Les conventions de la constitution, ou le conflit surmonté


Carlos-Miguel Pimentel

Les conventions de la constitution, ou le conflit surmonté

Pour Jean Combacau

Rarement une notion constitutionnelle a pu, à elle seule, susciter des controverses aussi passionnées que celle des conventions de la constitution : la question de savoir si les conventions sont ou non du droit a produit des débats doctrinaux si intenses que leur radicalité, on essaiera de le montrer, tend trop souvent à laisser dans l'ombre le phénomène même des conventions, la simple observation des faits juridiques qui s'y rattachent. En d'autres termes, à force de s'écharper sur la juridicité des conventions, on en viendrait presque à oublier de les décrire, et en particulier d'en délimiter la portée par rapport à des faits juridiques connexes, mais cependant distincts. C'est à ce dernier exercice qu'on s'essaiera ici, sans prétendre porter de jugement définitif sur ce qui est juridique et ce qui ne l'est pas : dans une bonne part des controverses doctrinales, cette question nous paraît constituer trop souvent l'ultime refuge de ce qu'on serait tenté d'appeler l'idéologie juridique de chacun des participants, c'est à dire de la conception du droit qui sous-tend sa prise de position. Une fois sur ce terrain, il est à peu près certain que l'on ne parviendra plus à s'entendre, selon qu'on est normativiste, réaliste, objectiviste ou non, etc., tant les prises de position peuvent sembler dictées a priori par l'école à laquelle on entend se rattacher. Loin, donc, de porter un jugement sur la nature juridique des conventions, on s'efforcera ici de mieux observer le phénomène, pour tenter de mieux le délimiter, et simplement d'un peu mieux le décrire. Voir, plutôt que juger : tel pourrait être l'objectif de la présente contribution.

Mais avant de débuter, je souhaiterais spécialement remercier Pierre Avril, non seulement pour m'avoir donné l'occasion de contribuer à cette journée d'études, mais aussi et surtout pour les échanges très féconds qui l'ont précédé, et qui ont conduit, sinon à une intervention à quatre mains, du moins à ce que je serais tenté d'appeler une « contribution dialoguée » : nos points de vue respectifs, tout en restant divergents quant aux conclusions, n'en ont pas moins permis un dialogue très enrichissant pour ma propre réflexion, grâce à cette sorte très particulière d'urbanité, ou même, serais-je tenté de dire, d'hospitalité intellectuelle qui caractérise sa manière de penser. Sans nécessairement être d'accord quant aux pistes sur lesquelles je m'avançais, il n'en a pas moins accepté de les emprunter, les enrichissant au passage de son propre regard[1]. J'en ai été d'autant plus heureux qu'un tel dialogue a été l'occasion d'approfondir des échanges ébauchés plusieurs années plus tôt, à l'occasion d'un entretien qu'il nous avait accordé, avec Denis Baranger et Armel Le Divellec, pour la revue Jus Politicum alors encore balbutiante[2]. Plus largement, les développements qu'on va lire n'auraient pas été possibles sans la démarche de réflexion collective à laquelle de nombreux collègues ont accepté de contribuer à deux reprises, dans le cadre des séminaires de droit politique de l'Institut Villey[3]. Le présent article est le fruit de ces débats, tantôt étonnamment convergents, tantôt extrêmement disputés. À cet égard, je ne souhaiterais pas commencer sans souligner plus particulièrement le rôle de Jean Combacau, dont le regard d'internationaliste s'est avéré décisif pour transformer la portée de bien des intuitions qui, dans le cadre relativement étroit, voire contraint, du droit constitutionnel, seraient peut-être restées à l'état d'ébauche. Ses développements sur le droit international ont été pour moi extraordinairement éclairants.

De là le double patronage sous lequel se place le présent article ; de là aussi sa double publication, à la fois au titre de la présente journée d'études, et comme contribution finale au processus de réflexion collective mené dans le cadre des séminaires de droit politique consacrés à ce thème. Je suis reconnaissant à la SLC d’avoir accepté cette sorte de partage éditorial.

I. Prétentions juridiques, conventions de la constitution et mœurs constitutionnelles

 

Pour tenter de mieux décrire le phénomène des conventions de la constitution, on tentera ici de les caractériser par rapport à ce qui n'est pas elles, par rapport à des faits juridiques connexes, mais qui ne nous apparaissent pas moins distincts : la convention se distingue de la simple prétention juridique dans la mesure où cette dernière n'est pas reconnue par les autres acteurs constitutionnels, et ne recueille pas le consensus qui nous semble indispensable pour qu'on puisse parler de convention; la notion de mœurs constitutionnelles, quant à elle, permet de décrire des situations qui, pour être consensuelles, ne relèvent pas pour autant des conventions, en ce que les acteurs institutionnels n’imagineraient même pas, ou plus, qu’elles puissent donner lieu à la moindre contestation.

Mais avant de développer plus avant ces notions, il est probablement nécessaire d'en passer par une sorte de question préalable : pour une partie de la doctrine, méfiante, voire hostile à la notion de conventions de la constitution, un tel concept ne serait pleinement applicable que dans les pays de droit non écrit, mais n'aurait pas véritablement droit de cité dans les pays de constitutions écrites. Dans ce dernier cas, en effet, seul le texte constitutionnel ferait autorité, rendant au mieux suspects, au pire inacceptables, les douteux arrangements entre acteurs susceptibles d'intervenir en marge de la constitution. On ne traitera pas de cette question longuement ici : Pierre Avril a lumineusement montré, dans un ouvrage désormais classique, que la notion était parfaitement transposable en France, et qu'elle était même indispensable pour rendre compte de certains faits constitutionnels qui, sans cela, ne seraient pas saisissables[4]. La plus grande partie de la doctrine l'ayant désormais reconnu, il est assez souvent objecté que, même s'il est difficilement contestable, le phénomène des conventions de la constitution n'en demeure pas moins marginal : à tout prendre, des faits juridiques tels que le refus de convoquer une session extraordinaire, ou la pratique des questions au gouvernement, peuvent difficilement être regardés comme décisifs dans les équilibres de la Ve République. Aussi bien, la codification ultérieure de ces dernières dans le texte de la constitution témoignerait fort bien de ce que la convention est l'exception, souvent purement transitoire, tandis que la norme écrite est la règle.

A. L’importance parfois décisive des conventions dans les constitutions écrites : l’exemple des États-Unis

 

C’est ce caractère secondaire, voire marginal des conventions, dans les pays de constitutions écrites, qu'on souhaiterait ici remettre en cause, à travers deux exemples qui nous semblent décisifs quant à la nature même du régime présidentiel américain, et qui ne relèvent pourtant ni l'un ni l'autre du texte de la constitution. Or s'il est bien un pays dont la vie constitutionnelle s'est édifiée tout entière par référence au texte fondateur, c'est bien les États-Unis, probablement le pays de constitution écrite par excellence. Le premier exemple concerne le contrôle exercé par le Sénat sur les nominations effectuées par le président. C'est le propre du régime présidentiel américain que de ménager une grande autonomie à l'exécutif, largement indépendant des chambres. Pour autant, cette autonomie pourrait facilement être réduite à néant si le Sénat utilisait réellement les prérogatives qu'il tient de la constitution : les nominations à tous les emplois fédéraux, sans aucune exception, doivent en effet faire l'objet d'un avis conforme du Sénat (advise and consent). Rien ne serait plus facile pour les sénateurs que d'utiliser le levier de l'avis conforme pour obtenir du président presque tout ce qu'ils pourraient souhaiter : comment ce dernier pourrait-il mener une politique quelconque, s'il n'était pas en mesure de nommer des hommes qui lui soient dévoués à la tête des grandes administrations ? On sait que la vie institutionnelle américaine donne fréquemment lieu à d'âpres marchandages, lors desquels les sénateurs, de quelque bord qu'ils soient, n'accordent leur vote qu'après avoir obtenu des concessions souvent décisives, voire des contreparties parfois douteuses en faveur de leurs circonscriptions. Il n'en est que plus remarquable de constater que les sénateurs ne contestent presque jamais les nominations effectuées par le président, sauf dans les rares cas où on pourrait parler d'une sorte d' « objection de conscience idéologique » majeure. Le Sénat tient pourtant de la constitution une prérogative qui pourrait être décisive, puisqu'il n’a pas seulement le pouvoir d'écarter les nominations de hauts fonctionnaires, mais aussi de remettre en cause le choix des ministres. S'il le voulait, la composition même du gouvernement serait entre ses mains : autrement dit, il ne tiendrait qu'aux sénateurs que le régime américain devienne, à peu de choses près, de nature parlementaire. De ce point de vue, on pourrait soutenir que le régime présidentiel, loin de résulter du texte de la constitution, n'est possible que dans la mesure où cette dernière n'est pas appliquée.

Le second exemple est d'une importance équivalente, puisqu’il concerne directement le contrôle de constitutionnalité, que Corwin n'hésitait pas à qualifier de « clef de voûte du constitutionnalisme américain » (cornerstone of american constitutionalism)[5]. On sait que le texte de la constitution n'a nulle part prévu explicitement un contrôle de constitutionnalité des lois fédérales, quoiqu’il ait institué expressément un contrôle, par la Cour suprême, de la conformité des lois fédérées à la constitution. Le plus souvent, on contourne la difficulté en affirmant que le judicial review allait de soi dans l'esprit des pères fondateurs : on rappelle que la question n’avait pas même été soulevée lors de la convention de Philadelphie, et on recourt fréquemment au numéro 78 du Fédéraliste, dans lequel Hamilton plaidait pour le judicial review, seul à même de contenir d'éventuelles usurpations législatives de la part du Congrès. Mais c’est ignorer purement et simplement une difficulté juridique pourtant difficilement surmontable : selon les termes du Xe amendement, les compétences de la fédération sont limitatives, et tous les pouvoirs qui ne sont pas explicitement énumérés en faveur de la fédération appartiennent aux seuls États. Il en résulte que ces derniers devraient être seuls compétents pour juger de la constitutionnalité des lois fédérales, puisqu'aucune disposition constitutionnelle ne permet de regarder le judicial review comme une compétence implicite de la fédération : ni la necessary & proper clause, ni a fortiori la clause de commerce, ne sont ici applicables pour étendre les pouvoirs fédéraux. Comment est-il possible qu'une compétence fédérale aussi centrale que le judicial review puisse être exercée en contradiction flagrante avec les dispositions les plus expresses de la constitution de 1787 ? Car si, dans l'exemple des pouvoirs du Sénat en matière de nominations, la pratique constitutionnelle pouvait être regardée comme une simple abstention par rapport au texte (après tout, ce n'est pas parce que le texte fondateur habilite un organe que celui-ci est contraint d’user de son pouvoir), dans le cas du judicial review, en revanche, on voit mal comment on pourrait ne pas conclure à une pratique frontalement contra legem.

Dans ces deux cas, on le voit, il n'est tout simplement pas possible de se référer au texte constitutionnel pour trouver un fondement juridique à des pratiques dont l'importance est pourtant décisive, puisque, sans elles, le régime présidentiel américain ne serait tout simplement pas possible. Cela ne signifie pas pour autant, à ce stade, que les exemples cités supposeraient nécessairement l’existence de conventions de la constitution, réputées indispensables pour être en mesure d'en rendre compte ; mais cela implique, à tout le moins, que l'existence d'une constitution écrite ne permet en aucun cas de faire l'économie de l'ensemble des questions que posent les conventions de la constitution. L'auteur de ces lignes serait volontiers enclin à penser qu’il n’y a aucune raison de s’étonner de ce que des règles non écrites accompagnent les constitutions écrites, parfois jusqu’à les contredire frontalement, pour peu que l’on admette cette idée simple : ce n’est pas la constitution qui règle les rapports entre les pouvoirs publics, ou entre gouvernants et gouvernés ; c’est l’idée que s’en font les acteurs institutionnels. Si la constitution prévoit que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation », mais que tout le monde, premier ministre en tête, en déduit qu’il faut s’en remettre entièrement au président, rien ni personne ne pourra faire que la constitution soit appliquée conformément à ce que dit le texte. Croire le contraire, c’est selon nous négliger l’extraordinaire capacité de déni qui est celle du monde juridique : à chaque fois que ce qui est est regardé comme non conforme à ce qui doit être, on le niera, que ce soit en droit public ou en droit privé : le règlement contraire à la loi est réputé n’avoir jamais existé ; l’enfant incestueux entre un père et sa fille voit sa filiation reconnue en ligne maternelle, mais n'en est pas moins réputé sans père; et il serait facile de multiplier les exemples à l’infini. Or si le présidentialisme est regardé comme ce qui doit être, dans notre Ve République, ce qu’est le texte constitutionnel peut être mis entre parenthèses avec une désarmante facilité, y compris contre toute évidence. Il n'est, pour s'en convaincre, que de rappeler la formulation à laquelle de Gaulle avait eu recours lors de la « conférence de presse constituante » de 1964, pour écarter l’hypothèse d’une « dyarchie […] au sommet » : « le président est évidemment seul à détenir et à déléguer l’autorité de l’État »[6]. L’écart le plus flagrant par rapport au texte est ainsi réputé aller de soi, et la lettre de la constitution implicitement regardée comme dénuée de sens. Dans des pays de droit non écrit, des phénomènes comparables sont susceptibles de survenir, s’agissant des conventions de la constitution : ainsi, l’idée selon laquelle l’initiative d’une dissolution relèverait d’une prérogative particulière au premier ministre en Grande Bretagne s’imposa presque sans discussion, en 1918, pour des raisons qui ne sont pas entièrement claires, alors que, dans la pratique constante des décennies précédentes, la question avait toujours été débattue et décidée de façon collégiale, au sein du cabinet. Bonar Law n’hésita pas à affirmer que les précédents, notamment celui de 1874, attestaient du pouvoir exclusif du premier ministre, ce qui était factuellement faux[7]. Qu’il s’agisse de transformer rétrospectivement le sens des précédents ou d’écarter une disposition expresse du texte constitutionnel, la conscience des acteurs constitutionnels est susceptible de résister à tous les faits, aussi objectifs soient-ils.

On pourrait même émettre l’hypothèse selon laquelle, dans le cas de la France, la non-conformité au texte constitutionnel est une caractéristique constante depuis 1877, qu'il s'agisse de ce qu'on a appelé la constitution Grévy, des détournements divers par lesquels ont été contournées les règles du parlementarisme rationalisé sous la IVe République, ou qu'il s'agisse du présidentialisme gaullien depuis 1962 : ce n’est pas un hasard, on le verra, si des lectures très biaisées se sont à chaque fois imposées à la suite d'une épreuve de force majeure, faisant voler en éclats les savants équilibres du compromis initial.

La question centrale devient alors de savoir, quel statut il convient de conférer à ces règles non écrites : simples faits politiques, dénués de toute valeur en droit ? Usages ? Conventions ? Pratiques de nature coutumière ? À vouloir trancher nettement cette question, le risque devient vite celui de la pure et simple disputation théologique, tant ce qui importe souvent, dans la réponse qu’on cherche à donner, est moins de rendre compte des phénomènes de façon plus intelligible que de se battre sur telle ou telle conception de ce qu’est le droit, et de sa frontière avec le politique. Aussi préférera-t-on ne pas aborder cette question de front, dans le cadre de la présente intervention, car l’expérience montre qu’elle conduit souvent au blocage sur des positions mutuellement incompatibles. On se bornera donc à reprendre l'un des exemples mentionnés tout à l'heure, celui de la compétence de la Cour suprême américaine : si on entend considérer que n’est juridique que la règle écrite, ou une interprétation de cette règle qui ne soit pas manifestement incompatible avec le texte, il faudrait en déduire que la compétence de la Cour suprême est un pur fait politique, et demeure sans aucune portée en droit, ce qui paraît difficilement tenable. Faudrait-il regarder l'immense édifice jurisprudentiel bâti par les juges fédéraux comme simplement nul et non avenu ? À l'évidence, un dualisme total et sans nuances, dans l'opposition entre droit et politique, ne permet pas de rendre compte de phénomènes de ce type, et on ne peut se satisfaire d'une lecture aussi rudimentaire que les alternatives trop simples entre droit et politique, ou entre droit et morale, dont le propre est de recourir à une logique du tiers exclu qui, outre qu'elle est constamment tenue pour acquise a priori, conduit à laisser dans l'ombre des phénomènes pourtant majeurs de la vie juridique. En quels termes sera-t-il possible de qualifier juridiquement la compétence que s'est arrogée la Cour suprême américaine, dès lors qu'elle ne relève, à l'évidence, ni du texte constitutionnel, ni du pur et simple fait politique ? C'est notamment à cette question qu'il nous faudra essayer de répondre.

B. L’impossible décisionnisme dans la formation des conventions

 

Pour cela, il sera d'abord nécessaire de trancher une question trop souvent laissée dans un entre-deux passablement équivoque, s'agissant des conventions de la constitution : alors qu'on considère généralement les conventions comme le fruit d'un consensus lentement sécrété par le temps, au terme d'un processus dont la physionomie présente des caractéristiques étroitement comparables à celles de la coutume, il a parfois été soutenu par la doctrine que des conventions de la constitution pouvaient également apparaître de manière radicalement différente : non seulement des règles entièrement nouvelles seraient susceptibles de s'imposer sans aucune sédimentation préalable de précédents, ce dont on conviendra volontiers ici, mais ces mêmes règles pourraient résulter d'une confrontation à caractère résolument décisionniste, à la suite, par exemple, d'une victoire décisive dans les urnes, telle que celle de 1962 en France. C’est ainsi que, dans son ouvrage sur les conventions de la constitution, Pierre Avril a pu laisser entendre que le présidentialisme gaullien serait susceptible d'être analysé en ces termes : il se réfère explicitement à la pensée de Carl Schmitt, lorsqu’il décrit l’établissement de la constitution de 1958 comme un compromis dilatoire, et dès lors nécessairement voué à voler en éclats[8]. La confrontation décisive de 1962 ayant abouti à une victoire éclatante du camp gaulliste, l’interprétation présidentialiste de la constitution aurait été consacrée par le peuple souverain. Mais une telle analyse se heurte à des obstacles difficilement surmontables : comment le référendum de 1962 aurait-il pu valider par anticipation une conception présidentialiste des institutions qui ne sera pleinement explicitée que lors de la conférence de presse constituante de 1964 ? Et, référendum pour référendum, ne faudrait-il pas conclure que l'échec de la consultation de 1969 équivalait à un désaveu de la conception gaullienne du pouvoir[9]? Aussi Pierre Avril, dans l’entretien qu’il avait accordé à Jus politicum, présentait une analyse nettement plus consensualiste des conventions de la constitution[10].

De même, mais en sens opposé, si on se reporte à présent à la IIIe République, il est difficile de regarder la constitution Grévy comme une convention de la constitution : elle l’est, à coup sûr, mais pour la gauche, pour qui elle représente la seule lecture républicaine concevable de la constitution : pour les républicains, toute autre formule comporterait le risque de voir s'instaurer le pouvoir personnel, épouvantail d'autant plus puissant qu'il agitait le spectre du césarisme démocratique du Second Empire, encore très présent dans les esprits jusque dans les années 1880. C’est bien pour cette raison que les tentatives de réforme de l'État, y compris après le 6 février 1934, se heurtèrent constamment au refus de la gauche, Léon Blum en tête : bien que l'impuissance des institutions soit largement reconnue, toute forme sérieuse de renforcement de l'exécutif était aussitôt regardée comme une menace pour la nature républicaine du régime. Intangible et sacrée, la constitution Grévy l'était donc incontestablement pour la gauche. Mais la droite, de son côté, n’accepta jamais cette conception des institutions. Jusqu'en 1914, c'est la république dans son principe même qu'elle avait choisi de désavouer, après la cinglante défaite de 1877-79. Mais même après 1914, et la réconciliation nationale suscitée par la guerre, l’acceptation de la république par les partis de droite n’emporta jamais approbation des principes de la constitution Grévy, de sorte que les modérés, à cet égard, ne s’estimaient liés par aucune règle. Tel était bien le cas d’un Millerand qui, pour s’être élevé contre la conception dominante, finit par devoir démissionner de la présidence de la République[11]. Selon nous, c’est cela qui est décisif : plus que la question de savoir si les conventions de la constitution constituent ou non du « vrai droit », la question essentielle est de savoir si ceux à qui elles s’imposent se reconnaissent comme tenus par une règle, ou simplement sous l’empire d’un rapport de force auquel ils dénient toute légitimité. Ainsi du présidentialisme gaullien, pour le cartel des non, avant comme après 1962 : la suprématie du chef d'État, loin de constituer une règle impérative, n’était censée résulter que d’un ensemble d’abus de pouvoir dont l’accumulation équivalait, comme on sait, à un authentique coup d'État permanent.

 

La question devient donc de savoir si une règle non écrite peut être regardée comme une convention de la constitution lorsque l’opposition (ou la minorité) la récuse. Selon nous, la réponse est négative, du moins à l’échelle nationale, seule échelle pertinente lorsqu’on parle d’un régime constitutionnel. On peut, en revanche, répondre par l'affirmative si on se borne à adopter le point de vue de l’un des deux camps : la constitution Grévy fait l’objet d’un consensus massif, à gauche, au moins jusque vers la fin des années 20, et reste très largement soutenue pendant les années 30, malgré la montée des périls. Dans ce cas, on entendra la notion de convention en un autre sens, pour ainsi dire « infraconstitutionnel », du point de vue d’une communauté politique plus restreinte.

Si on accepte une telle analyse, le critère central des conventions de la constitution, au-delà des critères purement formels de Jennings, nous paraît être son acceptation par la partie perdante, la reconnaissance de la règle par l'acteur constitutionnel qu'elle désavantage[12]. Que cette reconnaissance soit souvent moins sincère que contrainte, qu'elle soit parfois imposée par les circonstances, cela ne fait pas de doute ; l'essentiel est qu'elle existe, et que chacun se reconnaisse lié par une règle. Pour illustrer la nature décisive de cette exigence, le mieux est probablement de recourir à un contre-exemple, celui des démissions forcées des présidents Grévy et Millerand, sous la IIIe République. À plusieurs décennies de distance, tous deux se virent contraints de démissionner, face à l'impossibilité de nommer un cabinet : les assemblées ayant décidé d’entamer une grève des ministères, leur situation s’avéra vite intenable, et ils n'eurent d'autre choix que de céder. Mais aucun des deux chefs d'État ne se reconnut comme lié par une quelconque obligation : Grévy, surtout, protesta hautement contre ce qui lui paraissait constituer une violation flagrante du texte constitutionnel, qui prévoyait de la manière la plus claire l'irresponsabilité du chef de l'État. Une sorte de voie de fait constitutionnelle, aux antipodes de toute forme légale de responsabilité : telle lui apparaissait la contrainte à laquelle il n'avait pas eu d'autre choix que de céder. Dans des cas de cet ordre, les précédents pourront peut-être s’accumuler : tant que la partie perdante, celle que la règle désavantage, continue à nier l’existence de toute règle, on ne pourra pas parler de convention de la constitution.

Mais, au-delà des exemples de la IIIe et de la Ve République, c’est probablement le décisionnisme dans son principe même qu’il convient d’interroger lorsqu’on évoque les conventions de la constitution. L’histoire ne nous donne-t-elle pas de nombreux exemples lors desquels, à l’issue d’un conflit persistant, une victoire décisive a infléchi durablement l’interprétation du texte ou du droit strict, au point de produire de véritables changements informels de la constitution ? Bruce Ackerman n’a-t-il pas magistralement montré comment, à l’issue de plusieurs années d’intense lutte entre le président et la Cour suprême, la réélection de Roosevelt en 1936 a permis de dénouer le conflit entre la lecture démocrate de la constitution, favorable au New Deal, et l’interprétation conservatrice des juges, arc-boutée sur les principes traditionnels du libéralisme ? Pour Ackerman, c’est parce que les deux camps ont été conduits à en appeler au peuple que de simples élections ont pu voir leur portée transfigurée, et devenir autant d’occasions lors desquelles le peuple souverain aurait exercé ce qu’il appelle un pouvoir de « législation suprême », infléchissant la constitution de façon décisive, au-delà même, au besoin, de la lettre des textes. Le même raisonnement est appliqué à la reconstruction, à travers l’échec électoral de Johnson en 1866, et à la fondation même des États-Unis en 1787[13]. Ackerman aurait d’ailleurs pu analyser dans des termes comparables la crise constitutionnelle majeure qui opposa, de 1832 à 1834, le président Jackson et le Congrès, et eut notamment pour effet de transformer les élections présidentielles, pourtant voulues à deux degrés par les pères fondateurs, en une élection quasi directe par le peuple, les Grands Électeurs renonçant de façon définitive à toute autonomie.

Que, à la suite d’une confrontation historique, une victoire décisive soit susceptible de produire une inflexion majeure de la constitution, on ne le niera nullement ici. Mais la question est de savoir, qu’il s’agisse des crises constitutionnelles américaines ou des crises françaises, si c’est la victoire dans les urnes qui, à elle seule, a suffi à consacrer la convention nouvelle, le changement informel de la constitution, ou s’il a fallu plus que cela, si une reconnaissance de la part de la partie perdante était indispensable. On accordera ici bien volontiers qu’il est des cas dans lesquels la minorité rend les armes assez rapidement, et accepte de se soumettre, de bon ou de mauvais gré, à une volonté majoritaire clairement exprimée dans les urnes. Que, dans bien des exemples, la reconnaissance de la règle nouvelle s’effectue par une soumission résignée au diktat majoritaire, la partie perdante renonçant à la lutte en prenant acte d’un rapport de forces par trop défavorable, on ne le contestera nullement : ainsi des « cavaliers de l’Apocalypse » retranchés lors du New Deal dans leur forteresse juridictionnelle, lorsque la menace présidentielle d’augmenter le nombre des juges à la Cour suprême leur fit comprendre que toute résistance était désormais sans espoir. Dans ces cas en effet, pour reprendre l’expression de Pierre Avril, « la force des choses » conduit la partie perdante à se soumettre. Mais il n’en va pas toujours ainsi : dans le cas de la IIIe République, on l’a vu, la droite n’accepta jamais d’avaliser la constitution Grévy, et ce refus persistant compta pour beaucoup dans la facilité avec laquelle, en 1940, le régime de 1875 fut abandonné par ce qui restait de la représentation nationale. On verra plus loin que George III, en Grande Bretagne, n’accepta jamais aucune lecture parlementaire de la constitution, malgré un rapport de forces politique nettement et durablement défavorable. Avec une ténacité rarement égalée, il n’eut de cesse de lutter jusqu’à ce que, près de vingt-cinq ans après le début de son règne, il soit en mesure de faire triompher son interprétation, effaçant ainsi l’échec de toutes les confrontations antérieures. Résistant avec obstination à « la force des choses », le roi avait fini par en renverser décisivement le sens.

Mais au-delà, il est possible qu’une crise constitutionnelle débouche purement et simplement sur une guerre civile ou une révolution, lorsque l’un des deux camps refuse obstinément de se soumettre : ainsi Charles Ier, après avoir avalisé toutes les mesures prises par le Long Parliament, jusqu’à se résigner à la condamnation à mort de son principal ministre, finit par prendre le parti de la confrontation, lorsque les Communes exigèrent de lui un militia bill qu’il jugeait ne pas pouvoir accepter. C’est à ce stade, selon nous, que se manifestent clairement les limites du décisionnisme : pour qu’une élection décisive, ou tout autre mode de confrontation mutuellement accepté, soit susceptible de trancher une crise constitutionnelle majeure, encore faut-il que les deux parties acceptent de se regarder comme liées par la décision d’une autorité habilitée à trancher. Pour que le souverain, constituant originaire ou législateur suprême, soit en mesure d’arbitrer décisivement le conflit, encore faut-il qu’il existe encore un souverain. Or c’est cela même qui se trouve mis en question lorsqu’une crise constitutionnelle atteint une gravité telle que la guerre civile ou la révolution deviennent des hypothèses plausibles. Après 1642, qui, du roi ou du Long Parliament dominé par les puritains, était habilité à imposer une interprétation authentique de la constitution ? Il n’est pas possible de répondre à cette question : entre les deux camps, le divorce était si complet qu’ils constituaient désormais deux corps politiques, et non plus un seul. Ce sont deux Angleterres, mutuellement incompatibles, qui se faisaient la guerre. Dans des hypothèses aussi extrêmes, on peut penser que le corps politique cesse purement et simplement d’exister, de sorte que, faute de souverain, toute décision collective devient purement et simplement impossible. Or une telle hypothèse ne concerne pas seulement les cas de guerre civile ou de révolution : elle nous semble également valable en cas de sécession, de dissociation, violente ou non, d’un corps politique. Dans l’actuelle confrontation entre Flamands et Wallons, la disparition pure et simple de la Belgique est peu à peu devenue une hypothèse de plus en plus vraisemblable. De même, on voit mal comment on pourrait être certain que, en Écosse ou en Catalogne, l’électorat ne voterait pas en faveur de l’indépendance lors d’un référendum. Dans de tels exemples, une minorité peut être conduite à ne plus reconnaître la souveraineté de la majorité, dès lors qu’elle n’estime plus faire partie intégrante d’un seul et même corps politique. Elle n’acceptera pas de se soumettre à « la force des choses », dès l’instant où, pour elle, « les choses » mêmes n’existent plus, dès lors que la communauté nationale a cessé d’être. Dans de telles hypothèses, la pensée schmittienne rétorque que le pouvoir constituant originaire s’exprimerait par la force des armes : c’est la guerre qui imposa la victoire du nord sur le sud, aux États-Unis, et permit de trancher la question politique fondamentale. Mais, sans même discuter la question de savoir si, comme le prétend Carl Schmitt, la guerre peut être tenue comme stade ultime du politique, on peut penser que, dans des cas tels que l’Écosse ou la Catalogne contemporaines, l’hypothèse d’une guerre de sécession ne fait tout simplement plus partie des options sérieusement imaginables. Le plus probable, en cas de manifestation claire d’une volonté séparatiste, est que la majorité nationale, loin de prétendre faire prévaloir son point de vue, accepterait de se résoudre à l’indépendance.

Dans un tel cadre d’analyse, la décision souveraine ne peut plus constituer, à elle seule, un fondement suffisant : encore faut-il que le souverain soit reconnu comme tel par la partie perdante. Cette dernière, une fois mise en minorité, doit continuer à accepter la fiction majoritaire, doit, par exemple, admettre de faire comme si le président Lincoln, élu malgré sa volonté, était effectivement le président de tous les Américains ; admettre qu’il est susceptible, comme tel, de prendre des décisions juridiquement valides, par lesquelles elle se sente valablement liée. À défaut, le principe même du décisionnisme ne peut que se trouver remis en cause. De là, dans le présent article, l’importance décisive de la reconnaissance de la minorité pour l’établissement des conventions de la constitution : certes, dans le cas de la IIIe République, le désaveu que la droite opposait à la République ne menaça jamais de dégénérer en guerre civile. Il n’en restait pas moins que l’unité du corps politique se trouvait gravement fragilisée, d’une manière qui n’est pas substantiellement différente des hypothèses extrêmes que l’on vient d’évoquer : que le conflit s’envenime jusqu’à ce que les deux parties soient prêtes à sacrifier la pérennité de l’État plutôt que de renoncer à leur point de vue, et la menace qui pèse sur le corps politique peut aussitôt se changer en arrêt de mort.

C. Le présidentialisme, la constitution Grévy, comme prétentions juridiques victorieuses

 

Mais comment, dès lors, qualifier la constitution Grévy, après la victoire républicaine de 1879 ? Même désavouée par la droite, elle ne s’en imposa pas moins dès que les républicains furent en majorité à la fois à la chambre et au Sénat. De même, que dire du présidentialisme gaullien pendant les années 60 ? Les virulentes contestations de la gauche n’en restaient pas moins impuissantes : comment, en somme, rendre compte d’une situation dans laquelle le désaveu opposé par l’opposition reste sans effet mesurable, face à une majorité à laquelle la loi du nombre permet, en tout état de cause, d’imposer son point de vue dans les faits ? C’est ici qu’il peut être éclairant de recourir à la notion de prétention juridique : une prétention juridique est une thèse, une interprétation constitutionnelle soutenue par un des acteurs politiques quant à l’étendue de ses propres compétences. De nature juridique, elle s’appuiera sur des arguments de droit, qu’il s’agisse d’invoquer le texte fondateur, la tradition républicaine, les principes fondamentaux, la coutume immémoriale, ou toute autre source de droit reconnue comme valide dans le régime considéré. Quelle que soit la source invoquée, la prétention juridique ne se bornera jamais à de purs arguments de fait, et sera censée être valable indépendamment du rapport de forces politique. Si, par exemple, député du parti doctrinaire, sous la Restauration, je soutiens que le cabinet n’est pas tenu de démissionner en cas de vote de défiance des chambres, au motif que cela reviendrait pour les parlementaires à empiéter sur la prérogative royale, je serai supposé soutenir les mêmes positions, que mon parti soit aux affaires ou qu’il se trouve rejeté dans l’opposition, malgré le fait que, dans cette dernière hypothèse, mes intérêts politiques voudraient que je soutienne la thèse inverse. Ici encore, l’interprétation de la règle par la partie perdante est déterminante, et constitue un bon test quant à l’existence ou non d’une convention. Rien n’est plus facile que de soutenir une interprétation qui vous avantage ; mais si vous continuez à vous y tenir alors même que, alternance aidant, elle joue désormais à votre détriment, c’est bien que vous la tenez pour une règle qui s’impose éminemment à vous.

Quelle qu’en soit la teneur, qu’elle soit vraisemblable ou qu’elle ne le soit pas, qu’elle soit aisément conciliable avec les règles en vigueur, ou au contraire ne puisse résulter que d’une audacieuse démarche interprétative, la prétention juridique pourra être accueillie de toutes sortes de manières par les autres acteurs institutionnels. Il se peut qu’elle ne soit pas même débattue, et qu’on la tienne comme allant de soi. Tel fut à peu près le cas, on l’a vu, de l’idée selon laquelle l’initiative d’une dissolution relèverait d’une prérogative particulière au premier ministre en Grande Bretagne, à partir de 1918. Il se peut aussi que, quoique son caractère novateur soit manifeste, elle soit reçue favorablement par tous les autres acteurs du jeu institutionnel, soit que l’argumentation utilisée s’avère fort convaincante, soit qu’elle permette de résoudre opportunément une épineuse situation politique, soit que ceux qu’elle désavantage sur le plan constitutionnel jugent simplement trop risqué de s’élever contre elle. L’hypothèse d’une prétention juridique emportant la conviction par pure habileté interprétative est assez rare, mais n’a rien d’impossible : ainsi du juge Coke, en 1621, lorsque, ressuscitant la procédure de l’impeachment, il parvint à convaincre le roi Jacques Ier qu’il n’était pas en droit de présider lui-même au procès de son agent, sous peine d’être à la fois juge et partie. En réalité, l’argumentation était un pur sophisme ; mais elle avait une telle apparence de vraisemblance que Jacques Ier accepta sans véritable difficulté de la reconnaître comme valable[14]. Il ne comprit l’étendue de son erreur que plus tard, lorsque l’opposition s’attaqua au principal de ses ministres ; mais il était trop tard pour se dédire. Bien entendu, il est possible aussi, et c’est le cas le plus fréquent, que la prétention juridique suscite des contestations, des controverses parfois fort vives, ou même un rejet pur et simple de la part des autres acteurs institutionnels[15].

C’est dans ce cadre, selon nous, qu’il est possible de trouver une qualification à des objets juridiques tels que la constitution Grévy ou le présidentialisme gaullien : ces interprétations, toutes deux très tendancieuses, du texte constitutionnel constituent des prétentions juridiques victorieuses. Parce qu’elles se sont imposées par la voie du nombre, on ne peut que leur reconnaître le bénéfice de la victoire ; mais parce que, dans le même temps, toute valeur contraignante leur est obstinément déniée par la minorité, elles ne peuvent en aucun cas être regardées comme de véritables conventions. À l’échelle de la gauche, la constitution Grévy constituait une convention, beaucoup plus sacrée encore que le texte constitutionnel proprement dit. À l’échelle de la France, en revanche, la constitution Grévy n’était qu’une prétention juridique victorieuse, et ne devint jamais plus que cela : même ralliée à la République, Union sacrée aidant, la droite n’en accepta jamais les principes fondateurs, et le conflit autour de la réforme de l’État constitua le point de départ de la décomposition finale de la IIIe République, sur le plan constitutionnel. De même pour la séquence 1962-64, elle aussi initialement susceptible d’être analysée comme une simple prétention juridique victorieuse, et dont le processus d’acceptation graduelle ne commença que dans les années 70, avec la perspective de l’alternance. Que les communistes qui, contrairement au PS, n’avaient pas d’intérêt politique direct à accepter le présidentialisme, aient néanmoins admis de voir dans le maintien du cadre institutionnel en vigueur le meilleur gage d’une victoire possible de la gauche signalait, selon nous, un changement majeur du point de vue de la reconnaissance de la constitution gaullienne, tout simplement parce que plus aucune force politique ne continua à la désavouer explicitement après le milieu des années 1970. Que les contestations se poursuivent ponctuellement, à titre plus ou moins individuel, ou qu’une portion non négligeable de la doctrine persiste à émettre des doutes, voire formule des remises en cause explicites, n’est évidemment pas à négliger. Mais il n’en est pas moins frappant de voir que, à part les quelques années qui précédèrent et suivirent l’adoption du quinquennat, ces contestations n’ont jamais pris d’ampleur assez significative pour créer une dynamique d’ensemble. Il n’est pas jusqu’aux tenants de la VIe République, aujourd’hui, qui n’aient renoncé à revenir sur l’élection du président au suffrage universel direct.

D. Les mœurs constitutionnelles, en deçà des conventions

 

On le voit, les notions respectives de prétention juridique et de conventions de la constitution permettent de qualifier juridiquement des interprétations de la constitution selon qu’elles sont reçues par l’ensemble des acteurs politiques ou, au contraire, continuent à faire l’objet de divergences de principe, y compris lorsqu’elles ont été politiquement consacrées par la loi du nombre. Pour autant, cela signifie-t-il que tout usage consensuel serait voué, par cela seul qu’il n’est pas contesté, à être regardé comme une convention de la constitution ? À l’évidence, la réponse doit être négative : ainsi, de cela seul que des pratiques constitutionnelles déviantes continuent à être généralement pratiquées, par exemple dans des systèmes politiques gangrenés par la corruption, on ne pourrait à l’évidence déduire qu’on se trouverait en présence de conventions de la constitution. On sait, à cet égard, que Jennings a exigé de la prétendue règle qu’elle puisse trouver une justification, dans le processus de filtrage qu’il opère par ses critères, notamment afin d’en exclure les hypothèses de détournement des règles constitutionnelles. Mais même sans devoir en passer par l’hypothèse de pratiques déviantes, on peut penser que les mailles du filet conceptuel, s’il est permis de s’exprimer ainsi, seraient alors trop larges pour cerner ce qui relève de la convention proprement dite. Tout ce qui est consensuel n’est pas pour autant une convention, et c’est en tentant de qualifier de façon plus précise le type de consensus susceptible de relever du monde des conventions que nous parviendrons peut-être à mieux en comprendre la spécificité.

On prendra ici un exemple qui peut sembler assez typique des hésitations conceptuelles auxquelles on peut être confronté en présence de certaines pratiques éminemment consensuelles : celui de la démission du premier ministre, sur demande du président, dans le cadre de la Ve République. Olivier Beaud a pu soutenir que cette pratique de la démission, automatiquement consentie, constitue le cœur de la prééminence présidentielle, et il est très probable qu’il a raison. Qu’est-ce que cet usage selon lequel un premier ministre, en période de concordance, démissionnera au moment même où le chef de l’État le lui demandera, sans la moindre apparence de doute quant au droit du président à exiger son départ ? Sur le plan de la psychologie politique, si on y songe, il y a là quelque chose de passablement étonnant : en acceptant de se retirer, le premier ministre fait le sacrifice de son intérêt politique, compromet éventuellement son avenir, et tout cela sans se poser un seul instant la question de ce qui se passerait s’il envisageait de rester. Beaucoup d’anciens chefs de gouvernement n’ont pas hésité à confier à quel point la démission, outre ses effets politiques, avait également constitué pour eux une grave épreuve personnelle, allant du choc émotionnel à la dépression post-traumatique[16]. De là l’extraordinaire paradoxe d’une décision aux effets ravageurs, mais dont le bien fondé ne fait pourtant l’objet d’aucune espèce d’interrogation. Ici encore, on trouve un magnifique exemple de déni juridique, puisque le texte même de la constitution, qui n’a jamais prévu d’accorder un pouvoir aussi exorbitant au chef d’État, et qui, au sein de l’exécutif, réserve à la seule initiative du chef du gouvernement l’hypothèse d’une démission, ne semble pourtant jamais faire l’objet de la moindre prise en compte, aussi minime soit-elle.

 

Doit-on considérer qu’il y a, dans la démission du premier ministre sur demande du président, une convention de la constitution ? Selon nous, la réponse ne peut qu’être négative, sans même qu’il soit besoin d’évoquer l’hypothèse de la cohabitation, lors de laquelle il est évidemment impossible de contraindre un chef de gouvernement à la démission sans prendre le risque d’une épreuve de force majeure. En période de concordance, on se trouve certes dans une hypothèse de consensus total, mais l’acceptation de la démission semble aller tellement de soi qu’il serait possible de soutenir qu’on se trouve alors en deçà de ce qu’on peut considérer comme une véritable règle dans la sphère de la vie juridique. Pourquoi cela ? Parce qu’une règle ne peut être qualifiée de telle, semble-t-il, que si ceux qui l’appliquent sont conscients de la possibilité de la transgresser. On connaît la dialectique paulinienne de la loi : c’est parce que la règle a fixé un interdit qu’elle a aussitôt suscité le désir de la transgression[17]. Or une telle hypothèse ne semble jamais avoir été envisagée, pas même à l’état de fantasme ; c’est d’ailleurs là une question qu’il pourrait être intéressant de poser à d’anciens premiers ministres : « avez-vous, ne serait-ce que lors d’un rêve ou d’un cauchemar, envisagé la possibilité de refuser votre démission au Président ? » Il est difficile de présumer entièrement de ce que seraient les réponses, mais aucun constitutionnaliste ne serait surpris s’il ne se trouvait pas un seul des anciens chefs de gouvernement pour répondre par l’affirmative.

Pourtant, la portée d’un éventuel refus de démission serait immense, sur le plan constitutionnel : un premier ministre qui peut menacer de démissionner, ou se refuser à partir, peut aussi imposer son pouvoir, pour peu qu’il ait une majorité prête à le suivre. Ce fut d’ailleurs très probablement le cas pendant une part importante du quinquennat de Nicolas Sarkozy, une fois que la ligne présidentielle, après les triomphes initiaux de l’année 2007, commença à se faire hésitante, puis de plus en plus contradictoire. N’ayant pas hésité à se déclarer à la tête d’un « État en faillite », le premier ministre semblait devoir opposer son sérieux et sa cohérence politique aux foucades d’un chef d’État qui semblait de plus en plus poursuivre des objectifs mutuellement incompatibles, au fur et à mesure que les effets de la crise financière allaient s’aggravant. Tandis que s’accumulaient les échecs électoraux, les limites de la méthode présidentielle devenaient de plus en plus manifestes : aussi il peut paraître assez probable que, au lendemain de l’échec des régionales, la majorité parlementaire aurait suivi le premier ministre s’il avait prétendu imposer une ligne politique cohérente au président de la République, tant le mécontentement exprimé par les circonscriptions pouvait facilement se trouver relayé par les parlementaires eux-mêmes. Il n’en est que plus frappant de constater à quel point, psychologiquement, l’éventualité même d’une menace de démission ne semble tout simplement pas exister, jusques et y compris en période de cohabitation. Philippe Lauvaux a pu observer, à propos du refus présidentiel de signer les ordonnances lors de la première cohabitation, que le premier ministre Jacques Chirac aurait pu instantanément couper court aux prétentions du chef d’État en le menaçant de démissionner : les alternatives initialement envisagées, telles que la nomination d’un gouvernement de techniciens, ayant dès longtemps été exclues par le choix politique très clair du président, il aurait alors été extrêmement risqué pour le chef de l’État d’envisager une épreuve de force.

C’est donc par la pratique de la démission automatique que la primauté présidentielle se trouve conservée, de même que, a contrario, ce serait par la menace de démission qu’un premier ministre en période de concordance, pourvu que la conjoncture politique lui soit suffisamment favorable, serait en mesure d’imposer au chef d’État le respect des prérogatives que lui confère le texte constitutionnel. Le phénomène est donc au cœur de la spécificité française par laquelle le présidentialisme se maintient, contre toute évolution vers un régime parlementaire dualiste effectivement équilibré au sein de l’exécutif, et interdit, a fortiori, une mutation vers le monisme pourtant à peu près généralisé dans les démocraties occidentales parvenues à maturité. La seule véritable exception historique à cet étrange phénomène d’occultation semble être la démission fracassante de Jacques Chirac, en 1976, précédent bien oublié depuis, tant il semble enfoui dans des tréfonds psychologiques d’où il ne parvient même plus à la conscience des hommes politiques. Il conviendrait aussi d’y ajouter la menace de démission par laquelle, quelques années plus tôt, Georges Pompidou était parvenu à obtenir du général de Gaulle une dissolution, en 1968, au lieu du référendum que le chef d’État s’obstinait à envisager. La démission de Jacques Chirac prend d’ailleurs sens dans ce contexte, celui de la fin du principat de De Gaulle, et de l’ombre portée que projeta la disparition du grand homme sur la vie politique française : les contradictions et dilemmes auxquels furent alors exposés les gaullistes se lisent, sur le plan des pratiques constitutionnelles, dans les tactiques de harcèlement parlementaires auxquelles se livrèrent de plus en plus les députés RPR, en contradiction flagrante avec leur respect supposé pour la fonction présidentielle. Mais plutôt que de tenter de sonder les reins et les cœurs, au risque de glisser sur la pente hasardeuse d’une sorte de constitutionnalisme psychanalytique, il semblerait, pour ce qui nous intéresse ici, qu’on puisse recourir à une notion beaucoup plus aisément opératoire : cette notion, c’est celle des mœurs constitutionnelles.

Il y a, dans la notion de mœurs, un vaste champ conceptuel, depuis longtemps entièrement délaissé par la réflexion sur le droit, alors qu’il occupait une place éminente, non seulement dans les théories de Montesquieu, mais toute la pensée des Lumières, et jusqu’à l’élaboration du Code civil : on partage alors très largement l’idée selon laquelle les mœurs créent des liens plus forts que ceux des lois, et leur sont en ce sens souvent préférables. Les mœurs comportent une sorte d’évidence collective, plus efficace et plus profonde que toute règle explicitement édictée. Un interdit collectif sera d’autant mieux respecté qu’il n’aura pas besoin d’être explicitement formulé : a contrario, l’édiction même de la règle par la puissance publique en signale la faiblesse, puisqu’il faut désormais recourir à l’appareil de la puissance étatique pour espérer parvenir à en éviter la transgression. Et s’il faut par exemple, pour maintenir la moralité publique, édicter des règles nombreuses, jusqu’alors inutiles, on verra dans un tel phénomène un signe infaillible de dégénérescence du lien social. L’idée de la constitution comme norme suprême, la primauté de l’écrit fondateur dans le légicentrisme, ont fait peu à peu disparaître un tel mode d’analyse, et le positivisme a achevé de l’exclure du champ d’investigation propre à la pensée juridique. Faut-il pour autant supposer que la notion de mœurs relèverait d’un temps désormais révolu, inséparable qu’elle serait d’une pensée juridique traditionaliste, essentiellement coutumière, dont nous aurions perdu presque jusqu’au souvenir ? Nous ne le croyons pas. Des faits sociaux aussi décisifs, pour l’identité collective, que la langue ou la cuisine, relèvent encore presque exclusivement des mœurs. Dans le champ proprement juridique, l’exemple de l’inceste nous semble éminemment révélateur puisque, en droit français, cet interdit social majeur ne fait l’objet d’aucune incrimination pénale : dès lors qu’il n’y a pas eu de viol, ni de détournement de mineur(e), aucune sanction n’est attachée à l’inceste, absent de la liste des délits et des crimes. Le respect de l’interdit est laissé aux mœurs, comme ce fut souvent le cas, au XIXe siècle encore, pour des pratiques jugées à ce point inhumaines que le législateur se refusa longtemps à en envisager jusqu’à la possibilité légale : ainsi, par exemple, de la nécrophilie[18]. La question de la frontière entre le droit et les mœurs se pose donc, aujourd’hui encore, dans notre droit positif, et on se propose ici d’établir que, dans un tout autre domaine que le champ pénal, elle peut s’avérer tout à fait éclairante dans le champ constitutionnel.

Pourquoi les mœurs constituent-elles un lien plus fort que celui des lois, dans la pensée classique ? Tout simplement parce qu’il ne viendrait à l’idée de personne d’en transgresser les règles. La problématique de Saint Paul, écartelé par la loi, dont la seule édiction suscite immanquablement un désir de transgression, est totalement étrangère aux mœurs, dont les prescriptions sont non seulement non-écrites, mais pour ainsi dire non-dites, à ce point intériorisées qu’elles finissent par disparaître même de la conscience. Or n’est-ce pas exactement au même type de phénomène que nous sommes confrontés dans le cas de la démission du premier ministre sur demande du Président ? Acquiescer à la demande du chef d’État relève à tel point de l’évidence que l’intéressé n’envisagera même pas l’hypothèse d’un refus. Prétendre rester à son poste dans de telles circonstances ne pourrait être que le fait d’un « triste sire », pour reprendre la célèbre formule de Chaban-Delmas, d’un personnage indigne de la fonction qu’il occupe. Aussi toute interrogation sur la nature et le bien-fondé de la règle tend-elle à disparaître, dans une telle hypothèse. Et c’est bien pour cette raison qu’une telle pratique de la démission ne nous semble pas pouvoir être rangée au nombre des conventions de la constitution : dans le cas de la convention, celui qui observe la règle est parfaitement conscient de ce qu’il pourrait aussi envisager de l’enfreindre. Son attitude relèvera d’un choix, conscient et délibéré, tandis qu’a contrario, dans le cas des mœurs constitutionnelles, la règle aura été à ce point intériorisée qu’il ne viendra à l’idée de personne de la remettre en cause, même à titre purement hypothétique. Psychologiquement, elle est passée, pourrait-on dire, dans le domaine du non-transgressable.

L’intérêt de la notion de mœurs, dans le domaine constitutionnel, pourrait être de nous permettre de mieux cerner le type de relation entre consensus et conflit qui préside à la formation des conventions de la constitution, on s’efforcera de le montrer. Mais elle nous semble également intéressante, dans une perspective plus globale de théorie du droit, en ce qu’elle échappe, selon nous, à l'alternative entre le droit et la morale ; elle permettrait ainsi de s’extraire de l’un de ces dualismes conceptuels qui, à la longue, peuvent finir par devenir préjudiciables à la compréhension même des phénomènes juridiques.

II. Une échelle du consensus et du conflit : des conventions de la constitution aux rites constitutionnels

 

On souhaiterait proposer ici, pour mieux délimiter le champ des conventions de la constitution, un critère simple : celui du conflit surmonté. Selon nous, pour qu’une convention se forme, il faut qu’il y ait eu contestation initiale : si, en effet, une interprétation de la constitution n’a jamais fait l’objet de conflits, on voit mal pourquoi il serait nécessaire de formuler une règle non écrite, puisqu’elle se bornerait à énoncer ce qui constitue une évidence dans l’esprit des acteurs constitutionnels. Ainsi, au Moyen-Age, la règle de la catholicité du roi était-elle non seulement inutile, mais de surcroît inconcevable, puisque la religion catholique résumait à elle seule l’ensemble du christianisme. Aussi ce n’est que lorsque la question se posa de savoir s’il serait envisageable de reconnaître pour roi un protestant, et que d’âpres conflits d’interprétation eurent opposé les partisans des adversaires, que l’établissement de la règle comme loi fondamentale du royaume put devenir imaginable. C’est Henri IV qui, on le sait, trancha définitivement cette question en se convertissant au catholicisme : les anciens adversaires du principe de catholicité renonçant alors à contester la règle, cette dernière put être érigée au rang de loi fondamentale du royaume. Pour tenter de mieux comprendre cette dynamique du conflit surmonté, on partira d’une controverse constitutionnelle un peu plus récente, apparue au XVIIIe siècle : la chambre basse a-t-elle le droit de contraindre les ministres à démissionner, ou bien ceux-ci sont-ils libres de tenter de se maintenir ? Toute la question du régime parlementaire, comme on sait, est réputée tourner autour de la réponse à cette question, qui nous servira de point de départ pour tenter une ébauche de systématisation théorique.

A. Le choc des prétentions juridiques opposées

On donne, dans à peu près tous les manuels, la date de 1782 comme celle de l’inauguration du parlementarisme, avec la démission de Lord North et de son cabinet. Selon nous, c’est une erreur : il est exact que, au moment de la crise gouvernementale qui conduisit au départ de Lord North, ce dernier s’accordait à reconnaître, avec l’opposition, qu’un vote de défiance de la chambre des Communes lui donnerait l’obligation de partir. Aussi la condition essentielle de formation d’une convention constitutionnelle peut-elle sembler ici réunie, puisque les deux parties, majorité et opposition, s’accordaient sur la portée obligatoire que revêtirait leur vote. À dire vrai, une telle interprétation de la constitution se révélait politiquement fort expédiente pour le premier ministre, à qui George III avait imposé une guerre contre les anciennes colonies américaines à laquelle il n’avait jamais vraiment cru, et dont l’impopularité atteignait alors des sommets. N’osant pas remettre sa démission de lui-même à son monarque, il se sentait probablement soulagé à la perspective de pouvoir se défausser sur les parlementaires. Mais le contexte politique de l’affaire ne constitue en aucun cas une objection à l’existence d’une convention, et le véritable obstacle était ailleurs. Ce que semblent oublier tous les manuels de droit constitutionnel, lorsqu’ils répètent la même leçon, c’est que, dans le jeu institutionnel anglais de cette époque, un troisième acteur devait se regarder lui aussi comme tenu par la règle pour que cette dernière puisse être considérée comme valide : le roi, chef de l’État, avait alors un droit de regard sur le choix de ses ministres que nul ne songeait à contester dans son principe, en vertu de sa prérogative. Aussi pouvait-il prétendre, non sans apparence de raison, avoir son mot dans leur éventuelle démission. Or George III ne tarda pas à opposer un désaveu catégorique à une telle interprétation de la constitution. Bien plus : après s’être vu temporairement imposer un ministère Fox-North auquel il ne put échapper, par une coalition de l’ancienne majorité et de l’opposition qu’il dénonçait comme une monstruosité constitutionnelle, il n’eut de cesse de réaffirmer de la manière la plus solennelle la primauté de sa prérogative, au cours d’une terrible crise constitutionnelle qui ne dura pas moins de deux ans, et à l’issue de laquelle le jeune premier ministre Pitt, proclamant que tout vote de défiance constituait une atteinte intolérable aux droits que le roi tenait de la constitution, se maintint en fonction, malgré des mises en minorité successives, jusqu’à ce qu’une dissolution royale victorieuse ôte aux parlementaires toute velléité de tenter la moindre épreuve de force pendant de longues décennies, jusque dans les années 1820.

À ce stade, donc, la responsabilité parlementaire des ministres ne pouvait en aucun cas être regardée comme une convention, pour la bonne et simple raison que le roi se refusait catégoriquement à la reconnaître, et même à en entendre parler. On retrouve ici, du reste, la question d’échelle que nous avions déjà rencontrée tout à l’heure : aussi bien Lord North que l’opposition parlementaire reconnaissaient l’autorité d’une éventuelle motion de défiance, et s’estimaient liés par une règle : pour eux, il y avait bien convention, mais pour eux seulement. Or ce n’est pas parce qu’un tel accord est à peu près suffisant, aujourd’hui, pour faire naître une convention, qu’on est en droit de projeter la notion, de façon rétrospective, sur une situation dans laquelle c’était la primauté même de ces deux organes, majorité et opposition, qui faisait l’objet du conflit. Le roi eut l’occasion de le réaffirmer à maintes reprises : une majorité à la chambre basse pouvait bien exister en fait, mais elle ne pouvait prétendre s’ériger en organe constitutionnel à part entière, et s’arroger des pouvoirs qu’elle n’était pas en droit d’avoir. Plus globalement, ce que nous appelons régime parlementaire constituait, pour George III, une forme intolérable d’oligarchie, usurpant à la fois le pouvoir du roi et celui des sujets. Là où nous parlons de cabinet, le roi voyait un organe autoproclamé et inconstitutionnel, conçu pour usurper ses pouvoirs par la coalition inadmissible de quelques puissants pairs du royaume avec leurs affidés aux Communes, et dont les prétentions à l’autonomie lui paraissaient inacceptables. Dans la quasi-majorité parlementaire du old corps[19], au pouvoir lors de son accession au trône, et qu’il n’eut de cesse de détruire pendant vingt-cinq ans, il ne voyait qu’une sorte de ligue mafieuse de la gentry parlementaire whig pour monopoliser toutes les places, le tout cimenté par la corruption. Pour lui, les seuls organes reconnus par la constitution étaient le roi, les Lords et les Communes : tout le reste n’était qu’usurpation.

Avec la victoire éclatante du monarque lors de la dissolution de 1784, la thèse parlementariste était devenue nettement minoritaire : les parlementaires indépendants, clef de toute majorité durable aux Communes, s’étaient ralliés, timidement d’abord, massivement ensuite, à la lecture en quelque sorte légitimiste que George III faisait des équilibres constitutionnels. Aussi la thèse de la responsabilité parlementaire des ministres devint d’autant plus marginale que, dans les années 1790, elle n’était plus défendue que par une poignée de whigs foxites discrédités par leur soutien à la révolution française. La responsabilité parlementaire des ministres n’était donc, à ce stade, qu’une prétention juridique ultra-minoritaire, et la prétention inverse avait été à ce point victorieuse qu’elle n’était pas loin de faire consensus, ou peu s’en faut : au cours des guerres napoléoniennes, un loyalisme enthousiaste entoura la Couronne, et semblait devoir faire disparaître dans les oubliettes de l’histoire les extravagances condamnables du passé. C’est d’ailleurs probablement pour cette raison que, lorsqu’elle finit par se réintroduire, la responsabilité gouvernementale le fit de façon à peu près invisible, sans débats ni affirmations de principe, presque clandestinement, ce qui, évidemment, n’est pas pour faciliter la tâche des constitutionnalistes, lorsqu’ils tentent de dater précisément son établissement comme convention de plein exercice (tant il est vrai qu’un consentement tacite ne fait guère les affaires de la théorie des conventions…)

B. L’établissement de la convention, ou le conflit surmonté

 

On peut dire qu’une convention s’est véritablement établie lorsque ce qui faisait conflit cesse d’être contesté, lorsque le camp des adversaires se résout à accepter sa défaite, et finit même, in fine, par se rallier au point de vue du vainqueur. S’il était permis de parler de « conventions de société », on pourrait en donner pour exemple le PACS, ardemment combattu par la droite en son temps, avant qu’elle ne s’y rallie en l’espace de quelques années. En matière constitutionnelle, s’agissant du régime britannique, un bon exemple est celui de la réforme électorale. En 1832, les tories combattirent furieusement le projet de Grey, comme destructeur de la constitution, voué à marginaliser le roi et les Lords, et donc à détruire la balance des pouvoirs, qui faisait pour eux l’essence de la constitution anglaise. C’était précisément la lecture légitimiste que George III avait faite des institutions qu’il s’agissait de défendre : l’élargissement du suffrage n’était, dans ce contexte, pas loin de constituer une sorte de trahison posthume à la mémoire du grand monarque. Il faut, à cet égard, souligner à quel point, pendant tout le cours des controverses constitutionnelles sur le Reform bill, les Anglais vécurent dans un climat de quasi-guerre civile : si le texte échouait, pensaient ses partisans, la Grande-Bretagne risquait de connaître une révolution comparable à celle qui, en France, venait de mettre à bas la dynastie des Bourbons. Quant aux adversaires, il ne fut pas rare, après les premières émeutes, que des Lords tories se retranchent dans leurs antiques châteaux en les garnissant de canons. S’agissant des effets du Reform Act, il est difficile de donner tort aux tories : avec la disparition programmée des circonscriptions sous le contrôle direct de la couronne, le roi perdait les moyens d’imposer sa primauté sur ses ministres, prélude à sa marginalisation progressive en termes de pouvoir politique. Et si les intérêts électoraux des Lords n’étaient que très partiellement affectés dans l’immédiat, une dynamique irréversible n’en était pas moins lancée. Révolution, d’un côté ; subversion de la monarchie équivalente à son écroulement, de l’autre : aussi furieuses qu’aient été les controverses de 1832, les tories n’en finirent pas moins par s’y rallier quelques années plus tard, et leur conversion devint vite si entière que ce sont eux qui, en se faisant les avocats d’une nouvelle réforme, en 1867, finirent par y trouver le moyen de revenir enfin au pouvoir.

On en restera, dans le cadre de la présente contribution, à l’exemple britannique, mais il serait facile de multiplier les exemples. Ce qu’on voudrait surtout souligner ici, c’est le contraste flagrant entre la Grande-Bretagne et la France, dans la capacité à forger des conventions qui mettent un terme à une controverse majeure. L’Angleterre en 1832, la France dans les années 1840, se trouvaient toutes deux confrontées à des revendications d’élargissement du suffrage qui, si elles n’étaient pas satisfaites, menaçaient de renverser les institutions. Malgré la gravité initiale de leurs différends, les Anglais parvinrent rapidement à refermer la fracture qui s’était creusée entre les deux camps, une fois qu’une solution eut été imposée par les urnes. Dans le cas de la monarchie de Juillet, au contraire, la controverse mena tout droit à la disparition du régime. Plus globalement, l’histoire constitutionnelle française resta longtemps marquée par une incapacité persistante à former des conventions de la constitution, et à transformer des prétentions juridiques victorieuses en lieux d’établissement du consensus. La persistance des désaccords après l’établissement de la constitution Grévy, comme, dans une moindre mesure, après l’avènement de la constitution gaullienne, en sont d’éloquents exemples. Ils résultent assez simplement, selon nous, d’une durable incapacité française à surmonter les conflits hérités de la révolution, soulignée en son temps par François Furet : les conventions de la constitution ne fleurissent que là où il existe un consensus fondamental très fort en faveur de la pérennité du corps politique. Les nations historiquement déchirées, où ce qui unit compte moins que ce qui divise, ont de grandes difficultés à parvenir à des résultats comparables. Dans une première phase, la persistance des conflits hérités de la révolution française conduisit à de purs et simples renversements de régime. Dans une seconde, elle ne produisit plus que des prétentions juridiques victorieuses, mais sans que ces dernières soient en mesure de laisser place à de véritables conventions : le conflit était résolu par la victoire de l’un des camps, mais n’était pas pour autant surmonté.

C. De la convention au rite : le passage dans les mœurs constitutionnelles

Une fois qu’elle s’est établie, la convention de la constitution devient de plus en plus habituelle, tant le consensus qui l’entoure tend à acquérir, à la longue, la force de l’évidence. Au fur et à mesure que sa nouveauté s’efface, puis disparaît de la mémoire directe des acteurs constitutionnels, ces derniers finissent par l’intérioriser de façon si complète qu’elle passera dans les mœurs constitutionnelles, au sens que l’on a dit plus haut : la règle, dont la transgression n’est même plus sérieusement envisageable, cesse d’être une véritable règle, vécue et pensée comme telle, en ce que sa contingence finit par disparaître de la conscience.

Une bonne illustration de ce processus d’intériorisation peut être recherchée, dans le cas de la démission du premier ministre, dans la célèbre formule par laquelle Chaban-Delmas avait caractérisé l’hypothèse d’un chef de gouvernement qui se cramponnerait à son poste : quoique non contestable sur le plan du droit, un tel comportement ne pourrait être que le fait d’un triste sire. L’expression est intéressante, car elle laisse apparaître le type de transgression auquel elle renvoie : comme Pierre Avril l’avait suggéré très judicieusement à l’auteur de ces lignes, la notion de décence est ici tout à fait centrale. Un refus de démission ne constituerait pas une infraction kelsénienne à la norme, mais serait, à coup sûr, un acte incompatible avec l’idée que l’on se fait de la fonction, avec la dignité qu’elle est censée revêtir. C’est désormais une exigence propre à la personne même du titulaire qui dictera son comportement, et non une prescription, formulée de l’extérieur par la règle. On se trouve d’ailleurs dans un cas où l’analogie kelsénienne est d’autant moins appropriée qu’un éventuel refus de démission ne serait susceptible d’aucune sanction. Faut-il alors considérer que, du domaine du droit, on serait passé à celui de la morale ? La réponse nous semble variable selon les cas : l’exemple d’un Jérôme Cahuzac, ayant démissionné de ses fonctions de ministre à la suite d’un scandale retentissant, et n’en faisant pas moins connaître sa volonté de retrouver son siège de député, relève à la fois de la décence constitutionnelle et de la morale. À la fois peu conforme à la retenue à laquelle on est en droit de s’attendre, de la part d’un homme politique ayant reconnu avoir menti à la représentation nationale, la prétention de l’intéressé peut apparaître comme frontalement contraire aux prescriptions morales les plus élémentaires, à la fois envers ses collègues parlementaires et vis-à-vis d’un gouvernement qu’il avait fortement contribué à fragiliser[20]. En revanche, on voit mal au nom de quoi un refus de démission de la part du premier ministre pourrait être regardé comme moralement condamnable, sauf si, bien entendu, il était directement inspiré par des considérations personnelles dans laquelle l’intégrité morale de l’homme pouvait être mise en cause. Si ce refus était inspiré par des raisons strictement politiques, telle qu’une divergence majeure entre le chef d’État et son premier ministre sur la ligne politique à tenir, il est assez clair, selon nous, que la décence constitutionnelle ne pourrait plus alors être réputée relever de la morale : un désaccord majeur, par exemple, quant à l’attitude souhaitable de la France vis-à-vis des exigences allemandes en matière de gestion de la crise de l’euro, pourrait assurément créer un clivage profond au sein de l’exécutif, voire dans le paysage politique dans son ensemble. On pourrait facilement imaginer les jugements de valeur susceptibles d’être utilisés par les deux camps, les partisans d’un conflit ouvert se réclamant du courage politique, et ses adversaires recourant au langage de la prudence. Mais on voit mal comment l’un quelconque des deux camps pourrait accuser l’autre d’une quelconque faute morale.

À cette différence entre la décence constitutionnelle et la morale, il existe selon nous des raisons plus profondes : la morale énonce un ensemble d’exigences relatives à ce que l’on doit à autrui, tandis que la décence renvoie avant tout à ce que l’on se doit à soi-même. Elle exige un comportement qui soit digne de la fonction qu’on occupe, avant de viser le respect que l’on doit aux autres. En ce sens, elle renvoie probablement plus à la notion d’honneur qu’à la notion de morale, tant il est vrai que, dans la conception aristocratique de l’honneur, telle qu’elle est par exemple illustrée par les tragédies de Racine, les dilemmes et conflits intérieurs sont avant tout suscités par le respect que le personnage se doit à lui-même, doit à son rang et à sa renommée. Il est permis de penser que, si l’égalisation des conditions a considérablement affaibli depuis lors les impérieuses exigences de l’honneur, elle n’en a pas pour autant substantiellement modifié les ressorts constitutifs. Et s’il est vrai que la décence exige avant tout le respect de ce que l’on se doit à soi-même, il devient clair qu’elle révèle un degré d’intériorisation plus profond que la seule prescription morale. Alors que cette dernière continue à relever d’un commandement extérieur, même intériorisé par la conscience, la décence, quant à elle, tend à devenir inséparable de la personne : d’une certaine façon, un comportement indécent aurait pour conséquence qu’on cesserait d’être soi-même, que l’on deviendrait incapable de se reconnaître dans sa propre conduite. Il n’est dès lors pas surprenant que, lorsque la règle a été à ce point intériorisée qu’elle s’incorpore, en quelque manière, dans l’individualité même de celui qui l’observe, les mœurs soient susceptibles de devenir un lien plus puissant que les lois. Au stade ultime de l’évolution, les éventuelles considérations de décence finiront elles-mêmes par disparaître, une fois que l’hypothèse même d’une transgression ne sera plus présente dans les consciences.

Que deviennent, dès lors, tous les attributs du pouvoir qui allaient dans le sens contraire à la convention désormais entrée dans les mœurs, tels que, dans l’exemple anglais, le discours du trône, la prééminence protocolaire des Lords sur les Communes, les formules d’autorité utilisées par le monarque, la présence de la masse de la reine sur la table de la chambre des Communes lorsqu’elles sont en session ? Ne devraient-ils pas rappeler sans cesse que la convention de la constitution contredit frontalement l’état antérieur du droit ? Ne devraient-ils pas rappeler que la règle, toujours contingente, serait encore susceptible d’être transgressée ? C’est ici que la notion de rite pourrait utilement venir compléter celle des mœurs : les attributs du pouvoir ne disparaissent pas, mais sont peu à peu ritualisés, ne constituent plus qu’un cérémonial dénué de toute signification quant à la répartition effective du pouvoir. Du rite constitutionnel, on pourrait dire ceci : son accomplissement est un dû, et constitue dès lors une obligation pleine et entière pour les autres acteurs constitutionnels. Mais son bénéficiaire ne peut prétendre à rien d’autre, ne peut revendiquer aucun autre droit que l’effectuation du rite lui-même. Pour le dire autrement, ce qui n’était auparavant que le signe du pouvoir, marquant la prééminence effective du monarque ou des Pairs du royaume, est devenu la seule prérogative qui lui reste : l’autorité signifiée par le cérémonial ayant totalement disparu, le rite cesse d’être signe pour devenir ultime pouvoir résiduel. Et c’est de cette façon, peut-être, qu’il serait possible de mieux rendre compte de l’opposition que faisait Bagehot entre les dignified et les efficient parts of the Constitution : féconde, en ce qu’elle permet de dépasser le dualisme simpliste entre le droit et le fait, elle n’en reste pas moins, par elle-même, assez obscure conceptuellement. Peut-être pourrait-elle mieux s’éclairer par la séquence qu’on a esquissée plus haut : heurt frontal entre prétentions juridiques opposées, prétention juridique victorieuse, convention de la constitution, passage dans les mœurs constitutionnelles, ritualisation de l’état ancien du droit. De même, la notion de droit strict, indispensable dans un contexte où les attributs du pouvoir diffèrent radicalement de sa réalité, n’en est pas moins, par elle-même, tout à fait obscure : qu’est-ce qu’un droit strict, et comment une telle notion pourrait-elle être concevable ? Faut-il imaginer qu’il puisse exister quelque chose comme un droit relâché, un droit lato sensu ? On peut penser que la notion de rite constitutionnel permet de mieux rendre compte des efficient parts de Bagehot comme de la notion de droit strict : une fois ritualisé, le droit ne renvoie plus à rien d’autre que la seule effectuation cérémonielle des marques publiques qui en signifiaient l’existence.

Distinguer entre conventions de la constitution et rites constitutionnels présente également un autre intérêt, en ce que la portée juridique des premières n’est jamais aussi certaine que celle des secondes : parmi les attributs de la prérogative royale, un pouvoir tel que le droit de dissolution fait l’objet d’une convention bien connue, aux termes de laquelle le monarque n’est en droit de dissoudre les Communes que sur la demande de son premier ministre, et non de sa propre initiative. Mais quelle que soit l’étendue du consensus qui entoure la convention, on a pu discuter l’idée selon laquelle, dans certaines circonstances exceptionnelles, le monarque pourrait envisager de dissoudre de sa propre autorité (en cas de trahison du premier ministre en faveur de l’ennemi, par exemple)[21]. Même acquise, une convention de la constitution s’accompagne encore du souvenir de la controverse dont elle est issue, et peut donc donner lieu à un débat sur les quelques cas limites dans lesquels elle pourrait être écartée. Il n’en va pas de même des rites constitutionnels : ainsi, et pour prendre un exemple plus substantiel, en termes d’enjeux de pouvoir, que les usages purement cérémoniels qu’on évoquait plus haut, on ne sache pas que quiconque, depuis 1912, ait jamais sérieusement soulevé la question de savoir si la sanction royale qui, en droit strict, continue à relever de la prérogative, pourrait être refusée en cas de circonstances exceptionnelles. Le droit de dissolution n’est pas sorti de la sphère des conventions ; la désuétude du droit de veto, en revanche, est totalement passée dans les mœurs constitutionnelles, et on ne voit guère comment la ritualisation de la célèbre formule La Royne le veult pourrait être remise en cause de quelque manière que ce soit[22]. Or si le discours du trône n’est plus qu’un simple cérémonial, il n’en va pas de même du droit de veto, qui constitue une norme d’habilitation pleine et entière, pour reprendre une expression kelsénienne, et se rapproche en cela des pouvoirs accordés par le texte des constitutions formelles. Que ce soit le monarque qui fasse connaître en personne le programme de l’exécutif pour l’année à venir rappelle, bien entendu, qu’il était à même d’en décider lui-même dans un lointain passé. Mais le cérémonial ne s’accompagne d’aucune formulation explicite et directe d’une habilitation, et encore moins d’un monopole : par lui-même, il n’est en rien incompatible avec la convention selon laquelle le premier ministre est le véritable auteur du texte. Dans le cas de la sanction royale, en revanche, la compétence du monarque est explicite, et ne fait pas le moindre doute en droit strict. Aussi, dans le cas présent, les mœurs constitutionnelles contredisent-elles frontalement la règle. Ne se trouve-t-on pas, dès lors, dans un cas étroitement comparable à la démission du premier ministre sous la Ve République ? Dans les deux cas, on est en présence d’une habilitation explicite ; dans les deux cas, la compétence clairement énoncée par la constitution se trouve frontalement contredite par les mœurs constitutionnelles. Aussi, la question de savoir si ces compétences, toutes deux de nature indiscutablement juridique, résultent de la coutume ou du texte de la norme suprême, nous semble sans pertinence ici. L’essentiel est ailleurs, et réside dans le fait que l’usage établi par les mœurs apparaisse comme totalement indérogeable.

Pour autant, les développements qui précèdent ne signifient nullement que ce qu’on a décrit jusqu’à présent comme relevant des mœurs constitutionnelles françaises soit inscrit dans un processus irréversible, et qu’elles soient devenues aussi définitives que dans l’exemple de la sanction royale : car si, en Grande Bretagne, le consensus est total sur la désuétude du droit de veto, il n’en va pas tout à fait de même, en France, des pouvoirs du premier ministre en général, et de sa démission en particulier. De même que les prétentions juridiques victorieuses ne valaient convention que pour l’un des deux camps en présence, de même les mœurs constitutionnelles, dans le cas présent, restent sporadiquement contestées. Elles valent, certes, pour la quasi-totalité de la classe politique, et pour une partie de l’électorat qui, pour n’être pas directement mesurable, n’en est pas moins, à l’évidence, très largement majoritaire. Le consensus, cependant, n’est pas total : à la différence de l’exemple anglais, quelques voix dissidentes subsistent, bien rares dans le personnel politique, mais plus nombreuses en doctrine. Par cela seul que des débats demeurent, même de façon marginale, la contradiction entre les mœurs et la règle constitutionnelle ne disparaît pas totalement des consciences. De sorte qu’il n’est pas possible, dans le cas de la France, de prétendre que les prérogatives du premier ministre, à l’instar de celles du monarque britannique, seraient purement et simplement devenues du droit strict : le passage dans les mœurs n’est en ce sens pas complètement achevé.

Plus globalement, il convient de souligner que l’échelle du consensus, que l’on a tenté de dégager plus haut, n’implique nullement un ordre de succession univoque dans le temps, et encore moins un processus irréversible dans tous les cas : si, dans l’établissement des conventions, ce qui faisait conflit finit par réunir un large consensus, et tend à entrer dans les mœurs constitutionnelles, le processus inverse est tout aussi imaginable : un contexte historique nouveau, suscitant des clivages politiques reformulés, l’apparition d’idéologies alternatives, ou a fortiori contestataires, peuvent venir ébranler des pratiques jusqu’alors très consensuelles, qu’elles relèvent des mœurs constitutionnelles ou des conventions. Du premier cas relève l’exemple de la catholicité du roi, que l’on évoquait tout à l’heure : un consensus à peu près total, en matière religieuse, entoura assez longtemps le christianisme, malgré quelques hérésies, pour que la question de savoir si le roi pourrait ne pas être catholique ne se pose même pas. L’évidence des mœurs religieuses, à cet égard, n’en disparut pas moins avec la Réforme, et les circonstances, par elles-mêmes purement politiques, de l’extinction des Valois produisirent la controverse constitutionnelle majeure que l’on évoquait brièvement tout à l’heure.

Pour ce qui concerne, cette fois, les conventions de la constitution, il serait assez aisé de replacer dans une perspective historique plus vaste la contestation radicale, par George III, de toute hypothèse de ritualisation de sa prérogative par les troupes parlementaires coalisées de Fox et de Lord North : dès le règne de la reine Anne, tendait à s’établir un consensus croissant, pour reprendre les termes utilisés par Daniel Defoe, autour d’une différence de régime entre le sceptre et le Couronne : si, de manière incontestée, la couronne revenait au monarque, l’exercice effectif du pouvoir, le sceptre, se trouvait désormais confié aux ministres : « la coutume a consacré la méthode consistant pour le souverain à remettre le sceptre entre les mains de ses sujets ». Aussi, ajoute Defoe, les politiciens regardèrent « comme une maxime reçue de gouvernement que le roi garderait la couronne sur sa tête » et, le cas échéant, porterait lui-même le glaive de la guerre, comme le fit Guillaume III. « Mais, pour ce qui est du sceptre, c’était là leur province, ils en étaient certains »[23]. Cette délégation globale du pouvoir royal se confirma si bien sous George Ier et George II qu’elle n’était pas loin d’être tenue pour un acquis définitif, vers la fin des années 1740. Mais quelques voix dissidentes n’en demeuraient pas moins : inspirée par le même Defoe, puis par Bolingbroke, l’idée d’un patriot king, de nouveau pleinement à la tête de l’exécutif, guidant avec autorité les destinées d’un peuple anglais à nouveau réuni autour de son roi, n’en avait pas moins été soigneusement entretenue pendant près de deux générations[24]. Le fait décisif fut que cette idéologie constitutionnelle, longtemps restée très minoritaire, avait été endossée par l’héritier du trône lui-même. Aussi, lorsqu’il devint monarque, George III n’eut de cesse de contester radicalement ce qui, quelques années auparavant, pouvait sembler en passe de devenir un ensemble de conventions de la constitution désormais incontestées. Idéologiquement parlant, le mythe du Patriot king n’est d’ailleurs pas sans présenter des analogies selon nous assez profondes avec la figure du chef de l’État dans la pensée gaulliste : là où un de Gaulle réclamait « un chef d’État qui en soit un », en 1964, les seasonable hints, pamphlet commandité par Lord Bath en 1761, décrivent l’enjeu central du début du règne de George III dans des termes tout à fait comparables : il s’agit de savoir si « le monarque qui occupe le trône sera en mesure de régner sur un peuple libre et uni, dans toute l’étendue du pouvoir que notre gouvernement bien balancé accorde à la Couronne, ou s’il devra se contenter de l’ombre de la monarchie (shadow of royalty) »[25]. Exactement comme de Gaulle, le patriot king dénonçait avec virulence les combinaisons partisanes, et appelait à abolir le pouvoir des partis, de façon à ce que l’ensemble de la nation se réunisse sous son autorité tutélaire.

En sens inverse, sur le plan de l’idéologie constitutionnelle, il n’est nullement certain que les remises en cause du présidentialisme, aujourd’hui très marginales en France, ne soient pas susceptibles de refaire surface d’une manière peut-être tout aussi spectaculaire : le discrédit de plus en plus massif de la classe politique, la progression évidente d’un Front national ayant purgé son discours des références classiques de l’extrême droite, sont autant de signes de la fragilité croissante de nos institutions. Le déroulement des élections présidentielles de 2002 avait suffi à ce que certains défenseurs enthousiastes du quinquennat se ravisent, de façon parfois spectaculaire, après l’accession du Front national au second tour[26]. Étant donné l’avenir électoral hautement imprévisible des partis de gouvernement, nul ne peut dire aujourd’hui ce qu’il en sera des institutions de la Ve République dans cinq à dix ans, et partant, du large consensus qui demeure aujourd’hui autour de la suprématie du chef de l’État.

Quoiqu’il en soit des interrogations qui concernent la France, la distinction qu’on s’est efforcé de dessiner ici entre les prétentions, les conventions, les mœurs et les rites constitutionnels, avait avant tout pour objet de mieux éclairer certains phénomènes souvent obscurs de la vie des institutions, en les replaçant dans une dynamique de l’apaisement progressif des conflits. En aucun cas elle ne revient à postuler un quelconque sens de l’histoire : s’il est exact que c’est le consensus qui forme le cœur des conventions de la constitution, et a fortiori des mœurs constitutionnelles, il suffit que ce consensus soit fragilisé, que le large accord antérieur laisse à nouveau place à la controverse, pour que tout l’édifice des mœurs et des rites se trouve aussitôt menacé.

C’est ici que l’on voudrait revenir brièvement au point de départ, au moment de conclure la présente contribution : qu’en est-il, dans la grille de lecture proposée, de la compétence des tribunaux fédéraux américains pour juger de la constitutionnalité des lois fédérales, en contradiction directe avec le Xe amendement ? Pourquoi, si la compétence en dernier ressort de la Cour suprême va directement à l’encontre du texte fondateur, n’est-elle jamais pour autant contestée dans son principe ? Pour le comprendre, il est probablement nécessaire de revenir au point de départ, qu’il ne faut pas rechercher dans l’arrêt Marbury vs. Madison, comme on le croit toujours, mais dans les controverses constitutionnelles extrêmement graves qui l’avaient précédé, lors de la première crise dite de la nullification, provoquée par les Alien & sedition Acts, en 1798 : la majorité fédéraliste les avait adoptés pour lutter contre tout danger de subversion du régime par les partisans des révolutionnaires français, mais surtout pour museler l’opposition républicaine. Le Sedition act, en particulier, prévoyait de lourdes sanctions pénales contre tous les journalistes et auteurs de libelles qui auraient publié « des écrits faux, scandaleux ou tendancieux […] contre le gouvernement des États-Unis », de façon si vague que les républicains dénoncèrent une atteinte grossière à la liberté constitutionnelle d’expression, une mesure hautement partisane qui faisait de toute opposition politique une trahison potentielle[27]. Aussi, pour faire pièce aux prétentions de la fédération, les opposants affirmèrent solennellement les droits des États sur la base d’une doctrine radicale dans sa substance. Les résolutions adoptées par la Virginie et le Kentucky commençaient par affirmer que la constitution fédérale était le résultat d’un pacte passé entre les États. Par elle-même, l’analyse de la constitution comme pacte n’était pas sans fondements historiques[28]. Mais l’innovation essentielle consistait à affirmer que, les États étant seuls parties au contrat, ils étaient seuls compétents pour en interpréter la violation : ainsi dans les résolutions du Kentucky, pour lesquelles « le gouvernement créé par ce pacte n’a pas été rendu juge exclusif ou ultime de l’étendue des pouvoirs qui lui ont été délégués […] ; au contraire, comme dans tout autre contrat passé entre des autorités qui n’ont pas de juge commun, chacune des parties a un droit égal à juger pour elle-même, aussi bien des infractions commises que de la nature et de l’étendue des mesures à prendre pour y remédier »[29].

En réalité, une telle position revient à réduire le contrat fondateur à un simple traité de droit international classique, et c’est là que réside la subversion. Dans ce cadre, en effet, le gouvernement fédéral, « n’étant pas partie au contrat, mais seulement sa créature, est soumis, quant à ses usurpations de pouvoir, au jugement en dernier ressort » des États, comme l’affirment avec force les résolutions du Kentucky. Une limitation aussi drastique des pouvoirs de la fédération ne résulte en rien de l’idée même de contrat, puisqu’on sait que, dans sa version hobbesienne, notamment, l’État, bien que créé par le contrat, possède après son institution un pouvoir illimité pour déterminer l’étendue de sa propre juridiction. Même s’il n’est que la créature des individus, le Léviathan n’en est pas moins leur juge commun. Dans les résolutions du Kentucky, en revanche, les États sont « exclusivement compétents pour juger en dernier ressort des pouvoirs exercés en vertu du pacte »[30]. Aussi la compétence de la Cour suprême fédérale se trouve sinon entièrement niée, du moins limitée aux seuls organes de la fédération, comme l’explique le rapport de Madison de 1800 à la législature de Virginie : « même si l’on admet qu’il revient au département judiciaire […] de décider en dernier ressort, ce ressort n’est ultime que par rapport aux autres départements du gouvernement [fédéral], et non par rapport aux droits des parties au pacte constitutionnel, car c’est d’elles que le pouvoir judiciaire, aussi bien que les autres départements, tient l’autorité qui lui a été déléguée »[31].

Si, comme l’avait fait le Kentucky, on allait jusqu’au bout d’une telle doctrine, les États devaient se considérer comme ayant un droit à annuler purement et simplement les lois fédérales qu’ils estimaient contraires à la constitution, et à les déclarer nulles sur toute l’étendue de leur ressort territorial. À eux seuls revenait un pouvoir dit de nullification. Mais il devint vite clair que l’affirmation de prétentions aussi radicales par les États risquait de conduire à la paralysie, voire à l’éclatement pur et simple de l’Union. Aussi, devant la gravité du péril, la quasi-totalité des républicains finirent par reculer devant les conséquences de la nullification, et décidèrent d’en rester, plus prudemment, à la doctrine assez inconsistante de l’interposition, c’est-à-dire d’un simple droit de remontrance de la part des États. La crise provoquée par les Alien and sedition Acts n’en avait pas moins été profonde : à peine dix ans après sa fondation, la fédération américaine s’était vue menacée de mort par ses propres dissensions. Aussi, lors de la déroute électorale qui, en 1800, enleva le pouvoir à un parti fédéraliste largement discrédité, Jefferson, le président nouvellement élu, loin de tirer les conséquences politiques de son triomphe, regarda comme essentiel de tendre la main à ses adversaires, afin de parvenir à la réconciliation nationale. C’est ce qu’il fit lors de son célèbre discours d’inauguration, appelant à la disparition des étiquettes partisanes (« nous sommes tous fédéralistes, nous sommes tous républicains »), à l’origine idéologique de ce que l’on a pu appeler plus tard « l’ère des bons sentiments », d’une période de négation des conflits politiques qui se prolongea jusque dans les années 1820. Mais pour qu’une telle entreprise ait quelque chance de réussir, il était indispensable que les États modèrent fortement leurs prétentions constitutionnelles, et que les institutions fédérales évitent tout conflit mutuel majeur. Pour parvenir à atteindre le premier objectif, nul n’était mieux placé que Jefferson lui-même, puisque, avant de devenir président, il avait secrètement tenu la plume des… résolutions du Kentucky, celles-là mêmes qui avaient menacé de détruire la fédération. Aussi le personnage public se garda bien d’avouer la paternité d’une doctrine aussi sulfureuse, et le président eut à cœur d’en effacer jusqu’au souvenir. C’est dans ce contexte, selon nous, qu’il faut comprendre le silence quasi total qui entoura l’arrêt Marbury vs. Madison, à commencer par Jefferson lui-même : outre que l’arrêt avait été rendu dans un contexte politiquement dangereux, le pouvoir judiciaire constituant le dernier refuge de fédéralistes défaits dans les urnes, toute contestation ouverte des prétentions constitutionnelles de la Cour suprême, en matière de constitutionnalité des lois fédérales, n’aurait pas manqué de raviver la terrible querelle qui, moins de cinq ans auparavant, avait ébranlé le principe même de l’Union. Aussi ce n’est que dans sa correspondance privée que Jefferson continua à contester les pouvoirs que s’était arrogés le juge fédéral. Le président, en revanche, s’abstint soigneusement de remettre en question la compétence que le juge Marshall avait érigée en principe.

Il semblerait donc que, dans le cas du contrôle de constitutionnalité des lois fédérales, on se trouve en présence d’une forme particulière de convention, quelque chose comme une tentative d’« occultation conventionnelle » : l’oubli, d’un commun accord, de prétentions juridiques qui avaient menacé l’existence même de la fédération. Plus tard, lorsque les questions du Tarif, puis de l’esclavage, vinrent de nouveau envenimer les relations entre la fédération et une partie des États, on vit réapparaître les doctrines de la nullification, spectaculairement ressuscitées par John Calhoun, brillant et dangereux idéologue de la cause des États du sud. Mais, même dans ce contexte explosif, la réaffirmation d’un pouvoir de nullification par les États esclavagistes ne s’accompagna à peu près jamais d’une négation correspondante de la compétence fédérale : Calhoun lui-même semblait étrangement hésitant, lors des rares occasions où l’idée d’une argumentation fondée sur le Xe amendement vint à lui traverser l’esprit[32]. Et le seul auteur, à notre connaissance, à avoir recouru explicitement à un tel raisonnement, est un magistrat, le juge Gibson, par le biais d’une opinion dissidente accompagnant l’arrêt Eakin v. Raub, rendu par la Cour suprême de Pennsylvanie en 1825. Sa position était cependant si radicale qu’elle coûta à son auteur un siège de juge à la Cour suprême cinq ans plus tard[33]. Dans les années 1820, on le voit, l’entreprise d’occultation constitutionnelle initiée par Jefferson, même si elle avait rencontré un succès quasi complet, n’avait pas pour autant totalement relégué le Xe amendement en dehors des consciences. C’est la guerre de Sécession elle-même qui a définitivement mis fin à toute forme de controverse sur cette question, les thèses constitutionnelles sudistes se trouvant irrémédiablement condamnées par les conséquences dramatiques qu’elles avaient eues pour le pays. Aussi c’est très probablement après la victoire des États du nord, et lors de la période de reconstruction, que les derniers débats achevèrent de disparaître quant à la compétence des tribunaux fédéraux. Et c’est de cette façon que leur compétence, toute contraire qu’elle soit au texte fondateur, a fini par devenir inséparable des mœurs constitutionnelles américaines.

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En fin de compte, ce monde des conventions, des prétentions et des mœurs constitutionnelles relève-t-il du droit ou de la politique ? Il me semble (s’il m’est permis d’utiliser à nouveau la première personne, s’agissant de mon expérience scientifique personnelle) que cette question n’a qu’une importance très relative. La façon dont on délimite la frontière entre ces deux sphères est à ce point variable, non seulement selon les écoles, mais aussi selon les époques et les exemples nationaux, que toute querelle autour des étiquettes peut sembler ne jamais devoir avoir de fin. À titre personnel, c’est une question que j’ai décidé de cesser de me poser, et j’avouerai qu’à tout prendre, je ne m’en suis pas plus mal trouvé. Mais s’il fallait avancer un critère simple, permettant, au moins en première approximation, de différencier le pur rapport de forces politique de l'argumentation juridique - cette question m’ayant été posée lors de la journée d'études -, on pourrait peut-être recourir au critère de la compétence : lorsqu’une controverse constitutionnelle conduit à s’opposer sur la question de savoir si une autorité a compétence ou non pour statuer, il paraît clair qu’on ne se situe plus sur un terrain purement et exclusivement politique. Une assertion telle que : « je suis en droit de refuser la dissolution que mes ministres me demandent, parce que je tiens un tel pouvoir de ma prérogative », n’est pas équivalente à une résolution telle que : « pour ne pas avoir à accorder la dissolution à mes ministres, je vais les menacer de les mettre en minorité, grâce à mes soutiens au Parlement ». Le résultat sera peut-être le même, mais le fondement n’en restera pas moins différent. Aussi politique que puisse en être la motivation, toute décision, dès lors qu’elle suppose une affirmation de principe, explicite ou non, quant à l’étendue des compétences de celui qui prétend la prendre, se situera nécessairement sur le terrain du droit. Ainsi de la décision de 1971 du Conseil constitutionnel : en ce que le juge s’octroyait à lui-même un pouvoir qui n’avait pas été envisagé un seul instant en 1958, la décision était éminemment politique ; mais dans la mesure où il devait affirmer la juridicité des préambules de la constitution pour parvenir à étendre sa compétence, ce qui a pu être décrit comme un coup de force politique était inséparable d’une analyse sous-jacente de ce qu’était la constitution.

Plus que les querelles pour ainsi dire territoriales entre droit et politique, l’expérience que j’ai retirée des débats doctrinaux autour de ces questions de droit constitutionnel non écrit m’a amené à penser que le point crucial ultime, autour duquel s’articulent presque tous les différends, réside dans la question de l’unilatéralité. Admettre, par exemple, que les conventions de la constitution ne peuvent se former que de façon consensuelle, c’est accepter l’idée selon laquelle le droit constitutionnel ne serait pas nécessairement unilatéral. Une telle démarche suppose de remettre en question l’idée d’un droit qui s’imposerait de l’extérieur, à la façon dont il s’impose à l’individu dans la sphère privée : à l’échelle individuelle, par exemple, la question de savoir si le contribuable reconnaît ou non l’autorité de l’État, lorsque ce dernier exige de lui le versement d’un tiers provisionnel, n’a évidemment aucune espèce d’importance. La disproportion est telle, entre l’individu isolé et le formidable appareil de l’autorité étatique, que le point de vue subjectif du contribuable est quantité négligeable pour le droit. Mais il n’en va pas nécessairement de même à l’échelle collective : dès lors que le désaveu persistant d’une minorité est susceptible, à terme, de remettre en cause l’existence même d’une communauté politique, les notions valables à l’échelle de l’individu peuvent devenir très différentes de celles qui valent pour les institutions. La question de la reconnaissance devient alors au moins aussi centrale que celle de l’obéissance : la minorité accepte-t-elle de regarder comme sienne la décision de la majorité, bien qu’elle s’y soit opposée ? À défaut, entend-elle néanmoins se soumettre à la loi du nombre, quitte à en dénoncer la teneur comme attentatoire à ses droits, ou bien envisage-t-elle au contraire de la remettre ouvertement en cause ? Autant de questions qui peuvent sembler décisives pour la pérennité d’un corps politique, et qui ne se posent pas lorsque le droit ne s’adresse qu’à une poussière d’individus isolés. On peut, selon les cas, accepter de reconsidérer la perspective dans laquelle on envisage le droit constitutionnel ou, au contraire, recourir à une lecture décisionniste pour préserver l’idée d’un droit unilatéral. Le dialogue que je suis heureux d’avoir pu nouer avec Pierre Avril montre bien que, sur ce point, les positions sont probablement vouées à rester profondément divergentes : il n’y a pas lieu de s’en étonner, étant donné l’importance de la question qui sous-tend un tel débat. Mais de telles divergences de fond n’empêchent nullement d’identifier des phénomènes de la vie juridique qui demeuraient obscurs, de mettre en lumière des différences, parfois déterminantes, dans ce qui restait confus ou indifférencié, et c’est en cela que le dialogue scientifique, mené depuis désormais cinq ans, tant dans le cadre de la revue Jus Politicum que dans celui des séminaires de droit politique, ou dans la préparation de la présente contribution, a constitué pour moi une véritable expérience de réflexion collective, dont je voudrais à nouveau dire à quel point je suis reconnaissant à tous les collègues qui ont accepté d’y prendre part.

Carlos-Miguel Pimentel est professeur de droit public à l’Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines. Il est l’un des trois co-directeurs de la revue électronique Jus Politicum, et responsable d’un contrat de recherches en droit politique passé avec l’Agence Nationale de la Recherche.