Chapitre VII - Réflexions sur les systêmes républicains, dans leur rapport avec la France.


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CHAPITRE VII.

Réflexions sur les systêmes républicains, dans leur rapport avec la France.




Les hommes qui demandent sans cesse une République, rendent un véritable service à ceux qui craignent le reproche d'en avoir introduit une en France; ainsi, les auteurs de la Constitution ont dû voir, sans peine, les opinions exaltées, qui ont empêché de remarquer la grande ressemblance de leur ouvrage politique, avec les systêmes les plus populaires.

L'attribution de la première place de l'État à un Chef héréditaire, est une des circonstances qui distinguent les Monarchies des Républiques ; mais ce n'est pas la plus importante, & peut-être qu'elle seroit placée au dernier rang, dans l'ordre des différences, établies entre ces deux sortes de Constitutions [p.88] politiques, si, comme la plus simple & la plus marquante extérieurement, elle n'avoit pas été choisie pour signalement de l'idée compliquée qu'on avoit à représenter.

Cependant, telle est l'autorité du langage, & son autorité héréditaire, qu'à l'aide de la dérivation Grecque, servant à justifier le sens du mot Monarchie, les Législateurs de la France ont cru se tenir à grande distance du Gouvernement Républicain, en conservant seulement l'unité de Chef; & c'est ainsi que l'Assemblée Nationale, au milieu de tous les débris, dont elle s'étoit environ, née, en détruisant les anciennes féodalités, s'est néanmoins soumise elle-même à l'empire des mots, à cette domination la moins légitime & la moins respectable de toutes.

Cependant, est-il rien de si près d'une République & de la plus démocrate dont on ait connoissance, que le choix fait par le Peuple de tous les Législateurs, de tous les Magistrats de Police, de tous les Juges, de tous les Pasteurs, de tous les Officiers [p.89] de Milice, & de tous les Administrateurs, que ce choix fait encore, à des époques fixes, sans l'invitation ni le concours d'aucune autorité supérieure ? Est-il rien de si près d'une République & de la plus démocrate de toutes, qu'un renouvellement continuel d'élections, & cette action, presque journalière, de l'autorité du peuple, soit par des Assemblées primaires, soit par des Assemblées de District, soit par des Assemblées de Département, soit, par des Assemblées Municipales, soit par des Assemblées de Section, soit par des Clubs politiques, soit par des réunions quelconques, destinées à former des Pétitions présentées trois fois la semaine au Corps entier des Représentans de la Nation, & chaque jour, chaque heure, & chaque moment, à toutes les autorités inférieures? Est-il rien de si près de la Démocratie & de la Démocratie la plus libre & la moins réglée, que ces délibérations politiques, au milieu des promenades & des places publiques, & ces communications [p.90] en placards, faites au coin des rues, communications autorisées par nos discrets Législateurs, afin d'éviter que chacun ne fît connoitre ses opinions à son de tambour ou de trompettes? Est-il rien, enfin, de plus populaire, de plus fortement & de plus tyranniquement démocrate, que cette autorité armée, transférée, de droit ou de fait, des mains circonspectes des sages, entre les mains aveugles de la multitude, & qui, en servant à proscrire toutes les volontés individuelles, soumet à la pluralité des voix, & au scrutin, pour ainsi dire, du premier attroupement, la liberté personnelle & les propriétés particulières ?

Que reste-t-il donc en France du Gouvernement Monarchique, tel que les Nations s'en forment l'idée ? L'hérédité du Pouvoir Exécutif. Mais si cette hérédité n'est point changée, l'héritage est absolument dénaturé, car le Pouvoir Exécutif a été tellement affoibli, qu'il est devenu presque nominal. L'on a de plus environné l'héritier de Curateurs [p.91] responsables, & dont l'existence éphémère dépend de la volonté des Représentans du Peuple.

Il y a plus de réalité dans le droit du Veto suspensif, dans ce droit sauvé fortui¬tement de la destruction générale des prérogatives de la Couronne ; mais il n'est point inconnu des Républiques, où il existe, sous d'autres formes, puisque l'initiative des lois s'y trouve communément réunie au Pouvoir Exécutif ; & la nécessité de cette initiative, est la plus expressive & la plus réelle des oppositions à l'exercice indéfini du droit Législatif.

Quoiqu'il en soit, toutes les dispositions, adoptées par l'Assemblée Nationale, sont tellement démocratiques, que, pour achever de métamorphoser la France en République, le seul & unique moyen dont il reste à faire usage, c'est de confier le Pouvoir Exécutif à un Conseil ou à un Sénat nommé par le Peuple, & d'attribuer le Veto suspensif, ou à ce même Sénat, ou à tout autre Corps pareillement électif.

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Le point de la question, ainsi réduit, voyons maintenant, de quelle manière, il faut diriger la discussion, pour juger si ce complément de démocratie convient ou non à la France ; & considérant d'abord le Pouvoir Exécutif, il me semble qu'on doit résoudre deux doutes, & se demander :

Premièrement, si le Pouvoir Exécutif, avec les seules prérogatives dont il est investi par la Constitution, auroit plus d'action & d'efficacité entre les mains d'un Sénat électif, que s'il étoit exercé par le Roi.

Secondement, si, dans la nécessité où l'on seroit d'augmenter les prérogatives du Pouvoir Exécutif, afin de le mettre en état de remplir l'a destination, l'intérêt de la liberté ne conseilleroit pas alors de remettre ce Pouvoir, avec tout son accroissement d'autorité, à une collection d'hommes nommés à temps, par le Peuple, plutôt qu'à un Monarque héréditaire & permanent.

Je pourrois me tromper, dans l'examen de ces deux questions, que ce seroit toujours [p.93] une chose utile d'avoir réduit à des termes simples, une discussion de cette importance, & d'avoir appelé, de cette manière, un plus grand nombre de personnes à y prendre part.

La première idée qui se présente en faveur d'un Sénat, chargé d'exercer le Pouvoir Exécutif, c'est, qu'élu par la Nation, il auroit plus de confiance en ses forces, & seroit plus respecté qu'un Monarque en possession du rang suprême, au titre seul de la naissance.

On peut encore imaginer, que si les Députés au Sénat Exécutif & les Députés au Corps Législatif, étoient rapprochés les uns des autres, par une origine commune, le suffrage de leurs concitoyens, ils marcheraient d'un commun accord & se prêteraient une mutuelle assistance.

Mais pour être enfans d'un même lit, leur union ne seroit pas plus sûre. Jamais les rivalités ne sont plus actives, qu'entre des hommes séparés par de légères distances, [p.94] tous les traits portent alors, & une première offense se change promptement en irritation & en guerre. Ce n'est pas une des circonstances les plus indifférentes à l'harmonie des deux Pouvoirs, que l'élévation de l'un au-dessus de l'autre; & il ne suffit pas que cette gradation soit l'effet d'une loi régulatrice de tous les rangs, il faut encore qu'elle soit garantie par la plus puissante de toutes les ordonnances, celle de l'opinion. Jamais deux Assemblées, parallèles dans toutes leurs circonstances, ne se pardonneroient les reproches que le Corps Législatif adresse en France au Pouvoir E[x]écutif, & encore moins les formes dont il les accompagne. Ces Assemblées parallèles ne peuvent subsister que dans les petits États, où chacun sent, de la même manière, la nécessité de l'ordre ; & je ne fais encore si cette exception seroit applicable à des Républiques, où l'amour-propre seroit dans une action continuelle ; car, c'est surtout avec la passion des applaudissemens, avec la fureur de paroître, [p.95] que les marches se croisent, tant il y a de chemins ouverts, tant il y a de routes qui aboutissent au rendez-vous de la vanité !

Supposons, cependant, une Assemblée Législative, reprochant au Sénat Exécutif, qu'il ne fait pas observer les lois, & le Sénat Exécutif reprochant à ton tour à l'Assemblée Législative, que le désordre dont elle se plaint, dérive de la disconvenance de ces lois, une telle controverse, entre des égaux, deviendroit, en peu de temps, un sujet de scandale ou de dérision, & le Gouvernement, en perdant sa considération, ne tarderoit pas à être dépouillé de toute espèce d'ascendant & d'autorité. C'est l'élévation du Monarque qui annoblit les attaques du Corps Législatif; & c'est l'appareil du Trône qui amortit les traits lancés par tous les petits arbalétriers, dont l'Assemblée Nationale est constamment remplie.

Les considérations morales ont presque toujours échappé aux regards de nos Législateurs, ou n'ont point fixé leur attention ; [p.96] c'est la grande source de nos malheurs. Ils ont toujours étudié le Corps politique en simples anatomistes ; & de cette manière, ils n'ont jamais apperçu l'esprit qui lui donnoit le mouvement & la vie.

J'ai mis au nombre des circonstances favorables aux systêmes Républicains, la confiance qu'un Sénat, élu pat la Nation, pourroit avoir en ses forces ; mais sans rejetter cette considération, je demanderois, si elle ne seroit pas balancée par les ménagemens continuels qu'inspireroit aux Membres de ce Sénat, le désir de plaire, l'ambition d'être réélus, ou l'espoir d'obtenir quelqu'autre place au suffrage du Peuple. On a vu distinctement les dangereux effets du génie courtisan, au milieu du Corps Législatif ; on a vu combien d'opinions, combien de lois y ont dû leur naissance au modeste désir d'un applaudissement des tribunes. La considération est un fruit de longue culture; il fera souvent négligé par des hommes, auxquels on ne donne que deux ans pour [p.97] se montrer en spectacle. Il faut bien moins de temps pour plaire ; on séme & l'on récolte le jour même. Cependant, si des Législateurs ont pu céder a de pareils calculs, eux qui, par la nature de leurs fonctions, n'ont besoin de considérer les hommes qu'en masse, & qui peuvent espérer de vivre dans leurs œuvres, comment pourroit-on attendre plus d'indépendance de la part d'un Sénat, uniquement chargé de l'exécution des lois, & qui seroit dans la nécessité de lutter de si près, avec les intérêts & les passions des hommes ?

Remarquons aussi, que la mobilité des places, cette condition des Gouvernemens Républicains, ne pourroit s'étendre à l'Administration d'un grand Royaume, sans un nouvel affoiblissement du Pouvoir Exécutif ; & cet affoiblissement ne naîtroit pas seulement des variations de principes, inséparables de la succession des hommes au timon des affaires, il seroit encore dû à l'accroissement de tiédeur qu'on éprouveroit [p.98] de la part de tous les Agens du Gouvernement, au moment où on leur donneroit, pour Chef, un Corps collectif, & dont les Membres se renouvelleroient sans cesse. Une Administration, ainsi composée, a tellement un caractère d'abstraction, qu'on ne sait comment y réunir en pensée, les idées de souvenir & de reconnoissance.

Aussi, je n'en doute point, si quelque chose peut suppléer à la foiblesse constitutionnelle du Pouvoir Exécutif en France, c'est l'ombre de la Royauté, c'est l'impression qui reste encore de l'ancien éclat du Trône, c'est l'apperçu de toutes les chances, qui peuvent augmenter l'autorité du Monarque; c'est, enfin, la pensée qu'un homme, seul & constant dans sa place, & le petit nombre de personnes qu'il associe à ses volontés, sont susceptibles de quelque tenue, & dans leur gratitude, & dans leur ressentiment.

Il est encore une circonstance qu'on aura, sans doute, présente à l'esprit. La discipline de l'Armée est une des conditions [p.99] les plus nécessaires, à la sureté de l'ordre public & au maintien de la considération extérieure ; cependant, pour y concourir, pour atteindre à ce but, on ne sauroit mettre en parallèle l'imposante suprématie d'un Monarque, & l'autorité médiatrice d'un Sénat collectif, amovible & nommé par le Peuple. Je l'ai déjà dit, tout ramène l'Armée aux idées d'unité, unité de volonté, unité de commandement, unité d'esprit, d'intérêt & de mouvement; & comme elle subit le joug de l'obéissance, comme elle s'expose à tous les dangers, par un des actes les plus puissans de l'imagination, ce seroit une sorte de contre-sens, d'attendre d'elle qu'elle fût indifférente à la grandeur & à la majesté du Chef de l'État. Il faudroit une suite de siècles, il faudroit une confiance, une tenue dans les principes de morale & de vertu, & dont notre temps n'est peut-être plus susceptible, pour donner à la Patrie cette forme vivante, qui entraînoit le culte des Romains.

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On dira peut-être, qu'en détruisant la Royauté, rien n'empêcheroit que l'on ne conservât l'unité d'esprit & d'action, si nécessaire au Gouvernement d'un grand État, & qu'il suffiroit, pour remplir cette condition, de confier la principale partie du Pouvoir Exécutif au Président amovible du Sénat de la République, ou à tout autre Chef momentanné, désigné, comme en Amérique, par la Nation entière. Mais, où est l'homme dont les qualités & les vertus seroient assez connues, seroient assez spacieuses, s'il m'est permis de me servir de cette expression, pour paroître digne d'une telle place, à une Nation de vingt-six millions d'hommes ? Rien n'est plus terne que la sagesse, rien n'est moins apparent qu'une moralité parfaite, & ces deux qualités, cependant, sont essentiellement nécessaires au Gouvernement des affaires publiques. Je suppose, néanmoins, qu'une fois dans un siècle, un homme réunît une généralité de suffrages, propre à décider la confiance, pourroit-il la conserver [p.101] ver cette confiance, au milieu du conflit des opinions, & au milieu des nombreux aréopages dont la France est couverte ? Pourroit-il, enfin, résister à l'inconstance de la Nation, & à tous les sentimens de jalousie qu'inspire la vanité la plus remuante ?

On supporte, sans beaucoup de peine, la supériorité de ses égaux, lorsqu'ils sont uniquement appelés aux fonctions de Législateurs ; leur autorité n'agit sur nous qu'en masse, & nous pouvons les considérer, comme des moralistes accrédités, ou des philosophes en action. La sombre envie se console des hommages qui leur sont rendus, en calculant le nombre des co-partageans, & en voyant la mince quotité qui forme le lot de chacun. L'autorité exécutrice se présente à nous, sous un aspect bien différent, surtout, lorsqu'elle est essentiellement confiée à un homme seul & à l'un de nos pairs; aucune abstraction ne la généralise ; tout est précis, tout est individuel dans son application ; & cette espèce [p.102] de supériorité, en se diversifiant de toutes sortes de manières, devient plus sensible & plus irritante. Ainsi, l'institution politique, qui fit de la naissance la condition du Pouvoir suprême, fut une loi d'indulgence pour les foiblesses humaines. Elle éteignit les prétentions & les rivalités, en fixant, d'une manière immuable, les droits à la Couronne; elle prévint les dépits & les ressentimens, en remettant les exclusions entre les mains du hasard ; enfin, plaçant loin de tous, le premier de tous, elle rendit plus doux à nos yeux, l'éclat de sa grandeur & l'appareil de sa dignité. Je conçois néanmoins, comment un long règne, un règne heureux & prospère, permettroit à un simple citoyen, élevé par la fortune au rang suprême, de dominer les esprits & de subjuguer enfin l'admiration & le respect ; mais pendant le cours d'une autorité de deux ou trois ans, il faudroit une circonstance unique, pour affiner au Chef passager d'une grande Nation, la considération universelle dont il auroit [p.103] essentiellement besoin. Il faut encore réfléchir à tout ce que devroit être un simple citoyen, appelé à représenter la Nation Françoise, auprès des Ambassadeurs des Puissances Etrangères. Obligé, plus qu'un Roi, de maintenir le respect autour de lui, & d'imposer au Corps Législatif lui-même les égards dûs à une place éminente, la réunion des talens & des vertus ne lui suffiroit pas ; il auroit besoin encore de cette dignité extérieure, qui marque, sans ostentation, les distances & qui en avertit sans effort ; & si, loin d'être en accord avec l'élévation de son rang, il encourageoit à la familiarité, par ses manières, s'il avoit des formes ignobles, ou s'il prêtoit des armes au ridicule : il est malheureux d'avoir à le dire, mais en France, il lui seroit impossible, à ces conditions, d'obtenir ou de conserver une autorité, toujours étroitement unie avec l'ascendant personnel.

On demandera peut-être, si la nature aveugle en ses dons, n'expose pas aux mêmes [p.104] dangers, ne soumet pas aux mêmes contraires, ceux qui doivent leur Couronne aux hasards de la naissance. Rarement, pourroit-on d'abord répondre, car les formes & les manières nobles tiennent en grande partie, & à une sorte de confiance dans sa situation, & à une tempérance dans le désir de plaire; deux circonstances inhérentes à l'éducation des Princes & à l'habitude d'un haut rang; mais il existe de plus, pour les Rois, une grandeur de convention, qui supplée à leur petitesse réelle. Je ne sais par quelle habitude, ou quelle impression, ils nous paroissent environnés d'une lueur magique, qui nous empêche de les voir tels qu'ils sont ; & notre imagination, sans pouvoir s'en défendre, est la première à fléchir devant son propre ouvrage.

L'histoire des temps modernes nous a conservé le souvenir d'un Chef de République, qui a porté la gloire de son pays au plus haut période, & qui fut maintenir l'ordre intérieur avec un égal succès : Cromwel, [p.105] cet homme singulier, Cromwel, obéi, respecté plus qu'un Roi, se fit sa place à lui-même, & l'on peut douter s'il auroit eu la patience d'attendre son avancement, & de nos pluralités absolues, & de nos pluralités relatives, & de nos scrutins de liste, & de nos scrutins individuels, & de toutes les opinions graduées dont les Assemblées primaires forment le premier échelon. Cromwel, qui n'étoit pas assez connu avant de s'être rendu célèbre, & qui l'étoit trop, lorsqu'il étendit son joug sur l'Angleterre, n'eut jamais obtenu, par élection, le rang auquel il s'éleva par ses propres forces ; & malheur à la liberté d'un pays, si jamais un homme de ce caractère & de ce génie, étoit approché des affaires publiques !

On peut, avec plus d'avantage, se servir de l'exemple de Washington, pour combattre les diverses réflexions que j'ai présentées dans le cours de ce Chapitre; car l'autorité dont jouit ce Chef renommé des États-Unis, est le résultat du choix le plus libre & le [p.106] plus régulier ; mais, quel homme fut jamais mieux secondé par la nature & par les événemens ! Sagesse, modération, courage, fermeté, moralité parfaite, extérieur imposant ; enfin, orné, pendant la paix, du souvenir de sa réputation guerrière, il semble avoir tout réuni ; & l'indifférence qu'il montre pour sa haute dignité, la persuasion où l'on est, qu'avec sa considération personnelle, il paroîtroit aussi grand qu'avec sa place, adoucissent le chagrin des envieux & des jaloux. Sans doute aussi, que ces chagrins sont moins connus chez une Nation, où les vertus attirent le premier hommage ; car ce genre d'honneur est en partage, entre ceux qui le reçoivent & ceux qui le décernent. Un autre résultat de ce respect universel pour les principes de morale, c'est de lier l'esprit personnel au bien public, c'est de montrer aux uns, que l'intérêt social est l'origine de leur autorité, & aux autres, que leur obéissance acquiert de la dignité, & par son objet, & par ses motifs. On ne voit plus [p.107] alors les rangs par échelon, mais en cercle ; & la place d'honneur, rappelle uniquement à celui qui l'occupe, toute l'importance de l'ordre & de l'union dont il doit être le conservateur. Enfin, c'est encore ici le moment de dire ou de répéter, que ces sentimens, ces principes de morale, le commencement, la fin, le supplément de tout, & qui soutiendroient, à eux seuls, l'harmonie sociale, ne sont pas applicables, avec la même espérance, à un pays de vingt-six millions d'ames, à une Nation dont le caractère est fait, dont les habitudes sont prises, & dont toutes les anciennes formes paroissent, malgré cette robe à longs plis qu'on l'a forcée de revêtir. C'est d'un pays de trois à quatre millions d'habitans dont Washington est le Chef, & son autorité est limitée dans le cercle des intérêts, mis en communauté par la fédération des quatorze États. Quelle différence entre un tel Gouvernement & celui de la France entière ! Il faudrait une stature colossale, une stature visible [p.108] de partout, une stature qui n'existe point, pour rendre possible, & pour rendre durable, l'élection du Chef amovible d'un Royaume tel que la France; & dans tous les pays, les hommes, propres à réunir les suffrages d'une Nation, sont parsemés çà & là sur la route des siècles. Ce fut, sous ce rapport, une grande idée, que d'avoir cherché à remplacer l'imperfection réelle de la nature humaine, par cette beauté de convention, attachée à l'hérédité du Trône & de l'Empire ; enfin, c'étoit encore une pensée ingénieuse, que d'éluder les effets de notre résistance aux sentimens d'admiration, en déposant, pour ainsi dire, entre les mains de la nature un choix que nos autours-propres réunis, auroient eu tant de peine à faire.

Il n'est point, cependant, de Sénat, de Conseil, de Chef unique, de Chef entre plusieurs, tous électifs & nommés par le Peuple, qui n'eussent aussi la faculté d'exercer efficacement la Puissance Exécutive, si l'on réunissoit à leur autorité, les prérogatives [p.109] les plus étendues ; car, on peut élever ces prérogatives au degré du despotisme ; mais de telles combinaisons ne serviroient pas la liberté. On ne doit donc jamais perdre de vue, qu'en France, avec des moyens inférieurs, l'autorité Monarchique protégera mieux l'ordre public, & soutiendra plus surement la considération Nationale, qu'aucune autre Constitution de Gouvernement. Ce principe, une fois établi, seroit-il raisonnable de l'enfreindre, pour satisfaire à des défiances chimériques? J'ai montré que le Pouvoir Exécutif, tel qu'il a été composé par la première Assemblée Nationale, étoit insuffisant pour remplir sa destination ; mais j'ai fait voir de même, qu'un accroissement de ce Pouvoir, loin de porter aucune atteinte à la liberté, deviendroit sa sauvegarde, & le seul exemple de l'Angleterre, suffiroit pour confirmer cette vérité. Cependant, si l'on quittoit les idées réelles, pour se livrer à la discussion de toutes les chances possibles, ce n'est pas au rang des moins [p.110] vraisemblables, que l'on devroit placer les divers dangers, inséparables d'un Gouvernement Républicain, & les excès inouis dont il pourroit être l'origine, au milieu d'un pays tel que la France. C'est en remarquant aujourd'hui le désordre & le balottement général de toutes les parties de l'édifice social ; c'est en considérant cet effrayant spectacle, que nous imaginerons jusques ou la confusion pourroit être portée, si l'Administration première, si le Pouvoir Exécutif, devenoient encore la part de tout le monde, & si cette dernière table de jeu étoit dressée au milieu d'une Nation toute bouillante, & qui dirige aujourd'hui l'impétueuse action de son caractère, vers la jouissance, ou la distribution de toutes les places & de toutes les autorités. Le plaisir de gouverner paroîtroit le but du Gouvernement, & chacun voudroit avoir son rôle, soit comme électeur, soit comme élu, soit comme éligible, soit comme censeur, frondeur ou pétitionaire, soit comme partie menaçante dans les Clubs, les Cafés [p.111] & les Places publiques; il n'existeroît plus un sentiment, plus une pensée, qui ne tinssent, ou à une intrigue ou à une faction; & du milieu de ce mouvement universel, on verroit naître un ambitieux, plus heureux, plus habile ou plus audacieux que les autres, & qui présentant, à son tour, les espérances & les chimères de l'avenir, à des hommes toujours dégoûtés du présent par leur fortune, inspireroit à la multitude le désir d'une révolution. Il rassembleroit encore autour de lui, tous ceux qui, fatigués des désordres de l'anarchie, formeroient en secret des vœux pour le retour d'une autorité sans bornes, & qui la considéreroient comme un refuge. Il chercheroit, enfin, à renverser le Gouvernement, à s'élever sur des ruines, ou à traiter de son crédit, avec un homme encore plus apparent que lui dans l'ordre social. Une guerre intestine, avec tous ses malheurs, signaleroit les commencemens d'une pareille entreprise ; & l'établissement du despotisme le plus tyrannique, en seroit peut-être le [p.112] dernier terme. Alors, on regretteroit d'avoir dédaigné les conseils de la sagesse, alors on regretteroit d'avoir abusé de sa fortune, alors on regretteroit d'avoir eu dans sa main, tous les biens & tous les bonheurs, & de les avoir sacrifiés à d'imprudentes exagérations; alors, on se demanderoit, par quelle obstination on avoit refusé de reconnoître, qu'un Monarque, environné des Représentans de la Nation, contenu par des lois sages & soumis encore à l'empire de l'opinion publique, étoit le point de réunion de l'ordre & de la liberté; & l'on gémiroit, mais trop tard, de n'avoir pas apperçu, que, dans la nécessité de confier le Pouvoir Exécutif à une autorité particulière, & dans la nécessité non moins grande, de fixer les limites de cette autorité d'une manière invariable, il y avoit plus de sureté pour tous, à la rendre héréditaire & patrimoniale, qu'à l'exposer aux envahissemens des ambitieux ou à la turbulence des démagogues. Il ne faut qu'une médiocre sagesse de la part des Législateurs [p.113] pour contenir, dans les limites de la loi, celui qui et heureux par elle, & pour attacher à la Constitution du Gouvernement, celui qui doit à ce Pacte National, son rang & sa grandeur; mais les Usurpateurs d'une autorité légitime, ont franchi tant de devoirs pour arriver à ce terme, qu'on ne peut attendre d'eux aucune retenue, & les projets les plus extrêmes, les moyens d'exécution les plus violens, sont trop souvent la suite inévitable d'une première atteinte à l'ordre social.