Chapitre II - Suite du même Sujet. Nature du Gouvernement des Etats-Unis


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CHAPITRE II

Suite du même Sujet.

Nature du Gouvernement des États-Unis.




La partie du Continent, sous la domination des États-Unis de l'Amérique, présente une surface immense, puisque sa circonférence est d'environ dix-sept cents lieues ; mais le Gouvernement de ces nouvelles régions est divisé entre quatorze États, dont la population varie, depuis quatre cents mille ames jusques à soixante mille, & le nombre général des habitans ne s'élève pas encore à quatre millions.

Chacun de ces États compose une Souveraineté particulière, ayant un Corps Législatif, un Pouvoir Exécutif, un Ordre Judiciaire, & tout ce qui compose l'ensemble d'un Gouvernement libre & d'une société indépendante.

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Ce sont donc autant de petites Républiques, séparées les unes des autres, mais unies par leurs intérêts politiques, leurs intérêts de commerce & leur défense mutuelle. Elles se sont encore soumises à l'unité des monnoies, des poids & des mesures. Elles se sont engagées à garantir, en commun, la dette contractée pour la conquête de leur liberté. Elles ont promis de contribuer, dans une proportion déterminée, à cette obligation & aux nouvelles dépenses, que la sureté générale de l'Amérique pourroit exiger. Enfin, toutes les mesures, & toutes les dispositions, qui doivent être la suite d'une pareille fédération, sont confiées à la surveillance d'un Congrès, composé de Députés, choisis par les quatorze États; mais le pouvoir de ce Congrès, & l'autorité du Président, ne s'étendent pas au-delà du cercle des intérêts, que les diverses Sections de l'Amérique ont mis en communauté.

Il résulte, cependant, d'une semblable organisation politique, que la grande étendue [p.24] du Continent de l'Amérique, n'a pas encore d'influence funeste sur les mœurs. La division de ce Continent en petits États, place tous les citoyens sous les regards de leurs Magistrats particuliers, les retient sous le joug de l'opinion, & les environne de toutes les chaînes qui maintiennent, au milieu des Républiques, la décence des actions & la régularité des principes.

Sans doute, la population de chaque État, celle de quelques-uns, surtout, s'accroîtra progressivement, &, parvenue à un certain degré, la garantie des mœurs publiques s'affoiblira nécessairement ; mais la sage politique des Américains, semble avoir déjà pris des précautions, contre les effets de cette circonstance inévitable. Ils paroissent déterminés à former de nouveaux États, à mesure que la population s'étendra, afin de se maintenir toujours dans la circonscription la plus conforme au bonheur social. Ils ont calculé, pour ainsi dire, la portée de la vigilance & des soins d'un Gouvernement ; [p.25] & par une des belles idées, qui soit jamais entrée dans l'esprit d'un Peuple, ils installeront une nouvelle autorité indépendante, lorsqu'ils pourront lui confier une domination proportionnée à les moyens. L'on verra ce qui n'a jamais été connu dans l'histoire du monde, un État Souverain se détacher librement d'une portion de son Empire, pour assurer davantage le bonheur des citoyens, le maintien de l'ordre & des mœurs.

La simple conception d'un pareil projet auroit droit à de justes hommages, mais ce n'est pas de la part des Américains une simple spéculation de l'esprit ; car, indépendamment de l'admission de l'État de Vermont dans la Confédération, il étoit question encore de séparer le Kentucky de la Virginie, & le Maine de Massachussets ; j'ignore en ce moment à quel point se trouvent aujourd'hui ces transactions. Toutes les Sections nouvelles, à mesure qu'elles auront lieu, formeront autant de parties intégrantes de la Confédération générale.

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Que l'on réunisse, maintenant, ces explications aux développemens présentés dans le Chapitre précédent, & l'on verra la principale cause du maintien des mœurs en Amérique. On appercevra de même, que leur pureté n'est pas, comme on nous l'a dit, le simple résultat de l'égalité absolue, & qu'enfin cette égalité n'est pas non plus l'unique secret de la Constitution des États-Unis. Et quoique l'Assemblée Nationale de France, en adoptant, en exagérant ce principe de l'égalité, ait cru marcher sur les traces des Législateurs Américains, & travailler, pour ainsi dire, sous la caution de leur génie, il n'est pas sûr qu'elle fût avouée par ses maîtres. Il falloit, avant de détacher un seul principe d'un systême général conçu pour une autre terre, examiner avec attention, si, dénué de tous ses accompagnemens, & transplanté brusquement sur un nouveau sol, il seroit également productif. Il falloit, surtout, examiner comment ce principe pourroit s'accorder, avec la partie immuable de [p.27] nos circonstances locales & particulières, avec nos vingt-six millions d'hommes à gouverner, d'un seul centre ; avec la nécessité d'une Armée disciplinée, & avec le caractère National, cet ouvrage des siècles, & qu'il est plus aisé d'exposer à un bouleversement, que de soumettre à une métamorphose. Ah ! de combien d'élémens divers n'est pas composée la science politique ! & qui a su pénétrer les profondeurs où leur mélange se prépare, où leurs rapports se développent!

Ce n'est pas uniquement, en conservant aux divers Gouvernemens de l'Amérique, l'appui des mœurs publiques, que la Constitution des États-Unis a facilité l'action du Pouvoir Exécutif, ou l'a rendue moins nécessaire ; c'est encore, sous d'autres rapports, qu'elle a rempli ce but essentiel.

Le Gouvernement de l'Amérique, considéré dans son ensemble, est divisé en deux parts. Chacun des États-Unis, unique Souverain dans l'étendue de sa domination, règle, par ses Magistrats & par l'influence [p.28] des autorités qu'il a établies, toutes les branches de l'ordre civil ; il réunit, dans son propre sein, tous les Pouvoirs nécessaires pour maintenir la subordination ; & comme ces Pouvoirs n'ont besoin d'agir que dans un petit cercle, comme ils sont secondés de près par l'opinion, il ne leur faut pas une grande énergie pour remplir leur destination ; c'est, en quelque manière, un Gouvernement de famille pareil à celui de toutes les Républiques. Voilà pour chaque État en particulier.

Mais ils ont mis en commun tous leurs intérêts politiques, tous leurs intérêts de commerce & quelques autres encore; &, comme je l'ai déjà expliqué, ils ont confié à leurs Députés respectifs, réunis en Congrès, l'autorité nécessaire pour décider de ces divers intérêts & pour en avoir la conduite. Or, il est aisé d'appercevoir, qu'une telle Administration, toujours occupée, ou de négociations au dehors, ou de réglemens généraux au-dedans, & qui n'a point à [p.29] lutter avec les prétentions individuelles, n'exige pas un Pouvoir Exécutif, sans cesse en action, & dont la force ait besoin d'être étayée par des moyens extraordinaires.

Ainsi donc, par un effet du partage politique, établi en Amérique, le Gouvernement difficile, celui de tous les jours & de tous les instans, celui qui doit se prendre aux diverses passions des hommes & combattre leurs résistances, ce Gouvernement est remis à une autorité, dont les obligations sont circonscrites par les limites mêmes de la domination, à laquelle ces devoirs font applicables; & le seul Gouvernement, dont la surveillance s'étende aux intérêts de toute l'Amérique, a été rendu facile par la nature des fonctions qui lui ont été réservées.

On ne peut donc, en traitant du Pouvoir Exécutif, établir aucune espèce de parallèle entre l'Amérique & la France, entre un pays peuplé de trois à quatre millions d'habitans, & un Royaume de vingt-six millions d'ames, entre une réunion de quatorze [p.30] petites Souverainetés, & un Empire, où toutes les lois doivent émaner d'un même centre, où tous les genres d'Administration doivent partir d'un seul point ; enfin, entre un Peuple à la fleur de l'âge, animé, soutenu, par les opinions & les sentimens qui appartiennent à ce période de la vie politique, & une Nation arrivée aux extrémités de tout, par sa marche progressive, & où déjà la morale n'aide plus de rien, où la Religion même est en discrédit, où toutes les idées de respect sont usées, où l'obéissance est devenue philosophique, où tout est vieux, tout est en défaillance, excepté, cependant, l'esprit de vanité, cet esprit si dominant en France, cet esprit qui n'y meurt jamais, & qui rappelle aujourd'hui, plus qu'en aucun autre temps, le Phénix de la fable, au moment, où, du milieu d'un bûcher, construit de ses propres mains & tout composé de parfums & de bois odoriférans, on le vit tout-à-coup renaître de sa cendre.

Le patriotisme, assure-t-on, viendra nous [p.31] rajeunir, & compenser toutes nos pertes ; à la bonne heure, mais ce sentiment existe en Amérique aussi, & l'on n'a jamais pensé qu'il pût faire mouvoir, à lui seul, la machine du Gouvernement. Nous mettons tout en couleur depuis quelque temps, & nous rendons, ainsi, nos propres jugemens incertains. Nous ne reconnoîtrons plus rien, quand les années auront effacé nos légers crayons, & nous saurons alors, qu'il ne suffit pas de se nommer Patriotes, pour être éclairés sur le bien de l'État, comme il ne suffit pas non plus de s'appeler Frères & amis, pour s'aimer d'un amour durable. Toutes ces dénominations ont mieux servi, jusqu'à present, de passeports à la haine, que de liens aux sentimens contraires. Échangeons donc un peu de notre exaltation contre du bon sens, ou nous ferons mal nos affaires. Mais, en imitation de l'Assemblée Nationale, chacun veut se signaler, chacun veut passer ce qui a été dit, ce qui a été fait, & l'on se trouve ainsi continuellement hors de la ligne de ses propres opinions.