Chapitre XIX - Que la Constitution Françoise a introduit les plus grandes inégalités.


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CHAPITRE XIX.

Que la Constitution Françoise, a introduit les plus grandes inégalités.

Ce ne sont pas de simples dénominations conventionnelles, qui forment, dans l'ordre social, des supériorités importunes; il faut, pour offenser la vanité des uns & pour flatter l'amour-propre des autres, que ces signes distinctifs servent à rappeler des avantages réels, ou à présenter l'image de quelques droits honorifiques, consacrés par l'opinion.

Il pourroit donc exister des inégalités, qui, sans être susceptibles d'une désignation précise, seroient plus onéreuses & plus oppressives, que les décorations & les titres dont on s'est montré si jaloux. Je vais dire, comment la Constitution Françoise a multiplié [p.392] les inégalités de ce genre, & comment elle y est parvenue.

Les anciens Législateurs des Nations, pour balancer les effets terribles de la puissance du nombre, de cette puissance, dont le Peuple est en possession, avoient remis la force morale entre les mains des Gouvernemens, & avoient cherché à contenir, de cette manière, l'effort des passions qu'enfantent l'ignorance & la mauvaise fortune. Nous sommes venus renverser ce prudent équilibre, & d'une même pensée, d'une même combinaison, nous avons détruit l'autorité de l'Administration, nous avons affoibli l'empire des sages, & après avoir consacré, par une abstraction, la Souveraineté du Peuple, nous lui avons conféré tous les genres de Pouvoir. Chacun, à l'aspect de ce nouveau maître, s'est demandé, par quels moyens on pourroit le séduire, & par quelle sorte d'adresse, on pourroit occuper le premier rang à sa Cour. C'étoit une trop petite ambition, que de se borner à tenir de lui [p.393] passagérement un Office Municipal, une place de Juge, un grade dans l'Église, & de disputer ces emplois à un nombre infini de concurrens. On a donc été plus jaloux encore, de diriger les opinions du despote & d'entraîner ses sentimens. Les uns ont nourri ses soupçons, les autres ont excité ses défiances & sa jalousie, tous ont justifié ses emportemens. Les agitateurs les plus hardis, ou les plus impatiens d'exercer leur empire, ont pris séance dans les tavernes, ou se sont mêlés aux groupes formés dans les lieux publics, & là, selon leur convenance, selon leur passion du jour, ils ont successivement irrité les esprits contre le Roi, contre la Reine, contre les Souverains étrangers, contre les Ministres, contre les Magistrats, contre tous les hommes marquans dans l'ordre social ; & quand ils l'ont voulu, ils ont dirigé les fureurs populaires, & contre les propriétaires, & contre les propriétés. En même temps, une autre classe d'hommes, ambitieux d'une domination plus [p.394] étendue, ont composé des Écrits à la portée de toutes les classes de la société; & mêlant au récit des événemens, les maximes les plus licencieuses & les principes les plus dangereux, ils ont semé partout l'esprit d'indépendance & d'irréligion ; ils ont donné le nom de fanatisme, à la piété, le nom de vexation, aux lois d'ordre, le nom de tyrannie, à la plus foible autorité, & le nom plus terrible encore d'Aristocratie, à toute espèce d'opinion, contraire à leur doctrine & à leurs enseignemens. Et plusieurs d'entr'eux, écrivant leurs feuilles avec la pointe d'un poignard, ont calomnié sciemment les citoyens les plus honnêtes, & les ont dénoncé, sans scrupule, aux fureurs d'un Peuple aveuglé.

Voilà cependant les autorités nouvelles, qui se sont élevées dans l'État, voilà les diverses supériorités, que la Constitution a produites, voilà les inégalités réelles, qui ont pris la place des vaines distinctions, dont on a célébré la destruction, avec tant de [p.395] faste. Ah ! quels titres inventerons nous pour exprimer la suprématie de ceux qui peuvent, sans risque, ameuter le Peuple contre les hommes publics & contre leurs opinions ; qui peuvent, sans risque, provoquer des insultes envers le Monarque & envers les liens ; qui peuvent, sans risque, faire abattre mes bois, piller ma maison, incendier mon château; qui peuvent, sans risque, recommander un voyageur aux outrages de la populace, ou contraindre eux-mêmes, par des menaces, un citoyen paisible, à s'éloigner du lieu de sa résidence & du domicile de ses pères ? Quels titres inventerons-nous encore, pour exprimer la suprématie de ceux, qui sont parvenus à se faire entendre du Peuple exclusivement; de ceux qui occupent, par leurs feuilles journalières, le temps précis, que les artisans ou les gens de campagne, peuvent donner à la lecture; de ceux qui gouvernent ainsi ce Peuple avec des mensonges ; de ceux qui lui inspirent les sentimens & les passions dont ils ont [p.396] dessein de faire usage, & qui l'affranchissent, insensiblement, de tous les liens nécessaires au maintien de la subordination sociale ? Oui, quels titres inventerons-nous pour tous ces Puissans ? Ah ! nommons les, Ducs, Archiducs, Princes & Vices-Rois, & promettons leur, par contrat, les plus profondes révérences, à condition qu'ils nous laissent sauves la vie & la fortune, à condition qu'ils s'engagent à respecter la Morale & la Religion, & nous aurons fait un bon échange, & nous aurons souscrit, dans ce moment, au meilleur de tous les traités. Car, je le dis encore ; voilà les maîtres qui nous ont été donnés, par une Constitution, qui a remis le sceptre entre les mains des hardis conducteurs de la multitude ; voilà l'épouvantable Aristocratie, que cette Constitution a élevée ; & nous osons parler d'égalité ! & nous osons nous glorifier de notre prétendu systême de nivellement ! Ce ne sont plus les supériorités des temps précédens, que nous apperçevons, mais de plus effrayantes [p.397] leur ont succédé. Nous avons déchiré les parchemins qui déféroient des prérogatives honorifiques, aux anciens Chevaliers François, mais nous avons donné des brevets d'audace & d'impunité à des hommes étrangers à tous les sentimens généreux; nous avons abattu les girouettes des Châteaux, mais nous avons, élevé de toutes parts, des torches incendiaires ; nous avons détruit les pigeons des Seigneurs, mais nous avons peuplé les campagnes de tyrans altérés de sang; nous avons brisé les pierres fastueuses qui couvroient la cendre inanimée des morts, mais nous avons scellé, nous avons environné, d'un affreux silence, les abymes ouverts à la sépulture des vivans.

On a substitué partout la menace, à la douce loi des égards, & la libre fureur des vengeances, à l'efficace interposition d'une autorité respectée. On a sacrifié le Gouvernement à la crainte du despotisme, & sur le champ, l'on a vu naître une multitude de tyrans, qui, en célébrant hypocritement [p.398] les douceurs & les charmes de l'égalité, ont étendu leur joug sur les propriétés, sur les personnes, sur les opinions & sur les consciences. Ils ne sont pas sortis comme on pourroit le croire, de cette terre, que Cadmus avoit ensemencée avec les dents du serpent; mais ils doivent leur origine à ces germes funestes d'anarchie, qui ont altéré la végétation du sol moral de la France, & l'ont rendu fécond en esprits sauvages & en génies malfaisans.