Trois remarques sur le droit constitutionnel non écrit


Jean-Marie Denquin

Trois remarques sur le droit constitutionnel non écrit

Un décalage significatif existe, nul ne l’ignore, entre le texte de la Constitution de la Vème République et le régime qui en est issu. La Constitution écrite, dite du 4 octobre 1958 bien qu’une grande partie de son texte soit maintenant postérieur, décrit certes une réalité, mais celle-ci n’est pas exactement la réalité : plusieurs éléments nécessaires au fonctionnement réel du système n’y sont pas mentionnés, et il existe des cas où le texte suggère l’inverse de ce qui se produit en fait. On a abondamment discuté sut le point de savoir si cet écart doit être compris comme l’expression de violations répétées, ou comme le développement d’un droit coutumier non écrit. Mais, avant même de tenter de trancher cette alternative, ne faudrait-il pas essayer d’écrire la vraie Constitution de la France, autrement dit la charte du régime tel qu’il est et non tel qu’il est censé être ? Rédiger le droit non écrit (ou ce que l’on appelle ainsi) serait un exercice d’écriture et une expérience de pensée qui permettrait de mieux cerner la réalité des pratiques tout en analysant le déficit normatif des formulations adoptées par les constituants.

Or, lorsque l’on s’efforce de passer à l’acte – l’auteur de ces lignes eut jadis cette idée bizarre – il apparait vite qu’une tentative de ce genre, même si elle n’est pas logiquement vouée à l’échec, risquerait fort de produire un monstre, ou du moins un document d’une nature profondément différente de ce que l’on entend en général par « Constitution ». Si ce constat ne reflétait que le manque d’expertise de l’auteur, aucune conclusion ne saurait en être tirée. D’autres pourraient faire mieux, et il faudrait les encourager à essayer : ce pourrait être un jeu de société, une sorte de cadavre exquis pour constitutionnalistes. Mais il semble bien que la difficulté soit objective. Creuser celle-ci permettrait peut-être de faire progresser la compréhension de ce qu’est ou n’est pas le droit constitutionnel non écrit ou coutumier.

Pour illustrer cette thèse, on peut prendre en exemple le premier alinéa de l’article 8 de la Constitution : « Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement. » Si la première phrase ne soulève pas de difficulté, il n’en va pas de même, comme chacun sait, de la seconde. La pratique a en effet, au rebours de ce que parait prescrire le texte, instauré au profit du Président de la République un véritable droit de révocation du Premier ministre. Cas typique de divergence entre sens et pratique, cet alinéa semble constituer un matériau privilégié pour une tentative de réécriture.

Celle-ci se heurte immédiatement à de graves difficultés. De même qu’il existe, selon Kafka, une pudeur administrative, il faut compter d’abord avec ce que l’on appellerait volontiers la pudeur constitutionnelle. On ne saurait écrire par exemple : « Le Premier ministre accepte ou non de démissionner selon que son maintien aurait ou pas des conséquences négatives sur sa carrière. » Certains facteurs sont donc au sens propre, inexprimables, bien que décisifs. Cela recouvre tous les mobiles, intentions, anticipations, tactiques ou stratégies des acteurs, qui exercent pourtant une certaine influence sur les comportements. Mais d’une part l’évocation de ces réalités bien connues apparait peu compatible avec la majesté du style constitutionnaliste. D’autre part, leur nature, qui relève du for intérieur, les rend particulièrement mal saisissables par le droit.

Une autre difficulté tient au fait que l’écriture d’une Constitution jouit du privilège (ou de l’illusion) d’être entièrement prospective et prescriptive : ne valant que pour l’avenir, elle est censée le maitriser par la norme et par la généralité. Une tentative de réécriture implique une attitude toute différente. Elle est déterminée par une expérience concrète, positivement – elle doit rendre compte de tous les cas de figure engendrés par la pratique – et négativement – elle ne peut entièrement anticiper les cas nouveaux et court donc le risque d’être obsolète à peine son encre sèche.

La difficulté majeure est cependant plutôt celle-ci. Considérons un premier essai de réécriture. Il consisterait à introduire après le premier alinéa de l’article 8 les deux alinéas suivants :

    (1) « Le Président de la République peut demander sa démission au Premier ministre. Celui-ci peut la lui remettre ou non.

Si le Premier ministre donne spontanément sa démission au Président de la République, celui-ci peut l’accepter ou pas. »

Mais une autre version est également envisageable :

    (2) « Le Président de la République peut demander sa démission au Premier ministre. Hors le cas de cohabitation, celui-ci la remet immédiatement.

Si le Premier ministre donne spontanément sa démission au Président de la République, celui-ci peut lui demander d’en différer les effets. »

La première formule présente un avantage indéniable : elle ne saurait être fausse. Descriptive et disjonctive, elle embrasse tous les cas de figure en les déclarant tous licites. Elle va même au-delà de la pratique constatée, puisqu’il n’est jamais arrivé qu’un président de la République refuse la démission spontanée d’un Premier ministre sur une longue durée. Mais elle présente l’inconvénient de ne plus comporter aucune dimension normative : elle indique ce qui peut effectivement se produire et met toutes les hypothèses sur le même plan. La seconde implique l’inverse : elle affirma un devoir être en posant un comportement licite et implicitement un comportement illicite. Elle rend donc possible une transgression, soit que le président de la République demande et obtienne la démission d’un Premier ministre de cohabitation, soit qu’il demande et n’obtienne pas la démission d’un Premier ministre hors cohabitation.

Dès lors on ne peut éviter de poser la question : qu’est-ce que la « vraie » Constitution ? Ce qui se passe effectivement, et n’a souvent rien à voir avec la lettre du texte, moins encore avec les intentions, telles qu’on peut raisonnablement les reconstituer, de ses rédacteurs ? Ou ce qui est censé se passer selon la lecture du texte admise à l’instant de référence, c’est-à-dire en intégrant des pratiques devenues usuelles mais sans anticiper sur de nouvelles évolutions ? Ces deux paradigmes ne se recouvrent pas nécessairement. La différence principale se situe dans la qualification de l’écart potentiel entre eux : nouvelle évolution dans le premier cas, elle sera une violation par rapport à la pratique admise dans le second. Entre ces deux conceptions on ne saurait déterminer quelle est la bonne car elles reflètent toutes deux une dimension de l’objet que l’on cherche à décrire. Leur confrontation manifeste à la fois la dualité du phénomène – schématiquement la dimension descriptive qui relève de la Science politique et la dimension normative qui relève du Droit constitutionnel – mais aussi leur caractère indissociable – car le devoir être n’existe qu’incarné dans l’être et par conséquent s’abolit en lui, mais réciproquement les entités artificielles qui peuplent le Droit constitutionnel n’existent que par la médiation d’un devoir être. Négliger le second point conduit à confondre organes et organismes. Mais négliger le premier suppose que l’on puisse empêcher les deux personnages de communiquer. Y compris par pigeon voyageur, encre sympathique, télépathie ? Ou plus simplement par téléphone ? Une requête ou une attente doivent-elles être toujours formulées pour être intelligibles ? Il en résulte que le respect d’une telle disposition ne saurait être assuré sans contrôles. Le texte, même révisé, ne se défendrait pas tout seul.

Apprécier la licéité d’une démission supposerait donc l’existence d’un juge. Celui-ci serait habilité à décider si le Premier ministre démissionnaire a bien agi de son propre mouvement, sans incitations ou sollicitations présidentielles. Mais sur quels fondements pourrait-il appuyer ses choix ? N’ayant pas accès à la conscience des acteurs, il n’appliquerait pas une norme, si l’on entend par là une règle générale et préexistante sous laquelle il est possible de subsumer, par un processus de reconnaissance rationnel et intersubjectivement contrôlable, des cas individuels. Il déciderait au coup par coup, et sans que ses choix soient susceptibles de généralisation faute de reposer sur des concepts identifiables. Sans doute seraient-ils subjectivement fondés, car quel juge n’estime fondés les jugements qu’il rend ? Mais, objectivement indéterminés, ils traduiraient un décisionnisme pur.

On peut remarquer en outre que, si la réécriture de l’alinéa premier de l’article 8 n’est qu’une expérience de pensée, des tentatives de réécriture du premier alinéa de l’article 20 ont été esquissées en 2008. On a suggéré par exemple d’écrire que le Gouvernement « conduit » la politique de la nation tandis que le président de la République la « détermine ». Conformément au schéma évoqué plus haut, ne pouvant faire que la norme produise le réel, on aurait fait que le réel soit déguisé en norme. L’idée a cependant été abandonnée, sous prétexte que le nouvel équilibre ainsi décrit entrerait en contradiction directe avec la pratique dans l’hypothèse de la cohabitation. Ainsi, non seulement le Constituant prend acte de son impuissance à modeler le réel, mais il préfère le maintien d’un décalage béant, actuel et durable entre le droit et le fait au simple risque d’un décalage hypothétique et temporaire entre eux. Déroute de la volonté et triomphe de l’irrationalité ? En fait l’explication la plus simple de cette étrange démarche est sans doute la suivante. L’irréalisme du premier alinéa de l’article 20, produit d’une évolution déjà ancienne du régime, ne dérange plus personne. Divers euphémismes ont été mis au point pour en voiler chastement l’étrangeté. Modifier la formule risquerait à l’inverse de compromettre ce fragile équilibre, surtout si des circonstances nouvelles remettent en lumière le décalage criant du fait et du droit. Ainsi le droit non écrit protège le non-dit, qui irait moins bien en le disant.

Il conviendrait certes de confirmer ces observations en examinant d’autres exemples. Néanmoins il semble qu’on puisse avancer à titre d’hypothèses les conclusions suivantes.

Premièrement il existe un droit constitutionnel écrit non normatif, en donnant à ce terme le sens de « qui ne détermine pas les conduites ».

Deuxièmement, il existe un droit constitutionnel non écrit effectif, mais la question de sa normativité est problématique. Ce caractère est mis en lumière par l’épreuve de la réécriture : elle manifeste la tension entre un droit constitutionnel essentiellement descriptif, qui dit ce qui se passe en fait – comme le faisait déjà Aristote dans sa Constitution des Athéniens – et un droit constitutionnel intermédiaire qui, tirant les leçons de l’expérience, s’adapte au fonctionnement réel du régime sans renoncer à orienter les conduites. Il est donc écrit, normatif, mais il n’est pas purement et impérieusement inaugural : il assume une dimension expérimentale et donc rétrospective.

Troisièmement, l’idée de rendre normatives des dispositions constitutionnelles grâce à une réécriture qui en purgerait les ambiguïtés se heurte à de graves difficultés dès lors que sont en cause non des comportements objectifs mais des faits psychologiques. Ceux-ci ne peuvent en effet donner lieu à un contrôle intersubjectif et sont seulement accessibles à des supputations sur la base d’indices. Dans ce cas ils ne sont saisissables en droit que par l’intermédiaire d’un juge, dont on décide que l’interprétation, authentique parce que souveraine, sera tenue pour vérité légale. C’est effectivement une solution : elle peut fonctionner, puisqu’elle met fin au débat. Mais il serait illusoire de croire qu’elle assure le triomphe de la normativité. Car une telle méthode ne sauve nullement le droit en le confiant au juge : elle l’abolit tout au contraire en le remplaçant par le juge. Dès lors que celui-ci décide sans norme, sa décision est par hypothèse aussi arbitraire (au sens technique, non nécessairement péjoratif, du terme) que celle de n’importe quelle autorité politique. Si l’on révise la Constitution, que l’on interdise au chef de l’Etat de révoquer le Premier ministre et que l’on confie la garde de cette prohibition à un Arbitre national, on n’aura pas fait progresser la normativité du droit constitutionnel, on n’aura moins encore remplacé la politique par le droit, on aura seulement remplacé une autorité politique par une autre. Le nouvel Arbitre déterminera et conduira la politique du Gouvernement en tant que maitre du sort de son chef, et le président de la République retrouvera ses compétences en matière d’art floral.

Un autre exemple de droit constitutionnel non écrit peut être trouvé dans ce qu’il est convenu d’appeler la « Constitution Grévy ». Avant d’examiner si le phénomène mérite réellement d’être rangé dans cette catégorie, une remarque s’impose. L’expression « Constitution Grévy » est tardive. A l’époque, nul n’aurait parlé de Constitution, pour des raisons diverses et pertinentes : il ne s’agit pas d’une révision constitutionnelle formelle ; il s’agit d’un engagement personnel du nouveau, président de la République, dont rien ne permet de dire s’il sera ou non assumé par ses successeurs. On est donc bien dans la problématique du droit coutumier, qui n’est par définition connaissable que rétrospectivement et implique une certaine durée, contrairement – si l’on en croit l’application de cette notion à la Vème République – aux conventions de la Constitution.

Droit coutumier peut-être, mais droit ? Une disposition constitutionnelle non écrite, normative et coutumière portant interdiction de dissoudre la Chambre des députés est-elle la cause de ce que celle-ci n’ait en effet pas été dissoute après 1877 ? Pour répondre à cette question, deux remarques s’imposent. Premièrement, l’autorisation de dissoudre posée par l’article 5 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 est une norme d’habilitation. Elle ne dit pas que le président de la République doit dissoudre chaque fois que la chose apparait souhaitable ou dans telle et telle circonstance déterminée. Le texte dit seulement qu’il peut le faire. Par conséquent en ne dissolvant pas, on ne contrevient pas aux lois constitutionnelles et on ne crée aucun précédent : peut-être n’y a-t-il tout simplement pas eu lieu de le faire. Deuxièmement, le même article subordonne la dissolution à l’avis conforme du Sénat. Or, à partir du moment où une majorité républicaine s’est installée dans la seconde chambre, il est devenu évident que le Sénat ne donnerait jamais son autorisation, pour des raisons corporatives – une assemblée est peu portée à considérer d’un bon œil la dissolution d’une autre – mais surtout par solidarité idéologique. Dès lors la dissolution était impossible juridiquement, mais cette impossibilité découlait du texte et pas d’un quelconque droit non écrit. On peut d’ailleurs observer qu’en 1934, après le 6 février, Gaston Doumergue envisagea de dissoudre la Chambre afin que le pays puisse s’exprimer sur la crise qui secouait le régime. La première émotion passée, la majorité des partis et des sénateurs manifestèrent leur hostilité à ce projet, qui ressemblait trop à « l’appel au peuple » réclamé par les divers opposants à la IIIème République. Mais Doumergue aurait-il pu seulement envisager la chose si elle avait été prohibée par une norme non écrite ? Qu’il l’ait fait après 57 ans de désuétude montre que la rhétorique de la coutume ne saurait l’emporter sur la persistance du texte – dès lors que les circonstances s’y prêtent, que des hommes sont disposés à en assumer le risque politique et que les conditions juridiques expresses en sont réunies. Si l’on renonce aux majestueux drapés de la rhétorique pour en revenir à une vision analytique du problème, la « Constitution Grévy » se dissout au fur et à mesure que s’affine l’analyse : c’est un mirage.

On ne saurait toutefois généraliser. Car la supposée « Constitution Grévy » n’exemplifie qu’un cas de figure parmi ceux au sujet desquels on évoque le droit constitutionnel coutumier. Il s’agit du cas de la prohibition coutumière d’un acte qui faisait l’objet d’une permission écrite. Dans cette hypothèse, la notion de norme non écrite parait se heurter aux objections que l’on vient d’évoquer, qui paraissent dirimantes. Mais il faudrait examiner l’obligation coutumière d’un acte simplement permis par une norme écrite, l’interprétation coutumière d’une norme écrite ambiguë, la création d’une interdiction ou d’une obligation coutumière apparues sans textes, etc. Rien ne garantit en effet qu’une étude approfondie de ces diverses hypothèses confirmerait l’unité supposée de la catégorie du droit constitutionnel non écrit : peut-être n’est-elle qu’un mirage linguistique, ou ne présente-t-elle qu’une unité négative. C’est seulement au terme d’une analyse systématique que l’on pourrait déterminer si tous les cas de figure appellent un traitement identique et si certains autres, voire tous, relèvent, comme la « Constitution Grévy », du rasoir d’Occam.

Il faudrait enfin se demander si l’existence d’un juge constitutionnel serait de nature à modifier la conclusion. Un juge susceptible d’être consulté sur un tel sujet ne pourrait-il pas constater ou établir l’obsolescence ou l’émergence d’une norme ? La question mérite d’être posée, mais elle ramène à un point examiné précédemment : sur la base de quelle norme pourrait-on apprécier la licéité d’une dissolution ? Est-ce un hasard si la possibilité d’un droit constitutionnel non écrit est très généralement évoquée dans un contexte où n’intervient aucun juge ?

Pour esquisser une réponse à cette question, il est sans doute nécessaire de reprendre le problème à un niveau plus fondamental. Il convient en effet d’observer que le droit constitutionnel coutumier suppose la notion de règle. Quand y a-t-il règle ? Au sens le plus général, l’affirmation d’une règle suppose la confrontation de deux phénomènes appartenant à des catégories distinctes : un principe préexistant exprimé ou exprimable par le langage et un fait qui contredit ou parait contredire le principe. (Un fait conforme au principe ne prouve rien, sauf si l’on peut établir que cette conformité est déterminée directement et uniquement par le principe.) En cas de désaccord, le principe sera élevé au rang de règle si le fait particulier est sacrifié (en prenant ce terme dans un sens très général) au maintien du principe. Par exemple, si j’ai deux sacs qui contiennent chacun deux billes et que je réunisse leur contenu, je dois trouver quatre billes en application du principe 2 + 2 = 4. Si d’aventure j’en trouve cinq, je sacrifierai le fait en disant que me suis trompé dans mon calcul, qu’une bille supplémentaire a été subrepticement ajoutée au tas ou que j’ai été victime d’une hallucination, mais je ne rejetterai pas le principe général de l’addition des nombres entiers à un chiffre. Celui-ci présente bien le caractère d’une règle.

Une version faible de la même procédure peut être trouvée dans la rhétorique de l’exception. Si l’application d’un principe doit produire théoriquement un résultat et qu’un autre apparait, je peux qualifier celui-ci d’exception. S’il y a exception, c’est en effet que le principe n’est pas faux, qu’il demeure une règle : on doit seulement conclure qu’il ne s’applique pas à certains cas. En ce sens, l’adage exceptio probat regulam est donc à prendre au pied de la lettre.

Cette notion de règle parait nécessaire à l’idée de droit constitutionnel non écrit parce que ce droit est un droit sans juge ou un droit sans norme. Sans juge parce que la plupart du temps, comme on l’a vu plus haut, il se manifeste dans des domaines où l’intervention d’un juge est exclue. Sans norme parce que, même si l’on fait l’hypothèse de l’intervention d’un juge, celui-ci ne pourra prendre que des décisions au coup par coup, qui ne peuvent être déduites d’une norme et dont on ne peut déduire une norme – autrement dit des décisions politiques. Mais la notion de règle est plus générale que la notion de normes, qui en est un cas particulier. La règle, en effet, ne suppose pas l’existence d’un juge, si l’on entend par là une autorité seule habilitée à déterminer la manière d’appliquer une règle générale à un cas particulier. La règle morale, la règle grammaticale, la règle scientifique fonctionnent sans lui. La conscience des acteurs est présumée suffire à tirer les conséquences de ces règles et donc à déterminer si l’on se trouve effectivement en présence de celles-ci.

Le fait que le droit constitutionnel non écrit fonctionne sur la base de règles et non de normes permet de rendre compte de ses principaux caractères. Il explique que son contenu fasse l’objet soit d’un consensus général, soit de controverses sans fin mais jamais d’un débat suivi d’une décision rationnellement fondée. Il explique l’opacité et l’ambiguïté des phénomènes, puisque le critère décisif de leur existence – l’opinio juris – est situé dans les consciences individuelles, inaccessibles par définition. Il explique aussi pourquoi la coutume peut être utilisée comme argument rhétorique aussi bien pour valider un comportement conforme à l’habitude que pour en inaugurer un complètement inédit : l’acteur du jeu constitutionnel qui est en mesure de le poser en vertu d’un rapport de forces favorable déclare qu’il inaugure une coutume nouvelle.

Jean-Marie Denquin est Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Il a publié notamment 1958 : la genèse de la Ve République, PUF, 1988 ; La monarchie aléatoire, PUF, 2001 ; La politique et le langage, Michel Houdiard, 2007 ; et plusieurs articles dans Jus politicum.