Chapitre XVI - Force militaire


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CHAPITRE XVI.

Force Militaire.

Dans la marche tracée par mon sujet, j'ai recueilli continuellement de nouvelles preuves, de la vérité que j'avois à développer ; mais en ce moment, c'est une objection qui se présente à moi, & je dois chercher à la résoudre.

Le Royaume de France, par l'effet de sa situation centrale & méditerrannée, se trouve dans la nécessité d'entretenir une Armée de ligne beaucoup plus considérable que l'Angleterre ; & le Monarque pouvant abuser d'une force militaire, dont la Constitution l'a déclaré le Chef, n'étoit-il pas de la sagesse des Législateurs de contrebalancer ce danger inévitable, en affoiblissant toutes les autres branches du Pouvoir Exécutif ?

Voilà, je crois, dans sa plus grande simplicité, [p.315] le doute qu'il est nécessaire d'éclaircir ; & pour y parvenir, je dois d'abord rappeler un petit nombre d'idées premières.

Les hommes, en formant un pacte social, n'ont pas eu, pour but, d'atteindre à un systême de liberté, non-seulement complet dans toutes ses parties, mais encore à l'abri de toute espèce de chance imaginable ; car, si leur ambition n'avoit pas eu d'autre terme, si ce but avoit été l'unique objet de leurs vœux, ils seroient restés, ce qu'ils étoient originairement, des hordes de sauvages, n'ayant des chefs que par intervalle, & s'affranchissant, à leur gré, de cette autorité passagère. Mais, à mesure que l'on apperçut les différens biens, promis par le travail & par l'exercice des facultés spirituelles de l'homme, & à mesure, surtout, qu'on en fit la douce épreuve, le desir de conserver le fruit de ses peines, donna l'idée des lois de justice; & bientôt, pour maintenir ces lois contre les attaques des intérêts personnels & des passions hostiles, on sentit le [p.316] besoin d'une force politique, d'une force, qui, déposée en des mains éclairées, servit à garantir les conventions sociales, & à faire jouir tous les citoyens d'une sécurité, devenue nécessairement, un de leurs vœux les plus chers, depuis leur nouvelle fortune & leurs nouvelles idées. Sans doute, en se ressouvenant de leur première indépendance, & en se rappelant encore les diverses satisfactions qui l'accompagnoient, ils cherchèrent, avec inquiétude, à limiter les sacrifices de leur liberté, & à les proportionner exactement aux degrés de précautions qu'exigeoient le maintien de l'ordre & la défense de l'État. Les usurpations, les conquêtes, les abus de tout genre, & la complication que le temps apporte aux combinaisons des hommes, ont obscurci souvent les premiers principes de leur union sociale ; mais ces idées n'ont point essuyé de variation, & on les retrouve dans leur simplicité originelle, lorsque les circonstances permettent aux Nations de les étudier de nouveau, ou lorsqu'appelées [p.317] à reconstruire l'édifice chancelant de leur bonheur, elles cherchent un point fixe, qui puisse servir d'amarre à leurs pensées errantes, & à leurs spéculations incertaines.

Il résulteroit, cependant, de ces réflexions, que le sacrifice absolu de l'ordre à la liberté, devroit être considéré comme un dérangement dans la série naturelle des idées sociales. Ce seroit, en quelque manière, faire rétrograder l'esprit humain, & le ramener insensiblement à l'état sauvage, par les mêmes routes qu'il a traversées pour arriver à la civilisation.

Observons encore, que l'état sauvage, au milieu de la société même, cet état représenté par l'anarchie, est la plus infortunée de toutes les conditions. La rudesse, la férocité, ne peuvent être adoucies dans leurs effets, que par l'éloignement où les hommes vivent les uns des autres; mais lorsqu'ils se rapprochent, lorsqu'ils se touchent, & qu'ils laissent croître en même temps, & leurs ongles & leurs griffes, cette situation devient [p.318] affreuse, & l'isolement des individus & des familles, au milieu des forêts, est de beaucoup préférable.

Tout nous invite donc à penser, que l'ordre public, cette idée tutélaire, cette idée conservatrice du monde moral, est la condition première de toutes les institutions sociales. Ce principe doit rester inaltérable au milieu des combinaisons des Législateurs, mais on attend de leur science, qu'ils aient l'art de le concilier avec tous les autres biens dont les hommes ont le desir, ou dont ils connoissent le prix.

Sans doute, parmi ces biens, la liberté se montre au premier rang, mais elle a plus besoin, qu'aucune autre de nos jouissances, d'être unie aux idées d'ordre & de subordination, puisqu'au milieu d'une société, sans discipline, on voit naître de toutes parts les autorités les plus tyranniques.

On ne doit pas se le dissimuler, cette union de la liberté avec l'ordre public, ne sera jamais parfaitement cimentée, que dans les [p.319] pays dispensés, par leur situation, ou par leur petitesse, d'entretenir habituellement une Armée de ligne, puisque cette Armée est une force mobile, dont la direction peut déranger l'équilibre, établi par les Législateurs.

Mais, de toutes les imaginations politiques la plus inconsidérée, c'est de vouloir balancer les inconvéniens, ou l'abus possible d'une pareille force, en privant le Pouvoir Exécutif des moyens nécessaires, & pour entretenir l'ordre intérieur, & pour garantir la sécurité publique, & pour veiller efficacement au maintien de la liberté même. On se seroit de cette manière un mal certain, un mal de tous les jours, pour se préserver d'un danger problématique, & qu'on peut écarter avec plus de sagesse, par des moyens différens. Ainsi, d'après un tel systême de précaution, si nous étions les ordonnateurs du monde, nous modifierions les élémens, nous altérerions leur salubre influence & leur action féconde, pour éviter que les vapeurs de la Terre, en s'élevant dans les airs, [p.320] n'y préparassent quelquefois des intonations effrayantes.

N'est-ce pas une précaution très réelle, contre le danger des Troupes de ligne, que la responsabilité des Ministres, & des divers Agens du Pouvoir Exécutif? N'est-ce pas une autre précaution très réelle, contre ce danger, que l'obligation Constitutionnelle, imposée à tous les Commandans militaires, de ne jamais employer la force armée dans l'intérieur du Royaume, sans la réquisition des Officiers civils ? N'est-ce pas enfin, une précaution très-efficace contre les entreprises ambitieuses du Chef de l'État, que cette loi fondamentale, en vertu de laquelle aucune levée de deniers ne peut être faite, sans le consentement des Représentans de la Nation? & si l'autorisation nécessaire pour recueillir les impôts, au lieu d'être renouvellée à chaque Session de Législature, étoit d'obligation chaque année; si cette autorisation étoit accompagnée d'une solemnité marquante ; si la formule annonçoit que la confiance, [p.321] dans les Pouvoirs Constitutionnels, subsiste en son entier, cette précaution de plus, n'auroit point contrarié l'ordre public. Il ne fut résulté de même, aucun inconvénient de l'admission en France, du Statut Constitutionnel de l'Angleterre, qui oblige à valider tous les ans, par un Décret Législatif, connu sous le nom de Mutiny Bill, l'autorité des Cours Martiales, & les lois de discipline de l'Armée. Enfin, j'irai plus loin, & je dirai, que si les prérogatives nécessaires à l'action civile du Pouvoir Exécutif, devoient être sacrifiées aux défiances, qu'inspireroit l'existence d'une grande Armée de ligne, il vaudrait mieux réduire l'étendue de cette Armée; car, avec une Milice Nationale, on y suppléeroit, & avec une conduite sage envers les Puissances étrangères, un Royaume, tel que la France, ne verroit pas son repos troublé par leurs entreprises ; mais rien ne peut remplacer, dans l'intérieur d'un vaste pays, la destruction ou l'extrême affoiblissement du Pouvoir, qui doit protéger les [p.322] propriétés, assurer la tranquillité de tous les citoyens, & veiller sans relâche au maintien de l'ordre public.

Qu'il me soit permis maintenant, de mettre en doute, si, même en écartant absolument ces importantes considérations, & en fixant uniquement l'intérêt sur la liberté, il seroit politique de contrebalancer, en France, la nécessité d'une Armée de ligne, en dégradant à la fois le Pouvoir Exécutif & la Majesté Royale. Que l'on fasse attention, à la Constitution singulière d'une Armée soumise au joug de la discipline, à cette Constitution, en si grand contraste avec les principes d'un Gouvernement philosophique ; on verra d'abord, que tout le secret des forces militaires tient à l'unité & à la rapidité de leur action, & ces deux conditions ne peuvent être remplies, que par l'obéissance absolue à la plus impérieuse des volontés. On doit être sûr encore, que les soldats auront constamment une sorte d'admiration, pour cette organisation, qui soumet [p.323] à une seule volonté une action sans égale. Ils aiment de plus, à se rappeler l'empire de la force, parce que cet empire est leur ouvrage, au lieu qu'ils se retrouveront toujours dans une sorte de gène, lorsqu'ils voudront rallier leurs sentimens d'habitude, avec l'indépendance des opinions civiques. Comment voudroit-on les soumettre dans les Clubs, à des idées mixtes & composées, & dans les Camps, à l'idée la plus simple, dont les hommes ayent jamais eu la conception ? Les Romains, à la vérité, raisonneurs au forum, étoient en même temps les plus exacts observateurs de la discipline militaire ; mais avant de partir pour la guerre, ils prenoient l'engagement solemnel d'obéir sans reserve à leur Général, & l'on connoit l'impression profonde, que faisoit sur eux la religion du serment. D'ailleurs, les sentimens politiques des Romains, n'avoient aucun rapport avec les nôtres, & avec ces maximes enseignées dans les Clubs de Paris & des Provinces. Cette Nation, si renommée dans [p.324] l'histoire, étoit apparemment trop près encore de la création du monde, pour avoir pu connoître le grand principe de l'égalité absolue, & son utilité au milieu d'un vaste Empire.

Je dirai donc, en me rapprochant davantage de mon sujet, que l'on pourra bien, pendant un temps, attirer les soldats au milieu des Sociétés politiques ; on pourra bien leur faire partager momentanément, l'ardeur des passions dominantes; mais lorsque ces passions s'amortiront, & lorsque tous les hommes reprendront l'esprit de leur situation, ou, l'on n'aura point d'Armée en parité de force avec les Troupes étrangères, ou, cette Armée sera remise sous les lois de la discipline ; & cette organisation, qui présente continuellement aux soldats, les idées de rang & de primauté, ramènera tôt ou tard leurs regards, vers la plus resplendissante des autorités. L'état d'obéissance, lorsque la soumission ne peut être ni raisonnée, ni raisonneuse, cet état n'est adouci, [p.325] pour la généralité des hommes, que par la haute élévation de celui qui les commande. Il y aura donc toujours des rapports, & comme une affinité secrète entre l'esprit de l'Armée & l'autorité suprême d'un Roi ; & ce n'est pas en dépouillant le Monarque de tous les appanages du Trône, que l'on détournera sa pensée, du seul moyen dont il pourroit un jour faire usage, pour se relever de sa situation. Loin donc, que la nécessité d'une grande force militaire présente un motif plausible, pour circonscrire, avec rigueur, les prérogatives civiles du Monarque, cette nécessité même devroit conseiller une marche absolument contraire ; car l'existence d'une nombreuse Armée de ligne, & le mécontentement habituel, de l'un des Pouvoirs dont le Gouvernement est composé, iront toujours mal ensemble, n'existeront jamais sans danger. Il falloit donc prévenir l'une de ces circonstances, lorsqu'on ne pouvoit pas écarter l'autre ; & j'ai montré, par l'exemple de l'Angleterre, que le [p.326] bien de l'État, la liberté publique, & le bonheur général, n'exigeoient point, que l'on altérât, comme on l'a fait, la dignité, les droits & les prérogatives du Trône. C'est pour avoir méconnu cette vérité, c'est pour avoir suivi des principes absolument opposés, que l'Assemblée Nationale a créé, pour ainsi dire, elle-même ses craintes, & s'est engagée volontairement, dans un systême de précautions auquel, de degrés en degrés, elle s'est vue dans la nécessité de faire chaque jour de nouveaux sacrifices.

Ce n'est pas avec des chaînes, ourdies par la défiance, que l'on peut maintenir tous les Pouvoirs dans leurs limites constitutionnelles, ou bien, il faudrait croiser, entrelasser toutes ces chaînes de tant de manières, autour des différentes autorités, que le mouvement de l'Administration seroit constamment arrêté. On n'a jamais voulu faire usage du lien du bonheur, ce lien si doux, si flexible, qui, sans nuire à l'action universelle, retient chacun à sa place. Les Anglois, [p.327] cependant, nous avoient donné l'idée d'une pareille contexture de Gouvernement ; la politique, autant qu'un sentiment moral, leur avoit fait un devoir de ces combinaisons sages, qui ont rendu le Monarque, la Nation & ses Représentans, également contens de leurs droits, de leurs fonctions & de leurs privilèges. Admirable harmonie, qui cache & atteste à la fois toute la science du Législateur !

Une réflexion bien simple, auroit dû se présenter à l'esprit des fondateurs de la Constitution Françoise. L'opinion publique avoit acquis, dès long-temps, une telle force, que, sous l'ancien Gouvernement, elle résistoit elle seule à tous les excès de l'autorité. Comment donc auroit-on pu concevoir aucune inquiétude raisonnable, sur les entreprises du Monarque, si l'on avoit joint à cette force d'opinion, toutes les précautions politiques, qui n'auroient point contrarié l'action du Gouvernement? La Nation entière, & sans contrainte, sans hypocrisie, eut servi de [p.328] rempart à une liberté, qui n'auroit point exigé le sacrifice de l'ordre public ; & les hommages de l'Europe, l'approbation universelle, eussent formé comme une seconde enceinte autour de notre bonheur.