Chapitre X - Droit de Grace


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CHAPITRE X.

Droit de Grace.

L’Esprit Philosophique, cet esprit qui a fait tant de bruit parmi nous, en rappelant les droits de l'humanité, est tellement défiguré par ses usurpateurs, qu'ils ont cru pouvoir nous présenter l'abolition du droit de grâce, comme un acte de raison & de sagesse. Cette abolition n'a pas été prononcée formellement, on s'est contenté d'une suspension, en ajournant indéfiniment le fond de la question; expédient inventé pour éteindre, par l'oubli, les idées qu'une sorte de pudeur empêche de rejetter ouvertement. En attendant, & depuis le règne de l'Assemblée Nationale, le Monarque se trouve déchu de la plus auguste de ses prérogatives. Toutes les condamnations plus ou moins sévères, [p.183] toutes les sentences capitales ont été suivies de leur exécution, & le mot de clémence a été rayé de la langue françoise. Il falloit, sans doute, y faire place à tous ces mots barbares, introduits par nos nouvelles mœurs. Noble échange, & bien propre à honorer cette époque de notre histoire ! Il nous donnera certainement le mérite de l'originalité, car il n'existe aucun peuple sur la terre, où le droit de grace ne soit établi.

On a dit que la justice criminelle, devant incessamment être rendue par des Jurés, cette forme mettroit à l'abri de toutes les erreurs, de toutes les partialités, & qu'il n'y auroit plus alors de motif pour desirer qu'aucune autorité dans l'État, fût invertie du pouvoir de modifier envers personne la rigueur d'un jugement.

Les Jurés ne sont point encore établis à l'heure où j'écris ces réflexions, ainsi je suis étonné d'abord, que, pendant l'existence d'une jurisprudence, imparfaite au jugement de l'Assemblée Nationale, le droit de grace [p.184] n'ait pas moins été suspendu. Sommes-nous sûrs que, durant cet intervalle, il n'eût pas trouvé sa juste application ? & la morale chrétienne ne nous a-t-elle pas averti que, dans les calculs de la miséricorde, un homme, un seul homme est un nombre inappréciable ?

J'examine ensuite si l'établissement des Jurés, est un motif pour abolir le droit de recours à toute espèce de grâce. Les Anglois & les Américains ne l'ont pas cru, puisque ce droit existe chez eux dans sa plénitude, & cependant, ils ont adopté bien avant nous, l'institution des Jurés. Mais, je sais bien que les exemples, voire les meilleurs de tous, sont d'un petit usage contre les hommes qui ont pris poste au centre de la théorie ; ainsi, je n'approcherai d'eux qu'avec les armes du raisonnement, & j'oserai dire que, sous divers rapports, le droit de grace est surtout nécessaire, dans les pays où la jurisprudence des Jurés est introduite.

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Une pareille forme de procédure, ne se prête à aucune modification, car d'un côté sont des Jurés, à qui l'on demande simplement d'examiner & de prononcer, si tel délit a été commis volontairement, par tel homme ; & de l'autre sont des Juges, qui ouvrent le livre de la loi, & qui annoncent la peine due à tel crime. Il n'y a nulle place entre ces deux actes judiciaires pour appliquer l'esprit de modération, auquel ont souvent été conduits les Tribunaux, qui sont juges à la fois du fait & de la mesure du châtiment.

Ajoutons encore que, par l'espèce de partage établi entre les Jurés & les Juges, ils éprouvent avec moins de force, cette répugnance naturelle aux hommes pour tous les actes de rigueur; les Jurés, simplement juges d'un fait, n'ont pas devant les yeux la peine due au crime, & les Magistrats qui s'expliquent après eux, se considèrent comme de simples organes des commandemens de la loi.

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Quel est donc le pays où l'abolition du droit de grâce devroit exciter le moins de regrets? ce seroit une République, où régneroient une sorte d'esprit de famille & un sentiment de moralité, deux circonstances qui répandent une première teinte de douceur & de bonté sur tous les actes d'autorité ; ce seroit une République où les Tribunaux, juges à la fois & du fait & de la peine, auroient le pouvoir de combiner ensemble, & la nature du délit & les degrés d'incertitude qui restent, si souvent, au milieu des plus grandes vraisemblances, & les circonstances qui atténuent une faute, & les égards même dont on ne peut, ni ne doit se défendre, pour la conduite antérieure du coupable, pour les services éclatans de sa famille, & quelquefois pour les siens propres. Il résulte alors de ces diverses considérations, une opinion, ou un sentiment qui détermine les Juges à user de leur autorité, pour mêler aux principes de sévérité un esprit d'indulgence, & pour [p.187] adoucir la justice écrite par l'équité naturelle.

Cependant les Républiques, où, comme je viens de l'indiquer, un Gouvernement de confiance est établi, & il en existe plusieurs, ces Républiques ont toutes pensé que les exceptions à la loi, seroient mieux entre les mains d'un Corps supérieur aux Tribunaux Judiciaires, & elles lui ont confié l'exercice du droit de grace. C'est donc en France, & en France uniquement, que ce droit ne subsisteroit plus ; & combien de circonstances, dont je n'ai rien dit encore, l'y rendraient cependant plus nécessaire qu'en aucun autre lieu du monde ! C'est au milieu d'un Peuple menaçant, au milieu d'un Peuple averti de sa force, au milieu d'un Peuple, agité par de violentes passions, & livré à toutes sortes de guides, enfin, c'est au milieu d'un Peuple qui s'est montré si souvent ou cruel, ou terrible, que les Jurés & les Juges, exerceront leur ministère & prononceront leurs arrêts. C'est encore au milieu d'un Peuple, rendu dispensateur de [p.188] toutes les saveurs dont les Jurés comme les Juges seront également épris, qu'ils auront à se maintenir indépendans, & c'est au hasard de toutes les foiblesses, inséparables d'une pareille position, que les sentences criminelles seront immédiatement suivies de leur exécution. Une telle idée fait peur.

Qu'on se rappelle encore ici tout ce que j'ai dit, en parlant de l'Ordre Judiciaire & de la Haute Cour Nationale. Les premières personnes du Sang Royal pourront être mises en état d'accusation & détenues prisonnières, sur le délibéré de huit Jurés, déclarés leurs Pairs par une fiction de la loi, & tirés au sort sur une liste de trente, composée par un Procureur-Syndic de District Et au Tribunal de la Haute Cour Nationale, tous les citoyens, dénoncés comme prévenus d'un crime d'État, seront jugés par des personnes qu'ils ne connoîtront point, dont ils ne seront point connus, & qui auront devant eux ces grands Procurateurs chargés de suivre l'accusation, [p.189] au nom du plus puissant Corps de l'État. Enfin, c'est dans un temps, où tout est esprit de parti, c'est dans un temps, où l'on a fixé l'attention de la multitude sur une seule idée, & où, par une illusion qu'on a pratiquée, qu'on a favorisée de toutes les manières, on est parvenu à réunir, sous un même signe, tous les genres de reproches, toutes les espèces de prévention, c'est dans un temps, où d'un mot, on peut mettre les esprits en effervescence, que l'on ose attendre une justice assez sure, assez impartiale, assez courageuse pour abroger le droit de grace. Je ne sais, mais au milieu des circonstances où nous nous trouvons, l'idée d'un jugement absolu, d'une condamnation sans aucun recours, sans aucune espérance, se présente à moi sous les couleurs les plus effrayantes.

Je vais plus loin, & je mets en question, si l'on peut délicatement être Juge ou Juré dans un pays où le droit de grace est aboli. Déclarerai-je que tel homme doit [p.190] subir un jugement criminel, que tel homme est coupable d'un crime capital, si ma voix lui donne la mort, lors même, qu'au fond de mon cœur, un sentiment de commisération, un sentiment d'équité, me seroient délirer son pardon? Pourquoi consentirois-je à être l'instrument d'une loi sans pitié ? Pourquoi m'abaisserois-je à cette misérable condition ? Les Jurés & les Juges de France doivent demander hautement le rétablissement du droit de grâce, la morale leur en fait un devoir & l'honneur les y convie; ils se croyent plus élevés, lorsque leurs jugemens ne peuvent être changés, & ils se trompent ; c'est une volonté exécutée sans contradiction, qui semble douce à la vanité ; mais les Jurés ni les Juges n'ont point de volonté, puisqu'ils parlent, les uns au nom de la vérité, les autres au nom de la loi ; & comme ces deux fonctions, ainsi divisées, n'ont aucun caractère de suprématie, il importe peut-être à la considération des Jurés & des Juges, que le [p.191] droit de grace établisse une distance, entre les condamnations & l'exécution des sentences.

Le Roi d'Angleterre jouit non-seulement du droit de grace, dans toute son étendue, mais sa signature encore est nécessaire à l'exécution des sentences criminelles. Remarquons, cependant, pour tenir la balance à la main, que les Juges d'Angleterre revenant à Londres, après avoir tenu les assises dans les Provinces, sont à portée d'éclairer le Monarque sur les circonstances de chaque délit. La Constitution Françoise ayant établi un Ordre Judiciaire absolument différent, & des Tribunaux sédentaires ayant été établis, dans toutes les parties du Royaume, le Gouvernement ne pourroit recevoir que des lumières très-incertaines & très-imparfaites sur la juste application de la clémence royale. Une telle circonstance, réunie à la grande étendue de la France, eut donc permis de soumettre l'exercice du droit de grace à de certaines modifications, & cet acte de sagesse n'eut rien fait perdre au [p.192] Monarque, puisque sa prérogative étoit anciennement limitée, non par la loi, mais par l'ordre des choses. Toutes les Cours faisoient exécuter leurs sentences sans aucun délai ; ainsi, c'étoit uniquement dans le ressort du Parlement de Paris, ressort à la vérité très-étendu, que l'on pouvoit réquérir à temps la grace du Roi ; Sa Majesté avoit eu le dessein de mettre obstacle, d'une manière générale, à la célérité des exécutions, & de se ménager ainsi le temps d'en connoître toujours les motifs, & ses intentions à cet égard avoient été solemnellement manifestées. Mais enfin, qu'il y a loin de différentes idées mitigées, & raisonnablement admissibles, à la résolution inconsidérée d'abolir en entier le droit de grace, ou d'exclure absolument le Roi, du précieux exercice de la plus auguste des prérogatives, le patrimoine sacré de ses ancêtres ! ah ! je le pense, on n'a pas encore acquis le droit d'ôter à tous les François, le recours à la grace du Monarque, & la sureté générale, [p.193] en matière criminelle, fut-elle mieux établie, on ne l'auroit pas encore ; il faut, dans les grands dangers, une espérance, une protection vague, au-delà des garanties connues ; tel est l'esprit de l'homme; & notre nature éternelle n'est pas du nombre des habitudes, dont il soit permis au Législateur de commander le sacrifice. Voilà cependant l'ouvrage, voilà le chef-d'œuvre de cet esprit froid & raisonneur, qui a écarté du milieu de nous l'autorité du sentiment, & de toutes les idées grandes & simples qui lui servent de cortège. Nous avons ainsi rompu le lien de vertu, qui nous unissoit à l'Être Suprême, nous avons effacé d'un trait, le plus précieux de nos rapports avec ses perfections. Jamais nous n'eûmes autant besoin de le croire bon & miséricordieux, & c'est le moment où nous ne voulons plus l'être. Guides sans compassion, conducteurs sans pitié, où nous mènerez-vous ? Vous nous ferez voir ça & là, les vestiges effrayans de nos férocités, [p.194] vous nous montrerez ces restes teints de sang, dont notre terre infortunée commence à se couvrir; & après avoir accablé nos ames par cet affreux spectacle, vous nous direz, qu'il n'existe nulle part une puissance protectrice, qu'il n'y a plus de recours, qu'il n'y a plus d'attente, ni dans le ciel, ni sur la terre ; vous nous confierez que tout est l'ouvrage du hasard, & que dans cette aveugle loterie, votre cœur desséché, votre esprit impassible, est une des meilleures chances, & qu'ainsi nous ferons, bien de suivre vos avis, & d'être insensibles comme vous. Ah ! laissez-moi, je vous crains plus que tous les tigres de la terre ; mon ame veut se nourrir d'autres pensées, elle veut chercher, sans vous, une autre perspective, & la plus légère espérance, la plus légère incertitude, celles qui naissent au moins de notre foiblesse & des limites de notre vue, lui donneront plus de courage que toutes vos orgueilleuses maximes. Je ne veux pas vous quitter, ames douces & craintives, [p.195] je ne veux pas vous quitter, au milieu de ces tristes réflexions, & je vais vous ramener à des idées plus consolantes, en fixant votre attention sur l'un des plus anciens usages de cette Nation morale & sensée, que je suis si souvent obligé de présenter en exemple. Je me rappelle une circonstance qui s'est gravée dans mon souvenir, & qui me frappe, en ce moment, d'une manière encore plus sensible. Le premier avertissement que reçoit le Roi d'Angleterre, à son avènement au Trône, & les premiers engagemens qu'il contracte, lui retracent les droits de miséricorde & de clémence, dont il est l'auguste dépositaire. Voici l'une des interpellations, que lui adresse l'Archevêque Primat du Royaume, & à la suite de chacune le Roi répond : Je le promets.

« Promettez-vous d'employer le Pouvoir dont vous êtes revêtu, à rendre vos jugemens conformes aux lois & à la justice [p.196] & à les faire exécuter avec merci ?[1] »

Ah! quelle est belle, quelle est touchante cette interpellation ! Ainsi, après avoir demandé au Monarque, s'il promet de faire rendre la justice selon les lois, on ajoute ces mots, ces beaux mots, & avec merci. Il est des paroles où l'esprit d'une Nation se peint comme en entier; oui, il faut le mettre quelque part en dépôt, ce droit de pardon ou de pitié, il le faut pour l'honneur de notre Législation, il le faut pour la réputation de nos mœurs, car la clémence est une dette envers la nature humaine, comme la justice en est une envers les sociétés politiques.