Discours de Vichy - 29 septembre 1962


Discours de Vichy

29 septembre 1962

59e CONGRES DU PARTI RADICAL SOCIALISTE VICHY, 27 AU 30 SEPTEMBRE 1962

 

Intervention de Monsieur Gaston Monnerville,

Président du Sénat.

Mes chers Amis,

Vous n'attendez pas sans doute de moi un discours, mais une prise de position. (Vifs applaudissements.) C'est cela que je viens faire à cette tribune.

Vous avez entendu ce matin votre rapporteur. Vous l'avez suivi avec une sorte de religion dans le silence. Nous avons senti qu'aujourd'hui les Républicains et Républicaines que vous êtes prenaient conscience d'un danger pour la République et se montraient décidés à y faire face. (Applaudissements.)

A la tentative de plébiscite qui est en train de se développer je réponds personnellement: non (très vifs applaudissements).

Je ne vous ferai pas de longs développements, car, ce matin et cet après-midi, au cours de cette longue et édifiante et parfois émouvante séance de ce Congrès, toutes les raisons de répondre ainsi vous ont été présentées.

Permettez-moi cependant de me souvenir qu'au-delà du radical les circonstances font de moi l'un des hommes qui ont des responsabilités dans notre République. Je les ai, pour l'instant, pour 48 heures encore ; si mardi prochain la confiance de mes collègues au Sénat me replace au fauteuil présidentiel, mes responsabilités actuelles s'en trouveront accrues, car je pense que le Sénat donnera à ses suffrages la signification que je mets dans mes propos d'aujourd'hui.

Je réponds non, pourquoi? Parce qu'il y a une violation délibérée, réfléchie, de la, constitution de la République. (Vifs applaudissements.)

Permettez-moi d'ajouter que le gardien de notre Constitution est le chef de l'État, qu'il en est le premier gardien. Ce qui lui donne encore plus de responsabilités qu'à certains autres.

Mais il y a d'autres gardiens de la Constitution; celle-ci le dit elle-même. Il y a le Premier Ministre. Nous en parlerons tout à l'heure. Il y a le Président du Sénat et le Président de l'Assemblée Nationale. La Constitution dit que ces quatre personnalités ont le pouvoir et la responsabilité de saisir le Conseil Constitutionnel de la conformité à la Constitution de toute loi adoptée qui leur apparaîtrait contraire à la Constitution.

Vous comprendrez par conséquent quelle gravité je veux mettre dans mes propos.

J'ai conscience qu'ayant parlé bien souvent depuis que j'ai l'âge d'homme de la République et des devoirs que nous avons vis-à-vis d'elle, je manquerais aux miens si, aujourd'hui, je ne prenais pas cette position. (Vifs applaudissements.)

On vous dit : tout cela, c'est querelle de juriste, c'est du juridisme sans intérêt. On réduit un peu au rang de Bridoison tous ceux qui veulent défendre la Constitution Française. C'est un .procédé; mais ce n'est pas une procédure. Dire que ce n.'est que du juridisme, quand il s'agit de défendre 1loi des lois, la loi suprême, celle qui contient les garanties des droits des citoyens, celle qui contient les garanties des libertés républicaines, c'est vraiment faire bon marché du texte qui régit notre pays.

J'ai remarqué que pas un juriste – je dis : un – n'approuve le procédé employé. Et j'ajoute que tous, au contraire, le condamnent. Est-ce du juridisme, quand tous les juristes d'un pays, pays de droit écrit comme la France, pays légaliste comme la France, se lèvent pour dire : vous violez la loi des lois; ce que vous faites est impie.

J'observe aussi que c'est délibérément que cette violation a lieu.

Oh! Je ne vous cache pas que je suis infiniment navré d'être obligé, à chaque moment, de mettre en cause le chef de l'État. Il ne s'agit pas de sa personne, il s'agit de ses fonctions. Et je répète que je serais indigne des miennes si je ne le faisais pas. (Applaudissements.)

J'ai noté, et vous l'avez observé, qu'à la télévision, le Président de la République Française a dit qu'il avait décidé, et seul, de procéder à la modification de la Constitution. Ce qui constitue déjà une violation de celle-ci.

Au Conseil des Ministres, vous l'avez lu et entendu comme moi, il a dit à ses ministres: « C'est à prendre ou à laisser, "sic volo et sic jubeo"... Si vous ne voulez pas, retirez-vous, donnez votre démission. »

Et cela Mesdames et Messieurs, avant même que le gouvernement ait pensé à demander cette révision.

Je dis cela pourquoi? Parce que, précisément, la Constitution dit que la révision de la Constitution française ne peut avoir lieu qu'à l'initiative du Président de la République sur proposition du Premier Ministre, vous entendez bien : sur proposition du Premier Ministre, ou à l'initiative des Assemblées du Parlement.

Or avant la décision du Président de la République il n'y a eu ni proposition du Premier Ministre ni initiative des Assemblées.

Ce n'est pas seulement un texte qu'on viole dans ce cas-là, c'est tout un système politique. On instaure ainsi vraiment, lentement peut-être, par touches successives, un système qui tend au pouvoir personnel.

... J'ai été bien triste, je ne vous le cache pas, lorsque, ayant lu dans la presse que le chef de l'État avait ainsi parlé à ses ministres, je n'ai pas entendu la radio mentionner une heure après la démission collective du ministère. (Bravos, applaudissements.)

Qu'on me permette de rappeler également qu'il n'est pas un chef d'État, sauf Mac-Mahon, qui ait parlé ainsi aux membres du gouvernement de la France car c'est le gouvernement de la France et c'est pour cela que j'ai eu quelque tristesse à le constater.

Eh bien, tout cela, c'est déjà le viol flagrant de la Constitution. Mais il y a pire. Le chef de l'État non seulement a dit qu'il allait modifier la Constitution de sa propre autorité, mais il a choisi la procédure qui lui convenait.

...Je ne ferai pas de juridisme, mais il est de mon devoir de vous dire qu'il n'avait pas le droit de choisir cette procédure.

Permettez-moi de rappeler que le fameux article 11, en vertu duquel le référendum est envisagé, ne vise que le domaine législatif et pas le domaine constitutionnel.

Et que l'article, le seul dans toute la Constitution qui vise, qui prévoit, qui réglemente cette révision constitutionnelle, l'article 89, est précisément celui qui est le mieux conçu, peut-être même le mieux rédigé, le plus méthodique et le plus clair dans la Constitution. Il est formel: il faut l'appliquer pour qu'une révision constitutionnelle puisse avoir lieu. Ces dispositions, les voici :

Que ce soit à l'initiative du Président de la République mais sur proposition du Premier Ministre, que ce soit à l'initiative d'une ou l'autre des deux chambres du Parlement, ce projet ou cette proposition doit venir en débat devant le Parlement.

En prenant donc la procédure arbitraire, je dis bien arbitraire, de l'article 11 en matière constitutionnelle, on veut simplement se passer du Parlement, c'est-à-dire de la représentation nationale; peut-être parce qu'on pense que le Parlement ne voterait pas le texte proposé, mais surtout pour montrer une fois de plus le cas qu'on fait de ces « intermédiaires » que la Grèce et Rome portaient si haut, ainsi qu'on vous le disait tout à l'heure, et dont on parle aujourd'hui avec condescendance, voire avec mépris.

C'est la volonté de passer par-dessus la représentation nationale qui fait que l'article 89 est laissé de côté et que l'article 11, qui n'a rien à voir en matière constitutionnelle, est invoqué.

On nous a dit – car nous avons tout de même posé des questions à certains – : si nous avions utilisé l'article 89, c'est le Parlement qui devrait se prononcer et ce serait trop long.

Or, l'article 89 est dans cette Constitution qui a été votée par référendum, par le pays tout entier. C'est lui qui prévoit la procédure de révision constitutionnelle. Le pays l'a voté et l'a voulu. Je vous le répète, l'article 89 est le plus précis, le plus méthodique et j'ose le dire, le mieux pensé de cette Constitution.

Tout cela est fallacieux. L'aveu nous a été fait qu'au fond on veut établir la démocratie directe. Je n'ai pas besoin de vous dire que je pense de cette démocratie directe exactement ce qui vous en a été dit tout à l'heure. Il est enfantin de croire qu'après des siècles et des siècles de vie politique un pays comme la France, surtout une démocratie politique comme la France, voudrait aller à la démocratie directe. A qui fera-t-on croire cela ? Non ! On a voulu violer la Constitution pour faire ce que l'on veut. Eh bien! ce que l'on veut le voici. C'est provoquer le déséquilibre des pouvoirs. La Constitution de 1958 contient l'équilibre des pouvoirs. J'ai engagé les Français à la voter parce qu'elle avait rétabli entre l'exécutif et le législatif ce que nous demandions depuis 1946 et que n'avait .pas réalisé la Constitution de 1946.

Au cours des douze années pendant lesquelles j'ai eu l'honneur de présider le Conseil de la République, j'ai été sollicité à maintes reprises, parce que je combattais pour sa modification et son amélioration, de prendre certaines libertés avec les textes constitutionnels. Je m'y suis toujours résolument refusé, cette Constitution de 1946, que je n'avais pourtant pas votée, étant celle de la République. (Vifs applaudissements.)

Ce qui est grave et c'est cela qui détermine ma position, c'est que cette violation est symptomatique ; elle est symptomatique car elle démontre qu'elle est la marque d'une volonté délibérée, retorse, intelligente, constamment tendue vers le même but, vers le même objet: rompre l'équilibre des pouvoirs dans notre pays au bénéfice du chef de l'État, en instaurant, ce que j'appelle le pouvoir personnel. L'allocution prononcée à la télé• vision la semaine dernière ne laisse, à mon avis, aucun doute là-dessus : il fallait en effet expliquer que c'est le Président de la République qui veut être la clé de voûte de toute l'institution...

Violer la Constitution, c'est porter atteinte à vos droits, citoyens français, c'est porter atteinte à vos libertés. Je voudrais que le peuple de France comprît cela, je sais que mon ambition est grande, mais combien je voudrais être entendu par lui en cet instant.

Il faut qu'il comprenne, ce peuple français, que réviser cette Constitution par le biais de l'article 11 c'est porter atteinte à ses droits et à ses libertés car lorsque les garanties qui lui sont données par la Constitution sont violées il n'y a plus de république. (Tonnerre d'applaudissements.)

Dès lors, mes chers amis, permettre que l'on viole la Constitution c'est permettre tout.

Si par la procédure de l'article 11 le peuple français vote OUI au référendum, retenez bien ce que je vous dis, il lui restera les yeux pour pleurer dans dix-huit mois ou deux ans et il ira chercher la république et la démocratie ailleurs que dans son pays. (Vifs applaudissements.)

Une brèche serait ouverte par ce moyen illégal, par laquelle passerait peu à peu tout le reste.

J'ai beaucoup réfléchi au problème, croyez-le, cette brèche une fois faite vous verriez peu à peu, grâce à ce précédent qui aurait été créé et qu'on appellerait «constitutionnel», vous verriez peu à peu la main portée sur les institutions. Je ne donne pas cher pour ma part de l'avenir ni de l'Assemblée ni du Sénat après cela... ni peut-être de ce que nous appelons les libertés républicaines.

Vous irez lentement, peut-être moins lentement que je ne le crois vers ces destructions et vous verrez peu à peu s'amenuiser comme une peau de chagrin tout ce à quoi vous tenez. Ce n'est pas encore une fois à vous, présents et présentes dans cette salle, que je m'adresse, c'est au peuple français que je crois connaître, qui sait que je l'aime, et que je sais ce que je lui dois. (Applaudissements vifs et prolongés.)

A tout cela je ne peux que dire NON. Il faut s'opposer sans merci à cette entreprise, car notre attitude, elle est légale, elle est constitutionnelle, elle est républicaine, elle est démocratique. (Applaudissements.) Il faut s'y opposer de toutes ses forces, parce que c'est un devoir, un devoir sacré.

Les moyens? Nous sommes en train d'en étudier certains. Voulez-vous me permettre de vous éclairer au moins sur ceux que j'aperçois ?

Il en est un qui appartient au Président du Sénat et qui est précisé dans l'article 61 de la Constitution. Qu'il me soit permis de dire combien j'ai été étonné des erreurs qui ont été dites ou écrites sur les pouvoirs qui appartiennent aux deux Présidents des Assemblées, et de profiter de cette occasion pour mettre les choses au point.

J'ai reçu, vous le supposez bien, beaucoup de correspondance depuis quinze jours. Beaucoup de Français, je le dis avec émotion, m'ont écrit pour me dire : nous comptons sur vous pour faire le barrage, nous savons que vous êtes un républicain, nous savons quel est votre attachement à la France.

Mais beaucoup me donnent, hélas, plus de pouvoirs que je n'en ai. L'article 61, en effet, dit que les Présidents des Assemblées peuvent saisir le Conseil Constitutionnel, non pas de projets de lois déposés, non pas de propositions de lois déposées, mais ils peuvent saisir le Conseil Constitutionnel de la constitutionalité des lois une fois adoptées et avant leur promulgation.

Lorsque en 1958 le Comité Consultatif constitutionnel amis au point la Constitution, j'ai été de ceux qui ont essayé d'obtenir que fût créée une Cour Suprême constitutionnelle. Pourquoi? Parce qu'on aurait pu soumettre à la Cour Suprême constitutionnelle au moment du dépôt d'un projet de loi ou d'une proposition de loi, son texte pour lui demander de se prononcer sur sa constitutionalité avant qu'on en débatte. Ceci n'a pas été accepté. Ce qui existe, je le répète, c'est la possibilité pour les Présidents d'Assemblées de saisir le Conseil constitutionnel après le vote et avant la promulgation de la loi.

Dans un cas comme celui de ce référendum, le vote aura lieu peut-être le 4 novembre. Le résultat étant proclamé, le gouvernement promulgue ensuite au Journal officiel la loi qui par hypothèse est votée. C'est dans ce délai, entre la connaissance des résultats et la promulgation, que les Présidents d'Assemblées peuvent saisir le Conseil constitutionnel.

En ce qui me concerne, si le Sénat me renouvelle sa confiance, à partir du 2 octobre, j'aurai donc la responsabilité de saisir le Conseil constitutionnel entre le vote et la promulgation.

Tels sont mes pouvoirs, je n'en ai pas d'autre constitutionnellement.

Je n'ai pas besoin de vous dire que sur ce plan comme sur d'autres, je mettrai en jeu toutes les responsabilités qui sont miennes. La République pour moi n'est pas un mot, ce n'est pas un vocable, c'est une réalité, une réalité impérieuse, contraignante, vis-à-vis de laquelle tous nous sommes des obligés. A fortiori, lorsqu'on a l'honneur d'être à un poste de responsabilité tout en haut de la hiérarchie républicaine, doit-on consacrer tout ce qu'on a d'énergie, d'intelligence, de volonté, de cœur à la servir.

Comptez sur moi, si je reste Président pour exercer la plénitude de mes attributions. Mais cela ne suffira pas. Je me propose de faire avec vous tous... avec tous les républicains, tout ce qu'il faudra pour éclairer le peuple de France et essayer d'empêcher que, par ignorance, il ne compromette son avenir et ses libertés.

Il y a un moyen que le Parlement peut utiliser, c'est la motion de censure. La motion de censure c'est la réplique constitutionnelle à une violation de la Constitution. (Applaudissements.)

Je disais que nous sommes quatre en France à être désignés par la Constitution pour la faire respecter. Si le Chef de l'État a décidé en connaissance de cause, je me .permets de l'affirmer, de la violer, le Premier Ministre n'avait qu'à ne pas signer, il n'avait qu'à ne pas dire OUI... au référendum (applaudissements)... et le référendum donc n'aurait pas été possible puisque je vous ai expliqué que c'est à la demande du Premier Ministre, ou à l'initiative parlementaire, c'est-à-dire à la demandé des Chambres que la révision est possible. On le lui a imposé ; il y a quelques mois ce n'était pas son sentiment, aujourd'hui il a accepté, il va contresigner le projet de loi. Il prend ses responsabilités, chacun de nous prendra les siennes ; l'avenir, je ne sais pas s'il sera lointain ou proche, jugera. Le peuple français comprendra et, au moment où il aura compris, je ne sais pas dans combien de temps, il saura au moins quels sont ceux qui ont voulu le bien servir.

Laissez-moi vous dire que la motion de censure m'apparaît comme la réplique directe, légale, constitutionnelle, à ce que j'appelle une forfaiture. (Applaudissements.)

On a beaucoup parlé au cours de ce Congrès de la nécessité de l'union du front uni de tous ceux qui croient à la République, et à la Démocratie. Elle est indispensable.

Que les républicains prennent leurs responsabilités dans ce combat car c'est un combat. C'est un combat pour des idées certes. Les idées passent avant les hommes surtout quand il s'agit d'idées aussi sacrées que celles-là, mais le triomphe de l'idée ne peut se concevoir que si les hommes, au coude à coude, font un front commun contre ceux qui veulent la vaincre. Front commun des républicains, je dis bien de toutes nuances, tous ceux qui croient en la République, tous ceux qui ont foi en la démocratie, doivent s'unir au Parlement, dans les villes, dans les communes, dans les villages, partout le Français doit se rendre compte qu'il joue l'avenir de ses libertés et consentir au besoin à se sacrifier pour elle. (Applaudissements.)

Je fais donc un appel aux républicains de ce pays, non pas seulement à ceux du Parti radical auquel j'appartiens depuis que j'ai l'âge de raison, je fais un appel au peuple de France.

Il n'est pas possible que lui qui s'est tant battu récemment encore derrière l'actuel Chef de l'État contre un ennemi qui occupait son sol, pour reconquérir ses libertés et pour rester fidèle à l'idéal de ses ancêtres accepte la violation délibérée de ses droits et demain de ses libertés.

A tous ceux qui ont foi en la République, à tous ceux qui croient en la démocratie comme le seul régime garantissant la personne humaine, sa dignité, ses droits, et encore une fois, ses libertés, je dis: dressez-vous pour sa défense et pour sa sauvegarde. (Très vifs applaudissements.)

Le Congrès se lève et fait une énorme ovation au Président Monnerville et tous les congressistes debout chantent la Marseillaise.