Chapitre IX - Haute Cour Nationale


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CHAPITRE IX

Haute Cour Nationale

Le Parlement d'Angleterre reçoit un grand relief, & par conséquent un degré d'autorité de plus, dans l'opinion, d'une attribution particulière à la Chambre des Pairs ; c'est le droit de juger tous les crimes d'État, tous les délits, dont l'accusation est intentée par la Chambre des Communes.

Cette institution, qui donne un nouvel éclat au Corps Législatif, cette institution, qui tranquillise une Nation généreuse, en confiant à des hommes indépendans, l'examen des avions dont elle poursuit la vengeance, cette institution, si belle dans tous ses rapports, a été remplacée en France par l'établissement de la Haute Cour Nationale, idée bisarre, compliquée, & dont je vais indiquer les principaux vices.

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Les Électeurs, au choix du Peuple, doivent, dans chaque Département, nommer deux Jurés, destinés à examiner la réalité des crimes dénoncés par l'Assemblée Nationale, comme des délits envers l'État.

Ces deux Jurés, par Département, seront en tout pour le Royaume cent soixante-six Jurés.

De ce nombre, & au moment de la formation de la Haute Cour, on en tirera vingt-quatre par le sort, lesquels deviendront les Jurés du jugement, si l'accusé ne les récuse pas.

Le droit de récusation pourra s'étendre jusques à quarante Jurés, sortis successivement par le sort ; mais si l'accusé vouloit en écarter un plus grand nombre, il seroit alors obligé de soumettre ses motifs, à l'examen & à la décision des grands Juges du Tribunal de la Haute Cour.

Ces grands Juges sont au nombre de quatre, tirés au fort parmi les Magistrats qui composent le Tribunal de Cassation.

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L'Assemblée Nationale nomme deux de ses Membres, qui, sous le titre de grands Procurateurs de la Nation, poursuivent l'accusation.

Reprenons maintenant ces diverses circonstances.

Que voyons-nous d'abord à la place de ce Tribunal majestueux & sédentaire, qui juge en Angleterre les crimes d'État, qui ombrage de sa réputation, les foibles & les puissans, & garantit à la Nation une justice impartiale ? Nous voyons des Juges inconnus partout ailleurs que dans leur District, & qui, à la moindre accusation, intentée par une Législature, doivent se mettre en mouvement d'un bout du Royaume à l'autre, & descendre, deux à deux, des montagnes d'Auvergne, ou des chaînes des Alpes & des Pyrennées, pour venir, devancés par la terreur, rendre des sentences à Orléans, & s'en retourner chez eux, après avoir vu verser, peut-être, le sang de la victime. Toute organisation, qui doit exciter une agitation [p.168] continuelle, ne vaudrait rien, quand elle réuniroit d'ailleurs, toutes les autres perfections ; mais celle-ci est encore entachée d'un grand principe d'injustice, puisqu'elle soumet la plus grande des décisions, celle de la vie ou de la mort d'un homme, à des Jurés arrivant de toutes les parties d'un Royaume de vingt-cinq mille lieues quarrées, & qui seront peut-être tous inconnus, de nom & de réputation, au malheureux dont ils doivent être les Juges ; à des Jurés encore, qui, transportés tout-à-coup, loin de leur domicile habituel, pour décider du sort d'un homme, détenu prisonnier dans une Ville où il n'a lui-même jamais habité, n'auront aucun moyen facile pour obtenir des informations certaines, & sur les mœurs, & sur son caractère, & sur l'habitude de sa vie. Cependant, ces conditions sont tellement essentielles, sont tellement dans l'esprit de l'institution des Jurés, qu'en Angleterre on a prescrit aux Officiers publics de choisir, autant qu'il est possible, des Jurés [p.169] domiciliés à peu de distance du lieu du délit; & par une fuite du même principe, lorsqu'un étranger est traduit en jugement, on a le soin généreux, de joindre des hommes de sa Nation, à la liste ordinaire des Jurés. On va plus loin encore dans ce pays moral, où la plus indulgente compassion, n'est pas en paroles, mais en action, on a pensé que le droit de récusation, accordé à l'accusé, devoit être éclairé de toutes les manières ; & comme la nature empreint quelquefois sur la phisionomie des hommes, la légèreté ou la dureté de leur caractère, on fait paroitre les Jurés en personne devant l'accusé ; & après les avoir regardés, il est encore à temps d'user de son droit de récusation dans les limites fixées par la loi. Nous, au contraire, nous présentons à l'homme, poursuivi pour crime capital, une liste froide & inanimée de Jurés, une liste composée d'hommes dispersés dans tout le Royaume, & dont ni lui, ni ses amis, ni son conseil, ne peuvent connoître la réputation que par hasard, ou [p.170] à l'aide d'une correspondance dans toutes les parties de la France. Ainsi le droit de récusation, dans un pareil ordre de choses, est à-peu-près imaginaire. Cependant, si ce droit a toujours été regardé, comme une condition essentielle, & inhérente, en quelque manière, à la procédure par Jurés, quelle force de plus, n'acquiert pas ce principe, dans un temps, où les divisions politiques excitent toutes sortes de défiances & produisent tous les genres de préventions.

Je vais plus loin, & je cherche à connoître pourquoi les Anglois, si fortement attachés aux jugemens par Jurés, ne les ont point admis dans les crimes d'État, & je me plais à rapporter cette détermination à un grand & beau sentiment. Je crois que, pénétrés d'une juste émotion à la pensée d'une accusation faite contre un seul homme, par une Nation entière, & généreusement inquiets de ce premier choc de la plus grande force contre la plus grande foiblesse, ils ont voulu s'assurer d'être acquittés, dans leur [p.171] honneur & dans leur conscience, par un jugement de la plus grande solemnité; & dans cet esprit, ils n'ont pas voulu qu'une semblable autorité, fût remise à des hommes de passage tels que des Jurés, à des hommes sortis un moment de l'obscurité pour y rentrer ensuite, à des hommes réunis pendant un court espace de temps & dispersés bientôt après dans le Royaume, mais à un Corps permanent, à un Corps en possession d'une vieille renommée, & qui présenteroit à tous les regards une responsabilité durable. Je ne sais si je me trompe, mais si les Anglois n'avoient pas été guidés par ces motifs, d'une manière explicite, c'est à un sentiment secret, égal & souvent supérieur au raisonnement, qu'ils auroient cédé; car il est un instinct des grandes choses & des grandes pensées, qui agit toujours sur les hommes en masse, quand ils ne sont pas encore égarés par l'esprit de singularité, ou par les vagues excursions de la métaphisique.

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Les quatre grands Juges qui doivent diriger l'instruction & appliquer à la décision des Jurés, la punition prononcée par la loi, seront choisis, au hasard, parmi les Magistrats, dont le Tribunal de Cassation est composé. Ce seront encore des hommes fort peu connus, puisque les membres de ce Tribunal sont élus par les divers Départemens du Royaume, puisqu'ils seront renouvelles tous les quatre ans, & que le sort peut tomber sur les plus ignorés. Cependant, il ne suffit pas de la réputation privée d'un Juge, il faut qu'elle soit publique, il faut qu'elle soit, pour ainsi dire, universelle, pour tranquilliser une Nation, lorsqu'on l'a rendue accusatrice d'un simple citoyen.

J'arrête ensuite & plus particulièrement mon attention, sur ces deux Députés du Corps Législatif, qui, sous le titre de grands Procurateurs de la Nation, doivent poursuivre l'accusation ; ils assisteront en conséquence à toute l'instruction, ils y représenteront, devant vingt-quatre Jurés & quatre Juges, [p.173] le plus puissant Corps de l'État, & tout au moins ils rappeleront, par leur présence habituelle, que les sept cents quarante-cinq Députés de la Nation, dont ils sont les mandataires, ont un intérêt de réputation, à n'avoir pas intenté légèrement un procès capital. Quel défaut d'équilibre ! quelle effrayante disproportion, ne présente pas une organisation pareille! Et cependant, c'est de la vie d'un homme, c'est de l'existence de plusieurs dont il s'agit.

La Chambre des Communes d'Angleterre donne aussi, à quelques-uns de ses membres, le droit de poursuivre en son nom, les accusations qui sont portées par elle à la Chambre des Pairs, & nos grands Procurateurs sont une imitation de cet usage ; nous avons seulement changé le titre, comme nous n'y avons jamais manqué, dans toutes nos copies. Mais comment n'a-t-on pas été frappé de la différence des circonstances, différence qui suffit pour changer une disposition sage en une sorte d'oppression ? On ne trouve rien [p.174] de rigoureux, ni de sévère dans la mission donnée aux Députés de la Chambre des Communes, parce que l'accusation est portée à la Cour des Pairs, devant un Tribunal, composé de deux cents cinquante membres ou à-peu-près, devant un Tribunal, qui, on le sait, ne sera point imposé par une accusation suivie au nom de la Chambre des Communes, & conservera, sans aucune foiblesse, la liberté de ses opinions. Mais la Chambre des Communes d'Angleterre, auroit eu honte à jamais, d'avoir des solliciteurs en fonction auprès de vingt-quatre Jurés, dont la réputation est à naître, dont le caractère est inconnu, & qui, sous le rapport seul de la différence du nombre, & à part toute différence de considération, seroient visiblement dans un état d'infériorité, devant la principale section du Corps Législatif. Que diroit-on en Angleterre, si l'on y faisoit seulement la proposition d'autoriser les Jurés d'accusation, institués pour les affaires criminelles ordinaires, à nommer des Députés [p.175] séants de leur parts, auprès des petits Jurés ? un cri général repousseroit une pareille idée, & cependant il n'y a de différence, entre ces deux sortes de citoyens, qu'une légère supériorité d'état de la part des Jurés d'accusation. Or nous, c'est au Corps Législatif, au Corps Législatif réuni en entier dans une Assemblée unique, que nous donnons le droit d'avoir des Procurateurs auprès de vingt-quatre personnes, appelées par le sort à remplir les fonctions de petits Jurés. Voilà pourtant ce que nous avons fait, voilà ce que nous avons arrangé dans notre haute science; nous n'avons pris de nos voisins qu'une forme, & nous avons laissé là l'esprit moral, cet esprit que nous avons constamment négligé, parce qu'il n'avoit point de nom distinct dans ses diverses applications, parce qu'il n'avoit point de figure positive, & qu'armés uniquement d'instrumens de géométrie, nous n'avons pu le saisir. Nous avons réprimé, nous avons retenu méthodiquement ces [p.176] mouvemens de l'ame, qui atteignent à toutes les idées, & nous n'avons jamais voulu nous abandonner à cette sensibilité, qui modifie les raisonnemens de l'esprit, qui les applique à notre nature, qui nous rend bons, doux & généreux, & qui bien mieux que la spéculation, enseigne le secret de notre union sociale.

Ah ! vous qui lirez, peut-être, les réflexions présentées dans ce Chapitre, vous que je ne connois point, & qui de toutes les parties du Royaume, allez être appelés à la Haute Cour Nationale, vous qui déciderez de la destinée des malheureux, renfermés dans les prisons d'Orléans, pensez que vous allez être juges de vos concitoyens, sans leur consentement, puisqu'ils n'auront pu connoître s'ils devoient ou non vous récuser; pensez encore, que vous aurez devant vos yeux, les Procurateurs du Corps Législatif, de ce Corps, la seule puissance aujourd'hui dans l'Etat, & qui se trouve liée, par sa réputation, à la sévérité de vos décisions. [p.177] Que le sentiment de vos devoirs, suffise & réponde à tout, & soyez à vous seuls la force & l'appui du malheur ou de l'imprudence. Que votre ame s'élève à la hauteur des circonstances où vous serez placés, & que votre sagesse en parcoure les difficultés. Que vos regards se multiplient pour trouver l'innocence, & qu'une inépuisable bonté vous aide à les diriger. Gardez-vous surtout de prêter l'oreille à l'esprit de parti, & de fléchir devant les aveugles passions; elles passeront, suivies de tous les prestiges qui les accompagnent, & vous laisseront seuls avec votre conscience. Prévoyez ce moment, & ne regardez comme durables, que les opinions, dictées par une raison douce et tempérée, que les opinions, conformes à cette morale universelle, dont les hommes du temps présent, malgré tous leurs efforts, ne détruiront jamais les racines profondes.

Ce n'est pas seulement vers ces principes généraux, que je voudrois diriger l'attention [p.178] des juges & des Jurés d'Orléans, j'ose encore les inviter à réfléchir, que la sévérité, dans les premiers temps d'une révolution, devient une dureté attenante à l'injustice. Il faut laisser le temps aux esprits, de reconnoître la nouvelle puissance, il faut leur laisser le temps, d'éclairer leur conscience, & de se détacher de leurs vieux sentimens ; & quand la révolution a opprimé de toutes les manières, une classe de citoyens, quand elle les a dépouillés de leurs noms, de leur rang & de leur fortune, quand elle les a mis ensuite à la discrétion d'une multitude désordonnée & que les lois n'ont pu réprimer, d'une multitude, qui leur refuse impunément le payement des restes de leurs anciens droits, qui brûle leurs habitations, qui dévaste leurs champs, & qui exerce, sans danger, les plus horribles violences envers leurs personnes & envers leur famille, vouloir appesantir le joug de la loi sur eux seuls, vouloir enfin qu'ils soient victimes à la fois, & des oppressions qui les ont mis [p.179] au désespoir, & des effets d'un sentiment qu'on a rendu naturel, c'est la perfection de la tyrannie. Enfin, & une telle conduite ne peut s'expliquer, on a laissé dans l'obscurité la définition du crime, dont on poursuit la vengeance à Orléans. On avoit copié les Américains en tant de choses, il falloit les imiter dans le soin généreux qu'ils ont pris de déterminer avec précision, le sens des crimes de trahison, & ils l'ont fait de la manière suivante dans leurs articles Constitutionnels

« La trahison envers les États-Unis, ne consistera qu'à leur faire la guerre, ou à s'associer à leurs ennemis, en leur donnant du secours. »

Voilà, comment un peuple doux & moral, & qui sortoit cependant des horreurs de la guerre civile, a voulu circonscrire l'accusation la plus terrible, & la plus susceptible d'interprétations vagues. Ah ! sans doute, les Américains, cette Nation, encore sous l'autorité des premiers principes de morale, [p.180] considèrent l'éffusion du sang d'un citoyen comme une calamité publique, sans doute, ils n'ont pas encore le sentiment qui dispose à chercher & à trouver des crimes. Ils n'ont pas eu, surtout, la pensée féroce de soutenir un Gouvernement, par la verge ou le fer des bourreaux ; ils comptent sur les liens du bonheur, & peut-être qu'après avoir fait de leur patrie, l'asile de la paix & des vertus les plus chères aux hommes, ils ont plus de pitié que de haine, pour ceux qui relient encore ses ennemis. Qu'on rapproche ces principes & ces sentimens de la conduite & des discours de plusieurs de nos Législateurs, & l'on ne pourra se défendre d'une sorte de frémissement. C'est dans les sévérités, dans les punitions & dans les vengeances, qu'ils mettent leur confiance. On a fait sortir de la Constitution même, l'esprit de parti, & l'on en poursuit les effets avec une infatigable rigueur. Ah ! si au milieu de l'incomparable harmonie de l'Univers, si au milieu de cette instruction solemnelle, nous [p.181] avons encore placé la bonté, pour servir de refuge aux foiblesses des hommes, quels principes d'indulgence, ne devroient pas être admis au milieu d'une société politique, où tout est en tumulte, où les élémens se combattent & paroissent encore sous les lois du cahos ! Je ne fais véritablement, si, dans un pareil désordre, les crimes d'état appartiennent uniquement à ceux qui les commettent, & si le sang des victimes, abattues sous le fer de la loi, ne seroit pas un sacrifice qui serviroit de reproche éternel à un systême de Gouvernement, le principe de tant de fautes, l'origine de tant de malheurs.