14 janvier 1879 - Journal officiel du 15 janvier 1879


Journaux officiels aimablement prêtés par la Bibliothèque de l'Hôtel de Ville de Paris

Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

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PRÉSIDENCE DE M. GAULTHIER DE RUMILLY, DOYEN D'AGE

La séance est ouverte à deux heures vingt-cinq minutes.

M. le président. Aux termes de l'article 1er de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, le Sénat et la Chambre des députés doivent se réunir chaque année le second mardi de janvier.

En conséquence, je déclare ouverte la session du Sénat pour 1879.

J'invite les plus jeunes sénateurs présents à venir prendre place au bureau pour remplir les fonctions de secrétaires jusqu'à l'élection du bureau définitif, conformément à l'article 1er du règlement.

D'après les renseignements parvenus jusqu’a ce moment à la présidence, ce sont MM. Cuvinot, Dutilleul, Honnoré, Lebastard, Baragnon, Lacave-Laplagne ; viendrait ensuite M. Vissaguet.

(MM, Cuvinot, Dutilleul, Honnoré, Lebastard, Lacave-Laplagne et Vissaguet prennent place au bureau.)

M. le président. « Messieurs les sénateurs et chers collègues, c'est un grand honneur pour moi, grâce à votre bienveillance habituelle pour mon grand âge et les rudes épreuves d'une carrière politique de soixante années, de pouvoir encore aujourd'hui, à l'ouverture de cette importante session, présider pour la quatrième fois le Sénat après son renouvellement.

« Cette bienveillance m'est encore nécessaire aujourd'hui que les élections récentes ont modifié profondément la composition du Sénat. (Mouvement.)

« La Constitution a institué ce grand corps politique pour prendre part au pouvoir législatif, et pour maintenir l'harmonie entre les pouvoirs publics.

« La France, avec calme mais avec résolution, vient de consacrer l'application complète de ce pouvoir tutélaire aux institutions républicaines. (Vive approbation à gauche.)

« Honneur à la sagesse et au bon sens des électeurs sénatoriaux, qui, pénétrés de l'étendue de leurs droits et de leurs devoirs, ont choisi des citoyens éclairés, modérés et fermes dans leurs convictions, et qui seront fidèles à la ligne politique qu'ils ont déclaré vouloir suivre en entrant au Sénat! (Très-bien sur les mêmes bancs.)

« Soyez donc les bienvenus parmi nous, chers collègues, honorables élus du 5 janvier, qui apportez une nouvelle vie, une nouvelle force au Sénat par votre sympathique concours !

« Le Sénat est institué pour modérer, mais non pour entraver ; il ne saurait devenir un instrument de combat, ni une arme de parti, mais il doit être le modérateur des pouvoirs publics et le gardien vigilant des institutions républicaines. (Très-bien !)

« C'est en vain qu'on a cherché à effrayer les électeurs en leur prédisant que si le renouvellement du Sénat n'amenait pas une majorité de résistance à l'invasion d'une majorité violente dans la Chambre des députés, la France était menacée du déchaînement de tous les maux politiques.

« Cette fantasmagorie de prédictions menaçantes s'est évanouie devant la vérité des faits, devant le bon sens des électeurs, devant la volonté de la nation.

« Au lieu de détruire, la République veut conserver ce qui est établi par nos lois civiles et par nos mœurs. Elle entend conserver les principes de l'égalité de tous les citoyens devant la loi, la liberté d'écrire et de penser en respectant le gouvernement établi, la liberté des cultes réglée par les lois et par toutes les lois ; les éléments indestructibles de nos codes, de notre vie publique et privée, les résultats bienfaisants de la division et du respect de la propriété, garanties fondamentales de notre état social, et au-dessus de ces institutions, l'unité du Gouvernement de la France par la France. (Vive adhésion.)

« Quand donc on accuse la République de créer le péril social, c'est la nation qui gouverne depuis l'avènement constitutionnel au gouvernement républicain, c'est la nation conservatrice de ses propres intérêts qu'on vient accuser. (Très-bien !)

« La France jetée soudainement, contre son gré, contre tous ses intérêts dans une guerre entreprise sans raison, sans prévoyance, a su du moins, au milieu de désastres inouïs dans son histoire, sauver ce qu'elle a toujours eu de plus cher, son honneur, par le suprême effort de son patriotique courage.

« Mais, résolue par l'expérience même de ses malheurs à ne plus confier ses destinées au gouvernement personnel, elle a voulu se gouverner elle-même, et cette noble blessée, cruellement mutilée, a su pendant sept années se relever, reprendre sa vitalité, rehausser son crédit, réorganiser son armée, après avoir payé une rançon fabuleuse de milliards. (Nouvelle approbation à gauche.)

« Lentement, mais sûrement, pied à pied, luttant contre tous les obstacles, contre tous les efforts des partis, la nation a su conquérir une constitution républicaine.

« C'est cette indomptable volonté, manifestée par toutes les élections successives jusqu'à ce jour, qui a enfin amené des majorités dans la Chambre des députés et dans le Sénat. (Très-bien ! très-bien ! sur les mêmes bancs.)

« Et si l'on compare les événements des deux années qui viennent de s'écouler, on peut juger les résultats de ce triomphe pacifique: en 1877, un ministère qui avait la confiance de la France et la majorité dans la Chambre des députés est changé tout d'un coup. La Chambre des députés est dissoute, un nouveau ministère est installé, un bouleversement politique compromet tous les intérêts, une crise violente arrête l'essor que la France s'apprêtait à reprendre, l'inquiétude et l'anxiété s'emparent de tous les esprits. Tous les efforts sont employés pour égarer le suffrage universel; mais la France résiste avec fermeté et résolution, et le scrutin du 14 octobre proclame l'élection d'une majorité compacte contre le ministère du 16 mai. Cependant la violence des partis menace encore, lorsque, enfin, le 14 décembre, un ministère nouveau, formé d'après les aspirations de la France, vient mettre un terme à cette longue et pénible crise.

« De ce jour, le calme et la sécurité renaissent : un nouvel horizon politique apparaît avec l'année 1878, et cette année qui vient de s'écouler est, à la différence de la précédente, l'une des plus calmes et des plus heureuses des huit années passées. (Oui ! oui ! à gauche.)

« Le succès glorieux de l'Exposition universelle devient l'honneur de la France, qui voit toutes les nations, comme les princes et les représentants de toutes les puissances, s'empresser de prendre part à cette fête universelle de la paix et du travail. (Très-bien ! sur les mêmes bancs.)

« Grâce à l'intelligence et au zèle persévérant des éminents organisateurs de cette œuvre colossale, comme à leurs plus modestes coopérateurs, cette mission si diverse, si difficile, a pu mériter les suffrages lu monde entier, et ce n'a pas été le moindre sujet d'admiration, pour les millions de visiteurs étrangers attirés par le spectacle des merveilles de l'industrie, que de voir la France calme et devenue sage par ses malheurs, en possession d'elle-même, reprenant toute sa vitalité après tant de désastres, après sept années passées dans le recueillement et le travail.

« A l'extérieur, la France, dignement représentée au Congrès de Berlin, est restée libre d'engagement, et a su maintenir sa neutralité en travaillant au rétablissement de la paix

« Elle a de plus exercé l'influence qui appartient à une grande nation lorsque sa voix est impartiale et désintéressée.

« Car quand un pays se montre loyal, ennemi de la violence, de la propagande et des conquêtes, quand on le sait fort, qu'on le voit calme dans sa force, on peut trouver le désintéressement nouveau, mais on l'estime parce qu'on sait que ce désintéressement n'est pas une faiblesse, mais un principe de noble et haute politique.

« La direction des affaires publiques est confiée à un ministère honnête et habile, car aujourd’hui chez un peuple libre l'habileté est toute dans l'honnêteté.

« Aussi le ministère a son appui dans l'opinion publique légalement représentée par le suffrage universel : son influence légitime repose sur la confiance qu'il inspire par sa loyauté, et sur sa haute intelligence pour satisfaire les besoins et les intérêts du pays. (Très-bien ! à gauche.)

« Cette nouvelle et importante session s'ouvre donc sous d'heureux auspices.

« Rendons la féconde en marchant dans la voie que nous trace la France.

« Car l'inertie ne serait pas la prudence et l'immobilité ne serait pas la sagesse.

« La France, avec calme, avec résolution, a dignement vaincu tous les obstacles et a su conquérir pacifiquement l'établissement du gouvernement républicain. (Approbation à gauche.)

« Aujourd'hui, elle a le droit de réclamer la réalité de ce gouvernement et de le mettre en pratique, en établissant l'harmonie de l'administration et des lois les plus nécessaires avec des institutions républicaines.

« Songeons aux nécessités du présent et préparons la stabilité de l'avenir.

« Les gouvernements qui durent sont ceux qui satisfont les besoins et les intérêts intellectuels et matériels d'une nation.

« Répandons les lumières de l'instruction publique dans toutes nos villes comme dans tous nos villages : formons de bons citoyens éclairés sur leurs devoirs comme sur leurs droits, car la patrie veut créer, dans l'intérêt national, des hommes utiles, capables de l'honorer par leurs talents, et en même temps des hommes de cœur pour la défendre.

« Maintenons notre crédit au degré élevé où il est parvenu; complétons l'organisation de notre jeune et brave armée; ouvrons à l'agriculture et à l'industrie des voies nouvelles de communication qui augmenteront la richesse publique et privée par l'établissement de chemins de fer et de canaux.

« Réunissons donc, mes chers collègues, en un faisceau patriotique toutes les forces vives des pouvoirs publics, qui doivent se prêter par leur concorde un mutuel appui.

« C'est ainsi que le Sénat, renouvelé par l'union intime des délégués des villes et des campagnes désormais assurée sous le drapeau de la République, le Sénat, désigné à juste titre comme le grand conseil des communes, saura remplir sa haute mission et prouvera par ses actes, son dévouement à la patrie. (Très-bien ! très-bien ! — Marques très vives d'approbation à gauche.)

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PRÉSIDENCE DE M. DESSEAUX, DOYEN D'AGE

 

La séance est ouverte à deux heures et demie.

M. le président. Aux termes de l'article 1er de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, je déclare ouverte la session ordinaire de la Chambre des députés pour l'année 1879. J'invite les six plus jeunes membres de la Chambre présents à venir siéger au bureau pour y remplir les fonctions de secrétaires provisoires.

(L'appel des noms des plus jeunes députés est fait par un huissier.)

Sont successivement appelés :

MM.

Jules André, âgé de 26 ans.

Louis Le Provost de Launay, âgé de 28 ans.

René Eschassériaux, âgé de 28 ans.

Louis Janvier de La Motte, âgé de 29 ans.

Marcellin Pellet, âgé de 29 ans.

de Loqueyssie, âgé de 30 ans.

comte de Breteuil, âgé de 30 ans.

Louis Roy de Roulay, âgé de 30 ans.

de La Porte, âgé de 30 ans.

Thomson, âgé de 30 ans.

Sarlande, âgé de 31 ans.

Carnille Sée, âgé de 31 ans.

MM. Louis Le Provost de Launay, René Eschassériaux, Louis Janvier de La Motte, Marcellin Pellet, Sarlande et Camille Sée, répondent à l'appel de leur nom et prennent place au bureau.

M. le président. Le bureau provisoire de la Chambre des députés est constitué.

Messieurs, pour la troisième fois j'ai l'honneur de présider la première séance de nos sessions.

En 1877, je constatais l'échec que les élections générales venaient d'infliger à la tentative réactionnaire du 16 mai, Aujourd'hui, le succès éclatant des élections sénatoriales confirmant et complétant le verdict du suffrage universel, permet d'affirmer que la République repose désormais sur des bases indestructibles. (Applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

M. le baron Dufour. L'avenir prouvera cela ! (Rumeurs)

M. le président. Pour tous ceux qui cèdent aux inspirations de leur patriotisme, et qui savent résister aux entraînements de l'esprit de parti, le moment n'est-il pas venu de se rallier franchement aux institutions qui nous régissent? (Très-bien! très-bien! à gauche et au centre.)

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Qui les retiendrait ? la crainte du blâme qui peut atteindre ceux qui renient des opinions longtemps et hautement manifestées ? Ils ont, pour se rassurer, de nombreux exemples. (Rires sur divers bancs.)

M Janvier de la Motte (Eure), ironiquement. Oui! oui! très-bien !

M. le président. Combien d'hommes politiques qui, pendant une grande partie de leur carrière, avaient exprimé leur préférence pour la monarchie, et qui, en définitive, ont reconnu la nécessité de se soumettre à la volonté nationale ! (Très-bien ! très-bien ! à gauche et au centre.)

M. le baron Dufour. Vous ne l'avez pas consultée, la volonté nationale ! (Exclamations ironiques à gauche et au centre.) Certainement vous n'avez pas consulté la nation, et vous n'oserez pas le faire !

A gauche. Allons donc ! allons donc !

M. le président. Leur situation s'est-elle amoindrie par ce changement d'attitude? Loin de là, le jour où leur adhésion au principe du Gouvernement n'a plus été douteux, ils ont vu s'accroître et leur considération et l'autorité de leur parole.

C'est à cette condition d'une acceptation loyale de la Constitution républicaine que l'apaisement pourra se faire et que la concorde viendra mettre un terme à ces polémiques passionnées, à ces luttes ardentes qui, depuis trop longtemps, affligent, et troublent notre pays. (Marques nombreuses d'adhésion.) Considérez, messieurs, quelle influence prépondérante exercerait sur nos relations extérieures l'accord de tous les bons citoyens sur la forme du Gouvernement. Les peuples unis au dedans sont toujours forts au dehors. (Très-bien ! très-bien !)

Certes, malgré nos désastres, nous avons eu la consolation de conserver les sympathies des nations étrangères; elles nous ont facilité par leur concours la libération de notre territoire. Plus récemment, elles nous ont conviés à ce Congrès de Berlin, où, malgré la réserve imposée à notre diplomatie, nous avons été dignement représentés. Tous les peuples ont mis une sorte d'émulation à contribuer aux splendeurs de notre Exposition. De nombreux visiteurs ont pu apprécier par eux-mêmes les efforts que nous avions faits pour réparer les ruines du passé, et constater qu'ils n'avaient pas été stériles. (Très-bien !) Ce relèvement de la nation, si heureusement commencé, il faut l'accomplir par une politique libérale, modérée, clémente, généreuse pour les fautes et les égarements de tous les partis. (Très-bien ! très-bien !)

Que demande le pays? Le calme, le travail. Et qu'attend-il de nous? Des réformes économiques utiles. Il en est d'urgentes. Telle est celle de nos tarifs douaniers. Pour produire des résultats utiles, il faut qu'elle puisse concilier le principe de la liberté commerciale avec la nécessité d'une protection suffisante, efficace, accordée à toutes nos industries. Tel est encore le vaste programme des travaux publics dû à l'initiative du Gouvernement et dont nous devons faciliter l'exécution, tout en sauvegardant l'équilibre de nos finances.

Nous devons aussi nous préoccuper de l'avenir de nos jeunes générations. Il faut que l'instruction, mise à la portée de tous, soit imposée à tous, et qu'une éducation virile, patriotique, forme des citoyens dévoués au pays et à la République. (Très-bien ! très-bien ! à gauche et au centre.)

C'est en marchant d'un pas ferme dans cette voie du progrès pacifique, que nous parviendrons à rendre à la France une prospérité durable et à lui assurer une gloire plus pure et plus enviable que celle qui ne s'acquiert que par les souffrances, la misère et le deuil des populations. (Vifs applaudissements à gauche et au centre.)