerre avec l'Amérique, avait perdu le fruit de ses efforts en se joignant au ministre qui la poursuivait.

Depuis la fin de cette guerre, les bills de[p.206]Burke et les réglemens de lord Shelburne ont opéré une diminution de 216 places. Pitt en abolit encore 200[36]. Mais, en 1810, on en compta environ 357 créées ou ajoutées de nouveau, qui, jointes à celles omises ou ajoutées depuis, montent à plus de 416. Depuis1785, on nous a donné la direction de la librairie et de la papeterie (stationery office),la direction de la police de Londres, une nouvelle division dans le ministère de la guerre, un grand nombre de nouveaux bureaux et de nouveaux commissaires, tels que les dettes sur Arcot, les prises danoises, l'éducation, etc. Depuis 1810, nous avons deux ou trois nouvelles espèces de commissaires, un vice-chancelier, un auditeur de la liste civile et plusieurs autres.

D'un autre côté, depuis 1780, les bills de Burke ont exclus trente-deux employés, auxquels M. Rose ajoute quinze espèces de fermiers-généraux contracteurs. Dernièrement enfin, quelques sinécures ont été supprimées. Plus de soixante-dix membres de la chambre[p.207]des communes ont des places dont les salaires s'élèvent ensemble à 156,000 liv. sterl. annuellement. Par un acte d'Anne, les membres qui acceptent des places doivent perdre leurs sièges, et tous ceux qui remplissent des emplois créés depuis cet acte sont inaptes à exercer les fonctions parlementaires. Néanmoins cette dernière disposition a été écartée relativement au troisième secrétaire d'état et à quatre membres du bureau du contrôle. Le nombre des employés du gouvernement à la chambre des communes, quoique trop grand, ne l'est pourtant pas assez pour y faire dominer une influence dangereuse. Ce sont vingt millions dépensés dans nos administrations militaires et civiles, quatre millions dans la perception des impôts, l'accroissement du nombre de nos colonies, l'augmentation double et triple des salaires, les indemnités, les traitemens de retraite, si souvent accordés dans des vues de faveur ; c'est l'immense étendue de nos comptabilités, le concours organisé de toutes les places et de tous les salaires pour se concilier des votes au parlement ; ce sont, dis-je, toutes ces causes qui ont accru et accroissent ce que Blackslone[p.208]appelle l'influence persuasive de la couronne et qui peuvent saper nos libertés, à moins qu'elles ne rencontrent dans le peuple un esprit nouveau et ferme, aussi incapable de se laisser amuser par de spécieuses faussetés, que lasser par des évasions réitérées.

[p.209]

 

Chapitre XXIII. Lois criminelles.

 

La discrétion du juge est la loi des tyrans ; toujours secrète, elle diffère chez les différens hommes ; toujours accidentelle, elle dépend du tempérament, du caractère, de la passion. Dans les meilleurs hommes, ce n'est souvent que caprice ; dans les plus méchans, c'est l'expression de tous les vices, de toutes les folies et de toutes les passions dont la nature humaine est susceptible.

Lord Camden.

Les monarchies absolues de l'Europe ont, dans la jurisprudence criminelle, quelques avantages qui manquent au gouvernement libre de l'Angleterre. D'un côté, il est certain qu'un gouvernement libre sera plutôt forcé par le progrès des lumières à abolir la torture et les peines cruelles, ainsi qu'à abandonner, comme contraires à sa liberté, tous les modes iniques de procéder contre les criminels d'état, et toutes les punitions sanguinaires décernées contre les dissidences religieuses. Mais, d'une autre part, on ne saurait nier que les législateurs[p.210]d'un état libre, réservant, pour ainsi dire, toute la vigueur de leur esprit pour la chaleur des discussions politiques, ne donnent pas aux lois criminelles toute l'attention qu'elles méritent. Les membres du parlement anglais, par exemple, quand ils créent des lois de cette nature, sont loin d'être aussi impartiaux que le serait un souverain absolu, exposés comme ils le sont personnellement à être les victimes des délits contre lesquels ils lancent leur foudre. Aussi, comme tout homme juge que l'acte qui lui porte le plus de préjudice est le plus condamnable de tous, le parlement a laissé nos statuts prononcer la peine de mort contre plus de deux cents espèces de délits, parmi lesquels on trouve ceux d'abattre un arbre, de se tenir sur un grand chemin, le visage noirci, de s'associer avec les individus appelés Bohémiens. Ces crimes ont continué d'être capitaux jusqu'en 1820, il en reste même encore un, peut-être même deux qui le sont encore.

Toutefois, ces cas extrêmes ne sont pas les plus funestes : l'absurdité de la loi sert d'antidote à sa cruauté. Il est d'autres actes, punissables de mort, qui, en effet, sont des crimes très-graves, mais dont le caractère[p.211]néanmoins n'est pas assez atroce pour qu'un homme éclairé consente à les frapper d'une peine si terrible. De ce nombre étaient plusieurs violations des lois contre la banqueroute, le vol caché commis sur la personne, celui commis dans une maison habitée pour une valeur de 40 sch., celui commis secrètement dans une boutique, montant à 5 sch.,et beaucoup d'autres encore. Cependant le danger de lois aussi sévères n'est pas seulement la rigueur excessive dans les peines et l'insensibilité générale qu'elle peut produire parmi le peuple ; elles produisent deux conséquences plus funestes encore.

La première, comme l'a dit avec raison le juge Blackstone, est une disposition générale à ne pas poursuivre la conviction d'un crime auquel on doit appliquer une peine trop disproportionnée. Un juré, qui avait souvent siégé dans des causes de banqueroutes, m'adit que les jurys dont il avait été membre ne voulaient jamais prononcer conformément à la loi telle que lord Ellenborough la développait, quoiqu'il eût probablement raison, mais persistaient à suivre leur interprétation clémente, toute erronée qu'elle put être.[p.212]M. Harmer, qui a plaidé pour deux mille personnes condamnées à mort, a affirmé au comité des lois criminelles qu'un vieil habitué du crime aimait toujours mieux être jugé pour un crime capital, parce qu'il y trouvait une plus grande chance d'acquittement. Il est assez singulier d'apprendre qu'il existait quelque chose de semblable à Athènes. Quand un criminel était convaincu, on lui demandait en présence du peuple quelle peine il choisissait ; un vieux malfaiteur ne manquait jamais d'indiquer les châtimens les plus sévères pour inspirer de la compassion à ses juges. Ce fut en partie parce que Socrate, au lieu de suivre cette coutume, répondit qu'il méritait d'être entretenu le reste de ses jours aux frais de l'état, qu'il fut condamné à mort.

Malgré ce penchant très-connu dans les hommes, nous sommes si accoutumés à compter sur l'efficacité des peines rigoureuses, que, dans toutes les discussions relatives à la révocation d'une loi criminelle, la question qui s'établit toujours dans l'esprit n'est pas de savoir si le délit est effectivement prévenu par cette loi, mais s'il est assez grave pour[p.213]devoir l'être par un moyen aussi dur. Les membres des deux chambres consultent leur opinion personnelle sur cette matière, au lieu de s'en rapporter à celle des jurés.

L'autre conséquence pernicieuse est l'incertitude de la loi. Deux hommes sont jugés à Launceston pour avoir volé des moutons ;tous deux sont déclarés coupables ; l'un est condamné à mort, et l'autre à la transportation pour sept ans à Botany-Bay. Il n'ya évidemment aucune proportion dans ces peines. Quelle en est la raison ? L'un aune bonne réputation, l'autre une mauvaise. De sorte qu'en Angleterre on est pendu, non pour le crime dont on est atteint, mais pour la conduite de sa vie passée. Or, ceci est une affaire fort étrangère à la compétence de tout tribunal humain. Prononcer sur de tels points mène à l'injustice, à la cruauté, à la confusion, et rend la peine de mort plus qu'inutile ; car chaque criminel se croit toujours assez bien famé pour ne pas devoir perdre la vie. Par là, il se trouve mis en jugement pour des faits dont la loi ne prétend pas connaître, et sur lesquels il ne peut être préparé à se défendre. C'est ainsi que,[p.214]après une suite de vols de tout genre, un homme d'une mauvaise réputation fut enfin, au grand étonnement de ses voisins, de son jury et de la partie plaignante, pendu pour avoir coupé de jeunes arbres.

Il existe à présent plus de raisons qu'il n'y en eut jamais d'espérer une réforme de notre code criminel. Bien des gens, à la vérité, pensent qu'il est extrêmement dangereux de reconnaître que l'état présent de nos lois est tel qu'il exige une réforme. Des souverains absolus n'ont pas été touchés d'un pareil danger. Le roi de Prusse (Frédéric-le-Grand),durant une partie de son long règne, soumit à la discussion le système entier de ses lois, et livra subséquemment un projet de lois nouvelles aux réflexions et à la critique générale du public, faisant ainsi une brèche à l'autorité des vieilles lois sans y rien substituer. Plusieurs souverains de l'Europe ont changé en entier leur droit criminel. Il n'est pas jusqu'au Pape qui, depuis quelques années, n'ait promulgué un nouveau code de cette espèce. D'où vient que tous ces gouvernemens ont entrepris une pareille tâche sans crainte, sans hésitation, et que la moindre[p.215]innovation dans notre vieux régime cause tant d'alarmes à un parti en Angleterre ? En voici, je crois, la raison : une portion très-considérable des premières classes étant formée de Torys, n'a jamais compris et ne comprendra jamais la véritable force du gouvernement Anglais. Voyant l'autorité sans cesse attaquée, ils s'imaginent que le trône va être renversé si l'on en détache un morceau de tapisserie. Ils ne se doutent pas que le fondement réel de la royauté et de l'aristocratie en ce pays, est l'opinion qu'a le peuple de l'utilité qu'en retire le corps social, et que l'opiniâtreté à maintenir une institution absurde, superstitieuse ou cruelle, mine et détruit au lieu d'entretenir le respect dû aux assemblées dont le devoir n'est pas moins de réformer et d'améliorer, que d'affermir et de conserver le code de nos lois.

À l'égard de notre jurisprudence criminelle mes idées de réforme iraient loin. Il ne peut y avoir beaucoup de crimes auxquels la peine capitale doive être appliquée.

Tous les actes volontaires tendant directement à causer la mort, doivent être punis de mort. L'assassinat, les coups de poignard ou[p.216]d'armes à feu, l'incendie des maisons habitées ou des bâtimens contigus, la mise du feu aux vêtemens d'une personne, sont des crimes de ce genre. Le vol sur les grands chemins, et le vol avec effraction, mais sans aucune des circonstances précédentes, et lorsqu'il est prouvé que la propriété et non la vie, a été l'objet de l'attaque, pourraient plus convenablement être punis d'une longue détention que de la perte de l'existence.

La question des peines secondaires offre peut-être plus de difficultés. Les paroles suivantes de M. Harmer semblent être en peu de mots la meilleure règle à suivre en cette matière. « Si l'on me demandait, dit cet homme de loi dans un interrogatoire devant un comité de la chambre des communes, quel genre de peines me paraît efficace, je répondrais : Celles qui pourraient forcer le délinquant à suivre un cours de vie entièrement opposé à ses habitudes. La paresse fait sans doute partie de son caractère, l'occupation en serait le remède : qu'on l'applique au travail. Il est probablement débauché, et l'abstinence serait aussi salutaire à son esprit qu'à son[p.217]corps : qu'il la subisse. Il est accoutumé à des compagnies dissolues ; sa séparation le rendrait essentiellement meilleur : tenez-le solitaire. Jusqu'ici, il a vécu dans le dérèglement et la licence absolue, je conseille de l'assujettir à un frein et à l'observation d'un juste décorum. » La seule remarque que je voudrais faire sur les idées qui précèdent, est que si le criminel était soumis à une inspection vigilante, il ne serait pas nécessaire de le tenir dans la solitude.

[p.218]

 

Chapitre XXIV. Écoles publiques en Angleterre.

 

Il en est de l'esprit comme du corps ; la pratique le fait ce qu'il est ; et la plupart même de ces talens supérieurs qu'on regarde comme des dons naturels, paraissent, si on les examine de près, le fruit de l'exercice, et ne sont devenus tels que par des actes réitérés.

Locke, Conduite de l'entendement.

L'éducation de la jeunesse, qui a occupé tant de plumes, donné lieu à tant d'écrits sublimes, et subi si peu de changemens dans la pratique, n'est pas un sujet qu'on puisse traiter à fond en peu de mots. Mais peut-être permettra-t-on quelques remarques suggérées moins par une spéculation à priori que par l'observation de ce qui se passe dans le monde.

Des hommes à grandes vues, le cœur brûlant de l'amour de leurs semblables, ont[p.219]souvent pensé qu'il était possible que la jeunesse acquît plus de connaissances et contractât moins de vices que ne lui en présentent les écoles publiques en Angleterre. Avec ce projet dans la tête, et l'amour le plus louable de leurs enfans dans le cœur, bien des parens leur ont donné une éducation particulière. Ils leur ont fait apprendre dix choses au lieu de deux, et leur ont conservé les mœurs et la santé pendant les dix-huit ou vingt premières années de leur vie. Mais combien de fois n'avons-nous pas vu ces fleurs qui promettaient de si beaux fruits, dégradées par une triste stérilité ? Les leçons qu'apprend un enfant d'après la méthode languissante, inanimée des études casanières, sans être excité par l'émulation, peut-être sans la crainte des châtimens, ne font aucune impression durable sur son esprit. La gêne éprouvée sous le toit paternel, donne du piquant aux plaisirs et aux folies que l'adolescence seule peut faire excuser. L'époque où devaient se développer les talens et la force de l'homme, se passe dans l'oisiveté et la débauche. En même temps, les habitudes contractées à la maison où le jeune patricien n'a point eu d'émule, le[p.220]rendent incapable de supporter le frottement du monde, et conservent pour jamais des défauts de caractère que la contradiction et la société connues de bonne heure auraient pu extirper. Tel est, la plupart du temps, le résultat d'une éducation destinée à produire un prodige sans défaut, et poursuivie dans l'espoir de donner au malheureux être qui en est l'objet, la prééminence sur la génération maltraitée de ses égaux et de ses contemporains. L'erreur de ce système semble venir de ce que l'on ne considère pas assez quel'objet de l'éducation est non-seulement d'enrichir l'esprit, mais encore de former le caractère. il est peu utile à un petit garçon d'avoir une teinture de minéralogie, et de répéter couramment des ternies de botanique ; il ne lui servira de rien de parler de l'argile et de la polyandrie, s'il pleure lorsqu'il perd à la balle et se montre sans vie, comme une statue, quand il s'agit de jouer une partie de barres. Or une école publique forme le caractère. C'est là qu'un enfant, venu de la maison de ses parens, où on le mignarde, où sa pétulance est de l'esprit, son entêtement de la vigueur, prend place suivant[p.221]ses facultés et ses talens réels : est-il maussade, on le laisse là ; est-il colère, il reçoit un souflet. En un mot, c'est là qu'il se prépare aux ballottemens de la société, aux travaux pénibles de l'homme de loi ou aux dangers du soldat. Tout ceci est beaucoup plus important que l'acquisition de simples connaissances. Bien des hommes ne commencent à acquérir leur savoir qu'entre vingt et trente ans ; peu changent de caractère après vingt. La question étant considérée sous ce point de vue, il est inutile de compter les hommes distingués qui, en Angleterre, n'ont pas été élevés aux écoles publiques. Beaucoup d'entre eux appartenaient à la classe moyenne ; ainsi mon raisonnement ne leur est point applicable. Le fils d'un marchand ou d'un fermier n'a pas besoin d'aller à l'école pour essuyer des dés agrémens ; il en éprouve assez ailleurs ; obligé de servir des chalands ou de surveiller des faneurs, il apprend la vie pratique beaucoup plus tôt que ne le peut faire le fils d'un noble.

Tout en prétendant qu'un enfant dont on conçoit de grandes espérances doit être élevé dans une école, je ne suis pas disposé à soutenir[p.222]que 1'éducation reçue dans nos écoles publiques soit précisément ce qu'il faut, ou qu'elle est tout ce qu'il faut. Ces établissemens furent formés à une époque où toutes les connaissances consistaient dans la lecture des auteurs grecs et latins, et où l'on ne trouvait que dans les langues savantes la solidité des opinions et la pureté du goût. Mais les modernes ont érigé sur ce fond un édifice prodigieux de science et de littérature sur lequel notre éducation scolaire, de huit à dix-huit ans, ne donne pas la moindre notion. Non que je veuille remplir une jeune tête de la stérile connaissance de la botanique et de la minéralogie. La première chose à faire est d'apprendre à apprendre ; et pour cela il est nécessaire que la première chose enseignée soit difficile à apprendre, et, une fois apprise, qu'elle soit fidèlement retenue. Je ne connais rien de meilleur, pour atteindre à ce but, que la grammaire latine. Les enfans, dit-on, ne l'entendent pas. Qu'importe, ils entendent très-bien que le nominatif va devant le verbe, et ils ne tardent pas à apprendre la place de chaque partie du discours et la dépendance mutuelle de toutes ces parties.

[p.223]

Ceci tire à grande conséquence, s'il faut en croire Locke sur l'importance des mots ; et qui pourrait ne pas l'en croire ? C'est en grande partie à une étude suivie de la grammaire latine que j'attribue la justesse d'esprit qu'ont les hommes en ce pays, comparativement aux femmes.

La grammaire latine apprise, il ne me semble ni judicieux ni à propos de faire lire Ovide à un écolier. Je ne crois pas que je le lui donnasse jamais à l'école. Une prose facile, puis Virgile, de l'arithmétique, la grammaire grecque, Homère, de la géométrie et un peu de géographie pourraient lui être présentés successivement ; surtout je ferais traduire en latin, aux écoliers, un abrégé de l'histoire d'Angleterre ainsi que du premier et du dernier volume de Blackstone. Plus d'un membre siège à la chambre des communes, qui ne se doute pas que, dans les cas de haute trahison, il faut donner à l'accusé la liste des témoins.

Le français et l'italien ne devraient être enseignés, si même ils devaient l'être, que très-modérément. Il suffit de poser les fondemens des connaissances qu'un âge plus avancé[p.224]fera rechercher volontairement et acquérir avec facilité.

J'ignore si de pareilles améliorations seraient possibles dans nos grandes écoles publiques. Si les professeurs s'y opposaient, le collège militaire de Sandhurst offre encore une occasion favorable pour faire une bonne école. Il est fort juste, sans doute, d'élever aux frais du public un certain nombre des fils de ceux qui sont morts pour la patrie ; mais c'est une très-mauvaise chose que d'instruire exclusivement pour le service militaire des jeunes gens qui n'ont de rapport avec aucune classe de la société. « Dans un pays libre, dit Blackstone, il est extrêmement dangereux de faire de la profession des armes un ordre distinct ;aussi les lois et la constitution de ce royaume ne connaissent rien de semblable à l'état du soldat perpétuel qui ne peut exercer d'autre métier que celui de la guerre. »

Qu'y aurait-il de plus facile à créer qu'une institution où seraient reçus au nombre des élèves les fils d'officiers pauvres ou de leurs veuves, avec la liberté de suivre ensuite la profession qu'ils choisiraient ; et que d'y établir une école où l'enseignement[p.225]serait conforme aux lumières du siècle ?

Dans l'état actuel de l'instruction, il n'est pas douteux que les femmes des classes supérieures n'aient, quand leur éducation est terminée, beaucoup plus de connaissances que les hommes. Mais je ne puis concevoir aucune raison qui s'oppose à ce que nos concitoyens, lorsqu'ils jouissent du bienfait des écoles publiques, apprennent en même temps à faire une règle de trois, et à s'assurer que Jacques I n'était pas fils d'Elisabeth.

[p.226]

 

Chapitre XXV. Lois des pauvres.

 

En général, il faut pourvoir à ce que la population d'un état, surtout si elle n'est pas moissonnée par la guerre, n'excède pas les productions qui doivent servir à sa subsistance.

Bacon.

L'Angleterre entière n'a rien peut-être qui menace plus sa tranquillité et la permanence de sa constitution, que l'exercice actuel des lois relatives aux indigens. La corruption du sens originel du statut d'Elisabeth, auquel elles doivent leur existence, a fait sentir enfin son poids accablant à ceux-mêmes qui, dans leur égoïsme sordide, avaient compté en recueillir les fruits.

Le statut passé l'an 49e du règne d'Elisabeth semble avoir dû son origine à une augmentation générale de pauvres oisifs dans le royaume. On a cru que c'était l'effet de la destruction des monastères, mais cette opinion[p.227]est abandonnée ; en effet, il a été clairement démontré que l'Espagne eut à se plaindre du même fléau vers le même temps[37]. Il est plus vraisemblable que l'établissement de l'ordre légal et que la cessation subite des guerres intérieures, tant en Angleterre qu'en Espagne, rejetèrent sur la société un grand nombre de vagabons accoutumés à vivre de mendicité et de pillage. Par l'acte d'Elisabeth on devait pourvoir au maintien des vieillards et des impotens ; ceux qui étaient forts et en bonne santé devaient être occupés. De ces deux dispositions, la première est le vœu d'un peuple sensible et humain, et fera toujours partie, je l'espère, du code anglais ; la seconde n'est pas d'une exécution aussi facile. On pourrait sans doute procurer de l'ouvrage à quelques mendians ; mais lorsque, par la stagnation du commerce ou tout autre cause, il existe une population surabondante, il est évident que le travail qui pourrait être fait par les mains oisives ne servirait qu'à augmenter l'approvisionnement d'un marché déjà[p.228]trop plein. C'est ce qui est arrivé. Lorsqu'on s'en aperçut, les inspecteurs de paroisses fournirent de l'argent au lieu d'ouvrage aux ouvriers sans emploi. Les révolutions du commerce, un accroissement considérable d'impôts, et surtout les années de disette, firent naître une nouvelle difficulté. Par suite de la grande modicité des salaires comparativement au prix des vivres, des hommes qui avaient de grandes familles se virent dans l'impuissance de les soutenir, quoiqu'ils fussent occupés eux-mêmes. Au lieu d'augmenter le prix du travail, on convint de payer une certaine somme pour l'entretien de chaque enfant vivant chez son père. Le fermier ne vit dans cet arrangement, résultat d'une détresse temporaire, que le moyen de réduire les salaires. Avec un marché surchargé d'ouvriers qui par là se trouvaient à ses ordres, il ne voulut donner aux non-mariés que ce qui suffisait à leur existence ; il n'en donna pas davantage à ceux qui étaient mariés, et paya en taxes des pauvres la somme exactement nécessaire à la subsistance de leurs enfans. De cette manière, il crut, dans son ignorance, avoir réduit le prix du travail au taux le plus bas, et il s'est trouvé[p.229]des esprits éclairés disposés à vanter ce système comme la perfection de l'économie rurale. Mais sa conséquence naturelle fut, en premier lieu, d'avilir le caractère de l'ouvrier qui traîne ses jours dans la dépendance, et, loin de pouvoir élever une famille honnête et laborieuse au moyen des épargnes faites sur le salaire de son travail et par sa propre industrie, se voit réduit à l'état de mendiant national. Cette conséquence néanmoins n'aurait nullement touché celui qui a besoin de foire travailler autrui, mais une autre conséquence non moins certaine et non moins nécessaire qui en dérive immédiatement, c'est que les mariages ne se règlent plus d'après la demande du travail, et qu'un ouvrier, sachant qu'au pis aller ses enfans seront nourris sur les fonds publics, se marie aussitôt qu'il s'y sent disposé et sans avoir un sou dans sa poche. De là une population toujours croissante sans bornes, et un marché décroissant ;une production rapide, et point de demandes. Il n'y a même aucune raison pour que le mal ne continue pas à augmenter jusqu'à ce qu'enfin la totalité des profits de l'agriculture soit absorbée par les frais qu'exige le maintien[p.230]d'une colonie de bouches inutiles. Si cela arrive, les fermiers et les ouvriers tomberont nécessairement ensemble ; alors se répandra sur la société une multitude d'êtres, ignorant tous les devoirs, privés de tout sentiment d'indépendance, et accoutumés à vivre, non de leur travail, mais du trésor public. Un tel résultat serait évidemment plus désastreux qu'aucune des révolutions dont le monde a déjà été témoin. Par bonheur, les agriculteurs eux-mêmes ont enfin senti le mal, et ils s'efforcent d'y remédier de manière ou d'autre.

On ne saurait en douter ; on peut faire beaucoup, si l'on ne peut tout faire pour prévenir l'effet pernicieux des lois des pauvres, lorsqu'elles n'ont pas encore fait de grands progrès, et que les fermiers sont éclairés et d'un caractère libéral. De bons salaires et un système constant d'industrie et d'améliorations donneront de l'emploi à la classe ouvrière aussi long-temps que les choses resteront dans un état prospère et assuré. Il est certain que les ouvriers eux-mêmes préfèrent le pain laborieusement gagné avec indépendance, à la charité mesurée et litigieuse d'un distributeur[p.231]du droit des pauvres. Ce n'est que dans un mauvais système que le riche avilit l'indigent.

Il n'en est pas de même d'un canton manufacturier, où un changement subit de mode peut jeter des centaines de pauvres aux charges de la paroisse.

À l'égard d'un remède législatif, il n'y en a qu'un qui puisse guérir le mal. C'est celui de M. Malthus. Il consisterait à ôter aux ouvriers qui se marieraient après une certaine époque, le droit de nourrir leur famille au moyen de la taxe des pauvres. Cette mesure ferait bientôt monter le prix du travail, et rétablirait les choses sur leur ancien pied. L'homme indigent recouvrerait son indépendance première, et l'état n'aurait plus à supporter le fardeau d'une armée de travailleurs improductifs, quatre fois aussi nombreuse que celle qui nous a mis en état de résister aux efforts de l'empire Français.

[p.232]

 

Chapitre XXVI. Guerre avec la République française.

 

Il est imprudent d'attaquer un peuple divisé, dans le dessein de le subjuguer, au moyen de cette désunion.

Il régnait une si grande discorde dans la république romaine, entre le peuple et les nobles, que les habitans de Véies, réunis aux Etrusques, pensèrent qu'en profitant de ces dissentions ils pourraient détruire jusqu'au nom romain. Ils levèrent donc une armée, et commencèrent à faire des incursions sur le territoire de Rome ; le sénat envoya contre eux Cnéius Manlius et Marcus Fabius, qui firent camper leur armée près de l'ennemi. Les Véiens necessèrent d'attaquer et d'insulter les Romains. Telle fut leur témérité et leur insolence, que les Romains, qui étaient désunis, se réunirent, attaquèrent les ennemis, les défirent et les mirent en déroute. Ainsi, nous voyons, comme nous l'avons déjà dit, combien les hommes se trompent dans leur conduite, et combien il leur arrive fréquemment de perdre un objet, lorsqu'ils pensent y atteindre. Les Véiens croyaient qu'en attaquant les Romains dans leur désunion ils les détruiraient : et l'attaque au contraire les réunit, et causa la ruine de ses propres auteurs ; car les causes de dissentions, dans les républiques, sont généralement[p.233]la paresse et la paix ; les causes d'union, la crainte et la guerre … Les habitans de Véies furent donc déçus dans leur attente ; en un mot, ils se virent accablés en un seul jour par les Romains. Ainsi seront déçus à l'avenir tous ceux qui, de la même manière et pour la même raison, penseront à opprimer une nation.

Machiavel, Discours.

Le peuple en ce pays aimait sa constitution ; il en avait connu les bienfaits ; il y était attaché par habitude. Pourquoi donc mettre son amour à une épreuve que rien n'exigeait ? Cette épreuve ne pouvait l'augmenter ; les nouveaux fardeaux et les nouvelles taxes que la guerre devait occasionner ne pouvaient lui rendre cette constitution plus chère. Si les principes français avaient quelque chose de dangereux, faire la guerre sans nécessité, c'était combattre pour 1eur propagation.

Fox, Discours, 1er février 1793.

La guerre entreprise en 1793, contre la France, prouva dès son commencement la sagesse des observations que je viens d'extraire de Machiavel. Plus les puissances confédérées parurent vouloir accabler son gouvernement, plus son énergie s'accrut, plus ses victoires furent brillantes, et plus elle porta[p.234]loin ses conquêtes. Enfin, éblouie par des trophées militaires et des traités avantageux, elle se confia en un souverain qui, abusant de son génie et de sa force, s'efforça de se rendre le despote du continent européen entier. Le ministère Whig de 1806 vil qu'il était impossible de faire la paix avec lui ; et, à l'exception d'un petit nombre d'individus, tous les partis en Angleterre se réunirent pour croire que la continuation de la guerre était juste et nécessaire. Enfin, ivre d'une puissance et d'une gloire jusqu'alors inconnues, l'Empereur français alla ensevelir son armée de conquérans au milieu des glaces de la Russie. Les nations se relevèrent, et le précipitèrent du haut du trône. La république avait triomphé ; la monarchie fut vaincue.

Par un destin singulier, la fin de la guerre quelque différente qu'elle ait été du commencement par son caractère, devait également prouver la sagacité de Fox. Le petit nombre des jacobins enthousiastes de 1793 devinrent, en 1817 et dans les années suivantes, des centaines de milliers de mécontens. Le poids de soixante millions sterling d'impôts, a indisposé plus d'hommes raisonnables et loyaux[p.235]contre la constitution de leur pays, que les harangues du citoyen Brissot et le décret fraternisateur de novembre n'auraient pu le faire en cent années.

[p.236]

 

Chapitre XXVII. Dette publique.

 

Le peuple, en général, ne travaille pas par plaisir, mais par nécessité. La modicité du prix des denrées le rend plus paresseux ; il se fait alors, moins d'ouvrage ; la demande en augmente en proportion, et les prix s'élèvent nécessairement. La cherté des provisions oblige le manufacturier à donner plus de jours et d'heures à son travail ; ainsi il se fabrique plus d'ouvrage qu'il n'en faut pour fournir à la demande usuelle ; il coûte donc moins, et les manufactures, par une conséquence nécessaire, coûtent moins aussi.

Franklin, Fragmens politiques.

Le grand reproche qu'on se plaît à faire aux auteurs de la révolution de 1688, est que ce furent eux qui commencèrent le système des emprunts. Cette censure néanmoins, si on ne la fait que parce qu'on la considère comme uniquement applicable au gouvernement anglais à cette époque, est dépourvue de toute justice : le système des emprunts et des fonds[p.237]publics était depuis long-temps suivi à Venise et en Hollande. Leur invention est en effet un événement naturel dans l'histoire d'un état libre, où le commerce produit les capitaux, et où la liberté fonde le crédit. Même les monarchies arbitraires de l'Europe ont trouvé moyen de faire des emprunts considérables. L'Autriche en a souvent fait qui lui ont donné occasion de commettre les fraudes les plus détestables envers les créanciers de l'état. En Angleterre, Charles II emprunta aux banquiers une vaste somme, remboursable sur la recette des contributions. Leur recouvrement effectué, il fît fermer les coffres de l'Echiquier et refusa de payer. La honte de cette escroquerie fut réparée jusqu'à un certain point sous le règne de Guillaume III, lorsqu'une partie considérable de cette dette fut incorporée à la dette nationale.

Je ne poursuivrai pas plus loin la défense d'une mesure nécessitée par le fardeau de la grande guerre que nous avions alors sur les bras, mesure enfin dont Venise, l'état le plus sage, et la Hollande, l'état le plus libre de l'Europe, nous avaient donné le modèle. Mais ile st important de jeter la vue sur l'histoire de[p.238]notre dette nationale, depuis ce moment, et d'en examiner les effets immédiats et éloignés.

Le capital de cette dette, à l'avènement de Georges I, et à l'époque où l'on peut supposer que la comptabilité de la guerre était entièrement réglée, montait à 54.000,000 1. st., et l'intérêt à 3,551,000 1. st. Sir Robert Walpole établit une caisse d'amortissement, qui reçut les plus grands éloges et fit concevoir les plus brillantes espérances. En 1739, le capital de la dette était de 46,954,000 1. st.et l'intérêt de 1,64,000 1. st. ; de sorte qu'il diminua l'intérêt d'environ 1,400,000 1. st. et le capital d'environ 7,000,000 I. st. Mais la guerre d'Espagne, qui commença en 1739,accrut le capital de la dette de 31,300,000 l.st.et l'intérêt de 1,096,000 1. st. La paix qui suivit diminua le capital de,700,000 l. st. et l'intérêt de 664,000 1. st. En 1763, après sept ans de guerre, la dette nationale montait à146,000,000 1. st.

Depuis ce temps jusqu'à la guerre avec l'Amérique, la dette diminua de 10,739,000 l. st. À la fin de cette guerre, elle montait à 237,000,000 l. st.

[p.239]

La célèbre caisse d'amortissement de M, Pitt, établie en 1786, réduisit la dette nationale, durant la paix, de 4,751,000 l. st., et l'intérêt de 143,000 l. st.

Le 5 janvier 1816, après l'entière cessation de la guerre, le revenu de 1815 ayant suffi et au-delà pour couvrir les frais de la guerre des cent jours, la dette montait à 836,255,000liv. st.

Dans l'espace des cinq années suivantes, c'est-à-dire, le 5 janvier 1821, la dette monta à 836,393,000 l. st. ; ayant ainsi augmenté de140,000 l. st.[38].

Pendant plus d'une année de cet espace, une nouvelle caisse d'amortissement, jusqu'à concurrence de 5,000,000 l. st. par an, futvotée par le parlement, et sur-le-champ mise en activité.

Telle a été la marche alternative de la dette nationale et de la caisse d'amortissement ;l'une avançant à pas gigantesques, et l'autre, toute vantée qu'elle ait été, n'ayant jamais[p.240]fait dans le cours d'un siècle la moitié des progrès que fit la dette dans la seule année1815. Il faudrait sans doute être bien confiant pour espérer que la caisse d'amortissement atteigne son adversaire.

Dans cet état de choses, il convient plus que jamais d'examiner ce qu'est cette dette, quels sont ses effets sur la prospérité du royaume, et quel doit être probablement son résultat final. Ce dernier objet de l'examen est sans doute enveloppé de la plus grande obscurité. Les causes les moins prévues peuvent donner une direction toute différente aux événemens politiques.

Voici la première opération de la dette nationale ; le ministre emprunte d'un négociant, par exemple, 300 liv, st. Il s'engage à payer un intérêt de 15 l. st. Dans ce dessein, il met un impôt de 5 l. st. sur un propriétaire foncier, un autre de 5 l. st. sur un fermier, et le troisième de 5 l. st. sur un marchand, tous jouissant pour le moment de revenus égaux, et payant l'impôt également. La première opération de l'impôt est en général celle-ci : le fermier et le marchand ajoutent l'impôt au prix de leurs denrées. Le marchand[p.241]paie donc une partie de l'impôt du fermier, et le fermier une partie de celui du marchand ; mais il est évident qu'un impôt n'en reste pas moins à la charge de chacun d'eux. Ils doivent l'un et l'autre, par conséquent, ou travailler davantage et accroître leurs produits, ou diminuer leurs dépenses et acheter une moindre quantité des marchandises de leur voisin. Le premier cas a lieu dans un état florissant ; le second dans un état pauvre, faible et épuisé. C'est par les efforts continuels que font les hommes pour augmenter leurs productions et devenir riches, qu'un pays marche à la prospérité ; c'est en évitant, en rétrécissant la consommation et la dépense qu'une nation tombe en ruines.

Il est une autre manière encore plus nuisible de payer un impôt : c'est celle qui diminue les profits. Par exemple, si les boucles de souliers étaient fortement imposées, les marchands de cet article, ne pouvant gagner assez sur cet objet pour payer l'impôt, seraient obligés de se borner à un moindre profit. Le trafic qui est comparativement trop imposé est bientôt abandonné.

Mais ne perdons de vue ni le propriétaire[p.242]foncier ni le capitaliste. II est évident que le propriétaire doit payer, outre ses propres impôts, une partie de ceux du fermier et du marchand, et qu'il n'a aucun moyen de se couvrir de ses avances. Aussi les économistes pensèrent-ils que les possesseurs de biens-fonds payaient toutes les impositions. Mais ils peuvent, si bon leur semble, retrancher sur leur consommation, et cela avec beaucoup plus de facilité que le marchand, attendu qu'il est plus aisé de se passer d'un domestique à livrée que d'un commis ou d'un ouvrier.

Le capitaliste, s'il est en même temps consommateur, paie au marchand et au fermier une partie de l'impôt qui se perçoit à son profit. Mais il a plus qu'aucun autre membre de la société le moyen d'éviter la dépense.

On ne peut guère douter que, pendant un certain temps, une dette nationale n'ait des résultats utiles. Elle donne à l'argent une circulation rapide ; elle amène au marché de nouveaux capitalistes plus entreprenans et plus actifs que les vieux propriétaires fonciers ;elle oblige l'ouvrier à se livrer à un plus grand travail, pour lequel en même temps elle multiplie[p.243]les demandes. Mais quand les tributs deviennent accablans, les effets sont à peu près inverses. Les prix s'élèvent à un point si prodigieux, que tout homme prudent diminue sa consommation, ainsi que la quantité de travail qu'il emploie. La plus grande partie du revenu général passe des mains d'hommes qui peuvent l'employer à des travaux agricoles ou manufacturiers, dans celles de grands négocians dont le capital inonde le marché et se change bientôt en biens fonciers. Une grande rareté et une grande abondance d'argent se font sentir à la fois. Tels sont, sur les individus, les effets d'une grande dette nationale. Mais il est un autre rapport sous lequel une semblable dette est un mal que rien ne tempère : c'est qu'elle diminue et tarit les ressources de l'état. Les dépenses occasionées par des guerres antérieures laissent enfin à une nation peu de force pécuniaire pour sa défense. Le propriétaire s'est déjà vu enlever une si grande portion de sa rente, que le ministre n'ose plus y toucher, autrement cela équivaudrait à la confiscation du fonds même.

Hume a présenté des idées remarquables[p.244]sur les suites de la dette nationale parvenue à ce point. Il pense qu'on ne pourrait recourir qu'à un des trois expédiens suivans. Le premier serait d'adopter le plan de quelque faiseur de projets, ce qui ne tendrait qu'à augmenter la confusion et l'abattement ; la nation alors mourrait du médecin. Le second, de faire une banqueroute nationale, remède qu'il ne semble pas désapprouver. Le troisième, de continuer à payer l'intérêt dans son intégrité. Il poursuit : « Les deux premiers de ces événemens sont calamiteux, sans doute, mais il y en a de plus calamiteux encore. Par là, des milliers sont sacrifiés au salut de millions. Mais nous ne sommes pas garantis contre le danger de l'événement contraire : des millions peuvent être sacrifiés pour toujours à la sûreté temporaire de quelques milliers. Sous notre gouvernement populaire, il sera peut-être dangereux pour tout individu de hasarder un remède aussi désespéré qu'une banqueroute volontaire ; et quoique la chambre des lords et la plus grande partie de la chambre des communes soient entièrement composées de propriétaires fonciers qui, par conséquent, ne sauraient jamais[p.245]avoir une grande portion de leurs fortunes dans les fonds, cependant ils peuvent avoir avec les rentiers de l'état des liens assez nombreux et assez forts pour qu'ils restent plus long-temps fidèles à la foi publique que ne l'exigent, à parler strictement, la prudence, la politique ou même la justice. La balance du pouvoir en Europe a toujours paru trop inégale à nos aïeux, à nos pères et à nous-mêmes pour devoir se passer de notre surveillance et de notre appui. Mais, fatigués du combat, arrêtés par les entraves, nos enfans peuvent se reposer en toute sécurité et voir leurs voisins opprimés et envahis, jusqu'à ce qu'eux-mêmes et leurs créanciers deviennent la proie du conquérant. » Voici comment il trace le tableau de l'intérieur : « Il n'y a plus d'autres moyens de prévenir ou d'étouffer les insurrections, que les armées mercenaires ;il ne reste personne pour résister à la tyrannie ; la séduction et la corruption seules sont le mobile des élections : enfin, quand le pouvoir intermédiaire qui sépare le peuple et le roi, est totalement renversé, un despotisme accablant doit régner. Les propriétaires, que leur pauvreté fait mépriser, leurs oppressions[p.246]haïr, sont alors dans l'impuissance absolue de lui opposer le moindre obstacle[39]. »

Jetons les yeux sur les peuples étrangers, nous verrons qu'après de glorieuses guerres, Venise tomba enfin, au commencement du siècle dernier, dans l'état de décadence dont vient de parler Hume. Son revenu ne suffisait pas pour acquitter l'intérêt de sa dette, et, quoiqu'elle suspendît ses paiemens, elle n'en fut pas moins incapable de supporter les dépenses que son gouvernement occasionnait. Au reste, il nous faudrait plus d'espace que nous n'en avons ici pour examiner les causes compliquées de sa chute.

La Hollande aussi était accablée, dans les dernières années de son existence, sous le poids de sa dette énorme, même en ayant égard à sa richesse et à sa population.'

La France commença la révolution avec une dette qu'elle ne pouvait supporter. Au milieu de la guerre, elle en abolit sommairement et formellement la plus grande partie. Au surplus, aucun pays ne s'est encore trouvé précisément dans la position de l'Angleterre. Le commerce[p.247]et le crédit ne se rassemblent pas sur un seul de ses points ; comme des veines abondantes, ils parcourent tout son corps. Une banqueroute nationale porterait à l'industrie un coup difficile à réparer. On se fait une idée très-erronée des bons effets de l'éponge appliquée sur la dette. De ces erreurs, il n'en est point de si évidente ni de si funeste que l'opinion professée et inculquée par plusieurs, que l'ouvrier qui reçoit 18 schellings par semaine, dont dix lui sont enlevés par les impôts sur la bière, les chandelles, etc., recevrait la même somme de 18 schellings, si tous ces impôts étaient abolis, et ferait plus que doubler ses achats. On ne doit pas oublier que c'est l'offre et la demande qui règlent le prix réel du travail. Le prix en argent varie nécessairement avec le prix des provisions, loyers, habits, chandelles, etc., nécessaires au maintien de l'ouvrier. Si la demande du travail reste la même, et que, par la réduction des impôts, le prix des objets que l'ouvrier consomme tombe de 18 à 8 schellings, son salaire tombera de 18 à 8 schellings. Mais, dira-ton, le fermier et le manufacturier ayant plus de capitaux à destiner au travail, la diminution[p.248]des impôts augmentera la demande. C'est en effet ce qui peut arriver à la fin ; mais il n'est pas vraisemblable que ce résultat suive de près la cessation subite du paiement des rentes. Il y a dans notre pays tant de consommateurs qui tirent leur revenu des fonds, d'une manière directe ou indirecte, que le premier effet d'une banqueroute nationale serait une grande diminution dans la demande, ainsi qu'une dépréciation générale, sur tout le territoire, des produits agricoles et manufacturés.

Depuis la paix, l'Angleterre a éprouvé, à deux époques différentes, des maux affligeans. Le premier commença en 1813, lorsque des spéculateurs en blés étrangers importèrent des grains dont la production, en Pologne, n'avait coûté que 20, quelques-uns disent12 schellings la mesure, et entrèrent en concurrence sur le marché anglais avec le fermier anglais, que ses impôts et ses avances forçaient à le vendre 80 schellings. Nos fermiers se virent nécessairement sur le bord du précipice ; et, si la législature ne fût venue à leur secours et n'eût prohibé toute importation de blé, jusqu'à ce que la mesure montât à[p.249]80 schellings, l'Angleterre eût été obligée d'abandonner la culture de presque toutes ses terres. Le gouvernement ne s'aperçut pas du mal à temps, et des années de calamité frappèrent les manufacturiers aussi-bien que les agriculteurs.

C'est peut-être à la dépréciation du papier monnaie qui eut lieu vers la fin de la guerre, qu'il faut attribuer notre seconde détresse. Vers l'année 1807, les impôts de ce pays étaient à leur plus haut période. Depuis cette époque, nous ne soutînmes en grande partie les charges de la guerre qu'au moyen de l'émission d'une excessive quantité de billets de banque, dont les porteurs ne pouvaient demander le paiement en espèces. Le papier tomba de valeur par degrés, jusqu'à ce que la dépréciation parvînt à environ 30 pour cent.

Pendant le cours de cette dépréciation, la dette de l'Angleterre s'accrut de plus de300,000,000 l. st. La seule dépense de 1813l'augmenta de 77,000,000 l. st. ; et celle de 1815,de 65,000,000 l. st. Le fardeau de l'intérêt de ces emprunts ne se fit pas très-vivement sentir durant la guerre, attendu que (outre l'emploi d'une grande partie de la caisse d'amortissement[p.250]pour payer l'intérêt) le poids des impôts fut, en effet, diminué par l'altération de la valeur du papier-monnaie, et que les immenses capitaux qui se dépensèrent firent fleurir le commerce et l'agriculture. Les nouvelles sommes émises par la banque, produisirent de nouveaux spéculateurs et de nouveaux acheteurs dans toutes les branches de l'industrie : élevant par là le prix de chaque produit, et répandant une prospérité apparente dans tout le royaume[40]. Mais lorsqu'au moyen de diverses causes, et enfin par un statut positif, la monnaie fut réduite à sa valeur première, tant d'agréables prestiges se dissipèrent ; le négociant ou le spéculateur ne recevant point d'argent de la banque, furent hors d'état d'acheter les produits agricoles. Le fermier à son tour fut obligé de vendre à vil prix, afin de rembourser le banquier de province de la somme qu'il lui avait empruntée, et dont il s'était servi pour améliorer sa terre et payer les impôts toujours croissans de la guerre. Le prix du blé tomba beaucoup au-dessous de celui que semblait indiquer le[p.251]changement de valeur des billets de banque. Le marché regorgea d'ouvriers créés par les demandes antérieures et par l'imprudente administration des lois des pauvres. Ils devinrent un fardeau pour la société, et formèrent un corps de travailleurs improductifs, beaucoup plus nombreux que les armées de terre et de mer mises sur le pied de guerre. La nation, pour nous servir d'une comparaison familière, devint alors comme un homme à qui la fièvre a ravi l'embonpoint de sa robuste santé, et dont les vêtemens ont acquis trop d'ampleur pour sa machine réduite et débilitée.

Après la paix, on abolit 18,000.000 l. st. d'impôts. C'était une diminution de 25 pour cent sur la totalité des impôts ; mais, en même temps, la valeur de la monnaie augmenta de trente pour cent ; on ne fut donc soulagé en rien. À quelque temps de là, on établit 3,000,000 l.st.de nouveaux impôts ; de sorte que nos charges actuelles sont plus pesantes qu'elles ne le furent jamais. Les 300,000,000 l. st., empruntés en valeurs dépréciées, doivent être remboursés en bonnes valeurs ; c'est-à-dire que nous devons rendre environ 70,000,000 l. st.[p.252]au moins, de plus que ce que nous avons emprunté ; ou, en d'autres termes, nous payons annuellement plus de 3,000,000 l. st. pour une somme que nous n'avons jamais reçue.

Dans le but d'obvier à ce mal, lord Lauderdale conseilla, en 1814, de battre des guinées valant 21 sch. de papier-monnaie. Si ce conseil eût été suivi, nous aurions échappé à la misère que nous avons essuyée depuis ;et cela, comme on voit, en manquant très-peu à la foi nationale. Peut-être, en effet, le rentier aurait-il eu lieu de bénir le jour où une telle mesure eût été adoptée ; car elle aurait retardé l'époque qui, selon toutes les probabilités, arrivera tôt ou tard, où le paiement de la rente entière et le salut de l'état seront déclarés incompatibles.

La seule consolation que nous ayons, pour n'avoir pas employé ou pour ne pas employer cette mesure, est que la nation donne l'exemple d'une fidélité scrupuleuse, d'une inflexible probité, rares dans tous les temps et chez tous les peuples, mais principalement à l'époque actuelle et parmi les peuples de l'Europe.

[p.253]

 

Chapitre XXVIII. Réforme parlementaire.

 

Il est vrai que ce qui est établi par la coutume, s'il n'est bon en soi-même, est du moins commode. Les choses qui ont long-temps marché de front, ont formé, pour ainsi dire, une confédération entre elles. Les choses nouvelles, au contraire, ne s'ajustent pas si bien, et quoi qu'elles aident par leur utilité, elles ne laissent pas de gêner par leur défaut d'harmonie. Tout cela serait incontestable, si le temps était immobile ; mais il poursuit sa course si rondement, que la conservation opiniâtre des usages est aussi perturbatrice que l'innovation ; et ceux qui ont trop de respect pour le vieux temps, sont la honte du nouveau. Il serait donc utile que les hommes suivissent dans leurs innovations l'exemple du temps même qui va toujours innovant en silence.

Bacon.

Jusqu'ici nous avons à peine dit un mot de la formation de la chambre des communes. Depuis le règne d'Edouard I inclusivement, elle a été composée de chevaliers, représentant[p.254]les propriétaires francs-tenanciers, ou les propriétés foncières des comtés, de citoyens et de bourgeois, représentant les intérêts commerciaux des cités et des bourgs. Quels étaient ces bourgs si distingués, c'est là une question que l'éloignement des temps rend insoluble ? Il paraît néanmoins prouvé que l'ordre expédié au shériff lui prescrivait simplement d'envoyer au parlement des bourgeois pour les bourgs de son comté, et que le schériff adressait ses instructions dans les lieux appelés bourgs, selon qu'il le jugeait convenable. On ignore si ce titre leur fut acquis par charte ou par prescription. Les constituans étaient obligés de payer leurs députés ; ce qui leur parut un fardeau. Plusieurs bourgs demandèrent et obtinrent d'être exempts de fournir une députation, en raison de leurs autres charges. Mais la chambre des communes ayant acquis plus d'importance pendant la querelle des maisons d'York et de Lancastre, et participant assez souvent par son vote à la transmission de la couronne, le privilège d'en élire les membres devint un privilège désirable. La charte de Wenlock, octroyée par Edouard IV, et qu'on dit être la première où ce privilège[p.255]soit mentionné d'une manière expresse, l'accorde comme une faveur et une récompense des services rendus par le propriétaire du bourg. Un peu auparavant, le droit de voter aux élections de comtés avait été restreint aux propriétaires de terres franches, ayant au moins 40 sch. de rente, à cause, est-il dit, des tumultes et des querelles qui devaient vraisemblablement avoir lieu à ces élections ;preuve qu'elles excitaient déjà l'intérêt. Quoique les rois de la maison de Tudor se fussent placés au-dessus du peuple, ils gouvernèrent, non pas sans le parlement, mais par son organe. Ce fut sous eux que la chambre des communes commença à suivre la forme actuelle de ses débats. Pour la première fois, sous Elisabeth, un membre fut déclaré coupable d'avoir suborné l'officier chargé de délivrer les certificats d'élection. Après 400 ans de désuétude, Agmondesham recouvra, sous le règne de Jacques, son privilège d'élection ; Wendover et Marlow le recouvrèrent aussi à la même époque. Entre autres argumens, présentés en faveur de leur droit, nous lisons les suivans dans un précis de l'affaire, dressé[p.256]la 21e année du règne de Jacques I[41] :« 3° L'usage de ces temps anciens était de laisser à la charge des bourgs le maintien des bourgeois députés au parlement. Quand les bourgs devinrent pauvres, ils négligèrent, pour cette raison seule, d'envoyer leurs représentans ; mais maintenant qu'ils veulent supporter cette charge et élire des bourgeois en état de supporter leurs propres dépenses, il n'y a aucun motif de rejeter cette pétition. On allégua enfin, en faveur des bourgeois, que le droit de députer au parlement était un droit d'une nature et d'une qualité telle, qu'aucun bourg ne pouvait le perdre par sa négligence ; car tout bourgeois ainsi député est membre du grand conseil du royaume, maintenu à la charge du bourg ; et si une semblable négligence pouvait être permise dans un bourg, elle pouvait l'être dans plusieurs, et conséquemment dans tous les bourgs d'Angleterre, d'où il arriverait que, faute de députés, il n'y aurait point de parlement. »

[p.257]

En conséquence de la décision qui suivit, le bourg de Wendover députa M. John Hampden, qui en supportait la dépense. Sous ce règne et le suivant, le parlement réintégra les bourgs dont voici les noms.

Ilchester.

18e année de Jacques I.

 

Agmondesham

Wendower

Great-Marlow

} 21e année de Jacques I.

 

Cockermouth

Okehampton

Honiton

Ashburton

Milbourn-port

Malton

Northallerton

Seaford

} 16e année de Charles I.

Le souverain en rétablit lui-même vingt-quatre. Ces bourgs doivent tous avoir consenti à supporter la charge ; car, de cinquante-un autres qui avaient joui de l'élection, aucun ne l'a jamais recouvrée. Depuis le règne de Henri VIII jusqu'à l'avènement de Charles I, la chambre s'était augmentée de 156 membres.[p.258]Dans Cornouailles seul, Edouard VI en ajouta 12, Marie 4 et Elisabeth 10.

Cornouailles fut choisi comme le lieu auquel on pouvait le plus utilement accorder ces membres, attendu que la couronne, en possession de ce duché, y avait une grande influence au moyen de ses mines et de ses biens. On voit par ces augmentations le désir qu'avait la couronne de se donner de l'influence dans la chambre. Mais des agrandissemens si dangereux ne purent empêcher la pétition des droits, ni protéger le trône contre les presbytériens.

Dans un temps où on multipliait les plans sur toutes sortes de sujets, sur la réforme du corps entier des lois, sur celle de l'église, de l'état et même du calendrier, on ne devait pas s'attendre à ce que la chambre des communes fût sans son réformateur ; un projet de représentation égale et uniforme était une chose toute naturelle. Une proposition de cette nature fut donc faite par les maîtres de toutes les réformes du jour, l'armée. Cromwell adopta les principes les plus importans de ce projet dans les deux parlemens qu'il assembla après qu'il eut pris le titre de protecteur :[p.259]mais ni le caractère du temps, ni le génie de cet homme, ne permirent de donner la moindre importance à l'essai. Le premier de ces parlemens montra une opposition prononcée à son autorité ; il fut dissous parce qu'il avait osé discuter la question : si le gouvernement résiderait ou non dans une seule personne. Quant au second, après plusieurs manœuvres mises en usage pour influencer les électeurs, personne n'y fut admis sans un certificat du conseil d'état, ce qui en exclut100 membres. Découragé par ces essais, ou cédant à la préférence qui commençait à renaître pour les vieilles formes et les vieilles coutumes, Richard Cromwell convoqua un parlement selon l'ancien usage. Lord Shaftesbury, cependant, qui fut le premier après la restauration à violer l'indépendance du parlement, en voulant que tous les pouvoirs fussent vérifiés par la chancellerie, fut aussi le premier à faire revivre et à maintenir la doctrine d'une réforme parlementaire. Dans un écrit publié après sa mort, il se plaint non-seulement de la trop longue durée des parlemens et des habitudes corruptrices des bourgs, mais il s'élève aussi contre l'abus[p.260]d'accorder une plus grande députation à Cornouailles qu'au pays de Galles. Quelques-uns de ses amis, et surtout M. Samuel Johnson, chapelain de lord Russell, s'efforcèrent d'agiter cette question lors de la révolution, mais les deux partis évitèrent avec soin de la discuter. Depuis ce temps jusqu’à lord Chatham, le principe réformateur, quoique toujours favorisé par quelques hommes illustres, la plupart Torys, semble avoir dormi d'un sommeil paisible, pendant le quelle mal fit de grands pas. La vénalité des bourgs augmenta de plus en plus, et l'on dit que dans une chambre de 556 membres, les employés du gouvernement étaient au nombre de 200. Mais le peuple ne s'intéresse que peu à la réforme, ou ne s'y intéresse point du tout, à moins qu'il ne souffre des maux réels, fruit d'un mauvais gouvernement. Il faut pourtant dire qu'en 1745 une motion des Torys en faveur des parlemens annuels, destinée probablement à ébranler le trône de la maison de Hanovre, ne fut rejetée que par une majorité de 32 voix.

Lord Chatham, sachant par expérience combien il était difficile d'éveiller l'attention[p.261]de la chambre des communes sur les abus ministériels, proposa, comme mesure de convenance, d'ajouter au corps représentatif cent membres éligibles par les comtés. Ce plan n'était évidemment fondé que sur l'utilité : selon l'expression de son illustre auteur, c'était un plan destiné à répandre une nouvelle vie dans, la constitution.

La guerre avec l'Amérique ayant mis la mauvaise administration de nos hommes d'état dans un jour encore plus frappant, M. Pitt, en 1781, 1782, et 1785, fit quelques motions dans la chambre des communes en faveur de différens projets de réforme, mais qui tous annonçaient n'avoir pour but que d'amender une partie de la représentation, et reposaient comme ceux de son père, sur la base de l'utilité et de l'expérience. D'autres doctrines circulaient néanmoins. Le docteur Jebb, et, après lui, M. Cartwright, promulguèrent la théorie de la représentation personnelle, qui, suivant dans ses conséquences les principes de Locke, devait prouver que tout homme a un droit naturel et imprescriptible à donner son suffrage. Mais ni cette doctrine, ni le plan de M. Pitt qu'appuyaient[p.262]Horne-Tooke et tous les réformateurs modérés de ce temps-Là, n'eurent aucun succès. M. Pitt se refroidit d'abord, et garda ensuite un silence absolu sur ce sujet.

La question en resta là, jusqu'à ce que la révolution française, qui mit tout en mouvement, la fit agiter de nouveau. La fièvre était contagieuse : les uns l'avaient plus violente que les autres. Une société formée des hommes les plus habiles d'alors, rédigea un écrit appelé la pétition des amis du peuple. Ce n'était rien moins qu'un bill d'accusation contre la chambre des communes, et par conséquent contre la constitution établie de la Grande-Bretagne. L'histoire et la situation des bourgs y sont présentés dans tous leurs détails ;et on y fait de laborieux efforts pour démontrer que la chambre, et, conséquemment la personne et la bourse de tout sujet anglais, sont au pouvoir d'un petit nombre d'individus. Une portion, néanmoins, de ce tableau ne prouve rien pour l'objet en question. Un grand nombre de membres sont représentés comme élus sous l'influence de pairs et de certains riches particuliers. Ou avance que non-seulement 84 personnes nomment directement[p.263]157 membres, mais que 70 autres, par une influence indirecte dans les comtés et les grandes villes, en élisent encore 150,d'où résulte la preuve prétendue que la majorité de la chambre des communes est à la nomination de quelques particuliers. Or, quiconque connaît l'Angleterre, sait que les francs-tenanciers d'un comté, soit boutiquiers, soit magistrats, ayant les mêmes opinions politiques, conviennent d'ordinaire de réunir leurs votes sur le même candidat. On sait aussi que les qualités qu'ils cherchent en lui, ne sont pas, en général, l'éloquence ni même l'habileté, mais le sens commun, une intégrité commune, et des propriétés foncières. Ils regardent, en quelque sorte, la propriété comme une garantie du caractère. Il arrive donc que celui qui, parmi eux, possède le plus de terres, si d'ailleurs il n'est pas dépourvu des qualités ordinaires, est élu ;ou, s'il est pair, c'est son frère ou son fils. Ce ne sont pas les fermiers même d'un propriétaire, mais son parti de concert avec ses fermiers qui le font chevalier du comté ou représentant. Ainsi, se plaindre que le fils aîné du comte de Derby soit toujours élu pour le[p.264]Lancashire, au lieu du plus sage tisserand ou du fileur le plus patriote du comté, n'est passe plaindre d'un abus fait pour être mentionné à la chambre des communes, quoiqu'il pût faire partie d'un essai sur le caractère du peuple Anglais ou trouver place dans un traité général de la nature humaine.

Toutefois, laissant de côté cette objection, on peut faire à l'ensemble de la pétition la réponse suivante : « Vous vous plaignez de la formation de la chambre des communes telle qu'elle a existé depuis la révolution jusqu'à présent. Vous prouvez que la structure de notre gouvernement durant cet espace n'a été qu'une combinaison impure faite dans des vues privées. Or, nos pères et nos ancêtres nous ont dit que pendant cette période ils étaient très-libres et très-heureux. Leur témoignage est confirmé par celui des publicistes les plus sages, des plus grands philosophes, des poètes contemporains les plus enthousiastes. Votre théorie tend à renverser le témoignage des Blackstone, des Montesquieu, des Voltaire, des Thompson, des Cowper et de mille autres qui ont déclaré que de leur temps l'Angleterre jouissait d'une liberté parfaite. Or, le gouvernement[p.265]est une affaire d'expérience et non de spéculation ; donc, nous ne croirons jamais un mot de votre théorie. »

Cette objection me paraît avoir de la solidité ; car la plainte porte non contre un seul abus, ou un abus particulier, mais contre la majeure partie du corps gouvernant, tel ou presque tel qu'il existe depuis cent ans de liberté et de gloire. Donnons plus de développement à cette explication : si un pétitionnaire demandait l'abrogation des lois sur les banqueroutes, il serait évidemment absurde de lui opposer le raisonnement suivant : nos ancêtres ont été libres et heureux avec les lois de la banqueroute, donc nous ne les changerons pas. — Mais à une pétition qui alléguerait que la division de notre gouvernement en trois pouvoirs est la chose la plus absurde ;qu'il est ridicule de donner à un seul homme autant de pouvoir qu'à 658 représentans du peuple entier ; qu'il est contraire à tout principe de raison d'admettre à la chambre des lords un dissipateur ou un idiot, parce que son père a été homme d'état ou favori ; que le véto royal est une invention barbare, indigne d'un peuple civilisé, nous répondrions :[p.266]la théorie peut être mauvaise, mais la pratique a toujours été excellente.

Fox, sentant tout le poids de cette réponse, s'avança dans l'arène politique en 1797, et posa la question sur des bases totalement différentes. Il déclara que la situation de l'Angleterre était si périlleuse qu'il désespérait presque du salut de l'état. Il représenta la conduite des ministres comme étant de nature à renverser de fond en comble la chose publique ; et soutint qu'il ne restait d'autre moyen d'échapper à la ruine que de recourir aux principes fondamentaux et de reconstituer l'état. En admettant que le mal était aussi grand que Fox le représentait, son raisonnement était loin de prouver l'efficacité du remède ; puisque ce mal provenait, non du mépris pour le vœu du peuple relativement à la guerre avec l'Amérique et avec la France, mais de la condescendance à ce vœu. « La liberté est en danger de devenir impopulaire aux yeux des Anglais », dit Burke, pendant la guerre d'Amérique. « Enfin, dit Fox, pendant celle de France, la liberté n'est pas populaire. La nation est divisée (très-inégalement, il faut l'avouer) entre la majorité dominée[p.267]par la crainte ou corrompue par l'espérance, et la minorité, qui attend dans un sombre silence l'occasion d'appliquer de violens remèdes »[42]. Quel étrange remède donc que de rendre la législature plus démocratique !Elle aurait proscrit et emprisonné la minorité. Il y a une autre remarque à faire. Après avoir sacrifié à l'uniformité toute la machine parlementaire actuelle, les auteurs du plan de 1797rompent cette uniformité en proposant de donner aux campagnes un plus grand nombre de députés qu'aux villes, proportionnellement à leur population. Un tel vice n'eût pas manqué de se faire sentir, si le plan eût été suivi. Les habitans des villes auraient eu raison de se plaindre que, plus éclairés que des ouvriers de la campagne, on les dépouillait cependant de la part qui leur était due. Un nouveau plan aurait succédé au premier, et le gouvernement[p.268]se serait trouvé placé dans les pires de toutes les mains ; celles de la population des grandes villes. Londres seul aurait député 50 membres, Manchester et Glasgow en proportion.

Les objections que nous venons de soumettre auraient pu suffire pour faire reculer la chambre des communes devant l'idée d'adopter un nouveau système représentatif. Mais comme nous en sommes à examiner les principes du gouvernement anglais, essayons, autant que nos forces nous le permettent, de tracer quelques règles générales pour la formation de l'assemblée des communes d'une monarchie tempérée. Quelques-unes suffiront tant à l'auteur qu'au lecteur.

1°. Toutes les parties de l'état, et toutes les classes du peuple, doivent participer aux élections, autrement la partie ou la classe exclue perdra toute importance aux yeux des autres ; on ne recherchera jamais sa faveur ;la législature ne veillera jamais sur ses intérêts avec diligence. Le mécontentement de la classe dépouillée, excité par la sentence de nullité et d'inactivité, prononcée contre elle, sera d'autant plus grand, que le corps politique[p.269]jouira d'une liberté plus générale. Tout système de suffrage uniforme, excepté le suffrage universel, est entaché de ce vice radical ; et le suffrage universel qui devrait en être exempt, livre en résultat tout le pouvoir à la plus haute et à la plus basse classe, à l'argent et à la multitude, désaffranchissant ainsi la classe moyenne, qui est la plus désintéressée, la plus indépendante et celle qui a le moins de préjugés. Quoiqu'il faille que chaque classe ait voix aux élections, il n'est cependant pas nécessaire que chaque membre de chaque classe jouisse d'un vote. Un boucher de Hackney, qui exerce son droit une fois peut-être à une élection du comté de Middlesex, n'a presque aucun avantage sur un autre boucher du même lieu qui n'est pas électeur. En eût-il un plus grand, l'intérêt de l'état est, dans ces matières, la principale chose à consulter ; et cet intérêt est aussi bien servi par le suffrage de quelques personnes de chaque classe que par celui de tous.

Le privilège de voter devient aussi plus précieux en ce qu'il n'est pas trop général ou trop fréquemment exercé : s'il était annuel et universel, il serait aussi peu estimé[p.270]que les cailloux d'or l'étaient par les enfans d'El-Dorado.

2°. Les hommes éclairés, dans toutes les clases, doivent être éligibles. Ceux du plus haut rang après les pairs, doivent être admissibles dans une assemblée représentative du peuple, parce qu'ils lui donnent un nouveau degré d'importance et en reçoivent encore de la stabilité. Leur présence et leur concurrence servent surtout à inspirer à l'aristocratie et au peuple une sympathie commune, ôtant à l'une son orgueil, à l'autre sa jalousie. Les citoyens sans naissance, mais qui se sont élevés par le commerce, doivent indubitablement pouvoir y être admis, tant pour encourager les efforts honorables des individus de toutes les conditions, que pour convaincre intimement chaque classe qu'elle est représentée de fait aussi-bien que de nom. Ces deux genres de personnes n'ont besoin que d'une permission légale pour arriver à la législature ; ils sont sûrs de s'y trouver. Mais il y a une autre classe qui doit former partie de tout bon corps représentatif, et dont l'élection n'est pas si certaine : je veux dire celle de ces hommes que distinguent non leur fortune[p.271]ou leur commerce avec le monde, mais leur savoir et leurs talens ; de ces hommes qui ont consacré leur jeunesse à l'étude du droit anglais, du droit des gens, de l'histoire constitutionnelle, de l'économie politique ;mais que leur défaut de richesse, leur caractère, leurs habitudes éloignent des débats populaires. Il est certain en effet qu'un corps de 10,000 fermiers ou commerçans n'élira pas un homme qui n'est connu ni par son rang dans l'état, ni par une suite de harangues populaires. Si donc vous ne voulez que des élections faites par de grands corps, ou bien vous fermez la porte de votre assemblée à l'aristocratie des talens, que vous constituez par là en corps hostile à vos institutions ;ou vous l'obligez à se faire une profession de la démagogie, deux choses très-dangereuses à l'état. Il est conséquemment utile de confier quelques élections à des personnes qui, par leur rang dans la société, sont à même de connaître les hommes de talent du jour. On peut le faire, soit en formant quelques corps électifs composés de peu de membres et entourés d'une haute considération, soit en donnant à la propriété une influence décisive[p.272]sur l'élection d'un nombre proportionnel de représentans.

3°. Le grand principe de tout le système, principe qui naît des deux précédens, est que le corps représentant soit l'image du représenté, non qu'il représente la propriété seule, la multitude seule, ou les fermiers, ou les commerçans, ou les manufacturiers seuls ; non qu'il gouverne à l'aide de l'orgueil d'une aristocratie isolée, ou se laisse balloter au souffle d'une popularité passagère ; mais parce qu'il a quelque chose de tout cela, et qu'il forme de ces diverses couleurs un tableau agréable. La chambre des communes doit être, comme l'a dit Pitt, une assemblée que la sympathie la plus étroite unisse au peuple. Cela ne signifie pas qu'elle doit suivre sa passion populaire dans toute sa fougue ; il faut que ses décisions soient telles, qu'elles satisfassent le peuple dans le moment même, ou qu'elles puissent le satisfaire par des raisons simples et claires, lorsque les argumens et les faits lui seront soumis. Si les décisions du corps représentatif ne peuvent atteindre ce but, c'est non-seulement une mauvaise chambre des communes mais ce serait un mauvais sénat, ou un mauvais[p.273]conseil privé. Voyons maintenant si la chambre des communes d'Angleterre est constituée d'après des principes analogues à ceux que je viens de présenter.

1°. Le système général de la représentation est évidemment propre à mettre le droit de voter à la portée des personnes de toutes les classes. La propriété territoriale est représentée dans les comtés ; la propriété commerciale dans les villes : enfin les bourgs ont tous les modes possibles de suffrage, depuis le plus limité, jusqu'au plus universel. Ces modes, aussi, sont tellement confondus ensemble, les villes ont tant d'influence dans les élections de comtés, les propriétaires fonciers à leur tour en ont une si grande dans la cité ou dans la ville voisine, que les membres d'une espèce ne se sentent pas fort jaloux de ceux d'une autre. Il serait toujours fâcheux d'opposer une classe à une autre.

Mais bien qu'il n'y ait aucune classe exclue de notre corps constituant, il est cependant des parties de l'état très-insuffisamment représentées. Les comtés de Lancastre et d'Yorck, comprenant Manchester, Bolton, Leeds, Sheffield, Halifax, et Huddersfield, et contenant[p.274]2,500,000 habitans, ne députent que quatre membres. C'est là évidemment un abus pratique, et on l'a senti.

2°. Les hommes éclairés de toutes les classes parviennent à notre chambre des communes. Ceux qui ont des propriétés enterre se portent candidats dans leurs comtés respectifs ; ceux qui ont acquis de la fortune par le commerce ou les manufactures, peuvent facilement se créer des partisans dans les cités avec lesquelles ils ont des rapports, ou bien dans les villes (il y en a beaucoup de semblables), ou, sans moyens corrupteurs, les habitans veulent un homme riche qui soutienne leurs institutions, et leur donne eu même temps sa pratique, toutes les fois qu'il s'agit de dépenser son revenu. Quant aux hommes de talens, ils arrivent à la chambre par le moyen des bourgs où ils sont nommés par des pairs ou des bourgeois entre les mains de qui sont tombés ces bourgs. C'est par cette route que la plupart de nos hommes d'état distingués sont arrivés au parlement ; et quelques-uns d'eux, peut-être Sir Samuel Romilly et M. Horner, n'y auraient jamais pénétré par toute autre. L'utilité[p.275]que l'état et la chambre elle-même retirent de pareils membres, est incalculable. Leur savoir et leurs talens donnent du poids aux délibérations, en même-temps qu'ils inspirent pour les discussions parlementaires, un respect que dans les temps actuels il est difficile à toute assemblée de s'attirer. D'ailleurs les paroles d'hommes éloquens et habiles produisent sur la nation un bon effet, qui rejaillit sur le parlement : et le discours d'un membre élu par un bourg fermé, fait souvent plus de bien à la cause de la vérité et de la justice, que les votes de vingt sénateurs muets.

On pourrait croire que le privilège de nommer à un corps représentatif donne lieu à quelque danger aussi-bien qu'à beaucoup d'inquiétudes. En théorie, il vaudrait mieux que tous les membres députés par des électeurs uniques, le fussent par un corps de riches constituans. Mais la pratique ne prouve pas que les propriétaires des bourgs se confédèrent entre eux pour trafiquer de leur influence : au contraire, ils restent fermes dans leurs diverses alliances de parti, et conservent fréquemment à la chambre un grand orateur que la clameur du jour ou[p.276]qu'une circonstance fortuite en a fait sortir :c'est ce qui arriva à Fox.

3°. La chambre des communes d'Angleterre représente-t-elle le peuple ? Parfaitement, tant que le peuple et le gouvernement s'unissent ; mais lorsqu'ils se séparent, les décisions de la chambre penchent plutôt vers le gouvernement que vers le peuple. C'est ce que prouve l'examen de l'histoire des deux dernières guerres avec l'Amérique. Dans ces circonstances, les majorités étaient faibles et composées principalement de représentans des bourgs. La même chose est arrivée depuis la dernière paix de Paris, lorsqu'on mit en question l'étendue des dépenses et du patronage que les ministres n'ont pas cessé déposséder. La nation s'est ouvertement prononcée d'un côté ; et la chambre, par des majorités exiguës, l'a emporté de l'autre. On en sera convaincu si l'on veut analyser les scrutins, et examiner les votes des représentans de comtés. En 1780, sur la motion de M. Dunning, les ministres n'eurent, parmi les deux cents quinze membres qui votèrent pour eux, que onze députés des comtés, tandis que leurs adversaires, parmi deux cents trente[p.277]trois en eurent soixante neuf. La désertion de 20 membres suffisait alors pour faire pencher la balance du côté opposé. Sur l'expédition de Walcheren, les représentans des comtés contre les ministres furent à peu près comme trois sont à deux, mais la majorité de la chambre fut en faveur de l'administration. En 1817, sur la question de nommer un comité des finances où il y eût moins de cinq employés du gouvernement, les représentans des comtés furent au nombre de 27 contre 15en faveur de l'opposition, et dans la chambre il y eut 178 voix contre 136 en faveur des ministres. Sur une motion tendant à retrancher deux lords de l'amirauté, les membres, pour les comtés, furent de 35 contre 16 pour la suppression ; dans la chambre il y eut 201contre 152 contre le retranchement. Les bourgs donnent en général une grande majorité aux ministres ; mais les plus petits donnent 5 et 6 voix contre 1, et les membres de Cornouailles 16 et 17 contre 1. Il existe une espèce de bourgs dont il n'a pas encore été question, et qui sont la cause principale de ce désordre. Les électeurs de ces bourgs vendent au plus offrant les sièges qui sont à[p.278]leur nomination. Plusieurs de ceux qui représentent ces lieux viennent au corps législatif avec ce qu'on appelle des vues, non politiques, mais commerciales. Ces vues consistent à viser autant que possible à la trésorerie, ainsi qu'à voter de la même manière sur toutes les questions et dans toutes les circonstances. Plusieurs bourgs ont aussi ce qui se nomme un patron ; ce patron, qui est tantôt un procureur, tantôt un baronet, et tantôt un pair, les vend au marché, et prend cinquante pour cent pour sa peine.

Ces bourgs, il est vrai, députent aussi des hommes en rapport avec les intérêts du commerce, et qui devraient toujours trouver des sièges au parlement. Mais ils les députent, non comme représentans du corps commercial, mais comme représentans de la maison de commerce de la ville à laquelle ils appartiennent. De là, des contrats, des patentes et de la besogne de toute espèce et de tout genre.

Nous sommes arrivés par une marche régulière à cette conclusion : que la chambre des communes ne représente pas suffisamment le peuple, et que les petits bourgs empêchent cette vigilante surintendance du revenu public ;[p.279]devoir obligé et fonction spéciale de cette assemblée. D'où, la conséquence immédiate, que les petits bourgs ont trahi la confiance placée en eux pour le bien de l'association, et qu'on peut, sans injustice, les dépouiller du privilège précieux dont ils continuent de jouir. Mais alors cela nous mène à une autre question, il n'est pas certain, parce que nous avons le droit de les dépouiller, qu'il fût sage de le faire, ou que le remède ne fût pas pire que le mal. Afin de voir plus clairement cette partie du sujet, examinons d'abord les remèdes les plus accrédités.

Le premier est le suffrage universel. Quelques-uns maintiennent que tout homme adroit à un vote personnel, droit qu'il a reçu de Dieu, et que rien ne peut justement lui ravir. Si cela était vrai, la question serait sur-le-champ résolue ; mais le fait est que cela est absurde. Le droit qu'a un homme de voter est un droit artificiel, et ne peut être que celui que la loi lui accorde. Il serait plus raisonnable de dire : tout homme a le droit de participer au gouvernement de son pays : que le peuple cesse donc de confier ses intérêts à d'autres mains qu'aux siennes, mais qu'il s'assemble[p.280]lui-même dans la plaine de Salisbury. — Ce droit est également fondé, et l'on trouverait dans Tacite de meilleurs précédens pour ce mode, que dans les règnes de nos Edouards pour le suffrage personnel. Mais poursuivons : Il n'y a pas seulement une chose à prouver, il y en a deux : la première, que ce droit existe ; la seconde, qu'il est sage de l'exercer. Tous les membres de la chambre des communes ont droit à la liberté de la parole ;mais, heureusement, beaucoup le laissent dormir, et une multitude d'auditeurs se soumet à une oligarchie d'orateurs.

Le champion du suffrage universel soutient ensuite que ce droit est un de ceux qui étaient reconnus et exercés dans les anciens temps de notre histoire. C'est un vrai songe. Les députés des cités et des bourgs étaient élus par des individus à qui une charte ou la prescription avait conféré le droit d'élire. Les chevaliers ou représentais des comtés étaient élus par les francs-tenanciers, c'est-à-dire, les personnes libres possédant des terres. On ne trouve donc aucune trace du suffrage universel, si ce n'est dans un ou deux bourgs, où effectivement ce mode était en usage.

[p.281]

Oublions toute notion du droit pour ne considérer que les effets du suffrage universel. Je ne m'y arrêterai pas long-temps. Il est manifeste que le suffrage universel n'est propre qu'à engendrer et à nourrir des opinions violentes et une dépendance servile, qu'à donner dans les temps de repos, une grande prépondérance à la richesse, dans les temps de trouble, un surcroît de pouvoir à d'ambitieux démagogues. C'est le tombeau de toute liberté sage, et la source de la tyrannie et de la licence. Ce que je dis n'est pas une illusion, mais le résultat incontestable de l'expérience faite en France ; et il n'est pas un Français, s'il aime la liberté, qui ne parle du suffrage universel avec horreur. En Amérique, le même système n'a pas produit les mêmes effets ; mais il a formé un monopole extrêmement préjudiciable à la liberté, le monopole des élections réelles qu'il a rassemblées entre les mains d'un très-petit nombre d'individus qui se sont arrogé le pouvoir de gouverner pour tous les autres. D'où il résulte que le choix effectif d'un membre réside en un petit nombre de chefs de parti.

Nous passons en second lieu aux effets d'un[p.282]plan qui consisterait à diviser le territoire en districts, et à étendre le droit de suffrage à tous ceux qui paient des impôts directs. Si ce plan était accompagné d'un bill triennal, il ferait certainement de la chambre des communes une assemblée très-docile à la voix populaire ; mais la représentation perdrait beaucoup de ses avantages. L'objet essentiel de la représentation est de former un corps d'élite, dont les membres puissent non-seulement sentir avec le peuple, mais qui, par l'habitude des affaires dont leur nombre les rend susceptibles, et par le jugement que suppose leur élection, puissent administrer l'état beaucoup mieux que ne le pourraient chaque ville et chaque comté par des pétitions et des assemblées. Si votre chambre des communes n'est qu'un pur écho du cri populaire, vous perdez, sur beaucoup de questions, telle que l'émancipation des catholiques, par exemple, tout l'avantage d'avoir un corps capable en quelque degré de diriger l'opinion publique. Je sens bien qu'il est facile de pousser trop loin cet argument. Je ne puis que répéter, afin d'expliquer ma pensée, que les décisions de la chambre des communes[p.283]doivent être telles qu'elles soient ou agréables au peuple dans le moment même, ou, si elles ne le sont pas, il faut que ses raisons, soient assez puissantes pour le convaincre, après le laps d'un court espace de temps, que la résolution ou le vote a eu lieu, non par un motif corrompu ou pernicieux, mais dans la vue grande et éclairée du bien public.

On pourrait employer d'autres raisonnemens pour démontrer qu'une chambre des communes élue par une seule classe ne représenterait pas le peuple aussi complettement que si elle l'était par plusieurs classes différentes ; mais c'est un point que j'ai déjà touché. Ces spéculations ne sont cependant pas sans quelque incertitude. Selon moi, la plus grande objection qu'on puisse faire contre à un plan général de réforme parlementaire, est le danger où il jetterait toutes les autres institutions. C'est dans l'énormité de notre dette nationale qu'il faut voir le véritable défaut de notre gouvernement actuel. Si quelque changement considérable et violent s'opérait dans une branche de notre législature, le peuple rechercherait bientôt si ce changement a allégé le fardeau[p.284]de la dette. On ne le satisferait pas en lui disant qu'on a fait des économies de 3 ou 4millions, par des réductions dans l'armée et dans les autres établissemens. Après avoir demandé et obtenu une révolution complète dans la forme de la chambre des communes, siège du gouvernement, il s'attendrait à un soulagement beaucoup plus grand qu'on ne pourrait l'effectuer par aucune économie. Il exigerait de nouvelles et de plus violentes mutations. À chacune d'elles, la loi et la prescription perdraient de son respect. C'est en vain que le créancier de l'état mettrait en avant la justice de son droit acquis au paiement de l'intérêt. Je sais qu'il y a des gens disposés à dire : et mais, voilà précisément ce que nous vouions. Nous ne faisons cas de la réforme qu'en tant qu'elle sert de prélude à des mesures trop vastes, ou, si vous voulez, trop violentes, pour qu'un vieux gouvernement les adopte. — C'est ainsi que pense le plus habile, mais non, ce me semble, le plus prudent des réformateurs. Au reste, cette question est moins du ressort du raisonnement que de celui du sentiment. Pour moi, je l'avoue, il m'est impossible de comprendre[p.285]comment un Anglais a pu lire l'histoire d'Athènes, de Sparte, de Venise, de France, d'Espagne ; comment il a pu jeter un coup d'œil sur les gouvernemens qui existaient à la fin du dix-huitième siècle, sans se rattacher plus étroitement au pays qui l'a vu naître. Corrompue comme peut l'être l'administration des affaires, on ne saurait s'empêcher d'apercevoir que les lois anglaises accordent une plus grande protection aux libertés civile, individuelle et politique que n'en dispense la généralité des autres gouvernemens.

Après tout, quand on parle des bienfaits de la constitution sous laquelle nous vivons, ce n'est pas là une phrase insignifiante. Ces bienfaits ; les étrangers et la plus grande partie de la nation les reconnaissent. Notre liberté peut bien être une monnaie effacée et altérée ; mais cette monnaie est encore préférable à toutes les garanties en papier qu'on pourrait nous offrir. Nous parlons, nous écrivons, nous pensons, nous agissons, sans craindre une inquisition ou une bastille. Nous revêtons la liberté comme si elle faisait partie de nos habits ; et les débris des temps anciens et les institutions, toutes caduques qu'elles peuvent être, offrent[p.286]encore un point de vue plus consolant et plus agréable qu'une nouvelle constitution qui, tout admirable qu'elle est, réclame de nouvelles maximes de conduite, comme de nouvelles notions de justice et d'équité.

Il reste encore un troisième principe ou base sur lequel peuvent être fondées des mesures de réforme.

Nous avons vu que, vers la fin de la guerre avec l'Amérique, et après celle avec la France, les décisions de la chambre des communes étaient contraires aux sentimens bien connus du peuple. Mais les majorités étaient petites, et peut-être aura-t-on de la peine à en trouver une de plus de 100 voix sur une question qui ne divisait pas complètement l'opinion publique elle-même. Or, comme c'est une maxime de Newton et des philosophes qui font suivi, de ne pas admettre plus de causes qu'il n'en faut pour expliquer les phénomènes, c'en doit être une pour un homme d'état de ne pas tenter plus d'innovations qu'il n'en faut pour extirper un abus.

Mais de quelle manière commencer la réforme ? Il est extrêmement difficile, s'il n'est même impossible, de retrancher quelques[p.287]bourgs à cause de leur étendue, sans tracer une limite arbitraire. S'il faut dépouiller de sa franchise un bourg de 500 votes, pourquoi la conservera-t-on au bourg de 560 ? Toute réforme de ce genre mène à une reconstruction totale de l'édifice ; ce que nous désirons éviter.

Il a été parlé, néanmoins, d'un certain nombre de bourgs signalés pour leur vénalité et leur corruption générale. Voilà un mal contre lequel on peut essayer le remède ; car la séduction est un délit contraire à plusieurs lois connues, faites dans le but de la restreindre et de la prévenir. Mais ce but n'ayant nullement été atteint, il est temps de voir ce que des enquêtes et le dés affranchissement peuvent opérer. Il ne peut même y avoir de moyen plus direct d'améliorer la représentation ;en effet, si, dans une élection il y a trente-cinq députés des bourgs de Cornouailles, la probabilité est que trente d'entre eux votent pour le ministre, quel qu'il soit.

D'autres mesures de réforme peuvent être légitimées par le principe qui ferait accorder un dédommagement aux petites corporations et aux bourgs déchus qui conseil[p.288]tiraient à céder leurs privilèges. Frappés de la terreur d'une enquête de vénalité, plus d'une corporation et plus d'un bourg se féliciteraient de pouvoir y échapper au moyen d'un pont d'or.

Ces vides ainsi opérés, il serait alors permis à la législature d'admettre au partage de ses délibérations des représentons des grandes villes dont j'ai déjà indiqué l'exclusion comme un vice. Les commerçans de Londres qui perdraient leurs Grampounds et leurs Barnstaples, devraient aussi pouvoir élire un petit nombre de députés.

C'est par de semblables moyens, employés avec prudence et dans le désir sincère du bien, que, sans recourir à la mesure violente de déclarer les petits bourgs déchus de leur privilège, la chambre des communes pourrait de nouveau faire pencher la balance du côté du peuple. Sans doute, que ces privilèges sont un dépôt ; mais la couronne aussi en est un ; et nous devons avoir d'aussi bonnes, d'aussi fortes, d'aussi pressantes raisons pour désaffranchir Old-Sarum, que celles qui nous firent expulser Jacques I.

Je dirai encore, en concluant, qu'en général,[p.289]les principes de nos plus grands hommes d'état semblent incliner vers une réforme partielle et non vers une réforme générale. Jamais Pitt ne proposa de détruire, par la seule force de la loi, une partie de la représentation. Sa première proposition fut d'ajouter cent députés à ceux des comtés ; il demanda ensuite un comité ; et, la dernière fois qu'il mit le sujet en discussion, conjointement avec M. Wyvill et le grand corps des réformateurs, il proposa d'acheter les franchises de 36 bourgs et de quelques petites corporations, qui pourraient consentir à s'en dessaisir. En tout cela il n'y avait point de violence, point de renversement de l'édifice pour le rebâtir à neuf. Fox alla beaucoup plus loin, durant la guerre de la révolution française. Mais ses opinions réfléchies, ainsi que celles d'un homme illustre par son propre caractère, aussi-bien que par son amitié pour Fox, se trouvent, je crois, dans les passages suivans du discours du lord Grey, lors de la demande qu'il fit d'un comité sur l'état de la nation en 1810. En rapportant ces passages, je n'ignore pas que l'homme d'état à qui on les attribue n'a jamais garanti formellement leur[p.290]exactitude ; on peut néanmoins les considérer comme la substance de son discours. Les voici : « Je n'ai parlé jusqu'ici que de la réforme des finances, et de la réduction de bureaux inutiles ; mais, dans mon opinion, le devoir de vos seigneuries ne se borne pas à cela. Vous êtes, Mylords, dans une situation qui vous oblige d'examiner ces défauts qui, nés et grandis dans le cours du temps, ont détérioré la structure et vicié le jeu de notre constitution, et d'appliquer à ces abus le remède que peut offrir une réforme graduelle, tempérée et judicieuse, appropriée à la nature du mal, conforme au caractère comme aux principes de la constitution. Je ne me suis point hasardé à faire cet aveu à vos. seigneuries sans y avoir mûrement réfléchi, et sans la plus grande circonspection. La question de la réforme a long-temps fait l'objet de mes réflexions les plus sérieuses. À une des premières périodes de ma vie, j'embrassai sans doute, sur ce sujet, des opinions fortes, et je les suivis avec tous les désirs avides, tout l'espoir confiant, naturels à l'ardeur de la jeunesse. Je ne dirai pas qu'il n'existe aucune différence entre mes sentimens actuels[p.291]et mes premières impressions ; j'ose pourtant assurer vos seigneuries que dans un âge plus mûr je n'ai point eu de motif pour changer les opinions générales que je m'étais alors formées, et que, quelque dissemblance qu'on puisse remarquer entre mon ancienne et ma présente manière de considérer la réforme, je n'ai jamais abandonné cette question, quant à ses bases importantes et essentielles. Je l'avoue franchement, mes opinions actuelles diffèrent jusqu'à un certain degré de mes opinions précédentes ; il faudrait en effet qu'il eut été doué d'une sagesse prématurée ou qu'il eût profité bien peu des leçons de l'expérience, celui qui, après un laps de vingt ans, pourrait voir, dans tous ses rapports et précisément sous le même jour, un sujet de cette nature. Mais, quoique je sois disposé à juger avec circonspection et retenue les principes constitutionnels ; quoique peut-être je ne voie plus sous des couleurs aussi frappantes l'étendue du mal qu'on cherche à guérir, et que j'aie plus de doutes sur la force et la certitude du remède dont on recommande l'application ; cependant, d'après un examen aussi sérieux et aussi calme que celui auquel il[p.292]m'est possible de me livrer, sur ce que je crois être la question la plus importante qui puisse réclamer l'attention de vos seigneuries, l'opinion que me dicte ma conscience est qu'il résulterait un bien considérable de l'application graduelle du principe salutaire de la réforme à la répression des abus qui existent et auxquels les progrès du temps ont inévitablement dû donner naissance ; en veillant d'une manière spéciale à ce que les mesures de réforme à exécuter soient tracées par la constitution même, et ne franchissent en aucun cas ses bornes préservatrices. À l'égard d'une proposition particulière relative à la réforme de l'autre chambre du parlement, je ne sais comment en parler, dans la crainte que, même en ne faisant que soumettre ce sujet à la discussion, je ne dépasse les limites du respect qui est dû à une branche intégrale de la législature, d'autant plus que la convenance de toute proposition de cette espèce dépend nécessairement de l'imperfection reconnue de cette branche, ainsi que des abus qui l'ont rendue moins forte comme barrière protectrice du peuple contre les envahissemens du pouvoir. Mais comme rien ne peut se faire à ce sujet[p.293]sans la concurrence de toutes les parties de la législature, et que ce qui en affecte une les affecte toutes ; comme enfin la question est en elle-même de la plus haute importance pour la nation en général, il est, Milords, d'une importance particulière même pour un individu aussi humble que moi, que son opinion sur ce sujet ne soit ni mal comprise ni mal interprétée. Je déclare donc que je suis résolu à maintenir les sentimens que j'ai déjà exprimés, et qu'à présent, comme autrefois, je suis le défenseur d'une réforme tempérée, graduelle ; judicieuse des défauts et des abus que le temps a introduits dans la composition de l'autre chambre parlementaire, et qui scandalisent le plus la nation, en même temps qu'ils fournissent aux mal intentionnés un prétexte pour enflammer l'esprit de la multitude ; ce qui ne peut que la détourner de ses vrais intérêts. Voilà le système dont je suis le partisan déterminé ; à quelque époque qu'il se présente, je le soutiendrai avec empressement, avec sincérité. Mais une réforme salutaire n'a jamais, dans mon esprit, reposé sur les fondemens d'une perfection théorique, et elle n'y reposera jamais ; et tandis que je serai[p.294]toujours prêt à remédier, suivant les principes fixes de la constitution, à un inconvénient, partout où la pratique le fera sentir, je ne cesserai de désapprouver toutes ces spéculations générales et vagues que certains hommes voudraient réaliser. »

Après quelques remarques sur les privilèges du parlement, il poursuit : « Mylords, si quelque considération pouvait, plus que tout autre, confirmer à mes yeux la validité de cette doctrine, ce serait l'opinion énoncée sur ce sujet par ce grand homme d'état, par qui je m'enorgueillis d'avoir été instruit et dirigé dans le commencement de ma carrière politique ; je veux parler de M. Fox, dont j'ai eu de fréquentes occasions, dans le cours de plusieurs débats, de connaître avec certitude les vues relatives à la réforme, et nul ne comprit jamais plus parfaitement que lui les principes, ou ne sut apprécier avec plus d'amour les bienfaits de la constitution vénérable sous l'empire de laquelle nous vivons. Si le symbole de sa foi politique contenait un article auquel il tînt plus qu'à aucun autre, c'était que, tant qu'un système était bon en pratique, il s'abstriendrait constamment de le[p.295]corriger par des théories. Non, Mylords, je n'oublierai jamais les remarques frappantes qu'il fit en exprimant au parlement sa conviction de l'impossibilité absolue de pourvoir, dans des plans spéculatifs, à l'immense variété des événemens humains : car, dit-il, si un certain nombre des hommes les plus sages, les plus habiles et les plus vertueux qui aient jamais fait l'ornement et le bonheur de la société, étaient assemblés et assis autour d'une table pour former, à priori, la constitution d'un état, je suis persuadé que, malgré toute leur habilité et toute leur vertu, ils ne parviendraient pas à adapter un système constitutionnel au but indiqué, et qu'ils seraient nécessairement obligés de le laisser façonner par de grands changemens dans la pratique, et de nombreuses déviations du plan original. Il avait coutume de rendre sensible cette idée par l'exemple familier, mais juste, de la construction d'une maison. On n'a pas encore vu de maison, disait-il, qui, quoique bâtie sur le plan le mieux étudié, le mieux médité, ait satisfait à tous les besoins, ou procuré toutes les commodités dont son occupation subséquente a fait sentir[p.296]la nécessité. II remarquait encore que, quelque beau que fût à l'œil par sa symétrie un plan sur le papier, il n'y avait pas de maison aussi commode ni aussi habitable que celle élevée à diverses reprises, pièce à pièce et sans aucun plan régulier. C'est a ces principes de réforme pratique, présentés avec tant de sagesse parce grand homme d'état, que j'ai pris la détermination d'adhérer, et dont il est de mon devoir de recommander l'adoption à vos seigneuries ; répétant de nouveau que le remède que je sollicite recevra ses bornes des abus existans, sera déterminé par la constitution même, et ne sera jamais abandonné à l'extravagance d'aucune théorie que les apparences pourraient favoriser. »

[p.297]

 

Chapitre XXIX. Que l'excellence du gouvernement anglais ne consiste pas dans les lois seules, mais dans le caractère et le bon sens de la nation.

 

Vertu ! sans toi l'état n'a point d'œil qui l'éclaire, point de force qui le gouverne ; la guerre est sans vigueur, la paix sans sécurité ; la justice même se façonne au gré des partis ; les lois oppriment ; faible et rare, leur protection s'éloigne du territoire ; leur balance est d'abord brisée, puis l'on se rit de leur glaive.

Thompson.

La proposition que de bonnes lois, établies dans une société sans vertu, produisent peu de bien ou n'en produisent pas du tout, est si généralement reconnue pour vraie, qu'il semble inutile de s'y arrêter plus long-temps. Il n'y a peut-être pas de code de lois plus détaillé et plus humain que celui que l'Espagne a rédigé pour les Indiens du Mexique[p.298]et du Pérou ; mais malheureusement les législateurs sont à Madrid, et le peuple à protéger travaille pour ses maîtres en Amérique sans avoir les moyens de revendiquer et de faire respecter ses droits légaux ; de sorte que ce code n'a aucune force, aucune utilité quelconque. L'inverse de la proposition précédente, quoiqu'elle ne soit pas contredite peut-être d'une manière formelle, n'est cependant pas si généralement démontrée à nos esprits. Les hommes sont assez portés à croire que, là où régnèrent la liberté et l'opulence, les lois qui gouvernèrent l'état durent avoir quelque qualité très-particulière, quelque vertu infaillible. On n'aurait pas de peine à démontrer que ni Athènes, ni Rome, ni Florence, ni la Hollande n'eurent des lois très-parfaites. Il est probable qu'on en conviendrait ; et néanmoins bien des gens continueraient à penser qu'en Angleterre nos ancêtres avaient trouvé le secret de faire des lois sans défaut. Blackstone a beaucoup contribué à répandre cette opinion. À ses yeux, tout ce qui était établi avait une sainteté particulière. C'était du moins s'égarer du bon côté. S'il s'abstint de signaler plusieurs améliorations[p.299]évidemment utiles, il entretint aussi pour nos anciennes libertés ce respect que des politiques sans principes regardent comme le plus grand obstacle (puisse-t-il être insurmontable !) à leurs innovations arbitraires. Cependant, il est impossible de parcourir l'histoire de notre gouvernement sans être frappé des modifications et des interprétations forcées auxquelles il a fallu avoir recours afin de faire concorder la loi, la sûreté de l'état et la sécurité du sujet.

J'en donnerai, pour premier exemple, la loi de haute trahison. Pendant trois cents ans nous en avons appelé à la loi passée la vingt-cinquième année du règne d'Edouard III sur le crime de haute trahison, comme à la perfection de la sagesse et de la liberté. Que trouve-t-on cependant quand on examine cette loi? Le pacte hardi et courageux d'une turbulente noblesse avec un roi féodal, pacte qui ne convient nullement à un peuple commerçant et civilisé. Cette loi porte que les peines encourues pour le crime de haute trahison ne seront appliquées qu'à ceux qui conspireront contre la vie du roi ou entreront réellement en guerre contre lui. Il est inutile[p.300]de mentionner ici les autres délits érigés en haute trahison par ce bill. On voit combien une pareille loi était propre à garantir les barons de toute arrestation pour cause de mécontentement, et à leur donner le moyen de tenir en particulier et sans inquiétudes leurs conseils de rébellion. Mais quand la société fut plus avancée, on vit qu'une conspiration, dans le but d'exciter la guerre, loin d'être une faute légère et commune, était un crime des plus grands, aussi dangereux à la tranquillité de l'état qu'à la sûreté du roi. Que restait-il donc à faire ? Il était évident que conspirer dans le dessein d'exciter la guerre, ce n'était pas une haute trahison selon le bill, car personne n'aurait pu être assez absurde pour spécifier l'acte réel de faire la guerre, lorsqu'on avait déjà compris la conspiration tendante à commettre ce crime sous le titre de complot contre la vie du roi. Si l'on eût voulu comprendre cet attentat parmi les crimes de haute trahison, on aurait dit indubitablement : faire la guerre au roi, ou conspirer dans le but d'exciter la guerre. En effet, l'esprit de la loi d'Edouard était si bien conçu, qu'une nouvelle loi déclarant[p.301]haute trahison la conspiration dans le but de la guerre, avait été rendue, et dans la suite révoquée avec d'autres nouveaux cas de haute trahison au commencement du règne de Marie. Dans ce dilemme, les gens de loi coupèrent le nœud gordien. Ils décidèrent que comploter ou projeter la mort du roi, signifiait conspirer pour le déposer, ou l'emprisonner, ou user de force dans la vue de lui faire changer ses conseillers ou ses mesures ;car chacun de ces actes pouvait occasioner sa mort. Le crime de faire la guerre au roi fut interprété par eux, un tumulte avec un dessein quelconque, comme d'abattre des clôtures, ou lieux d'assemblée des non-conformistes. Ces interprétations forcées de la loi imaginées pour la première fois sous le règne des Tudors, mises en vigueur sous les Stuarts pour verser le sang des hommes de bien, s'introduisirent ainsi et régnèrent jusqu'à ce qu'elles reçussent enfin la sanction de l'intègre et vénérable juge Foster sous le règne de George I. À la vérité, dans ces temps de douceur du gouvernement, la machine fut peu nécessaire, et il fut réservé à Pitt de la diriger, pendant la guerre de la révolution[p.302]française, contre la tête de ses anciens amis, les réformateurs. Mais les jurés refusèrent de porter la complaisance interprétative aussi loin que le désirait la cour. Cependant, il leur était clairement démontré que Hardy et autres avaient formé des associations qui n'avaient d'autres objet que de renverser, depuis la première jusqu'à la dernière, les institutions dont le trône était environné. Le grand juge déclara qu'il ne pouvait y avoir de doute sur le sens de la loi. Mais il était impossible de convaincre Hardy, sans placer sous une accusation capitale toutes les sociétés politiques contraires au ministère ; les prisonniers furent acquittés. Il n'y a pas encore deux ans, quelques démagogues en délire allèrent au-delà de tout ce qu'on connaît de Hardy et de la société constitutionnelle. Résolus de ne pas obéir aux lois, ils recommandaient la force physique comme le seul moyen d'obtenir justice. Plusieurs furent arrêtés comme prévenus du crime de haute trahison ; mais les ministres se rappelant la leçon donnée à leurs prédécesseurs, ne jugèrent pas à propos de les poursuivre pour cette charge, et abandonnèrent ainsi une prétention dangereuse à[p.303]la sûreté des citoyens. La loi de haute trahison, insuffisante d'abord comme égide de l'état, funeste ensuite comme piège tendu au sujet, a été enfin transformée en une barrière aussi forte pour défendre le trône attaqué que pour protéger l'innocent accusé.

Venons-en maintenant à la loi du libelle, cette garantie de la liberté de la presse. Blackstone nous dit que les libelles, dans le sens que nous donnons à ce mot, sont des diffamations malignes de tout individu et surtout d'un magistrat, rendues publiques soit par l'impression, l'écriture, des signes ou des dessins, afin d'exciter sa colère, ou de l'exposer à la haine, au mépris et au ridicule du public. Il nous dit que la communication d'un libelle à une personne quelconque, est réputée publication aux yeux de la loi ; et que il est indifférent à l'essence d'un libelle que son contenu soit vrai ou faux ! Ainsi, donc, un homme est punissable pour un écrit sur la conduite d'un ministre, qui peut exposer ce ministre à la haine, au mépris et au ridicule du public, quoique les allégations qu'il contient soient vraies, et qu'il n'ait été montré qu'à une personne. Pour rendre ce pouvoir plus[p.304]redoutable encore, les juges avaient autre fois la coutume de soutenir qu'à eux seuls appartenait le droit de juger si l'écrit était libelle ou non, et prétendaient que le jury n'était appelé que pour prononcer sur le fait de la publication. Voilà bien une loi de tyrans ! Comment la liberté de la presse a-t-elle jamais pu lui survivre ?

Le miracle fut bientôt expliqué. Le procureur de la couronne se contentait de déposer l'écrit et de prouver la publication. L'avocat de l'accusé s'étendait toujours sur l'inhumanité de condamner un homme pour la publication d'un écrit, sans examiner si cet écrit était innocent ou dangereux. Le jury sentait l'injustice de la poursuite et acquittait généralement l'accusé. Ainsi, le bill du libelle, passé d'après la motion de Fox, destiné à faire jouir la presse d'une juste protection, était rendu nécessaire par l'espèce d'inertie dont la loi avait été frappée par ceux-mêmes commis à son administration.

Je ne puis quitter ce sujet sans parler de la rigueur à laquelle les accusés du délit de libelle sont encore soumis, par l'obligation d'être jugés parmi jury spécial. Ces jurys sont,[p.305]dans la province, les agens de la couronne. Sans doute, lorsque les forces du gouvernement sont mises en jeu contre un individu, dans une affaire aussi délicate qu'un libelle séditieux, cet individu devrait avoir une garantie en quelque sorte semblable à celle qui lui est accordée dans les causes de haute trahison, et qui consiste à récuser péremptoirement trente-cinq jurés.

[p.306]

 

Chapitre XXX. Lois restrictives.

 

Pour moi, j'ai entièrement adopté la loi d'Angleterre, et je m'y tiens. Je n'écrirai jamais rien qui ne puisse très-librement, et sans attirer le moindre blâme à l'auteur, être imprimé dans l'heureuse et vraiment seule libre Angleterre. Des opinions, tant qu'on en veut ; des offenses personnelles, jamais ; les coutumes, toujours respectées. Telles ont été et telles seront toujours mes seules lois ; on n'en peut, ni raisonnablement admettre, ni respecter d'autres.

Alfieri, vita, t. 2. p. 133.

On ne peut clouter que l'opinion publique n'ait acquis une force prodigieuse sous le règne dernier. Non que la puissance de l'opinion soit, comme quelques-uns l'imaginent, une complète nouveauté dans ce pays, ou un attribut exclusif d'un gouvernement libre. Ce fut l'opinion publique qui fit pousser des cris de joie aux soldats d'Hounslow-Heath, lors de[p.307]l'acquittement des évêques ; ce fut l'opinion publique qui obligea sir Robert Walpole à abandonner son projet d'impôts. Il n'est pas jusqu'aux états despotiques où l'opinion n'ait son poids ; et c'est elle qui renvoya Squillace du gouvernement d'Espagne. On dit aussi qu'en Turquie, lorsque le peuple est exaspéré, il met le feu à quelques maisons ; c'est ou c'était la coutume du sultan d'assister toujours à l'incendie, et c'est de cette manière qu'on a l'occasion de lui dire des vérités peu agréables, qui autrement ne parviendraient jamais à son oreille. C'est là, à la vérité, un singulier mode de donner des avis constitutionnels.

Le plus grand avantage d'un gouvernement libre n'est donc pas que l'opinion publique existe en effet, mais qu'elle s'élève en faveur des droits utiles et des libertés existantes du peuple. Considérant le sujet sous ce point de vue, je doute, j'en conviens, que l'opinion publique ait gagné autant en qualité, en prix et en force qu'en étendue et en rapidité.

D'abord il est très-évident que l'estime pour la science de la constitution, et le respect des formes et des usages anciens ont diminué de beaucoup. C'est l'effet, sans doute,[p.308]du nombre croissant des hommes adonnés au commerce, et qui n'ont pas, comme nos gentilshommes propriétaires, et nos magistrats, l'habitude de consulter les livres de jurisprudence ainsi que les actes du parlement. Il faut aussi l'attribuer en partie aux grands désordres qui ont quelquefois mis dans la nécessité réelle ou supposée de fermer les yeux sur les règles et les maximes, afin de parer à un danger pressant. Quelles qu'en soient les causes, les conséquences n'en sont pas moins très-funestes. Les formes parlementaires et constitutionnelles, ainsi qu'il a déjà été observé, opposent par elles-mêmes une grande barrière aux empiétemens du pouvoir arbitraire. La violation de ces formes devrait être un signal qu'un ennemi est en vue ; et le peuple, en masse, devrait se préparer à résister à toute mesure qui paraîtrait sous des auspices si menaçans. Mais cette vigilance ainsi relâchée, il est au pouvoir d'un ministre d'écarter les antécédens et les usages, toutes les fois qu'ils l'embarrassent ou s'opposent à ses vues, et dès lors les défenses et le boulevard de la liberté tombent sans résistance.

[p.309]

La cause de la liberté a fait une autre perte par l'extinction de la race du prétendant. Tant que les Stuarts soutinrent leur droit à la couronne, le roi fut obligé de suppléer par un bon gouvernement à ce qui lui manquait de droit légitime. Une grande partie de nos prêtres anglicans et de leurs sectateurs particuliers laissèrent prévaloir les doctrines des Whigs, afin de pouvoir repousser celles du pape : ils permirent la liberté dans l'intérêt de la religion. Mais à présent les conseils du roi ne redoutent plus de rival fortuné ; et l'église, sauvée par les Whigs, croit qu'il est de la bienséance comme de sa dignité de les calomnier et d'avilir la cause de la liberté même. Elle a donc ressuscité, sous des traits moins odieux, la doctrine de l'obéissance passive, entraînant après elle cette populace nombreuse de tous les rangs, qui pense que le peuple est né avec une selle sur le dos, et le roi avec un fouet et des éperons pour le chevaucher.

Une autre cause de la corruption de l'opinion publique, est l'énorme accroissement de nos villes manufacturières. Leurs habitans, riches d'une opulence subite, dépouillés parles frottemens d'une vie toute mécanique[p.310]de cet amour pour la loi et pour la liberté que tout Anglais respire naturellement auprès du foyer paternel, se trouvent sans guide dans leurs opinions politiques. C'est un malheur aussi que la plupart de ces villes n'aient pas de représentans. Le peuple qu'elles renferment ne s'occupe jamais des affaires de la patrie dans des vues pratiques ; aussi ses idées de gouvernement changent-elles à chaque brise de prospérité ou d'adversité. Tantôt il se montre indifférent, lorsque la constitution est menacée dans son existence même ; tantôt il prête sans raison l'oreille à des projets révolutionnaires et à d'incompréhensibles réformes.

Il existe, par rapport à l'opinion publique, une circonstance plus importante qu'aucune autre. Cette opinion est devenue beaucoup plus irritable, et les esprits sont plus disposés à se porter aux extrêmes qu’ils ne le furent jamais. Depuis le commencement du règne actuel, un parti populaire s'est montré, proclamant qu'il n'est point satisfait de la mesure de liberté qui nous a été assurée par la révolution. D'autres s'y sont joints, qui, en général peut-être, sans intention sérieuse,[p.311]ont trouvé du plaisir à essayer jusqu'où serait permise la licence de la parole. Au côté opposé de l'horizon, a naturellement paru un autre parti, qui s'attache à tout ce qui lui adonné jusqu'ici l'aisance et la tranquillité, et qui verrait volontiers les discussions politiques réduites à un silence absolu. Dans les temps de grande fermentation, la lutte de ces partis jette dans un péril extrême toute liberté régulière et paisible. Ainsi, au commencement de la révolution française, Burke, s'étant emparé de l'opinion publique, fît naître l'esprit de persécution le plus violent, contre tous ceux qui ne reconnaissaient pas l'utilité de la guerre. L'excessive irritabilité de la nation rendit dangereuse toute différence permise dans les opinions politiques. Le ministre, par ses accusations de haute trahison et ses poursuites, céda à la fureur populaire qu'il enflamma encore ; et, sans l'éloquence de M. Erskine, il est impossible de dire si la tête de Fox et de tous les chefs de son parti ne serait pas tombée pour assouvir la rage et calmer les craintes des alarmistes. D'un autre côté, les démagogues du jour ne perdent aucune occasion dans les temps calamiteux,[p.312]pour exciter le peuple à des actes d'outrages et de rébellion. Les gens paisibles et bien intentionnés, et nécessairement tous ceux qui ont de la fortune, prennent l'alarme. Des misérables, contrefaisant le langage des démagogues, s'efforcent de jeter la terreur dans la société, afin d'affermir les ministres du jour. Cependant nous avons un remède facile contre les discours violens et les écrits blasphématoires. Nos lois sont assez fortes pour réprimer le tumulte et la sédition ; il ne s'agit que de les mettre en activité. Au lieu d'elles, on a eu recours à deux autres moyens, tous deux imprudens à mon avis, et l'un extrêmement dangereux. Le premier est la suspension de l'acte d'habeas corpus. C'est sans doute une précaution très-salutaire, dans le cas d'une trame formée par quelques principaux chefs, dont l'emprisonnement met fin au complot : mais elle ne remédie absolument à rien, lorsque le mal consiste dans le mécontentement de quelques milliers d'ouvriers sans emploi. Uno avulso non deficit alter : les subalternes, aussi audacieux que les chefs, sont tout aussi capables de diriger ces humeurs populaires. Le second moyen consiste en de[p.313]nouvelles lois qui restreignent le droit de parler et d'écrire. De tels actes opposent des obstacles aux assemblées publiques et aux journaux, ils servent aussi à comprimer pour un temps, par l'autorité législative, les abus de la liberté ; mais il est évident qu'on ne saurait prévenir la sédition ni le blasphème, sans éteindre entièrement la liberté de la parole et de la presse. Il est impossible de pourvoir d'avance, par acte du parlement, à ce que tous les discours et tous les écrits restent dans les bornes de la loyauté et de la modération : d'où la conséquence, que les lois restrictives sont inefficaces, si ce n'est pour le moment. Elles sont pernicieuses d'ailleurs, en ce qu'elles consacrent un principe qui, poussé jusqu'à son dernier degré, autorise la censure de la presse. Ces lois sont donc en opposition directe aux principes de la révolution, qui permirent à tout homme de faire librement cequi de soi n'est pas nuisible. La loi même destumultes, considérée avec justice comme trèsrigoureuse, n'impose de peine qu'aux individus trouvés en tumulte flagrant. On voit combien ceux de nos contemporains dont l'existence remonte à des temps plus éloignés, ont[p.314]raison de louer la modération du gouvernement, qui s'est garanti du prétendant et de son parti, sans presque rien coûtera la liberté publique.

Nous sommes parvenus, ce me semble, aussi loin qu'il est possible d'aller avec sécurité dans la voie des restrictions. Si le blasphème et la sédition alarment de nouveau les timides, c'est aux lois ordinaires à les réprimer : autrement il ne nous reste, ou qu'à instituer la censure, ou qu'à résigner le mode actuel de jugement par jury.

Espérons que plutôt de se soumettre à aucune de ces mesures tyranniques, l'Angleterre traduirait à sa barre le ministre qui aurait donné cet affreux conseil à son souverain.

[p.315]

 

Chapitre XXXI. Liberté de la presse.

 

Veut-on savoir la cause immédiate de tous ces écrits et de tous ces discours où la liberté respire ? on ne peut en assigner de plus vraie que votre gouvernement doux, libre et humain ; cette cause est la liberté, lords et représentans des communes, que vous nous avez acquise par vos courageux et fortunés conseils ; la liberté, mère du génie. Nous pouvons redevenir ignorans, grossiers, ridicules, serviles, comme vous nous avez trouvés ; mais il faut auparavant que vous deveniez ce que vous ne pouvez être, oppresseurs arbitraires et tyranniques, comme ceux au joug desquels vous nous avez arrachés. Si nos cœurs sont maintenant plus grands et plus nobles, si nos esprits sont plus portés à la recherche et à la jouissance des vérités exactes et élevées, c'est à votre vertu propagée en nous que nous en sommes redevables. Donnez-moi la liberté de connaître, d'exprimer ma pensée et de raisonner suivant la lumière de la conscience, qui est au-dessus de toutes les libertés.

Milton.

Il semble qu'on pourrait conclure de quelques-unes des observations précédentes, que la lumière brillante, répandue sur toutes les[p.316]affaires publiques, tend plutôt à augmenter l'irritabilité, et à diminuer le pouvoir de nos organes visuels, qu'à les rendre plus forts et plus parfaits. Tout en tenant compte des maux qui résultent d'une tension excessive de l'esprit dans les matières politiques, nous verrons néanmoins qu'il reste encore assez de bien pour nous faire chérir la liberté de la presse comme la sauve-garde et le guide de toutes les autres.

Avant d'examiner quelques-uns des avantages de la paix, rappelons-nous encore qu'il est absurde de parler de sa liberté sans sa licence. Toute tentative faite pour réprimer sa licence autrement que par la force de la loi, après que le délit a été commis, doit aussi restreindre sa liberté. Accomplir l'un sans l'autre serait aussi difficile que de faire que le soleil porte nos fleurs et nos fruits à perfection sans jamais nous brûler le visage.

Bien des gens ont une fausse idée de la presse. Ils voient en elle un pouvoir indépendant et régulier, comme la couronne ou la chambre des communes. La presse n'est rien de plus que le moyen d'exprimer, par un langage perfectionné, les opinions des grandes[p.317]masses sociales. Si, en effet, ces opinions, quelque bien défendues qu'elles soient, sont des paradoxes particuliers à l'individu qui les publie, elles produisent aussi peu d'effet au milieu de seize millions d'hommes que dans une compagnie de trois ou quatre. Ce n'est pas non plus le sentiment d'A, éditeur d'un journal, ni celui de B, éditeur d'un autre, qui influe sur la marche du gouvernement. Ces individus sont peu connus, si tant est qu'ils le soient : à l'exception d'un ou de deux, les gazetiers sont ignorés : c'est parleur adresse à recueillir, à incorporer ensemble, dans une famille journalière les sentimens et les raisonnemens qui se lient aux intérêts comme aux affections des grandes masses de leurs compatriotes, que leurs écrits acquièrent de la réputation et un grand nombre de lecteurs ; mais ils s'efforceraient inutilement d'indisposer le peuple contre des lois qu'il aime ou un ministre qu'il révère. Ils ne seraient ni redoutés ni même lus. Ce serait en vain aussi qu'un gouvernement vicieux, oppressif, détesté, étoufferait la liberté de la presse. Ce ne fut pas la presse qui renversa Charles I, et l'inquisition ne put conserver[p.318]à Ferdinand VII son autorité despotique. Le complot ténébreux, la conspiration secrète, l'émeute subite, l'assasinat solitaire peuvent tous se trouver où la liberté de la presse n'exista jamais. Enfin, si un gouvernement venait à l'interdire où elle existe, sans détruire en même temps les causes de sédition, sa folle terreur et sa précaution impuissante donneraient probablement lieu à plus de crimes ainsi qu'à moins de sécurité.

Quiconque examine les états célèbres de l'antiquité ou ceux des temps modernes qui n'ont pas toléré la liberté de la presse, doit être frappé de voir qu'ils sont déchus, non par l'effet d'aucun vice inhérent à leurs institutions, mais par la perte graduelle de la vertu nationale et par la corruption du peuple même aussi-bien que de ses chefs. À Sparte comme à Rome, cette corruption peut être attribuée, dans ses commencemens, à l'importation d'une opulence soudaine agissant sur une nation dont la liberté et les mœurs avaient pour fondemens la pauvreté et le mépris des richesses. Mais la chute précipitée d'un état comme celui de Rome, dans un abîme de corruption et de vénalité, ne[p.319]peut avoir lieu que lorsque la masse du peuple, atteinte de vices politiques et moraux, est déliée de tout sentiment de pudeur par l'absence d'un frein puissant sur l'exercice de sa volonté. Sous l'un et l'autre de ces rapports, l'Angleterre l'emporte sur Rome. Ses institutions n'ont pas pour fondemens la barbarie de ses mœurs et la pauvreté de ses législateurs. Chez nous le commerce et l'industrie de tout genre ont été constamment les objets favoris de la loi. D'un autre côté, il n'est facile ni à nos gouvernans, ni à notre corps électif de se soustraire à la crainte de la honte. Leur conduite n'est pas soumise au jugement d'une seule ville : elle est publiquement examinée par seize millions d'individus ; elle l'est par l'Europe, par l'Amérique, par le globe entier. La nation est elle-même trop nombreuse pour être en général séduite par les agens de la couronne. Dans un village de cent feux, deux ou peut-être quatre chefs de familles céderont à l'influence du gouvernement, mais les quatre-vingt-seize autres resteront maîtres d'adopter telle doctrine politique, comme de prendre tel journal. Nul écrivain anonyme n'oserait même faire appel à des principes qui[p.320]ne fussent pas honorables. Il n'a pas encore paru un seul journal ou pamphlet qui justifie la vénalité des juges ou l'application de la torture, et on ne connaît aucune tragédie qui présente la lâcheté à notre admiration, ou cherche à rendre l'envie aimable à nos yeux. Les plus médians des hommes aiment la vertu en théorie[43].

Dans les temps ordinaires, il est évident que l'exercice de cette censure doit être salutaire à l'état. Aucun homme d'état ne saurait espérer que ses menées corrompues, ses manœuvres, ses intrigues, ses tergiversations échapperont à une vigilance qui ne sommeille pas, à une activité qui ne se ralentit[p.321]jamais. Que les journaux se consacrent plus au service des partis qu'à la recherche de la vérité, la vérité n'éprouve pas pour cela d'obstacle important : après avoir entendu les deux partis, la nation peut décider entre eux. Les avantages de la publicité ne sont pas non plus simplement spéculatifs ; chaque jour nous en jouissons. Un des effets les plus remarquables de l'opinion publique, qui mérite d'être cité, est, peut-être, l'intégrité personnelle de nos hommes d'état sous le rapport pécuniaire. Sous le règne de Charles II, et bien après encore, les plus grands hommes du royaume n'étaient pas inaccessibles à ce qu'à présent nous appellerions corruption. Du temps de lord North, plusieurs membres du parlement étaient influencés par l'argent sous sa forme la plus grossière et la plus palpable. À quelque point que puisse régner la même influence sous une autre forme, à l'époque actuelle, il est impossible de ne pas avouer qu'il y a plus de délicatesse personnelle et, j'ajouterai, un sentiment plus élevé de l'honneur. Ainsi, au lieu de se corrompre progressivement, comme il en a toujours été des peuples, notre nation a, en général, plus d'honnêteté[p.322]qu'elle n'en eut jamais. Même à la chambre des communes, où l'on trouve encore 70 membres qui sont des hommes du gouvernement, il y en a cent trente de moins que sous le règne de George I.

Mais le plus grand bienfait de la publicité est de corriger et de neutraliser les vices de nos institutions, quand elle ne les fait pas immédiatement disparaître. Pour en venir de suite à la preuve la plus décisive : la chambre des commune est à présent composée d'éléments tels que, si elle fermait Ses portes et se dérobait à toute influence extérieure, le peuple verrait bientôt que son esprit est si éteint, ses organes si affaiblis, ses actes si peu tolérables qu'il ne voudrait plus se soumettre à un pareil gouvernement. Mais nous voyons sans cesse que le talent d'un seul membre l'emporte sur l'opinion de la chambre entière ; et qu'un ministre, après avoir, d'année en année, protégé par des discours pleins d'assurance et par d'accablantes majorités un abus chéri, bat secrètement en retraite et abandonne le terrain sur lequel il semblait avoir pris une position inexpugnable. La chambre des communes elle-même ne peut éviter d'être influencée[p.323]sur les grandes questions par l'opinion générale du dehors. Si ses membres pouvaient se réunir et discuter chaque jour les affaires de l'état, prononcer des discours qui se lisent depuis Caithness jusqu'à Cork, exposer leurs procédés et leurs argumens aux yeux de la nation, et cependant n'avoir aucun égard pour les sentimens de cette même nation, il faudrait qu'ils fussent plus ou moins qu'hommes.

Parmi les questions sur lesquelles il me semble que la chambre des communes est disposée à se relâcher, il y en a une relativement à laquelle on doit bien s'attendre à ce qu'elle soit affectée comme les autres individus et les autres corps, car son propre pouvoir y a un rapport intime ; c'est la question du privilège. D'un côté on ne saurait guère nier que cette assemblée, de même que les autres cours, doit avoir la faculté de garantir ses procédés de toute interruption ; et qu'il ne conviendrait ni à sa dignité, ni à la sûreté de l'état ; de laisser aux autres cours à définir en quoi cette interruption consiste, ou de renverser l'ordre qu'elle a cru nécessaire d'établir pour assurer la liberté de ses délibérations. Cette[p.324]faculté reconnue, on ne peut nier, d'un autre côté, qu'on a abusé grossièrement et à différentes fois, de ce qu'on nomme privilège du parlement. En 1621, Floyd, membre catholique, s'étant servi de quelques expressions offensantes pour la fille de Jacques et pour son mari, fut condamné par la chambre des communes à deux expositions au pilori, à parcourir les rues à cheval, la queue du cheval en main, et à une amende de 1000 l. st. En 1759,un pêcheur qui avait péché dans le vivier de l'amiral Griffiths, membre du parlement, fut déclaré, par vote de la chambre, coupable d'avoir violé son privilège, et condamné à recevoir une réprimande à genoux. Voilà certainement des actes de tyrannie et de caprice. On peut même considérer comme un abus de privilège tout emprisonnement ordonne par la chambre pour un libelle qui ne tend pas directement à interrompre ses travaux. La vraie manière de procéder dans un tel casserait de requérir la couronne d'ordonner au procureur général de poursuivre le délinquant devant une cour de justice. Le peuple anglais est naturellement ombrageux, quand il voit des accusateurs devenir juges, et prononcer,[p.325]sans jugement, des peines pour des crimes commis contre eux-mêmes. Telle est, d'ailleurs, l'opinion publique à cet égard, que je suis persuadé que la fureur du privilège est passée.

Je n'ai parlé ici que de la chambre des communes ; mais toutes les autres cours, autorités et prééminences sont sujettes à ce même contrôle de la publicité, et le même remède les préserve de la décadence à laquelle elles sont naturellement sujettes. Il est vrai, comme nous l'avons observé dans un chapitre précédent, que dans les temps de grande fermentation la force préservatrice est suspendue ; mais si la constitution ne succombe pas entièrement dans la tourmente, la nation revise bientôt ses actes, et contracte souvent une sorte d'horreur religieuse pour la violence faite à ses droits les plus sacrés. De-là, un amour plus grand que jamais pour les lois qui paraissaient le plus en danger d'être renversées ;de-là encore, une nouvelle jalousie des anciennes prérogatives nationales.

Les réflexions qui précèdent semblent présenter une glorieuse et singulière perspective de la permanence de notre constitution durant[p.326]les âges à venir. Telle eût été, j'en suis persuadé, la vie naturelle de nos institutions ; mais un empirique y a mis la main ; et il est encore impossible de dire s'il n'a pas causé la ruine prématurée de cette mère si robuste et si saine de nos libertés, aussi-bien que de notre bonheur et de notre gloire. M. Pitt, maître de très bonne heure des rênes du gouvernement, semble s'être livré, dans le cours de son administration, aux vices de la jeunesse que sa vie privée n'avait pas connus. Il fit vivre la nation trop rapidement. Partout régnèrent la prodigalité et la profusion ; chaque année le royaume emprunta avec une extravagance et une étourderie toujours croissantes ; des facilités nouvelles et factices furent inventées pour nous mettre à même de nous plonger dans les dettes ; la pairie fut dépréciée par des créations qui, en même temps, affaiblirent la petite noblesse de l'état ; l'application, par intervalles, des stimulans les plus nuisibles, produisit une fausse vigueur ; un repos temporaire s'acheta aux dépens de la force permanente et des éléments même de la vie. C'est ainsi qu'un corps, formé pour durer au-delà du temps ordinaire, peut succomber par l'extinction soudaine de ses[p.327]forces. Des nations, qui ont été nos inférieures ou nos égales, nous surveillent avec un envieux plaisir, dans l'espérance de nous voir tomber d'inanition ou périr dans des accès convulsifs. Mais, quel que soit notre destin, j'ai la certitude que sous une forme ou sous une autre, cette nation ne cessera pas d'être formidable à ses ennemis. J'espère même encore plus : j'espère que le peuple de ce grand état offrira un spéciale digne de l'admiration du monde. J'espère que cette partie de la noblesse se conduira avec honnêteté envers la nation, et que la nation ne se laissera pas enlever les biens qu'elle s'est acquis par tous les maux qu'une nation puisse endurer, par les nombreuses persécutions qu'elle a souffertes, par sa résistance à la tyrannie, par la guerre civile, par le martyre de ses plus dignes enfans, par une lutte sanglante et réitérée contre des puissances qui étaient la terreur du reste de l'Europe. Enfin je me plais à croire que toutes les classes du peuple ont encore présent à leur mémoire ce sentiment de l'immortel poète Milton : « Puisse l'Angleterre ne jamais oublier qu'elle a été la première qui ait enseigné à vivre aux nations. »

FIN

[p.329]

 

Notes.

 

Note A.

 

Sir Thomas Smith est peut-être le premier auteur qui ait remarqué quelle différence il y avait entre le titre de gentilhomme (gentleman) en Angleterre et sur le continent. Voici un passage de son livre :« Ordinairement le roi ne crée que des chevaliers, des barons, ou d'autres nobles d'un degré plus élevé ; car, quant aux gentlemen, on en fait à bon marché en Angleterre. Quiconque étudie les lois du royaume, fréquente les universités, ou professe les sciences, en un mot, quiconque peut vivre dans l'oisiveté ou sans travail manuel, faire de la dépense, et se donner des airs de gentleman, sera appelé maître (master), car tel est le titre qu'on donne aux écuyers (esquires) et autres gentlemen, et sera considéré comme étant gentleman. C'est en effet chez nous qu'il est vrai de dire : tanti eris aliis quanti tibi feceris ; et même, s'il est nécessaire, un roi d'armes lui donnera, pour son argent, des armoiries nouvellement faites et inventées, dont le titre passera pour avoir été découvert par ledit roi d'armes, en compulsant et examinant de vieux registres où jadis ses ancêtres avaient été inscrits comme décorés de ces mêmes armoiries…. On peut demander si ce[p.330]mode défaire dos gentilshommes doit être permis ou non : quant à moi, je pense qu'oui, et qu'il n'y a pas de mal. D'abord, le prince n'y perd rien, puisqu'il n'en est pas de même ici qu'en France. Le propriétaire rural et le laboureur ne sont pas plus sujets à la taille ou à la taxe en Angleterre que le gentilhomme ; au contraire, ce dernier est plus imposé, supporte plus volontiers sa charge et n'ose murmurer, de peur de perdre son honneur et sa réputation ».

De Republicâ anglorum, lib. i. cap. 20 et 21.

 

Note B.

 

« Quant à leurs images, quelques-unes furent apportées à Londres, et brisées au pied de la croix de Saint-Paul, aux yeux de tout le peuple, afin qu'on fût pleinement convaincu des impostures et escamoteries des religieux.

« Parmi ces images, se trouva en particulier le crucifix de Boxley, en Kent, communément appelé la Croix de Grâce, auquel on avait fait de grands pèlerinages, parce qu'on le voyait quelquefois plier, se relever, trembler, remuer la tête, les mains, les pieds, tourner les yeux, mouvoir les lèvres, et froncer les sourcils. Tous ces effets, que la multitude abusée avait cru produits par le pouvoir divin, parurent alors publiquement n'avoir été que des tricheries, car on vit les ressorts de tous ces mouvemens. Sur cela, John Hilsey, alors évêque de Rochester, fit un sermon, et mit la croix en pièces.

[p.331]

« On découvrit aussi une autre imposture très-renommée à Hailes, dans le comté de Gloucester, où l'on montrait le sang de Jésus-Christ dans une fiole, de cristal. Les spectateurs le voyaient quelquefois, et quelquefois ils ne pouvaient l'apercevoir. On leur faisait croire qu'ils n'étaient pas capables de jouir d'une faveur si grande tant qu'ils étaient en péché mortel, et les offrandes continuaient d'arriver jusqu'à ce qu'ils eussent forcé le ciel de leur permettre de contempler une relique si divine. Or, on découvrit le jour de l'inspection, que le sang de notre Seigneur Jésus-Christ n'était que du sang de canard renouvelé chaque semaine. On découvrit aussi qu'un côté de la fiole était si épais qu'on ne pouvait voir à travers, tandis que l'autre était clairet transparent, et qu'on le plaçait près de l'autel de manière à ce, que quelqu'un, caché, derrière, pût présenter aux fidèles le côté qu'il voulait. Après avoir délivré les pèlerins de tout ce qu'ils avaient apporté, on leur faisait la grâce de leur montrer le côté clair, sur quoi ils s'en retournaient très-satisfaits de leur voyage.

II vint du pays de Galles une énorme image de bois, nommée Darvel Gatheren, dont un certain Ellis Price, visiteur du diocèse de Saint-Asaph, rendit le compte suivant, le 6 avril 1537 : « Le peuple de la contrée avait une grande superstition pour elle, et faisait maint pèlerinages en son honneur, tellement que la veille du jour où il écrivait, on y comptait plus de cinq ou six cents pèlerins ; les uns amenaient des bœufs et d'autres bestiaux ; les autres apportaient de l'argent ; et c'était une croyance générale[p.332]que celui qui faisait une offrande à l'image, en recevait le pouvoir de délivrer ou de préserver son âme de l'enfer. » On la fit venir à Londres où elle servit à brûler le frère Forrest.

« Il y avait à Worcester une énorme image de Notre Dame en grande vénération. Quand on lui eut été les voiles qui la couvraient, Notre-Dame se trouva être la statue d'un évêque. »

Burnet, Histoire de la Réformation, vol. i. p. 242.

« Mais la châsse la plus riche d'Angleterre était celle de Thomas Becket, appelé saint Thomas de Cantorbéry le martyr. Pendant trois cents ans il fut estimé leplus grand saint qu'il y eût en paradis, comme le prouve le relevé de compte des registres des offrandes faites aux trois plus grands autels de l'église du Christ à Cantorbéry, dont l'un était élevé au Christ, l'autre à la Vierge, et le troisième à saint Thomas. Dans une année, Furent offerts à l'autel du Christ, 3 l. 12 sh. 6 d ;à celui de la Vierge, 63 l. 5 sh. 6 d. ; mais à celui de saint Thomas, 832 l. 12 sh. 3 d. L'année suivante, la différence augmenta encore, Jésus-Christ n'eut pas le sou, la Vierge n'eut que 4 l. 1 sh. 8 d., mais saint Thomas reçut 954 l. 6 sh, 3 d. De tels dons rendirent sa châsse d'un prix inestimable. Il y avait une pierre précieuse, offerte par Louis VII, roi de France, lors de son pèlerinage, et qui passait pour la plus riche de l'Europe. »

Burnet, Histoire de la Réformation, vol. 1, p. 244.

 

Note C.

 

Le caractère du règne d'Elisabeth est parfaitement[p.333]peint dans le discours suivant du secrétaire Cecil, sur les monopoles :

« M. le secrétaire Cecil se leva et dit … Toutes les patentes actuellement valables seront aussitôt révoquées ; car quelle que soit une patente, on se réservera pour l'annuler une liberté conforme à la loi. Il n'y en a aucune, si elle est mala in se, que la reine ait reconnue telle en l'accordant. Mais elles sont toutes odieuses, j'en conviens ; et il n'en est point dont l'exécution n'ait produit des dés ordres. Plût au ciel qu'elles n'eussent jamais été accordées !J'espère qu'il n'y en aura jamais d'autres. (Toute la chambre dit amen.) La plupart de ces patentes ont été, en particulier, appuyées de lettres d'assistance de la part du conseil privé de Sa Majesté ; mais quiconque les examinera, verra qu'elles n'ont de rapport qu'aux patentes. Je puis vous assurer que dorénavant on n'en accordera plus. Elles seront toutes révoquées. L'avis en est maintenant donné au public, et vous croirez peut-être que c'est un conte fait pour servir dans l'occasion ; mais je voudrais que chacun sût qu'il n'y a point là de plaisanterie avec la cour du parlement, et que personne n'oserait,(pour moi je n'oserai pas) se moquer ainsi de tous les états du royaume, dans une affaire de cette importance. Je le dis donc, il y aura une proclamation générale dans toute la nation pour faire connaître la résolution de Sa Majesté à cet égard ; et afin que la viande que vous mangez soit plus savoureuse que par le passé, chacun aura le sel aussi bon et à aussi bon marché qu'il pourra l'acheter ou le faire en liberté, sans crainte de cette patente, qui sera aussi[p.334]tôt annulée. Les estomacs froids jouiront du même avantage, relativement à l'aqua vitœ, aqua composita etc. Ceux qui ont l'estomac faible auront du vinaigre et de la bierre à discrétion. L'huile de baleine ne sera pas soumise à plus de restrictions, l'huile de cachalot coulera sans obstacle ; les brosses et les bouteilles seront également affranchies. La culture du pastel, à ce qu'il me semble, n'est restreinte ni par la loi ni par statut, niais seulement par proclamation ; le plaisir de la reine est de révoquer cette proclamation pour vous satisfaire ; seulement elle désire que vous ne laissiez pas infecter l'air trop près des villes, afin qu'elle n'en soit pas chassée lorsqu'elle ira vous voir dans vos comtés. Ceux qui désirent se parer de belles manchettes bien empesées, pourront se satisfaire à meilleur marché que jamais ; l'impôt sur l'amidon va être supprimé.

Je me trouve heureux de pouvoir saisir cette occasion de manifester à cette honorable chambre mes sentimens personnels. La crainte seule que ma conduite téméraire déplût à S. M, a pu me faire sortir de mon caractère, au point de dire que cette chambre méritait plutôt le nom d'une école que d'un conseil, ou quelque chose de semblable. Je déclare donc que si quelque membre pense que j'aie voulu par là l'accuser de n'être qu'un écolier, il se fait tort à lui-même, et méconnaît mes sentimens. »

Nouvelle Histoire parlementaire, v. i.p. 934,1601.

 

Note D.

 

Hume, en parlant de l'emprisonnement de M. Wentworth[p.335]qui fut envoyé à la tour par ordre de la chambre pour avoir dit dans un discours que la reine avait commis des fautes dangereuses, s'exprime ainsi : « Le résultat de l'affaire fut qu'après un mois de prison, la reine envoya dire aux communes, que par sa grâce et faveur spéciales, elle l'avait rendu à la liberté et à son siège dans la chambre. Par cette douceur apparente, elle retint indirectement le pouvoir qu'elle s'était arrogé d'emprisonner les membres, et de les faire répondre devant elle de leur conduite au parlement. Sir Walter-Mildmay s'efforça de faire sentir à la chambre la bonté de Sa Majesté, qui étouffait si facilement l'indignation que devait lui avoir causée la témérité d'un de ses membres. Il leur dit qu'ils n'avaient pas la liberté de parler des choses et des personnes qu'ils voulaient ;et que les libertés indiscrètes qu'on s'était permises dans cette chambre avaient été suivies du châtiment qu'elles méritaient dans les siècles passés aussi-bien que dans le présent. En conséquence il leur conseillait de ne plus abuser de la clémence de la reine, de peur qu'elle ne fût contrainte, contre son inclination, de remplacer une douceur sans effet par une sévérité nécessaire[44]. »

Ce récit est un peu inexact. Je consulte le journal de Sir Simon d'Ewes, cité par Hume, et je trouve que la reine n'annonça pas à la chambre, par un message, qu'elle avait rendu M. Wentworth à la liberté et à son siège dans la chambre, mais que« comme le 8 février, premier jour de cette session, un membre de la chambre avait, dans un discours[p.336]préparé, proféré diverses paroles offensantes contre Sa Majesté, pour lesquelles il avait été mis à la tour par cette chambre ; cependant Sa Majesté condescendait gracieusement à oublier le déplaisir que lui avait justement occasionné cette offense, et à laisser à la chambre le soin de mettre le coupable en liberté. » Ainsi il ne paraît d'aucune manière qu'elle retint indirectement, par ses mesures, dans ce cas,(quelles qu'elles aient pu être d'ailleurs, en d'autres circonstances) le pouvoir qu'elle s'était arrogé d'emprisonner les membres. Cette explication ôte aussi au discours de sir Walter Mildmay ce qu'il a de tranchant ; on va voir que ce discours, dont je rapporte ci-dessous la partie importante, consiste en généralités, et que Hume n'en a pris que ce qui favorisait sa théorie. Il ne faut jamais oublier en lisant cet auteur, qu'il trouva établie en Angleterre l'opinion que les Stuarts avaient régné en tyrans, et Elisabeth en vraie patriote ; qu'il attaqua cette opinion, comme toutes les autres opinions reçues par amour pour les argumens et les paradoxes. Hume est aux historiens et aux écrivains Whigs, ce que Bayle est aux philosophes anciens et modernes. Il va quelquefois jusqu'à douter des bienfaits de la liberté même. Mais revenons-en à sir Walther Mildnay. « Un acte si gracieux nous impose le devoir indispensable d'en faire à S. M. nos remercîmens les plus humbles et les plus sincères, d'implorer le Tout-Puissant de prolonger ses jours comme le seul soutien de notre félicité, et d'apprendre, par cet exemple, à nous conduire dans la suite ; et sous le prétexte de liberté, de ne pas oublier le respect que nous devons à une[p.337]reine si généreuse. Il est vrai que rien ne peut être dûment résolu par une assemblée où l'on ne permet dans la discussion ni délibération, ni liberté de parole. En effet, si les membres d'un conseil sont ou interrompus, ou effrayés de manière à ce qu'ils ne puissent ni n'osent exprimer leurs opinions librement, ce conseil ne peut être regardé que comme une assemblée servile, dont les actes tendent plutôt à satisfaire le désir d'un petit nombre d'individus, qu'à déterminer ce qui est juste et raisonnable. Mais n'oublions pas de mettre une différence entre la liberté et la licence du discours. Par la première, on exprime ses pensées librement, mais avec convenance, modestie, respect et discrétion ; par la seconde, au contraire, on dit tout impertinemment, témérairement, arrogamment, indiscrètement, sans égard ni aux personnes, ni aux temps, ni aux lieux ;et quoique la liberté de la parole ait toujours régné dans ce grand conseil national, et soit une chose qu'il est extrêmement nécessaire de conserver, cependant elle n'a jamais été ni ne doit jamais être portée au point qu'un membre puisse parler de quoi et de qui il lui plaît. C'est ce qu'a prouvé la punition infligée de nos jours et du temps de nos prédécesseurs à des orateurs aussi inconsidérés et aussi peu mesurés. Que cela nous apprenne à ne plus commettre de pareilles offenses à l'avenir, de peur qu'un si grand oubli de nos devoirs ne donne à notre gracieuse souveraine une juste raison de croire que sa clémence a fait naître un nouveau degré de hardiesse, et par là ne l'afflige et ne l'irrite au point que, malgré la bonté et la douceur de son caractère, elle se voie contrainte de[p.338]changer sa clémence naturelle en une juste et nécessaire sévérité ; ce qui, j'en suis persuadé, n'arrivera jamais avec des hommes aussi sages et aussi respectueux que les membres de cette chambre l'ont toujours paru. »

 

Note E.

 

Il est singulier que, dans le reste du chapitre, Machiavel semble donner des règles de conduite aux personnes qui se trouvent dans la situation de Cromwell et de Bonaparte. Il dit que ceux qui sont devenus tiranni de leur patrie doivent chercher à connaître ce que le peuple désire, et qu'ils trouveront toujours qu'il désire deux choses : l'une, la punition de ceux qui ont été la cause de sa servitude ; et l'autre, ler établissement de sa liberté. Quant à la première, le nouveau prince peut satisfaire complètement le peuple ; pour la seconde, il peut le satisfaire en partie, car s'il analyse le vœu populaire pour la liberté, il verra qu'un petit nombre ne la désire que par amour du pouvoir, et la grande majorité, pour jouir de la sûreté personnelle. À l'égard des premiers, il peut ou les éloigner ou les élever à des places et à des dignités qui les satisferont ; il contentera les autres en établissant des lois justes et en les observant strictement. Ainsi, dit-il, les rois de France disposaient des armes et de l'argent de l'état, mais du reste obéissaient aux lois. Napoléon, qui lisait beaucoup Machiavel, semble avoir suivi cet avis du plus profond des écrivains politiques.

[p.339]

 

Note F.

 

Le lecteur ne lira pas sans intérêt l'exposé de deux causes où le pauvre, avec la loi en sa faveur, triompha des prétentions d'un des plus grands personnages du royaume. La première, qui est la plus remarquable, se trouve rapportée dans une lettre de lord Thurlow à un neveu de M. le juge Foster. C'était un procès intenté à la princesse Amélie, pour avoir fermé un sentier dans le parc de Richemond.

« Cher Monsieur,

Je vous écris au risque de vous paraître impertinent, pour vous donner le plaisir d'apprendre sur Monsieur votre oncle, ce que très-probablement vous ne saurez pas de sa part ; je veux dire le grand honneur qu'il s'est fait, l'estime générale qu'il s'est acquise ou plutôt qu'il vient d'accumuler par la manière courageuse et inflexible dont il a jugé la cause Richemond, pendante depuis si long-temps, et conduite si différemment par d'autres juges. Vous avez su combien de membres du jury spécial avaient manqué aux débats, ce qu'on attribuait à la répugnance qu'ils avaient de juger un procès in tenté à une princesse. Il a condamné tous les absens à une amende de 20 liv. sterl. chacun : on l'avait fait attendre deux heures ; enfin, il fallut en venir à une substitution de jurés. Au milieu du plaidoyer de la partie plaignante, sir Richard Lloyd, qui défendait la couronne, dit qu'il était inutile de continuer de discuter[p.340]le droit, attendu que la couronne n'était pas préparée sur ce point, qui ne pouvait être déterminé dans le procès, la prohibition étant représentée comme ayant eu lieu sur le territoire de Wimbleton, tandis que c'était réellement sur celui de Mortlake, paroisse distincte de Wimbleton, qui nourrissait ses pauvres, avait son église particulière et payait les dîmes à son propre curé ; enfin que le grand cadastre faisait mention de Mortlake. De l'autre côté, il fut soutenu que le grand cadastre en parlait comme d'un fief baronal, et non comme d'une paroisse ; que dans l'arpentage fait sous Henri VIII, il était fait mention de Wimbleton cum capellis suis annexis ; enfin, que dans la concession qui en fut faite du temps d'Edouard VI, on trouvait une réserve de dîmes en faveur du vicaire qui devait desservir la chapelle de Mortlake. Alors le juge se tourna vers les jurés, et dit qu'il croyait qu'ils étaient venus là pour juger le droit réclamé par les sujets, de traverser le parc de Richemond, et non pour s'occuper de petites objections légales sans aucun rapport à ce droit. Il ajouta qu'il était prouvé que la prohibition avait eu lieu sur le territoire de Wimbleton ; mais qu'il aurait suffi que le lieu où on la disait effectuée, eût été seulement réputé appartenir à Wimbleton, parce que le jury et le défendeur devaient être aussi instruits de ce fait que le plaignant ; mais que s'il en avait été autrement, il aurait cru qu'il était au-dessous de la majesté de la couronne d'envoyer, après un délai de trois assises, un de ses conseillers choisis, non pour discuter le droit, mais pour chicaner sur un point si frivole. À cela, sir Richard Lloyd[p.341]répliqua par un discours où il représenta la bénignité du roi, qui permettait de juger une cause qu'il aurait pu écarter d'un souffle en faisant recevoir un nolle prosequi. Le juge dit qu'il n'était pas de cette opinion, que les sujets étaient intéressés dans des causes de cette espèce, et que si leurs droits étaient envahis, il ne leur restait que les tribunaux ;qu'en conséquence il verrait un déni de justice dans la cessation forcée d'une cause intentée pour un dommage que toute la prérogative royale ne s'étendrait pas jusqu'à pardonner. Après cette observation, la plaidoirie continua, et le juge fit un résumé court, mais clair, en faveur de la partie plaignante[45].

Tout étranger que je lui suis, j'éprouve un bien grand plaisir à apprendre que nous avons un juge que rien ne saurait corrompre ni effrayer, voulant et pouvant soutenir les lois de son pays comme le grand bouclier des droits du peuple. J'imagine que vous en éprouverez encore davantage à apprendre que ce juge est votre ami et votre parent. C'est là le seul motif que je puisse alléguer pour vous faire excuser cette lettre.

Fig-Tree Court,

Inner Temple.

11 Avril 1758. »

Je suis, cher Monsieur,

votre très-humble serviteur,

E. Thurlow.

 

Vie de sir M. Foster, p, 85.

L'autre cause est du père de Horne Tooke, marchand poulailler à Londres.

M. Horne demeurait dans la rue de Newport, et[p.342]était par conséquent proche voisin de S. A. R. Frédéric, prince de Galles, père de Sa Majesté, qui tenait alors sa cour à l'hôtel Leicester. Quelques officiers de sa maison, imaginant qu'une issue du côté du marché leur serait extrêmement commode, de même qu'aux serviteurs inférieurs ; des ordres furent immédiatement donnés à cet effet. En conséquence, on perce un mur contigu, on y pratique une porte sans la moindre cérémonie, bien que ce soit une violation palpable de la propriété d'un particulier. Au milieu de cette opération, arrive M. Horne, qui fait avec calme des remontrances contre un acte d'injustice si frappant, attendu que le mur de briques lui appartient en propre, et que le passage projeté traverserait sa propriété, et ne pourrait qu'en diminuer la valeur.

Il parut bientôt néanmoins que les représentations d'un marchand d'oies et de dindons, quoique appuyées par la raison et la loi, avaient produit peu d'effet sur des gens qui agissaient au nom d'un prince, et dans cette circonstance abusaient de son autorité, sans que probablement il sût rien de cette affaire.

M. Horne appela de l'insolence des employés, à la justice de son pays ; et pour l'honneur de notre jurisprudence municipale, le résultat fut différent de ce qu'il aurait été peut-être dans tout autre royaume de l'Europe. Un marchand de Westminster triompha de l'héritier présomptif de la couronne d'Angleterre, et l'ordre fut bientôt après donné de condamner l'incommode ouverture. »

Vie de Horne Tooke, v. i, p. 11.

[p.343]

 

Note G.

 

M. Hume me semble avoir fait, dans son Histoire de Charles Ier, une remarque propre à égarer le lecteur. Quelques-uns des hommes les plus distingués, dit-il, par leurs talens et leurs connaissances à cette époque, ne pouvaient se contenir, quand ils songeaient qu'ils étaient forcés d'entendre les prières offertes à la divinité, de la bouche d'un prêtre couvert d'un vêtement de lin blanc. »

La phrase est certainement piquante ; mais je pense que la vérité y est sacrifiée : les deux partis étaient convaincus que le surplis était indifférent ensoi. Les objections contre les ordonnances relatives au surplis par la secte des puritains, étaient au nombre de trois.

On alléguait :

1°. Que, comme la chose était indifférente en soi, on ne devait pas la prescrire comme un article de foi, mais qu'il fallait laisser chacun agir là-dessus, ainsi qu'il lui plairait ;

2°. Que, quoiqu'indifférente en soi, elle n'était cependant pas telle aux yeux des gens ignorans ; car beaucoup pensaient que le culte rendu à la divinité n'était efficace que quand on était revêtu de ces vêtemens, et qu'ainsi cette pratique entretenait des habitudes superstitieuses ;

3°. Les puritains surtout alléguaient qu'aucun séculier n'avait droit de donner des ordres à cet égard. M. Cartwright s'exprime ainsi : « C'est le Christ seul[p.344]qui est le chef de l'Église. Aucun magistrat civil ne peut présider, ordonner, influencer, diriger aucune assemblée relative aux affaires ecclésiastiques ; l'autorité du magistrat civil ne s'étend pas jusqu'à dépouiller les personnes ecclésiastiques de leurs droits légitimes, de conférer les ordres de l'église, et de s'acquitter des cérémonies[46]. »

Lorsque M. Axton fut interrogé par l'évêque, il lui répondit dans le même sens : « En admettant la suprématie de Sa Majesté, j'entends qu'elle se borne à l'investir du pouvoir de réformer les erreurs qui pourraient avoir été commises dans le choix des chefs de l'Église ; mais je ne le regarde pas lui-même comme un chef de l'Église[47]. »

Il est vrai que les puritains appelaient le surplis une idolâtre frivolité, et lui donnaient des noms plus odieux encore quand ils s'échauffaient dans la controverse ; mais ils assurèrent l'archevêque Parker que si on eût laissé, sans y attacher autant d'importance, les habits et quelques cérémonies, ils n'auraient point abanbonné l'Église ; mais qu'en prescrivant ces choses par une loi, on les avait forcés à se séparer tout-à-fait[48].

Enfin la doctrine des puritains ou des presbytériens consistait à affirmer que la parole de Dieu, contenue dans l'ancien et le nouveau Testament, était une règle parfaite de foi et de morale[49]. Ils soutenaient[p.345]que c'était là la seule règle par laquelle on devait gouverner l'église ; que les cérémonies en devaient être aussi peu nombreuses que possible, et qu'elles ne devaient plus être prescrites par un ordre supérieur, quel qu'il fût, mais laissées au libre choix de l'église elle-même. Ils ne condamnaient pas les églises qui différaient des leurs, relativement aux cérémonies, mais ils protestaient contre toute habitude qu'on voudrait leur imposer sur ce sujet. Ils déclaraient qu'aucun pasteur ne devait usurper l'autorité sur un autre, et que tous les pasteurs devaient être choisis par la congrégation[50].

On voit par là que la question du surplis était liée au grand système de la réforme ecclésiastique, système adopté et établi dans le pays où est né M. Hume ;et quoiqu'on puisse penser de son efficacité pour rendre les hommes meilleurs et plus sages, il n'était pas indigne du moins d'être embrassé par des hommes distingués par l'étendue de leurs connaissances et de leurs talens.

 

Note H.

 

Cet acte fut passé en 1664. Rien n'est plus digne de remarque, et rien n'est moins remarqué cependant que la manière noble avec laquelle les dissidens oublièrent, en faveur de la cause commune, la sévérité avec laquelle ils avaient été traités. En 1672,ils pressèrent la chambre des communes de passer l'acte du Test, sans aucune stipulation en leurs faveurs, et se contentant d'une motion pour un bill[p.346]séparé de tolérance, qui ne semblait pas même devoir être adopté. Après les persécutions du règne de Charles II, ils se réunirent à l'Église pendant le règne de Jacques, sans se laisser rebuter par les mauvais traitemens qu'on leur avait fait éprouver, et sans se laisser séduire par l'indulgence que le roi leur montrait. Il est à regretter que l'Église ait trouvé incompatible avec son devoir, d'imiter la libéralité et l'esprit public de ses frères les dissidens.

FIN DES NOTES.

[p.347]

 

Table des chapitres.

                                                                                                                                       

Page.

Chapitre premier. Premiers principes du gouvernement et de la Constitution anglaise.________ 1

Chap. II. Henri VIII.______________________________________________________________ 17

Chap. III. Henri VIII.______________________________________________________________ 24

Chap. IV. Réformation.____________________________________________________________ 32

Chap. V. Elisabeth.________________________________________________________________ 41

Chap. VI. Jacques Ier._____________________________________________________________ 50

Chap. VII. Charles Ier._____________________________________________________________ 61

Chap. VIII. Cause de la dissolution du gouvernement anglais sous Charles Ier._________________ 74

Chap. IX. Cromwell, Charles II, et Jacques II.___________________________________________ 80

Chap. X. Révolution.______________________________________________________________ 87

Chap. XI. Définitions de la liberté.____________________________________________________ 93

Chap.XII.Liberté civile.____________________________________________________________ 97

Chap. XIII. Liberté individuelle.______________________________________________________ 110

Chap. XIV. Liberté politique.________________________________________________________ 126

Chap. XV. Gens de loi.____________________________________________________________ 140

Chap. XVI. Partis. Règne de la reine Anne._____________________________________________ 144

Chap. XVII. Responsabilité des fonctionnaires publics. Bill des peines et amendes.______________ 164

Chap. XVIII. Georges Ier et Georges II._______________________________________________ 176

Chap. XIX. Ceorges III. Commencement de son règne.___________________________________ 189

Chap. XX. Sentiment de justice.______________________________________________________ 193

Chap.XXI.Remède extrême contre les abus du pouvoir et modération dans l'emploi de ce remède._ 196

[p.348]

Chap. XXII. Influence de la couronne._________________________________________________ 201

Chap. XXIII. Lois criminelles._______________________________________________________ 209

Chap. XXIV. Écoles publiques en Angleterre.___________________________________________ 218

Chap. XXV.Lois des pauvres._______________________________________________________ 226

Chap. XXVI. Guerre avec la république française._______________________________________ 232

Chap. XXVII. Dette publique._______________________________________________________ 236

Chap. XXVIII. Réforme parlementaire.________________________________________________ 253

Chap. XXIX. Que l'excellence du gouvernement anglais ne consiste pas seulement dans les lois seules,

mais dans le caractère et le bon sens de la nation.______________________________________ 297

Chap. XXX. Lois restrictives._______________________________________________________ 306

Chap. XXXI. Liberté de la presse.____________________________________________________ 315

Notes._________________________________________________________________________ 329

FIN DE LA TABLE DES CHAPITRES.