Chapitre XI - Constitution du Ministère


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CHAPITRE XI.

Constitution du Ministères.

De toutes les parties du parallèle que j'ai entrepris, la Constitution du Ministère, dans les deux Royaumes, paroît une des plus essentielles, & en elle-même, & sous le rapport du Pouvoir Exécutif.

Les Ministres, en Angleterre, sont presque toujours Membres du Parlement. Les uns ont séance à la Chambre Haute par leur droit de naissance, les autres à la Chambre Basse à titre d'élection & en vertu des suffrages du Peuple. L'assistance de plusieurs d'entr'eux aux délibérations du Conseil National, est regardée comme tellement nécessaire, que si le Ministre des Finances, par exemple, n'étoit pas élu Membre des Communes, le Roi seroit dans la nécessité de faire un autre choix. On ne concevroit pas [p.198] en Angleterre, comment les résolutions du Corps Législatif pourroient être suffisamment éclairées, comment elles pourroient être adaptées, d'une manière sûre, à la situation des affaires, sans l'intervention habituelle des Chefs du Gouvernement. Aussi, la Chambre des Communes, laisse-t-elle le plus souvent l'initiative au Chef des Finances, non pas en sa qualité de Ministre du Roi, mais comme l'homme du Parlement le plus en état, par ses fonctions, de connoître ce qu'exigent les circonstances & l'intérêt du Royaume.

La séparation, qui doit être maintenue entre le Pouvoir Législatif & le Pouvoir Exécutif, n'est point affoiblie par l'assistance d'un ou de plusieurs Ministres à la Chambre des Communes, puisque la qualité seule de Représentans du Peuple leur en donne le droit; & c'est un Statut Constitutionnel en Angleterre, de ne jamais prononcer le nom du Roi, au milieu des discussions du Corps Législatif.

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Il résulte, cependant; de la séance des Ministres au Parlement, & de la réunion, dans leur personne, des deux titres respectables de Chef de l'Administration & de Membre du Corps Législatif, que leur considération se maintient au niveau de leurs importantes fonctions ; & comme ils ne pourroient servir la chose publique, comme ils ne pourroient même conserver leur place, s'ils ne déploient pas des talens, des vertus & des connoissances, le Monarque se trouve dans la nécessité de les choisir, parmi les hommes les plus distingués de la Nation.

Ici j'entends demander, si toutes ces circonstances réunies ne doivent pas leur donner un trop grand crédit, & si ce crédit, entre les mains des premiers agens de l'autorité Royale, ne peut pas mettre la Constitution en péril. Il faut bien qu'un tel risque soit imaginaire, puisque cette pensée n'inquiète point une Nation, attachée de passion à son Gouvernement; il faut bien, qu'un tel risque n'ait aucune réalité, puisque, [p.200] depuis un siècle, tous les principes de la liberté civile & politique, se sont religieusement conservés. Ce n'est pas sous une seule protection, que ces principes ont été mis, & leur gardien le plus fidèle, c'est le bonheur général. Les défiances politiques sont inépuisables, lorsque l'esprit en fait la recherche ; mais quand on veut les employer toutes, & les soigner une à une, on est semblable à ces maris jaloux, qui, dans leurs précautions multipliées, oublient la plus essentielle, celle de se faire aimer.

Que si l'on faisoit une autre objection, & si l'on disoit, d'une manière générale, que la présence des Ministres au Parlement, ménage à leurs opinions un grand avantage, je ne contesterois point cette vérité, mais je ferois observer, que, dans toutes les affaires d'administration, l'ascendant des principaux Chefs du Gouvernement est nécessaire au bien de l'État ; il sert a balancer l'esprit de parti & ce desir si commun, chez les hommes, de se faire un nom à tel prix que [p.201] ce soit. Ceux qui courent, sans cesse, après ce genre d'éclat, ont peut-être une passion plus dangereuse en affaires publiques, que les hommes avides d'argent, car le moindre applaudissement peut les corrompre, les plus légères espérances offertes à leur vanité, peuvent les engager au sacrifice de leurs opinions & les rendre coupables de forfaiture envers leur propre sentiment.

Il est enfin dans la vraisemblances, qu'entre tous les citoyens d'un État, ceux qui joignent à la qualité de Représentans du Peuple, les lumières acquises par la gestion des affaires publiques, sont les plus dignes d'être écoutés; mais ils perdroient leur influence comme les autres Membres des Communes, s'ils dédaignoient l'assistance de la raison, & s'ils rendoient un moment leurs intentions suspectes.

Il ne faut pas moins, cependant, que la présence habituelle des Ministres au Parlement, leur titre de Représentans du Peuple & leur mérite personnel, pour établir, [p.202] entre le Corps Législatif & l'Administration, cette harmonie sans langueur, absolument nécessaire à l'action régulière du Gouvernement; & au moment où elle disparoitroit, cette harmonie, au moment où on lui préféreroit un sistême de défiance, tout deviendroit combat, tout seroit cahotage, & l'on ne tarderoit pas à éprouver que le désordre & la confusion, sont le premier péril dont les Constitutions libres ont besoin de se garantir.

Que l'on rapproche maintenant de ces réflexions & des instructions plus certaines, que donne un grand exemple, le genre de relation des Ministres de France avec le Corps Législatif, & l'on verra distinctement l'infériorité de leur situation. Ils ne peuvent pas être élus Députés à l'Assemblée représentative de la Nation, ils y ont finalement droit d'entrée avec une place marquée dans la Salle des séances. Mais là, tout est subalterne dans leur contenance politique ; aucun d'eux ne peut se mêler aux [p.203] discussions étrangères à sa gestion, à moins que l'Assemblée, par une délibération formelle, ne lui accorde la parole[1]. On voit d'un coup d'œil combien est différente la position des Ministres Anglois ; ils n'ont pas à solliciter un Décret de la Chambre des Communes, ils n'ont pas à transiger avec elle pour obtenir la parole, puisqu'ils jouissent de tous les droits attachés à leur qualité de représentans du Peuple, s'ils ont séance dans la Chambre Basse, ou à leur qualité de Pairs du Royaume, s'ils ont séance dans la Chambre Haute. Et bien loin d'être considérés dans l'une ou l'autre de ces deux sections du Parlement, comme des inférieurs que l'on fait taire ou parler à la [p.204] baguette, c'est d'eux qu'on attend communément, ou les premières ouvertures sur les dispositions nouvelles, utiles à l'État, ou les premières observations sur les propositions faites par d'autres membres du Corps Législatif. Aussi, la véritable participation du Gouvernement à la Législation, ne consiste point dans la nécessité Constitutionnelle, de l'adhésion du Monarque aux Bills du Parlement, mais dans l'Association des Ministres aux délibérations qui précèdent ces lois.

Cette association, qui amène une discussion habituelle entre les Ministres & tous les autres Membres du Parlement, sert efficacement à prévenir le refus de la Sanction du Monarque aux diverses résolutions du Corps Législatif; circonstance d'un grand éclat, & qui peut, aisément, devenir l'origine d'un esprit de désunion entre les deux Pouvoirs. Enfin, les Ministres d'Angleterre, en proposant eux-mêmes au Parlement les projets de loi, ou en prenant une connoissance exacte des projets, présentés par d'autres [p.205] Députés de la Nation, sont appelés ainsi à la préparation, ou à la discussion de tous les détails de chaque Bill ; & au moment où ces Bills, après avoir reçu l'approbation des deux Chambres, sont portés à la Sanction du Roi, la délibération du Monarque se trouve réduite à un point infiniment simple. Mais en France, où tous les articles d'une loi sont adoptés sans le concours des Ministres, l'exercice du droit de Sanction, se trouve soumis à des difficultés particulières. Que doit faire le Monarque, si, dans un Décret composé d'un grand nombre d'articles, les uns lui paroissent bons, les autres dangereux ? La Constitution l'oblige a refuser, ou à accepter la loi dans son ensemble, & sans aucune observation. Sanctionnera-t-il donc les articles qu'il désapprouve, par égard pour les articles qu'il croit utiles ? ou rejettera-t-il ces derniers par la crainte des autres ? Voilà l'embarras où doit se trouver fréquemment le Monarque François, & cet embarras, nuisible aux intérêts de l'État, est une suite [p.206] naturelle de la réparation établie entre les Législateurs & les Chefs de l'Administration; séparation qui n'existe point en Angleterre, qui n'existe point dans la Constitution fédérative de l'Amérique, & que nous avons seuls confondue avec le principe sage de la séparation des Pouvoirs.

On demandera si la responsabilité des Ministres Anglois, n'est pas affaiblie par leur qualité de Membres du Parlement ? elle ne l'est point. La Chambre des Communes peut également les décréter d'accusation, lorsqu'ils se rendent coupables de quelque forfaiture. Elle signale encore son mécontentement d'une autre manière, en déclarant que les Ministres ont perdu la confiance de la Chambre, ou simplement, en s'écartant de leur opinion dans les débats Parlementaires. On ne cherche pas, à la vérité, comme en France, à se ménager le plaisir de les poursuivre juridiquement, & l'on n'est pas à l'affût de leurs moindres négligences ou de leurs moindres distractions. Ils ne pourroient [p.207] pas même assister au Parlement, si tel étoit l'esprit du Corps Législatif; car lorsqu'on court le risque de sa vie par une omission, il faut être en entier aux détails de son Département.

Tel est, cependant, le sort que l'on fait aux Ministres de France. Le moment approche, sans doute, où l'on cessera de se croire vaillant, de tout ce qu'on leur dit d'impoli, mais il restera toujours assez de cette habitude, pour rendre la condition des Ministres, incompatible avec la haute considération nécessaire aux premiers agens du Pouvoir Exécutif. On attaque aussi les Ministres d'Angleterre au milieu du Parlement, mais c'est de pair à pair, & jamais avec un ton mêlé d'arrogance & de mauvaise éducation; ce sont leurs opinions que l'on combat, ce sont leurs principes que l'on censure, ce n'est jamais sur une exécution de détail qu'on les épilogue. L'on doit observer encore, que, dans les contestations auxquelles on engage un Administrateur public, c'est toujours [p.208] à l'honorable Membre du Parlement, que l'on s'adresse, ensorte qu'idéalement, le Ministre du Monarque disparoît de l'arène.

Aucune Nation ne défend ses intérêts politiques, avec autant de force que le Peuple Anglois, & en même temps avec autant de respect pour le Chef de l'État, avec autant d'égards pour le Gouvernement. Cette marche mesurée, est due essentiellement à la savante graduation de tous les Pouvoirs, & à l'harmonie qui existe entre l'opinion publique & l'ordre fixé par la Constitution. On ne peut s'attendre à rien de semblable, de la part d'une Assemblée investie, sans préparatif, d'un Pouvoir illimité, & dont l'exercice est confié à des hommes, qui, pour la plupart, ne sont pas même contenus par les liens de la fortune & par l'habitude des égards. Il existe bien une Constitution, mais elle est toute en écriture, & sa configuration précise n'est gravée dans l'esprit de personne ; il existe bien une Constitution, mais elle a mis les Pouvoirs en inimitié, [p.209] avant même qu'ils fussent créés, & dans cette lutte de tous les élémens politiques, on y distingue uniquement les idées prédominantes de liberté & d'égalité, ces principes indisciplinés, qui débordent la Constitution même, & que chacun suit à sa guise, & selon son interprétation. Un seul ressort, au milieu de cette détente générale, eut pu tenir ensemble les principales parties de l'administration, & on l'a brisé, comme tant d'autres ; il falloit, pour le conserver, soutenir la considération des premiers intermédiaires du Pouvoir suprême, il falloit les unir au nouveau systême du Gouvernement autrement que par des prédications de patriotisme, ou par des menaces de tout genre. Ils auroient servi de point de ralliement, au milieu de la dispersion universelle de toutes les forces, & il n'étoit pas à craindre qu'ils pussent en abuser, près d'une masse d'opinion plus formidable en ses commencemens, que les vieilles bandes Romaines ; mais on a eu [p.210] peur de tout, excepté de l'anarchie, & cette peur, signalée dans tous les sens, est l'empreinte la plus marquante du caractère subalterne de nos Législateurs. Ils n'ont vu, dans les Agens nécessaires à toute espèce de Gouvernement, que des Ministres d'un Roi, & ils ont mieux aimé leur faire la guerre, que de les associer à leurs travaux d'une manière honorable. Ils ont cru que la Séparation des Pouvoirs, dérivoit de la Séparation des personnes ; mais en mettant d'une part les oppresseurs, & de l'autre les opprimés, c'étoit le véritable moyen de n'avoir qu'une autorité. Aussi l'abaissement des Ministres, a-t-il amené, plus qu'aucune autre circonstance, la réunion de toutes les autorités dans les mains de l'Assemblée Nationale ; réunion non pas seulement imprudente, sous le rapport de la liberté, mais dangereuse encore, ce qu'on n'a pas su voir, pour le maintien du crédit & de l'ascendant du Corps Législatif. Il semble, au premier aspect, que l'accroissement de son [p.211] pouvoir, doit conduire à l'accroissement de sa considération ; mais si cet accroissement de pouvoir, met une Assemblée représentative dans la nécessité d'agir sans cesse, elle perd, dans les détails étrangers à sa destination, la considération dont elle a besoin pour les actes généraux de Législation, ou du moins sa réputation se trouve exposée à un plus grand nombre de chances. Enfin, la considération d'un Corps Législatif se perd encore, d'une autre manière, quand il exerce les fonctions du Pouvoir Exécutif, parce qu'il devient alors accessible à toutes sortes de passions. Il ne peut plus reprendre, à sa volonté, le caractère de modération, qui sied à la conception des lois ; il est venu lutter avec nos foiblesses, & il ne peut plus régler nos devoirs avec dignité ; il a quitté la place du centre, & nos respects n'ont plus de point fixe ; son pouvoir semble augmenté, mais son ascendant n'est plus le même.

Je traite donc un sujet de la plus grande [p.212] conséquence, lorsque je fixe l'attention sur la différente Constitution du Ministère en Angleterre & en France ; cette question se lie d'elle-même, aux premiers principes de l'ordre public, & l'on retrouve, sous toutes sortes d'aspects, que l'Assemblée Constituante, en se proposant de séparer les autorités, & en voulant les partager entre le Pouvoir Exécutif & le Pouvoir Législatif, a négligé de donner à l'un, la considération nécessaire, pour se préserver de l'envahissement de l'autre, précaution, cependant, qui devoit être continuellement présente à son esprit; car la proportion des forces, cette combinaison, qui régla de tout temps l'action des élémens, détermine, avec le même empire, tous les rapports politiques ; cette loi de l'Univers est aussi, je le pense, un Statut Constitutionnel, & de tous, le plus immuable.