La Constitution est-elle une norme ? Le droit constitutionnel non écrit


Arnaud Le Pillouer

La Constitution est-elle une norme ?

Le droit constitutionnel non écrit

La formulation initiale du thème du séminaire (« La constitution est-elle une norme ? ») est assez révélatrice, selon moi, d’un certain nombre de présupposés. En effet, quoique exprimée en forme de provocation, en vue d’interroger quelques lieux communs doctrinaux, elle paraît endosser implicitement deux idées aussi répandues que contestables.

La première est qu’il existerait… une réponse à une telle question : la constitution serait (ou ne serait pas) – « par nature » ? – une norme. Or il convient d’éviter le piège du réalisme conceptuel qui sous-tend ce type de question. Pour être plus précis, il me semble que l’idée fondamentalement à l’origine de ce séminaire consistait, pour faire court, à exprimer la conviction que « la constitution n’est pas seulement une norme » – et ce, en réaction à une certaine vulgate normativiste qui aurait voulu la réduire au seul texte de la constitution ou à la jurisprudence constitutionnelle qui en découle. En réalité, la seule question que l’on puisse se poser (pour éviter de tomber dans un tel piège) est celle de savoir quelle méthode l’on souhaite adopter pour appréhender certains phénomènes que l’on décide d’appeler « constitution ». Dès lors, comme l’ont fait remarquer plusieurs intervenants (Mikhaïl Xifaras, Guillaume Tusseau), il s’agit seulement de se demander de quel appareil théorique l’on entend se doter pour rendre compte de ces phénomènes – les deux questions étant liées (la détermination de l’appareil théorique, et du périmètre des phénomènes à prendre en considération). Il est illusoire, évidemment, d’imaginer que l’on pourrait rendre compte de façon pleine et entière de ce qu’on appelle aujourd’hui « la constitution ». Chaque grille d’analyse adoptée permet de mettre en évidence tel aspect mais conduit dans le même temps à en ignorer (parfois à en masquer) d’autres.

Globalement, il me semble que le reproche (formulé de manière sous-jacente lors du séminaire) à l’encontre du normativisme – comme ne permettant pas d’appréhender de manière satisfaisante l’ensemble des phénomènes « constitutionnels » – peut lui-même tomber sous le coup de deux objections différentes.

La première, c’est de succomber à l’illusion ci-dessus dénoncée, en s’imaginant que seul le normativisme conduirait à une telle « réduction » : il faut au contraire admettre que passer d’une approche à l’autre conduit nécessairement à déplacer la lumière sur certains phénomènes, tout en en laissant d’autres dans l’ombre. Pour défendre l’adoption d’une autre grille de lecture, il convient donc seulement de se demander quels avantages comparés l’on peut en espérer, en termes de connaissance.

La seconde, c’est que si les bénéfices de l’approche dite « normativiste » peuvent paraître si ténus pour la compréhension des phénomènes constitutionnels, c’est peut-être parce que le normativisme que l’on veut fustiger n’est en réalité pas la théorie du droit normativiste – et en tout cas pas celle de Kelsen, à moins de la caricaturer à l’excès pour mieux la combattre –, mais une vulgarisation extrême de celle-ci, qui n’en a ni la profondeur, ni le potentiel critique : il s’agit en fait d’un discours doctrinal très banal, qui ne se fonde sur aucune réelle réflexion théorique, et dont les résultats sont en effet bien peu satisfaisants. Il faudrait donc apprécier si une théorie normativiste plus sérieuse, comme celle de Kelsen, tomberait sous le coup des mêmes reproches (ce qui n’est pas certain) ; mais surtout, comme Guillaume Tusseau l’a fait remarquer, il est parfaitement concevable d’adopter une approche de la constitution en termes de normes, qui permette de prendre en compte les phénomènes « politiques » chers aux organisateurs.

La seconde idée que révèle la formulation du thème du séminaire, est exprimée par l’usage du singulier : La constitution est-elle une norme ? Ce singulier, d’un usage très commun, est pourtant, à la réflexion, relativement absurde – car si l’on veut réfléchir en termes de normes, il est évident que le pluriel s’impose : il existe des normes constitutionnelles, et non une seule. Pourquoi alors ce singulier ? Pour deux raisons, qui ne sont du reste pas sans lien, comme on va le voir.

D’une part, ce singulier peut manifester un certain attachement (assez répandu) à l’idée d’une sorte d’unité fondamentale de la constitution – tant du point de vue de son origine (elle est le fruit d’une décision constituante) que de ses effets (elle produit une forme politique). Cette idée trouve ses racines, sans aucun doute, dans la vieille conception organique de la constitution. Évoquer la constitution comme norme (au singulier), et non comme ensemble (plus ou moins homogène) de normes (au pluriel) est sans doute révélateur de la permanence, dans le discours et la pensée des juristes, de cette représentation (unitaire) de la « constitution » d’un État.

D’autre part, ce singulier peut être le résultat d’une confusion, très classique elle aussi, entre textes et normes juridiques. En effet, comme le texte d’une constitution se donne comme un document unique, spécifique, et distinct des autres (précisément parce qu’il est censé à la fois être le fruit d’une décision et produire une forme politique donnée), on peut avoir tendance à assimiler ce texte à « une » norme – alors qu’il y a bien sûr (quelle que soit la définition de la norme que l’on adopte) une multitude de normes « constitutionnelles ». Personne du reste ne prétend, ni n’a prétendu le contraire – surtout pas parmi les participants à ce séminaire. Cependant, l’utilisation du singulier révèle la prégnance de cette confusion conceptuelle dans le discours doctrinal le plus commun (si bien qu’elle a pu, de temps à autres, ressurgir à l’occasion de certaines de nos discussions). Or, il est crucial de bien distinguer les textes, qui ne sont que des énoncés, et les normes, qui sont les significations que les organes d’application de ces textes leur attribuent – car une telle distinction permet d’éviter un certain nombre de faux problèmes. En particulier, et pour en revenir à la question posée, elle permet de relativiser l’opposition – à laquelle il a été accordé une portée selon moi excessive durant le séminaire – entre droit constitutionnel écrit et droit constitutionnel non-écrit.

Dans le discours doctrinal classique, la pluralité des normes constitutionnelles – que l’on est bien obligé d’admettre, encore une fois – est ramenée à l’unité (à laquelle on reste généralement attaché) par le truchement de la jurisprudence de la cour constitutionnelle, organe que l’on présente comme l’unique oracle constitutionnel digne de foi. L’unité est alors, surtout, univocité : s’il y a bien plusieurs normes constitutionnelles, elles sont supposées avoir un interprète authentique unique, garant de la cohérence constitutionnelle.

Or tel est bien, pour autant que j’aie pu le comprendre, ce que les organisateurs du séminaire (Carlos Pimentel ou Denis Baranger par exemple) reprochent, entre autres choses, à cette conception (qualifiée de) normativiste : réduire la constitution à ce qu’en dit le juge constitutionnel laisse dans l’ombre toute une série de pratiques, de rapports de force et d’équilibres qui se font sans lui – à l’abri de son regard et de son contrôle – mais qui pourtant structurent fortement la manière dont le pouvoir politique est exercé dans un État (toutes choses qui étaient prises en considération dans l’analyse du droit constitutionnel classique, avant que la vulgate normativiste se répande).

Toutefois, adopter une approche de type normativiste (c’est-à-dire s’efforcer de comprendre les phénomènes constitutionnels grâce au concept de « norme ») n’implique nullement de considérer que le droit constitutionnel se réduit à la jurisprudence constitutionnelle. Tout au contraire, une analyse rigoureuse conduit à admettre qu’une multitude d’organes donnent des interprétations « authentiques » (au sens kelsénien) du texte constitutionnel, si bien que celui-ci se voit attribuer des significations normatives différentes, souvent complémentaires, mais parfois concurrentes, voire contradictoires – sans que ces contradictions puissent être tranchées par quiconque (puisque, par hypothèse, ces interprétations ne sont susceptibles d’aucun recours). Chaque organe contribue ainsi à créer, conjointement avec les autres, les normes constitutionnelles de l’État. Une telle approche, quoique « normativiste », permet donc bien la prise en considération des pratiques et autres rapports de force entre organes – qualifiés de « politiques » et que l’on regrettait de voir écartés par l’approche doctrinale classique.

On peut juger cette prise en compte insuffisante – et en effet, elle conduit à laisser dans l’ombre des phénomènes que des analyses sociologiques ou strictement politistes pourraient peut-être contribuer à mettre en évidence : les structures sociologiques des partis, les comportements électoraux, par exemple, mais aussi, pour prendre un exemple plus frontalier du droit constitutionnel classique (et proposé par Renaud Baumert), la manière dont les acteurs (constitutionnels) se représentent leurs propres actions – qui pourrait, pour le coup, faire l’objet d’une sociologie disons, plus spécifique à la matière constitutionnelle.

On peut donc bien sûr souhaiter aller plus loin dans cette prise en compte, mais il convient alors de rester conscient des enjeux méthodologiques de telles analyses. À l’évidence, le droit en général, et le droit constitutionnel en particulier, est (aussi) évidemment un phénomène politique – puisqu’il n’est qu’une forme d’exercice du pouvoir (ce que Kelsen a toujours souligné). Le « droit politique », tel que le conçoivent les organisateurs du séminaire qui porte ce nom, me semble avoir pour ambition de construire une approche qui tiennent les deux bouts – c’est-à-dire qui fasse place à la dimension politique de la constitution tout en restant « du droit » (l’idée d’« ordre-cadre » avancée par Armel Le Divellec me semble être une autre manière d’afficher cette ambition). Le danger est évidemment de perdre la spécificité (qui est une richesse) d’une approche strictement juridique de ces phénomènes. Bref, à vouloir trop embrasser, on risque de mal étreindre.

Arnaud Le Pillouer est Maître de conférences en droit public à l’Université de Cergy Pontoise. Il est l’auteur notamment de Les pouvoirs non-constituants des assemblées constituantes — Essai sur le pouvoir instituant, Paris, Dalloz, 2005.