Exposition des principes dans la création du Comité de Salut public par Bertrand Barère, Séance du 5 avril 1793


Exposition de mes principes dans la création du Comité de salut public.

(Séance du 5 avril 1793, à la Convention.), in Barère Bertrand, Mémoires, Bruxelles, 1842, pp. 285-292.

Exposition de mes principes dans la création du Comité de salut public.

(Séance du 5 avril 1793, à la Convention.)

J'ai voué une haine implacable à toute espèce de tyrannie ; et ce n'est pas moi qui viendrais à cette tribune défendre des mesures qui pourraient n'avoir que de la tendance à une dictature quelconque ; mais il suffit de nous entendre de bonne foi et de ne pas nous donner des terreurs imaginaires, pour pouvoir convenir de l'organisation d'un bon Comité de salut public.

Celui que vous avez organisé en dernier lieu (le Comité de défense générale) ne peut pas travailler efficacement au salut de la patrie; il est composé de trop de membres, de vingt-cinq. Il s'arrête, s'embarrasse, et se paralyse par la manie délibérative et par le nombre des délibérants.

Ce Comité était public, et le secret est l'âme des affaires de gouvernement. C'est, en effet, un grand moyen pour nos ennemis, que cette publicité de nos mesures; car nos conspirateurs savent nos projets et nos moyens de défense avant qu'ils soient décrétés. Ce Comité a toujours dans le lieu de ses séances près de deux cents membres de la Convention. La délibération s'y perpétue souvent sans ordre, et nous faisons comme les Athéniens, quand Philippe était à leurs portes, nous délibérons beaucoup et nous agissons peu. C'est un club, ou une nouvelle Assemblée nationale. Ce n'est plus là l'objet de votre institution. Ce n'est plus un Comité actif et prenant promptement des mesures de sûreté générale. Ce Comité, tel qu'il est, a été une suite de transactions entre les partis fortement prononcés; vous avez formé le congrès des passions, il fallait faire celui des lumières. Ce Comité, par suite de son organisation vicieuse, par sa composition d'éléments incompatibles, par sa publicité dangereuse, par sa délibération trop lente, ne peut qu'entraver et laisser périr la république. On dirait, à entendre les objections éternelles de ces politiques ombrageux et timides qui s'opposent à la formation d'un nouveau Comité, qu'il s'agit d'un corps à constituer, ou d'une autorité spéciale ou d'un conseil national. Cependant, il ne s'agit que d'un Comité de la Convention. Il ne s'agit que de confirmer ou d'améliorer ce qui existe déjà, et de rendre utile un instrument de défense publique.

Dans tous les pays, on a senti la nécessité d'avoir momentanément, dans des temps de révolution et de conjurations contre la patrie, des autorités dictatoriales et des pouvoirs consulaires, pour que la liberté publique ne souffrit pas de dommages[1]. Ce n'est pas que je veuille vous proposer de telles autorités; elles ne conviennent pas à des peuples libres, et encore moins dans un temps où des ambitieux et des scélérats peuvent abuser de tout et égarer le people.... J'observerai qu'à Rome le peuple disputait au sénat toutes les branches de la puissance législative, parce qu'il était jaloux de sa liberté; mais il ne lui disputa jamais les branches de la puissance exécutive, parce qu'il était jaloux de sa gloire et de sa sûreté.

Or, ici il ne s'agit ni de transporter ni de déléguer au Comité de salut public aucune branche de la puissance législative. Qu'avez-vous à craindre d'un comité toujours responsable à la Convention nationale, toujours surveillé par tous ses membres, ne faisant aucune espèce de lois, ne faisant que surveiller le conseil exécutif, ne faisant que presser l'action de l'administration intérieure, ne faisant que suspendre les arrêtés pris par les ministres en les dénonçant aussitôt à la Convention elle-même ? Qu'avez-vous à craindre d'un Comité de salut public de qui la Trésorerie nationale est entièrement indépendante, et qui ne peut agir sur la liberté civile, mais seulement sur les agents publics qui pourraient être suspects ou impliqués dans quelque conspiration ? Qu'avez-vous à craindre d'un Comité établi pour un mois et réglé dans toute sa marche par le registre et la signature de ses délibérations? Qu'avez-vous à redouter d'un Comité sur lequel tous les regards sont portés, toutes les espérances réunies et toutes les défiances agglomérées ?

Citoyens, nous environnerons-nous toujours de terreurs et de chimères ? La peur de la tyrannie amène à sa suite la tyrannie même. Voyons nos ennemis tels qu'ils sont, et combattons-les. Nos plus grands ennemis sont les calomniateurs et les dénonciateurs sans preuves. Nos plus grands ennemis sont nos excessives défiances. Sans doute, dans les trahisons qui nous cernent, dans les crimes antinationaux qui nous affligent, la défiance est excusable; mais, portée à l'excès, elle devient une arme en faveur des ennemis publics.

Si vous voulez avoir un bon Comité de salut public, choisissez de bonne foi ceux à qui vous croyez de la probité et des moyens; et après leur élection environnez-les de confiance; appuyez-les de votre opinion, défendez-les contre les calomniateurs habituels, qui sont les plus cruels ennemis de la Convention et les véritables conspirateurs qui servent Dumouriez. - L'opinion a fait la révolution de la liberté; l'opinion seule peut donner de l'activité et du nerf au conseil exécutif et au Comité de salut public. Bornez ce Comité à la surveillance des ministres, à la délibération des mesures de salut public, et à la reddition de compte de l'état de la république à certaines époques. -Environnez aussi d'opinion les ministres trop découragés, qui sont accablés de la crainte de la responsabilité et d'un fardeau bien lourd dans les circonstances révolutionnaires qui se renouvellent encore devant nous au moment où nous croyons voir le port. Mais exercez aussi une surveillance active et impartiale sur tous les fonctionnaires publics, dépositaires du salut de tous.

On parle sans cesse de dictature ! Je n'en connais qu'une qui soit légitime, qui soit nécessaire, et que la nation ait voulue : c'est la Convention nationale.

C'est pour vous que la nation exerce la dictature sur elle-même. Et je crois fermement que c'est la seule dictature que des bommes libres et éclairés puissent supporter...

Vous vous effrayez d'une ombre de dictature, tandis que vous aves confié au Comité de surveillance, à cause des trahisons et des conspirateurs, le droit terrible de lancer des mandats d'arrêt et d'amener contre les citoyens[2].

Les grands enfants de la révolution crient à la dictature, tandis qu'ils ont concouru à la nomination de ces commissaires envoyés dans les départements avec l'effrayante autorité de déporter les ennemis de la liberté et de l'égalité.

Vous parlez de dictature ! Parlez donc aussi de cette dictature, de toutes la plus effrayante par ses progrès rapides, la dictature de la calomnie. C'est celle-là, qui parcourant tous les rangs de la société et tous les bancs de la Convention nationale, verse partout ses poisons, et devient ainsi le plus dangereux auxiliaire des puissances coalisées contre nous. Voilà la dictature que je vous dénonce, et qui écrasera tout si vous n'y prenez garde…

Après les réflexions générales, je résume ainsi mon opinion :

Un comité sans pouvoir sur la liberté civile, délibérant sans publicité, sans action sur les finances, sans pouvoir indépendant de l'Assemblée nationale, exerçant une simple surveillance, délibérant dans des cas urgents des mesures de salut public dont il rend compte à la Convention, pressant l'action du conseil exécutif, dénonçant à l'Assemblée les agents publics suspects ou infidèles, et suspendant provisoirement les arrêtés du conseil exécutif quand ils paraîtront contraires au bien public, à la charge d'en rendre compte dans le jour à la Convention nationale…

Mais, en finissant, je dois déclarer que je regarde ceux qui se consacreront aux travaux de ce comité dans les terribles circonstances où nous sommes, comme de nouveaux Curtius se dévouant pour leur pays; car, avec les passions qui nous agitent, avec les méfiances hideuses qui nous assiègent, avec le génie malveillant qui nous poursuit depuis quelque temps il est impossible de s'occuper de la chose publique sans refaire tous les jours son courage et sans faire le sacrifice de son existence.