séminaire 2: Le droit constitutionnel non écrit


22 septembre 2010

Avec la participation de:

- Denis BARANGER, Professeur à l’Université Panthéon-Assas Paris II

- Jean-Marie DENQUIN, Professeur à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

- Armel LE DIVELLEC, Professeur à l’Université Panthéon-Assas Paris II

- Carlos-Miguel PIMENTEL, Professeur à l’Université Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines, modérateur des débats

- Renaud BAUMERT, Maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas Paris II

- Bruno DAUGERON, Maître de conférences à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

- Arnaud LE PILLOUER, Maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise

- Jean-Baptiste BUSAALL, Post-doctorant à l’Université Panthéon-Assas Paris II

La coutume semble être une règle sans auteur, puisque, réputée l’œuvre de tous, elle semble n’être édictée par personne. La question se pose particulièrement pour le droit politique, en l’absence d’un juge qui, en constatant l’existence de la coutume, serait l’organe principal de son édiction. Doit-on dire que la coutume acquiert une valeur juridique par une transaction entre le pouvoir et l’opposition ?

La coutume constitutionnelle dans les pays de constitutions écrites.- Dès lors que la norme compte moins que la façon dont elle est comprise par les acteurs politiques, les constitutions écrites elles-mêmes font l’objet de conventions de la constitution, qui ne peuvent être comprises selon le schéma traditionnel d’une norme unilatérale, imposée par les gouvernants aux gouvernés. Leur place devient déterminante lorsqu’elles contredisent directement le texte de la constitution. Il est d’autant plus important de repérer les principales atteintes coutumières au texte constitutionnel qu’elles sont le plus souvent occultées.

Les conventions de la constitution, doctrine et actualité.- À la suite de Jennings, les conventions de la constitution sont identifiées par des critères formalistes, tel que la convergence des précédents. Doit-on plutôt les analyser comme des transactions entre gouvernants, dans lesquelles le rapport de forces issu de l’agir politique acquiert une valeur juridique lorsqu’il est reconnu par celui-là même qu’il désavantage ? Dans le cas de la responsabilité politique du gouvernement devant le parlement, par exemple, c’est seulement lorsque la « partie perdante », l’exécutif, a accepté de reconnaître qu’il était tenu de démissionner, en cas de majorité hostile, que la responsabilité a cessé d’être une simple contrainte politique pour devenir une véritable règle de droit.

Le thème

Sur la base d’une synthèse prospective des résultats du séminaire de juin 2010, on proposera quelques éléments autour desquels articuler la réflexion pour le séminaire suivant[1].

- Synthèse prospective à partir des résultats du séminaire de juin 2010 "La constitution est-elle une norme ?"

Les débats ont pour point de départ la question de la pertinence du modèle normatif pour rendre compte de la constitution. La question ne soulève pas de désaccord majeur entre les participants, malgré les divergences d’interprétation : pour certains, on ne peut en rester au modèle normatif de type kelsénien, car il est trop pauvre pour constituer une grille d’analyse pertinente, notamment en termes heuristiques (Olivier Beaud) ; pour d’autres, au contraire, il peut être tout à fait opératoire, à condition d’en élargir le contenu, et d’accepter l’idée d’une norme institutive (Guillaume Tusseau). Un large accord semble donc se dégager quant à la nécessité de porter l’analyse au-delà d’une conception simpliste de la norme, sur le modèle prescription-sanction, de sorte que la qualification du nouveau champ ainsi dégagé, normative ou non-normative, pourrait apparaître comme relativement secondaire.

La discussion se déplace donc assez largement sur un autre terrain. Le modèle de la constitution comme règle instituante, créant ex nihilo des institutions, n’est-il pas trompeur ? En réalité, les institutions et le pouvoir préexistent ; la règle fait semblant d’instituer, alors qu’elle se borne à encadrer ou limiter un pouvoir déjà existant (Denis Baranger). A quoi on pourrait objecter que, si le modèle de la règle instituante est, en effet, le plus souvent mythique, il prend néanmoins une réalité lors de quelques grands moments fondateurs, par exemple les grandes révolutions. Ne pourrait-on pas, dès lors, regarder le modèle instituant comme une fiction, qui ne se trouverait réalisée que de manière exceptionnelle (Carlos Pimentel) ? Et si la puissance instituante de la norme est le plus souvent fictive, en quels termes penser les phénomènes juridiques qu’elle recouvre ?

Pour Armel Le Divellec, au-delà du seul texte constitutionnel, la constitution devrait être comprise comme un ordre-cadre normatif, notion plus globale qui permettrait de donner une place à des éléments plus divers, voire plus hétérogènes, tels que les institutions, effectivement préexistantes, les valeurs et principes de gouvernement (« nature républicaine des institutions », etc.), par lesquels se dégagerait l’idée d’un système de gouvernement, notion à la fois ouverte (l’ « ordre » n’est qu’un « cadre » posant des limites), mais néanmoins cohérente (l’ordre-cadre, par exemple, reste normatif).

Cette proposition fait l’objet de discussions : si on voit bien la volonté d’élargir l’approche au-delà du modèle prescription-sanction, on discerne moins, en revanche, la consistance exacte de ce qui viendrait le remplacer. Il est discutable de parler de la constitution comme d’une norme, au risque de schématiser, voire caricaturer, la pensée kelsénienne (simplification abusive dont Carlos Pimentel souhaite se reconnaître responsable dans la présente synthèse, à défaut d’avoir eu la présence d’esprit de le faire pendant les débats de juin). La notion proposée par Armel Le Divellec ne manifesterait-elle pas une nostalgie de l’unité, propre à l’approche du droit politique, qui voudrait restaurer l’idée d’un système constitutionnel, avec, peut-être, le regret d’une sorte d’âge d’or disparu du parlementarisme ? Or une telle démarche occulterait nécessairement la dimension conflictuelle de la constitution, que le droit politique ne pourrait ignorer (Arnaud Le Pillouer). Pour le dire autrement, la notion d’ordre-cadre occulterait la possibilité d’une sorte de « désordre-cadre » (Carlos Pimentel) ?

Au-delà, on s’interroge sur le sens de la démarche : ne manifesterait-elle pas, sous couvert d’aller au-delà de la vulgate normative, une tentation essentialiste ? La démarche kelsénienne, qu’on y souscrive ou non, avait le mérite d’être construite à partir d’un scepticisme fondateur, en laissant subsister, à côté du droit, une sphère dans laquelle le pouvoir se déployait dans toute sa nudité. La démarche du droit politique, si elle l’ignorait, ne prendrait-elle pas le risque d’une re-naturalisation du droit (Mikhaïl Xifaras) ?

Un accord unanime se dégage pour se situer en dehors de toute démarche essentialiste, énergiquement récusée par Jean-Marie Denquin, pour qui le problème provient moins de la démarche de Kelsen lui-même que de la façon dont sa pensée a été utilisée plus tard, notamment par l’école d’Aix. Resterait dès lors à mieux comprendre les phénomènes visés par l’approche du droit politique. La notion de coutume, ou celle de conventions de la constitution, serait-elle appropriée pour rendre compte de ce qu’il y a au-delà du texte constitutionnel ? Ne faut-il pas en supposer l’existence lorsque des pratiques constitutionnelles incontestées s’installent en contradiction avec les textes mêmes, comme le contrôle fédéral de constitutionnalité qui, n’étant pas concédé explicitement à la fédération, devrait normalement revenir aux États, en vertu du Xe amendement (Carlos Pimentel) ?

Mais la notion de coutume est largement contestée en termes de pertinence historique : elle suppose un corps politique construit autour de la tradition comme valeur centrale, au sens wébérien, et ne peut donc absolument plus être considérée comme valable : depuis l’âge des révolutions, le caractère supposé immémorial des institutions a cessé d’être un argument pertinent (Jean-Marie Denquin). Plutôt que de s’interroger sur une coutume constitutionnelle, il vaudrait mieux recourir à la notion de changement informel de constitution, développée par Jellinek, car elle se tourne vers l’avenir et non vers le passé (Olivier Beaud).

La notion même de conventions de la constitution n’est pas idéologiquement neutre : conçue pour rendre compte de la mutation démocratique du régime anglais, elle n’en confine pas moins la portée à une dimension purement politique : les conventions de Dicey ne sont pas du droit, et visent à cantonner la souveraineté du peuple dans la sphère du seul politique (Denis Baranger).

Au-delà, néanmoins, des notions de coutume ou de convention constitutionnelle au sens de Dicey, le droit constitutionnel non-écrit semble être le lieu dans lequel se jouent les phénomènes de droit politique qu’il s’agit de saisir. Le cœur de l’approche ne consisterait-il pas, dès lors, à accorder une place centrale non pas au texte de la constitution (et/ou à son interprétation juridictionnelle, dès lors qu’elle est considérée comme un monopole de sa signification authentique) mais à la conception subjective que s’en font les acteurs du jeu constitutionnel ? Loin d’une seule interprétation authentique, la constitution serait toujours le support de plusieurs interprétations divergentes, dont le droit politique aurait à rendre compte. Cela supposerait par exemple de porter l’examen au-delà des textes légaux, et d’intégrer une approche de sociologie constitutionnelle, pour rendre compte de ce que les acteurs politiques pensent de la constitution (Renaud Baumert).

Le saut méthodologique vers une conception subjectiviste de la constitution permettrait dès lors de rendre compte des hypothèses de conflit, voire de crise constitutionnelle, puisque la constitution, si elle n’existe que sous forme de conceptions subjectives, peut devenir le lieu d’un conflit aigu entre des interprétations mutuellement incompatibles. La notion de droit constitutionnel non écrit permettrait dès lors d’intégrer l’hypothèse du « désordre » : un compromis constitutionnel, même séculaire, peut s’effondrer dans le heurt de conceptions opposées.

A l’inverse, le droit constitutionnel non écrit peut aussi devenir le lieu de la formation d’un consensus. Peut-être faudrait-il, à cet égard, abandonner les critères classiques utilisés pour la coutume (convergence des précédents, opinio juris, légitimité de la règle), et les remplacer par un modèle différent : le droit constitutionnel non écrit apparaitrait lorsque, entre deux conceptions opposées de la constitution (par exemple sur l’existence ou non d’une responsabilité politique des ministres devant le parlement), la partie « perdante » accepte de faire sienne la conception adverse et de la reconnaître comme légitime, et non pas seulement imposée par un rapport de forces. Dans ce cas, une conception commune finirait par prévaloir, et deviendrait le droit, non parce qu’elle est édictée unilatéralement par un souverain, mais au contraire parce qu’elle est reconnue par les acteurs constitutionnels.

Dans le même sens, on peut se demander avec Bruno Daugeron si les conceptions décisionnistes sont recevables en matière de droit constitutionnel non écrit : même si un seul précédent peut créer du droit, peut-on, par exemple, considérer que la conception gaullienne de la Ve République aurait été consacrée par le vote du peuple, à l’issue de la crise de 1962 ? Selon Jean-Marie Denquin, il serait hautement problématique de recourir à une même notion, celle de conventions de la constitution, pour décrire le lent processus d’adaptation des institutions anglaises à la démocratie, et les pratiques présidentialistes françaises, qui ont systématiquement conduit à contredire frontalement le texte constitutionnel.

En fin de séminaire, Jean Combacau propose un éclairage des débats à partir du droit international, qui permettrait de sortir des impasses doctrinales que pose la notion traditionnelle de coutume, et en particulier le postulat hautement problématique d’une opinio juris. En droit international, on observe constamment l’affirmation de ce que l’on peut appeler des prétentions juridiques, par exemple par les États, quant à l’étendue de leurs propres droits. Ces prétentions, loin de se borner à traduire des règles déjà existantes, conduisent souvent, au contraire, à les contredire frontalement d’une façon particulièrement audacieuse, en appelant à l’avènement d’une règle nouvelle.

Face à elles, les autres acteurs auront à choisir entre la confrontation (élaborer une prétention frontalement opposée à celle qui a été affirmée, afin de mieux lui dénier toute valeur juridique), l’acceptation explicite, ou un silence, plus ou moins résigné, qui pourrait ultérieurement être interprété comme acceptation. Selon la réaction des autres acteurs du droit international, la prétention émise pourra être tantôt consacrée par le droit, tantôt ne jamais aboutir. Aussi une telle analyse permettrait-elle de dégager une acception du phénomène coutumier tout à fait différente, et même opposée à la conception traditionnelle, dès lors qu’elle est prospective, et non rétrospective, visant à l’avènement d’un droit nouveau, et non à la consécration juridictionnelle d’un droit déjà là.

- Pistes de réflexion pour le séminaire du 22 septembre 2010

Dans la mesure où la synthèse qui précède a été établie de façon largement prospective, en tentant d’orienter les résultats des débats dans la direction d’un approfondissement ultérieur, il conviendra d’abord de savoir dans quelle mesure les intervenants sont prêts à y souscrire : y retrouvent-ils à peu près leur pensée ? Les notions introduites par le rédacteur de la présente synthèse ne les déforment-elles pas à l’excès ? Et, au-delà, est-il possible de se mettre d’accord sur quelques conclusions d’ensemble, qui formeraient le point de départ d’explorations plus approfondies ?

Un large accord s’était manifesté, à l’issue du séminaire de juin, sur les pistes qui s’étaient peu à peu dégagées lors de la deuxième partie des débats, que l’on se propose de synthétiser sous la notion de droit constitutionnel non écrit, afin d’éviter les difficultés légitimement soulevées à propos de la coutume ou des conventions de la constitution, au sens de Dicey.

Peut-on s’accorder sur le fait qu’il s’agit de comprendre la constitution à partir d’une approche subjective, et que c’est essentiellement un tel saut méthodologique que vise la notion de droit constitutionnel non écrit, indépendamment de l’existence ou non d’un texte constitutionnel formel ?

Un large accord peut-il se dégager autour de la notion de prétention constitutionnelle, comme point de départ de la formation de ce droit constitutionnel non écrit ? La notion peut sembler d’autant plus intéressante que, loin d’opposer le droit et la politique comme deux sphères séparées, elle se situe au contraire à leur point de jonction, et permettrait de les articuler mutuellement. La prétention juridique n’est, par elle-même, ni entièrement du droit (puisque, interprétation subjective par essence, elle peut s’opposer frontalement à des dispositions textuelles non équivoques), ni un phénomène exclusivement politique qui, ne relevant que du rapport de forces partisan, n’aurait pas sa place dans une analyse de droit constitutionnel (puisque, même exorbitante, elle ne s’en réclame pas moins de la constitution). Elle transcende également la dualité de l’être (politique) et du devoir-être (juridique), puisque la prétention constitutionnelle peut s’autoriser, dans des proportions très variables, à la fois de ce qui est (état de fait ou règles en vigueur) et de ce qui doit être (par exemple l’affirmation de de Gaulle selon laquelle la dyarchie au sommet ne doit pas être, et, par conséquent, qu’elle n’est pas – juridiquement-).

Pourrait-on dès lors s’accorder sur l’idée que le droit constitutionnel non écrit se constitue, dans et par le débat public, à travers la confrontation des prétentions constitutionnelles concurrentes, voire opposées, et que son contenu évolue en fonction de la réaction des autres acteurs constitutionnels ? Qu’elle soit innovante ou pas, qu’elle consacre ou contredise l’état antérieur du droit, la prétention constitutionnelle pourrait en effet se voir consacrée par la reconnaissance des autres acteurs constitutionnels, ou, au contraire, faire l’objet d’un déni frontal.

La première hypothèse viendrait à l’appui d’une conception « consensualiste » du droit constitutionnel non écrit : une prétention deviendrait du droit une fois que, reconnue par les autres acteurs du jeu institutionnel (et en particulier par celui ou ceux qui auraient le plus à y perdre), elle serait devenue la seule interprétation de la constitution, par exemple par la renonciation des autres acteurs constitutionnels à soutenir une prétention opposée (ex : les ministres cessant de combattre le principe de leur responsabilité politique ; les tories anglais acceptant comme définitive la réforme électorale de 1832, après l’avoir déclarée subversive de la constitution, etc.).

La deuxième hypothèse, au contraire, permettrait de rendre compte du phénomène du « désordre » constitutionnel. Selon l’intensité des divergences, on pourrait alors se situer dans le cadre d’une simple concurrence entre les interprétations (lecture plus ou moins libérale de l’équilibre entre droits fondamentaux et autorité de l’État, par exemple), sans qu’il y ait de remise en cause du cadre constitutionnel commun, soit, au contraire, dans un conflit ouvert, entre prétentions opposées et mutuellement incompatibles, chaque camp déniant à la prétention de l’autre toute légitimité, au risque d’une crise des institutions, voire d’une guerre civile.

Si ce cadre d’analyse pouvait faire l’objet d’un consensus de principe, quelles conséquences concrètes devrait-t-on en tirer dans la réflexion constitutionnelle ? On ne fera qu’ébaucher ici quelques questions :

Jusqu’où devrait-on aller dans la subjectivisation, dès lors qu’il s’agit de rendre compte des prétentions des acteurs du jeu constitutionnel ? Faut-il, par exemple, faire des débats constitutionnels l’objet central des analyses, qu’il s’agisse des débats parlementaires ou des débats électoraux, en s’en tenant à ce qui relève des débats publics ? Ou bien doit-on aller au-delà, dans le sens d’une sociologie des conceptions de la constitution, et si oui, jusqu’où ?

Quelle place doit-on donner aux conceptions décisionnistes du droit constitutionnel non écrit ? La question est particulièrement ardue dans le cas de l’histoire constitutionnelle française, étant donné son caractère éminemment conflictuel. Convient-il, par exemple, de considérer la « constitution Grévy » comme la conception victorieuse de la constitution de 1875, et dès lors comme « le » droit, à l’issue de la crise du 16 mai 1877, voire, un peu plus tard, lors de la consécration des principes républicains en 1884 ? Ou bien, au contraire, faut-il y voir une « constitution de combat », une vision de gauche de la constitution imposée contre son gré à la droite, signe de l’incapacité des acteurs du jeu constitutionnel français à s’accorder sur des règles communes, mutuellement reconnues ? Dans ce cas, la constitution Grévy n’aurait été qu’une simple prétention constitutionnelle, qui n’aurait jamais été véritablement « consacrée par le droit ».

Une question analogue peut être posée pour ce qui concerne le présidentialisme sous la Ve République : les prétentions de de Gaulle sont-elles devenues du droit après sa victoire référendaire et électorale de 1962 ? Ou bien, renonçant à cette hypothèse décisionniste, faut-il néanmoins regarder la prééminence présidentielle comme consacrée par l’acceptation des institutions par la gauche peu avant les élections de 1981 ? Et qu’en est-il, en particulier, de la pratique selon laquelle le premier ministre se regarde d’abord et essentiellement comme politiquement responsable devant le président ? Cette pratique, dont Olivier Beaud relevait l’importance décisive lors du séminaire de juin, doit-elle être considérée comme du droit non écrit, notamment parce qu’elle ne semble être sérieusement contestée par personne, à commencer par les parlementaires eux-mêmes, pourtant directement intéressés ? Ou bien faut-il au contraire lui dénier toute valeur juridique, notamment au nom des dispositions textuelles de la constitution ?

En fin de compte, doit-on nécessairement trancher, de façon mutuellement exclusive, entre les conceptions décisionnistes et les conceptions consensualistes ? Ainsi, lorsque la majorité et la minorité se reconnaissent comme mutuellement légitimes, il semble qu’il y aurait plus de chances pour qu’une décision tranchée, par exemple le vote de l’électorat, aboutisse rapidement à la consécration d’une conception contre l’autre. Les tories anglais acceptèrent par exemple très rapidement, après 1832, la réforme électorale qu’ils avaient dénoncée dans son principe lors de la crise constitutionnelle. Entre les deux parties, l’arbitrage électoral put ainsi faire droit dans des délais très brefs, et la décision aboutir très vite à un consensus. A l’inverse, dans le cas des fractures historiques françaises, il est fréquent que la décision, même claire, qui se trouve issue des urnes, se heurte à une hostilité de principe durable de la part de la minorité, et que le décisionnisme reste inopérant, faute d’un consensus minimal sur la légitimité même d’une décision qui trancherait valablement entre les prétentions opposées. Serait-il légitime d’en conclure que la possibilité même du décisionnisme reposerait, en dernière analyse, sur l’existence d’un consensus, entre acteurs opposés, sur un mode mutuellement reconnu de résolution de leur différend constitutionnel ?

Les documents de travail

- Olivier BEAUD, « Les conventions de la Constitution : à propos de deux thèses récentes », Droits, n°3, 1986, p. 125-135.

- René CAPITANT, « Le droit constitutionnel non écrit », Mélanges François Gény, tome III, Paris, Sirey, 1934, p. 1-8 (rééd. in Écrits d'entre deux-guerres, 2004).

- Olivier JOUANJAN, « Le problème du changement constitutionnel informel et ses perspectives théoriques dans l’œuvre de Georg Jellinek », in A. Viala (dir.), La Constitution et le temps, Lyon, L’Hermès, 2003, p. 185-203.

À titre complémentaire

- Stéphane RIALS; « Réflexions sur la notion de coutume constitutionnelle », Revue administravite, 1979, p. 265-273.

- Conclusions Keller sur l’arrêt Schmitt du Conseil d'État, Section, 5 mai 2006 (RFDA, 2006, p. 678)

Les pod-cast

 

(La première minute de l'enregistrement de la première session ne pouvant pas être reproduite pour des raisons techniques, le lecteur est invité à consulter la transcription écrite.)

 

La transcription des débats

Première partie

CARLOS PIMENTEL:

Nous sommes donc réunis aujourd’hui pour un de nos séminaires de droit politique sur la question qu’on a choisi d’intituler « Le droit constitutionnel non écrit ». Je voudrais particulièrement remercier à la fois les intervenants qui ont accepté de rempiler en quelque sorte et également les participants qui nous ont fait l’amitié de venir à nouveau et dont les interventions ont parfois très fortement éclairé nos débats de la dernière fois. Nous étions partis donc d’un séminaire au mois de juin qui avait abordé ces questions et il en était ressorti assez largement le sentiment qu’une approche très intéressante s’était manifestée et qu’il serait intéressant d’essayer d’approfondir les éclairages qui avaient pu être donnés au mois de juin. Or, il s’est trouvé qu’en consultant le contrat de recherche passé avec l’A.N.R., que notre programme prévoyait, a priori en fin de parcours, mais il prévoyait tout de même un séminaire sur ces questions, les conventions de la constitution et le droit non écrit. Et donc, nous nous sommes dit qu’il serait assez naturel, si les uns et les autres l’acceptaient —ils l’ont accepté, ce dont je les remercie vivement—, d’enchaîner avec un nouveau séminaire consacré au droit constitutionnel non écrit, la dénomination qui nous a semblé la plus neutre pour fournir, ce que je n’oserais pas appeler un ordre-cadre pour nos débats d’aujourd’hui. Et en même temps, en faisant cela nous aurons à expérimenter une méthode puisque la méthode des séminaires de droit politique commence maintenant à être rodée, on a une certaine pratique déjà sur la façon d’échanger, d’argumenter. Celle des séminaires à rallonge, si j’ose dire, en plusieurs épisodes, en revanche, c’est quelque chose de plus nouveau et que nous n’avons pas encore expérimenté jusqu’à présent. Et j’ai donc proposé une manière de procéder que nous aurons à tester aujourd’hui pour voir dans quelle mesure elle fonctionne, dans quelle mesure elle est appropriée. Quelques textes comme d’habitude sur des thèmes qui apparaissent comme pertinents pour les questions à étudier (je m’excuse au passage parce qu’ils ont été envoyés tardivement et je remercie à cet égard les intervenants pour leur indulgence en ces matières de calendrier, je suis le seul, unique et repentant responsable). Mais au-delà de ça, au-delà de ces quelques textes qui doivent servir de supports à la réflexion, aller plus loin. Et c’est donc dans ce cadre-là que j’ai proposé ce que j’ai appelé pompeusement une synthèse prospective qui consistait d’une part, à essayer de récapituler les points les plus importants du séminaire du mois de juin et aussi, d’aller plus loin en élaborant une proposition de synthèse à partir de ce qui avait été dit comme point de départ pour essayer d’approfondir les pistes qui s’étaient dégagées la dernière fois. Alors ça, c’est une méthode inédite et tout le problème, c’est qu’il faut éviter que la synthèse ne trahisse la pensée des participants et ne soit trop orientée dans un sens déterminé. Les résultats du mois de juin étaient très consensuels, nous a-t-il semblé, ce que l’on peut en faire en terme de droit politique, le sera peut-être moins, et c’est ce qu’il s’agira notamment de tester aujourd’hui et donc je vous propose que nous le fassions comme d’habitude en deux sessions successives entrecoupées d’une courte pause.

L’une peut-être, pourrait être consacrée à la question générale, à la question de principe, est-ce que et dans quelle mesure est-il possible, est-ce que l’on peut se mettre d’accord sur un cadre conceptuel commun pour aborder, comprendre le phénomène du droit constitutionnel non écrit ? Notamment à partir ce qui a été dit la dernière fois. Et puis dans la deuxième partie plus concrète, plus appliquée, confronter ces éventuelles notions sur le droit constitutionnel non écrit, à l’histoire constitutionnelle, aux crises constitutionnelles, aux débats qu’elle entraîne sur la juridicité ou non de telle ou telle interprétation de la constitution. Cela également posera un débat quand à la façon dont il faut orienter ce droit constitutionnel non écrit. Est-ce que l’on peut en avoir une vision décisionniste ou au contraire faut-il en avoir une vision consensualiste ? Notre méthodologie traditionnelle pour les séminaires veut que lors de la première session, seuls les intervenants prennent la parole et que pour la session deux, en revanche, le débat s’élargisse à l’ensemble des participants. Et nous aurons donc comme intervenants pour le séminaire d’aujourd’hui, Renaud Baumert, qui est maître de conférences à Paris II, Jean-Marie Denquin, professeur à Paris X ; Jean-Baptiste Busaall, post-doctorant à Paris II ; Bruno Daugeron, maître de conférences à Paris X ; Armel le Divellec, professeur à Paris II, Arnaud Le Pillouer, maître de conférences à Cergy et Collège de France ; et Denis Baranger, professeur à Paris II ; et moi-même donc Carlos Pimentel, professeur à Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines pour essayer d’animer, j’espère de manière pas trop engagée les débats. Donc on suivra les règles habituelles, les intervenants sont priés de se manifester pour qu’il y ait une liste d’intervention, nous sommes désormais accoutumés de ces méthodes.

Alors donc pour la première session, comment comprendre le droit constitutionnel non écrit ? Quelle portée méthodologique donner au phénomène ? La dernière fois, il y avait un assez large accord, pour des raisons éventuellement opposées mais ce n’était pas très grave, pour essayer d’aller au-delà de la simple norme prescriptive, la question étant de savoir sur quoi exactement cela débouchait, et on s’est demandé si on pouvait en rendre compte via la notion de coutume, via la notion de convention de la constitution. Là aussi un assez large accord c’est, même un accord unanime, je crois, qui s’est dégagé pour dire que ces deux notions posaient, à des degrés divers, des problèmes. Et c’est la raison pour laquelle on a retenu la notion de droit constitutionnel non écrit qui a l’avantage d’être plus neutre mais l’inconvénient d’être une boite vide, sans contenu propre si ce n’est négativement et la question sera de savoir si on peut lui donner un contenu positif et avoir une approche plus systématique des phénomènes qui se sont dégagés la dernière fois ou des éclairages qui se sont dégagés la dernière fois, parmi lesquels la notion de prétention juridique qui a été proposée par Jean Combacau. Il nous expliquait la dernière fois qu’en droit international des acteurs sont susceptibles de formuler une prétention juridique, par exemple, quand à l’étendue de leur propre droit. Cette prétention peut être le cas échéant totalement nouvelle et donc se tourner entièrement vers l’avenir de manière prospective et non pas vers le passé comme dans la façon dont on comprend généralement la coutume. Et cette éventuelle innovation radicale va susciter des réactions, soit des réactions d’acceptation formelle, soit de silence ou d’abstention plus ou moins bienveillante dans certains cas, plus ou moins forcée, résignée dans d’autres, soit des contestations frontales qui pourraient, le cas échéant, aboutir à des prétentions directement opposées à celles qui ont été formulées auparavant. Et donc ce serait —si j’ai bien compris en tous cas et si je ne trahis pas sa pensée— la façon dont ces prétentions sont reçues qui va en quelque sorte déterminer l’état du droit, soit « ça passe » et la prétention se trouve reconnue par les autres acteurs juridiques et deviendra le droit, soit au contraire on restera dans un débat et éventuellement dans un conflit ouvert entre des prétentions opposées. Il me semble que cette notion qui avait été assez largement, très largement, je crois, acceptée la dernière fois, a un grand intérêt et notamment peut-être le principal —je ne voudrais pas être trop long— rendre compte des deux hypothèses opposées de l’ordre et du désordre. Pour reprendre les termes qu’on avait utilisés la dernière fois, des situations consensuelles dans lesquelles le droit se forme par sédimentation, par reconnaissance successive ou bien, à l’inverse, des situations de conflit ouvert et dans ce contexte-là peut-être pourrait-on formuler l’hypothèse selon laquelle le droit non écrit s’établirait par la convergence des interprétations, qu’elles soient enthousiastes ou qu’elles soient résignées d’ailleurs. Mais parce que ces interprétations restent subjectives en tout état de cause, le droit constitutionnel non écrit reste néanmoins compatible avec l’hypothèse d’un conflit toujours possible entre des prétentions opposées, et le phénomène pourrait donc rendre compte, y compris des périodes de crises constitutionnelles, voire des périodes dans lesquelles on finit par déboucher sur des hypothèses de révolutions, de guerre civile.

Dans ce contexte-là, la notion de reconnaissance, me semble-t-il, devient alors très importante parce que c’est peut-être elle qui permet de transformer la prétention en droit lorsque par exemple la partie perdante essentiellement reconnaît la prétention à laquelle elle s’est longtemps opposée, la responsabilité parlementaire du gouvernement, par exemple en Grande-Bretagne par les ministres eux-mêmes. À l’inverse, on peut se trouver dans une situation, me semble-t-il, de désaveu, c’est-à-dire de rejet catégorique d’une prétention qui lui dénierait toute espèce de valeur juridique, auquel cas on resterait dans un phénomène de crise. Telles pourraient être quelques pistes pour essayer de synthétiser les idées qui s’étaient manifestées la dernière fois. La question étant alors, est-ce qu’on peut s’accorder sur une telle lecture du droit constitutionnel non écrit, sinon faut-il en privilégier une autre ? Et laquelle ? Et est-ce que, quelle que soit l’orientation qu’on donne à cette notion, est-ce qu’au fond —me semble-t-il, c’est un point important du débat— on accepte ce qu’impliquent de telles notions, c’est-à-dire, me semble-t-il, une subjectivisation assez radicale du droit constitutionnel ? Ça n’est plus la règle prise en elle-même qui compte, c’est la façon dont elle est comprise et la façon dont ses interprétations se confrontent dans le cadre du débat public. Est-ce que oui ou non les uns et les autres sont prêts à sauter le pas, en quelque sorte ? Pour ma part, la réponse est oui ! Et si la réponse est oui, quelles conséquences cela comporte, dans quelle mesure faut-il aller jusqu’à une sociologie du droit pour comprendre le droit et jusqu’où ? C’était une question qui avait été soulevée la dernière fois. Et quelle frontière alors entre ce qui est juridique et ce qui ne l’est pas ? Tels pourraient être quelques axes pour essayer de lancer la réflexion pour cette première session.

ARMEL LE DIVELLEC :

Alors, c’est peut-être plus facile de se jeter à l’eau quand le terrain, certes, est un peu balisé mais en même temps n’est pas encore complètement canalisé par la discussion et donc je profite de cette situation-là pour livrer quelques observations qui me sont venues en lisant ta synthèse prospective. Et tant pis même si je dis un certain nombre de choses que l’on s’est déjà dites au cours des deux précédents séminaires.

J’étais de ceux qui étaient assez favorables à l’idée qu’il valait mieux ne pas trop se focaliser sur les controverses autour de la notion de coutume, ni même celle de convention parce qu’au fond, ça pouvait finalement nous enfermer dans une série de débats, qui étaient certes intéressants, mais qui ne couvraient peut-être pas tout ce qu’on a envie de découvrir. Donc j’étais assez favorable à la formulation très large et neutre de droit constitutionnel non écrit et pourtant, j’ai envie de commencer en disant, c’est très bien d’en parler puisqu’on est dans un monde où la vulgate juridique est vraiment, en tout cas en droit public interne, celle du droit écrit dans les pays occidentaux, l’Angleterre faisant… ou au moins les pays de tradition anglaise et encore certains ont quand même une constitution écrite ou quelque chose d’équivalent. Mais enfin pour la plupart des pays notamment en Europe continentale, c’est l’ordre des choses de partir de l’obsession et de certaines croyances fondées sur le droit écrit. Et pourtant comment parler du droit non écrit dont il est difficile de contester l’importance. Mais en même temps, c’est très large, mais en fait, je me suis dit, au fond, nos débats pour avancer un peu, peut-être gagneraient à préciser une chose, d’abord, qu’à mon sens il faut pour, peut-être, toucher de plus près les problèmes sur lesquels on a envie vraiment d’avancer, distinguer deux pôles dans les ordres constitutionnels ou dans les constitutions : qui est, d’une part, l’organisation des pouvoirs, qui doit aboutir à ce que j’appelle moi un système de gouvernement, certains préfèrent dire le régime politique, et puis, l’autre versant, la protection des droits fondamentaux, des droits individuels et les grands principes structurants, les principes matériels ou qui ont vocation matérielle et qui gonflent de plus en plus nos démocraties constitutionnelles. Ça pourrait être, je ne sais pas, le principe de laïcité, le principe de l’État social, maintenant la protection de l’environnement, on voit que dans beaucoup de pays tout ça gonfle nos constitutions et préoccupe de plus en plus les juristes d’aujourd’hui. Peut-être un peu trop d’ailleurs. Et on est quand même dans des problèmes qui sont, à mon avis, pas tout à fait légal. Le contexte, il a déjà été reconnu et identifié par, disons, les observateurs généraux ou les théoriciens généraux du droit donc les privatistes inclus, on est dans un contexte de tendances lourdes, que certains ont appelé l’explosion des pôles d’émetteurs du droit ou la multiplication des pôles d’émetteurs du droit. On n’a plus seulement un droit qui dans une structure moniste —et je ne parle pas du droit international où la situation était dès le départ très différente, mais dans un ordre interne— avec une primauté dans une certaine tradition, notamment française, de primat de la loi écrite, d’un acte de volonté d’un législateur démocratiquement légitimé. On est dans un contexte, on voit bien que tous les juristes qui réfléchissent un peu à ces questions-là, sont dans ce contexte d’éclatement des pôles d’émission du droit. Donc, ça c’est très bien, ça va vraiment dans le sens de nos préoccupations. Mais je pense qu’on aura peut-être un peu du mal à avancer si on n’obtient pas la distinction au sein des ordres constitutionnels entre ces deux ordres de problèmes. L’organisation des pouvoirs, faire fonctionner un système de gouvernement, un système institutionnel et puis spécifiquement, cette partie qui grandit depuis, en Europe assez tardivement mais aux États-unis on peut dire que c’est une préoccupation plus ancienne, sur la protection des droits fondamentaux et au fond des principes structurants qui tantôt concernent vraiment les individus, tantôt peuvent servir aussi un peu de régulation du système général, mettons la laïcité ou l’environnement. Dans ces deux niveaux-là, dans le deuxième secteur qui est celui de la protection des droits individuels et éventuellement des principes structurels, je crois qu’on peut assez facilement montrer, les textes de Böckenförde de la dernière fois et toute une littérature et, me replongeant dans une littérature, je me rends compte que les Allemands se posaient ces questions-là depuis bien longtemps avant qu’on ne le découvre une peu assez tardivement, là on peut dire que le terme d’interprétation, on est dans du droit constitutionnel non écrit dans une certaine mesure puisque on a quelque chose qui va au-delà des textes constitutionnels formels, quand ils existent, et même si René Capitant disait que c’est aussi du droit écrit —bon c’est une façon peut-être un peu spécifique d’englober ça— mais on a une constitution jurisprudentielle que le juge concrétise dès lors, très générale ou des énoncés très généraux posés par un texte —une déclaration de droit— quelquefois il les invente, il part même de quelque chose de non écrit. On a là un ordre de préoccupation très important, mais au fond, enfin je veux dire, il est facile de s’entendre sur l’idée que là le juge n’applique pas la constitution, il est un créateur secondaire. Je suis pour ma part assez sensible à l’idée de concrétisation constitutionnelle mais les auteurs emploient le terme dans un sens qui peut lui-même varier. Enfin l’idée de concrétisation par opposition à l’interprétation, serait plutôt l’idée qu’on est là dans quelque chose de beaucoup plus constructif qu’une interprétation qui est sensée être arrimée à quelque chose de prédéterminé donc là il y a une littérature là-dessus. Ça me paraît rentrer dans une problématique de droit constitutionnel non écrit mais c’est un certain nombre de problèmes qui au fond, ne sont peut-être pas foncièrement différents dans d’autres branches du droit. Par exemple le droit administratif qui s’est construit de manière prétorienne, par exemple dans le cas français.

Ensuite à l’opposé, distinct de cela, je me demande si notre problématique ne doit pas se concentrer un peu d’avantage sur la question de l’organisation des pouvoirs, du système de gouvernement, et là je crois qu’on est dans des problèmes un peu différents. C’est le vrai problème, peut-être le plus intéressant du droit constitutionnel non écrit, et ça nous révèle qu’on est dans un monde de l’horizontal. On n’est pas dans un mode du vertical où un acte de volonté ayant été posé, on a quelqu’un qui clôture le système, un juge de la légalité en quelque sorte. Même les juges constitutionnels —quand ils ont été créés, pas tout à fait partout, pas avec les compétences les plus larges, mais même là où ça va au maximum, l’exemple de l’Allemagne me vient assez naturellement à l’esprit puisque là on a cette fameuse procédure de jugement des litiges inter-organes, qui existe aussi en Italie, en Espagne et dans quelques pays mais qui est assez peu pratiquée, voire pas du tout, en Allemagne, c’est pas mal pratiqué — mais même là, on a toute une série de questions, le juge soit ne peut pas être saisi, soit ne peut pas vraiment donner une réponse définitive parce qu’on est dans de l’horizontal. Là, il me semble que… je suis plutôt, quand je réfléchis à ces questions-là, confirmé dans l’idée que j’avais proposé la dernière fois dans mon paper, de la distinction qui m’est chère entre droit de la constitution et système de gouvernement, sur laquelle pour l’instant tu fais un peu l’impasse dans tes présentations —je dis ça pour stimuler un peu la contradiction. C’est-à-dire qu’il me semble qu’il est important de faire cette distinction car on peut avoir des controverses sur l’existence d’une norme ou pas, mais ça ne répond pas à notre problème plus général et le droit de la constitution, c’est l’existence d’une règle assez formelle dans le cas d’une constitution coutumière —et bien c’est la coutume qui pose que la Reine nomme les ministres, qu’elle sanctionne les lois, c’est le droit de la constitution. Et puis dans les systèmes de constitution écrite, la plupart de ces questions-là sont directement prises en charge par le texte puisque le texte écrit va préciser que tel organe nomme tel autre, le chef de l’État nomme éventuellement les membres du gouvernement ou bien le parlement désigne directement le premier ministre, enfin toute une série de chose. On a là des énoncés qui fixent un droit de la constitution, simplement quel que soit le système envisagé, que ce soit l’Angleterre, que ce soit les systèmes de constitutions écrites aussi différentes que les constitutions monarchiques assez floues du XIXe siècle, qui ont évolué, se sont parlementarisées ou bien les constitutions hyper-rationalisées, comme il en existe quelques unes… On a peut-être des degrés différents dans la tentative de réglementation du droit de la constitution mais il est toujours quelque chose qui ne marche pas tout seul, pour reprendre l’expression connue des Américains du XVIIIe, ce n’est pas une machine « that will go for itself », une machine qui peut fonctionner toute seule. C’est là que pour atteindre un système de gouvernement, c’est-à-dire un régime politique qui fonctionne, on a toujours besoin de décisions de concrétisation qui viennent s’ajouter à ça. Et résoudre la question précise : « quel est le droit de la constitution ? », ne nous permet jamais de faire fonctionner la machine, elle ne fonctionne pas qu’avec ce seul carburant. Il y a toujours besoin d’actes, de conventions et peut-être de pratiques – là on est encore dans un peu autre chose – qui permettent au système de fonctionner. Car même s’il est établi de manière indubitable que le président fédéral allemand nomme le chancelier, donc il signe un acte qui permet au chancelier d’exister —en fait il ne le fait que sur le vote du Bundestag parce que l’article 63 le prescrit ainsi— on ne peut pas encore comprendre un système qui fonctionne parce que là, il y a des facteurs, des pratiques ou des convention qui font qu’on doit appeler le leader du parti majoritaire, par exemple —une quantité d’exemples, et là comme j’ai été un peu loin, je garde des munitions pour autre chose. Je pense que peut-être on gagnerait, on avancerait mieux si on faisait cette distinction-là et peut-être —mais tu as laissé entendre que ce serait pour la deuxième partie, je ne sais pas— il faut qu’à terme on raisonne sur des exemples un peu plus précis, un peu plus concrets. J’ai évoqué la nomination des membres du gouvernement, mais il y a quantité de questions dans l’organisation des pouvoirs, ça ne concerne d’ailleurs pas seulement les gouvernements et parlements, ça peut intégrer le juge constitutionnel : qui nomme les juges constitutionnels, à quelles conditions ? Et on a toute une série de problèmes où je crois la distinction entre le droit de la constitution donc l’existence de règles qui sont formelles est un point mais on est encore loin de la question du système de gouvernement, la façon dont il fonctionne concrètement. Pour cela d’autres actes, d’autres pratiques sont nécessaires et donc je crois que notre réflexion autour du droit constitutionnel non écrit doit peut-être faire cette différenciation-là. Car les exemples que tu prenais sur la constitution Grévy, eh bien la distinction que je fais entre le droit de la constitution et le système de gouvernement est opératoire. En terme de système de droit de la constitution, et bien jusqu’en 1940 inclus, le président du conseil a été nommé par le président de la république, c’était une norme juridique qui n’a été contestée par personne. La constitution Grévy était un certain équilibre obtenu par toute une série de conventions et de pratiques, et de représentations des choses et d’une volonté de maintenir un certain équilibre, qui était permise dans le cadre de cet ordre cadre décidé par le droit de la constitution, ici les lois constitutionnelles de 1875. Et en fait, tous les systèmes de gouvernement —je pense à tous les pays d’Europe continentale et bien d’autres— permettent de faire cette distinction. Il y a les règles du droit de la constitution plus ou moins précises, qui n’émergent d’ailleurs qu’après les interprétations dans certains cas, mais on est encore loin du système de gouvernement, c’est-à-dire de la partie peut-être substantielle de notre ordre constitutionnel. Je me demande s’il ne faut pas introduire des subdivisions à l’intérieur de notre débat sur l’existence d’un droit non écrit. Il y a le droit qui concerne le droit strict, le droit de la constitution et puis c’est encore autre chose que d’identifier ce qui est nécessaire à obtenir un système de gouvernement et dans quel sens effectivement. Je reste ainsi sur l’idée que plusieurs systèmes de gouvernement sont toujours possibles dans un cadre formel relativement inchangé.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Je suis tout à fait d’accord avec ce qui a été dit par Armel Le Divellec et par Carlos Pimentel avant, je suis donc dans le consensus, profitez-en ! Mais je voudrais dire un certain nombre de choses qui peuvent s’insérer dans ce qui a été dit précédemment mais qui considèrent les problèmes sous un angle un peu différent. Il y a quelque temps j’ai eu une idée bizarre, j’ai beaucoup d’idées, généralement bizarres. Je me suis dit « tiens, pendant que je n’ai rien à faire pour une fois, je vais m’occuper, je vais écrire la vraie constitution de la France ». Ça pourrait d’ailleurs être un jeu de société et comme le cadavre exquis des surréalistes, on pourrait écrire chacun l’article, réécrire les articles de la constitution tels qu’ils fonctionnent effectivement. Par exemple, le président de la république a l’initiative des lois ; en cas de désaccord au sein de sa majorité, c’est lui qui décide de la loi, etc. Si un enfant est mordu par un chien, il dit : « on fait une loi sur les chiens »… enfin vous connaissez… Et puis j’ai essayé de passer à l’acte et je me suis rendu compte que c’était très difficile, voire impossible. Et je crois que les raisons pour lesquelles c’est impossible sont intéressantes, ça mériterait d’être creusé. Pourquoi est-ce impossible ? Pour des tas de raisons mais je me concentrerai sur une. Prenez l’article 8 de la Constitution, le président de la république met fin aux fonctions du premier ministre sur présentation par celui-ci de la démission du gouvernement. Nous savons que ce texte ne correspond pas à la réalité psycho-politique qui s’est instauré en France depuis disons, 1962, c’est une banalité. Mais comment écrire ce qui se passe ? Comment écrire ce qui se passe parce que la forme est respectée : le premier ministre démissionne effectivement, il présente effectivement la démission du gouvernement. Simplement, on sait qu’en général, le président de la république lui demande, et on sait même que quand il prend l’initiative – c’est arrivé une fois – on trouve ça curieux. Et d’ailleurs le président de la république lui dit : « mais non, attendez, attendez, pour l’instant c’est inopportun, vous démissionnerez en septembre ». Donc, ce que je veux dire par là, c’est qu’en réalité, ce qu’on peut décrire sous la forme d’une expression juridique ne correspond pas à la réalité, mais en fait on ne sait pas exactement comment on pourrait écrire quelque chose parce qu’il est très difficile d’écrire : le président de la république n’a pas le droit de demander au premier ministre de démissionner, qui n’a pas le droit d’accepter. Il y a des choses qu’on ne saisit pas. Pardon, je fais une parenthèse : vous avez sans doute entendu dire que le rapport de l’inspection des finances a dit que M. Woerth n’était pas intervenu dans le dossier, à propos de l’histoire de la légion d’honneur. La seule chose qu’on peut en déduire c’est que l’inspection des finances ignore l’existence du téléphone parce que ce qu’elle n’a pas trouvé c’est une trace écrite. En revanche, si le ministre des finances, qui ne l’a sûrement pas fait, a pris son téléphone et demandé qu’on attribue la légion d’honneur à M. de Maistre, ça il n’en reste pas de trace.

Donc, il y a des tas de choses qui se produisent, qui sont manifestement contraires soit à l’esprit soit à la lettre des textes et qui néanmoins ne sont pas saisissables par le droit. Donc je pense que quand on réfléchit à un droit constitutionnel non écrit, il faudrait aussi poser la question de savoir où commence et où finit le droit, en général et pas simplement, en l’espèce de la constitutionnalité. Autrement dit, il me semble qu’un certain nombre de choses qu’on appelle quelquefois coutumes ou conventions de la constitution, il y a simplement l’absence du droit, soit l’incapacité du droit, soit l’indifférence au droit. Je ne crois pas par exemple qui soit pertinent de dire qu’il y a une convention de la constitution dans le fait que maintenant la pratique veut que le président de la république révoque le premier ministre. Je crois que ça n’est pas du droit, c’est un rapport de forces qui est lié à un certain nombre de choses et essentiellement l’existence d’une majorité parlementaire. Ces rapports de forces sont très suffisamment explicatifs de la réalité, le premier ministre ne peut pas pour des raisons qui tiennent à ses espoirs de carrière personnelle etc. et des tas d’autres raisons. Le premier ministre ne peut pas résister au président de la république sauf en situation de cohabitation, ce qui est d’ailleurs la preuve par neuf du fait que la lettre de la constitution ne suffit pas à déterminer le droit. Il y a aussi un rapport de forces qui dans le cas de la cohabitation est favorable au premier ministre qui va donc lui permettre de résister sur la ligne stratégique que la constitution lui donne, c’est-à-dire le refus de la démission. Donc, je pense que là, si on veut définir la question stratégique et la question peut-être préalable est la question de définir, ou on est dans le droit, ou on n’est pas dans le droit ? Et dans le droit politique, on n’est très souvent pas dans le droit. Alors on va ensuite baptiser ça avec des noms édifiants pour faire croire que les juristes ont quelque chose à voir dans la question mais je crois qu’ils n’ont rien à voir dans la question parce qu’on n’est pas dans le domaine du droit.

Donc, j’en terminerai par là, ce qui est me semble-t-il stratégique, c’est la question de la règle, est-ce qu’il y a une règle ou est-ce qu’il n’y a pas de règle ? S’il y a une règle, là on est dans le domaine du droit, et on peut dire qu’il y a effectivement des règles coutumières ou non écrites. Mais dans d’autres cas, il n’y en a pas. Et de ce point de vue-là, je voudrais dire que les notions de coutumes ou de conventions de la constitution ont ceci de problématique qu’en réalité elles désignent deux phénomènes qui sont profondément différents. À quoi reconnaît-on qu’il existe une règle ? On reconnaît qu’il existe une règle au fait qu’en cas de désaccord entre un principe général et un fait particulier, supprimer le fait particulier, on va rejeter le fait particulier pour conserver le concept général, la proposition générale. Par exemple, si j’ai deux sacs de billes, un sac où il y a deux billes, un sac où il y a deux billes, il y a une règle qui fait que deux et deux font quatre. Si je mélange les deux sacs, que je compte les billes et que je trouve cinq, je vais conserver la règle générale en disant soit qu’il y en a une que je n’avais pas vue, soit que j’ai subi des hallucinations, soit qu’une des billes s’est divisée en deux etc. Mais je conserverai le principe général et par conséquent, je nierai la réalité particulière. C’est me semble-t-il le critère le plus général de la règle. Or si vous regardez ça et si vous regardez la coutume, on parlera de coutume à propos de deux situations qui sont différentes et mêmes inverses. On parlera de coutume parce qu’à ce moment-là, il y aura une règle coutumière si précisément il y a une règle écrite ou non écrite et qu’on va l’appliquer. La coutume est que le premier ministre démissionne si le président de la république lui demande, si on considère ça comme une coutume, et non comme un simple l’expression d’un rapport de force. Eh bien il voudrait refuser mais il ne va pas refuser parce que lui-même et l’ensemble des forces politiques veulent qu’une règle générale qui est la soumission sous la Cinquième République du premier ministre au président de la république l’emporte sur un fait particulier, une capacité de résistance. Quand la coutume est déterminée, à ce moment-là, on a ceci, on a l’application d’une règle. Mais inversement, on parlera également de coutume lorsqu’en face d’une règle qu’on ne veut pas appliquer, on va sacrifier le principe général à un cas particulier. Et à ce moment-là, on aura une coutume mais une coutume en devenir, on aura la fondation d’une coutume. On en a un exemple très récent en droit parlementaire, Monsieur Bernard Accoyer, le brillant président de l’Assemblée Nationale comme vous le savez, a imposé la clôture d’un débat, interdisant ainsi l’expression individuelle des députés et il a dit dans un journal le lendemain, « j’écris la jurisprudence ». Donc là vous avez le cas de figure inverse du précédent : il y a une règle générale qui est inscrite dans le règlement de l’Assemblée Nationale et on va, sur un cas particulier, en faire une application inverse, et on va dire que c’est une coutume en devenir. Ce qui me paraît significatif du fait que la notion de coutume va servir à une chose et à son contraire selon les hasards de la politique : soit à respecter une tradition préexistante, soit au contraire à en fonder une nouvelle. D’où le paradoxe par lequel je conclus : il me semble donc, à la fois que si l’on veut faire un départage entre, enfin, si l’on veut éthérer ces questions, il faut faire un départage entre la situation de droit et la situation de non droit mais en ajoutant qu’en réalité des opérateurs logiques comme la notion de coutume, en réalité permettent selon les circonstances soit de poser un principe soit de poser le principe inverse. Voilà. Merci. J’ai été trop long, je vous prie de m’en excuser mais j’espère ne pas avoir été hors sujet.

CARLOS PIMENTEL :

Pas du tout, mais je serais tenté de poser une question : cette dualité évidement regroupe des situations très différentes et en même est-ce que ce n’est pas aussi un problème d’interprétation ? En l’occurrence Bernard Accoyer va venir dire : il a été convenu lors de la révision constitutionnelle que l’obstruction parlementaire devrait devenir impossible, or nous sommes dans un cas d’obstruction parlementaire donc en réalité j’applique, si j’ose dire, non pas la lettre, mais en tout cas au moins l’esprit du règlement, en se réclamant du coup du cas que vous décrivez où on applique une règle. On prétend toujours en appliquer une autrement dit.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Oui, bien sûr mais bon il en reste pas moins qu’il y a une idée qui n’avait jamais été remise en cause, qui est que les parlementaires pouvaient s’exprimer de façon individuelle sur des sujets pareils et là il dit « non ». Alors effectivement, il y a l’argumentation que vous dites en effet et qui consiste à dire, on veut lutter contre l’obstruction or c’est en réalité une forme d’obstruction. Il n’en reste pas moins qu’il se présente lui-même, d’ailleurs il dit « je crée une jurisprudence », alors c’est bien qu’il a conscience du fait d’innover. Alors d’innover pour le mieux, mais il a bien conscience du fait d’innover et il a bien conscience du fait qu’il y a un problème. Donc on peut effectivement récupérer la chose en disant ça mais je crois qu’il y a tout de même y compris chez l’auteur lui-même le sentiment qu’il s’engage dans un terrain qui n’était pas véritablement frayé.

ARMEL LE DIVELLEC :

Beaucoup des premières autorités d’application de la Constitution de 1958 ont revendiqué également entre 1958 et 1962, de dire, « il est important de fixer dès le début la bonne lecture des textes », Debré…

JEAN-MARIE DENQUIN :

Ça c’est le principe de l’esprit qui vivifie alors que la lettre tue, tout le monde le sait. Mais justement, ce qui est frappant, c’est qu’on n’invoque l’esprit que quand il contredit la lettre. Donc en réalité, c’est tout de même une manière de créer quelque chose de nouveau avec une justification mais il y a novation, je crois, incontestablement. Y compris dans les cas des choses dont vous parliez où effectivement, beaucoup des règles, y compris en droit parlementaire d’ailleurs, qui ont été posées, l’ont été comme une manière de durcir par une pratique extrêmement brutale des règles qui semblaient beaucoup plus libérales et surtout qui semblaient beaucoup plus inspirées des règles des républiques antérieures, y compris, par exemple l’article 49, l’article 39 alinéa 1 que vous pouvez lire comme signifiant la pratique de la Quatrième République.

ARNAUD LE PILLOUER :

Pour rebondir juste sur ce point, il me semble qu’on peut lire de manière peut-être un peu différente cette interprétation par Bernard Accoyer du règlement de l’Assemblée Nationale. Il me semble qu’en réalité l’autorité du président et les décisions qu’il prend en tant que président d’une chambre rencontrent finalement assez peu de limites puisque c’est lui qui organise les débats et à vrai dire le self-restraint qu’il s’impose vient surtout du fait qu’il sait que s’il prend des décisions trop défavorables par exemple, à l’opposition il risque lorsque lui-même sera dans l’opposition avec son groupe de se voir opposer ce genre de jurisprudence. Je crois que dans sa réaction qui consistait à dire qu’il lançait une jurisprudence, c’était une manière de dire qu’il acceptait que dans l’avenir la même chose se reproduise, lorsque la majorité serait dans la minorité, se verrait opposée mais ça ne change pas grand-chose au fond.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Cela me paraît très juste. C’est aussi un pari sur l’avenir. C’est-à-dire, ça consiste à dire : « je serai suivi », en réalité on n’en sait rien parce qu’il ne sera pas toujours président. Ce que je veux dire, c’est qu’en fait, on n’en sait rien : il dit « j’écris la jurisprudence mais on ne saura si la jurisprudence » est écrite que lorsque le cas se reposera notamment avec un autre président de l’Assemblée Nationale. Et il n’est pas du tout sûr qu’on comprenne la même chose. Ce que je veux dire, simplement, mon but n’était pas de discuter d’un point de vue juridique la valeur de cette position. Ce qui m’intéressait, c’était en tant que symptôme, si vous voulez, le fait de dire quelque chose qui est quand même très controversé même s’il y a des arguments dans ce domaine, le fait de dire le lendemain, « j’écris la jurisprudence » –formule d’ailleurs qu’un juriste n’écrirait pas, mais ça, ce n’est pas étonnant. Ça, ça me paraît significatif de l’ambiguïté de la notion de coutume ou convention de la constitution, de ce genre de situation qu’on invoque à la fois pour justifier une règle traditionnelle et pour la renverser.

ARNAUD LE PILLOUER :

Et justement, c’était le point sur lequel je voulais rebondir plus généralement. Je voulais revenir sur la proposition formulée par le Pr. Combacau à la fin du dernier séminaire et que tu évoquais toute à l’heure, de rapprocher finalement ces questions de coutumes et de substituer cette compréhension de ces phénomènes en terme de coutume par une approche inspirée du droit international sur des prétentions juridiques, etc. Alors elle avait suscité un enthousiasme consensuel débordant même au sein du public et je crois en effet qu’elle est moi aussi, elle m’a beaucoup séduit à ce moment-là et je pense que tu disais que l’un de ses mérites était de substituer une conception prospective, c’est-à-dire la création d’un droit nouveau à une conception rétrospective puisque la coutume consacre un droit déjà existant. Mais justement, moi je trouve qu’un de ses principaux mérites, c’est celui-là, c’est-à-dire de substituer une explication à une justification parce que l’invocation de la coutume ou d’une convention de la constitution, c’est une justification par les acteurs de certaines interprétations qu’ils font du droit. Et là, du coup l’approche en termes de prétentions juridiques permet d’éviter cet écueil, de reprendre à notre compte d’observateur ce que disent les acteurs de leur propre création juridique. Alors simplement, sur cette proposition, je voudrais m’efforcer de prendre un peu de recul par rapport à l’enthousiasme premier que j’avais ressenti. Et puis j’ai tendance à me méfier de manière générale, des consensus et je me dis que lorsqu’il y a consensus c’est souvent qu’on n’a pas tous compris la même chose sur l’analogie en question.

Une analogie consiste à rapprocher deux sortes de phénomènes et alors j’aimerais dire ce en quoi je trouve en effet qu’elle est opérante et peut-être ce en quoi elle ne l’est pas, parce qu’il y a forcément des aspects sur lesquels elle ne l’est pas. Et j’aimerais peut-être qu’on discute sur le point de savoir si on est tous d’accord sur ce qui rapproche les deux situations, sur ce qui les éloigne. Alors le parallèle quant à moi, me semble particulièrement intéressant si on considère qu’on doit rapprocher les prétentions juridiques des États souverains en droit international, des interprétations que donnent les organes d’interprétation authentique, parce ce que je crois que les deux phénomènes, en effet sont à rapprocher dans la mesure où l’on peut rapprocher l’objet de l’activité et les auteurs de cette activité. Sur l’objet, dans les deux cas, interprétation constitutionnelle par un organe et prétentions juridiques, ça consiste à donner une interprétation du droit existant, pour dire les choses d’une manière relativement large. Et il me semble que dans les deux cas également, il s’agit toujours plus ou moins de se prononcer pour celui qui interprète, qui donne cette interprétation, de se prononcer sur l’étendue de ses propres droits. C’est ce que tu suggérais également dans le résumé. En effet, il me semble que même en droit constitutionnel, lorsqu’un organe prend une décision quelle qu’elle soit, en application de la constitution, il interprète au moins la constitution comme lui donnant la compétence de donner cette interprétation-là. C’est ce qui rapproche les deux niveaux auxquels tu faisais allusion et que tu souhaitais distinguer tout à l’heure. Donc, ça, c’est du point de vue de l’objet de l’activité, du point de vue de l’organe, je trouve assez intéressant en effet, de faire le parallèle entre des États souverains et leurs qualités de souverains, et les interprètes authentiques de la constitution au sens de Kelsen, c’est-à-dire des interprètes dont l’interprétation ne peut pas juridiquement être contestée. Et du coup, je crois qu’en effet il y a quelque chose sans doute à creuser de ce point de vue.

Ceci dit, alors il y a aussi des choses qui séparent, me semble-t-il, les deux situations, je ne suis pas sûr de pouvoir en avancer beaucoup mais au moins à titre d’hypothèse. Il me semble que peut-être on peut dire que le juge constitutionnel fait peut-être d’avantage partie du jeu de rapport de forces, du jeu dans la concurrence des interprétations que le juge international n’entre dans le jeu des interprétations des différents États souverains qui ont leurs propres prétentions. Il me semble que le juge international n’est pas dans le même rapport de pouvoir par rapport aux États que ne peut l’être un juge constitutionnel vis-à-vis des organes constitutionnels. Il me semble qu’en droit international, il y a une égalité au moins de principe entre les États quant à leurs prétentions alors qu’en droit constitutionnel, les organes ne sont pas dotés des mêmes pouvoirs et des mêmes compétences les uns vis-à-vis des autres et que donc ils ne sont pas dans une situation d’égalité a priori dans leurs activités d’interprétations et donc de prétentions juridiques, si on veut comprendre les choses comme ça. De même que le mode de résolution des conflits où les armes dont ils disposent les uns vis-à-vis des autres sont peut-être à la fois plus variées, plus complexes et plus institutionnalisées en droit constitutionnel qu’en droit international. Bref, on pourrait continuer à évoquer un certain nombre de différences parce que ça rendrait l’analogie encore plus opérante si on arrive, je crois, à se mettre d’accord sur les raisons pour lesquelles les situations doivent être rapprochées ou non.

Ces quelques réflexions sur l’analogie conduiraient assez volontiers à dire quelques mots de la méthode pour laquelle tu plaidais, que tu appelais subjective dans le résumé et sur laquelle on a dit encore quelques mots tout à l’heure. L’idée complémentaire que tu développais dans le résumé, tu t’es appuyé sur une remarque de Renaud lors du précédent séminaire : c’était d’adopter une approche, disons, subjective de la constitution. C’est lié avec ce que je viens de dire parce que ça permettait précisément de rendre compte de cette diversité d’interprétation de la constitution par les différents organes. Et tu parles dans le texte de saut méthodologique, alors moi je suis prêt à sauter avec toi, pas aussi loin que toi. Alors il s’agit, si je reprends les termes du résumé, d’accorder une place centrale, non pas au texte de la constitution je suis bien d’accord mais à la conception subjective que s’en font les acteurs du jeu constitutionnel pourquoi pas , mais s’il s’agit du coup puisque tu le dis plus loin d’intégrer une approche de la sociologie constitutionnelle pour rendre compte de ce que les acteurs politiques pensent de la constitution, là je ne suis pas sûr de pouvoir te suivre jusque-là. Parce que si on s’efforce d’analyser ce que pensent les acteurs politiques, en effet, on fait du droit politique, une branche de la sociologie du droit et une sous-branche de la sociologie en général. Ce qui à mon avis, nous conduirait à adopter des instruments d’analyse dont je crains que et je m’inclus dans la critique , on ne soit pas tous capables de les utiliser avec une grande pertinence. Alors, je voudrais être bien clair sur le fait que…

CARLOS PIMENTEL :

Ce qu’ils pensent d’après ce qu’ils disent, ce n’est pas pareil.

ARNAUD LE PILLOUER :

Oui, ce qu’ils pensent d’après ce qu’ils disent, justement j’y viens, sur là où peut se situer la limite. Je voudrais être bien clair sur le fait qu’il ne s’agit pas du tout de défendre un petit pré carré disciplinaire ici. Il s’agit de savoir si en tant que juriste on ne pourrait pas avoir quelque chose à dire de particulier, de spécifique sur cette question qui serait différente de ce que pourraient en dire les sociologues très compétents. Alors, il me semble que pour qu’on ait quelque chose à dire de particulier, il faudrait qu’on s’intéresse non pas à ce qu’ils pensent ou même à ce qu’ils disent, mais à ce qu’ils font ou à cette pensée en action si on peut dire les choses différemment. Pour être plus précis, il faudrait s’intéresser à leurs interprétations. Et ce sur quoi en effet, on a quelque chose à dire, je crois, c’est bien ces interprétations de la constitution, non pas parce qu’elles révèleraient une certaine conception constitutionnelle ou politique mais plutôt on peut se demander comment ces interprétations sont-elles produites, comment est-ce qu’elles s’articulent avec d’autres interprétations par d’autres organes, sur quoi elles se fondent, l’argumentation, comment est-ce qu’une interprétation apparaît ? Comment est-ce qu’elle évolue ? Ça, ça me semble un travail que la sociologie même constitutionnelle n’est pas en mesure de faire parce que ça fait appel à une compréhension du système. Et à mon avis en effet beaucoup de réponses à ces questions ne peuvent pas être trouvées en s’intéressant à la seule pensée des acteurs politiques.

CARLOS PIMENTEL :

Une question : qu’est-ce que tu entends par non pas seulement ce qu’ils pensent ce qu’ils pensent, en fait, on n’en sait rien ou ce qu’ils disent, mais ce qu’ils font, ça veut dire quoi ?

ARNAUD LE PILLOUER :

C’est-à-dire, je crois que par rapport à ce qu’on disait tout à l’heure, je ne suis par sûr d’adhérer complètement à ce que disait Jean-Marie Denquin tout à l’heure, c’est-à-dire, qu’il y aurait quelque chose de purement politique dans la…

JEAN-MARIE DENQUIN :

Ça tombe très bien, sinon ce serait du consensus.

ARNAUD LE PILLOUER :

Par exemple, le fait que le premier ministre démissionne sur demande du président de la république serait un phénomène politique : il me semble que toute activité d’un organe constitutionnel qui se traduit en un acte juridique quel qu’il soit, par exemple une démission, consiste parce que c’est toujours le cas en une application de la constitution, donc une interprétation de la constitution dans un certain sens. Parmi les raisons qui conduisent un organe à adopter tel acte, il y a des motifs d’ordre politique, ça me parait évident ; simplement on peut essayer de s’intéresser à des facteurs qui ne seraient pas politiques mais qui tiendraient au système constitutionnel, à une compréhension globale du système constitutionnel…

JEAN-MARIE DENQUIN :

Si je peux juste un mot sur ce point : ce que je voulais dire, c’était simplement que, à mon avis, l’hypothèse de l’existence d’une norme est inutile, c’est tout. Je suis un partisan du rasoir d’Ockham, quand ça sert à rien, ce n’est pas la peine. Je ne vois pas dans ce cas là, la nécessité de poser une norme juridique, de considérer ça comme l’application d’une norme juridique. Que cela ait une signification juridique, que ce soit un acte juridique, bien sûr, j’en suis d’accord mais dire qu’il y a du devoir être par là-dessous, là non. Je n’aime pas le devoir être.

ARNAUD LE PILLOUER :

Je crois que la question ne peut pas se poser telle que vous la formulez. Le rasoir d’Ockham, ça me va très bien mais il faudrait poser cette question de manière plus générale, c’est-à-dire que, si on la pose peut-être sur la question du premier ministre, on n’en a peut-être pas besoin. Mais de manière générale sur la compréhension d’un système constitutionnel, je crois que l’aborder en terme de norme n’est pas inutile et même, au contraire, peut simplifier un certain nombre de questions qui paraîtraient bien complexes si on les analyse en termes politiques.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Le problème est un peu vaste pour qu’on en traite ce soir mais je me contenterais du fait que vous me disiez que dans le cas du premier ministre on peut s’en passer.

ARNAUD LE PILLOUER :

Bien sûr qu’on peut s’en passer, c’est une question de point de vue évidement. C’est-à-dire qu’on peut analyser n’importe quel phénomène dans la nature à partir d’une grille d’analyse sociologique, psychologique, politique et juridique me semble-t-il. Donc évidement, c’est un point de vue, il peut être adopté et je crois qu’on peut avoir intérêt à l’adopter parce que je pense qu’on peut avoir quelque chose à dire de différent de ce que pourraient en dire des sociologues ou des politistes.

RENAUD BAUMERT :

Je trouvé très intéressante aussi l’intervention du Pr Combacau et le résumé que vous en avez fait qui permet de relancer la discussion et de reposer les choses importantes. Alors la question que vous posez, de savoir jusqu’où peut-on aller dans la subjectivation du droit, enfin dans une construction subjective du droit ? Je dirais : très loin. C’est peut-être que l’on peut faire une différence avec des méthodes plus classiques. Le plus loin qu’on peut aller, c’est de considérer que les règles existent à partir du moment où elles existent, il y a un consensus dans la tête des acteurs juridiques. C’est peut-être d’ailleurs un peu trop court. En ce qui concerne les prétentions juridiques, on peut considérer qu’une nouvelle interprétation constitutionnelle, on peut la qualifier de prétention à partir du moment où il y avait jusque-là une interprétation consensuelle et qu’un acteur a dit une chose qui semble nouvelle, qui semble changer quelque chose à l’interprétation qui était communément admise. Je ne suis pas sûr qu’il faille les utiliser uniquement pour les organes constitutionnels, ces prétentions juridiques, parce qu’elles peuvent très bien venir de la faculté, elles peuvent très bien venir de cercles lettrés et être tout à fait intéressantes et avoir à terme une influence sur le système juridique. Il est tout à fait possible, par exemple que les professeurs disent : « il faudrait que le juge constitutionnel ou le Conseil d’État prenne telle ou telle décision ». Là, il serait tout à fait intéressant de voir d’où ça part. Et ces prétentions juridiques… ce qu’on peut apporter de plus à leur connaissance… quand je disais une approche sociologique pour les connaître, je pensais plutôt à une sociologie de type compréhensif, c’est-à-dire une sociologie… excusez-moi, comment les acteurs se représentent leurs actions, la signification de leurs actions et donc ce n’est pas forcément une sociologie de type, qui a telle habitude, etc. C’est un peu à ça que je pensais. Ce que peut apporter sans doute le regard du juriste en plus, c’est le fait que ces prétentions juridiques ne sont pas des prétentions toujours purement politiques. Il y a souvent une composante de théorie du droit qui rentre dedans. Par exemple dire à un moment donné dans un système qu’il n’y a pas de contrôle de constitutionnalité et qu’il faut en installer un parce qu’il y a une hiérarchie des normes, cet argument n’est pas en soi un argument directement politique. Il peut avoir dans tel contexte ou dans tel contexte des effets politiques différents, en soi, c’est un argument de théorie du droit. Et ça c’est le type d’arguments qui sont souvent, qui sont parfois, hélas il faut le regretter, mal compris par un certain nombre de collègues politistes qui considèrent qu’il n’y a que les motivations politiques qui expliquent ce type de prétentions juridiques. Là où il y a un gain à faire, je pense que c’est déjà ça. C’est un gain en terme d’interprétation en utilisant les outils de la théorie du droit ou de la philosophie du droit comme les outils parfois descriptifs de ce que les gens ont dans leur tête. Je crois que je ne suis pas clair du tout mais enfin.

Il y a également dans cette prétention parfois, des composantes historiques, c’est-à-dire, rééditer ce qui existait déjà. Dire, « ah, ça fonctionnait comme ça dans le droit de l’Empire et bien dans le droit de la République de Weimar, on va faire pareil ». C’est un réflexe qui est assez fréquent. Ceci implique, là aussi une connaissance de juriste, c’est-à-dire une connaissance de ce qui se pratiquait sous l’Empire, de la manière dont c’était interprété sous l’Empire et une filiation intellectuelle. Et ça ne serait-ce que pour expliquer une position qui est actuelle au moment où on l’a posé. Pareil pour la question de l’interprétation de l’article 49, alinéa 1, difficile évidement de comprendre ces interprétations contradictoires et ces prétentions contradictoires sans faire un minimum d’histoire intellectuelle constitutionnelle. C’est peut-être là qu’il y a une plus-value à apporter dans l’approche de droit politique.

Enfin un dernier point qui sera encore moins clair que le précédent, la question des prétentions qui s’affrontent, qui sont concurrentes, c’est aussi à terme celles de la création du consensus ou de la crise. On peut considérer qu’il y a crise quand il y a beaucoup de prétentions concurrentes sur un même objet, que la crise est parfaite quand les prétentions sont tellement différentes que les acteurs ne se comprennent même plus, ça, ça arrive parfois, c’est beau et qu’au contraire, il y a une situation normale, une situation de consensus quand tout le monde est d’accord. Et ici, je crois qu’il y a deux choses à distinguer mais un travail analytique permet de le faire. Il y a la reconnaissance par le système juridique, c’est-à-dire soit par les interprètes authentiques soit par les créateurs du droit, reconnaissance par le système juridique de telles ou telles prétentions. Tel groupe d’intérêt propose qu’on interprète les choses de cette manière et puis le président de la république décide, le conseil constitutionnel en 1962 dit : « d’accord, formidable », là on voit très bien : donc reconnaissance par le système juridique lui-même. Ou bien et c’est des choses qui peuvent être complètement découplées, ou bien largeur du consensus ou étroitesse du consensus auprès de l’opinion qui débat de la chose. On peut se retrouver dans des situations où tout le monde est pour une solution sauf le système juridique. Ça peut arriver, je pense qu’il est bon au contraire. Enfin, tout ça est exprimé dans un désordre qui fait le charme de mes interventions. Seulement pour dire, cette histoire de prétention juridique, je pense qu’il est bon de l’étendre à des acteurs qui ne sont pas seulement des organes constitutionnels parce qu’on en apprendra plus, à la fois sur le fonctionnement de ces acteurs non organiques constitutionnels, mais aussi sur le fonctionnement des organes constitutionnels, parce qu’on arrivera alors à pister à comprendre de quelle manière ils ont pris telle décision, on comprend comment le consensus s’est fait dans tel sens ou dans tel autre.

Et enfin, une toute dernière précision, juste un dernier point, c’est un point intéressant que vous évoquiez dans le papier sur la question de savoir comment se formait le compromis. Je pense que l’une des choses auxquelles il faut être sensible, c’est que le but politique et le but de l’interprétation, les prétentions rivales continuent après que l’on est arrivé à un point d’équilibre, bien souvent. Dire que, je ne connais pas bien l’exemple que vous évoquiez, donc je prends tous les risques en même temps, celui du droit de vote, extension du droit de vote en Angleterre /Carlos Pimentel : la réforme de 1832/, une réforme que je ne connais pas du tout, donc j’en parle avec toute la liberté d’esprit que cela implique. Je suppose que ceux qui l’ont combattu dans un premier temps, s’y sont ralliés, c’est ce que vous dites dans le document, mais ce serait intéressant de voir s’ils s’y sont ralliés en réinterprétant la nouvelle institution qui vient de naître. Ne s’y sont-ils pas ralliés en disant par exemple : « oui, droit de vote, d’accord, mais c’est un moyen non pas de transmettre la volonté du peuple vers le représentant mais de trouver la véritable élite, par exemple ». Là c’est intéressant parce que la lutte continue et les conceptions changent.

ARMEL LE DIVELLEC :

Objection juste sur ce point là. L’exemple ne me parait pas tout à fait bien choisi parce que la réforme de 1832, ce n’est pas une controverse sur quelle norme constitutionnelle. C’est un choix politique étendre ou pas le suffrage, de créer un nouvel équilibre dans les organes de la couronne, le gouvernement, les chambres, ce n’est pas une controverse sur une norme constitutionnelle. C’est plus un choix politique, la démocratisation partielle ou non du régime. Donc, c’est un débat intéressant bien sûr, on peut se poser la question, mais on n’est pas tout à fait dans le même genre de discussion.

CARLOS PIMENTEL :

Il y avait un débat sur ça : est-ce que ça va tuer ou pas tuer le pouvoir de l’aristocratie quand même.

ARMEL LE DIVELLEC :

Ce n’est pas le problème des normes constitutionnelles à mon avis.

RENAUD BAUMERT :

J’ai un autre exemple qui, je pense, est intéressant mais dont je ne voulais pas parler parce que c’est dans ma thèse et je ne voulais pas toujours tout ramener à cela. Mais l’exemple de la controverse sur le contrôle de constitutionnalité sous la République de Weimar : il y a une solution qui est à un moment donné, en l’absence de toute inscription juridique du contrôle de constitutionnalité, on a une décision du tribunal du Reich qui se confère le droit de contrôler la constitutionnalité des lois, qui le confère de manière incidente au juge ordinaire. Ce qu’on observe à ce moment-là, c’est que les adversaires de ce système, les adversaires du contrôle de constitutionnalité vont accepter le principe du contrôle de constitutionnalité mais ils vont essayer de changer le titulaire du contrôle. C’est-à-dire, essayer de le confier à une Cour sur le modèle autrichien. Et là, c’est intéressant parce qu’on a une évolution jurisprudentielle qui entérine d’une certaine manière certaines prétentions juridiques et les adversaires de cette prétention vont dire : « bon, là ce n’est plus jouable, le principe est désormais entériné, tout ce qu’on peut faire, c’est discuter des détails de l’organisation qui peuvent être fondamentaux ». Et là on voit un consensus ou ce qui peut s’apparenter à un consensus alors qu’en réalité, c’est la poursuite de la lutte parce que les adversaires du système décidé par le Reichgericht vont se tourner vers le législateur et dire : « il faut faire une révision constitutionnelle pour changer le système ». C’est souvent difficile de savoir quand on a un consensus une fois qu’une prétention juridique s’est imposée dans le système.

BRUNO DAUGERON :

Brièvement, non pas pour pousser un cri mais pour enfoncer un clou encore que le clou se maintient parfaitement tout seul. Je ne voudrais pas donner le sentiment de faire la stéréo du Professeur Denquin mais néanmoins, je vais un petit peu poser ce qu’il a dit tout en étant parfaitement d’accord avec Arnaud Le Pillouer et en le rejoignant sur l’enthousiasme et en même temps l’interrogation qu’a suscitée l’intervention du Pr Combacau. J’ai eu exactement le même réflexe que lui, après. C’est-à-dire que je suis allé me replonger dans son manuel de droit international public et dans son ouvrage sur le droit des traités pour essayer de comprendre, pour savoir comment fonctionnait le droit international public. Et quelle comparaison on pouvait faire avec le droit constitutionnel. Il me semble qu’il y a une différence essentielle, en tout cas c’est ce qu’il explique et ce que j’ai compris de ce qu’il expliquait, entre le droit international public et le droit constitutionnel, c’est que le droit international public en quelque sorte est un système qui se suffit à lui-même. Qui n’a pas besoin en quelque sorte de retour vers une norme originelle qui pourrait être la constitution d’un État interne. Il faudrait évidement développer, peut-être qu’on donnera des développements tout à l’heure, mais la différence essentielle avec le droit constitutionnel interne c’est qu’il y a un retour à la constitution. Prenons un exemple, par exemple de la cohabitation, à partir du moment où tout le monde sait qu’elle a plus ou moins été violée ou appliquée comme dit Georges Burdeau, le viol par consentement mutuel n’existant pas dans notre droit, parlons d’évolution, vocable indulgent qui absout la faute au moment où il la révèle. Mais néanmoins, il y a un retour aux textes et les acteurs politiques en 1986 on fait retour à la constitution. Je me souviens du dessin de Plantu paru dans le Monde au lendemain du 16 mars 86, c’était l’époque du Salon du Livre et Plantu dessinait Chirac et Mitterrand sortant du Salon du Livre les bras remplis de piles de livres sur lesquelles il était marqué « constitution » en se souhaitant mutuellement bonne lecture.

Ça veut bien dire que dans cette notion de droit non écrit on revient toujours au droit et ça me mène à la deuxième partie rapide de mon intervention en faisant une incise que j’ai oublié de faire en disant que j’enfonçais le clou tout en ayant été particulièrement impressionné et peut-être même m’ayant fait vaciller mes convictions par le contre rendu que vous nous avez fait parvenir, notamment à propos de la constitution Grévy. Il ne reste pas moins que le deuxième point qu’à mon avis il faut quand même évoquer, c’est la notion de droit politique sur laquelle peut-être on n’est pas resté suffisamment. Parce que dans la notion de droit politique, il y a droit et politique. Ceux qui sont favorables à cette notion nous expliquent : « attention, dans droit politique, il y a politique ». Qu’est-ce que ça sous entend implicitement ? Ça sous-entend que le droit est incapable de rendre compte de logiques qui sont propres à la politique et que par conséquent, il ne faut pas trop se fier au droit constitutionnel, à une norme ou à un texte parce qu’au fond c’est ne pas être réaliste, c’est éventuellement faire du juridisme et ce n’est pas tenir compte d’une pratique. Ça c’est un petit peu la vulgate, je ne dis pas qu’elle ne soit pas affinée, d’ailleurs. Et au fond, ça donne envie de s’intéresser sur…, nous dire ça au fond, c’est nous proposer une sorte de méthode pour mieux comprendre le fonctionnement du droit constitutionnel dans ce qu’il a précisément de pas totalement juridique.

Donc finalement le droit politique d’un certain point de vue, c’est une sorte de méthode. Or quand on s’intéresse à la généalogie sur le droit politique, on pense —ça a été mon cas spontanément— à la référence de Rousseau, le Contrat social est le sous-titre des Principes du droit politique. Mais comment Rousseau définit-il le droit politique dans le Contrat social ? Il dit ceci : « chercher dans l’ordre civil s’il peut y avoir quelques règles d’administration légitime en prenant les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être ». Dans l’ordre civil, quelques règles d’administration, autrement dit, on a le sentiment, je serais tout à fait désireux d’avoir votre éclairage que Rousseau ne prend pas le droit politique comme une méthode mais comme un objet. Et que cet objet-là n’a pas le même sens que nous lui donnons actuellement, parce qu’entre-temps et on ne s’est pas interrogé là-dessus, il est fort probable que le mot, certainement pas le mot droit, encore que, mais le mot politique a changé de sens. Ce n’est pas la même chose et autrement dit, ça pose la question, que connaît fort bien le Pr Denquin pour me l’avoir enseigné, de la discontinuité des choses sous l’apparente continuité des mots. Et si le mot politique au sens du droit politique de Rousseau, actuellement ne veut pas dire la même chose, on ne sait toujours pas exactement ce que ça peut vouloir dire, rapport de force, partisan etc., bon très bien. Mais le problème c’est que moi j’ai envie de rétorquer à ceux qui disent que droit politique, il y a politique que dans droit politique, il y a droit. Et qu’une fois qu’on a fait droit justement à la partie politique qu’il y avait dans cette notion-là, il n’en reste pas moins qu’elle n’annihile pas, elle ne supprime pas toutes les questions qui sont posées par le droit qui finissent un jour ou l’autre, tôt ou tard par se poser. Et c’est pourquoi, j’ai le sentiment, mais encore une fois je redis que ces convictions, ce que je veux dire, étaient sur le point de vaciller en lisant le compte rendu et en particulier, en lisant le problème de la constitution Grévy, parce que si on considère que la pratique n’est pas du droit, ça veut dire qu’on fait sortir toute la IIIe République de l’étude du droit constitutionnel. Il ne reste pas moins vrai que cette notion de droit politique, un peu comme les conventions de la constitution, est faite plus pour justifier, plus pour expliquer et en définitive une fois qu’on nous a dit : « ne vous inquiétez, c’est normal, c’est du droit politique », on ne sait toujours pas exactement quel problème relève du droit et si on peut traiter ce droit politique en juriste.

CARLOS PIMENTEL :

Donc, si je comprends bien, indépendamment des débats un peu méthodologiques sur est-ce qu’on saute le pas plus ou moins loin, un peu mais pas trop, complètement, etc., il y a aussi, au fond, sous-jacente, la question : « il ne faut pas tout juridiciser parce qu’il ne faut pas tout justifier, parce qu’il ne faut pas tout accepter donc, si je comprends bien, légitimer, et donc quelle est la place du fait pur et de la puissance là dedans qui ne doit pas être oubliée, jusqu’où faut-il aller, faut-il conserver la dualité pour ne pas contaminer mutuellement le monde du droit et celui de la politique ? » C’est ça ?

BRUNO DAUGERON :

Oui c’est ça, mais je n’ai jamais été persuadé d’ailleurs par l’opposition, la dichotomie entre droit et politique, ça me pose des problèmes considérables que je n’ai pas encore réglés, ça c’est certain. Mais le problème c’est que plutôt le mot pour désigner la chose parce que le droit c’est un mot et si les mots ont un sens, ça veut dire quelque chose. Donc, si on le plaque sur des mécanismes dont on sait par ailleurs qu’ils n’ont rien à voir avec lui, se pose à un moment la question de ce que peut vouloir dire le droit et notamment le droit constitutionnel et de la manière —assez subsidiaire qui va se poser pour moi et donc je me la pose— dont on est chargé de l’enseigner.

CARLOS PIMENTEL :

Au fond c’est un peu aussi la question me semble-t-il, je ne voudrais pas trop intervenir, mais pour reprendre quelque chose qui avait été dit tout à l’heure, sur l’exemple de la prétendue jurisprudence Accoyer. On est dans l’ordre du fait, on est dans l’ordre de la puissance, on est dans l’ordre de l’affirmation de la puissance, après la question est de savoir, est-ce que pour autant un jour, ça ne pourrait pas, le cas échéant —je ne le souhaiterais pas personnellement— devenir du droit ?

 

JEAN-MARIE DENQUIN :

Ça va devenir du droit si le successeur du successeur du successeur, si tous les successeurs le font. Actuellement, on ne peut pas dire et d’ailleurs de ce point de vue-là, la notion de prétention colle parfaitement à l’objet. Accoyer a émis une prétention, il appelle ça une jurisprudence dans son jargon mais il a émis une prétention. Il a dit : « voilà, j’ai le droit de faire ça, bien qu’un certain nombre d’éléments de textes semblent indiquer le contraire, mais j’ai le droit de faire ça. » Mais effectivement, tout sera décidé par la suite, le fait de savoir si ce sera un précédent ou si ce sera une épouvantable violation du règlement de l’Assemblée Nationale, ou un putsch comme ont dit les parlementaires socialistes.

CARLOS PIMENTEL :

Auquel cas me semble-t-il on n’occulte pas forcément le phénomène de la puissance et du pouvoir pur, me semble-t-il.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Non, c’est plutôt le droit.

CARLOS PIMENTEL :

Alors Denis Baranger m’annonce qu’il a une intervention un peu compliquée à faire, donc longue à faire donc, ce n’est certainement pas compliqué, je suis sûr qu’elle sera tout à fait lumineuse. Donc, je propose que Denis fasse son intervention et qu’ensuite on fasse une pause parce que nous un peu en train de dépasser le format horaire normal.

DENIS BARANGER :

J’ai été impressionné par les extraits de Jellinek qui étaient cités dans l’excellent article d’Olivier Jouanjan et en particulier par le caveat que nous adresse Jellinek pour nous dire que les idées qui ont conduit à la création des textes constitutionnels ont pu changer, très probablement évoluer. Et qu’au fond, dans le contexte de ce que nous appelons, nous, le droit constitutionnel, il y a probablement une succession de paradigmes ou de mode de compréhension qu’on ne peut pas esquiver. Ça m’a guidé pour négocier avec une gêne que j’ai, concernant l’emploi de cette terminologie par exemple de coutume ou de convention de la constitution. Je n’arrive pas à m’en servir, je n’arrive pas à prendre ma plume et à dire aujourd’hui, il y a de la coutume pour telle et telle raison ou des conventions de la constitution se créent dans tels et tels contextes. Pourquoi ? Parce qu’il me semble justement qu’on a glissé vers des… je ne sais pas comment dire ça… des modes de production du droit, des manières de dire ce que c’est que le droit qui ont changé. J’avais moi aussi, été frappé par les propos de Jean Combacau mais par d’autres choses, je me souviens je crois qu’au début de son intervention, il avait —je vais le dire d’une manière inappropriée mais en gros— dit qu’il y avait en droit international une différence à faire entre les faits qui conduisent à ce que de la coutume s’établisse et puis l’emploi du terme « coutume » pour caractériser une règle. Par exemple un juge international va dire qu’il y a une coutume alors qu’il y a une occurrence d’un fait, il va employer le terme « coutume » comme un label, comme une manière de caractériser un format de normativité. Or on ne peut pas dire qu’il est eu une construction progressive par une série de précédents ou une série d’évènements etc. Ça me semble l’illustration de choses que moi j’ai observées par ailleurs : par exemple, en 1931, au moment de la conférence de Westminster, les représentants des Pays du Commonwealth se mettent autour d’une table et décident qui va y avoir une nouvelle convention de la constitution qu’on va tout de suite mettre par écrit. Donc au fond, il y a des moments ou comme un terme a une sorte de valeur de reconnaissance de normativité, c’est bien d’appeler ça « coutume » parce qu’on sait que c’est relié au droit et on sait que c’est un peu relié au fait. On appelle ça « coutume » alors même que ça n’a rien à voir avec le mode de production qu’on associe normalement à ce terme. « Convention de la constitution », c’est pareil, on va mettre sur le papier quasiment dans une loi, dans le préambule d’une loi, une convention de la constitution ou dans un traité, c’est parce que c’est commode de dire ça comme ça. Les temps ont changé et nous on n’arrive pas à faire ça, on n’arrive pas à dire que Bernard Accoyer a opéré de manière coutumière. Il dit qu’il fait jurisprudence. Voilà, c’est d’ailleurs intéressant qu’il ait dit ça et ça me conduit à lancer un appel à la Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger pour rouvrir sa chronique de jurisprudence parlementaire fermée depuis l’année, j’imagine 1938, ou je ne sais pas combien 1945 ? Je ne sais pas trop, voilà.

Je pense qu’il y a eu changement de registre et je crois qu’aujourd’hui le registre est celui de la, enfin simplement j’allais dire de la juridiction constitutionnelle. C'est-à-dire, non pas qu’il y a des cours qui disent des choses à propos de la constitution mais que désormais c’est comme ça, je le dis de la manière la plus pragmatique et la plus terre à terre, désormais, c’est comme ça qu’on fait. Celui qui ne commente pas des décisions constitutionnelles ne fait plus de droit constitutionnel, une sorte de fait sociologique de la connaissance. Or nos juges n’identifient plus de coutumes, le terme de convention de la constitution leurs paraîtrait incongru, ils procèdent autrement mais dans le riche matériau que charrie leur intéressante jurisprudence, il y a quand même tout. C’est-à-dire, qu’au subjectivisme auquel appelle Carlos et je me rallie absolument à ça parce que je pense quand je dis un truc sur le constit., c’est du constit., et ma concierge aussi, et le secrétaire général du Conseil constitutionnel quand il publie son commentaire d’une décision avant que la décision ne soit rendue publique sur le site du Conseil constitutionnel aussi. Donc il y a subjectivité naturelle parce que ce n’est pas parce qu’un truc se voit frappé du label de l’autorité de telle ou telle juridiction que c’est —à mes yeux— que ça change les choses, pour ne pas dire autrement. Mais si en ordonnée, on met la subjectivité, moi je mettrais en abscisse le pluralisme, c’est-à-dire, qu’il n’y a absolument pas que des normes dans le territoire du droit et c’est la jurisprudence constitutionnelle qui nous le dit. Aujourd’hui si l’on va chercher… Armel disait : « il y a l’organisation institutionnelle d’un côté, les droits de l’homme de l’autre », et nous avons maintenant un nouveau vocabulaire disponible dans la jurisprudence constitutionnelle qui recouvre à peu près tout ça. Mais il le recouvre différemment et il ne permet plus que ce soit dit autrement selon des modes éventuellement plus adéquats. C’est-à-dire que la manière subtile dont la littérature de droit constitutionnel de la IIIe République a bâti des choses très impressionnantes pour expliquer la constitution Grévy, l’article de Capitant, etc… l’intelligence qui a servi à comprendre la IIIe République comme étant quand même autre chose que les lois constitutionnelles de 1875, aujourd’hui, c’est comme quand on explique, si vous voulez, qu’on arrive plus à re-sculpter un truc dans les cathédrales gothiques, parce qu’il n’y a plus de gens qui savent faire, il n’y a plus de gens qui savent ce droit constitutionnel-là. Mais sur un mode pauvre, la jurisprudence constitutionnelle, et ceux qui la commentent ont des terminologies qui servent à ça, on va lire dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel des standards nouveaux du type : il y avait la place de l’élection du président de la république au suffrage universel direct dans le fonctionnement des institutions de la Ve République. Évidemment, vous en trouverez d’autres, l’esprit des institutions, la balance des pouvoirs qui serait la justification du fait qu’on ne contrôle pas les amendements à la constitution. On est d’accord, ce n’est pas génial, ça ne vaut pas grand-chose, ça n’explique rien. Ce sont des labels qui servent à dire : « circulez, il n’y a rien à voir ». Je vous parle de ça mais ce n’est pas très intéressant, ça me sert surtout, par exemple, c’est très typiquement des labels que le juge français utilise pour déclarer la non justiciabilité d’un certain nombre d’actes. Là où les juges allemands ou indiens, etc., vont utiliser comme ça des standards venus de nulle part pour étendre leurs compétences, le juge français va les utiliser pour restreindre sa compétence. Pourquoi, parce qu’au fond la mutation constitutionnelle, pas exactement au sens de Jellinek, nous avons de la mutation constitutionnelle qui passe par d’autres voies et le juge couvre ça d’un voile un petit peu pudique en interdisant de contrôler en France, là où le juge allemand a pensé que c’était plus pertinent. Mais dans tous les cas, la marée s’est retirée, elle a laissé un certain nombre de choses sur la plage à découvert et on ne sait plus. Quand on voit l’immense créativité constitutionnelle de notre président et de son entourage depuis qu’ils sont au pouvoir, nous manquons de mot pour dire ça, les mots nous manquent mais en plus nous manquons de mots. On ne sait pas très bien, ils font des choses, il y a un agir constitutionnel en cours, nous n’avons pas absolument ce qu’il faut, pourquoi ? parce qu’il y a eu changement de paradigme et parce que les grilles de lectures, on appelle ça comme on veut, il y a sûrement une belle terminologie néo-kantienne pour dire qu’il y a des catégories produites subjectivement mais à valeur universelle qui pourraient couvrir tout ça, simplement on ne sait plus faire. Voilà, un petit peu un rapport avec le phénomène dont parlait Jean-Marie Denquin, c’est là, c’est de l’agir constitutionnel, ça devrait être l’objet d’un droit politique mais comme dit Jean-Jacques Rousseau, avant de faire du droit politique il faut d’abord consulter ses forces et nous n’avons plus comme collectivité intellectuelle les forces pour faire ça. Parce qu’au fond les processus intellectuels d’identification de transformation du fait en droit, il y a une très bonne terminologie chez Jellinek : il parle de reconnaissance, il parle de force normative du factuel. Nous n’avons rien, nous n’avons pas de mot pour parler de la force normative du factuel parce que les paradigmes ont évolué, que les mots « coutume » et les mots de « conventions de la constitution » ne nous sont à mon avis d’aucune utilité.

Deuxième partie

CARLOS PIMENTEL :

Et donc je demanderais aux intervenants et aux participants, s’ils le veulent bien, de faire des interventions un peu concises autant que possible. Et avant de lancer la deuxième session, Denis Baranger me disait qu’il avait une ou deux choses à dire qui lui semblaient directement en rapport avec les débats précédents et par conséquent on va l’écouter avant de passer à la deuxième partie du débat.

DENIS BARANGER :

Oui pardon, c’est peut-être un peu malvenu de reprendre la parole après l’avoir clos le précédent séminaire.

CARLOS PIMENTEL :

… avoir assassiné la précédente session…

DENIS BARANGER :

Non, non justement pas, c’était un peu ça qui me dérangeait, Armel a raison de moquer un peu ma tendance à dire que le droit constitutionnel est mort.

[coupure de l’enregistrement pour raisons techniques : perte d’à peu près 2 minutes]

Je persiste à penser que les Droits de l’Homme, ce n’est pas des normes, ça ne se prête pas à un traitement normatif, bien au contraire, ça a été conçu par les Grands Anciens pour échapper au raisonnement normatif : par exemple, pour ne pas être créés, pour ne pas être supprimés, et les juges en font usage. Et puis dernier exemple, ce que j’appelle le vocabulaire essentialiste, les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, c’est très intéressant, ça s’est retranscrit dans la manière d’écrire la constitution parce que maintenant vous avez des conditions essentielles d’exercice des libertés publiques dans l’article 73, je crois, de la constitution. Tout ça est intéressant et pour tout ça nous n’avons pas le bon vocabulaire. Il y a un travail théorique à faire dans le contentieux constitutionnel. Et deuxième chose et ça c’est une de mes suggestions que mes camarades jugent un peu délirante pour le projet ANR. Je pense qu’il faut faire une théorie de l’agir constitutionnel. C’est-à-dire, là où je comprends extrêmement bien ce que dit Jean-Marie Denquin et j’y adhère pleinement, j’ai une petite réserve de pensée qui est que je ne crois vraiment pas qu’il y ait de la politique pure, je ne crois vraiment pas qu’il y a des moments où le droit n’a rien à dire et n’a pas de capacité de dire quelque chose sur les fonctionnements politiques. Dès qu’on dit, le président de la république a fait ceci, on est déjà dans le cadre de la force normative du droit constitutionnel puisque on appelle ce monsieur le président de la république plutôt qu’autre chose.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Oui c’est vrai d’autres titres seraient plus adéquats. J’en ai proposé quelques-uns d’ailleurs dans mon article.

DENIS BARANGER :

Nous en avons tous à l’esprit… Mais comment dirais-je, voilà : il y a une théorie de l’agir constitutionnel à faire qui permettrait de ressaisir ce qui se passe institutionnellement pour que le droit à nouveau ait quelque chose à en dire. Et ça je pense que là —je ne sais pas si nous faisons de la doctrine et j’imagine qu’on serait bien les seuls à le penser mais— c’est le rôle constructif qu’on peut avoir de repenser les choses en disant : « il y a une action constitutionnelle ». J’entendais un de mes éminents collègues qui parlait tout à l’heure des organes constitutionnels, en France on pense qu’il y a des organes constitutionnels, aux États-unis on pense qu’il y a des offices de la constitution, ce n’est pas pareil, ce sont des doctrines de l’agir constitutionnel qui sont différentes. Quand on considère que le président des États-Unis a un devoir moral de se comporter de telle et telle manière et qu’il y a un retentissement de cette conception de devoir moral comme étant lié à son office sur le régime institutionnel que la constitution attache à ses comportements, c’est une doctrine de l’agir constitutionnel qui est différente de celle du président de la république en France et au fond de cette influence des catégories allemandes sur nos modes de pensée. Ça c’était mon premier point, donc au fond je fais un peu toujours dans l’apocalyptique mais aussi parce qu’apocalyptique veut dire révélation comme chacun sait.

Deuxième chose, j’ai été très frappé par ce qu’a dit Jean-Marie Denquin sur la coutume qui sert parfois à ne pas appliquer la règle générale, à faire prévaloir le fait individuel sur la règle générale. J’avais placé parmi mes suggestions de lecture pour ce séminaire, poliment et adéquatement relégué par notre directeur de projet dans la rubrique à ne pas lire et qu’on ne vous photocopiera pas, de très intéressantes conclusions de M. Rémi Keller, maître des requêtes au Conseil d’État, dans une affaire de 2006 qui portait sur la portée des lois d’habilitation dans le cadre du régime de l’article 38 de la Constitution. Il s’agissait de savoir si une habilitation qui avait été donnée au gouvernement de M. Jean-Pierre Raffarin, [l’était aussi] à celui de M. Dominique de Villepin. Est-ce qu’une habilitation qui est donnée par le Parlement au gouvernement de M. Raffarin peut être utilisée par le gouvernement de M. de Villepin en vue d’adopter des ordonnances ? Et l’idée à un moment de son raisonnement, qui est vraiment excellent, qui est très intéressant et assez cultivé, le commissaire de gouvernement, je crois que c’était encore à l’époque un commissaire de gouvernement dit en gros, je résume : « il y a un argument qui est que c’est une confiance personnelle qui a été donnée quand il y a eu l’habilitation, moi je vous dis de ne rien faire et je vous dis de considérer que validement des ordonnances, qui comme chacun sait restent des actes administratifs tant que blablabla, que ces ordonnances ont été validement adoptées sur la base d’une loi d’habilitation qui avait été donnée à un autre Premier Ministre ». Pour justifier ça, il dit une chose assez amusante et là je trouve que ça subsume exactement la définition qu’a donnée Jean-Marie Denquin, il dit en gros : « je ne vous propose pas exactement d’appeler ça une coutume constitutionnelle au sens strict du terme mais enfin quand même parce que c’est le moyen qu’on a de renverser le poids assez lourd de tous les arguments en sens contraire ». Il dit : « ce n’est pas du praeter, ce n’est pas contra legem, c’est praeter legem et enfin en gros, je ne vais pas appeler ça de la coutume parce que ça ne se fait plus, mais c’est exactement ça que je vous propose. Je vous propose de renverser tout ce qui plaide pour le constat de l’illégalité de l’ordonnance adoptée par le second gouvernement, celui qui n’avait pas été individuellement habilité, je vous propose quand même de maintenir ça, de la déclarer légale ». C’est extrêmement intéressant puisque c’est exactement ce que vous dites, c’est exactement le phénomène que vous décrivez et c’est l’illustration d’un moment où on utilise cette catégorie de la coutume pour opérer une mutation du droit constitutionnel français contemporain vers le déclin de l’idée de responsabilité personnelle et donc vers une interprétation institutionnelle de l’article 38 de la constitution. Il y a de la confiance dans l’article 38, il n’y a pas que dans l’article 49 qu’il y a de la confiance. Le rapport de confiance qui est au fondement du régime parlementaire se manifeste aussi par les lois d’habilitation, non ce n’est pas pratique, ça ne nous arrange pas, les modes de production normative qui sont les nôtres, en 2006 M. Pliplu a ses relations inter personnelles, moi je vous propose de dire que toute habilitation est valable pour tout premier ministre même quand ce n’est pas l’individu qui a obtenu cette habilitation. Et je vous propose pour ça d’appeler ça une coutume constitutionnelle. Ça me semble rentrer sous la description que vous en donniez.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Juste un mot sur ce point. Ça prouve que s’il avait lu autre chose que Favoreu, il aurait eu un autre argument beaucoup plus pertinent qui est que quand on a voulu donner une habilitation à un gouvernement nommément désigné en juin 1958, on l’a donné au gouvernement investi à une date précise et pas au gouvernement tout court. Donc a contrario, on pourrait en tirer la conclusion qu’un gouvernement, quand c’était donné à un gouvernement, ça n’est pas une confiance personnelle mais une confiance dans l’organe.

DENIS BARANGER :

Quand je faisais des TD de droit administratif, j’expliquais à mes étudiants qu’il y avait les cinq critères de l’établissement du droit public administratif et qu’il y en avait un sixième qui était que c’était le Conseil d’État qui décidait. Et là, c’est exactement pareil. C’est-à-dire qu’au fond, je dis que c’est un homme cultivé, donc il a eu des lectures dépassant celles que vous évoquiez… mais au fond, ce n’est pas très grave, on va décider de manière relativement discrétionnaire qu’on fait autrement, ce que je trouve extrêmement intéressant, c’est la position du label « coutume » sur ce procédé assez décisionniste.

JEAN-MARIE DENQUIN :

On n’a pas besoin d’un argument juridique. On dit : « c’est mieux comme ça ».

DENIS BARANGER :

« Les constitutions deviennent ce qu’en font les nations » a dit Malraux.

CARLOS PIMENTEL :DENIS BARANGER :

Je pense qu’il faudrait peut-être qu’on passe à notre deuxième session parce que nous sommes vraiment en train de prendre pas mal de retard, on pourra dans le cours de cette deuxième session d’ailleurs réintroduire éventuellement, on le fera très certainement, des questions qui se sont posées au cours de la première. Je suis frappé du fait que finalement ce qui apparaissait très largement consensuel lors du séminaire précédent tend à se subdiviser pas mal aujourd’hui en interprétations concurrentes voire opposées. C’est tout à fait normal. Je ne me hasarderais pas à poser, à re-synthétiser tout cela puisque j’ai été moi-même le fauteur de synthèse en premier ressort. Il me semble clair qu’on aborde en tous cas des débats qui, me semble-t-il, débouchent sur deux ordres de réticences assez différentes. Il y a des réticences en termes de limites disciplinaires, c’est une chose que voilà : quel est le territoire mutuel des juristes, des sociologues etc. ? Et puis il y a des réticences aussi plus fondamentales, plus brûlantes disons, l’objection Denquin si j’ose dire, sur parfois l’hétérogénéité radicale entre le droit et le fait. Et là-dessus, nous avons des divergences et c’est tout à fait normal. Alors, étant donné que manifestement, une vraie divergence d’approche existe, je vous propose de passer à des exemples plus précis qui sont, me semble-t-il, hautement problématiques sur les grands conflits constitutionnels français et sur la place qu’il faut accorder à des interprétations de la constitution, constitution Grévy, constitution gaullienne en gros pour le dire vite, dans un contexte où on a par rapport à l’exemple anglais une difficulté fondamentale à trouver des consensus durables. Et finalement, c’est un peu la crise constitutionnelle permanente, pendant très longtemps, par effet induit du traumatisme révolutionnaire. Qu’est-ce qu’on peut en dire ? Est-ce qu’on doit et dans quelle mesure considérer qu’il y a une valeur juridique dans la constitution Grévy, il y a ou pas une valeur juridique dans le présidentialisme français ? Ce sont des questions qui sont délicates, qui sont également assez polémiques puisqu’on voit bien que ça a directement des conséquences sur l’appréciation que l’on peut avoir, pas seulement de la situation actuelle de la constitution de la Ve République, que de reconnaître une valeur à la responsabilité que le premier ministre pratique face au président. Et donc là-dessus, est-ce qu’on peut parvenir à sinon une convergence des analyses, du moins, à des raisonnements communs ?

Sachant que, me semble-t-il, ça pose aussi la question, indépendamment de savoir si on trouve que le présidentialisme français est scandaleux et que l’on ne peut quand même pas reconnaître une valeur juridique n’importe comment —je caricature un peu— mais au-delà de ces questions de divergences, il y a aussi une question de fond qui a été un peu abordée lors du séminaire précédent mais qu’on n’a pas vraiment approfondi sur si on est d’accord sur le fait qu’il peut se former du droit à partir de prétentions qui au départ peuvent être extrêmement politiques et très politisées ? Comment faut-il l’interpréter, est-ce qu’il faut adopter une conception décisionniste de la formation de ce type de droit ou est-ce qu’il faut au contraire adopter une conception consensualiste ? Ce serait par la reconnaissance mutuelle par les acteurs constitutionnels —au sens étroit ou au sens large d’ailleurs pour reprendre ce qui a été dit tout à l’heure, ce n’est pas forcément que les organes de la constitution— ce serait par la reconnaissance mutuelle que se ferait éventuellement le droit et que ce qui était puissance au départ deviendrait in fine du droit ou pas, ne le deviendrait jamais si les divergences se prolongent. Ou bien est-ce qu’au contraire, il y a des cas de figure (et si oui, à quelles conditions ?) dans lesquels on peut considérer que c’est, de façon plus schmittienne, une décision qui a tranché une controverse et qui a consacré une victoire politique, un droit nouveau. Il me semble que c’est un peu ce débat théorique de fond qui transparaît en filigrane à travers les controverses qu’on pourrait avoir sur ces conflits constitutionnels français et que peut-être d’ailleurs, ces deux conceptions ne sont pas nécessairement mutuellement incompatibles. Je ne développerai pas comme je l’avais fait dans le papier de synthèse, je ne veux pas parler trop longtemps mais il y a peut-être une place pour ces deux conceptions, tout simplement selon que les parties en présence acceptent ou pas le principe selon lequel un arbitre qu’ils reconnaissent mutuellement tranche sur leurs conflits mutuels. Auquel cas, ça peut donner du décisionnisme mais pas de la souveraineté, au sens où le souverain ne s’autoproclame pas (il est simplement constitué comme tel par les parties) ; ou bien ne pas donner de décisionnisme, si le conflit est tel qu’il persiste entre deux interprétations et qu’on ne reconnaît personne comme étant susceptible de le trancher, alors on resterait dans l’hypothèse d’une crise qui ne pourrait se résoudre que par l’instauration progressive d’un consensus. Voilà les deux grandes pistes que je voulais lancer pour cette petite deuxième session et on va immédiatement passer au débat.

ARMEL LE DIVELLEC :

C’est au cœur d’une chose qui me préoccupe et je ne sais pas, là pour le coup si on va être d’accord, probablement pas. Est-ce qu’on peut reconnaître une valeur juridique à la constitution Grévy nous dis-tu, ou bien à la constitution gaullienne, en quelque sorte ? Le débat me paraît un peu mal posé parce que précisément, je ne crois pas qu’on puisse présenter les choses exactement dans ces termes-là. N’a de valeur juridique que ce que j’appellerais un système de gouvernement donné, ici celui de la France après 1877 ou de la France après 1962, si on veut. Je pense qu’on assimile là, encore une fois, les règles juridiques qui n’existent pas per se qui doivent être interprétées, appliquées, concrétisées dans certains cas, et puis ensuite il y a l’effet de système. Il y a l’équilibre général du système qui lui évidement n’est pas que juridique. Donc on ne peut pas, à mon avis, de mon point de vue, se poser la question en ces termes-là parce qu’il est évident qu’un système de gouvernement ne repose pas que sur des normes. Il est structuré en partie par des normes, pour moi, plutôt des normes cadres ou un ensemble qui fait un cadre plus ou moins contraignant, plus ou moins déterminé avec plus ou moins de contraintes pour les acteurs bien sûr. Mais évidemment la détermination positive n’existe jamais par les seules normes, pas plus d’ailleurs que les normes juridiques, que ce qu’on pourrait appeler des normes purement politiques, parce ce que je crois qu’il y a en fait tout un dégradé de… j’allais dire de normes, mais justement je ne voudrais pas que… peut-être, de normes et peut-être de principes ou de contraintes dans lesquelles je ne mets pas que du droit. C’est en cela que pour moi la notion de droit politique est non problématique de ce point de vue-là car effectivement elle est mixte. De ce point de vue-là, quand Denis Baranger en appelle à une théorie de l’agir constitutionnel, probablement ne comprenons-nous pas tout à fait les mêmes choses là-dedans, mais ça va dans le sens de ce que je crois. Il faut préciser pour comprendre un système de gouvernement donné —mettons la France de la Ve République depuis 60 ans— le dégradé de ce qui est le droit de la constitution, de ce que sont des règles peut-être non écrites et de nature mixte pas seulement juridiques et puis des pratiques ou des agencements qui sont contraignants pour les acteurs mais qui ne sont pas effectivement du droit strict ou non strict d’ailleurs. Et ça, il faut que nos théories constitutionnelles soient capables d’inventer une manière intelligente de parler donc de cet agir constitutionnel dans lequel le droit n’est qu’un élément, et le droit avec différents degrés, un droit strict puis un droit qui est plus de l’ordre de la convention, si l’on veut encore garder une place… mais il n’y a pas que les problèmes les plus brûlants qui ont été évoqués. Je crois qu’il y a d’autres sujets sur lesquels le terme de convention peut être tout à fait appliqué de manière non problématique. Donc encore une fois, moi je plaide plutôt pour une distinction un peu plus rigoureuse entre les ordres de problème d’ordre de discours qu’on tient en distinguant ce, dans le composé constitution au sens large, ce qui relève du droit de la constitution et ce qui permet de construire un système de gouvernement… on pourrait dire aussi la constitution réelle. Et si Jean-Marie Denquin qui serait le meilleur pour le faire, n’a pas été capable d’écrire ce qu’est la vraie constitution française, en effet comme il l’a dit parce que c’est impossible : on ne peut pas tout ramener à une norme ponctuelle. Ce qui est en fait une habilitation générale —la compétence d’un organe ou un ensemble de compétences—produit des déterminations positives dans les comportements, qui varient aussi ne serait-ce que selon les personnalités et selon les conjonctures. Donc en fait on a un effort d’invention des composants de cet ordre constitutionnel dans ce qu’il est positif, quand on essaye de déterminer un peu plus près de ce qui fonctionne réellement et ça c’est un travail dans lequel les juristes doivent avoir leur part entière et ça fait appel à des qualités. Les juristes peuvent travailler aussi avec les autres.

CARLOS PIMENTEL :

Alors, question : dans ce cas-là, est-ce que tu diras que la constitution Grévy, ce n’est pas du tout du droit ? Et que c’est un peu du droit mais pas seulement ou que ce n’est ni du droit, ni de la politique ni autre chose et sinon quoi ? Enfin, comment places-tu le curseur ?

ARMEL LE DIVELLEC :

C’est du droit en ce sens qu’elle est encadrée par des normes juridiques, par des interprétations de normes juridiques et par des pratiques politiques. C’est du droit mais, enfin c’est du droit politique mais ça n’est pas que du droit et en effet pour moi, c’est un certain équilibre obtenu dans un cadre qui lui est largement formé d’un ordre-cadre normatif. C’est un équilibre obtenu par un ensemble de décisions convergentes et de consensus parce que contrairement à ce que tu laisses entendre, il y a quand même un certain consensus dominant qui a permis à cette constitution Grévy de durer jusqu’en 1940 même s’il y a eu des opposants, mais globalement le consensus l’a emporté, surtout après 1914. Et évidemment on est dans quelque chose qui concerne les juristes, qui n’est pas de la pure politique, on a atteint un certain équilibre, un agencement contraignant dans lequel le consensus a fini par l’emporter.

CARLOS PIMENTEL :

Ce n’est ni du droit, ni pas du droit, c’est un peu des deux.

ARMEL LE DIVELLEC :

Il faudrait le dire un peu plus élégamment mais oui bien sûr.

CARLOS PIMENTEL :

C’est de la politique avec des vrais morceaux de droit dedans ou l’inverse, si je comprends bien.

ARMEL LE DIVELLEC :

As-tu l’illusion qu’on peut faire quelque chose de purement juridique ou qu’il faille faire quelque chose de purement politique, non bien sûr. Donc forcément c’est un peu des deux. Ce qui nous reste à inventer ce sont des articulations un peu fines.

CARLOS PIMENTEL :

La question, c’est celle de la valeur, est-ce qu’il y a une valeur, est-ce qu’il n’y en a pas ? Si oui laquelle ?

ARMEL LE DIVELLEC :

Tu veux reconnaître une valeur juridique à un équilibre général ?

TRISTAN POUTHIER (Doctorant de l'Université Panthéon-Assas Paris II):

Très exactement sur la question de cette échelle du juridicité au niveau du caractère politique, puisqu’apparemment on a déterminé en renversant complètement l’approche du Pr Denquin. C’est-à-dire en supposant que toute prétention constitutionnelle à l’époque moderne aspire à se traduire en normes écrites et, à partir de là, on regarde quelles sont les raisons pour lesquelles elles ne se traduisent pas en normes écrites. Et là, à partir des raisons qui sont avancées pour ne pas traduire en normes écrites, on pourra évaluer en quelque sorte le caractère précisément juridique ou moins juridique de cette non traduction en règle écrite. Je pense à deux choses, par exemple sur le caractère présidentialiste de la constitution de la Ve, pourquoi est-ce qu’on n’a pas dit que c’était le président de la République qui définissait la politique de la nation ? Là, en termes juridiques, ça peut être quand même très bien défendu si on fait référence à la possibilité de la cohabitation, etc. Ce sont des arguments qui sont, pour moi, assez profondément juridiques. Un degré en dessous, je voudrais invoquer la rigidité constitutionnelle parce que, après tout, une constitution ça ne se révise pas comme on le souhaite et on peut aussi invoquer ça. Vous voyez qu’il y a un dégradé de raisons qui empêche la traduction écrite.

ARMEL LE DIVELLEC :

Une objection courte : pourquoi voulez-vous que l’on mette tout par écrit ? C’est-à-dire, il n’y a pas de raison de tout mettre par écrit parce que sinon il faudrait tout le temps prévoir des exceptions. On n’est pas seulement dans l’application d’une compétence juridique on est aussi dans la question d’un équilibre. Et l’équilibre, il ne résulte pas de l’exercice d’une seule compétence par un organe qui aurait un statut privilégié, mettons le président français mais aussi d’un effet de système. Le système de gouvernement c’est bien parce que c’est un mélange de plusieurs choses, c’est l’ensemble qui permet d’obtenir cet équilibre-là. Je suis assez d’accord sur l’idée, on peut reprendre l’histoire des échelles, etc. c’est plutôt mon propos, mais l’idée de fixer ça par écrit, ça n’a pas de sens puisque même le système de gouvernement à l’anglaise actuellement, qui est relativement consensuel, le système du chancelier en Allemagne, il faudrait un long livre pour l’expliciter. Et encore, ça changerait selon les époques et là on n’est plus dans l’ordre d’une normativité purement juridique disons. Et on est encore dans le cadre, Il ne faut pas confondre je crois, l’aspect cadre et habilitation et la détermination positive des comportements qui, par définition, est variable selon les époques et même, tous les premiers ministres anglais ont été forts depuis des décennies et pourtant, il y a des nuances entre les uns et les autres.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Alors, un mot bref sur ce que vient de dire M. Pouthier. L’exemple du 1er alinéa de l’article 20 sur l’impossibilité d’écrire est très pertinent et il faut remarquer à quel point c’est paradoxal, parce qu’on a dit « on ne peut pas écrire ce qui se passe tout le temps parce que ça poserait un problème au cas où il y aurait une exception potentielle ». C’est hallucinant comme mode de raisonnement. Bon, je laisse ça de coté et je reviens sur ce que l’on a dit avant, je voulais dire quelque chose de très rapide mais je suis à peu près entièrement d’accord avec ce qu’a dit Armel Le Divellec. Je crois qu’il faut procéder au cas par cas. Il faut prendre les différents évènements dont on a dit : « ça pouvait être des conventions de la constitution, des coutumes, etc. », pour voir si ça colle ou pas et pour voir les rapports qu’il y a entre eux. Et de ce point de vue-là, il me semble que la situation sous la Ve République est très différente que la situation sous la IIIe. Bon, d’abord, il faut se souvenir que « constitution Grévy » n’est pas une expression du temps, c’est une expression qui a été inventée par Marcel Prélot. C’est rétrospectif, ceci est important parce que rétrospectivement c’est une constitution, pour les contemporains, c’est rien. C’est la nature des choses. Ensuite de quoi s’agit-il ? Il s’agit essentiellement de l’impossibilité de dissoudre le parlement. Or, deux remarques, la dissolution c’est une loi d’habilitation, je ne veux pas me substituer à Guillaume Tusseau, mais les lois d’habilitation c’est du domaine de la contingence. C’est ce qui n’est ni nécessaire, ni interdit. Rien ne disait dans la constitution de la IIIe République qu’on devait tout le temps dissoudre le parlement et ni qu’on devait le dissoudre dans certains cas, on le dissolvait si on voulait. Par conséquent ne dissolvant pas, on ne sort pas des lois de 1875. Deuxièmement, en ce qui concerne la dissolution du parlement, il fallait l’autorisation du Sénat, personne ne le dit jamais mais c’est quand même décisif. Tout le monde sait que le Sénat à partir d’un certain moment n’acceptera plus jamais, pour des raisons politiques et pas pour des raisons corporatives, de dissoudre le parlement. Donc ça n’est pas obligatoire et les conditions ne sont pas remplies, est-ce qu’il faut vraiment une convention de la constitution pour expliquer qu’on ne le fasse pas ? Dernier élément, en 1934, le gouvernement Doumergue songe de façon très sérieuse à dissoudre le parlement mais finalement il ne le fera pas, notamment parce qu’il n’obtiendra pas l’autorisation du Sénat et à ce moment, s’il y songe, c’est qu’il n’a pas le sentiment qu’il va violer une loi même coutumière. S’il était sûr, s’il était établi par consensus pour tout le monde, qu’il est impossible, que c’est interdit, que les gens qui font ça vont se faire exclure du parti radical comme Édgar Faure sous la IVe République, et je ne parle pas de sanctions plus sévères encore, la question ne serait pas évoquée. Or elle est évoquée, elle n’est pas possible parce que le rapport des forces politiques ne le permet pas mais elle est évoquée, ça me semble exclure l’hypothèse... Donc moi personnellement, mais ça, ça n’engage que moi, je pense que cette histoire de constitution Grévy qui d’ailleurs rend très difficile l’enseignement du droit constitutionnel en première année parce que c’est la seule chose que retiennent les étudiants et c’est une ânerie. Bon. Cette histoire de constitution Grévy, à mon avis quand on creuse vraiment la chose, quand on la regarde vraiment en face, à mon avis, ça se dissout comme un mirage au fur et à mesure qu’on avance. Mais bon, c’est mon opinion.

DENIS BARANGER :

Dans ta synthèse, tu disais qu’il y avait une option entre la thèse du consensus et puis la thèse décisionniste schmittienne. Très opportunément à la fin tu dis : « serait-il légitime d’en conclure que la possibilité même du décisionnisme reposerait en dernière lieu sur l’existence d’un consensus ? ». Et je me rallie tout à fait à ce refus de l’option, à ce refus de choisir parce que la question que je me pose parfois, c’est : « existe-t-il une règle de reconnaissance pour la décision schmittienne ? Existe-t-il une norme à partir de laquelle nous pouvons valider quelque chose comme étant une décision et quelque chose comme ne l’étant pas ? » C’est un cercle logique éternel duquel on n’arrive pas à sortir. Il y a de meilleurs connaisseurs de Schmitt autour de cette table. Schmitt a fait ça exclusivement pour déroger à des modes de raisonnement courants parmi ses contemporains, il a voulu faire quelque chose qui était extérieur à une normalité, à un ordre des choses. Utiliser les décisionnismes schmittiens comme procédé courant d’identification de ce qui est du droit constitutionnel non écrit, je crains que ça n’aboutisse à quelque chose d’inutilisable. Et je dirai pourquoi il en est ainsi : parce que, à mon avis, ce n’est pas le souverain qui décide de la situation d’exception ou l’interprète authentique qui décide du droit constitutionnel, c’est grosso modo, le contraire. C’est la situation d’exception qui décide du souverain, c’est la situation, c’est les circonstances qui décident de l’interprète authentique. Donc une constitution, c’est aussi un moment… —on parlait de paradigme tout à l’heure, je vais être obligé de le redire, ce n’est pas joli— un schéma dans lequel, un dispositif dans lequel il y a un interprète authentique qui est donné. Comment est-il donné ? Ce n’est pas absolument évident. C’est beaucoup les circonstances, c’est beaucoup le contexte factuel. Le fait me dit qui va faire quoi dans le système constitutionnel et qui est un petit peu l’interprète authentique. C’est un peu le cas, alors j’entends ce que vous dites, Jean-Marie Denquin, sur la constitution Grévy, mais on pourrait dire au fond que Grévy a reconnu un nouvel arrangement opératoire. C’est son message inaugural soumis avec déférence à la volonté nationale, exprimé par ses représentants légitimes voilà, patati patata. Qu’est-ce qu’il a fait ? Alors il a fallu qu’on reconnaisse celui qui reconnaissait, que Marcel Prélot dise : « c’était une constitution Grévy », on est bien d’accord. Mais Grévy, on pourrait dire, il a œuvré en observateur, c’était quasiment une sorte de spectateur impartial, c’est-à-dire, il est celui qui était en situation de dire le dispositif opérationnel nouveau, et vous avez raison de dire que le lendemain il y aurait y avoir quelque chose qui remettait tout en cause, tout se casser la figure. Mais Grévy a dit à peu près comment les choses fonctionnaient. Dans son article de 1928 Capitant dit en quatre lignes exactement la constitution du 1875, on ne peut pas dissoudre, c’est les ministres qui gouvernent.

Donc, il y a dans le droit constitutionnel, et c’est ça un peu à mon sens le droit constitutionnel non écrit, des processus par lesquels le fait, la circonstance sont un élément du normatif. Quand j’interprète la constitution de 1875, je ne peux pas ne pas parler de la crise de 1877-1879, je n’y arriverais pas. Je n’arriverais pas à expliquer l’énoncé Jules Grévy, à supposer qu’il y ait un énoncé, sans expliquer un peu dans quel contexte on était. Le fait fait partie du dispositif d’interprétation de ce que l’on peut appeler la règle, peu importe le terme qu’on emploie. À peu près pareil en 1884, les républicains sont en situation de dire que désormais on ne changera pas le caractère républicain de la constitution. À peu près pareil au fond en 1962 — je prends des exemples qui sont dans ton texte—, c’est-à-dire, au fond de Gaulle, c’est l’homme de la situation. La situation redonne à l’homme la possibilité de prendre une décision, d’être la figuration du pouvoir, je pense beaucoup qu’une constitution c’est une figure du pouvoir qui se décline en des configurations du pouvoir. Mais on a une figure du pouvoir qui nous est donnée par les circonstances. On a un auteur de la constitution, c’est un homme qui a une légitimité historique et qui renouvelle cette légitimité historique par des évènements politiques extrêmement contingents. Et donc au fond, à la limite, c’est la situation aussi post-gaullienne qui nous a désigné le conseil constitutionnel pour renouveler notre rapport aux libertés fondamentales qui étaient problématiques. On n’y arrivait pas avec notre texte de 1958 parce que manifestement le gaullisme historique était assez indifférent à la question des libertés fondamentales. Les circonstances, je pense absolument qu’il, vous allez voir combien c’est brillant, que 1971, c’est après mai 68, c’est assez évident. Il y a eu 1971 parce que l’on était dans le contexte de la société post 68 qui permettait un certain nombre de choses, et qui brisait un certain nombre de rapport de pouvoir antécédents. Tout ça montre que le fait, le factuel entre dans la production normative dans des quantités qu’on n’est pas toujours assez disposé à reconnaître.

JEAN-BAPTISTE BUSAALL :

Alors, en tant qu’historien, j’ai plus volontiers une vision très empirique et avec une certaine incapacité à m’élever au niveau des débats qui ont eu lieu. Mais j’aurais peut-être un élément de réflexion, le cas de la constitution qui est une tentative d’écriture de la convention, voire la tentative de l’écriture de la coutume. Et qui reconnaît au droit antérieur, au droit préexistant à elle-même, une capacité d’ordonnancement de la société, d’ordonnancement des rapports politiques et des rapports sociaux, des rapports économiques. Précisément, j’ai en tête le cas que j’ai modestement un peu étudié, celui de la constitution espagnole de 1812 —après je peux peut-être développer plus loin sur l’histoire constitutionnelle espagnole— où précisément la tentative est d’écrire la constitution en prétendant bien écrire la convention constitutionnelle, écrire l’ordre constitutionnel, écrire les coutumes constitutionnelles. Et ça débouche sur quel type de situations ? Ça débouche sur un type de situation dans lequel, les organes qui ne sont pas créés mais reconnus par la constitution et auxquels la constitution reconnaît des compétences, ces organes-là sont ceux qui ont -et il y a une multiplicité d’organes-, ces organes sont les corporations qui ont leur propre constitution. Ces organes, d’abord déclarent si la constitution est oui ou non conforme à leur propre constitution et ensuite en vertu de leur propre constitution appliquent la nouvelle constitution. Et le conflit qui apparaît, parce que précisément, il y a un conflit sur l’interprétation de la constitution et l’interprétation de ces conventions de la constitution qui se retrouvent à chaque étape, à chaque niveau de l’application des normes et voir à chaque niveau de ce qui donne la force aux normes, à savoir la publication de la norme. S’applique à chaque niveau, ce conflit d’interprétation où effectivement en définitive les Cortès en faisant la loi ou en faisant la loi en vertu du pouvoir que lui donne la constitution, ne fait qu’une prétention de faire la loi qui ensuite sera reconnue en fonction de la capacité de tous les organes à admettre la fidélité de cette loi à la constitution. Et en réalité qui tranche le débat, ce sont les Cortès à travers un système juridictionnel dans lesquels ce sont les Cortès qui finalement tranchent sur l’interprétation de la constitution. Alors ceci, c’est le modèle juridique, c’est le modèle juridique qui s’applique mais on est dans un moment de révolution, on est dans un moment de rupture des imaginaires sociaux et politiques, et en réalité on en arrive à une constitution qui ne s’applique pas, ou plutôt ne parvient jamais à aucun consensus. Or cette absence de consensus dans l’histoire constitutionnelle espagnole elle arrive jusqu’à la constitution de 1978 parce que effectivement on est dans l’incapacité de créer un consensus, de créer un rapport ou de créer un équilibre des pouvoirs par le biais de la constitution. Et finalement, la seule solution à laquelle on parvient, c’est celle de faire la guerre civile parce que précisément la constitution, le droit constitutionnel ne permet pas de créer un équilibre des pouvoirs. Je crois que le meilleur exemple, ce sont les élections législatives sous la République Espagnole, la 1er République Espagnole où précisément le parti qui a la majorité relative mais pas absolue n’est même pas appelé à former le gouvernement. Et précisément, parce qu’il n’est pas appelé à former le gouvernement, les gens de droite précisément, cherchent une solution, comment parvenir au pouvoir alors que légitimement la constitution aurait dû permettre, ou ce qu’on pouvait comprendre comme un système démocratique, aurait dû lui permettre d’arriver au pouvoir. Et on en arrive, je dirais au consensus global de la constitution de 1978, et qui arrive à un certain nombre de blocages dans le système politique espagnol, notamment en terme de redéfinition des capacités des communautés autonomes parce que précisément on est arrivé à un consensus qui est quasiment bloqué. On revient à cette constitution qui en fait nie l’existence même de la capacité de discussion de ce qu’il convient. Du coup, est-ce que c’est une constitution qui peut produire ou qui à partir de cette question d’équilibre des pouvoirs peut arriver à rechanger cet équilibre, modifier cet équilibre, faire évoluer cet équilibre de façon progressive, lente… l’histoire parlera, oui d’une certaine façon quand effectivement les communautés autonomes sont parvenues à changer leur système d’autonomie. Mais le système de changement des autonomies entraîne des statuts d’autonomies, c'est-à-dire, finalement des constitutions autonomes de chacune des 17 communautés autonomes qui forment la Monarchie Espagnole actuelle. On en arrive à reposer la question de la constitution générale et cette constitution générale qui finalement bloque d’une certaine façon l’évolution et même la formation d’un consensus. C’est-à-dire qu’on arrive systématiquement à chaque fois à l’évolution des conséquences de la constitution mais qui sont des évolutions constitutionnelles qui finalement ne sont permises que parce que l’on ne veut pas changer la norme fondamentale qui a été un consensus difficilement obtenu et parce qu’on reste dans la crainte finalement d’une dissolution complète de l’État. Alors je ne sais pas si je suis complètement hors sujet, si je peux apporter quelque chose à travers cette petite contribution mais c’est un petit peu ça.

CARLOS PIMENTEL :

Un cas de figure dans lequel, la constitution non seulement ne produit pas de consensus, au contraire elle produit du dissensus.

JEAN-BAPTISTE BUSAALL :

Elle bloque un consensus à un moment donné et précisément elle bloque l’évolution du consensus, c’est-à-dire le consensus est bloqué. On est quasiment, je dirais qu’on reviendrait à cette idée de constitution-ordre qui à un moment donné a fixé le consensus. Et en réalité on doit se réinterroger sur la nature du consensus et sur les raisons du consensus. Et ce qui est opposé finalement à la remise en cause du consensus originel, c’est finalement le problème direct de la survie de l’État. Si on remet en cause ce consensus, c’est l’État même qui est en cause, qui éclate.

BRUNO DAUGERON :

Ceci dit effectivement, c’est très éclairant, ce que dit M. Busaall, dans la mesure où l’on peut éventuellement faire un parallèle avec ce qui s’est passé sous la IIIe République. Il y a quelque chose auquel on n’avait pas pensé et plus généralement pour les conventions de la constitution. Pourquoi se développent des conventions, une pratique constitutionnelle ? J’ai toujours beaucoup de mal à employer le mot « convention », mais une pratique constitutionnelle en marge du texte qui n’est pas du droit parce qu’il a été déjà tellement compliqué de se mettre d’accord pour arriver à produire une constitution. Que c’est un équilibre extrêmement ténu, pointilleux qu’il est préférable en définitive de laisser se développer des pratiques, dont on sait quelles n’ont plus grand-chose à voir avec les textes constitutionnels mais dont on ne peut pas totalement dire qu’elles ne sont pas du droit. Sauf, à faire disparaître la notion même de droit constitutionnel, mais c’est sans doute pour préserver des constructions laborieuses que peut se développer avec autant de vigueur le droit constitutionnel. Parce que ce qui est frappant, si vous voulez, c’est qu’on assiste dans la mutation du constitutionnalisme à deux phénomènes très paradoxaux. On a à la fois une sacralisation du droit constitutionnel et de la constitution. On nous explique que la constitution c’est, n’est-ce pas ?, le summum du bien, on nous explique qu’on fait un contrôle préventif et même ensuite a posteriori de la constitutionnalité pour permettre que la constitution soit supérieure aux traités etc. Et dans un autre sens, il ne choque personne que dans l’organisation des pouvoirs publics comme le dit le Professeur Le Divellec, on fasse tout autre chose que ce qui est prévu par la constitution et que l’on nomme ça éventuellement convention ou pratique. Ça c’est quelque chose de paradoxal, et un paradoxe qui s’explique sans doute parce qu’on ne veut pas remettre en cause une construction qui a été laborieuse. La meilleure preuve, c’est que le conseil constitutionnel se prononce très volontiers sur la dignité humaine, sur les lois politiques, sur l’indépendance des professeurs d’université —avec le succès qu’on sait— mais il n’ira pas se prononcer, ou très peu en définitive sur les questions de rapport de force entre le président de la république et le premier ministre. Sans doute parce que —il faudrait qu’il soit saisi sur le sujet-là, il faudrait trouver une manière— mais il se garde bien… Et si jamais il était saisi par une voie incidente, eh bien on trouverait comme l’a fait le commissaire du gouvernement devant le Conseil d’état avec un succès ou une inventivité parfois relative ou au contraire très heureuse, c’est M. xxx qui a dit ça en 1992 au sujet d’une autre décision et il avait parlé également des conventions de la constitution, on trouvera toujours quelqu’un pour dire que finalement : « c’est comme ça, et c’est très bien ».

JEAN-MARIE DENQUIN :

Ce qui est frappant, c’est que dans la conclusion de son livre sur les conventions de la constitution, Pierre Avril dit explicitement que ce décalage va se réduire, que comme on a du droit écrit et que le conseil constitutionnel fait triompher le droit écrit, la pratique politique va se normaliser. Et c’est exactement le contraire qui s’est produit, c’est exactement le contraire parce que du point de vue de la normalisation des conduites politiques, ce que nous voyons aujourd’hui est bien pire de ce qu’on avait jamais vu avant. Donc effectivement, il y a une divergence qui est vraiment stupéfiante de ce point de vue-là. Et qu’il n’est pas de bon ton de remarquer.

CARLOS PIMENTEL :

Donc en somme on n’aurait pas besoin de recourir à la notion de droit constitutionnel non écrit pour rendre compte des pratiques de la IIIe République, de ce qui est plus ou moins à proprement appelé la constitution Grévy, ni non plus de la conception du présidentialisme sous la Ve.

JEAN-MARIE DENQUIN :

En tout cas, je crois qu’il faudrait tester cette hypothèse. C’est une hypothèse extrême, il faudrait tester cette hypothèse. Et alors, j’entends bien que les acteurs peuvent dire : « mais il y a une constitution qui ne s’appelle pas Grévy puisqu’elle n’est pas une constitution. Mais il y a quelque chose qui fait qu’on ne doit pas…

CARLOS PIMENTEL :

Par exemple lors de la crise Millerand en 1924, la gauche se lève comme un seul homme, se réclamant de quelque chose, qu’elle considère comme ayant une valeur incontestable et qui fait que nécessairement le comportement de Millerand est scandaleux, il doit partir. Ma question est, qu’est-ce que c’est que ça ?

JEAN-MARIE DENQUIN :

Ce qui est tout à fait remarquable c’est que dans cette affaire-là, elle le fait pour sanctionner quelque chose qui n’est nulle part interdit dans la constitution. Donc là, elle crée la coutume en renversant le fait. Mais d’un autre côté, ça relève aussi de l’initiative de l’agir constitutionnel, de la loi d’habilitation enfin, je veux dire de la marge de liberté. Et d’un autre côté, à mon avis, il ne suffit pas qu’on dise : « c’est du droit, c’est du droit, c’est du droit » parce que ce ne sont pas ceux qui crient « seigneur, seigneur, seigneur » qui rentreront dans le royaume de dieu, si vous me permettez cette citation évangélique. Ce n’est pas parce qu’on crie « le droit, le droit, le droit » qu’il y a effectivement du droit. Le droit, c’est aussi une manière correcte d’exprimer une prétention. Je me souviens du livre qu’avait fait le politologue Pierre Favre sur la manifestation où il commençait en disant : « tout le monde me dit que la manifestation est une liberté constitutionnelle ». Et à l’époque, ça n’était pas vrai parce que le conseil constitutionnel n’avait pas, etc., etc. mais tout le monde lui disait : « la manifestation est un droit constitutionnel », ce qui était tout à fait significatif du fait que la manière politiquement correcte de dire quelque chose à ce moment-là, c’était de se réclamer de la constitution. Donc là, ça c’est une réalité qui existe, une réalité psychosociale incontestable. Est-ce que c’est au sens technique du terme du droit, ça à mon avis...

CARLOS PIMENTEL :

Si je suis bien votre raisonnement, ou dans quelle mesure vous serez prêt à accepter, je ne considère pas, enfin dire que la Constitution Grévy serait du droit est à mon avis très problématique. Si ça avait été vraiment consensuel, peut-être, mais il me semble que ça ne l’a jamais été vraiment, en fait même après 1914. Mais, la réaction de la gauche lors de la crise Millerand, c’est quoi ? C’est alors, du coup, une prétention juridique ou une affirmation purement de pouvoir ?

JEAN-MARIE DENQUIN :

C’est une affirmation d’une norme politique d’un sens très général qui est que certaines choses ne se font pas. Et le fait que cette chose qui a été faite n’était interdite nulle part n’a pas d’importance. Il convient de faire savoir, c’est de la morale politique, comme dirait Denis Baranger.

ARMEL LE DIVELLEC :

Je crois aussi qu’il ne faut pas mélanger les choses. On ne peut pas dire, on est dans une question générale d’équilibre des pouvoirs, cette moralité, ce principe général, qu’est-ce qu’on lui donne comme notion ? Carré de Malberg avait laissé entendre que c’était une convention fondatrice qui irradiait tout le système. Pierre Avril a repris un peu cette idée-là. Même si on ne veut pas lui donner le nom « convention » parce qu’à mon avis entre cette convention fondatrice et une convention interprétative d’une compétence juridique précise, ce n’est pas la même chose. Lui, il met le terme convention dans les deux cas, mais c’est l’idée non pas qu’on viole du droit, on a un équilibre général qui est reconnu majoritairement comme étant l’équilibre. Alors même si l’on ne veut pas l’appeler constitution Grévy, c’est la constitution à mettre entre guillemets. Moi, l’expression ne me choque pas sauf qu’elle occulte du coup, elle fait comme si toute la période entre 1877 jusqu’en 1940 était totalement homogène, ce qui n’est pas vrai. Il y a eu des débats sur le président du conseil, sur les rapports avec sa majorité, etc. C’est simplement, c’était une certaine réduction du ciel constitutionnel qui excluait toute ouverture dualiste réelle et qui laissait le cabinet face…

JEAN-MARIE DENQUIN :

J’ai évoqué toute à l’heure brièvement le fait qu’Édgar Faure a été exclu du parti radical après avoir dissous l’Assemblée, on ne peut pas lui reprocher, c’était dans la constitution. Il a appliqué la constitution, simplement, moralement, ça n’était pas juste. Donc, là, je crois qu’il y a quelque chose de plus que le droit strict et, à la limite, de moins.

BRUNO DAUGERON :

Entre-temps, ce n’est plus la constitution Grévy puisque précisément, on a changé de constitution.

CARLOS PIMENTEL :

Ça relève des mœurs ?

JEAN-MARIE DENQUIN :

Ça relève de la vision qu’une certaine partie de la classe politique, qui est sur ce point divisée, considère comme étant hors limite. Ça peut créer du droit mais à mon avis c’est du droit en devenir, c’est du droit potentiel, c’est du droit à la Accoyer.

JEAN-BAPTISTE BUSAALL :

Juste une remarque. Est-ce qu’on ne peut pas réfléchir à partir des prétentions des libéraux sous la Restauration, qui effectivement se fondent sur l’idée d’un système contractualiste entre la nation et le roi, qui n’est pas du tout dans la lettre de la charte, et qui, en définitive, quand Charles X utilise la charte contre l’esprit des libéraux, bon ben ça pète, et finalement on leur donne raison dans un nouveau système ? Mais en définitive, la convention ou l’évolution du système vers le parlementarisme telle qu’elle se dessine, telle qu’elle se décrit sous la Restauration va trouver ses conséquences sous le régime suivant. Mais entre les deux, il y a la rupture textuelle.

JEAN-MARIE DENQUIN :

On abroge l’article 14, ce qui est une manière de reconnaître qu’après tout l’interprétation de Charles X n’était peut-être pas complètement absurde.

DENIS BARANGER :

Derrière la gêne que nous avons à délimiter précisément le périmètre du droit dans le phénomène constitutionnel, il y a aussi la transformation des idées régnantes en matière de ce que c’est que la morale, de définition de la morale. Les républicains de la IIIe République opéraient assez largement sur une conception qu’on pourrait dire vertueuse, aristotélicienne de la moralité. La moralité, c’était des agir, des habitus, on faisait comme ça et c’était bien de faire comme ça parce que c’était, comment dire ? républicain. Quand un de mes éminents collègues disait de manière très spirituelle qu’en 1958, les républicains n’ont rien eu à dire, sinon que c’était mal. Eh bien aujourd’hui le conseil constitutionnel n’a rien à dire du régime sauf que c’est bien. Derrière ça, il y a une transformation des représentations ordinaires de la morale vers une morale déontique. C’est-à-dire que la morale est devenue la réalisation de la loi morale sur cette terre par des manifestations appropriées de volonté, peu important la réalité sous jacente. Peu importe au fond qu’on ait probablement un quantum de liberté inférieure en France aujourd’hui qu’en 1971, l’important est que dans l’ordre du devoir être, une meilleure organisation des symboles et des valeurs soit effectuée. Le mot « morale », le sens du mot « morale » a beaucoup changé. J’ai été très frappé, quand François Goguel commente le référendum de 1962 dans la Revue française de science politique, il cite encore une fois un propos très intéressant d’Alain qui dit que la grande conception constitutionnelle des Français, c’est qu’ils élisent comme députés des personnes qui ont le moins confiance envers l’exécutif. C’est-à-dire, le député est le représentant de la méfiance, c’est typique chez Alain, de la méfiance du citoyen vis-à-vis de ses gouvernants. Ce type de représentation morale extrêmement typique du républicanisme, et qui fait un certain lien entre le républicanisme français et le républicanisme classique… on le dévalorise complètement, je ne sais pas vraiment pourquoi mais il y a une sorte d’acceptation machiavélienne de la nocivité du pouvoir politique comme si au fond, on renonçait à empêcher qu’il soit mauvais. On renonce à ce que le pouvoir arrête le pouvoir, on renonce à ce que la disposition des choses nous préserve de certains usages nocifs du pouvoir constitutionnel. Je me demande si là-dedans - ce n’est absolument pas une attaque idéologique que je fais là, c’est plutôt une sorte d’hypothèse d’histoire des représentations sociales -, si le marxisme n’a pas son rôle, c'est-à-dire, si au fond quand on dit : « tout ça c’est de la superstructure. Le pouvoir se déchaîne, on ne peut pas attendre de lui qu’il soit gouverné par le droit parce que le droit n’est que de la superstructure qui ne veut rien dire en lui-même ». Ça finit quand même par travailler dans les cerveaux, même dans ceux les plus conservateurs. Ça laisse un peu plus libre cours à laisser le déchaînement du pouvoir se faire sans le moindre contrôle et au fond, il y a en 1958 un contrat implicite très fort entre le pouvoir gaullien qui veut être un pouvoir et qui ne veut pas qu’on le contrôle et les autorités juridictionnelles et spécialement la juridiction administrative qui trouve que tout ça est extrêmement bien et qu’on va retransformer le dispositif normatif pour le perfectionner. /Armel Le Divellec : [inaudible]/. On peut toujours dire ça mais au fond je pense que ça ne change rien au fait qu’il y a eu une sorte d’arrangement entre les forces politiques. On a laissé un certain pouvoir politique s’exprimer, on n’a pas regardé de trop près, et de son côté le pouvoir juridictionnel, une certaine forme de pouvoir juridictionnel en France, a repris en mains, a continué la jurisprudence administrative de la IIIe République sous d’autres formes. C’est un peu un autre débat.

JEAN-MARIE DENQUIN :

J’ai cité Edgar Faure mais je pouvais citer Mac-Mahon. Je veux dire, il y a des gens qui vous écrivent des articles ou des textes qui s’appellent le coup d’État du 16 mai. Mais enfin le coup d’État du 16 mai, c’était appliquer la constitution. Donc là, il y a une sorte d’application rétroactive de la constitution Grévy. Ce qui prouve bien qu’il y a un découplage complet de ce que nous appelons aujourd’hui le droit constitutionnel, c'est-à-dire le texte constitutionnel et de ce qui convient ou ne convient pas de faire. C’est autre chose, ça fonctionne dans un autre espace, [Mac-Mahon] a violé des valeurs supérieures en appliquant la constitution, Millerand aussi, et Edgar Faure aussi, donc il y a deux instances.

DENIS BARANGER :

Et inversement quand Jacques Chirac décide qu’une loi promulguée ne va pas être appliquée, ce n’est pas appelé un coup d’État par qui que ce soit, sauf par une minorité.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Oui. C’est une chose absolument naturelle. Et quand le président de la république fait la loi, c’est absolument naturel. C’est la séparation des pouvoirs car n’oublions pas quand même que la séparation des pouvoirs interdit à une commission d’enquête d’auditionner la première épouse du chef de l’état, sa seconde plus exactement, sa première en tant que chef d’État, mais qu’elle n’interdit pas au chef de l’État de faire la loi. Ça c’est tout de même très surprenant et heureusement pour le Conseil constitutionnel qu’il n’a pas à l’expliquer parce que là, il aurait quand même du mal. Enfin, il y arriverait, Jean-Louis Debré vous ferait cela très bien.

CARLOS PIMENTEL :

Mais alors qu’est-ce qui fait que ça reste en dehors de la sphère du droit ? On nous dit ce n’est pas la même chose, mais si ça avait été finalement, consensuellement reconnu, si l’effacement du chef de l’état était devenu quelque chose d’universellement accepté dans le déroulement de l’histoire constitutionnelle française, est-ce qu’on pourrait dire que ce serait devenu du droit ou ça ne le serait toujours pas ?

JEAN-MARIE DENQUIN :

C’est un problème de futur contingent que seul Dieu, à mon avis pourrait trancher.

BRUNO DAUGERON :

Je ne sais pas si c’est devenu du droit mais cela s’est en tout cas tranché pour le droit. Je vais prendre un exemple qui m’a frappé mais pas mal et qui est passé inaperçu, c’est un avis (n°315499) du Conseil d’État en assemblée du contentieux qui s’appelle Madame Hoffman-Glemane du 16 février 2009 dans lequel le Conseil d’État a statué pour savoir si l’État était responsable ou pas des actes de déportations commis pendant la seconde guerre mondiale précisément par l’État français. Et vous savez qu’il a été considéré que les régimes légaux et réglementaires d’indemnisation ayant été adoptés, tout ce qui devait être indemnisé en somme d’argent avait été indemnisé. Mais ce qui avait mis fin à tout le problème, ce n’était pas une loi, en tout cas il y avait plus fort qu’une loi, il y avait la déclaration du président de la république en juillet 1995. Et que cette déclaration-là, engageait la France, engageait l’État français. Et c’était une déclaration morale que vu l’immensité des préjudices on ne pouvait pas indemniser autrement que comme ça. Mais ce qui est frappant c’est de considérer qu’une déclaration du président de la république faite pendant un discours est un acte qui engage l’État, la volonté de l’État au sens d’une loi qui dit que la loi de l’État est telle chose votée par le parlement. Et ce fait là, dans les commentaires de la décision est passé totalement inaperçu. Or c’était quand même quelque chose d’absolument inouï parce que le commissaire du gouvernement à l’époque, les magistrats qui avaient pris cette décision n’ont absolument pas tiqué sur cette affaire-là, ça leur a semblé absolument naturel. Sans doute aussi parce qu’ils considèrent que le président de la république est élu au suffrage universel et que donc, etc., on connaît la mécanique.

JEAN-MARIE DENQUIN :

Et dans la fameuse circulaire qui a eu tellement de succès international faite par le ministre de l’intérieur, le discours du président de la république est explicitement cité. Ça, c’est quelque chose qu’on a moins dite. Quand on a cité au départ, on a dit que la circulaire disait : « comme l’a dit le président de la république dans son discours, il faut virer les Roms », etc.

BRUNO DAUGERON :

Pour des raisons de communication, pas pour des raisons juridiques parce qu’au contraire, l’idée qu’une déclaration du président de la république puisse engager la volonté de l’État et du gouvernement, cela n’est pas discuté. Simplement on ne pouvait pas le sortir parce que ça faisait mal dans le tableau.

CARLOS PIMENTEL :

Bien, je crois que nous pouvons désormais prononcer la clôture des débats. Je ne sais pas dans quelle mesure on a avancé mais en tout état de cause on a débattu. J’ai un petit peu une difficulté, personnellement, parce que au fond je n’arrive pas bien à saisir la nature du désaccord. C’est ça qui me pose un peu problème mais c’est sans doute aussi parce que je ne me suis pas limité à un rôle de simple président de séance mais que j’en ai fait un peu plus. Donc c’est plus compliqué de gérer, le rôle à la fois de quelqu’un qui dit des choses dans le débat et quelqu’un qui essaye de gérer. Voilà, j’ai eu un peu de mal parce qu’au fond je n’arrive toujours pas à comprendre ce qui fait que on est en désaccord. Merci en tout cas à tous.