Chapitre V - Participation du Monarque au Pouvoir législatif


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CHAPITRE V

Participation du Monarque au Pouvoir Législatif.

On vient de voir de quelle manière la composition du Corps Législatif, en influant sur les sentimens de respect & d'obéissance envers les lois, seconde ou contrarie le Gouvernement dans l'exercice des devoirs qui lui sont confiés. On concevra plus facilement encore, comment l'intervention du Chef de l'État dans les Actes Législatifs, comment sa participation à cette solennité politique, ont un rapport intime avec la dignité du Trône, & avec l'autorité du Pouvoir dont le Monarque est dépositaire.

Aucun Bill du Parlement d'Angleterre n'a force de loi sans l'adhésion du Monarque, & les Décrets d'accusation, connus sous le [p.87] nom de Bills of impeachement, sont les seuls exceptés de cette règle générale.

Il n'en est pas de même en France. La nouvelle Constitution a imposé diverses restrictions au droit de Sanction, les unes limitent sa durée, les autres circonscrivent son application.

Le droit d'opposition que la Constitution accorde au Monarque, ce droit connu sous le nom de Véto suspensif, ne peut arrêter l'effet d'une loi nouvelle, lorsque trois Législatures consécutives ont persisté dans le même vœu ; au lieu qu'en Angleterre une loi n'est jamais complète, sans l'assentiment du Monarque, & cette belle prérogative établit une différence marquante entre l'éclat des deux Couronnes.

Cette vérité ne détruit point les observations que j'ai déjà faites sur le Véto suspensif, & dans mon dernier ouvrage, & dans un Mémoire rendu public par la voie de l'impression. Ces observations avoient un but particulier : je voulois montrer, que selon [p.88] la forme du Gouvernement, un Véto, soumis a de certaines restrictions, avoit plus de réalité qu'un droit d'opposition illimité. Ce n'est pas une prérogative de simple parade, ce n'est pas une prérogative dont, comme en Angleterre, on ne fait jamais usage, qui peut suffire dans un systême de Gouvernement, où le Corps Législatif est composé d'une seule Chambre. La faculté donnée au Roi d'opposer une résistance à des résolutions hâtives ou inconsidérées, devient alors une sauve-garde précieuse ; & si cette faculté étoit rendue inerte, il n'y auroit plus qu'une puissance, & toute espèce d'équilibre seroit absolument détruit. Il faut donc, pour l'intérêt de l'État, que le Roi soit enhardi à faire usage d'un pareil droit, & il ne le seroit jamais au milieu d'une Constitution, où les Pouvoirs sont partagés avec tant d'inégalités, si l'on ne voyoit aucun terme, au refus que feroit le Monarque d'adhérer aux vœux soutenus des Représentans de la Nation. Ces conditions font à - peu - près remplies par [p.89] un droit d'opposition, qui cède à l'insistance de trois Législatures. L'exercice d'un pareil droit n'est, si l'on veut, qu'une sorte d'appel à l'opinion publique ; mais le terme de cet appel est assez long pour amener le triomphe de la raison, & ce triomphe est tout ce qu'il faut à un bon Roi. D'ailleurs, ce même Véto, simplement suspensif pour les lois d'administration générale & qui appartiennent à tous les temps, devient un Véto absolu pour les lois de circonstances, pour les lois uniquement applicables au moment présent. Ce Véto suspensif n'eût jamais été attribué au Roi vers la fin des Sessions de l'Assemblée Constituante, car tout mesuré qu'il est, il détonne avec l'autorité que la Constitution donne au Peuple, & avec l'état de foiblesse auquel on a successivement réduit le Pouvoir Exécutif. Aussi, faudra-t-il encore du ménagement de la part du Gouvernement pour faire usage de ce droit d'opposition. Que seroit-ce s'il étoit absolu dans tous les cas, & dans toutes les [p.90] circonstances, & s'il étoit ainsi devenu l'objet de toutes les clameurs, & le prétexte de tous les mécontentemens !

Ce n'est donc pas la limite du droit de Véto, attribué au Roi, mais la nécessité de cette limite aux termes de la Constitution Françoise, qui doit être considérée comme une altération à la majesté du Trône.

Aucune des réflexions que je viens de faire sur le Veto suspensif ne seroit suffisante, si, comme en Angleterre, la modification des articles Constitutionnels étoit soumise à l'approbation du Monarque ; car ces modifications, pouvant intéresser les prérogatives de la Couronne, & le maintien de l'équilibre social, un Véto d'une durée limitée ne seroit pas applicable à un tel ordre de choses ; mais on ne l'ignore point, c'est à la sanction des lois d'administration, que les prérogatives du Monarque François ont été réduites, & l'on a compris un si grand nombre de dispositions dans les articles de la Constitution, dans ces articles immuables, [p.91] dans ces articles indépendans de la volonté du Prince, que l'autorité Royale se trouve encore, par ce moyen, infiniment circonscrite.

Enfin, parmi les lois de simple administration, plusieurs, & des plus importantes, ont été soustraites à la sanction du Roi, telles sont particulièrement les différentes dispositions législatives, concernant l'exercice de la police constitutionnelle, sur les Administrateurs & sur les Officiers Municipaux ; expression vague, & dont le sens est aisément susceptible d'une extension arbitraire ; mais, l'exception la plus extraordinaire, regarde les Décrets d'établissement, de prorogation, & de perception des contributions publiques, lesquels, selon la Constitution, ne doivent pas être révêtus de la sanction du Monarque.

On ne pouvoit imaginer une disposition plus dégradante pour la majesté Royale, & l'on a peine à concevoir, que des Législateurs se soient résolus à présenter le Roi comme étranger aux intérêts les plus intimes du peuple ? Que signifie donc le titre de [p.92] Représentant héréditaire de la Nations, dont la Constitution l'a revêtus, s'il ne doit plus la représenter cette Nation, au moment où l'on traitera des sacrifices qu'on exigera d'elle ? A-t-on pris garde que, dans un Royaume, appelé à payer cinq ou six cents millions, une si vaste contribution couvre tout, environne tout, & saisit les hommes & les choses, par une infinité de rapports connus & inconnus, & que rester en dehors de cette immensité, c'est être moins qu'un Citoyen actif.

Les foibles argumens dont on s'est servi pour engager l'Assemblée à rendre une pareille disposition constitutionnelle, ne dévoient pas entrer en balance avec les dangers, attachés à l'inconsidération du Chef de l'État & à l'affoiblissement du Pouvoir Exécutif qui en est la fuite ; mais cet intérêt si grand, par son union intime avec l'ordre public, n'a pas même été indiqué dans le cours des débats. On ne peut trop le dire, l'Assemblée à toujours agi, comme si elle [p.93] croyoit que le Pouvoir, destiné à garantir l'exécution des lois, existoit par lui-même, ou, comme si elle espéroit pouvoir lui donner le mouvement & la vie, par l'efficacité de sa seule parole.

On a dit que les États-Généraux avoient joui de tout temps, à eux seuls, du droit de consentir les impôts ; sans doute, mais consentir, selon la langue françoise, ne représente pas un acte sans concours.

On a dit que le 17 Juin 1789, l'Assemblée Nationale avoit recréé à elle seule, les impôts existans, sans aucune réclamation de la part du Roi ; remarque pleine d'astuce, car les impôts étoient établis, ils se percevoient exactement, & l'Assemblée ne faisoit que réunir sa volonté à celle du Monarque, ci-devant manifestée.

On a dit que des contributions, proportionnées aux besoins de l'État, étant d'une nécessité absolue, si le Roi refusoit ou différoit sa sanction aux Décrets, qui dévoient proroger les impôts à l'époque de chaque [p.94] Législature, il en résulteroit un désordre général, qui ébranleroit sa Constitution. Mais si un Roi se conduisoit ainsi, ou il seroit dans le cas de démence prévu par l'Assemblée Nationale, ou il seroit devenu magicien, puisqu'il pourroit impunément s'abstenir de payer les soldats & les matelots, cesser de payer les rentiers, cesser de payer les émolumens de l'Assemblée Nationale, & le phénomène le plus grand de tous, seroit qu'il voulût, pour arriver à toutes ces folies, se priver lui-même de sa liste civile.

Enfin, on a dit encore que le Roi pourroit refuser l'abolition des impôts, onéreux au peuple, ou n'admettre que les projets de contribution favorables aux riches. Une telle supposition peut-elle être présentée sérieusement, tandis que la Constitution a mis le Roi dans la nécessité de rechercher, par-dessus tout, la faveur populaire ? On appercevoit, sans doute, cette vérité, lorsque, par une supposition absolument inverse de l'hypothèse précédente, on disoit, [p.95] dans une autre partie de la salle, que le Roi, pour se faire aimer, refuseroit son consentement aux impôts les plus désagréables à la multitude, & qu'il disputeroit ainsi de popularité avec les Législateurs. Tout est chimérique dans cette supposition, excepté la rivalité jalouse de l'Assemblée; aussi, pour s'excuser, l'Orateur, qui entraîna les opinions, crut-il devoir rappeler ce principe, professé trop souvent à la Tribune : que le Pouvoir Exécutif sera toujours l'ennemi du Pouvoir Législatif. L'ennemi ! si tel étoit le résultat de la Constitution, quelle plus grande critique seroit-il possible d'en faire ? C'est à les concilier, ces deux Pouvoirs, que tous les soins des Législateurs dévoient tendre, & le succès de leurs efforts auroit paru le sceau de leur sagesse.

Ce n'est pas, cepandant, sous l'unique rapport de la majesté du Trône, que je trouve à redire à l'article constitutionnel, où l'on écarte la sanction du Roi pour tous les établissemens, toutes les prorogations, [p.96] toutes les perceptions d'impôts ; car si la réunion de deux opinions & de deux volontés, fut jamais nécessaire pour la consécration des Lois Nationales ; si cette réunion fut jamais sollicitée, & par le bien de l'État & par l'intérêt des peuples, c'est surtout à l'institution & au choix des impôts que cette vérité mérite d'être appliquée. Il est tel systême en ce genre, dont les ramifications s'étendroient jusques aux principes fondamentaux de l'ordre politique, et je vais en donner un seul exemple. Que l'on substituât, comme on en a parlé plus d'une fois, aux impôts dont la quotité est fixée en raison uniforme de tous les revenus fonciers ou mobiliaires, qu'on y substituât, dis-je, un autre impôt dont la mesure proportionnelle s'accroitroit, selon l'étendue progressive de chaque propriété particulière, une telle distribution contributive, qui soumettroit les riches à des sacrifices hors de la règle commune, auroit beaucoup de rapport avec ces lois agraires, dont la proposition [p.97] position agita si souvent la République Romaine. Le Roi, cependant, le Représentant héréditaire de la Nation, devroit être un simple spectateur d'un pareil bouleversement, & l'on exigeroit encore de lui, toujours selon la Constitution, qu'il proclamât, qu'il fit exécuter cette loi, sous la responsabilité de ses Ministres.

Je dois faire observer encore que, pour la détermination de tous les impôts, l'adhésion du Chef suprême de l'Administration, & l'examen éclairé qui doit précéder son acquiescement, ne peuvent être indifférens au bien de l'État. On a dit, que si l'on désiroit de connoître l'opinion des Ministres, on la leur demanderoit, pendant leur présence à l'Assemblée; mais dans quelle qualité donneront-ils leur avis sur un pareil sujet? Ils ne pourront pas le faire au nom de la Nation, puisqu'ils ne seront pas ses Représentans ; ils ne pourront pas le faire au nom du Roi, puisque, sur la question des impositions, le vœu du Monarque a été rejeté, & comme [p.98] éteint par la loi. Les Ministres, en traitant cette question, & en concourant de leur opinion à une délibération législative, exerceroient donc tout-à-coup une fonction étrangère à la confiance du Roi, & qui n'auroit aucune connexion légale avec les deux Pouvoirs Constitutionnels. Le Monarque, insensiblement, se trouveroit réduit à la qualité d'Électeur de Ministres, & transformé, pour ainsi dire, dans une sorte de scrutin animé, imaginé pour la plus grande commodité des Assemblées Nationales. Tout cela peut être indifférent dans un certain systême ; mais on doit convenir, au moins, qu'on ne peut accorder avec de telles manières, & avec beaucoup d'autres semblables, la considération du Monarque, la majesté du Trône, la qualité de Chef suprême de l'Administration, l'action du Pouvoir Exécutif, le titre de Représentant héréditaire de la Nation, & aucun des grands avantages attachés au Gouvernement Monarchique.

On a dit que l'Assemblée mettoit l'amour [p.99] des peuples pour le Roi, à l'abri de leur inconstance, en ne l'associant point à l'établissement des impôts ; mais il n'aura de même aucune part à leur abolition, à leur réduction, à leur allégement; d'ailleurs l'initiative en cette partie ne lui appartenant point, la sanction de simple dignité, qu'on auroit conservée au Chef de l'Etat, n'eut jamais pu lui attirer un reproche.

Je n'entends pas non plus comment on a trouvé de l'accord entre deux idées législatives, qui semblent évidemment se combattre ; l'une est l'établissement des impôts, sans l'approbation du Roi, & l'autre l'attribution à son autorité de tous les moyens de protection, nécessaires pour assurer l'exactitude des recouvremens. N'est-ce pas présenter à la négligence de l'Administration, ou à son défaut de volonté, une excuse naturelle? N'est-ce pas lui donner le droit de dire, les obstacles naissent du mauvais choix des contributions ou de leur organisation vicieuse ?

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N'y a-t-il pas enfin une sorte de contraste & d'inconséquence, à rendre le Monarque absolument étranger au systême des contributions, tandis qu'on exige sa sanction pour les dépenses, tandis, surtout, qu'on l'exige pour les emprunts; car on le met ainsi de part dans les engagemens, sans l'associer aux moyens destinés à remplir ces promesses.

Les observations les plus simples & les plus communes ramènent souvent à des idées plus élevées, quand ces idées ont un rapport avec le sujet dont on est occupé; & je me dis en ce moment, il est malheureux pour la France, que des routes, depuis long-temps frayées, servent d'avenues au temple de la raison ; car s'il eut fallu les ouvrir pour la première fois, nos ardens ouvriers en législation auroient été satisfaits de cet honneur, auroient été contens de cette gloire, & ils nous auroient alors conduits par le plus court & le meilleur chemin.