Année politique, 1877, Décembre (Extraits)


Mots clés : Constitutionnalisme

Année politique, Décembre 1877, pp.392-402.

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La situation était étrangement tendue. L'on était au 1er décembre, et le budget tout entier restait à voter. La Chambre tenait pour non avenu le cabinet d'affaires dont quelques membres venaient de temps à autre faire acte de présence au banc du gouvernement. Elle attendait. Le Maréchal, cependant, ne paraissait nullement disposé h céder. Il s'entourait uniquement des chefs des partis monarchiques qui lui prêchaient la résistance, et fermait l'Élysée à tous les conseillers de pacification. Il recevait plus que froidement les sénateurs ou députés de gauche qui lui présentaient des pétitions sollicitant le chef de l'État de rentrer dans les voies parlementaires, et émanées d'une foule d'industriels et commerçants de Paris, de Lille, de Rennes, de Valenciennes, etc. Les souffrances du pays commençaient pourtant à devenir intolérables. La crise arrêtait [p.393] toutes les transactions et empêchait la reprise des affaires presque constante à la fin de l'année. Le pays tout entier soupirait après une solution.

Dans les premiers jours de décembre, toutefois, le cri de l'opinion trouva accès auprès du Président de la République. Le Maréchal s'était décidé à faire appeler les présidents des deux Chambres à la suite d'une conversation que M. d'Audiffret-Pasquier avait eue avec M. Félix Voisin, préfet de police. M. d'Audiffret avait exprimé quelques appréhensions sur la sécurité des délibérations du Parlement, et ajouté qu'il était résolu, ainsi que M. Grévy, à s'installer avec les membres des bureaux à Versailles même, où ils pourraient éventuellement demander une division destinée à protéger les deux Assemblées. M. Voisin avait rapporté au Maréchal cet entretien.

M. d'Audiffret et M. Grévy trouvèrent le Maréchal très-ému de ce qu'il venait d'entendre de la bouche de M. Voisin; le Maréchal déclara que ni lui ni aucun de ses conseillers n'avaient pensé à un coup d'État; ils avaient pu seulement songer à une seconde dissolution. Le duc Pasquier déclara que le seul moyen de mettre fin à la crise était de rentrer dans les voies constitutionelles et parlementaires. Il conseilla au Maréchal d'entrer en rapport avec des membres modérés du parti républicain, et exprima à ce sujet l'étonnement que le chef de l'État se fût tenu systématiquement à l'écart de cette majorité, alors que des relations suivies auraient peut-être dissipé les préventions qui subsistaient entre le Maréchal et les républicains. Le président du Sénat insista pour que l'on revînt promptement et nettement à l'irresponsabilité du Président de la République, ainsi que la Constitution l'établissait, et pour que l'on cessât d'en faire un simple chef de parti. Il rappela que Charles X et Louis-Philippe étaient tombés parce qu'ils avaient pris fait et cause jusqu'au dernier moment pour leurs ministres, [p.394] sans se préoccuper de l'état de l'opinion du pays. Au contraire, en pratiquant l'irresponsabilité du chef de l'État, comme c'était d'ailleurs son devoir, la maison de Hanovre avait pu traverser en Angleterre les plus terribles crises. M. d'Audiffret-Pasquier, amené à s'expliquer au sujet d'une seconde dissolution, s'exprima à peu près ainsi : « On vous a beaucoup dit que mes amis du centre droit constitutionnel iraient « même avec la mort dans l'âme, » jusqu'au bout des votes qu'une politique à outrance voudrait exiger d'eux. Eh bien ! on calomnie le patriotisme de mes amis ! En votant l'ordre du jour du lundi 19 novembre, auquel ils étaient opposés, ils vous ont donné une preuve bien grande de leur abnégation; mais je puis, sans trop m'avancer, vous déclarer qu'ils ne pourraient voter dès à présent une seconde dissolution, malgré ce que l'on a pu vous dire. » Le président Pasquier termina son entretien par ces mots : «Monsieur le Maréchal, j'ai entr'ouvert la porte, à vous de faire entrer. »

M. Grévy avait exprimé des idées à peu près analogues, et'affirmé que les garanties que pourrait demander un ministère de gauche n'auraient rien d'inacceptable pour la dignité du chef de l'État.

A la suite de ces conversations le bruit avait couru que M. Dufaure avait été appelé à l'Élysée, et chargé de former un cabinet. Une détente semblait enfin se produire. Ce ne fut donc pas sans étonnement qu'on lut le surlendemain dans les journaux une note officieuse de l’Agence Havas, conçue en ces termes :

    L'opinion publique, justement émue de la crise que nous traversons, a suivi avec un grand intérêt les tentatives faites par M. le Président de la République, sur l'avis du cabinet actuel, pour arriver à la constitution d'un ministère de conciliation pris dans le Parlement.

Jusqu'à ce jour, ces tentatives ont été arrêtées par la condition préalable qu'on voudrait imposer au Président [p.395] de la République de réunir le Congrès pour délibérer sur l'article des lois constitutionnelles qui permet au pouvoir exécutif de dissoudre la Chambre, sur l'avis du Sénat.

M. le Président de la République a pensé que cette condition n'était pas acceptable et qu'il ne pouvait laisser altérer ni les droits du pouvoir exécutif ni les prérogatives du Sénat.

Cette note, qui tendait à rejeter sur la gauche seule la responsabilité de la continuation de la crise, avait pour fondements des articles de journaux, quelques passages d'un discours de M. Floquet, et un exposé d'idées sur la crise, qui avait été placé par M. Duclerc, l'un des vice-présidents du Sénat, sous les yeux du maréchal de Mac-Mahon, à titre purement individuel, et sans engager en rien un parti qui n'avait pas été consulté. Mais aucun des membres des gauches du Sénat ou de la Chambre n'avait reçu mission de formuler explicitement des conditions quelconques. C'est ce que déclara M. Grévy au cours d'un incident soulevé par M. Léon Renault au sujet de la note Havas. L'honorable président de la Chambre déclara que, seul des membres de la majorité de la Chambre, il avait été appelé par le Président de la République, mais qu'il n'avait été question entre eux d'aucune des conditions de la formation d'un ministère parlementaire. Cette déclaration de M. Grévy fut corroborée par une communication faite aux journaux par les gauches des deux Assemblées et libellée ainsi qu'il suit :

    En présence de la note de l'agence Havas affichée ce matin dans les couloirs des deux Chambres, les délégués de la majorité de la Chambre et les bureaux des gauches du Sénat déclarent qu'aucun membre de cette majorité n'a reçu mission ou n'a été mis en demeure par M. le Président de la République de formuler au nom des gauches des conditions pour la formation d'un cabinet parlementaire.

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En même temps, et dès le lendemain, la commission du budget annonçait que, jusqu'à ce que satisfaction eût été donnée à la majorité, elle s'abstiendrait de présenter un rapport sur la demande formulée par le cabinet intérimaire relativement au vote immédiat des quatre contributions directes. Ces actes parlementaires avaient une signification bien nette. La Chambre se montrait décidée à ne se dessaisir de l'arme suprême du budget qu'en faveur d'un cabinet de majorité; et si, aux yeux du Président de la République les prétendues exigences des gauches étaient le seul obstacle à la constitution d'un cabinet parlementaire, cet obstacle imaginaire se trouvait levé par le fait. Les constitutionnels du Sénat le comprirent, ils se réunirent, et arrêtèrent une double résolution : autant ils étaient décidés à s'opposer à des tentatives de révision de la Constitution qui menaceraient les droits du Sénat, autant ils regardaient comme un devoir impératif pour le Maréchal la formation d'un gouvernement de majorité. Ils allèrent jusqu'à déclarer que, si le Président de la République manquait à ce devoir, il ne pourrait compter sur le centre droit du Sénat pour une seconde dissolution de la Chambre. M. Batbie, l'un des sénateurs constitutionnels, se rendit donc auprès du Maréchal; il lui exposa tous les désastres qui résulteraient d'un refus de budget, non-seulement au point de vue des complications auxquelles donnerait lieu dans le pays la perception d'impôts non votés, mais encore au point de vue des difficultés de politique extérieure que susciterait la perception illégale des droits de douane. M. Batbie décida le Maréchal à faire appeler M. Dufaure, auquel on proposa d'abord de former un ministère centre gauche-centre droit. M. Dufaure refusa et formula par écrit les conditions de son concours. Elles se pouvaient résumer ainsi : homogénéité et indépendance absolue du futur cabinet; déclaration publique faite par le Maréchal, sous une forme [p.397] quelconque, que le gouvernement rentrait franchement dans les voies parlementaires; adoption par le gouvernement des projets de la loi de M. Bardoux, sur l'État de siège et le colportage. Ce programme, jugé d'abord inacceptable par l'Elysée, fut ensuite accepté par le Maréchal, sur l'avis de M. d'Audiffret-Pasquier, qui le trouvait correct et modéré. M. Dufaure fut rappelé, et reçut la mission officielle de former un cabinet; le Maréchal avait exprimé le désir que les trois portefeuilles des affaires étrangères, de la marine et de la guerre ne changeassent point de titulaire; mais sur l'observation de M. Dufaure qu'il était nécessaire qu'un chef de ministère eût, pour assurer l'homogénéité du gouvernement, la pleine liberté du choix de ses collaborateurs, le président de la République donna « carte blanche » au vieil homme d'État.

Dès le lendemain M. Dufaure présenta au Maréchal une liste ministérielle complète. Mais M. de Mac-Mahon, revenant sur ses concessions de la veille, refusa de céder les trois portefeuilles précités. M. Dufaure et ses collègues projetés refusèrent catégoriquement de se plier à cette exigence, et les négociations furent rompues.

Voici la note par laquelle l'agence Havas annonçait au pays cet étrange revirement :

    M. le Président de la République avait chargé M. Dufaure de composer un nouveau cabinet. Les conditions indiquées par l'honorable sénateur avaient été acceptées par M. le Maréchal, qui avait demandé de son côté, comme unique condition, le maintien des ministres de la guerre, de la marine et des affaires étrangères.

Au dernier moment, ces trois portefeuilles ont été réclamés par le ministère projeté.

M. le Maréchal n'a pu souscrire à une modification qui lui paraît contraire à la bonne organisation de nos forces militaires et à l'esprit de suite dans nos relations diplomatiques.

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Les pourparlers ont été rompus, et M. Dufaure a été relevé de la mission qu'il avait acceptée.

M.Batbie, sénateur, a été appelé à l'Élysée et chargé de la composition d'un nouveau ministère.

Notons, en passant, que les raisons de stabilité invoquées par le Maréchal ne l'avaient point empoché de changer quinze jours auparavant les titulaires des trois portefeuilles. La note officieuse tendait à rejeter sur la majorité républicaine la responsabilité de la rupture et à représenter M. Dufaure comme ayant obéi à la pression du comité des gauches. Mais la vérité fut rétablie par une déclaration de ce comité affirmant qu'il n'avait eu, au cours des pourparlers «aucune relation directe ou indirecte» avec M. Dufaure; et par un récit des négociations publié avec l'assentiment de ce dernier, récit établissant que le refus d'accepter les prétentions du Maréchal émanait uniquement des hommes politiques qui devaient constituer le nouveau ministère.

Cet avortement impressionna très-péniblement l'opinion qui, après avoir salué avec joie durant 24 heures l'heureuse issue de la crise, se voyait rejetée dans d'inextricables complications.

Le premier soin de M. Batbie, avant de recruter des collègues fut de s'assurer des dispositions des constitutionnels du Sénat. Il les réunit donc et leur déclara que le nouveau Cabinet, pour la constitution duquel il avait pleins pouvoirs, ne serait, pas formé avec l'idée préconçue de recourir à la dissolution. Il ajouta que cette éventualité devait être prévue, car des circonstances impérieuses pourraient forcer le gouvernement de recourir à une telle extrémité. Il adjura enfin les constitutionnels de ne pas abandonner le Maréchal.

MM. Bocher et Lambert Sainte-Croix démontrèrent alors, avec une grande chaleur de conviction, les effroyables périls auxquels conduirait la politique de [p.399] résistance. Espérait-on venir à bout des résistances de la Chambre des députés? Non, sans doute. Alors, c'est à un vote de dissolution que l'on voulait acculer le Sénat, à une violation de la Constitution, puisqu'il faudrait passer outre au refus du vote du budget. Le Maréchal devait choisir entre ces deux partis : ou bien rester au pouvoir, mais alors gouverner parlementairement comme on gouverne dans tous les États d'Europe; ou bien se démettre et rentrer dignement dans la vie privée. La fameuse alternative : « se soumettre ou se démettre » devenait donc aussi l'ultimatum des constitutionnels. Préférant encore le premier terme du dilemme, ils chargèrent leur président, M.d'Audiffret-Pasquier, d'exprimer au chef de l'État leur désir de le voir reprendre avec M. Dufaure les négociations rompues. M. d'Audiffret fit cette démarche, mais le Maréchal l'arrêta dès les premiers mots de l'entretien en lui annonçant « qu'il ne voulait ni transaction ni conciliation » et que le ministère était fait.

Il n'en était rien cependant. Pendant trois jours les nouvelles les plus contradictoires circulaient, variant d'une heure à l'autre. Tantôt on annonçait un cabinet de combat de couleur bonapartiste nettement accentuée. Le parti de l'appel au peuple ne donnerait qu'à ce prix son concours pour une dissolution nouvelle. Tantôt il n'était bruit que d'un ministère de droite pure et les journaux légitimistes déclaraient que, «une seconde dissolution opérée avec la même imprévoyance, au profit des mêmes hommes qui étaient encore dans les coulisses de l'Élysée, ne serait plus une faute : elle marquerait l'étape fatale où la démence politique mène au suicide. » Ils laissaient entendre, dans leur langage sibyllin, que le nouveau Cabinet aurait fait dans les élections une campagne de restauration monarchique; on put même supposer qu'ils comptaient ouvrir les opérations par un coup d'État au profit du comte [p.400] de Chambord; ils parlaient tout au moins de manière à ne pas décourager de pareils soupçons. L'Univers, qui n'était pas suspect, ne tirait-il pas d'une note énigmatique de l'Union cette conclusion peu flatteuse pour les amis du prétendant : « Les bonapartistes, prompts à prêter aux autres leurs propres sentiments, prétendront de nouveau que la droite a tout uniment demandé au Maréchal de faire un coup d'État royaliste. »

Dans toutes les combinaisons annoncées, la dissolution, et par conséquent la perception illégale de l'impôt, étaient au bout du programme de résistance. Et M. Batbie, cet étrange homme d'État qui avait si vigoureusement dépeint au Maréchal les dangers de cette résolution, semblait maintenant l'accepter sans frayeur. Il eut à ce sujet diverses discussions fort vives avec divers constitutionnels du Sénat. Il fut même question un moment, ainsi qu'on l'apprit plus tard, par une lettre de M. de Lareinty publiée dans le Figaro, d'un duel entre M. d'Audiffret-Pasquier et M. Batbie.

Dans cette question du budget gisait toujours l'unique difficulté, et ce fut elle qui fit avorter successivement toutes les combinaisons, après des pourparlers interminables où les conseillers de l'Élysée agitèrent toutes les solutions, voire les plus invraisemblables et les plus inconstitutionnelles, celle, par exemple d'un vote plébiscitaire du budget. M. Pouyer-Quertier, auquel on destinait le portefeuille des finances, déclara catégoriquement qu'on ne trouverait pas un parlementaire pour l'accepter dans des conditions qui conduiraient à l'illégalité absolue. Aux termes de la loi, les comptables de deniers publics sont personnellement responsables des sommes perçues ou payées en dehors des termes précis de la loi de finances. Percepteurs ou payeurs, à partir du 1er janvier, se trouveraient donc placés en face d'une responsabilité grave, s'ils continuaient à pourvoir aux besoins des [p.401] services publics, sans être, tout au moins, couverts par un ordre formel de leur chef immédiat. Il faudrait donc, si l'accord ne s'établissait pas avant le 31 décembre, entre le chef de l'État et le Parlement, et si par conséquent le budget n'était pas voté, il faudrait de toute nécessité que le ministre des finances s'engageât directement vis-à-vis de tous les comptables, afin de substituer sa propre responsabilité à la leur, ou bien qu'il laissât les services publics s'arrêter. On avait beau tourner et retourner la matière, il fallait toujours en venir à cette déclaration de M. Magne, alors ministre des finances, dans la séance du 26 décembre 1873. « Sans le vote régulier du budget des recettes, qui doit être annuel, on ne trouverait pas, le 1er janvier un seul receveur, un seul percepteur qui consentit à recevoir un centime des contribuables, parce que les plus humbles comme les plus élevés savent qu'en le faisant, d'après la loi générale de finances, ils se rendraient coupables de forfaiture. »

Devant les affirmations si nettes de M. Pouyer-Quertier, tous les hommes dont il avait pu être question pour les finances se récusèrent simultanément et il fut évident que la formation de tout ministère de résistance devenait impossible.

Le Maréchal, enfermé dans cette impasse, voulut donner sa démission, et il parait certain qu'il écrivit même le court message qui devait résigner ses pouvoirs entre les mains du Congrès. Mais ses intimes le supplièrent de n'en rien faire. Le bruit fut répandu que le Maréchal n'avait consenti à rester à son poste que sur des avis venus de l'étranger qui présentaient comme dangereux pour la France, le départ anticipé du Maréchal. Il est probable que ce fut plutôt dans l'espérance éventuelle d'une revanche lointaine que les hommes politiques de la droite tinrent à maintenir au pouvoir un président qui leur était sympathique.

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Toujours est-il que le Maréchal céda. Il fit appeler M. Dufaure, lui laissa le champ libre pour le choix de ses collaborateurs et pour la rédaction d'un message qui annoncerait son revirement et attesterait sa résolution de gouverner, à l'avenir, selon les traditions parlementaires. Le 14 décembre, à la grande joie de l'opinion, qui ne pouvait encore croire à un dénoûment si rapide et si inattendu de cette longue crise, le Journal officiel publia la composition du Cabinet pris dans la gauche et le centre gauche du Sénat et de la Chambre.

Le ministère était composé comme il suit :

Présidence du conseil et justice : DUFAURE.

Affaires étrangères : WADDINGTON.

Intérieur : DE MARCÈRE.

Finances : LÉON SAY.

Guerre : Le général BOREL

Marine : L'amiral POTHTJAU.

Instruction publique et cultes : BARDOUX.

Travaux publics : DE FREYCINET.

Agriculture et commerce : TEISSERENC DE BORT.