Septième Partie - La seconde restauration. Développement de l'expérience du parlementarisme monarchiste et censitaire


Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

[p.1]

SEPTIÈME PARTIE

 

LA SECONDE RESTAURATION

DÉVELOPPEMENT DE L'EXPÉRIENCE DU PARLEMENTARISME MONARCHISTE ET CENSITAIRE

CHAPITRE PREMIER

LE RÉTABLISSEMENT DE LOUIS XVIII EN FRANCE LES CARACTÉRISTIQUES DE LA SECONDE RESTAURATION

La crise ouverte par Waterloo devait se terminer par le rétablissement de Louis XVIII sur le trône et par une seconde expérience du parlementarisme monarchique et censitaire, la première ayant en mars 1815 si misérablement sombré. Comment les événements et le jeu des forces en présence conduisirent-ils à cette seconde Restauration après l'échec si peu engageant de la première ? — Quelle fut la marche générale de ce régime que l'expérience aurait dû instruire, et comment aboutit-il à une seconde catastrophe en 1830 ? — Quel fut le jeu des institutions politiques pendant ces quinze années de parlementarisme, qui sont comme le noviciat de ce régime en France ? — Tel sera le plan de ces études. Le première Restauration n'avait été qu'une ébauche grossière du parlementarisme pratiqué par des hommes qui semblaient en ignorer toutes les règles ; la seconde n'en fut encore qu'une application très différente de celles qui en furent faites à l'étranger ou plus tard en France. Il est très intéressant de voir comment il fut encore très mal compris et comment il aboutit à une nouvelle faillite.

[p.2]

I

LES FORCES EN PRÉSENCE APRÈS L'ABDICATION DE NAPOLÉON Ier

Pour comprendre comment, après la proclamation de l'avènement au trône du Roi de Rome, Louis XVIII remonta sur le trône de France et se retrouva aux Tuileries le 9 juillet 1815, il est nécessaire de se rendre compte des forces qui se trouvaient alors en présence et de la prépondérance de celle qui détermina l'événement.

La Nation. — La Nation n'a aucune part au rétablissement de Louis XVIII. Elle ne l'empêche pourtant pas. C'est qu'elle n'a aucune force. Depuis la fin de la Révolution il n'y a ni en France, ni à Paris, de partis organisés dans le peuple même. Le Consulat et l'Empire ont détruit toutes les organisations antérieures, principalement à Paris. Si dans les départements des agitations, des insurrections mêmes se produisent, elles ne correspondent pas à une organisation d'ensemble. Le peuple quoi qu'il soit en général favorable à l'Empire et à l'accession au trône de Napoléon II n'interviendra pas en sa faveur. Il a acclamé Napoléon à son passage, il ne se mobilisera pas pour soutenir son fils.

L'armée. — L'armée est dans les mêmes dispositions d'esprit. Le 30 juin encore dans une revue passée à Paris les soldats crient « Vive Napoléon II ! » Mais l'armée vaincue, désorganisée, n'est pas une force.

Le Gouvernement. — La commission exécutive provisoire, elle non plus, n'est pas une force. Ses membres nommés par l'une et l'autre Chambre sont de ce chef sans crédit particulier. Ils valent en tant qu'individus par leur intelligence, leur volonté, leur passé. Fouché et Carnot seuls comptent. Fouché tient le premier rôle, homme d'intrigue il a trouvé son heure qui est celle des machinations. Dès le 22 juin il est entré en rapport avec les Bourbons, il fait mettre en liberté de Vitrolles pour se gagner un de leurs hommes les plus influents. Le 27 il écrit à Wellington. Il est d'ailleurs suspect à ses collègues, et à tout le monde ; on lui demande constamment des explications sur sa conduite, il ne peut donc entraîner l'opinion. Son plan est de rappeler Louis XVIII, mais en lui imposant un pacte qui limitât le pouvoir qu'il ressaisirait.

Carnot n'a d'autorité que dans les questions militaires, c'est [p.3] lui qui à l'arrivée des Prussiens sous Paris, suivis par les Anglais, dissipe l'illusion d'une victoire possible. Quant aux autres, Caulaincourt, Quinette, Grenier, ils ne comptent pas.

La commission exécutive avoue elle-même sa faiblesse en prévoyant la réunion d'un grand conseil où siégeront notamment les présidents des Chambres. C'est signe de faiblesse que d'appeler à soi des collaborateurs pour dégager sa responsabilité.

Les Chambres. — Les Chambres sont plus faibles encore. Elles ne représentent rien en vérité. Les pairs doivent leur pouvoir à Napoléon, qui n'est plus rien, ce sont des hommes illustres, de grands chefs militaires, mais une somme d'illustrations nationales ne forme pas une Assemblée nationale.

La Chambre des représentants n'est guère plus représentative, ces élus de petits corps électoraux de deux cents à trois cents membres ne peuvent être les représentants de la volonté nationale.

Ces Assemblées ont bien pu chicaner Napoléon avant sa défaite, et lui faire ensuite une opposition déterminée, mais c'est une action négative, non positive, et Napoléon vaincu n'existe plus. Elles ont pu également reconnaître Napoléon II, Empereur de par l'acte additionnel, ce n'est pas un acte, c'est une simple reconnaissance de ce qui est de par le droit existant, mais pourront-elles soutenir le Souverain ainsi reconnu par elles ?

Pour juger de leur infirmité, il n'y a qu'à suivre ces Assemblées au cours des séances qu'elles tiennent misérablement jusqu'au 7 juillet. On n'imagine pas leur inanité, alors que les événements se précipitent et que le sort de la France est en question. — Elles reçoivent des communications et des messages du Gouvernement et des généraux rendant compte des événements militaires ou séditieux. Elles poursuivent leurs tâches ordinaires. Elles discutent une loi sur les mesures de sûreté générale pendant plusieurs séances, une autre sur les réquisitions. Elles s'occupent consciencieusement de la loi de finances. Elles reçoivent des projets de Constitution. A lire les comptes rendus des quinze journées de vie parlementaire, du 22 juin au 7 juillet, on n'a pas l'impression que la France traverse une crise redoutable. C'est que les Chambres vivent sur une illusion, elles croient que, fidèles à leur promesse, les alliés laissent la France libre du choix de son régime politique et pour elles ce choix est fait.

Les Chambres n'ont pas non plus été éclairées par les négociateurs qu'elles ont envoyés auprès des alliés. Ceux-ci, décidés à envahir [p.4] la Fiance, à rentrer dans Paris et qui à Vienne s'étaient engagés à rétablir Louis XVIII, ne voulaient entrer en rapports avec aucun pouvoir du régime actuel, ils n'accueillirent donc pas nos négociateurs, qui ne furent pas reçus par les Souverains à Haguenau ; ils n'y eurent affaire qu'à l'aide de camp de Blücher et à des personnages sans mandat. Quand ils rappelèrent la liberté promise à la France on se contenta de ne pas les contredire et La Fayette et ses compagnons purent croire et dire que notre liberté était entière. La façon dont ils étaient reçus le contredisait pourtant ouvertement. Fouché ayant écrit à Wellington une lettre ambiguë ne parlant que d'un Gouvernement à l'anglaise sans en dire le titulaire, celui-ci répondit que si Louis XVIII n'était pas rétabli les alliés prendraient des sûretés réelles et ceci prouvait que notre liberté n'était qu'une chimère. Les Chambres en restaient convaincues et se persuadaient que l'œuvre urgente était l'établissement d'une Constitution à imposer au Souverain que la France se donnerait. Aussi le 23 juin une commission de neuf membres se réunit-elle pour se mettre de suite à la besogne. Le 29, Manuel déposait un projet de Constitution hâtivement préparé. Le 5 juillet les représentants adoptaient une déclaration au peuple français rappelant le droit public de la France. Elle disait : « La Chambre déclare que le Gouvernement de la France quel qu'en puisse être le chef, doit réunir les vœux de la Nation, légalement émis... qu'un Monarque ne peut offrir des garanties réelles s'il ne jure d'observer une Constitution délibérée par la représentation nationale et acceptée par le peuple. » Elle poursuivait : « Tout Gouvernement qui n'aurait d'autre titre que des acclamations, et la volonté d'un parti, ou qui serait imposé par la force, tout Gouvernement qui n'accepterait pas les couleurs nationales et ne garantirait point... (suivaient tous les principes du Gouvernement représentatif), n'aurait qu'une existence éphémère. » C'était la Restauration, et surtout la Restauration imposée par les puissances que cette déclaration visait et prétendait écarter. Mais les Chambres étaient-elles maîtresses de vouloir et d'imposer quelque chose ?

Les 4 et 5 juillet les représentants votaient une déclaration de droits rédigée par Garat. Le 6, ils votaient les 31 premiers articles de la Constitution. Le 7 ils arrivaient à l'article 47 et ils discutaient les articles 53 et 54.

Le 8 juillet, les représentants trouvaient les portes du Palais [p.5] Bourbon fermées, des troupes l'occupaient. La preuve de leur faiblesse était acquise[1]

Le 7 elles avaient appris la démission de la commission de Gouvernement.

Ainsi à aucun moment ces Assemblées n'ont eu le sens de la réalité, n'ont manifesté une volonté ferme, et pris des mesures positives susceptibles d'agir sur les événements. Elles étaient composées d'hommes capables, intelligents, souvent de grande valeur, elles prouvent que des Assemblées politiques tirent beaucoup moins leur force de leur composition que de leur origine et de leur caractère national ; elles le prouvent, mieux vaut dire elles le confirment, car toutes nos crises politiques en ont présenté la démonstration.

Hors de France. — Si en France on ne discerne pas de force capable de faire aboutir la crise, il ne faut pas oublier qu'il y a à Gand un Gouvernement français et que les alliés entendent bien agir eux aussi.

Talleyrand est l'homme éminent du Gouvernement de Louis XVIII, dont toute l'action s'est naturellement concentrée sur la politique étrangère. Talleyrand a joué à Vienne au Congrès des puissances un rôle de premier plan. Il a rétabli la France dans le concert européen et grâce à lui elle a repris sa place, elle n'est pas traitée en vaincue. Il jouit personnellement auprès des représentants des États étrangers d'un grand crédit. Au lendemain de Waterloo il se croit l'arbitre de notre sort, car il ne doute pas de la Restauration de Louis XVIII. Or comme le Roi s'est perdu en ne suivant pas ses conseils de modération, il estime qu'il ne pourra pas ne pas recourir à lui. Il a un programme. Le Roi ne doit pas revenir avec les troupes étrangères, il doit éviter « les fourgons de l'étranger » porteurs de sa fortune. Il faut qu'il rentre par la Suisse et Lyon et que de Paris il aille au devant des alliés comme le représentant de la France, les arrêtant. Il faut qu'il donne une preuve manifeste de nouvelles orientations, comme le renvoi de son favori de Blacas, considéré comme l'inspirateur de la politique réactionnaire d'ancien régime. Il veut enfin que le Roi forme un Ministère homogène, suivant une politique nationale, dont il sera responsable. Il néglige de dire qu'il en doit être le chef. Pour prouver son indépendance et pour que le Roi soit obligé de reconnaître sa puissance, il affecte, revenant de Vienne, de ne pas se rendre auprès du Roi.

[p.6]

Louis XVIII, est-il mûr pour cette abdication entre les mains de son grand Ministre ? Non. Sans doute il sacrifie de Blacas, ce que tout le monde souhaite. Mais de Mons où il s'est rendu et où Talleyrand sans l'avoir vu l'a suivi, sur le conseil de Wellington qui le presse de rentrer en France, il s'apprête à partir dans la nuit du 24. C'est prouver son indépendance vis-à-vis de Talleyrand. Celui-ci informé se précipite pour le voir. Il est reçu. Mais le conflit qui s'élève entre eux est tel que le Roi l'autorise à aller faire une saison à Carlsbad. Talleyrand n'est pas la force qu'il croyait être.

Louis XVIII malgré ce coup d'éclat n'est pas non plus en forte posture. C'est encore la défaite de la France qui lui rouvre nos frontières. Il a été obligé de se priver de l'homme qui était son conseiller habituel. L'indépendance qu'il a voulu afficher vis-à-vis de Talleyrand n'est qu'une velléité. Sur le conseil de Wellington il convoque ses Ministres sans l'exclure.

Entré en France, de Cateau-Cambrésis il lance une proclamation dans laquelle il laisse ses sentiments personnels se manifester. Il traite les Anglais et les Prussiens « d'alliés du Roi », et les soldats de la France de « satellites du tyran », il déclare qu'il « récompensera les bons et mettra à exécution les lois existantes contre les coupables ». Cette manifestation de sa propre pensée est foncièrement maladroite. Aussi à la réunion des Ministres, à Cambrai, Talleyrand prend sa revanche. Il réunit ses collègues le 27 juin au matin avant la séance. Il fait admettre la nécessité d'une nouvelle proclamation, qui sera rédigée par Beugnot et d'une commission provisoire de Gouvernement. La déclaration doit contenir l'aveu des fautes commises par la première Restauration et l'engagement de n'y plus retomber. Beugnot en avait préparé le texte, on en accentue le ton.

La lecture de ce document, en séance des Ministres, cause un vif émoi. Louis XVIII en fait recommencer la lecture, visiblement agité. Le comte d'Artois et le duc de Berry protestent violemment. Ne fait-on pas dire au Roi qu'il s'est laissé entraîner « par ses affections », ce qui les visait sûrement. Le comte d'Artois demande si c'est à lui qu'on fait allusion. Beugnot répond que oui et déclare que « Monsieur a fait beaucoup de mal ». On modifie le texte qui n'en reconnaît pas moins que « le Gouvernement pouvait avoir commis des fautes » et déclare « que l'expérience n'en serait pas perdue ». Cette seconde proclamation est en définitive le désaveu de celle de Mons et prouve la faiblesse du Roi. Celle-ci se révèle encore [p.7] par son acceptation de Fouché comme Ministre. Cet homme ne peut lui inspirer que la plus grande répulsion par le rôle sinistre qu'il a joué dans la Révolution, par la part qu'il a prise au 18 Brumaire, par les échecs qu'il a infligés aux complots monarchistes sous le Consulat et l'Empire. Et pourtant, sur les instances de monarchistes résolus et du comte d'Artois lui-même, qui lui représente que Fouché dispose de Paris, Louis XVIII l'agrée.

Au-dessus de ces faiblesses, la force qui domine c'est la coalition victorieuse, parmi les alliés ce sont les Anglais, qui ont toujours été de toutes les coalitions contre Napoléon, et c'est Wellington, le chef de l'armée anglaise. C'est du reste un esprit clair, qui voit les solutions pratiques.

Les coalisés ont pu hésiter sur la solution à adopter. Louis XVIII sur le trône a provoqué bien des mécontentements et des désillusions. N'est-il pas responsable de l'aventure des Cent-jours et de la guerre nouvelle que la coalition a dû soutenir. Ils l'adoptent pourtant comme prétendant. Napoléon II et une régence de Marie-Louise les effraie. Wellington joue dès lors le premier rôle dans la seconde Restauration. C'est lui qui a décidé Louis XVIII à rentrer en France aussitôt que possible, lui qui a rapproché le Roi de Talleyrand, lui à qui Fouché écrit, lui qui fait entendre que le choix des alliés s'est fixé sur Louis XVIII, et que s'il ne remontait pas sur le trône ils procéderaient à des annexions. C'est lui qui à Gonesse, aux portes de Paris, recevra les émissaires de Fouché, puis Fouché lui-même. C'est lui qui a décidé Louis XVIII à le prendre comme Ministre. Wellington a donc exercé au cours de la crise une influence considérable.

La seconde Restauration a ainsi été la résultante, comme tous les autres avènements de régimes politiques nouveaux, d'un jeu de forces. Mais sa caractéristique a été que derechef, comme pour la première, c'est une force étrangère qui a été dominante. La seconde Restauration, moins encore que la première, n'a pas été le fait d'un mouvement national. Jusqu'au bout les représentants du pays, sans doute d'accord avec ses sentiments, se sont prononcés contre elle, ont affirmé le droit pour la France de choisir son Gouvernement, un Gouvernement auquel ils imposeraient leur condition, pour lequel ils avaient préparé une nouvelle Constitution. Et comme la condition nécessaire pour qu'un Gouvernement soit fort, c'est qu'il soit national, ce sera une cause permanente de faiblesse pour la Monarchie, une seconde fois restaurée.

[p.8]

II

RETOUR DE LOUIS XVIII

Paris avait été occupé par les troupes étrangères le 7 juillet. Elles bivouaquaient sur la place du Carrousel, les quais, les boulevards pour la seconde fois en une année.

C'est dans ces conditions que le 8 juillet Louis XVIII se présenta à 3 heures de l'après-midi aux portes de la capitale. Fouché avait préparé l'événement. Le drapeau blanc que le Roi n'avait pas voulu sacrifier flottait aux Tuileries, aux Invalides, aux Ministères, sans provoquer de manifestations hostiles.

Le cortège royal, sans grand ordre et sans grand apparat, traversa les faubourgs qui restèrent indifférents. Les maréchaux Marmont, Oudinot, Victor, Gouvion Saint-Cyr, à cheval, précédaient le Roi. Le comte d'Artois et le duc de Berry, à cheval également, l'encadraient. Quelques troupes donnaient au défilé une allure militaire, la foule de ceux qui avaient été au-devant du Roi suivait ; à mesure qu'on pénétrait davantage dans le centre, les acclamations devenaient plus chaudes, à l'arrivée aux Tuileries la foule se montra enthousiaste.

La seconde expérience de la Monarchie parlementaire et censitaire, imaginée l'année précédente et qui avait une première fois si misérablement échoué, commençait. Allait-elle être plus heureuse ?

III

LES CARACTÉRISTIQUES DE LA SECONDE RESTAURATION

Pour comprendre le sort de la seconde Restauration et le jeu même de ses institutions politiques, il semble nécessaire de relever ses principales caractéristiques.

La courte durée du régime. — Ce qui frappe tout d'abord, c'est la brièveté de sa durée. Le 6 juillet 1815, Louis XVIII à Saint-Denis instituait le ministère Talleyrand-Fouché. Le 2 août 1830, Charles X et le duc d'Angoulême abdiquaient au profit du duc de Bordeaux. Sa durée comparée à celle de la première Restauration est incontestablement beaucoup plus longue, elle se compte par [p.9] années et non plus par mois. Mais combien elle est brève comparée à l'ancienne Monarchie, dont elle se présente comme l'héritière légitime et qui, elle, comptait son règne par siècles.

Les circonstances à première vue paraissent pourtant favorables. La France venait de subir une nouvelle catastrophe, une seule défaite avait ouvert ses frontières aux armées ennemies, ses provinces avaient subi les horreurs de l'invasion, sans résistance l'ennemi avait atteint la capitale. Elle s'était trouvée livrée à la volonté de Souverains exaspérés de l'aventure napoléonienne. Le nouveau Gouvernement était soutenu par eux. On pouvait croire que le pays se résignerait à accepter le régime qui pour la seconde fois lui était imposé et qu'il ne songerait plus qu'à sa propre restauration. La paix intérieure et extérieure, après tant de révolutions et de guerres, n'était-ce pas tout ce qu'il devait désirer ?

Le retour offensif d'un des précédents régimes était improbable. La Révolution demeurait discréditée par ses excès et son anarchie finale, elle était responsable du Gouvernement autoritaire qu'elle avait provoqué par réaction ; quant à l'Empire, l'échec pitoyable des Cent-jours le mettait pour longtemps hors de cause.

Sans doute la première Restauration avait été malheureuse, mais elle ne nous avait pas valu pareille catastrophe et on pouvait espérer que les leçons de ses fautes ne seraient pas perdues. Enfin le régime reposait sur une classe fortunée, peu disposée aux aventures, qui après tant de secousses devait surtout rechercher l'ordre, la stabilité, la paix, gages de prospérité.

Et pourtant la nouvelle expérience ne durera que quinze ans et jamais, à aucun moment, ni le Souverain, ni le pays, ni l'étranger n'auront le sentiment que le régime soit solide, que son avenir soit assuré. Sa vie ne sera pas seulement courte, elle sera toujours incertaine.

Cette insécurité s'affirme pendant tout son cours par les représailles excessives ou odieuses contre les hommes qui se sont compromis lors du retour de Napoléon, par la terreur blanche qui se déchaîne dans un nombre important de départements, par des lois ou des mesures d'exception, cours prévôtales, fournées de pairs, dissolutions de la Chambre des députés, par la formation de sociétés secrètes dont les unes défendent, dont les autres attaquent le régime, par des complots, par l'assassinat même de l'héritier du trône.

Les causes de la précarité de la seconde Restauration sont forcément [p.10] à peu près les mêmes que celles qui ont provoqué la chute de la première. Elles se sont présentées pourtant dans d'autres conditions et il est nécessaire de les étudier pour en comprendre les conséquences.

Le régime politique demeurait le même, les pouvoirs politiques qu'il avait créés demeuraient aussi faibles qu'au début, c'était pour le régime une cause de danger. Un Gouvernement plus souple, plus compréhensif des circonstances, des aspirations du pays, aurait pu, instruit par l'expérience, modifier ses pratiques et tirer du parlementarisme ce que l'Angleterre, par exemple, savait y trouver. On verra qu'il n'en eut pas l'intelligence, en étudiant la vie des pouvoirs politiques et la pratique constitutionnelle du régime.

La plus grande cause de faiblesse pour le régime continua à être l'état de division poussée à l'extrême des esprits. Elle existait avant les Cent-jours, ils l'exaspérèrent. Chaque parti en effet se rejetait la responsabilité de la catastrophe, de l'humiliation et des maux qui en étaient résultés. Pour les uns, pour les ultras, la cause en était dans le défaut d'énergie du pouvoir, dans l'insuffisance de la réaction opérée ; pour d'autres, pour les modérés, la cause en était dans la crainte et le mécontentement provoqués par la réaction même et la menace d'un retour de l'ancien régime ; pour les indépendants, la cause en était dans l'impopularité même des Bourbons, le défaut de confiance radical du pays vis-à-vis d'eux. L'expérience au lieu d'adoucir les passions politiques n'avait fait que les aviver. Chaque parti voyait dans les deux autres les auteurs responsables de la catastrophe nationale et dans leur succès possible pour l'avenir la cause de nouveaux cataclysmes semblables. Jamais peut-être, sauf pendant les crises aiguës de la Révolution, les passions politiques ne furent plus violentes que sous la Restauration. La considérer comme une époque d'ordre, de tranquillité et de paix intérieure est une singulière illusion.

Les ultras, leur état d'esprit, leur programme après les Cent jours. — De ces divers partis les ultras sont les plus passionnés. Voici la peinture que Guizot présente de leur état d'esprit à propos de la Chambre de 1815. « Des mobiles divers jetèrent la Chambre de 1815 dans la réaction violente... D'abord et surtout les passions du parti royaliste... ses sentiments moraux, ses ressentiments personnels, l'amour de l'ordre et la soif de la vengeance, l'orgueil du passé et la peur de l'avenir, l'intention de remettre en honneur les choses saintes... le plaisir d'opprimer ses vainqueurs. A [p.11] l'emportement des passions se joignait le calcul des intérêts... les nouveaux dominateurs de la France avaient besoin de prendre partout possession des places et du pouvoir... Venait enfin l'empire des idées... Après tant d'années de grands spectacles et de grands débats les royalistes avaient sur toutes les questions politiques et sociales des vues systématiques à réaliser, des retours historiques à poursuivre, des besoins d'esprit à satisfaire... M. de la Bourdonnaye marchait à la tête de ses passions, M. de Villèle de ses intérêts, M. de Bonald de ses idées[2]. »

Et voici la même peinture par Duvergier de Hauranne. « Les membres royalistes de la Chambre de 1815... avaient beaucoup des qualités et des défauts des Assemblées révolutionnaires... C'était chez les uns comme chez les autres une foi ardente, une passion indomptable et par dessus tout la conviction profonde que la société était à refaire et que pour arriver à un but aussi excellent tous les moyens étaient bons. Et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, une haine implacable pour les opinions contraires, nul respect pour la liberté, la propriété, pour la vie de ceux qui professaient ces opinions; une grande colère enfin contre les hommes modérés qui cherchaient à intervenir comme médiateurs[3]. »

Une lettre de Maine de Biran, un pur, à Decazes citée par Duvergier de Hauranne donne le ton des sentiments de la majorité ultra d'alors. « Il est temps de purger la France, de faire disparaître toutes les traces de la Révolution. La Chambre des députés est appelée à cette grande destination. Et malheur à tous ceux qui tenteraient de contrarier sa marche... » « Vous me demandez si nous reviendrons plus sages que nous ne sommes partis. Je vous réponds sans hésiter que nous reviendrons plus exaltés et plus fous[4]. »

Les ultras ont donc été exaspérés par les Cent jours.

Leur programme est le même qu'en 1814. Ils veulent anéantir l'œuvre « diabolique » de la Révolution. Illégitime, tout ce qu'elle a fait est contre le droit, sans droit. — La Charte est une faute, mais le Roi qui l'a octroyée doit l'appliquer comme il veut. — Louis XVIII est tombé parce qu'il a imité la faiblesse de Louis XVI. Il faut restaurer l'autorité, sévir contre tous les complices de Napoléon, se faire craindre, brider la liberté, remettre les partisans de la monarchie [p.12] et les émigrés en possession de leurs biens, favoriser la religion et l'Église, appuis pour l'autorité.

Les hommes du parti sont alors de Villèle et Corbière, ses principaux Ministres quand il se saisit du pouvoir en décembre 1821, Chateaubriand dans sa première manière, de Vitrolles. On remarquera que ce ne sont pas là des représentants des grandes familles féodales associées sous l'ancien régime à la fortune des rois de France, ce sont, si l'on peut dire, des parvenus de la légitimité. La Gazette de France, La Quotidienne, Le Journal de Paris, Le Moniteur, Le Journal des Débats, celui-ci jusqu'en 1824 seulement, furent les organes du parti.

L'action politique des ultras sous la seconde Restauration. — Comme l'influence de ce parti a dominé dans le Gouvernement pendant la plus grande partie de la Seconde Restauration et que sa politique est incontestablement responsable de sa chute, il est nécessaire de la rappeler dans son ensemble et isolément.

Châtier les complices du complot de mars 1815 était un des premiers points de son programme. Dans un certain nombre de départements le châtiment se produisit spontanément. Ce furent des bandes ou des anonymes qui s'en chargèrent. La Terreur blanche fut le mouvement de représailles brutales, sanguinaires qui répondit aux excès révolutionnaires de jadis ou au mouvement bonapartiste tout récent.

Massacre du Maréchal Brune, qui à Toulon tint jusqu'au 24 juillet, arborant le drapeau tricolore, incendies dans toute la Provence des propriétés d'anciens révolutionnaires, vengeances privées dans le Languedoc, à Nîmes et dans le Gard, violences et massacres contre les nouveaux fédérés des Cent jours, et contre les protestants, à Toulouse institution d'un gouvernement composé d'émigrés retour d'Espagne, imposant aux volontaires royaux la couleur verte de la livrée du comte d'Artois, meurtre du général Ramel qui commandait au nom du Roi parce qu'il veut s'opposer aux violences. En moins étendu, en moins durable ce mouvement n'a rien à envier aux excès de la Révolution, sa seule excuse ne pourrait être, s'il pouvait y en avoir une, que d'avoir été provoquée par ceux-là.

Mais le parti réclame de l'autorité même des châtiments. « Des fers, des bourreaux, des supplices ! » voilà ce qu'exigeait du Gouvernement, par exemple, La Bourdonnaye. Et Fouché n'hésita pas à donner satisfaction à cette demande. Alors que la Déclaration de Cambrai avait d'une part décidé que les Chambres pourraient seules [p.13] désigner les coupables et d'autre part promis que seuls les actes antérieurs au 23 mars 1815 pourraient être incriminés, par une ordonnance il déféra aux conseils de guerre 18 généraux et plaça sous la surveillance de la haute police 38 personnes. Ainsi la Déclaration était doublement violée, car le Gouvernement désignait des coupables et beaucoup pour des actes postérieurs au 23 mars. Quant aux personnages qu'il livrait ainsi à la vindicte des ultras, on a pu dire que Fouché en dressant ses deux listes « n'avait oublié aucun de ses amis ». Cette ordonnance était le digne couronnement d'une carrière qui allait finir.

Quand les poursuites eurent lieu, les femmes du parti ayant à leur tête la duchesse d'Angoulême, les « furies de salon », furent les plus acharnées contre les accusés.

Les ultras emportés par leurs passions n'admettaient à leur programme aucun tempérament. « Plus royalistes que le Roi », ils n'acceptaient pas sa politique modérée, inspirée par l'expérience. N'avait-il pas reconnu que les ultras avaient été les provocateurs de sa chute ! Jusqu'à ce que l'assassinat du duc de Berry leur permit de saisir le pouvoir en 1821, ils furent les bouillants adversaires de son gouvernement.

Dans la Chambre de 1815 ils formaient une imposante majorité et combattaient le ministère de Richelieu, qui avait vite remplacé le ministère Talleyrand-Fouché. Ils soutenaient alors la thèse du plus pur parlementarisme, s'insurgeant contre le roi qui maintenait au pouvoir des Ministres, qui ne disposaient pas de la majorité. Et il se trouva que Chateaubriand écrivit, pour soutenir leur théorie, sa fameuse brochure La Monarchie selon la Charte qui est l'expression même du parlementarisme intégral. Et ainsi ces partisans intrépides de l'autorité n'hésitaient pas à ébranler celle du roi par des attaques retentissantes, parce qu'il ne s'en servait pas à leur gré. Leur hostilité contre lui était telle qu'à son passage ils criaient : « Vive le roi, quand même ! » car c'était le principe et non l'homme qu'ils acclamaient.

Tout au cours de la Restauration ils soutinrent et souvent firent voter des lois inspirées par leurs thèses et leur politique. Comme elles furent très exploitées contre le régime il faut en prendre une idée.

Au lendemain de l'élection de la Chambre « introuvable » d'avril 1815, fut votée tout d'abord la loi de Sûreté générale du 31 octobre 1815. Elle autorisait jusqu'à la session suivante la détention [p.14] de tout individu suspect de complot contre la sûreté de l'État sans qu'il fût nécessaire de le traduire en justice. La liberté individuelle était livrée à l'arbitraire administratif.

Puis fut votée la loi du 9 novembre sur les « cris, discours séditieux et la provocation à la révolte ». Elle frappait ceux qui constituaient une menace d'attentat contre la vie, la personne du roi, ou d'un membre de sa famille, ou une excitation à s'armer contre l'autorité royale, ou une provocation au renversement du Gouvernement, ou au changement dans l'ordre de succession au trône, même si ces actes n'avaient pas de rapport avec un complot effectif. De même étaient punis les cris séditieux en présence ou sur le passage du Roi ; par séditieux il fallait entendre ceux qui pouvaient affaiblir par calomnie ou injure le respect, dû à la personne ou à l'autorité du Roi, ou d'un membre de sa famille, ceux aussi qui contiendraient le nom de « l'usurpateur » ou de tout autre chef de rébellion. Et puis c'étaient encore l'exposition de dessins, d'images, de gravures tendant au même but, et l'enlèvement et la dégradation du drapeau blanc et des armes de France, puis la distribution, la fabrication, le transport de cocardes ou d'emblèmes interdits et enfin la propagation d'alarmes, de bruits de caractère séditieux, pour s'en tenir à l'essentiel, qui étaient punis. Le préambule de la loi montre l'esprit de ses auteurs.

« Nous eussions voulu, faisait-on dire au Roi, laisser toujours à l'action sage et mesurée des tribunaux la répression de tous les délits ; mais après de si longs troubles, au milieu de tant de malheurs, de grandes passions s'agitent encore. Il faut pour les comprimer, pour arrêter les désordres que produirait leur explosion, une justice plus rapide et des peines qui concilient les droits de la clémence et la sûreté de l'État. » « La justice plus rapide » cela allait être la cour prévotale ; les peines « conciliant la clémence et la sûreté de l'État », c'était la déportation et l'emprisonnement.

Le 20 décembre 1815 la loi sur les Cours prévôtales, s'ajoutait aux précédentes. Il en était établi une par département, formée par un président et quatre juges choisis par le Roi pour une affaire, et un prévôt, colonel ou général. Ces cours connaissaient des crimes et délits prévus par la loi du 9 novembre et de toute une série d'actes de rébellion ou séditieux quels qu'en fussent les auteurs.

Ces cours jugeaient en dernier ressort et leurs sentences étaient exécutées dans les 24 heures ; la grâce, l'amnistie comme l'appel se trouvaient supprimées. Le caractère exceptionnel de cette loi se [p.15] marquait encore par sa rétroactivité. Les auteurs de la loi avaient si bien conscience qu'elle était une mesure extraordinaire, qu'ils limitaient la durée de son application à la fin de la session de 1817, sauf prolongation par une loi nouvelle.

La loi d'amnistie du 12 janvier 1816 fut encore une occasion pour les ultras de manifester leur esprit. — Après la Déclaration de Cambrai et les listes de Fouché, l'exécution de Ney ayant eu lieu, le Gouvernement proposa que continuassent les poursuites contre ceux des 18 généraux, non encore jugés, déférés aux conseils de guerre, le Roi pouvant se contenter de bannir ceux des 38 personnes placées sous la surveillance de la haute police, qui ne seraient pas déférées à la justice, la répression contre les instigateurs et auteurs du complot de mars s'arrêtant aux personnes portées sur les listes de l'ordonnance du 24 juillet.

Les ultras présentèrent une loi principalement pour exclure de l'amnistie des « catégories » de coupables : les régicides ayant « voté pour l'acte additionnel ou accepté des fonctions ou des emplois de l'usurpateur et qui par là se sont déclarés ennemis irréconciliables de la France et du Gouvernement légitime » ceux-là étaient exclus à perpétuité du royaume. Les Chambres, où dominaient les ultras, se montraient donc plus sévères que le Gouvernement. C'est en défendant cette loi que La Bourdonnaye avait fait entendre ces paroles. « Il faut des fers, des bourreaux, des supplices. La mort, la mort seule peut effrayer leurs complices et mettre fin à leurs complots. Ce ne sera qu'en jetant une salutaire terreur dans l'âme des rebelles que vous préviendrez leurs coupables projets. Ce ne sera qu'en faisant tomber la tête de leur chef que vous isolerez les factieux... Défenseurs de l'humanité, sachez répandre quelques gouttes de sang pour en épargner des torrents[5]. »

On ne parlait pas autrement à la Convention, La Bourdonnaye et ses partisans, les ultras, étaient de la race des Saint-Just, des Robespierre. La loi établissait même la confiscation des biens des condamnés, qui serviraient à indemniser l'État des pertes occasionnées par « la conspiration du 20 mars ».

Si des lois qu'ils firent aboutir on passe aux projets qu'ils déposèrent, on voit les ultras dans les premiers temps de la Restauration demander la suppression de l'inamovibilité de la magistrature, la remise à l'Église de la direction de l'instruction et de la tenue des [p.16] registres de l'État civil, la reconstitution de sa fortune territoriale, l'abolition du divorce.

Plus tard, avec surtout l'avènement de Charles X, ils firent aboutir deux mesures caractéristiques : la loi sur le sacrilège et celle des indemnités aux émigrés.

La loi du 20 avril 1825 sur le sacrilège punissait le sacrilège, le vol sacrilège et les délits commis dans les Églises sur des objets consacrés à la religion. Le sacrilège c'était « la profanation des vases sacrés ou des hosties consacrées » commise volontairement par haine ou mépris de la religion. L'auteur d'un sacrilège selon les circonstances était puni de mort ou de travaux forcés à perpétuité.

Cette loi était particulière, et elle a souvent soulevé des protestations, parce qu'elle mettait la vindicte publique au service d'un dogme religieux, celui de la présence réelle.

Il est d'ailleurs à remarquer qu'elle n'a jamais été appliquée. On ne s'en est pas moins servi comme d'une arme à la fois contre la religion et contre la Restauration. Elle fait éclater la maladresse des ultras et le péril qu'ils font courir aux causes qu'ils prétendent servir. Ils se livrent à des manifestations qui restent sans effet pratique, mais qui sont utilisées contre eux et contre elles.

La loi du 27 avril 1825 « concernant l'indemnité à accorder aux anciens propriétaires des biens fonds confisqués et vendus aux profit de l'État en vertu des lois sur les émigrés, les condamnés et les déportés ».

Avant les Cent jours les biens non vendus leur avaient été restitués et cette mesure, on l'a vu, avait soulevé d'ardentes controverses. Les ultras voulaient plus. La propriété des biens nationaux étant déclarée inviolable par la Charte, ils proposèrent que leurs anciens propriétaires fussent indemnisés, c'était « le milliard des émigrés ». Cette mesure soulevait beaucoup d'objections. N'y avait-il pas beaucoup d'émigrés qui avaient porté les armes contre la France ? Pourquoi n'indemniser que les propriétaires dépossédés de biens fonds ? Les Français demeurés en France n'avaient-ils pas du fait de la Révolution subi bien d'autres dommages ? Et quelles charges pour la société que celles de ces indemnités ? Mais à l'avènement de Charles X, la Chambre « retrouvée » ne s'arrêta pas à ces objections. L'occasion était bonne d'affirmer l'illégalité des actes de la Révolution et de refaire sa fortune en infligeant à la France la punition de ses fautes.

Cette mesure fut très impopulaire. Elle libérait les possesseurs [p.17] des biens nationaux de la crainte de se voir déposséder un jour, mais elle n'en attaquait pas moins le principe de leur propriété. Elle était lourde à supporter, trente millions de rentes ayant été émis pour y faire face. Enfin les bénéficiaires de la loi étaient les grands propriétaires fonciers, appartenant souvent à l'entourage du Roi : le duc d'Orléans pour sa part touchait 17 millions.

Les ultras ne reculaient donc pas devant des mesures impopulaires.

Le triomphe de leur politique fut en juillet 1830 la promulgation, le 25, des quatre célèbres ordonnances. Cette fois l'effet fut radical. Ils tuèrent le régime. C'était le couronnement de leur œuvre.

A quel point devaient être ardentes les luttes politiques, quelles divisions devaient régner dans les esprits et dans la société, quelles inquiétudes et quelles colères devaient agiter les classes populaires, quand un parti professait de telles opinions et suivaient une telle politique, on le comprend aisément. Les ultras avaient été la cause du discrédit de la première Restauration, ils furent la cause de la chute de la seconde.

Les monarchistes modérés et les constitutionnels. — Le second des partis, qui, sous la Restauration de 1815, se disputaient le pouvoir fut celui des monarchistes modérés, avec à côté d'eux les Constitutionnels. Leur rôle fut moins important, après avoir occupé le pouvoir ils en furent chassés par les ultras et durent même, avant de le perdre, composer avec leurs adversaires de droite. Leurs actes étaient moins caractéristiques et eurent moins d'influence sur les événements, ils retiendront moins l'attention.

Pour eux la Révolution était un fait qui avait existé, duré, fondé un état de choses, des droits et qui ne pouvait être effacé. A vouloir le méconnaître on causerait un ébranlement de la société qui la ruinerait. Il fallait donc unir l'ancien et le nouveau régime, les pénétrer, les tempérer l'un par l'autre.

La Charte n'était pas une faute, mais un acte de sagesse. Elle n'était pas un acte unilatéral du Roi, mais un pacte entre lui et la Nation, leur acte de mariage. Il l'avait octroyée, mais il n'était monté sur le trône et il n'y avait été accueilli que parce qu'il avait prêté serment à la Charte, se liant par l'acte même qu'il avait édicté.

Elle avait pour traits essentiels la reconnaissance du « droit public des Français », de leurs libertés et la collaboration du Roi et des représentants du pays, élus par le pays légal.

Louis XVIII était, surtout en 1815, le Souverain de cette [p.18] Monarchie constitutionnalisée et parlementarisée. S'il était Souverain de droit divin, s'il tenait à ses prérogatives, à sa dignité royale, s'il n'était pas un Souverain pour figuration, purement représentatif, il ne prétendait pas accaparer le pouvoir et gouverner par lui-même. Plus intelligent qu'actif, plus soucieux d'étiquette que de pouvoir personnel, sans préparation antérieure aux affaires, trop indolent pour travailler chaque jour longuement avec ses Ministres, instruit de plus par une première expérience malheureuse, Louis XVIII était prêt à jouer le rôle d'un vrai Souverain parlementaire, qui laisse à ses Ministres la lâche quotidienne des affaires et aussi la responsabilité des actes du Gouvernement.

Il ne manquait pas d'hommes appartenant soit à la vieille noblesse, jadis peu favorable à l'absolutisme monarchique, soit aux nouvelles classes dirigeantes éclairées pour professer ces opinions : le duc de Richelieu, de Serre, de Barante, Pasquier, Lainé, Mounier, Camille Jordan, Guizot, Royer-Collard, Decazes étaient de cette école. On les appelait volontiers les libéraux, parce qu'ils avaient le respect de la liberté et de l'égalité, et certains les « doctrinaires » parce qu'ils formulaient leurs idées en axiomes de science politique, en vérités non contingentes, mais absolues.

D'ailleurs leur raideur était plutôt de forme, car ils furent au début les partisans déterminés des prérogatives royales, parce que le Roi était d'accord avec eux. Ils savaient donc au besoin faire de l'opportunisme malgré la rigueur de leurs formules.

Les indépendants. — Sous le titre d'indépendants se rangeaient à la gauche de la Chambre des députés des hommes d'opinions assez diverses. Les uns étaient voisins des doctrinaires, tels le duc de Broglie, Casimir Périer. D'autres, comme Manuel, La Fayette, le général Foy n'étaient pas dynastiques, ennemis de toutes mesures arbitraires, partisans déterminés de la liberté de la presse, ils désespéraient de la conversion des Bourbons au libéralisme, et inclinaient vers le duc d'Orléans. Ils invoquaient souvent l'exemple de la Révolution de 1688 en Angleterre, changement non de régime, mais de Souverain, qui avait ouvert une ère nouvelle à ce pays. Ils s'irritaient contre l'alliance du trône et de l'autel. En face de la Congrégation, société politique, ils favorisaient la Charbonnerie.

Le Roi au-dessus de la Nation, le Roi et la Nation sur le même plan, la Nation au-dessus du Roi, ces trois formules pourraient caractériser ces trois partis.

Leur existence, leurs oppositions sous la Restauration étaient-elles [p.19] une vraie caractéristique de ce régime ? De tout temps et sous tous les autres régimes, les esprits n'ont-ils pas été profondément divisés, des partis ne se sont-ils pas toujours combattus ?

Souvent il y a eu plus de partis et des partis plus violents qu'alors, il n'en est pourtant pas moins vrai que de 1815 à 1830 ces divisions prennent un caractère de gravité particulière parce qu'elles portent non sur des orientations politiques et sociales, sur la direction à imprimer aux affaires, sur des réformes législatives ou des mesures gouvernementales, mais sur le régime lui-même. Reviendra-t-on à l'ancien régime ? Tentera-t-on une adaptation de l'ancienne Monarchie aux temps nouveaux ? Gardera-t-on la dynastie au pouvoir ou fera-t-on appel à une autre ? Ce sont les questions qui sont posées et elles sont telles, elles impliquent de telles conséquences qu'elles remuent toutes les passions et surexcitent tous les esprits, qu'elles préparent aussi la Révolution.

L'absence du peuple dans la vie politique. — Une autre caractéristique de la Restauration est que le peuple est absent de la scène politique.

La loi électorale commence par exiger 300 francs d'impôts directs et 30 ans d'âge pour l'électorat. Elle réduit à moins de 100.000 le nombre des Français qui participent à la vie politique, puis la loi du double vote superpose à cette aristocratie une super-aristocratie électorale encore bien plus étroite. Le peuple, les petites gens, même les petits ou moyens rentiers, les petits propriétaires, les petits commerçants, les petits industriels sont exclus de toute participation aux affaires publiques. Et cela paraît chose si établie qu'on ne voit pas de revendications sérieuses de leur part ou en leur faveur. Une fois pourtant il est question d'abaisser le cens à 50 francs et de faire ainsi 2 millions d'électeurs. Ce sont les ultras qui ont lancé cette idée. Ils estiment le menu peuple moins indépendant, plus facile à manœuvrer que la bourgeoisie, les grands propriétaires, les grands industriels.

Et le peuple sans droits politiques, exclu de l'arène électorale, si l'on fait abstraction des mouvements de réaction du début dans le Midi, reste inerte. La cause en est sans doute dans la lassitude et le désenchantement qu'il éprouve. La Révolution avec ses mobilisations électorales incessantes, l'a conduit au Consulat et à l'Empire, les plébiscites lui ont fait acclamer un régime qui a entraîné la France deux fois à la défaite, à quoi bon s'agiter de nouveau ?

D'ailleurs toute organisation des classes populaires fait défaut. [p.20] Partis, clubs, sous le Consulat et l'Empire ont disparu, il ne reste que quelques sociétés secrètes, mais des complots ne sont pas de la vie politique.

Le peuple inorganisé n'est pas informé, remué par la presse. Les journaux sont coûteux, ils sont à faibles tirages, les plus répandus ne tirent pas à plus de 20.000 exemplaires ; ils sont censurés, surveillés ; ils ne peuvent soulever les passions populaires.

De cette abstention du peuple dans la vie politique les conséquences sont graves. — La couche nationale politique très peu épaisse est faite des gros contribuables, par suite les luttes politiques se livrent entre un nombre très restreint de combattants, elles sont d'autant plus ardentes, car l'âpreté de toute bataille est en raison inverse du nombre des troupes engagées ; — par suite les commotions politiques sont particulièrement violentes et dangereuses, car plus la couche terrestre solidifiée est mince, plus les tremblements de terre sont catastrophiques ; — par suite si le peuple un jour se met en mouvement, il emportera facilement le régime parce qu'il n'a pas d'assises solides et profondes.

Connexion de la religion et de la politique. — L'union des intérêts religieux et des intérêts dynastiques est un autre trait de la Restauration.

Pour le malheur de la France dès le début de la Révolution le conflit s'était élevé entre l'Église catholique et l'Assemblée nationale. La confiscation des biens, la suppression des droits et privilèges de l'Église, la constitution civile du Clergé avaient creusé un fossé entre les deux pouvoirs spirituel et temporel. Les mesures de plus en plus violentes contre les prêtres insermentés avaient transformé le conflit en persécution. Le Concordat n'avait que partiellement remédié au mal ; nombre de prêtres et d'évêques restaient hors des cadres de l'Église, puis étaient venues les violences de Napoléon contre le Pape. L'Église vit donc naturellement d'un œil favorable un Gouvernement qui rompait avec la Révolution et l'Empire.

Louis XVIII dans le domaine religieux s'efforça d'abord de supprimer le Concordat et les articles organiques et de revenir au Concordat de 1516. En juin 1817 il en fut signé un nouveau, et le Pape porta de 50 à 92 le nombre des évêques français, ce qui permit de réintroduire dans la hiérarchie ceux qui n'y étaient pas encore rentrés. Mais les Chambres ne ratifièrent pas le nouveau Concordat, le Roi le retira, mars 1818, et le Pape déclara revenir à celui de 1801, août 1819. Le Gouvernement s'était du moins montré soucieux [p.21] de créer en France un statut religieux plus favorable que celui de l'Empire.

Par une ordonnance du 27 février 1821 il assura la surveillance des collèges par les évêques, puis vint un projet sur les délits commis dans les églises, qui fut retiré. Puis la loi sur le sacrilège, l'autorisation donnée aux congrégations de femmes, le sacre de Charles X à Reims, impriment à son pouvoir un caractère religieux, la non-dissolution des Jésuites malgré la dénonciation de Montlosier et l'arrêt de la Cour de Paris, qui avait déclaré qu'il appartenait au Gouvernement de dissoudre les associations illégales, furent encore des mesures favorables à l'Église. Elle voyait donc le régime avec faveur, comptait sur lui pour lutter contre l'esprit antireligieux encore très répandu et comme incorporé aux idées modernes.

En même temps un très gros effort de propagande religieuse était fourni. Une association, sous le nom de Congrégation, était composée de prêtres et de laïques. Elle avait existé et agi sous la Révolution pour suppléer le Clergé orthodoxe défaillant. Elle avait survécu dans le secret au Concordat. Avec la lutte de l'Empereur et du Pape elle s'était tournée vers les Bourbons, et avait fait de la propagande contre l'Empire. Avec la Restauration elle fut connue et encouragée par le Roi et la Cour. Le chancelier Dambray, le comte d'Artois, ses partisans les plus actifs en firent partie. Elle soutint la politique des ultras, combattit le Ministère Decazes et appuya celui de de Villèle. Les élections de 1824 amenèrent à la Chambre 120 de ses affiliés, et le Roi ayant gardé le silence sur la question religieuse, l'adresse rédigée sous son influence la mil au premier plan. « La religion, disait-elle, réclame pour le culte des lois protectrices, pour ses ministres une existence plus digne d'eux. L'éducation publique réclame son appui nécessaire. » Or après que l'action de la Congrégation était demeurée secrète et que son existence souvent dénoncée avait été niée par le Gouvernement, en 1826 l'abbé de Frayssinous, ministre des affaires ecclésiastiques, dans un débat soulevé par les dénonciations de de Montlosier, la reconnut ; proclamant d'ailleurs qu'elle ne présentait aucun danger. A côté de la Congrégation travaillait à la propagande religieuse l'œuvre des « Missions de France ». Interdite par Napoléon, rétablie en 1814, elle s'efforçait de réveiller la foi et l'esprit religieux dans les classes populaires et dans les campagnes. L'ardeur des prédications, le caractère théâtral des cérémonies, les manifestations religieuses extérieures provoquaient des réveils religieux extraordinaires. En même temps se produisait [p.22] un épanouissement d'œuvres d'apostolat : bons livres, bonnes lettres, bonnes études, etc...

Mais ce mouvement dans une société devenue depuis le XVIIIe siècle et plus encore sous la Révolution sceptique, voltairienne, hostile à l'idée religieuse devait fatalement provoquer une vive et énergique réaction.

La Charbonnerie s'opposa à la Congrégation. Elle fut fondée en 1821, notamment par Buchez et Roux. Elle était hostile aux Bourbons. Composée de « ventes » de vingt membres pour échapper au Code pénal, elle était dirigée par une « haute vente ». Ses membres étaient comme militarisés. Ils avaient un fusil, cinquante cartouches, un poignard. Ils obéissaient à des ordres de chefs qu'ils ignoraient. Les moyens de la Charbonnerie étaient bien plus contraires à la liberté, à l'ordre public que ceux de la Congrégation.

Elle provoqua une série de complots, surtout après l'avènement de de Villèle. Il y eut la conspiration des élèves de l'École de Saumur, découverte le 22 décembre 1821, puis le mouvement insurrectionnel de Belfort, qui avorta en janvier 1822, puis l'insurrection du général Berton dans l'Ouest. Partie de Thouars elle échoua devant Saumur et à la Rochelle, malgré l'effort des quatre sergents Bories, Raoulx, Goubin et Pommier, dont l'exécution le 21 septembre suscita une extrême émotion. Berton pris, jugé à Poitiers, fut lui-même exécuté. « Le devoir avant la pitié », répondait Louis XVIII à ceux qui avaient sollicité sa grâce. Ces exécutions mirent fin à ces mouvements. Ils montrent par leur nombre, combien l'agitation, surtout antireligieuse, était étendue.

D'ailleurs la lutte ne fut pas ainsi terminée. Les manifestations, les processions, les érections de croix, qui étaient très fréquentes, surexcitaient les esprits et provoquaient des troubles jusque dans les églises. Dans les théâtres on réclamait la représentation de Tartuffe, des caricatures montraient Louis XVIII, Charles X en religieux, les brochures, les pamphlets contre la religion se multipliaient, on rééditait Tartuffe à 100.000 exemplaires, et deux millions de volumes de Voltaire et de Rousseau étaient répandus. On jouait des pièces de circonstances, La Congrégation et la diplomatie par exemple. Barthélémy composa la Villèliade, la Peyronéide, la Corbiéréide, puis les Jésuites, puis Rome à Paris. Le Constitutionnel avait la spécialité des articles antireligieux. Il exploitait en particulier le conflit qui s'était produit entre les gallicans et les ultramontains, par lequel les divisions sur le terrain religieux étaient encore accrues.

[p.23]

Une nouvelle école avait en effet surgi parmi les catholiques qui voulait rompre l'alliance de l'Église de France et du pouvoir civil, pour la rattacher le plus possible à son chef religieux, le Pape. Elle prétendait suivre les prescriptions romaines qui avaient condamné le gallicanisme. Elle voulait affranchir le Clergé et les catholiques de la tutelle du pouvoir royal, qui souvent entravait leur action. Elle voulait les désolidariser d'une politique, celle des ultras, qui devenait de plus en plus compromettante. Elle voulait rompre le lien entre l'Église et la dynastie, voire la monarchie, dont le sort lui semblait très compromis. L'école ultramontaine avec Lamennais comme chef de file connut d'abord de grands succès, mais elle provoquait les colères des catholiques monarchistes et gallicans qui considéraient que l'Église et la monarchie étaient deux forces complémentaires, deux alliées naturelles.

La religion se trouvait donc constamment mêlée à la politique et par là encore les luttes politiques devenaient de plus en plus violentes.

Prédominance des préoccupations d'ordre politique. — Par suite des divisions si graves dont elle est la proie et du sentiment d'insécurité qui règne dans les esprits, la Restauration se caractérise encore par la prédominance des questions de politique pure sur toutes autres. Les partis ont le souci constant de conquérir ou de garder le pouvoir, le Gouvernement et les Chambres sont surtout occupés de réformes d'ordre politique.

On s'en rend compte en voyant la place que la question électorale et les projets de loi de cet ordre ont tenue dans les travaux des Assemblées ou du Gouvernement.

Quand Louis XVIII rentre en France son premier souci est de remplacer la Chambre des députés de 1814, héritée de l'Empire, dont bien des membres avaient sièges dans celle des Cent-jours.

Et l'ordonnance du 13 juillet 1815, qui dissout la Chambre des députés, « règle les élections ». En ses quinze articles, elle constitue une véritable loi électorale.

Bientôt une seconde ordonnance dissout l'Assemblée élue selon ce régime et elle modifie à son tour des règles dont on a déploré le résultat. Ce second régime est d'ailleurs éphémère lui aussi. Les Chambres sont appelées à poser législativement les fondements du droit électoral, et la loi du 5 février 1817 sort de débats longs et passionnés. Trois années s'écoulent et de nouvelles orientations prédominent ; la réaction est déchaînée et la loi dite du double vote du [p.24] 29 juin 1820 est promulguée. Quatre ans plus tard on la retouche en allongeant le mandat à sept ans et en adoptant le renouvellement par septièmes et annuel. Enfin la crise de juillet 1830 est provoquée par une nouvelle réforme électorale.

En quinze ans seulement la Restauration a donc mis sur pied six régimes électoraux. Comme un malade qui se retourne sur son lit, cherchant la position de son repos, la Restauration incessamment est agitée par le problème politique par excellence, le problème électoral. Ainsi s'affirme la prédominance du politique dans ses préoccupations et c'est en conformité avec son instabilité et ses inquiétudes.

Elle est au contraire très pauvre en législation civile, économique, commerciale, sociale, industrielle. Dans ces domaines, moins le social, l'Empire a d'ailleurs accompli une œuvre incomparable, qui laisse le nouveau régime libre de porter son attention d'un autre côté.

Ce n'est pourtant pas que les questions sociales ne se posent pas. La condition des travailleurs, que M. Charléty présente de manière très saisissante, est loin d'être bonne et elle empire même sous la Restauration.

« Les calculs de Dupin, écrit-il, évaluent le salaire annuel d'un ménage agricole à 451 francs dans le Midi, à 508 francs dans le Nord ; il juge que ce salaire donne le nécessaire à l'ouvrier qui possède sa maison ; le cantonnier logé ne meurt pas de faim, et il touche de l'administration des Ponts et Chaussées 36 francs par mois, soit 432 francs par an. Mais on ne sait si les salaires agricoles augmentent ou diminuent de 1814 à 1830.

» L'état des salaires industriels est mieux connu. Ils sont en baisse régulière de 1814 à 1830, tandis qu'augmente le nombre des heures de travail et le prix des denrées de première nécessité. Duchâtellier, député du Finistère, établit en 1830 que dans tous les corps de métier les salaires ont baissé en moyenne de 22 % depuis 1800, tandis que le prix des objets de consommation a monté de 60 %. Villermé, qui s'est renseigné autant qu'il a pu sur la période de la Restauration, affirme la même baisse, dans toutes les industries, et quels que soient la région ou le mode de production. Les ouvriers mousseliniers de la région de Tarare qui travaillent à domicile, en famille, gagnent en 1820 de 40 à 45 sous, quinze ans plus tard 28 à 30... (suivent de nombreux exemples). Dans le Haut-Rhin,... [p.25] les salaires de la filature sont tombés à 0,35 par jour pour les enfants, 0,75 pour les dévideuses, 3 francs pour les hommes...

» Pour obtenir cette rémunération un ouvrier fournit à Lyon 16 heures de travail quotidien ; 14 et 15 à Sedan, 13 heures dans le Nord, 12 à 13 1/2 à Sainte-Marie-aux-Mines, 13 h. 1/2 dans le Haut-Rhin. La journée de 12 heures est très rare...

» Obligés à un tel effort et soumis à un tel tarif, l'ouvrier et l'ouvrière ne gagnent, pour la plupart, pas assez pour se nourrir et se loger décemment. Un tiers seulement des Français mange de la viande; sur les deux autres tiers l'un mange seulement de l'avoine, du maïs, des pommes de terre... Les logements sont réduits au minimum. Villeneuve-Bargemont, préfet du Nord, parle de leur aspect sordide et misérable, de l'entassement, de l'incroyable saleté qui y règnent. Les caves de Lille sont célèbres. Les taudis où s'abritent les ouvriers de Mulhouse sont loués de 6 à 9 francs par mois.

» La misère est profonde. Sur les 224.300 ouvriers du Nord, 163.000 sont inscrits en 1828 aux bureaux de bienfaisance... Les fabricants du Haut-Rhin signalent un autre genre de misère, le dépérissement rapide des enfants dans les manufactures. Villermé parle du dénuement et de l'alcoolisme des ouvriers lillois, de leur déchéance morale, de la prostitution de leurs filles. Il naît à Mulhouse un enfant illégitime sur 5... 82.748 enfants sont déposés dans les tours en 1814, 118.485 en 1830[6] »

Avec le développement de l'industrie le sort des travailleurs à la campagne comme à la ville est donc misérable.

Certains s'efforcent à y remédier. A côté de la charité inspirée par la religion, des institutions d'assistance s'inaugurent : « Maisons de refuge et de travail » pour les mendiants, « Société de prévoyance dans les manufactures », « caisses d'épargne », la première est de 1818 ; « sociétés de secours mutuels », « société philanthropique ». On songe à restaurer les anciennes corporations. Les plus aventureux parlent d'une taxation des salaires par l'État.

Mais, c'est ce qu'il faut bien relever, les pouvoirs publics n'interviennent pas. Travail, salaires relèvent pour eux des lois économiques et de l'initiative privée ; leur rôle n'est que d'assurer l'ordre et l'on considère que provoquer une cessation de travail, c'est le troubler, la grève concertée est un délit.

Tandis que les questions politiques attirent l'attention, on [p.26] ignore les questions sociales qui se posent pourtant dans des conditions extrêmement graves. L'indemnité aux émigrés est évidemment d'un bien plus grand intérêt !

La cause en est et à la précarité du régime qui impose les questions politiques et au régime censitaire, qui fait que les questions sociales n'intéressent pas un corps électoral, dont les membres les plus déshérités paient 300 francs de contributions directes.

Ainsi la Restauration établit la vérité de cette proposition : en régime représentatif une classe non représentée est une classe sacrifiée.

Mais n'est-il pas évident qu'un régime qui souffre de pareilles divisions, qui connaît un pareil déchaînement des passions politiques, qui est animé d'un esprit aussi rétrograde, qui avive ces discordes en mêlant la religion à la politique et qui néglige les intérêts des classes populaires en les laissant dans une pareille « misère imméritée », ne pouvait être qu'un régime éphémère. Les caractéristiques de la Restauration fournissent donc l'explication de sa si courte durée.

[p.27]

CHAPITRE II

LES ÉTAPES DE LA SECONDE RESTAURATION

Les caractères originaux de la seconde Restauration en ont donc fait comprendre la courte durée. Avant d'étudier le fonctionnement des institutions de 1814, remises en marche après les Cent-jours, objet principal de cet ouvrage, il faut rappeler les phases de ce régime, son évolution politique générale qui naturellement influencèrent le jeu de ses pouvoirs politiques. La série des Ministères qui se succèdent de juillet 1815 à juillet 1830 marque ses étapes. Ceci est nouveau. C'est le fait du parlementarisme. La lutte des partis entraînant la conquête ou la perte par eux du pouvoir, suivant qu'ils ont ou n'ont plus la majorité, porte au Ministère successivement les hommes des uns et des autres et impriment au Gouvernement leur orientation. L'histoire de tout Gouvernement parlementaire se jalonne donc par ses Ministères. On n'en présentera que le tableau le plus rapide avec l'indication des événements principaux qui les ont marqués.

I

MINISTÈRE TALLEYRAND-FOUCHÉ, 9 JUILLET-26 SEPTEMBRE 1815

Les événements et les alliés, on l'a vu, imposèrent à Louis XVIII Talleyrand et Fouché. L'un à l'extérieur, l'autre à l'intérieur avaient joué le rôle principal. Ils eurent pour collaborateurs, étant, le premier aux Affaires étrangères et à la présidence du Conseil, le second [p.28] à la Police générale, Gouvion Saint-Cyr à la Guerre, le baron Louis aux Finances, Jaucourt à la Marine, Pasquier à l'Intérieur provisoirement et à la Justice, de Richelieu à la Maison du Roi, Decazes occupant la préfecture de police. De nuances peu déterminées et diverses, ils formaient un Ministère d'affaires.

Ce Ministère pourtant inaugure des méthodes plus régulières. Talleyrand en est le chef, il est président du Conseil. Ses membres se réunissent pour décider des mesures à prendre.

Il fallait donner au pays des représentants. La Chambre des Cent-jours s'était évanouie avec le régime pour lequel elle était faite. Dès le 8 juillet Louis XVIII prononça la dissolution de la Chambre de 1814 et le 13 en renouvelant cette mesure une ordonnance organisait un régime électoral, qui manquait à la Charte.

Les collèges d'arrondissement et de département étaient maintenus.

N'en faisaient partie que les citoyens payant 300 francs d'impôts directs, selon la Charte. Mais les préfets, par ordonnance du 21 juillet, reçurent le droit d'ajouter dix membres aux uns et aux autres. D'autre part l'Age de l'électorat fut abaissé à 21 ans. Les collèges d'arrondissement ne faisaient que désigner des candidats en nombre égal à celui des députés du département. Les collèges de département nommaient les députés en en prenant au moins la moitié sur les listes de candidats des collèges d'arrondissement. L'âge de l'éligibilité était abaissé de 40 ans à 25. Le nombre des députés était porté de 262, que prévoyait la Charte, à 395.

D'autre part l'ordonnance du 13 juillet énumérait les articles de la Charte qui seraient révisés par le pouvoir législatif dans la session suivante.

Cette ordonnance était de la plus grande importance. Le Roi à lui seul créait le régime électoral, sans craindre de porter atteinte à la Charte. De plus, le Roi prévoyait la révision de celle-ci alors qu'elle même n'avait ni prévu ni organisé sa propre révision. Le régime restait en état d'imprécision, la Charte n'avait pas la rigidité d'une loi définitive et parfaite.

Le Gouvernement eut d'autres tâches. En matière militaire, il replia nos troupes au sud de la Loire et procéda à des licenciements.

L'ennemi occupa cinquante-huit de nos départements, avec 800.000 hommes, dont l'entretien nous coûtait 1.750.000 francs par jour. Nous étions désarmés.

Aussi Talleyrand ne put-il défendre nos droits dans la négociation [p.29] du traité de Paris du 20 novembre 1815 et les alliés, au mépris de la parole donnée, ne respectèrent pas nos frontières, malgré l'avènement des Bourbons et se saisirent de nos forteresses sur nos frontières du Nord-Est.

A l'intérieur, Fouché manifesta sa complaisance pour la réaction en ne combattant pas la Terreur blanche et en dressant, on l'a vu, ses deux fameuses listes du 24 juillet. Les élections eurent lieu les 14 et 22 août, assez irrégulièrement. Des électeurs intentionnellement ne furent pas convoqués, les préfets ajoutèrent aux listes d'électeurs quelquefois plus de 10 noms. Les abstentions furent nombreuses, il n'y eut guère que 50.000 votants sur 72.000 électeurs. La presse inorganisée eut peu d'action. La présence des troupes étrangères était une gêne.

Le résultat fut la formation d'une Chambre presque uniquement d'ultras, d'une Chambre « introuvable » selon le mot de Louis XVIII.

Le principe parlementaire fonctionna. Le Ministère constitué de partisans de la Révolution et de l'Empire était condamné. Fouché entouré d'hommes qui réclamaient l'exil des régicides démissionna le 10 septembre, Talleyrand, objet d'une même hostilité, le 24 septembre demanda au roi de défendre le Ministère auprès des Chambres. Celui-ci invoqua le principe parlementaire : les Ministres ne dépendaient-ils pas d'elles ? Ils démissionnèrent à leur tour.

Les deux hommes qui avaient le plus fait pour la Restauration disparaissaient, elle perdait ses tuteurs, elle allait se diriger elle-même.

II

MINISTÈRE MODÉRÉ DE RICHELIEU. 26 SEPTEMBRE 1815-29 DÉCEMBRE 1818

Le jour même Louis XVIII appelait au Ministère comme président du Conseil et ministre des Affaires Étrangères de Richelieu, Vaublanc à l'Intérieur, Decazes à la Police, Barbé-Marbois à la Justice, Corvetto aux Finances, de Feltre à la Guerre, Dubouchage à la Marine.

De Richelieu avait émigré en Russie et servi le tsar, mais il était rentré en France sans esprit de vengeance, il était partisan de la réconciliation nationale. Il était d'accord avec le roi et franc monarchiste [p.30] devait suivie une politique plus modérée que le précédent cabinet.

Le traité de la Sainte Alliance du 26 septembre, auquel la France adhéra pourtant, réveilla chez nous le patriotisme.

La session des Chambres s'ouvrit le 7 octobre 1815. La Chambre des députés comptait 402 membres et plus de 350 ultras.

L'adresse traduisit leur pensée. Après la clémence l'heure de la justice avait sonné. Ils étaient prêts à voter les lois nécessaires pour permettre au Roi de régner. Ils ne devaient confier l'administration qu'à des mains pures. Le Ministère subit leur pression. Les procès intentés aux dix-huit accusés de Fouché continuèrent. Le 8 décembre Ney fut exécuté et l'impression fut énorme et mauvaise. Le Ministère prépara les lois sur les discours, écrits et cris séditieux, sur les cours prévôtales. La Chambre dépassa le Ministère quant à la loi d'amnistie. — Le régime parlementaire entraînait ainsi le Ministère à suivre la majorité.

Les ultras auraient voulu le dominer entièrement et c'est alors qu'ils formulèrent les principes d'un parlementarisme intégral.

Le Ministère, quoique résistant à une majorité hostile, lui fil la concession d'ajouter à la liste des bannis tous les régicides, 7 janvier 1816, ce qui constituait la violation de l'engagement pris dans la déclaration de Cambrai.

Il subit la même influence pour des mesures favorables à la religion et au clergé et pour la suppression du divorce, loi du 8 mai 1816, et pour la reconnaissance au profit d'établissements ecclésiastiques du droit de recevoir des dons et legs, loi du 2 janvier 1817.

Mais le conflit surgit encore entre la majorité et le Ministère au sujet de la loi électorale qui devait remplacer les ordonnances des 13 et 21 juillet 1815. — Les ultras pensant que les campagnes subiraient l'influence des grands propriétaires ruraux et leur seraient plus favorables que les villes votèrent en faveur de l'abaissement du cens à 50 francs, ce qui aurait porté le nombre des électeurs à deux millions, au grand profit des campagnards. La Chambre des députés vota donc cette mesure, mais celle des pairs la rejeta. Le Roi prorogea alors les Assemblées du 29 avril 1816 au 2 octobre. Le Gouvernement et la Chambre des députés étaient en état d'incompatibilité d'humeur et le Roi résistait aux exigences du parlementarisme.

Il procéda pourtant à un remaniement partiel du Cabinet. Vaublanc en désaccord avec ses collègues sur la question du renouvellement [p.31] intégral ou partiel de la Chambre fut remplacé par Lainé, et par compensation, Barbé-Marbois, que les ultras détestaient, céda sa place à Dambray, mai 1816.

Le 13 août le Gouvernement prenait une décision radicale, celle de dissoudre la Chambre. L'ordonnance fut signée le 5 septembre. Les alliés avaient beaucoup poussé à cette mesure. Là se marquait une faiblesse du régime. Le rôle joué par eux dans deux Restaurations, la crainte qu'ils nourrissaient de voir recommencer les fautes de la première, la dépendance dans laquelle notre faiblesse nous mettait vis-à-vis d'eux leur permettaient de s'immiscer dans nos affaires, et la Monarchie, qu'on représente souvent comme l'incarnation de l'indépendance nationale, le subissait. Cette mesure n'allait pas sans agiter le pays.

L'ordonnance du 5 septembre laissait en principe subsister pour les élections les ordonnances des 13 et 21 juillet 1818. Pourtant elle revenait au chiffre des 258 députés pour la Chambre, puis elle admettait qu'aux contributions d'un citoyen pour le calcul du cens électoral s'ajoutassent celles payées par sa femme, ses enfants mineurs, sa mère restée veuve non remariée, ou de même sa belle-mère... Curieux hommage au principe de la solidarité familiale et mesure atténuant la rigueur de la Charte.

Les élections avaient surpris les ultras. Ils dirent qu'elles avaient été imposées au Roi par les étrangers, qu'il souhaitait leur réélection. Ils accusaient Lainé de vouloir ramener la République, Decazes de travailler pour l'Empire. Chateaubriand ayant publié sa brochure, La Monarchie selon la Charte, Decazes la fit saisir et il fut révoqué comme ministre d'État. La censure sévit vis-à-vis des journaux ultras, on permit aux individus placés sous la surveillance de la Haute police de rentrer dans leurs départements.

Les résultats des élections furent favorables au Gouvernement. Les doctrinaires revinrent nombreux, les six indépendants se renforcèrent de Laffitte et de de Bondy. Les modérés eurent une majorité de 60 voix.

Ces élections leur assurèrent le pouvoir pendant une période de trois ans et demi. Ce fut pour la Restauration un événement considérable et des plus heureux, sans lequel peut-être elle eût connu une nouvelle chute aussi prompte que la première. Le Ministère gouverna avec modération, évita les mesures de réaction qui auraient de nouveau détaché le pays de la Monarchie et fit aboutir une série de mesures sages. En 1817 une loi électorale bien comprise fut votée. [p.32] En 1818 l'armée reçut un statut qu'elle conserva très longtemps, les finances furent administrées avec sagesse, des impôts productifs furent établis, des conversions heureuses permirent de payer les indemnités dues aux alliés et de libérer notre territoire, la presse en 1819 reçut un régime plus libéral, le régime parlementaire s'acclimata en France.

Les ultras n'en faisaient pourtant pas moins la guerre aux modérés. Les princes, la maison du Roi, les officiers de la garde royale les appuyaient. Ils n'hésitaient pas à insinuer que le peuple pourrait avoir à sauver la Monarchie. « L'époque est arrivée, disait un pamphlet, où ce sont les peuples qui sauvent les Rois. Les Espagnols ont reconquis le leur... Les Français sauveront le Roi de ses Ministres[7]. »

Dans son discours du 4 novembre 1815, le Roi soutint cette politique, mais peut-être pas avec toute la vigueur voulue. Il recommandait naturellement l'union, témoignait de son zèle pour la religion, de sa volonté de faire respecter les droits de tous, de son attachement à la Charte : « Je ne souffrirai jamais qu'il soit porté atteinte à cette loi fondamentale, mon ordonnance du 5 septembre le prouve assez. » Il est vrai que les précédentes ordonnances de juillet avaient prévu qu'elle serait revisée en certains de ses articles, et que le zèle du Roi pour la Charte paraissait ainsi quelque peu variable et incertain. Le Roi terminait en préconisant « l'union nécessaire des trois branches de la législation » et par cette phrase : « Comptez sur les mêmes dispositions de ma part, et que mon peuple soit bien assuré de mon inébranlable fermeté pour réprimer les attentats de la malveillance et pour contenir les écarts d'un zèle trop ardent. » C'était dénoncer les dangers de la gauche et de l'extrême droite et s'affirmer pour la modération, mais d'une manière peut-être trop modérée elle-même. L'impression fut que le Roi ne soutenait pas très fortement son Ministère.

La vérification des pouvoirs donna lieu à de vives récriminations entre modérés et ultras. Ceux-ci accusaient ceux-là d'avoir abusé de la pression administrative et de s'être recommandés à l'excès de l'appui de Louis XVIII, ceux-là leur rétorquaient les mêmes griefs, sauf que c'était le comte d'Artois dont ils s'étaient recommandés.

La loi électorale du 5 février 1817 doit particulièrement retenir [p.33] l'attention. Préparée par Lainé, le projet en fut déposé le 28 novembre 1816, le rapport fut présenté par Bourdeau à la Chambre des députés. Les débats furent longs et passionnés ; ils se terminèrent à la Chambre des députés le 8 janvier 1817 par son vote à la majorité de 132 voix contre 100 et à la Chambre des pairs le 30 janvier avec 95 voix pour et 77 contre. Le succès avait été dur à obtenir.

En voici les lignes essentielles en combinant ses dispositions et celles de la Charte. — Étaient électeurs les Français âgés de 30 ans, payant 300 francs de contributions directes, celles de leur femme ou de leurs enfants mineurs comprises. — Chaque électeur votait soit dans le département de son domicile, soit dans un département où il payait des contributions directes. — Les listes électorales étaient établies par les préfets sauf recours à la Cour royale ou au Conseil d'État.

Tous les électeurs d'un département formaient un seul collège, qui siégeait au chef-lieu, ou dans une autre ville choisie par le préfet. S'ils étaient plus de 600 il pouvait être formé des sections. Le Roi nommait leur président.

Ces collèges tenaient des sessions de dix jours au plus. Le vote avait lieu au scrutin de liste, à la majorité absolue aux deux premiers tours, à la majorité relative au troisième.

N'étaient éligibles que les Français âgés de 40 ans, payant 1.000 francs de contributions directes, à l'exclusion des préfets et officiers généraux dans les départements de leur ressort.

Les députés étaient élus pour cinq ans et renouvelables par cinquièmes. Leurs fonctions étaient gratuites sans traitement, ni indemnités.

On estimait à 90.000 le nombre des électeurs, à 16.000 celui des éligibles.

Les grandes innovations étaient la suppression des collèges d'arrondissement présentant des candidats aux collèges de département, la suppression des électeurs ajoutés par les préfets. Le progrès était notable. Les opérations étaient simplifiées.

Les adversaires principaux de la loi furent à la Chambre des députés : Villèle, Corbière, La Bourdonnaye, de Bonald, Piet, Castelbajac ; parmi les pairs : Montmorency, Polignac, Fitz-James, Brissac.

Ils auraient voulu deux degrés de collèges, les premiers présentant des candidats aux seconds ; pour les premiers des électeurs ne payant pas 300 francs de contributions, pour faire au pays un appel plus étendu, les seconds seuls ne comprenant que les électeurs de [p.34] 300 francs de contributions, ce qui aurait donné satisfaction à la Charte, puisque c'étaient ces collèges qui élisaient en définitive les députés.

L'unique collège départemental à leurs yeux donnait aux grandes villes une influence excessive alors que le régime devait trouver son appui dans les campagnes.

Les défenseurs du projet furent auprès des députés, Beugnot, Royer-Collard, Jordan, Blanquart, Bailleul ; auprès des pairs, de Broglie, Mole, Choiseul, Abrial, Barbé-Marbois. — Ils critiquaient les assemblées électorales nombreuses d'arrondissement préconisées par leurs adversaires. Ils voyaient dans les classes moyennes l'intelligence et la sagesse. Ils considéraient que 100.000 électeurs c'était une base assez large pour le Gouvernement du pays.

La loi électorale donna lieu à une démarche très peu constitutionnelle des princes. Le comte d'Artois, le duc d'Angoulême, le duc de Berry écrivirent au Roi. Ils s'étonnaient de n'avoir pas été consultés sur une question aussi grave, qui intéressait le régime. Ils priaient le Roi de modifier la loi ou de suspendre son application. Ils voulurent même provoquer l'intervention à son sujet des puissances, alors que précédemment ils avaient protesté contre leur immixtion dans nos affaires.

Le conflit entre les modérés et les ultras eut d'autres occasions de se manifester. Des lois très sévères et sur la liberté individuelle et sur la presse avaient été votées en 1816 à titre temporaire. Quand l'échéance se présenta le Gouvernement, considérant que les passions étaient encore très violentes et l'ordre trop peu sûr, proposa de les maintenir avec seulement quelques atténuations, par exemple aucune arrestation ne pourrait avoir lieu sans la signature du Ministre de la police et du président du Conseil, la censure ne serait conservée que jusqu'au 1er janvier 1818. La droite extrême qui l'année précédente réclamait « des fers et des bourreaux » et avait voté ces lois d'enthousiasme, protesta énergiquement contre leur maintien. Villèle soutint que la liberté de la presse était le corollaire de la liberté de la tribune et qu'elle était nécessaire pour défendre le Roi contre ses Ministres. Les ultras professaient donc le parlementarisme et le libéralisme purs. Le propre des hommes de principes est vraiment d'en changer au gré des circonstances.

A Lyon un prétendu complot, peut-être suscité ou simulé par le préfet Chabrol-Crusol et le général Canuel, commandant la division, qui suivaient la politique des ultras, donna lieu à une telle [p.35] répression, notamment de la part de la Cour prévôtale, que les ouvriers en très grand nombre quittèrent la ville. Le comte d'Artois et ses partisans pensaient que le Roi serait très inquiet de ce mouvement dont on faisait un complot et que rendant ses Ministres responsables il se détacherait d'eux. Mais Marmont, chargé de faire une enquête, se montra très sévère, en particulier pour le général et le Roi soutint ses Ministres, trompant les espérances de leurs adversaires.

Il y eut même deux changements opérés dans les Ministères favorables aux modérés, Pasquier le 19 janvier 1817 remplaça Dambray à la Justice ; Gouvion Saint-Cyr le 23 juin remplaça Dubouchage à la Marine ; le 12 septembre, il remplaça de Feltre à la Guerre, Molé prenant la Marine. Tous les nouveaux Ministres étaient d'opinion modérée.

Les élections de 1817 pour le renouvellement du premier cinquième accentua encore l'antagonisme des modérés et des ultras. Ils se présentèrent les uns contre les autres dans les divers départements en face des indépendants. Il ne s'agissait donc pas de deux nuances d'un même parti, mais de deux partis qui se combattaient. Le résultat fut que les indépendants gagnèrent douze sièges qui furent perdus par les ultras, que les indépendants désormais au nombre de vingt-cinq constituèrent une force avec laquelle le Gouvernement dut compter et que les ultras, s'exaspérant de leurs échecs, furent encore plus violents que par le passé.

Les élections de Paris étaient significatives. Au premier tour des trois listes il n'y eut qu'un élu, Laffitte, un indépendant. Les ultras et les modérés craignant le succès complet de leurs adversaires, s'unirent, la droite n'ayant qu'un candidat. Deux nouveaux indépendants, Casimir Périer et Delessert, furent élus ainsi que cinq ministériels, Roy, Goupy, Bellart, Breton et Pasquier, ce résultat ne pouvait qu'irriter encore les ultras.

Les divisions ne faisaient ainsi que s'accentuer.

Il commença à s'en introduire au sein de la majorité et même du Ministère. Les uns étaient effrayés par les succès des indépendants et inclinaient vers l'alliance avec la droite extrême, les autres, pour la même raison, inclinaient vers un rapprochement des indépendants. Et par ailleurs les doctrinaires, par l'intransigeance de leurs principes ou de leurs formules, rendaient la situation encore plus compliquée.

Dans cet état de division et d'irritation les projets de loi se [p.36] heurtaient à des oppositions violentes et passaient de plus en plus difficilement.

La presse exigeait une loi définitive et plus normale. Le Gouvernement déposa un projet. Il ne gardait la censure que pour les journaux, substituant pour les autres écrits la répression à la prévention, avec la responsabilité, subsidiaire par rapport les uns aux autres, des auteurs, des éditeurs et des imprimeurs. La loi déterminait les délits et les crimes, les peines et les compétences. Ce projet suscita l'opposition combinée de l'extrême droite et des indépendants. Ils protestaient contre la censure, et réclamaient la compétence du jury. Les ultras déclaraient qu'on ne pouvait pas séparer du régime représentatif la publicité et qu'il n'y avait de publicité que par les journaux. Villèle réclamait le jury, mais exigeait que les jurés comme les députés payassent 1.000 francs de contributions. A la Chambre des députés, où cinquante orateurs prirent la parole, la discussion se prolongea du 11 au 24 décembre 1817, le projet subit des amendements. A la Chambre des pairs il fut rejeté le 23 janvier 1818. On demeurait donc dans le provisoire antérieurement établi et ces débats, cet avortement manifestaient l'existence d'un grand malaise dans la majorité.

Le recrutement de l'armée était également à établir. Il présentait de grosses difficultés. Il fallait redonner à la France une puissance militaire qu'exigeaient son indépendance, sa dignité, son influence en Europe ; il fallait en même temps ménager les craintes de l'Europe à notre égard, et celles de l'extrême droite, qui voyait dans l'armée le bonapartisme ; il fallait ménager nos finances écrasées par l'occupation militaire des ennemis et l'indemnité de guerre qu'ils avaient reçue ; il fallait tenir compte des souvenirs des conscriptions de l'Empire. Le Gouvernement déposa un projet le 29 novembre 1817, établissant une levée de 40.000 hommes tirés au sort, qui accomplissaient six ans de service militaire, ce qui donnait 240.000 hommes en temps de paix. En même temps le projet n'admettait comme officiers que les élèves des écoles militaires ou les sous-officiers de deux ans de grade. Ces dernières mesures devaient empêcher le retour des nominations scandaleuses, dont avaient bénéficié des membres de la noblesse. Les ultras en furent à nouveau exaspérés, ainsi que de la glorification de l'armée impériale à laquelle se livra Gouvion Saint-Cyr en défendant la loi. Ce fut l'occasion d'une nouvelle manifestation du comte d'Artois. Dans une lettre à son frère il protestait contre l'abandon par le Roi de son [p.37] droit essentiel de nommer les officiers, contre la politique générale du Gouvernement, contre les Ministres, dont il demandait le renvoi. Louis XVIII répondit qu'ils faisaient sa politique, qu'il les soutiendrait, qu'il ne voulait pas être « le Roi de deux peuples », qu'il prévoyait que son successeur se créerait des difficultés insurmontables s'il se présentait comme le Roi de l'un d'eux. La loi passa. Mais il était grave de voir que l'entente ne pouvait même pas se faire sur le terrain de la défense nationale.

Non moins pénible fut l'échec du Concordat, dont il a déjà été parlé. Le Gouvernement et le Saint-Siège étaient arrivés péniblement à une entente. On doutait quant à la nécessité ou non de soumettre l'accord intervenu aux Chambres. A la Chambre des députés des objections surgirent de tous côtés. La commission consacra à son examen dix-sept séances. Les doctrinaires étaient hostiles. Rome consultée par un député déconseilla le vote du projet. Le Gouvernement l'abandonna le 20 mars 1818.

Les Monarchistes étaient si divisés entre eux qu'ils sollicitaient les uns contre les autres l'intervention des puissances étrangères.

On en eut la preuve en saisissant une « note » au prince Orloff, qui demandait une « intervention franche et ouverte » des puissances pour « éclairer la volonté du Roi », le ramener à « des idées plus simples et plus saines ». C'était un outrage pour le Roi. On reconnut qu'elle était de de Vitrolles, l'homme du comte d'Artois, il fut destitué de son poste de ministre d'État.

Au dehors le Ministère de Richelieu obtint des succès. Le 25 avril 1818 il signa une convention qui fixait à 265 millions le compte des dettes dites particulières de la France et à Aix-la-Chapelle une autre convention qui fixait les modalités de leur paiement. Une convention du 9 octobre 1818 stipula en conséquence que le retrait des troupes étrangères d'occupation s'achèverait le 30 novembre 1818. L'occupation aurait pu durer cinq ans.

Les élections de 1818 inquiétaient beaucoup le Gouvernement. Il était très divisé. Richelieu et Lainé craignant les indépendants étaient favorables au rapprochement avec les ultras, sûrs soutiens du trône. Decazes, Pasquier, Molé leur étaient défavorables. La politiques des ultras n'avait-elle pas déjà perdu Louis XVIII ?

Les indépendants menèrent une active campagne, ils inaugurèrent la propagande par les banquets, ils se rapprochèrent des bonapartistes qui se ranimaient.

Les résultats furent désastreux pour les Monarchistes de droite. [p.38] Aucun de leurs députés soumis à la réélection ne passa. — Les indépendants gagnèrent quinze sièges sur l'extrême droite et quatre sur les ministériels. Le glissement à gauche était rapide. Le désarroi s'empara du ministère : Richelieu et Lainé, Ministres par devoir et timorés sont navrés d'avoir à combattre des Monarchistes dévoués ; Molé les suivrait volontiers, Gouvion se désintéresse de la politique, Corvetto est malade.

Mais Decazes et Pasquier sont contre les ultras et Decazes est encouragé par le Roi, qui se souvient toujours de sa chute en 1815 et qui continue à l'attribuer à leur politique.

III

MINISTÈRE DESSOLLE-DECAZES 29 DÉCEMBRE 1818-19 NOVEMBRE 1819

Il y eut une crise latente. Louis XVIII voulait garder de Richelieu, mais l'entente entre lui et Decazes était impossible, et il tenait avant tout à celui-ci. Le 29 décembre 1818 de Richelieu ayant démissionné, un nouveau Ministère fut formé que dirigeait nominalement Dessolle, ancien soldat de Napoléon, en réalité Decazes, qui prenait l'Intérieur. De Serre fut nommé à la Justice, Louis aux Finances, Portal à la Marine, Gouvion Saint-Cyr à la Guerre. Le ministère de la Police fut supprimé en signe de libéralisme. C'était un Ministère homogène et modéré à tendances libérales.

Il fut marqué par une politique libérale en effet, par des réformes significatives dans ce sens, par les attaques des ultras, par les progrès de plus en plus marqués des indépendants aux élections, qui provoquèrent de sa part le revirement de sa politique dans le sens de la réaction.

L'opposition de la droite se manifesta par deux votes de la Chambre des pairs jusque-là plutôt modérée.

Barthélémy y déposa une motion pour demander au Roi une réforme électorale, ce qui était une protestation contre le résultat des dernières élections. De Serre déclara que le Roi n'avait nulle intention de modifier le régime électoral, et pourtant la motion Barthélémy fut votée par 90 voix contre 55. Puis les pairs rejetèrent une loi que les députés avaient acceptée, modifiant le point de départ de l'année budgétaire pour faciliter le vote du budget, 4 mars 1819.

[p.39]

Le Gouvernement y répondit le 6 mars par une fournée de soixante pairs nouveaux, pris surtout parmi les maréchaux, généraux, grands dignitaires de l'Empire, censément pour rendre hommage à ces personnalités illustres, en réalité pour assurer à la politique du Gouvernement une majorité à la Chambre haute. Cette mesure ne fut pas naturellement sans soulever des tempêtes. Le 18 mars la motion des pairs en faveur d'une réforme électorale fut repoussée par 150 voix contre 34, ministériels et indépendants s'étant unis contre elle.

Entre temps les élections partielles étaient favorables à ces derniers. Benjamin Constant dans la Sarthe, Daunou dans le Finistère, de Corcelle dans le Rhône triomphaient.

Le Ministère accentua sa politique libérale. De Serre, le 22 mars, présenta trois projets de loi sur la presse, qui devinrent les lois des 17 et 26 mai et du 9 juin 1819. C'était une révolution.

La dernière sur la publication des journaux la rendit libre sans autorisation ni censure, imposant seulement un cautionnement de 10.000 francs dans les départements de la Seine, de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, et de 5.000 francs dans les autres. L'impôt du timbre subsistait. Les propriétaires et éditeurs de journaux étaient responsables en même temps que les auteurs.

La seconde de ces lois sur la procédure, confiait au Ministère public seul la poursuite des crimes et délits de presse ; — elle attribuait la compétence aux Cours d'assises, les tribunaux correctionnels ne jugeant que les affaires concernant des particuliers ; — elle permettait de faire la preuve dans les cas de poursuites pour diffamation envers des fonctionnaires.

La première définissait les crimes et délits de presse : — provocation publique aux crimes et délits, — outrages à la morale publique et religieuse ou aux bonnes mœurs, — offenses publiques envers la personne du Roi, — offenses publiques envers les membres de la famille royale, les Chambres, les Souverains étrangers, — diffamations et injures publiques. Étaient affranchis de responsabilité les discours tenus dans les Chambres, les comptes rendus fidèles et de bonne foi des séances publiques des Chambres, les discours et écrits produits devant les tribunaux. Les imprimeurs de bonne foi d'écrits dont les auteurs étaient mis en jugement étaient irresponsables.

Ce régime, presque exclusivement répressif, confiant la répression à la Cour d'assises était très libéral, c'était un énorme progrès [p.40] dans cette voie. Guizot, de Broglie, Royer-Collard l'avaient inspiré.

Les débats aux Chambres furent extrêmement vifs, les thèmes opposés, d'ailleurs connus, sinon épuisés, se heurtèrent. La droite, qui précédemment s'était unie aux indépendants en faveur de la liberté combattit énergiquement ces lois ; elle obtint seulement l'adjonction du délit d'atteinte à la morale religieuse au délit d'atteinte à la morale publique. Les indépendants protestèrent contre le cautionnement dans lequel ils voyaient un privilège pour la richesse, ce furent eux qui provoquèrent son abaissement à 5.000 francs en principe dans les départements. Le Gouvernement faisait valoir en faveur de la réforme l'apaisement qui s'était produit dans les esprits, et la nécessité d'aboutir après quatre ans à un régime définitif qui ne pouvait être que libéral.

Le Gouvernement poursuivait par ailleurs une politique d'ordre financier : annulation des crédits ouverts et non employés dans l'année, — justification des dépenses opérées, — spécialisation des crédits furent autant de sages mesures introduites dans nos pratiques budgétaires. Aussi la rente monta-t-elle à 80 francs. La paix intérieure et extérieure, ces bienfaits dont la France avait si peu joui jusque-là, favorisait en même temps les affaires.

La politique modérée, qui produisait ces bons résultats, n'en était pas moins de plus en plus difficile. Les esprits étaient attirés vers les extrêmes, les uns tendaient au libéralisme, au règne complet de la souveraineté nationale, et au gouvernement du pays par lui-même, les autres craignaient le retour progressif à la Révolution et voulaient la consolidation de l'autorité, du pouvoir royal.

En même temps les Souverains étrangers, inquiets de notre orientation libérale et pour Louis XVIII et pour eux-mêmes, arguant de ce que la France avait adhéré à Aix-la-Chapelle à l'alliance des Souverains pour la défense de la légitimité, prétendaient instituer auprès du Roi une sorte de surveillance collective, qui mettrait la France en tutelle. Au même moment à Carlsbad, à Francfort ils prenaient des mesures sévères contre le libéralisme. Les ultras y applaudissaient et dénonçaient notre isolement.

Les élections de 1819 mirent le Gouvernement en très mauvaise posture. Sur 54 élus les modérés en eurent 15, la droite 4 et les indépendants 35. Le pays hostile aux ultras n'avait pas confiance dans les modérés pour les combattre. Et l'extrême droite, toujours fidèle à la politique du pire, quand un modéré restait en ballottage avec un indépendant, votait pour celui-ci. Ainsi fit-elle triompher [p.41] Grégoire à Grenoble, malgré le scandale que produisit cette élection, quitte à jeter les hauts cris ensuite et à demander l'exclusion pour indignité du nouvel élu, qui d'ailleurs n'était pas éligible dans l'Isère.

Par les progrès de plus en plus considérables des indépendants le régime n'en était pas moins en péril. Decazes soutenu par le Roi se décida pour une vigoureuse réaction. De Serre prépara une réforme électorale : suppression du renouvellement partiel et mandat de sept ans pour éviter les secousses électorales annuelles, — dualité des collèges électoraux, ceux d'arrondissement ouverts aux contribuables de 200 francs d'impôts directs, ceux de département réservés à ceux qui payaient 400 francs ; les uns et les autres nommant leurs députés séparément, les contribuables de 400 francs votant dans les deux collèges. Consultations électorales très espacées, assurant la stabilité gouvernementale, création de surcensitaires, ayant leurs représentants et votant deux fois, c'était une réaction très accentuée. Et les modérés avec les cens de 200 et de 400 francs portaient la main sur la Charte, leur arche sainte !

Ce fut le signal d'une crise ministérielle.

IV

MINISTÈRE DECAZES, 19 NOVEMBRE 1819-20 FÉVRIER 1820

Dessolle et Gouvion Saint-Cyr ne suivirent pas Descazes dans cette voie. De Richelieu, Villèle et Corbière que Decazes sollicita se récusèrent. Il forma son Ministère en gardant l'Intérieur, en conservant de Serre et Portal, en s'adjoignant Roy aux Finances, Latour-Maubourg à la Guerre, Pasquier aux Affaires étrangères, 19 novembre 1819.

Pris entre les libéraux luttant pour la loi électorale de 1817, les Souverains étrangers et les intransigeants de droite, il mena une existence tourmentée.

Le 13 février 1820 l'assassinat du duc de Berry par Louvel le tua. Il fallut pourtant la pression de tous les princes et de toute la Cour pour détacher Louis XVIII de son « favori », il lui était lié par la similitude de leurs opinions, une confiance et une sympathie extrêmes. Il le fit duc et lui donna l'ambassade de Londres.

[p.42]

V

MINISTÈRE DE RICHELIEU, 20 FÉVRIER 1820-14 DÉCEMBRE 1821

Louis XVIII rappela au Gouvernement de Richelieu qui prit la présidence sans portefeuille, garda tous les Ministres en fonction en remplaçant seulement Decazes par Siméon à l'Intérieur.

Son originalité fut, étant composé de modérés, de faire une politique d'extrême droite. Il s'appuya en effet sur les hommes du comte d'Artois qui s'était engagé à le soutenir. « Je serai votre premier soldat », avait-il dit à de Richelieu qui le consultait avant de prendre le pouvoir.

La réaction fut rapide et énergique. Il y eut tout d'abord des hécatombes administratives. Jordan, Royer-Collard, Guizot, de Barante furent révoqués comme conseillers d'État ; des préfets furent déplacés.

Surtout trois lois très antilibérales furent votées. Celle du 26 mars 1820 porta gravement atteinte à la liberté individuelle. Tout prévenu de complot ou de machination contre la personne du Roi, la sûreté de l'État, les membres de la famille royale, sans être traduit devant les tribunaux, pouvait être arrêté et détenu. Il fallait seulement un ordre délibéré en Conseil des Ministres, et signé de trois d'entre eux. Cet ordre devait être communiqué par le geôlier au procureur du Roi, qui entendait ou faisait entendre le détenu, recevait ses réclamations, mémoires, pièces justificatives et dressait un rapport adressé au procureur général, puis au ministre de la Justice. Dans les trois mois le Conseil des Ministres renvoyait le prévenu devant ses juges, ou le mettait en liberté. C'était le retour à l'arbitraire administratif.

La loi du 31 mars 1820 fut aussi rigoureuse pour la presse. Celles de 1819 étaient suspendues pour cinq ans, la censure, l'autorisation préalable pour les journaux et écrits périodiques traitant de questions politiques étaient rétablies. En cas de poursuite la suspension provisoire pouvait être prononcée par le Gouvernement, et en cas de récidive elle pouvait être définitive. C'était encore un régime d'arbitraire.

La loi du 29 juin 1820 fut aussi significative. Elle recréait les deux sortes de collèges électoraux, ceux d'arrondissement composés de contribuables payant 300 francs d'impôts directs, ceux de département [p.43] composés du quart des premiers, les plus imposés. Les plus petits ou les plus pauvres départements ne formaient pourtant qu'un collège. Dans les autres les collèges de département nommaient 172 députés, et les collèges d'arrondissement 258. Les premiers avec 18.000 électeurs seulement nommaient ainsi les deux cinquièmes de la Chambre. Et les gros contribuables votaient dans les deux sortes de collèges. Ce privilège frappa tout particulièrement l'opinion, la loi fut qualifiée loi du double vote. L'élection des deux cinquièmes des députés par eux seuls était pourtant une mesure beaucoup plus importante.

La loi laissa subsister le mandat de cinq ans et le renouvellement partiel ; la droite extrême se croyait assurée à tout jamais du succès.

Le vote de cette loi fut difficile à la Chambre des députés, cent vingt-trois orateurs prirent la parole, les débats durèrent du 6 mai au 12 juin ; il y eut des orages. L'article premier ne passa qu'à cinq voix de majorité.

Les élections eurent lieu le 19 décembre 1820, la naissance du duc de Bordeaux, « l'enfant du miracle », le 29 septembre, encourageait la droite.

Son succès fut considérable, elle obtint 198 sièges sur 220. C'était pour elle aussi un miracle, celui de la résurrection. Son entrée dans le Gouvernement s'imposait.

Le 21 décembre, de Richelieu, qui déjà le 1er novembre s'était adjoint de Lauriston comme ministre de la Maison du Roi, prit comme ministres sans portefeuille Villèle, Corbière, Lainé. Les deux premiers débutaient comme Ministres, leur activité, leur ardeur, leur connaissance des affaires, les avaient imposés. Très réactionnaires, ils avaient pourtant le sens pratique.

Leur entrée au Gouvernement fut marquée par des mesures d'ordre religieux. Une ordonnance du 27 février 1821 plaça l'Université sous le contrôle de l'Église. « Les bases de l'éducation, disait l'article 13, sont : la religion, la Monarchie, la légitimité et la charte. » L'évêque diocésain surveillait, en ce qui concerne la religion, tous les collèges, les visitant, ou les faisant visiter, et provoquant du conseil royal de l'Instruction publique les mesures à son avis nécessaires. L'enseignement des sciences était séparé de celui des lettres. La philosophie était enseignée deux ans et en latin. Des médailles d'or étaient décernées aux professeurs se distinguant par [p.44] leur conduite religieuse et morale et leurs succès dans l'enseignement.

Les maisons particulières d'éducation pouvaient, en demeurant privées, devenir des collèges de plein exercice et jouir des mêmes avantages que les collèges royaux et communaux.

Les élections de 1821 confirmèrent les précédentes. La droite emporta 74 sièges sur 88, 50 étaient gagnés par les ultras. L'effet de la loi était extraordinaire. La réaction se déchaînait d'ailleurs dans toute l'Europe.

Richelieu se trouvait débordé. Il fut attaqué par la droite extrême pour laquelle il avait pourtant si bien travaillé. Il s'en plaignit au comte d'Artois, lui rappelant les promesses d'appui qu'il lui avait faites. Le prince se dégagea cavalièrement. Il avait pris ses paroles « trop à la lettre », « les circonstances étaient alors si difficiles ». Louis XVIII, lassé par ses luttes avec son entourage, ne le soutint pas. De Richelieu au sortir de son entrevue avec le comte d'Artois donna sa démission. Il perdait le pouvoir, ce n'est pas lui qui perdait l'honneur

VI

MINISTÈRE DE VILLÈLE, 14 DÉCEMBRE 1821-4 JANVIER 1828

Le nouveau Ministère eut pour chef de Villèle, ministre des Finances, avec pour collaborateurs Corbière à l'Intérieur, de Montmorency aux Affaires étrangères, Peyronnet à la Justice. Clermont-Tonnerre à la Marine, de Bellune à la Guerre, de Lauriston à la Maison du Roi.

Des modérés avaient gouverné pour les ultras, les ultras allaient faire eux-mêmes leurs affaires. Il leur restait à ruiner la Monarchie légitime, Louis XVIII et les puissances l'avaient prévu ; ils n'y manquèrent pas.

La presse attira nécessairement la première leur attention. Deux projets déposés l'un déjà le 2 décembre 1821, l'autre le 2 janvier 1822 devinrent les lois du 21 mars 1822 sur « la poursuite et la répression des délits commis par la presse et par tout moyen de communication », l'autre, la loi du 17 mars 1822 sur « la police des journaux et des écrits politiques ».

Elles sont par leur rigueur caractéristiques du nouvel esprit régnant.

[p.45]

La première multipliait comme à l'infini les délits de presse. Délits : l'outrage à la religion d'État et aux religions reconnues par lui ; — l'attaque contre la dignité royale, l'ordre de succession au trône, les droits du Roi, l'inviolabilité de sa personne, les droits ou l'autorité des Chambres ; — les attaques contre la liberté de la religion et la propriété ; — les excitations à la haine ou au mépris du Gouvernement du Roi, les actes des Ministres pouvant pourtant être critiqués ; — les diffamations et injures contre les tribunaux, les corps constitués, les administrations publiques ; — l'outrage à raison de leurs fonctions à un membre des Chambres, à un fonctionnaire public, à un ministre d'une religion reconnue, à un juré, à un témoin ; — les comptes rendus infidèles ou de mauvaise foi des séances des Chambres, des audiences des tribunaux, avec en cas de récidive l'interdiction d'en rendre compte ; — les cris séditieux proférés en public ; — l'enlèvement, la dégradation des signes publics de l'autorité royale, le port extérieur de signes de ralliement non autorisés, l'exposition, en lieux et cérémonies publics de signes et de symboles destinés à propager l'esprit de rébellion et à troubler la paix publique ; — l'excitation des citoyens à la haine ou au mépris contre une ou plusieurs classes de personnes.

Que si ces délits visaient les Chambres, la loi les autorisait à ordonner que les poursuites eussent lieu devant elles et elles devenaient ainsi juges et parties.

La seconde de ces lois, relative aux journaux et périodiques, était aussi antilibérale. — La fondation de tout nouveau journal publiant des nouvelles ou articles politiques était soumise à l'autorisation royale.

Elle admettait par ailleurs la suspension pour un mois, pour trois en cas de récidive, et la suppression à la seconde récidive d'un journal dont l'esprit résultant d'une succession d'articles porterait atteinte à la paix publique, au respect dû à la religion, à l'autorité du Roi, à la stabilité des institutions constitutionnelles, à l'inviolabilité des ventes des domaines nationaux, et à leur tranquille possession. Entre les sessions des Chambres le Roi pouvait rétablir la censure.

Un luxe incroyable de délits, prévus en des termes vagues et extensibles, protégeant tout ce qui était organe de l'autorité, tout ce qui constituait l'ordre établi, des peines rigoureuses, la liberté de la presse à la merci de juges peu indépendants ou de mesures administratives arbitraires, telle était cette extraordinaire législation. [p.46] Jamais régime n'avait été aussi solidement bastionné contre les attaques possibles de ses adversaires.

« Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté », avait dit l'article 8 de la Charte. — « La liberté de la presse respectée sauf les précautions nécessaires à la tranquillité publique », avait dit la Déclaration royale du 2 mai 1814. On était loin de ces solennels engagements. Aussi était-ce par les cris : Vive la Charte ! Vive le Roi ! que l'on protestait contre ces lois qui les méconnaissaient, et ces cris devenaient séditieux !

S'il y eut de longs débats du 15 janvier au 6 février pour la première de ces lois à la Chambre des députés, elle n'en fut pas moins votée par 234 voix contre 73, cinquante députés de gauche s'abstenant.

Survinrent les élections de 1822, la pression administrative fut intense, on faisait aux fonctionnaires une obligation stricte de soutenir les candidats officiels. De Serre à Colmar, le baron Louis à Paris furent combattus par l'administration ; néanmoins 32 libéraux furent élus et 54 candidats de droite.

Le Gouvernement pratiqua en même temps une politique cléricale, réactionnaire et de prestige. De Frayssinous fut nommé grand maître de l'Université, disposant de tout le personnel de tous les établissements d'instruction. On sévit contre les établissements d'enseignement supérieur, l'École de droit, l'École de médecine de Paris furent fermées, l'École normale supérieure supprimée, Guizot, Royer-Collard suspendus dans leurs chaires de la Sorbonne. Dix-neufs archevêques et évêques furent nommés pairs, les missions furent protégées par la police, le repos du dimanche rigoureusement assuré.

Le pays répondait par les sociétés secrètes et les complots, mais la police et les tribunaux sévissaient et il se découragea.

A l'extérieur, jaloux de relever le prestige de la France, le Gouvernement, entraîné par Chateaubriand, devenu ministre des Affaires étrangères le 28 décembre 1822, répondit à l'appel de Ferdinand VII et annonça le 28 janvier 1823 que « cent mille Français étaient prêts à marcher, en invoquant le nom de saint Louis, pour conserver le trône d'Espagne à un petit-fils de Henri IV ». La discussion de l'adresse en réponse au discours du trône porta en grande partie sur l'intervention qui se préparait. Manuel déchaîna la tempête en rappelant que chez nous l'intervention étrangère avait accru [p.47] le danger de la famille royale. Il fut expulsé par la force et soixante libéraux cessèrent de siéger pendant la session. La guerre d'Espagne nous coûta plus d'argent qu'elle ne nous rapporta de gloire. Nos troupes évitant les villes, sans livrer de vrais combats, mirent fin à la Révolution. La réaction légitimiste et cléricale, qui suivit, fut terrible. La guerre d'Espagne conduite par le duc d'Angoulême n'était pas faite pour éclipser les victoires et les campagnes de Napoléon.

De Villèle voulut consolider son pouvoir et le Gouvernement de son parti en substituant au mandat de cinq ans et au renouvellement partiel le mandat de sept ans avec le renouvellement intégral en fin de mandat.

Il jugea nécessaire pour l'obtenir facilement de procéder à la dissolution de la Chambre, ce fut l'objet d'une ordonnance du 24 décembre 1823, et à une fournée de vingt-sept pairs nouveaux.

Pour les nouvelles élections, des manœuvres diverses furent employées, les listes électorales furent remaniées et publiées tardivement pour entraver les réclamations, on rendit des citoyens inéligibles en réduisant leurs contributions, on retira au baron Louis son titre de ministre d'État, la pression administrative fut poussée à fond. Une circulaire de de Peyronnet, ministre de la Justice, allait jusqu'à dire : « Quiconque accepte un emploi contracte en même temps l'obligation de consacrer au service du Gouvernement ses efforts, ses talents, son influence, c'est un contrat dont la réciprocité forme le lien... le Gouvernement ne doit plus rien à celui qui ne rend pas ce qu'il lui doit. » Le ministre de la Guerre de son côté, écrivait : « Je vous prie, si votre intention, comme j'ai tout lieu de le croire, est de vous rallier à ceux qui voteront pour les honorables candidats présentés par le Gouvernement, de me mander que vous en prenez l'engagement. » Le service public comportait le service électoral. Et la pression s'exerçait sur et par tous ceux qui étaient sous la surveillance et la dépendance du Gouvernement, notaires, avoués, huissiers. Le Clergé était soumis au même embrigadement.

Les élections eurent lieu le 25 février 1824. Elles produisirent le chef-d'œuvre attendu. « L'opposition de gauche n'eut qu'une quinzaine de sièges sur 430. Dans l'immense majorité de droite, 234 sièges appartiennent à des fonctionnaires du Roi : 87 maires ou adjoints, 10 préfets, 2 secrétaires généraux, 5 sous-préfets, 9 conseillers de préfecture, 48 magistrats, 10 conseillers d'État, 6 maîtres des requêtes, 49 officiers, 38 directeurs et employés d'administrations [p.48] diverses. » Cent vingt membres étaient affiliés à la Congrégation, qui tenait alors la place occupée de nos jours par la Franc-Maçonnerie. La Chambre méritait le nom que Louis XVIII, dit-on, lui donna, c'était la « Chambre retrouvée ».

Restait à assurer à un si merveilleux instrument de règne cette chose inestimable, la durée.

Le 5 avril 1824 un nouveau projet électoral d'un seul article était déposé, il disait : « La Chambre actuelle des députés et celles qui suivront, seront renouvelées intégralement, elles auront une durée de sept ans à compter du jour où aura été rendue l'ordonnance de leur première convocation, à moins qu'elles ne soient dissoutes par le Roi. » Les débats de la Chambre des pairs sur le rapport de Pastoret, eurent lieu du 4 au 7 mai. Corbière soutint le projet, Lanjuinais, Larochefoucault-Liancourt, Choiseul, de Ségur, Boissy d'Anglas, l'attaquèrent. La loi votée par les pairs à la majorité de 117 voix contre 67[8] fut déposée à la Chambre des députés le 29 mai, discutée du 3 au 8 juin. Combattue par Royer-Collard, le général Foy, Girardin et défendue par Villèle, elle obtint 292 voix contre 87. Le nombre des opposants dans les deux Chambres étonne.

Elle était un défi à la raison, des députés élus pour cinq ans, renouvelables par cinquièmes, pouvaient-ils ainsi changer la longueur de leur mandat et le mode de leur renouvellement ?

Et pourtant cette Chambre se montra parfois moins docile qu'on n'aurait pu croire. Elle repoussa deux projets gouvernementaux, l'un sur la répression des vols avec effraction dans les églises, des vols sans effraction d'objets sacrés, des mutilations de croix et de statues, l'autre sur la conversion de la rente préparant l'indemnité aux propriétaires anciens de biens nationaux.

Le Gouvernement lui-même connut la division. Chateaubriand, d'un personnalisme indisciplinable, était hostile à ces mesures, il ne les fit pas soutenir par ses amis. Villèle le remplaça aux Affaires étrangères par le comte de Damas, 4 août 1824. Cette disgrâce le jeta dans l'opposition et il attaqua le Gouvernement avec fougue. On lui attribua un article des Débats, qui le suivirent dans son évolution. Voici comment le Gouvernement qu'il servait et que ce journal servait également la veille était présenté :

« Une administration timide, sans éclat, pleine de ruse, avide de pouvoir, un système politique antipathique au génie de la France [p.49] et contraire à l'esprit de la Charte ; — un despotisme obscur prenant l'effronterie pour la force ; — la corruption érigée en système ; — les hôtels des Ministres devenus des espèces de bazars, où les consciences étaient mises à l'encan ; — la liberté des élections violée par de déplorables circulaires ; — la France enfin livrée à des baladins politiques... »

Si la peinture était exacte, quel régime ! Et si elle était fausse, quels hommes que ses partisans qui pouvaient devenir de tels adversaires !

On comprend que le Gouvernement pour répondre à de pareilles attaques, le 15 août 1824, rétablit la censure. L'ordonnance invoquant « la jurisprudence des cours », fournissant « un moyen sûr et facile d'éluder la suspension et la suppression des journaux » ordonne que « les lois des 31 mars 1820 et 26 juillet 1821 soient remises en vigueur à partir de ce jour ». Le Gouvernement n'hésitait pas sur les moyens pour étouffer l'opposition.

Sur ces entrefaites, le 16 septembre 1824, Louis XVIII mourut. La politique des ultras n'avait plus de frein. Charles X lui appartenait, elle allait produire tous ses effets y compris la ruine du régime prévue par Louis XVIII.

VII

AVÈNEMENT DE CHARLES X, 16 SEPTEMBRE 1824

Le Gouvernement fut dès lors le Gouvernement d'une minorité infime, portée au pouvoir par un régime électoral inique. Il exerça le pouvoir en opposition radicale avec le sentiment national désarmé en face de lui.

Les funérailles de Louis XVIII à Saint-Denis, le sacre de Charles X à Reims montrèrent que l'esprit d'ancien régime régnait désormais. — Dans son discours aux Chambres, Charles X le confirma en annonçant des mesures destinées à satisfaire les intérêts de la religion et à fermer les dernières plaies de la Révolution.

L'année 1825 fut marquée par un très gros effort en ce sens. Les lois dont il fut déjà parlé du 20 avril sur le sacrilège, du 27 avril sur l'indemnité des anciens propriétaires des biens nationaux, du 24 mai encore sur les communautés religieuses réalisèrent une partie de ce programme. Le Gouvernement ne devait pas ignorer qu'elles blessaient le sentiment de la grande majorité du pays. Mais de parti pris [p.50] il méprisait l'opinion publique, croyant à la vertu de la manière forte.

L'année suivante, 1826, il déposa un projet aussi significatif rétablissant le droit d'aînesse et autorisant les substitutions. Dans son discours du trône du 31 janvier 1826, Charles X disait : « Le morcellement successif de la propriété foncière affaiblirait les garanties que la Charte donne à mon trône et à mes sujets. Des moyens vous seront proposés pour rétablir l'accord qui doit exister entre la loi politique et la loi civile, et pour conserver le patrimoine des familles sans restreindre cependant la liberté de disposer de ses biens[9]. »

En conséquence le 10 février fut déposé un projet qui visait les successions, au sujet desquelles il était payé 300 francs d'impôt foncier. — A défaut d'expression de volonté contraire du défunt la quotité disponible était attribuée à l'aîné des enfants mâles et prise d'abord sur les biens fonciers. C'était le retour au droit d'aînesse à défaut de rejet par le défunt. — D'autre part on admettait la disposition, par acte entre vifs ou testamentaire, de la quotité disponible avec charge de la transmettre à un ou plusieurs enfants du donataire nés ou à naître jusqu'au deuxième degré inclusivement, c'était le retour aux substitutions.

Le but était le maintien des grandes propriétés et des grandes familles.

Les auteurs du projet soutenaient que l'inégalité est en harmonie avec la Monarchie, qu'il lui faut de grandes familles pour avoir des partisans, que cela ne visait que 80.000 familles sur 6 millions, que tout ce régime était facultatif. Ses adversaires invoquaient l'esprit d'égalité dominant en France, le danger de la loi pour l'union des familles, l'entrave à la libre circulation de biens, la nécessité de généraliser les bienfaits de la propriété.

Même à la Chambre des pairs le projet discuté du 28 mars au 8 avril fut, en ce qui concerne le droit d'aînesse, repoussé par 120 voix contre 94.

Il ne restait du projet transmis aux députés le 11 avril que l'article relatif aux substitutions ; discuté du 8 au 11 mai, il fut voté et promulgué le 17 mai.

L'opinion suivit ces discussions avec passion. Le jour où le droit d'aînesse fut repoussé il y eut des démonstrations sur les boulevards, [p.51] des feux d'artifice furent tirés. Dans les provinces on manifesta par des banquets. La France vit là l'échec de l'ancien régime.

Cela faisait éclater combien le pays était hostile aux tendances du Gouvernement des ultras.

Dans le cours de cette année les dénonciations de Montlosier sur la rentrée des Jésuites en France contenues dans son fameux Mémoire à consulter, les manifestations ultramontaines de Lamennais, l'arrêt de la Cour de Paris déclarant le rétablissement des Jésuites contraire à la loi, mais remettant au Gouvernement le soin de l'appliquer en procédant à la dissolution des congrégations non autorisées ; les débats sur le budget des cultes, au sujet desquels de Frayssinous reconnut et le fait de la rentrée des Jésuites et l'existence de l'association connue sous le nom de « Congrégation », jusque là niée, entretinrent une très vive animation et créèrent au Gouvernement de très graves difficultés. Malgré tous ses moyens et son unité, son action n'était ni assurée, ni paisible.

Les oppositions qu'il rencontrait dans l'opinion irritaient d'autant plus le Gouvernement qu'il disposait de très peu de journaux pour soutenir sa politique. Tous les journaux répandus la combattaient. Et c'était une preuve de plus de la base fragile sur laquelle il s'appuyait pour faire une politique dite de force et d'autorité. L'opposition, qui ne comptait plus guère dans les Chambres, était au contraire très forte dans les journaux. Aussi le Gouvernement, le 29 décembre 1826, déposa un nouveau projet contre la presse. « La presse est arrivée, disait de Peyronnet, ministre de la Justice, au dernier terme de la licence la plus effrénée, et l'insuffisance des lois a été si grande que la justice, souvent réduite à rester neutre, a été forcée, quand elle a pu rompre le silence, de prononcer des châtiments illusoires. » Dieu sait pourtant si les lois restrictives de la liberté de la presse avaient manqué !

Que proposait-on donc ? La déclaration préalable avec indication du propriétaire et de l'imprimeur pour les journaux et périodiques ; le dépôt de tout écrit de vingt feuilles et moins cinq jours avant la mise en vente ou la distribution, dix jours avant pour les écrits plus considérables, un timbre variable, des amendes considérables en cas d'infraction à ces règles, la responsabilité des propriétaires, qui ne pouvaient être plus de cinq pour un journal, s'ajoutant à celle des imprimeurs, l'obligation pour le parquet de poursuivre les délits d'injures contre les personnes, l'augmentation des cautionnements, des amendes, de l'emprisonnement pour les délits.

[p.52]

L'émotion fut considérable. Les imprimeurs protestèrent au nom de leurs intérêts compromis. Les Académies, même l'Académie française, protestèrent. Chateaubriand tira à 300.000 exemplaires un pamphlet contre le projet. La presse d'extrême droite s'unit à la presse libérale. Royer-Collard prononça un discours indigné[10]. A la Chambre des députés les débats durèrent du 13 février au 12 mars. Le Ministère obtint 233 voix, l'opposition en compta 134[11]. Il déposa la loi à la Chambre des pairs, mais la commission s'étant prononcée contre elle, il la retira.

Cette loi, dite par de Peyronnet « loi d'amour et de justice » fut donc l'occasion d'un cuisant échec. Il y eut à Paris, dans les départements, des manifestations, des illuminations. Le Ministère se croyait le maître des Chambres, mais le poids de l'opinion pesait malgré tout sur elles, tant est forte, sous quelque régime que ce soit, l'opinion publique. Le fait le plus curieux était l'hostilité nouvelle des ultras contre le Gouvernement, sans doute sentaient-ils que sa politique compromettait le régime.

La revue de la garde nationale qui fut passée le 29 avril 1827 par le Roi fut l'occasion de manifestations hostiles au Ministère. Les cris de « Vive la Charte ! » joints à ceux de « Vive le Roi ! » étaient des cris d'opposition et les troupes à leur retour crièrent : « A bas les Ministres !» « A bas de Villèle ! » jusque sous les fenêtres de celui-ci. Villèle demanda au Roi la dissolution de la garde nationale, et l'obtint, quoique le Roi y fut en principe hostile. Ainsi la bourgeoisie parisienne était passée dans l'opposition et l'on ne pouvait plus compter sur le loyalisme de la capitale. C'était un très gros événement. La base sur laquelle reposait le Gouvernement se rétrécissait.

Le Gouvernement se hâta de clore le 22 juin la session. Il était dès lors maître de rétablir seul la censure. Il le fit le 24, les journaux ne pouvaient paraître sans un visa préalable. Les censeurs reçurent les instructions les plus sévères, par exemple on ne pouvait signaler la baisse de la rente, ou vanter la petite culture. Les brochures qui leur échappaient pullulèrent.

L'opposition se manifestait encore plus gravement dans les élections partielles, le double vote, la pression administrative, chose extraordinaire, n'arrêtaient pas le courant.

Villèle en était aux mesures de salut public, il fit prononcer le [p.53] 5 novembre par Charles X la dissolution d'une Chambre qui lui semblait dans le principe tout acquise. Les collèges électoraux furent convoqués de suite pour les 17 et 24 du même mois. En même temps le Roi procéda à une fournée de 76 pairs pour les impressionner en montrant le Gouvernement maître de la Chambre haute. Puis il supprima la censure pour enlever à l'opposition son arme la meilleure.

Mais l'opposition était prête, et des listes de coalition contre les candidats du Gouvernement furent établies avec une partie de la droite. — Les élections furent un désastre pour le Gouvernement. Les collèges d'arrondissement nommèrent 195 opposants et 83 ministériels, les collèges de département 55 et 117. L'opposition avait 250 sièges contre 200 pour le Gouvernement. Qui aurait pu croire que la loi électorale et la pression administrative aboutiraient à ces résultats, que la « Chambre retrouvée » devrait être dissoute et serait ainsi remplacée ? C'est que ce ne sont pas les systèmes électoraux, mais les politiques suivies, qui font les élections, c'est que ce ne sont pas les machines, mais les esprits qui mènent le monde.

À Paris, le Gouvernement avait eu 1.100 voix sur 8.000. Il y eut à nouveau des illuminations, des manifestations ; la capitale s'entraînait.

VIII

MINISTÈRE DE MARTIGNAC, 4 JANVIER 1828-8 AOÛT 1829

Villèle ne pouvait survivre à cet échec. Le 4 janvier 1828, Charles X, après avoir songé à de Polignac et à Chabrol, appela au Gouvernement de Martignac qui prit l'Intérieur, de la Ferronays eut les Affaires étrangères, Portalis la Justice, Roy les Finances, de Caux la Guerre, Chabrol la Marine, Saint-Cricq le Commerce, Frayssinous les Affaires ecclésiastiques, l'Instruction publique qui en fut détachée fut bientôt confiée à de Vatimesnil. La nuance de ce Ministère était assez indécise. De Martignac avait appuyé le « milliard des des émigrés » et la guerre d'Espagne ; il avait reçu de de Villèle la direction de l'enregistrement et des domaines. Il était pourtant de tempérament modéré.

Il prit des mesures orientées en conséquence, il supprima la direction de la police générale, remplaça le préfet de police, nomma une commission pour étudier les questions concernant les écoles [p.54] ecclésiastiques secondaires, le 4 mars il remplaça de Frayssinous et Chabrol par l'évêque Feutrier, un gallican, et par Hyde de Neuville. Les cours de Villemain et de Guizot furent rouverts. Enfin le président de la Chambre nommé par le Roi fut Royer-Collard, l'un des plus ardents adversaires de Villèle. C'était un sérieux changement de front.

Dans la discussion de l'adresse la politique de Villèle fut très attaquée, la position de de Martignac était très difficile, car cette politique avait été très souvent celle de Charles X. L'adresse très dure pour de Villèle chercha à ménager le Roi. Elle remerciait le Roi de ses bienfaits et critiquait son ancien Ministère, ajoutant : « Les plaintes de la France n'accusent que le système déplorable qui les rendit trop souvent illusoires. Grâces soient rendues à votre Majesté, l'esprit de discorde a fui pour toujours. Affranchie par son Roi, la France voit au premier rang de ses garanties l'autorité forte et éclairée qui appartient à votre couronne. » Le malheur était que le « système déplorable » était celui du Roi, et que « l'autorité forte et éclairée » appartenant à la couronne était fort problématique[12]. L'adresse fut votée par 187 contre 173, la Chambre se réservait.

L'opposition trouva un nouveau succès dans les élections complémentaires provenant des doubles élections et de la vérification des pouvoirs. Sur 40 élus la droite n'en compta que 5. Elle s'effondrait.

De Martignac voulut donner quelque satisfaction à l'opinion libérale en réformant les lois sur les élections et la presse.

Le projet de réforme électorale fut déposé à la Chambre des députés le 25 mars, discuté du 28 avril au 12 mai, porté aux pairs le 17, discuté du 16 au 24 pour être promulgué le 2 juillet 1829. La loi de 1820 avec son double vote subsistait, mais des garanties quant aux listes électorales étaient instituées. Elles étaient établies au 15 août pour l'année suivante ; les noms des électeurs, leur chiffre d'impôt, les bureaux de paiement de leurs contributions étaient publiés. Des réclamations des électeurs et de tous les citoyens pouvaient être présentées devant les conseils de préfecture qui statuaient. C'était le commencement de l'organisation de l'honnêteté électorale. L'extrême droite fut très mécontente du Ministère.

Le projet sur la presse déposé à la Chambre des députés le 14 juin devint la loi du 18 juillet. C'était un compromis. Elle supprimait [p.55] l'autorisation préalable des périodiques, la faculté pour le Roi d'établir la censure, les délits de tendance pour des séries d'articles, mais elle étendait le cautionnement aux journaux non politiques, gardait la compétence du tribunal correctionnel qui recevait le droit de prononcer une suspension de trois mois, et établissait la responsabilité du gérant qui devait être pris parmi les propriétaires du journal. Cette fois ce furent les libéraux qui furent mécontents. Le Gouvernement subissait la loi des modérés qui est de mécontenter les extrêmes.

Puis vinrent des ordonnances en juillet sur les petits séminaires, d'une part les faisant rentrer dans le cadre de l'Université, le Roi nommant les supérieurs et les professeurs qui devaient affirmer leur non-affiliation à une Congrégation non autorisée, et d'autre part limitant le nombre de leurs élèves, qui devait répondre aux seules exigences du recrutement sacerdotal. Il y eut des protestations des évêques, mais acceptation du Pape.

L'appel de de Polignac aux Affaires étrangères pour remplacer de La Ferronays malade, causa un vif mécontentement.

Le mécontentement augmenta encore avec la présentation des deux projets sur les communes et les départements, qui furent retirés.

Après le vote du budget, Charles X, le 8 août 1829, fit appel à de Polignac pour former un nouveau Ministère, celui de Martignac était usé.

IX

MINISTÈRE DE POLIGNAC, 8 AOÛT 1829-29 JUILLET 1830

Avec de Polignac aux Affaires étrangères, Bourmont à la Guerre, de La Bourdonnaye à l'Intérieur, Chabrol aux Finances, de Rigny à la Marine, Montbel aux Affaires ecclésiastiques, Courvoisier à la Justice, l'extrême droite reprenait le pouvoir. L'impression ne pouvait pas ne pas être mauvaise. De Polignac évoquait des souvenirs d'avant la Révolution, de Bourmont avait trahi à Charleroi, si bien que de Rigny démissionna en le sachant nommé; de La Bourdonnaye était l'homme qui réclamait la torture et des bourreaux contre les hommes de l'Empire ! On se demandait si on ne verrait pas s'opérer un coup d'État. Le Journal des Débats écrivit un article resté célèbre. « Iront-ils chercher, disait-il des Ministres, un appui dans la force [p. 56] des baïonnettes ? Les baïonnettes, aujourd'hui, sont intelligentes. » « Le peuple paie aujourd'hui un milliard à la loi, il ne paierait pas deux millions aux ordonnances. Malheureuse France ! Malheureux Roi ! » Il s'organisa une « ligue de résistance ». La société « Aide-toi, le ciel t'aidera » se consolida. La Fayette à Lyon, à Grenoble, à Vizille, en Auvergne, Benjamin Constant en Alsace agitèrent les esprits.

Charles X et les journaux d'extrême droite professaient l'indépendance du Roi même vis-à-vis de la Charte et que le Roi, s'il le fallait, sauverait la France sans les Chambres.

Par contre, à l'ouverture de la session, le 2 mars 1830, l'adresse donna lieu de la part des députés à des manifestations d'opposition. Après les hommages voulus au Roi, à la légitimité, elle affirmait les droits de la Nation. La Charte lui reconnaissait le droit d'intervenir dans ses affaires; elle supposait son concours au Gouvernement. Or, disait-elle, « notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas ». Et elle ajoutait : « Entre ceux qui méconnaissent une Nation si calme, si fidèle et nous qui, avec une conviction profonde, venons déposer dans votre sein les douleurs de tout un peuple... que la haute sagesse de Votre Majesté prononce[13]. » Graves paroles approuvées par 221 voix contre 181 et qui étaient une sommation au Roi de révoquer ses Ministres ou de dissoudre la Chambre des députés.

Recevant la délégation qui lui présentait l'adresse, Charles X laissa entendre que ce serait la dissolution qui l'emporterait. « J'avais le droit de compter sur le concours des deux Chambres pour accomplir tout le bien que je méditais, mon cœur s'afflige de voir les députés de mes départements déclarer que de leur part ce concours n'existe pas... mes Ministres vous feront connaître mes intentions[14]. »

Le Ministère fut très hésitant, un remaniement élimina les timorés. Chantelauze remplaça Courvoisier à la Justice, Peyronnet à l'Intérieur La Bourdonnaye, Montbel aux Finances Chabrol. Le 16 mai l'ordonnance de dissolution, fixant les élections aux 23 juin, 3 juillet, fut rendue. A gauche la campagne fut menée avec énergie pour la réélection des 221 signataires de l'adresse, héros nouveaux de la liberté.

A droite on les considérait comme des démissionnaires ayant refusé au Roi, qui faisait appel à tous, leur concours. Les journaux [p.57] officieux parlaient des mesures fortes et proportionnées à la violence de l'agression, auxquelles le Roi pourrait recourir si la majorité ne répondait pas à son appel. Le Roi lança lui-même une proclamation aux électeurs. La réponse fut sa condamnation. Il y eut 274 opposants élus, 202 des 221 étaient réélus. Le pays mettait Charles X au pied du mur : ou accepter son verdict, ou recourir aux moyens dictatoriaux.

Le Gouvernement tenta d'accommoder dictature et constitutionnalité en s'emparant de l'article 14 de la Charte, qui permettait de recourir à des ordonnances si elles étaient « nécessaires pour l'exécution des lois et la sécurité de l'État ». Ne pouvait-on pas considérer que ces élections, pourtant faites selon la loi du double vote, avec des corps électoraux de quelque 80.000 et 18.000 électeurs, en n'accordant pas sa confiance au Gouvernement que le Roi voulait conserver, mettaient l'État en péril et que dès lors le Roi avait le droit de prendre librement telles ordonnances qu'il voudrait ?

X

LES ORDONNANCES DE JUILLET ET LA CHUTE DE LA RESTAURATION

Ce sont de vraies mesures de salut public que les justement célèbres ordonnances de juillet. Faisant abstraction de toute idée de droit, elles imposaient au pays un régime d'arbitraire et de bon plaisir, qui constituait une véritable dictature. Mais l'arbitraire, la dictature, sans la force qui les impose, se retournent contre ceux qui s'en servent et les tuent. La seconde Restauration est de cette vérité politique l'exemple le plus parfait, elle périt de ses ordonnances et de mort presque subite.

Dès le 7 juillet elles avaient été rédigées, c'est-à-dire presqu'au lendemain des élections ; le Gouvernement ne se donna donc pas grand temps pour réfléchir. Seulement on les tint secrètes et on ne les publia que le 25 juillet. On prévoyait donc l'effet qu'elles produiraient sur l'opinion, comment alors comprendre qu'on ne prit aucune précaution contre les mouvements séditieux à redouter ?

Ordonnance sur la presse. — La première sur la presse dès son article premier révélait son esprit : « La liberté de la presse périodique est suspendue », disait-il. Journaux, écrits périodiques ou [p.58] semi-périodiques traitant de toutes matières, à Paris et dans les départements, étaient soumis à l'autorisation préalable que devaient obtenir séparément auteurs et imprimeurs. — L'autorisation était toujours révocable. — Elle devait être renouvelée tous les trois mois. — En province elle pouvait provisoirement être donnée ou révoquée par le préfet. — En cas d'infraction à ces règles les journaux pouvaient être saisis, les presses et caractères mis sous scellés ou détruits. C'était l'arbitraire poussé à l'extrême.

La presse non périodique était à peine moins mal traitée. Les écrits de vingt feuilles ou moins, les écrits plus volumineux ne traitant pas d'un seul sujet étaient soumis à l'autorisation du ministre de l'intérieur ou du préfet, cela s'appliquait même aux mémoires relatifs à des procès ou présentés à des sociétés savantes ou littéraires sur des questions politiques.

Ainsi toutes les fissures par lesquelles la pensée pouvait se répandre étaient soigneusement gardées. Les esprits, l'opinion publique étaient placés sous un régime de haute police. Le Gouvernement entrait en guerre avec l'idée.

Ordonnance de dissolution. — La seconde des ordonnances de juillet prononçait la dissolution de la Chambre. Le Roi prenait cette mesure, « étant informé, disait-il, des manœuvres qui ont été pratiquées sur plusieurs points de notre royaume pour tromper et égarer les électeurs pendant les dernières opérations des collèges électoraux ». Cette mesure était contraire, sinon à la lettre de l'article 50 de la Charte, du moins à l'esprit de cette institution. La dissolution ne peut se justifier que comme une mesure prise contre une Assemblée qui, réunie et agissante, compromet par ses violences, ses troubles, une opposition paralysante contre le Gouvernement ou contre l'autre Assemblée le fonctionnement de l'État, ou encore qui ne représente plus la volonté du pays, ou qui, enfin, par des mesures dangereuses compromet sa sécurité, sa paix. Or la dissolution était prononcée avant la réunion même de la Chambre, avant qu'aucun acte n'ait manifesté ses tendances. C'était moins la Chambre qu'elle visait que le pays, et les collèges électoraux, qui après une première dissolution avaient voté contre le gré du Gouvernement. Le Roi d'ailleurs le disait lui-même, il invoquait les pratiques qui avaient pu « égarer les électeurs ». Le Roi voulait donc imposer au pays une représentation à sa convenance. La dissolution était détournée de sa fin légitime.

[p.59]

Ordonnance sur les élections. — La troisième ordonnance avait pour but de « réformer selon les principes de la Charte les règles d'élection ». C'était donc bien aux électeurs qu'on s'en prenait. D'ailleurs à quoi bon dissoudre pour confier immédiatement aux mêmes hommes le choix de nouveaux députés ? Les réformes étaient significatives. Les collèges d'arrondissement ne faisaient plus que présenter des candidats aux collèges de département qui pouvaient même prendre la moitié des députés à élire en dehors de leurs listes de présentation. C'étaient donc les 18.000 Français les plus imposés qui nommaient les représentants.

De plus on ne compterait plus pour le cens que les impôts personnels du citoyen, et surtout pour le cens on ne compterait plus que l'impôt foncier. C'était l'élimination des patentés, industriels, commerçants, hommes d'affaires, dont l'esprit libéral, frondeur, voltairien faisait des adversaires du Gouvernement.

Puis les listes des électeurs dressées par le préfet en conseil de préfecture n'étaient publiées que cinq jours avant l'élection, les réclamations non admises par le préfet n'étaient jugées que par la Chambre, enfin le vote était écrit, sur le bureau même de la réunion électorale. Toutes les garanties de liberté et de sincérité étaient supprimées.

Enfin, inopinément, cette ordonnance prescrivait, ce qui n'avait aucun rapport avec son objet, que tout amendement à une loi fût présenté et consenti par le Roi. Rien ne montrait mieux que l'ordonnance était une mesure de circonstance ; on en profitait pour porter atteinte aux droits des Chambres en matière législative.

Ordonnance de convocation. — La quatrième ordonnance convoquait les collèges électoraux pour les 6 et 13 septembre, les Chambres pour le 28 du même mois. Le Gouvernement voulait éloigner le plus possible une nouvelle manifestation du pays et sa rencontre avec ses représentants.

Tous ces actes étaient signés de tous les Ministres, pour leur donner sans doute plus d'autorité et prouver leur solidarité quant à ces mesures politiques, dont on affirmait ainsi toute l'importance.

Rapport justificatif des ordonnances[15]. — Ces ordonnances étaient accompagnées d'un « rapport au Roi, justificatif des ordonnances sur la presse et les élections ».

Le besoin de les justifier en soulignait le caractère extraordinaire.

[p.60]

Ce rapport est la peinture poussée au noir de l'état de trouble et de danger où le régime en est arrivé, état tel que des mesures extralégales seules peuvent à ses yeux sauver le pays. Malgré leur longueur il est nécessaire de reproduire ses passages caractéristiques. C'est l'état du régime présenté, il faut y insister, par ceux-là mêmes qui l'y ont conduit. Cet état tout d'abord le voici: « A aucune époque depuis quinze années cette situation ne s'était présentée sous un aspect plus grave et plus affligeant. Malgré une prospérité matérielle, dont nos annales n'avaient jamais offert d'exemples, des signes de désorganisation et des symptômes d'anarchie se manifestent sur presque tous les points du royaume. » — De ce mal quelles sont donc les causes ?

« Les causes successives qui ont concouru à affaiblir les ressorts du Gouvernement monarchique tendent aujourd'hui à en altérer et à en changer la nature. Déchue de sa force morale, l'autorité, soit dans la capitale, soit dans les provinces ne lutte plus qu'avec désavantage contre les factions ; les doctrines pernicieuses et subversives, hautement professées, se répandent et se propagent dans toutes les classes de la population ; des inquiétudes trop généralement accréditées agitent les esprits et tourmentent la société...

» Une malveillance active, ardente, infatigable, travaille à ruiner tous les fondements de l'ordre et à ravir à la France le bonheur dont elle jouit sous le sceptre de ses Rois...

» Déjà, Sire, des événements récents ont prouvé que les passions politiques, contenues jusqu'ici dans les sommités de la société, commencent à pénétrer les profondeurs et à émouvoir les masses populaires. Ils ont prouvé que ces masses ne s'ébranleraient pas toujours sans danger pour ceux-là mêmes qui s'efforcent de les arracher au repos...

» Ces agitations, qui ne peuvent s'accroître sans de grands périls, sont presque exclusivement produites et excitées par la liberté de la presse... Ce serait nier l'évidence que de ne pas voir dans les journaux le principal foyer d'une corruption dont les progrès sont chaque jour plus sensibles et la première source des calamités qui menacent le royaume...

» ... La presse périodique n'a été, et il est dans sa nature de n'être qu'un instrument de désordre et de corruption.

» De là l'impossibilité d'établir en France un Gouvernement régulier. Elle détend tous les ressorts de l'autorité. Elle présente [p.61] toutes les questions sous un faux jour et les tranche par des sophismes.

» C'est par l'anarchie dans les doctrines qu'elle prélude à l'anarchie dans l'État. Elle a tourné en dérision et dénaturé toutes les paroles, toutes les volontés royales. Elle veut dominer les Chambres, elle insulte et outrage ceux de leurs membres qui lui déplaisent. Elle a érigé en principe la réélection des 221 députés qui avaient voté l'adresse blâmée par le Roi. Elle a critiqué et compromis par des indiscrétions frisant la trahison l'expédition d'Alger. Et c'est là le fait d'un parti qui se prétend national et « qui ne va qu'à disperser » les éléments de la paix publique, à dissoudre les liens de la société » et, qu'on ne s'y méprenne pas, à faire trembler le sol sous ses » pas... La presse périodique n'a pas moins d'ardeur à poursuivre » de ses traits envenimés la religion et le prêtre... »

Contre tant de maux les moyens judiciaires et légaux sont impuissants. « Nous ne sommes plus dans les conditions ordinaires du Gouvernement représentatif... Une démocratie turbulente a pénétré jusque dans nos lois, tend à se substituer au Gouvernement légitime. Elle dispose de la majorité des électeurs par le moyen de ses journaux et le concours d'affiliations nombreuses. Elle a paralysé... l'exercice régulier de la plus essentielle prérogative de la couronne, celle de dissoudre la Chambre élective... La constitution de l'État est ébranlée, votre Majesté seule conserve la force de la rasseoir... Nul Gouvernement sur la terre n'aurait le pouvoir de rester debout s'il n'avait le droit de pourvoir à sa sûreté. Ce pouvoir est préexistant aux lois parce qu'il est dans la nature des choses... Le moment est venu de recourir à des mesures qui rentrent dans l'esprit de la Charte, mais qui sont en dehors de l'ordre légal. »

Ce « rapport justificatif » est accablant pour le régime. Émanant de ses dirigeants il est l'aveu de sa faillite. Pendant quinze ans il a gouverné la France à sa guise, il a manié et remanié les lois sur la presse et les lois électorales, il a réduit au minimum ce qu'on appellera le « pays légal », le nombre des électeurs, 80.000, 18.000, censitaires et surcensitaires, voilà d'où sont sorties nos Chambres électives et la pression et les manœuvres administratives ont constamment gêné la liberté des électeurs. La presse a été constamment bridée, entravée, aucune crise extérieure sérieuse ; aucune crise économique intérieure ne sont venues compliquer la tâche des gouvernants et agiter le pays, et voilà où l'on en est. La France est ingouvernable, tous les principes, toutes les autorités sont ébranlés. Le [p.62] Gouvernement ne connaît plus qu'un devoir, « pourvoir à sa sûreté ». Il va donc « recourir à des mesures qui rentrent dans l'esprit de la Charte, mais qui sont en dehors de l'ordre légal ». Et de tout ce mal la presse, contre laquelle on avait tant lutté, était seule responsable.

La Restauration lui déclarait la guerre. Or avec son habituel aveuglement, alors qu'elle prévoyait que des troubles populaires pourraient se produire, elle n'avait omis qu'une chose, c'était de s'y préparer en s'armant.

Les événements. — Dès le 26 juillet ses adversaires relèvent le gant. Thiers au Constitutionnel rédige la réponse au « rapport ». « Le régime légal est interrompu, celui de la force est commencé. Le Gouvernement a violé la légalité, nous sommes dispensés d'obéir... Nous lui résisterons pour ce qui nous concerne ; c'est à la France à juger jusqu'où doit s'étendre sa résistance. » Les ponts étaient coupés.

Les représentants dans des conciliabules décidèrent de rester dans la légalité.

L'agitation gagne la rue. Ouvriers typographes sans ouvrage, étudiants manifestent.

Peyronnet refuse de donner des ordres au préfet de la Seine, qui en demande, il déclare qu'il n'y a rien à craindre.

Le 27 juillet quelques journaux publient le manifeste de Thiers. Ils sont saisis, les presses sont brisées.

Le commandement de Paris est donné à Marmont, qui blâme la politique du Gouvernement, mais qui est lié à lui par sa trahison de 1814. Il prend des mesures, mais prescrit la tolérance. Les ouvriers débauchés intensifient les manifestations. Douze comités, anciens carbonari, membres de la société : « Aide-toi, le Ciel t'aidera » s'organisent dans les douze quartiers de Paris. Des barricades s'élèvent, la troupe intervient, le sang coule.

De Polignac proclame l'état de siège, mais rassure Charles X. Le tocsin sonne, les représentants restent inactifs.

Le 28 juillet c'est la pleine insurrection. Carbonari, étudiants, polytechniciens prennent la tète du soulèvement : barricades, corps de garde enlevés, barrières brûlées, distributions d'armes. L'Arsenal, l'Hôtel de Ville, Notre-Dame, tout l'Est de Paris, sont aux insurgés.

Des députés de gauche demandent à Marmont de solliciter le retrait des ordonnances. De Polignac refuse de les recevoir. Marmont signale au Roi la gravité de la situation. Les Ministres se réfugient [p.63] aux Tuileries. Un régiment passe à l'insurrection. Le soir Marmont replie ses troupes sur les Tuileries. De Saint-Cloud, Charles X, toujours aveugle, invite les insurgés à déposer les armes.

Le 29 juillet, c'est la débâcle. La jeunesse républicaine s'organise. Deux régiments de ligne passent encore du côté des révolutionnaires. Les Tuileries sont occupées. Les Suisses lâchent pied. L'archevêché est saccagé, le Palais Bourbon est occupé. Les troupes campent aux Champs-Élysées.

Les députés entrent en scène. Réunis chez Laffitte ils placent La Fayette à la tête de la garde nationale, le général Gérard commandera les troupes de ligne. Casimir-Périer, Laffitte, de Lobau, de Schonen, de Puyraveau, Mauguin forment une commission municipale.

Le Roi comprend enfin, il retire les ordonnances, fait évacuer Paris, nomme de Mortemart à la place de de Polignac. Il envoie trois commissaires à Paris, que ne reçoivent ni la commission municipale, ni les députés réunis chez Laffitte. Il est trop tard. A Saint-Cloud on parle de gagner Tours. Charles X conseille à ses fidèles de fuir. C'est la fin.

Le 30 juillet est le jour du duc d'Orléans. Un placard rédigé par Thiers et par Mignet le prône et le propose.

« Charles X ne peut plus rentrer dans Paris, il a fait couler le sang du peuple. La République nous exposerait à d'affreuses divisions, elle nous brouillerait avec l'Europe. Le duc d'Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution. Le duc d'Orléans ne s'est pas battu contre nous. Le duc d'Orléans était à Jemmapes... Le duc d'Orléans a porté au feu les couleurs tricolores... Il attend notre vœu... Il acceptera la Charte comme nous l'avons toujours entendue et voulue. C'est du peuple français qu'il tiendra sa couronne. »

Le duc d'Orléans n'avait d'ailleurs pas été pressenti.

Soixante députés siègent « en réunion privée » au Palais Bourbon. Mortemart ne peut agir, pas même faire imprimer par le Moniteur le retrait des ordonnances. A 11 heures du soir le duc d'Orléans arrive du Raincy à Paris.

Le 31 juillet, avènement de Louis-Philippe. — Les députés, le matin, décident de l'appeler à la lieutenance générale du royaume ; il a accepté. Mais à l'Hôtel de Ville le peuple ne crie plus « Vive la Charte ! » mais « Vive la liberté ! Vive la République ! » Le duc d'Orléans lance une proclamation au peuple annonçant la réunion des députés, le règne de la loi. « La Charte sera désormais [p.64] une vérité. » — Les députés en rédigent une seconde, qui contient tout un programme libéral. Elle est portée au duc d'Orléans au Palais royal par 91 députés.

Pour emporter la partie le duc d'Orléans à leur tête gagne péniblement, à travers les rues où l'on manifeste, l'Hôtel de Ville. C'est là qu'elle se joue.

Il se présente au balcon, un drapeau tricolore à la main avec La Fayette, symbole vivant lui aussi de la Révolution, et l'embrasse. Une grande acclamation « Vive La Fayette ! Vive le duc d'Orléans !» le fait « Roi des Français ».

Dans la nuit du 30 au 31, la duchesse de Berry a entraîné Charles X à Trianon, puis à Rambouillet. Le 1er août il nomme le duc d'Orléans lieutenant général du royaume. Le 2 il abdique, en même temps que le duc d'Angoulême, en faveur du duc de Bordeaux. Mais son envoyé porteur de ces actes n'est pas reçu par Louis-Philippe. Le 3, 20.000 hommes de Paris, plus ou moins spontanément, marchent sur Rambouillet, précédés de trois commissaires, qui doivent faire comprendre au Roi la nécessité de son départ. Le Roi s'y résigne ; le 14 août il s'embarque pour l'Angleterre. Le 1er août le duc d'Orléans rétablit la cocarde tricolore, nomme des « commissaires » qui forment un Ministère, et convoque les Chambres pour le 3 août.

Le 6 août est déposée et le 7 est votée par la Chambre des députés d'abord, puis par celle des pairs une résolution qui reconnaît la vacance du trône et y appelle S. A. R. Louis-Philippe d'Orléans, duc d'Orléans, lieutenant général du royaume.

[p.65]

CHAPITRE III

LA SECONDE EXPÉRIENCE DU PARLEMENTARISME SOUS LA SECONDE RESTAURATION LE JEU DE SES INSTITUTIONS POLITIQUES

Le grand intérêt, que présente pour l'histoire de nos institutions politiques contemporaines la Restauration, consiste en ce qu'elle fait assister à la naissance et au premier développement du parlementarisme, qui, depuis plus de cent ans, sous des régimes aux titres divers et dans des conditions très différentes, nous a régis.

On a vu comment en 1814 cette formule politique répondit à l'état des forces, ou plutôt des faiblesses, alors en présence, et comment mal comprise, mal pratiquée, compromise par la lutte entre l'ancienne France et la nouvelle, elle aboutit à la faillite de mars 1815.

On vient de voir comment elle fut conservée par la seconde Restauration, comment les caractéristiques de la vie politique de 1815 à 1830 impliquaient pour la Monarchie, une seconde fois restaurée dans le parlementarisme, des chances de ruine prématurée et par quelles étapes la lutte des partis, dans laquelle le régime lui-même était engagé, et le triomphe de l'extrême droite conduisirent la Monarchie légitime à sa fin en juillet 1830. Connaissant les phases et les événements politiques principaux, qui se déroulèrent au cours de ses quinze ans de vie, on peut chercher à dégager le jeu de ses institutions politiques.

C'est du point de vue du parlementarisme qu'il faut, se placer pour voir comment ses institutions et les règles qui lui sont particulières fonctionnèrent alors ou furent appliquées, puisqu'aussi bien [p.66] c'est en tant qu'épreuve du parlementarisme que l'expérience de la seconde Restauration est surtout intéressante[16].

Collaboration et contrôle réciproque des pouvoirs politiques telle est, il faut le redire, le trait caractéristique de ce régime.

De là une série de problèmes pour chacun d'eux. Le Gouvernement est formé du Roi et du Ministère, quel sera le rôle essentiel de chacun de ces organes, et leur mode d'action ? Quelle sera l'action personnelle du Roi, qui doit demeurer irresponsable, et dans le Gouvernement et vis-à-vis des Chambres ? Sera-t-il condamné à l'effacement pour ne pas s'engager dans les conflits, ou exercera-t-il une influence personnelle active, sérieuse ; régnera-t-il, gouvernera-t-il ?

Le Ministère, organe actif du Gouvernement et aussi organe de liaison et d'influence sur le Parlement, comment sera-t-il constitué ? où prendra-t-il ses membres ? qui les choisira ? auront-ils un chef, des réunions pour arrêter leur conduite ? seront-ils homogènes, pourront-ils rester unis ? Le Ministère sera-t-il composé exclusivement des titulaires des départements ministériels ou comptera-t-il des membres plus diversifiés ?

Les Assemblées législatives, quelles seront leur vie, leur action ?

Et entre ces pouvoirs quels seront les rapports ? Le Gouvernement agira-t-il sur les Chambres ? Le Roi pourra-t-il agir sur elles, modifier leur composition, régler leur activité, les arrêter, les dissoudre ? Les Ministres pourront-ils influencer leurs décisions ? — Par contre quels seront les moyens d'influence des Assemblées sur le Gouvernement, pour éveiller son attention, pour orienter son action, pour sanctionner les erreurs, les fautes qu'il commettrait ? Et comme le pouvoir législatif est composé de deux Assemblées, quel sera le rôle de l'une et de l'autre ?

Ce sont les réponses à ces questions, fournies par l'expérience parlementaire de la seconde Restauration, qu'il faut dégager. On les a soupçonnées au cours des études précédentes, il faut les préciser en les abordant directement et méthodiquement.

[p.67]

Le Roi. — En ce qui concerne le Gouvernement en régime parlementaire le premier problème, le plus important, le plus délicat, constamment agité au cours de la Restauration, était donc celui du rôle respectif du Roi et des Ministres. Son inviolabilité contrastant avec leur responsabilité le condamnait-il à s'effacer, à les laisser agir, ou devait-il demeurer le directeur de la politique gouvernementale, la responsabilité de ses Ministres lui servant seulement de caution vis-à-vis du pays ?

Controverses des publicistes sur le rôle du Roi. — Cette grosse question fut dès le début de la seconde Restauration traitée dans des écrits politiques par quelques-uns des hommes qui jouèrent un rôle important dans les affaires publiques.

Dès 1815 de Vitrolles, l'homme du comte d'Artois, publia une brochure intitulée : Du Ministère dans le Gouvernement représentatif. Il se proposait de faire comprendre à la France, par l'exemple de l'Angleterre, le régime parlementaire. Il expliquait fort bien la portée politique de la responsabilité des Ministres, engagée non plus par des actes criminels, mais par des fautes de politique générale, sanctionnée, non par des poursuites criminelles et des condamnations, mais par la perte de la confiance des Assemblées, et comme conséquence « la perte de l'existence politique »[17]. Sans doute la manifestation de la défiance des représentants ne l'entraînait pas péremptoirement ; les Ministres soutenus par le Souverain pouvaient recourir à la dissolution de la Chambre qui leur était contraire, mais « le peuple se trouvait ainsi, par l'esprit de ses choix, investi du droit de confirmer ou de renverser le Ministère ». Sa décision était définitive. « Il n'y a pas d'exemple en Angleterre, disait-il, dans les derniers règnes que les Ministres soient restés en place sans l'appui de cette majorité ; à peine peuvent-ils se maintenir en la perdant dans quelques questions tout à fait minutieuses et c'est en vain qu'ils voudraient résister à cette puissance, il arriverait toujours un moment où il faudrait céder, puisque la Chambre peut rendre son opposition absolue par le seul droit d'accorder l'impôt [p.68] qu'elle peut refuser à tels Ministres[18]. » Le principe de la responsabilité politique des Ministres se trouvait ainsi intégralement posé.

De Vitrolles en tirait de graves conséquences quant au choix des Ministres sur lequel les Chambres, ou plus exactement la Chambre représentative, devait exercer une influence sérieuse. « Que le choix des Ministres, disait-il, ne soit pas entièrement fait sans le concours des Chambres, que dans ce choix, qui appartient au Roi seul, le Souverain soit attentif à le porter sur les hommes que l'opinion de la Chambre désignerait si elle était appelée à y concourir, de manière qu'elle puisse s'y attacher comme étant en partie son ouvrage et qu'ils exercent sur elle une influence personnelle[19]. »

Il importait donc que le Roi portât son choix sur une seule personne, sur celle qui exerce sur les Chambres une plus grande influence, celle qui peut rassembler autour d'elle, par ses liaisons politiques, les chefs les plus importants. C'était la pure doctrine parlementaire selon la pratique anglaise. Le rôle du Souverain se trouvait ainsi déjà très limité dans le choix de ses Ministres.

De Vitrolles n'en concluait pourtant pas, comme il eût paru logique et comme il eût pu également le déduire de la pratique anglaise, à l'effacement complet du Roi dans l'orientation de la politique. Il disait : « Le Roi impose souvent des conditions aux Ministères qu'il institue, et elles font partie des obligations auxquelles le Premier Ministre désigné doit soumettre ceux qu'il associe à ses travaux et à sa fortune[20]. » Mais le rôle du Roi paraissait limité à une sorte d'impulsion initiale, donnée par lui à ses collaborateurs.

Et il se bornait à dire, pour ménager sans doute le principe monarchique, que « toutes les conditions du Ministère, son existence même, sont dans le Gouvernement représentatif subordonnés à l'intérêt de l'autorité royale, que les Ministres sont appelés à soutenir et à défendre[21] ».

En définitive la première thèse doctrinale exposée par un écrivain politique faisait des Ministres les hommes de la majorité, contrôlés par elle et du Souverain leur recruteur et leur lointain inspirateur.

On s'étonnerait de trouver cette thèse sous la plume d'un homme de la droite extrême, d'un partisan du comte d'Artois, si on ne se rappelait que la majorité dans la Chambre introuvable appartenait [p.69] aux ultras qui protestaient contre le maintien au pouvoir par le Roi d'un Ministère modéré.

Tandis qu'un ultra se faisait ainsi le champion d'un parlementarisme intégral, un doctrinaire, Guizot, pour la même raison de politique, non pas doctrinale, mais pratique, se fit l'interprète d'un parlementarisme, quant au rôle du Souverain, très atténué. C'est dans ce but qu'il publia au début de 1816 sa brochure : Du Gouvernement représentatif et de l'état actuel de la France.

Il dénonçait la manœuvre de ses adversaires : « Dans la Chambre des députés seule, le parti se croyait le maître, sa situation lui a dicté sa théorie, tous ses efforts ont tendu à attirer dans la Chambre, où il dominait, le pouvoir qu'il n'avait pu conquérir auprès du trône[22]. »

Puis il établit sa propre thèse : l'autorité personnelle du Souverain reste entière, « Il n'y a dans la responsabilité ministérielle, ni dans l'inviolabilité royale, aucune raison de considérer le Roi comme étranger aux actes du Ministère, et les actes du Ministère comme étrangers à la volonté du Roi. » « C'est le Roi qui veut, qui agit et qui seul a le droit de vouloir et le pouvoir d'agir. Les Ministres sont chargés d'éclairer sa volonté... Sans sa volonté ils ne sont rien, ne peuvent rien, et quiconque prétend séparer les Ministres du Roi ne travaille en fait qu'à les désunir[23]. »

Comment concilier ce pouvoir du Roi et cette responsabilité des Ministres ? « La responsabilité n'est qu'une condition imposée aux agents du pouvoir, qui les met dans la nécessité d'user de tous leurs moyens pour contenir le pouvoir même qui les emploie dans les bornes légales que lui assignent les institutions. Les hommes qui acceptent le Ministère... déclarent par là, ou que les intentions et les opinions du Roi sont assez conformes aux leurs, ou qu'ils espèrent acquérir sur sa raison assez d'influence pour ne pas craindre de se compromettre en exécutant ses volontés : la responsabilité ministérielle est cela et rien de plus... loin de séparer les Ministres du Roi, elle les unit à lui de la manière la plus intime, car elle les oblige à ne lui laisser ignorer aucune des idées qu'il a besoin de connaître pour ne pas leur ordonner ce qui pourrait un jour les mettre en péril. » Ainsi Guizot, doctrinaire modéré, exaltait l'autorité royale que de Vitrolles, le monarchiste pur, minimisait. Tels sont les jeux de la politique et du hasard !

[p.70]

La Monarchie selon la Charte répondit à la fin de 1816 à la brochure de Guizot, Chateaubriand y formula le parlementarisme le plus accentué réduisant au minimum l'action personnelle du Roi.

« La doctrine sur la prérogative royale constitutionnelle est que rien ne procède directement du Roi dans les actes du Gouvernement; que tout est l'œuvre du Ministère, même la chose qui se fait au nom du Roi et avec sa signature : projets de lois, ordonnances, choix des hommes. » — « Le Roi étant environné de Ministres responsables, tandis qu'il s'élève au-dessus de toute responsabilité, il est évident qu'il doit les laisser agir d'après eux-mêmes puisqu'on s'en prendra à eux seuls de l'événement[24]. »

Mais alors quel est donc le rôle du Roi ? Chateaubriand cherche à le préciser : « Que fait le Roi dans son Conseil ? Il juge, mais il ne force point le Ministre. Si le Ministre obtempère à l'avis du Roi, il est sûr de faire une chose excellente, et qui aura l'assentiment général ; s'il s'en écarte et que pour maintenir sa propre opinion, il argumente de sa responsabilité, le Roi n'insiste plus : le Ministre agit, fait une faute, tombe et le Roi change son Ministre[25]. »

Le but cherché par Chateaubriand, alors ultra parmi les ultras, se révèle du reste en ce passage : « Le Roi dans la Monarchie représentative est une divinité que rien ne peut atteindre ; inviolable et sacrée, elle est encore infaillible, car, s'il y a erreur, cette erreur est du Ministre et non du Roi. Ainsi on peut tout examiner sans blesser la majesté royale, car tout découle d'un Ministre responsable. »

La liberté de la critique, l'affranchissement des Chambres de toute crainte révérentielle vis-à-vis du Roi, donc leur domination, voilà en définitive l'objectif que le monarchiste pur, qu'était Chateaubriand, se proposait.

Cette domination il prétendait la faire découler de l'origine même du Ministère. « Sous la Monarchie constitutionnelle, écrivait-il d'autre part, c'est l'opinion publique, qui est la source et le principe du Ministère, principium et fons ; et, par une conséquence qui dérive de celle-ci, le Ministère doit sortir de la majorité, de la majorité de la Chambre des députés, puisque les députés sont les principaux organes de l'opinion populaire. C'est assez dire que les Ministres doivent être membres des Chambres[26]. »

Ainsi Chateaubriand allait beaucoup plus loin que de Vitrolles [p.71] dans sa conception du parlementarisme. Il professait l'effacement complet du Souverain dans la direction des affaires, la maîtrise quasi absolue des Ministres appréciant librement ses avis. C'est à ce point que le maintien du Ministère de Richelieu au pouvoir en face de la Chambre introuvable avait porté les ultras. Ils en arrivaient à invoquer contre le Souverain la puissance du nombre, la souveraineté de l'opinion, de la Nation !

Villemain répondit à Chateaubriand, comme l'avait fait Guizot vis-à-vis de de Vitrolles, en sa brochure Le Roi, la Charte et la Monarchie. Il répondait à l'argument tiré des pratiques anglaises qu'elles s'étaient élaborées progressivement, et qu'à vouloir les introduire chez nous sans préparation on les fausserait, que la Monarchie, l'aristocratie, l'opinion publique étaient en Angleterre tout autre chose qu'en France, que d'ailleurs on exagérait la portée que la responsabilité des Ministres avait en Angleterre.

Ces écrits montrent la divergence des esprits au début de la seconde Restauration sur le parlementarisme et spécialement sur le point qui était alors, en régime monarchique, le plus sensible : le rôle conservé par le Roi dans le Gouvernement.

Controverse à la Chambre des députés sur le rôle du Souverain. — La question du rôle du Roi dans le Gouvernement fut soulevée à la Chambre des députés dès la fin de 1815. Quand en décembre le problème électoral fut posé, les ultras se prononcèrent pour le renouvellement intégral de la Chambre tous les cinq ans, les modérés préférant le renouvellement partiel par cinquièmes. Or l'autorité et l'action personnelle du Roi dans le Gouvernement se trouvèrent engagées dans cette controverse.

Si la Chambre demeurait tout entière cinq ans en fonction, il était évident que la majorité était en mesure d'imposer au Roi ses hommes et aux Ministres sa politique ; le Roi ne pouvant pas tenir tête à une majorité stable pendant ces cinq années. Si au contraire la Chambre était soumise à des renouvellements partiels annuels, la majorité n'avait plus la même puissance pour vaincre la résistance du Roi. Aussi les ultras, se croyant sûrs d'obtenir la majorité, voulaient avec le renouvellement intégral se l'assurer pour cinq ans. Et pour soutenir leur thèse ils n'hésitaient pas à montrer dans le renouvellement partiel un instrument de domination pour le Souverain. « Le renouvellement partiel, disait un de leurs hommes, Clausel de Coussergues, n'est bon que pour les tyrans. Les tyrans redoutent l'opinion publique et tout leur art est d'en éviter l'expression [p.72] simultanée[27]. » Les ultras se révélaient donc en cette occasion à la Chambre comme les adversaires du Gouvernement personnel et c'était pour l'éviter qu'ils réclamaient le renouvellement intégral.

Les modérés et les doctrinaires se prononçaient pour le renouvellement partiel au contraire au nom des droits et de l'autorité du Souverain.

Royer-Collard disait : « En France le Gouvernement est tout entier entre les mains du Roi, et, il n'a besoin du concours des Chambres que s'il reconnaît la nécessité d'une loi nouvelle et pour le budget[28]. » « J'irai plus loin et je dirai : le jour où le Gouvernement n'existera que par la majorité de la Chambre, le jour où il sera établi en fait que la Chambre peut repousser les Ministres du Roi et lui en imposer d'autres qui seront ses propres Ministres et non les Ministres du Roi, ce jour-là c'en est fait non seulement de la Charte, mais de notre royauté, ce jour-là nous sommes en République. » Il disait encore : « Le vrai rapport sous lequel j'envisage le projet est l'affermissement ou l'affaiblissement de l'autorité royale. Ce projet l'affaiblit. Or si la France veut un Roi comme vous l'avez souvent répété avec enthousiasme, la France veut aussi que son Roi le soit véritablement, qu'il ait tout le pouvoir nécessaire pour la gouverner. Si la France a besoin de conseils publics pour éclairer l'autorité et pour la retenir dans les limites tracées par la loi. elle n'a pas moins besoin que son Roi soit assez puissant pour protéger son repos contre la turbulence et l'esprit d'innovation qui s'empare si aisément des Assemblées politiques. »

De même de la Luzerne, dénonçait le jeu des ultras qui, pour assurer le respect du Roi, sa dignité, attribuaient aux Ministres la réalité du pouvoir. « On s'arme, disait-il, d'un faux respect envers la majesté du Roi, pour tuer l'autorité du Roi. On le fait disparaître de son Gouvernement pour se donner le droit de le juger, on le cache derrière ses Ministres pour attaquer plus librement les actes d'administration, qu'il fait exercer ou plutôt qu'il exerce lui-même par ses Ministres[29]. »

C'étaient là des indications assez confuses. Il ne s'agit plus de thèses dogmatiques comme les précédentes sur l'action respective des Ministres et du Roi. On se rend pourtant compte qu'au sein de la Chambre des opinions divergentes existaient sur l'autorité et le [p.73] rôle du Roi. Mais là aussi, par une curieuse interversion de leurs rôles naturels, c'étaient les ultras qui prétendaient les réduire, les modérés qui les défendaient. L'intérêt de parti l'emportait sur les idées que normalement les uns et les autres auraient dû professer.

Rôle de Louis XVIII dans le Gouvernement. — Tandis que les hommes politiques, dans leurs écrits de circonstance et dans leurs discours, dissertaient sur le rôle du Souverain sous le nouveau régime, Louis XVIII était appelé à composer son personnage.

On a vu que son passé d'avant 1814 rendait incertaine l'attitude qu'il prendrait, un certain libéralisme ayant tempéré son attachement aux principes traditionnels de la Monarchie légitime. On a vu également que sous la première Restauration tout en maintenant ses prétentions de Souverain légitime il n'avait pas joué dans la direction des affaires un rôle très personnel et très actif.

Pendant ses neuf nouvelles années de règne, après sa seconde restauration, son attitude ne fut pas constamment la même. Au début sous le Ministère Talleyrand-Fouché qui lui avait été comme imposé, puis en face d'une majorité d'idées opposées aux siennes, son rôle fut effacé. Après la dissolution de la Chambre introuvable, il exerça une influence plus considérable sur le Gouvernement. Enfin après l'assassinat du duc de Berry en 1821 le courant de réaction qui se déchaîna, la pression de son entourage, la fatigue de la vieillesse, l'influence féminine qu'il subit entravèrent son action personnelle.

Il n'en est pas moins vrai que son rôle ne fut jamais aussi effacé que peut l'être celui d'un Monarque parlementaire de nos jours en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Suède, en Norvège, en Italie.

Les discours du trône à l'ouverture des sessions parlementaires furent pour lui l'occasion périodique d'exprimer son sentiment personnel sur la situation du royaume et la politique à suivre. Son discours du 7 octobre 1815 en présence de la Chambre introuvable marque son indépendance[30]. Alors que la majorité ultra crie vengeance et rêve d'un retour à l'ancien régime, il prêche le respect de la Charte consécration de l'ordre nouveau, de la Charte « à laquelle, dit-il, la réflexion m'attache chaque jour davantage, que j'ai juré de maintenir et à laquelle nous tous, à commencer par ma famille, allons jurer d'obéir ». Or la Charte pour les ultras, c'était [p.74] la grande faute, la grande erreur commise, et octroyée à leur sens elle ne liait pas le Souverain.

Après le discours du trône de 1821, les Chambres répondent selon l'usage par des adresses. Celle des députés contient un blâme pour la politique étrangère du Gouvernement. Louis XVIII se sent atteint personnellement, il décide qu'il ne recevra pas l'adresse selon les formes habituelles, qu'elle ne lui sera pas lue, mais remise par écrit et qu'il ne répondra pas. Et quand par la suite, obligé de prendre un Ministère de monarchistes purs, il appelle Villèle, on ne lui présente aucun des signataires de l'adresse, qu'il n'aurait pas acceptés.

Le personnalisme, modéré d'ailleurs, de Louis XVIII s'affirme aussi vis-à-vis des Ministres. Il subit Talleyrand et Fouché, « le vice et le crime », dit-on autour de lui, mais il ne fait rien pour les soutenir même quand Talleyrand sollicite son appui, alors que par la suite il soutiendra Decazes de toutes ses forces.

Après la chute de son premier Ministère il fait appel à de Richelieu. C'est que cet homme est son homme, représente sa politique. Émigré comme lui, il est un émigré modéré comme lui-même. Ils cherchent tous deux l'accord de la France ancienne et de la nouvelle, tous deux ils résistent à la réaction. Sans doute Louis XVIII en 1818 laisse partir son Ministre sans grand effort pour le retenir, mais c'est qu'il a subi des échecs répétés, que le Ministère est divisé et qu'il a des vues sur Decazes, son favori, qui siège dans le Cabinet et qui peut prendre le pouvoir.

C'est avec lui que l'action personnelle de Louis XVIII s'affirme le plus. De cet homme jeune, sans nom, sans ancêtres, il fit un Ministre, puis un Premier Ministre. « Decazes, a dit Pasquier, n'avait pas par son âge, sa position sociale, la gravité de son caractère, ou les grands services rendus l'autorité nécessaire dans un poste si élevé. M. de Serre et les doctrinaires ne pouvaient voir avec une complète indifférence cette prééminence accordée à un collègue auquel ils étaient loin de reconnaître une réelle supériorité[31]. » La création de Decazes fut un acte personnel de Louis XVIII. Il le soutint sous le Ministère de Richelieu dans son évolution libérale. Après la chute de Richelieu il le porta au Ministère contre le sentiment de tout son entourage, exerçant en sa faveur son action notamment sur les pairs qui lui étaient fidèles.

[p.75]

Deux fois Louis XVIII eut recours à la révocation de Ministres. En 1822 le baron Louis fut révoqué comme ministre des Finances à la suite d'un rapport du préfet de police relatif à des troubles qui avaient accompagné son élection dans le VIIIe arrondissement. Le Ministre de Peyronnet, questionné à ce sujet par Casimir Périer, répondit : « Le Roi, je ne dois pas dire le Ministère, a fait la révocation. Je dis le Roi a révoqué M. le baron Louis parce qu'il l'a jugé convenable et l'a voulu, et il en avait le droit... J'ai dit que le Roi avait le droit et le pouvoir. J'ai donné toutes les explications que la Chambre pouvait exiger de moi[32]. » La révocation du baron Louis était donc bien présentée et sans protestation, au contraire, comme un acte personnel du Roi. Celle de Chateaubriand, ministre des Affaires étrangères en 1824, en fut un autre. On sait qu'il avait fait connaître sa désapprobation d'un projet de conversion de rentes. Louis XVIII fut outré de ce défaut d'esprit de solidarité. Le projet rejeté, il donna l'ordre à Villèle de préparer l'ordonnance de révocation et le fit notifier immédiatement à Chateaubriand chez le duc d'Artois où il se trouvait pour l'empêcher de venir à la réception de la Cour, ne voulant plus le recevoir[33].

De cette attitude Louis XVIII faisait une question de principe. Dans une lettre à Decazes il expliquait : « Les Ministres responsables disent au Roi : voilà notre opinion... » Le Roi répond : « Voilà ma volonté. » Si les Ministres après avoir réfléchi, croient ne pas trop risquer en suivant cette opinion, ils la suivent, sinon ils déclarent qu'ils ne le peuvent. Alors le Roi cède s'il croit ne pas pouvoir se passer de ses Ministres. Dans le cas contraire, il en prend d'autres. Le Roi n'entendait donc céder que contraint et forcé.

Il se considérait encore comme l'arbitre entre ses Ministres. Decazes, alors que son Ministère était partagé par moitié, lui ayant proposé la nomination d'un ministre de la Maison du Roi, qui départagerait les deux camps, le Roi refusa, estimant que c'était à lui d'être leur arbitre dans leurs différends.

L'action du Roi ne s'arrêtait pas même en face des élections. De nos jours l'abstention du Gouvernement dans la consultation nationale est considérée comme une règle essentielle, celle du chef de l'État paraît encore plus obligatoire. A deux reprises au moins, [p.76] en 1816 et en 1820, Louis XVIII n'hésita pas à intervenir dans les élections. En 1816 notamment il reçut la plupart des présidents des collèges électoraux qui, retournés chez eux, se présentèrent comme ses porte-parole pour recommander aux électeurs de voter pour des candidats attachés à la légitimité, mais prudents et modérés[34].

En matière de politique extérieure l'action de Louis XVIII fut particulièrement accentuée. Alors que ses Ministres étaient favorables à une intervention collective des puissances en Espagne, il se prononça pour l'intervention, fût-elle isolée.

Le rôle gouvernemental de Louis XVIII fut donc intermédiaire entre celui d'un Roi d'ancien régime en principe investi de la plénitude du Gouvernement et celui d'un Roi parlementaire moderne si effacé qu'on a peine à discerner son action.

Rôle de Charles X dans le Gouvernement. — Le rôle de Charles X dans le Gouvernement devait être décisif pour l'avenir du régime. S'il avait continué l'évolution commencée par son frère, s'il était vraiment entré dans le personnage d'un Roi parlementaire, n'exerçant qu'une influence, sans imposer une volonté, laissant à des Ministres soutenus par l'opinion la direction des affaires, le pays rassuré, se sentant maître de son destin, aurait pu accentuer son union avec la dynastie des Bourbons, comme avait fait l'Angleterre avec celle de Hanovre, grâce au jeu normal d'un parlementarisme progressif. La personnalité de Charles X, son tempérament, ses idées ne permettaient pas qu'il en fût ainsi. Homme de réaction, il devait provoquer la rupture de la France et de sa maison.

Son passé l'opposait à son frère. Il n'avait jamais manifesté comme lui de tendances libérales, il avait émigré des premiers, de l'étranger il avait dans les manœuvres contre la France auprès des Souverains étrangers, dans la guerre des alliés, joué un rôle des plus actifs. Lors de la première Restauration sa lieutenance générale lui avait donné une importance politique considérable, ce précédent, son titre d'héritier du trône, son caractère entreprenant le portèrent à continuer à jouer sous le règne de son frère un rôle personnel suivi. On l'a vu au Conseil, on l'a vu dirigeant son Ministère de l'entresol, sa police, approuvant, blâmant, conseillant le Roi. Placé à la tête de la garde nationale pour toute la France, il avait comme son armée à lui, il en composait les cadres avec les hommes de son parti. Au début du règne, contrecarrant la politique des Ministres, [p.77] il lui faisait prendre des dispositions en vue d'une rupture avec les alliés, si bien que les Ministres demandèrent que son commandement lui fût enlevé, mesure qui ne fut prise d'ailleurs que plus tard.

Le comte d'Artois ne restait pas davantage étranger à l'administration, il exerçait son action sur les préfets qui devaient voir en lui leur Souverain du lendemain. Ce fut ainsi qu'après la dissolution de la Chambre les préfets nommèrent présidents des collèges électoraux des députés de la majorité, ce qui les recommandait aux électeurs comme des candidats officiels. L'influence du comte d'Artois s'exerça sur le monde des fonctionnaires qui se trouva partagé entre l'orientation ultra, qui était la sienne, et l'orientation modérée, qui était celle de Louis XVIII.

Cette grosse influence du comte d'Artois avant son avènement, on l'a vue s'exercer à l'avènement et à la chute du second Ministère de Richelieu. Ce ne fut que sur la promesse de son soutien que celui-ci consentit à reprendre le pouvoir et ce fut quand, malgré le rappel de ses engagements, le prince le lui refusa, qu'il se retira. Son concours devenait une condition pour prendre ou pour conserver le pouvoir.

Ces précédents devaient faire prévoir que son Gouvernement serait plus personnel que celui de son prédécesseur. De Barante a écrit de lui : « Il avait une haute idée de sa propre fermeté, et depuis quarante ans il n'avait cessé de croire que la Révolution eût été facilement arrêtée sans la faiblesse de son frère, Louis XVI. Prendre une revanche de 1789 était une imagination qui ne l'avait guère quitté[35]. »

Dès son avènement, Charles X manifeste sa volonté de restaurer le plus possible l'ancien régime. Pasquier en relève les indices : son sacre, et son sacre à Reims même ; la découverte opportune de la sainte Ampoule ; le discours du cardinal La Fare dénonçant la Charte comme contraire à la religion ; la réception solennelle des chevaliers des ordres de Saint-Michel et du Saint-Esprit ; la visite du Roi à l'hôpital Saint-Machoul où il trace sur le front des malades le signe de la croix avec la vieille formule : « Dieu te guérisse, le Roi te touche ! »[36]. Ce ne sont pas là certes les formes de l'avènement d'un Roi parlementaire.

De suite il fait entrer au Conseil des Ministres son fils le duc [p.78] d'Angoulême, ce qui est contraire aux pratiques parlementaires. Et désormais son influence ne cessera de s'exercer.

Dès la fin de 1824 il pousse les Ministres à déposer les projets de lois relatifs à l'indemnité en faveur des émigrés, aux communautés religieuses, au sacrilège. — Plus tard il impose en 1826 à Villèle un projet sur la presse que le Ministre désapprouve. — Il continue d'ailleurs, même avec ce Ministère, qui représente sa politique, à avoir ses conseillers particuliers avec lesquels il traite des affaires, plutôt qu'avec ses Ministres, et auxquels il communique leurs projets. Il entretient même des relations avec leurs adversaires et ses pratiques ne sont pas étrangères au découragement et à la démission de de Villèle.

Sous le Ministère de Martignac, le Roi accentue son action personnelle. De Barante note son antipathie pour le régime parlementaire. Il déclarait qu'il aimerait mieux scier du bois que de gouverner à l'anglaise[37]. « Il disait quelquefois... en France c'est le Roi qui gouverne, il consulte les Chambres, il prend en grande considération leurs avis et leurs remontrances, mais quand le Roi n'est pas persuadé il faut bien que sa volonté soit faite. » « Le pouvoir royal lui semblait avili et déjà il était résolu à prendre les rênes du Gouvernement, car il croyait avoir gouverné pendant le Ministère de M. de Villèle et ne s'avouait pas que la puissance avait réellement résidé dans la majorité des Chambres et dans la prépondérance d'un parti[38]. »

Aussi entre Charles X et de Martignac le conflit fut constant. Par exemple lors de la retraite de la Ferronnays le Roi écarta les noms de Chateaubriand, dont on voulait désarmer l'opposition, et de Pasquier. Sans consulter le Conseil il fit écrire à de Polignac et à Ravez et, si ces ouvertures n'aboutirent pas, elles manifestèrent la liberté avec laquelle il agissait vis-à-vis de ses Ministres.

L'antagonisme était profond. Le Roi songeant à une dissolution ses Ministres rédigèrent un mémoire pour lui en montrer le danger. « Ceux qui conseilleraient au Roi, disait-il, une dissolution de la Chambre seraient insensés. Les collèges électoraux enverraient une majorité plus compacte et plus puissante, dont le premier acte serait de proclamer la souveraineté parlementaire. Alors il ne resterait à Votre Majesté que cette double alternative : ou de se soumettre ou d'exercer un pouvoir constitutionnel à jamais aboli par la Charte [p.79] et qu'on ne réclamerait que pour plonger la France dans de nouvelles révolutions au milieu desquelles disparaîtrait la couronne de saint Louis[39]. » C'était presque prophétique. Le Roi renonça pour le moment à la dissolution, mais il tenta secrètement de former, dès ce moment, un Ministère de Polignac, c'était la lutte entre lui et son Gouvernement.

Le discours du Roi du 27 janvier 1829 contint la revendication du pouvoir à son profit. « La France sent bien comme nous, disait-il, sur quelles bases son bonheur repose, et ceux qui le chercheraient ailleurs que dans l'union de l'autorité royale et des libertés que la Charte a consacrées seraient hautement désavoués par elle. » Mais ce fut lui qui le fut par la Chambre des députés. Elle accorda à Royer-Collard et à Sébastiani 175 et 145 voix pour la présidence et seulement une cinquantaine à Ravez et à La Bourdonnaye, candidats des ultras.

Dès lors Charles X s'apprêta à la lutte. « Il n'était pas effrayé, dit de Barante, d'une telle lutte contre l'opinion libérale ; il ne la croyait pas redoutable ; elle lui semblait un bruit de journaux et un bavardage déclamatoire. » Il pensait que la faiblesse seule de Louis XVI avait causé sa ruine[40].

La fin du Ministère de Martignac vit le conflit avec le Roi s'aggraver. Le Roi ne fut peut-être pas étranger à l'échec des lois communale et départementale. Il refusa la nomination à nouveau proposée de Chateaubriand. La préparation secrète du Ministère de Polignac détermina la retraite des Ministres, qui prévinrent le Roi de l'opposition irrémédiable de la majorité à ce nouveau Gouvernement.

Le Ministère de Polignac fut donc l'œuvre toute personnelle de Charles X. Dans son discours du 2 mars 1830, pressentant la résistance, il voulut la prévenir par des menaces. Ses paroles accusent son personnalisme. « Pairs de France, députés des départements, je ne doute pas de votre concours pour opérer le bien que je veux faire... Si de coupables manœuvres suscitaient à mon Gouvernement des obstacles que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et dans l'amour qu'ils ont toujours montré pour leurs Rois[41] . » On prétend qu'au discours préparé par [p.80] les Ministres, Charles X ajouta cette phrase également significative et qui émanait de lui-même : « La Charte a placé les libertés publiques sous la sauvegarde des droits de ma couronne. Ces droits sont sacrés ; mon devoir est de les transmettre intacts à mes successeurs. »

Les 225 voix données à Royer-Collard pour la présidence contre les 116 qu'obtint Chantelauze montrèrent que ces menaces demeuraient sans effet sur l'Assemblée.

L'adresse de la Chambre votée par 221 voix contre 181 fut une réponse plus explicite aux prétentions de Gouvernement personnel du Roi. Elle affirmait que « le concours permanent des vues politiques du Gouvernement avec les vœux du peuple était la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques », que ce concours n'existait pas, mais que le Roi avait le moyen « d'assurer entre les pouvoirs de l'État cette harmonie constitutionnelle, première et nécessaire condition de la force du trône et de la grandeur de la France »[42]. Dans le débat auquel l'adresse donna lieu le sens de cette insinuation se précisa. Il s'agissait de conseiller au Roi de changer de Ministres. L'extrême droite ne manqua pas alors d'invoquer contre cette prétention les thèses primitives des libéraux contre le droit de la Chambre de lui imposer ses Ministres.

Il n'y avait plus qu'à dissoudre la Chambre. Charles X était désormais d'accord avec ses Ministres ; mais ses derniers actes conformes à ses idées confirment sa politique. Le Roi répondit, à la présentation de l'adresse, que dans son discours il avait fait connaître ses « résolutions immuables ». Le 19 mars la Chambre fut prorogée jusqu'au 1er septembre. Le 16 mai l'ordonnance de dissolution était promulguée. Et le résultat de cette politique personnelle, devenue celle du Gouvernement, fut la Révolution de juillet.

Le premier problème que le parlementarisme posait à la Restauration avait donc été celui du rôle que jouerait désormais le Souverain. Le fait que Louis XVIII et Charles X étaient des princes d'ancien régime nourris des traditions absolutistes rendait leur adaptation à leur nouvelle condition de Monarques parlementaires très difficile. Louis XVIII, en esquissa à demi le personnage, Charles X voulut redevenir un Roi de Gouvernement personnel. Ainsi fut faussé le jeu de ce mécanisme, qu'une première expérience avait [p.81] révélé d'un maniement si difficile, et la nouvelle expérience fut aussi mauvaise que la première. L'élément nécessaire à son succès, un Souverain adapté à son rôle, avait manqué.

Sur beaucoup d'autres points d'ailleurs la pratique parlementaire devait être très inexpérimentée et très défectueuse.

Ministres et Ministères. — Le régime parlementaire donna au second organe du Gouvernement une importance exceptionnelle, puisqu'on vient de voir que l'on peut se demander si le chef de l'État y joue encore un rôle personnel.

C'est donc sur le Ministère que pèsent, en tous cas tout à fait principalement, le fardeau écrasant de l'action gouvernementale, de tous les services publics, puis celui de la collaboration assurée à l'exécutif dans la fonction législative, puis la responsabilité de tous les actes de l'administration vis-à-vis des représentants et enfin la charge du contrôle qui revient à l'exécutif vis-à-vis des Chambres. Pour répondre à ces devoirs, et à ces fonctions il est évident que l'organe gouvernemental par excellence, le Gouvernement, doit posséder en régime parlementaire comme qualités indispensables, la compétence, l'autorité, la force et l'unité. C'est dans la composition des Ministères, dans l'origine, le choix, la qualité de leurs membres, dans la présence d'un chef qui les dirige, dans leurs délibérations en commun pour arrêter leur conduite, dans leur solidarité, dans leurs rapports avec le Roi et avec les Chambres que les Ministres devront trouver les conditions nécessaires à leurs multiples et essentielles fonctions. Ces conditions, de quelle façon se trouvèrent-elles satisfaites ou défaillantes sous la Restauration.

Composition des Ministères. — Elle continua à n'avoir qu'un petit nombre de Ministres proprement dits, placés à la tête d'un département ministériel. Le Ministère de Talleyrand en comptait sept, les autres en eurent généralement 7, deux fois 6, au plus 8 et 10. Le nombre en était donc presque invariable et faible. Il nous étonne à le comparer au nombre des Ministres du Cabinet britannique, ou à celui de nos Ministères actuels, pléthoriques. Mais quelques remarques s'imposent. A côté de ces Ministres d'autres personnages aux attributions et aux noms divers se rencontrent dans le Gouvernement, ministre de la Maison du Roi, ministres d'État, ministres sans portefeuille, secrétaires, sous-secrétaires d'État, commissaires du Roi, dont il faudra quelque peu montrer le rôle et la condition. — Puis les charges de l'État, l'importance de ses services, depuis la Guerre, jusqu'à l'Instruction publique, les Postes, [p.82] les Finances, étaient incomparablement moins considérables que de nos jours. Enfin ce nombre restreint de membres était une garantie de force et d'unité. Pour apprécier les conditions dans lesquelles le parlementarisme fonctionna alors il ne faut pas oublier cette circonstance, le nombre restreint des Ministres.

Origine des Ministres. — En Angleterre tous les Ministres doivent être des Lords ou des membres des Communes, parce qu'ils ne peuvent pénétrer dans une Chambre que parce qu'ils en sont membres. En France, la Constituante interdit de prendre un des membres de l'Assemblée législative comme Ministre. La Charte, art. 54, adopta la solution intermédiaire, les Ministres purent être pris dans les Chambres sans que ce fût obligatoire.

M. Barthélémy montre que les hommes politiques de la Restauration comprirent l'intérêt qu'il y avait à ce que les Ministres appartinssent aux Chambres. Il cite notamment à ce sujet Chateaubriand et de Serre.

« Les Ministres, disait le premier, doivent être membres des Chambres, parce que représentant alors une partie de l'opinion publique ils entrent mieux dans le sens de cette opinion et sont portés par elle à leur tour. Ensuite le Ministre député se pénètre de l'esprit de la Chambre, laquelle s'attache à lui par une réciprocité de bienveillance et de patronage[43]. »

« Tout Gouvernement, disait le second, serait évidemment trop faible, qui devrait diriger les affaires publiques avec le concours des Chambres, s'il n'avait pas une partie de ses membres et même de ses principaux membres dans les Chambres[44]. »

On n'estimait pourtant pas que les Ministres dussent être tous pris dans les Chambres. Et la pratique varia. Les premiers Ministères, de Talleyrand, de Richelieu... contenaient un nombre appréciable de non-parlementaires. Decazes, qui n'appartenait à aucune des Chambres, fut nommé pair le 31 janvier 1821 et ce fut pour lui une force. Avec les Ministères de Villèle, de Martignac on arrive aux Ministères formés intégralement de pairs ou de députés, le principe parlementaire progresse. Mais quand Charles X réagit contre cet entraînement, dont il a conscience, dans le Ministère de Polignac il introduit des non-parlementaires. Il y a là comme une mesure des progrès et des reculs du parlementarisme.

[p.83]

Choix des Ministres. — Quelle que soit leur origine, les Ministres doivent être choisis: par qui ? Ce peut être chacun par le Roi, ce qui renforce son autorité, tous lui devant leur pouvoir. Ce peut être par le Premier Ministre nommé par le Roi, ce qui assure l'autorité du premier et l'union entre les Ministres. Il est évident que cette seconde solution est plus conforme au parlementarisme et plus favorable au développement du pouvoir ministériel.

Sous la Restauration, la solution adoptée fut quelque peu variable ainsi qu'on peut le voir en suivant le choix des Ministres dans les différents Ministères. La raison des choix faits est par ailleurs intéressante à relever.

En juillet 1815 Talleyrand est l'homme qui s'impose, et il impose lui-même ses collaborateurs ; et voici d'après Duvergier de Hauranne, les raisons de ses choix. Louis et Jaucourt sont d'anciens collègues qui lui sont fidèles ; Pasquier, préfet de police sous l'Empire, directeur des Ponts et Chaussées sous la Restauration, resté à l'écart sous les Cent-jours, est une garantie contre la réaction vis-à-vis du pays ; Gouvion Saint-Cyr a fait preuve d'indépendance vis-à-vis de Napoléon aux Cent-jours ; Fouché peut rassurer les partis de la Révolution ; Decazes, inconnu de tous, ancien lecteur de Madame Mère, est appelé à la préfecture de police sur la recommandation du baron Louis ; de Vitrolles, soutenu par le comte d'Artois et Fouché, conserve son secrétariat du Conseil. Ainsi de ce premier Ministère, Talleyrand est l'auteur, le Roi s'est abstenu.

De même de Richelieu désigne à Louis XVIII ses collaborateurs. Ses qualités, son succès en Russie au service du Tsar, la faveur qu'il a conservée auprès de lui l'ont fait choisir. Ignorant des choses et des hommes en France, il dut se faire renseigner. Decazes se recommandait par son succès auprès des membres de la famille royale, il fut premier Ministre de la Police; de Feltre, Dubouchage, de Vaublanc plaisaient à la droite pure, à la majorité. Barbé-Marbois, Corvetto, étaient pris pour leurs qualités, mais devaient susciter le mécontentement de la majorité. La Maison du Roi et le secrétariat du Conseil furent supprimés. De nouveau Louis XVIII, malgré l'ignorance de Richelieu quant au personnel politique, lui abandonna donc la formation de son cabinet, et ce furent des considérations parlementaires qui déterminèrent, en partie du moins, les choix de celui-ci.

La volonté de Louis XVIII de laisser la liberté complète au Premier Ministre s'affirma quand Decazes, quittant le pouvoir lui déclara qu'il était prêt à accepter un Ministère sous Richelieu rappelé [p.84] à la présidence. « Si le duc rentre, lui répondit le Roi, il faut que ce soit lui-même qui choisisse ses collègues, ce n'est pas le Roi qui est la clé de voûte, c'est le président du Conseil[45]. »

De même en avait-il été pour le Ministère Dessolles. Encore que ce Premier Ministre eût été choisi lui-même de façon bien hâtive, bien inopinée, on s'en remit à lui du soin de désigner au Roi les autres Ministres. Le parti pris de Louis XVIII paraissait à ce point de vue bien ferme.

Et pourtant quand Louis XVIII fit appel à Villèle, sans doute parce qu'il gardait des préventions contre ce représentant de l'extrême droite, il lui remit une liste de Ministres, qui avait été établie par les Ministres démissionnaires. Mais Villèle raya quelques noms et les remplaça par d'autres, le Roi acceptant en définitive les uns et les autres.

Charles X marqua ici son personnalisme et sa réaction contre les principes parlementaires. Quand il forma le Ministère de Martignac, ce fut à Chabrol et non à celui-ci qu'il confia le soin de proposer les membres du Ministère. Puis, faisant appel plus tard à Polignac, non seulement il désigna en même temps que lui de La Bourdonnaye, qui était son rival, pour le poste de Premier Ministre, ce qui l'empêcha tout d'abord d'attribuer ce titre au premier comme au second, mais encore il fournit lui-même tous les ministères de titulaires.

Quoique les pratiques de Charles X s'éloignassent ainsi des usages du parlementarisme que Louis XVIII avait comme consacrés, elles étaient au fond fidèles au principe, selon lequel évidemment c'est l'homme qui doit diriger un Ministère qui doit en choisir les éléments. Voulant garder dans le Gouvernement l'influence prépondérante il n'en confiait pas à un autre la formation.

Premiers Ministres. — L'homme auquel le Roi confiait le soin de choisir les membres du Ministère était désigné pour en être le Premier Ministre. La Restauration inaugura ce titre et cette fonction, mais sa pratique fut encore sur ce point un peu hésitante.

Talleyrand sans en avoir le titre en eut l'importance et en joua le rôle.

De Richelieu en reçut au contraire le titre sans en exercer pleinement la fonction. Absorbé par les Affaires étrangères, alors très difficiles à conduire, peu au courant de nos affaires intérieures, il [p.85] laissa Decazes, très actif, très entreprenant, très soutenu par le Roi exercer une influence prépondérante.

La situation fut la même avec Dessoles, chef plus nominal que réel. Decazes fut donc le premier à avoir le titre et à remplir la fonction à la fois, mais sa première présidence fut de courte durée.

Chose curieuse, ce ne fut pas d'emblée que de Villèle, de Martignac et de Polignac furent nommés Premiers Ministres. De Villèle donna du retard de sa nomination une raison qui semble être d'une modestie exagérée. « Nous étions convenus que nous marcherions sans président désigné, puisque dans le nouveau Ministère il n'y avait personne d'assez prépondérant pour que sa présidence fût naturellement indiquée[46]. » Corbière, son alter ego, de Montmorency pouvait, en effet, prendre ombrage de son élévation au-dessus d'eux. Pourtant le 4 septembre 1822 il fut nommé Premier Ministre. Il indique que ce fut pour se garer de la politique trop personnelle de de Montmorency et aussi pour faciliter la tâche du Roi qui n'avait plus à traiter les affaires qu'avec lui. Ce Gouvernement d'autorité ne sentait-il donc pas le besoin d'en établir une dans son sein ?

De Martignac exerça en fait la fonction de Premier Ministre. C'est lui, par exemple, qui écrivit le discours du trône établissant le programme du Gouvernement.

Le dernier Ministère de Charles X commença sans Premier Ministre et ceci tint surtout à la rivalité de de Polignac et de La Bourdonnaye qui, comme tout bon autoritaire, ne pouvait supporter l'autorité d'un chef. La situation devint vite insupportable et Courvoisier proposa de demander au Roi le rétablissement du poste de Premier Ministre. Immédiatement La Bourdonnaye alla porter sa démission au Roi.

Avec quelques tâtonnements la Restauration inaugura donc cette institution que la Charte n'avait pas prévue. Avec le rôle tout à fait prépondérant du Ministère dans le Gouvernement, avec la participation du Ministère à l'activité du Parlement, et la responsabilité des Ministres devant lui, un chef s'imposait. La vie, les forces instinctives et logiques qui commandent au développement des institutions eurent tôt fait d'appeler sur la scène politique le personnage qui devait y tenir le premier rôle.

Homogénéité ministérielle. — Il semble que la première condition de bon fonctionnement d'un Ministère, un chef lui étant [p.86] donné, soit son homogénéité qui assure l'entente de ses membres, l'unité de sa direction dans tous les services publics, et sa force vis-à-vis du Parlement. Les hommes politiques au début même du régime en eurent conscience. Le baron Louis disait à de Vitrolles : « Les princes ne peuvent s'établir qu'en formant un Ministère fort, qui soit un, compact et solidaire. Comprenez-vous ?[47] » Chateaubriand dans ses Réflexions politiques attachait plus d'importance à l'homogénéité ministérielle qu'à la responsabilité des Ministres, mais c'était parce qu'un Ministère formant un bloc échapperait aux intrigues et aux manœuvres et serait une garantie contre l'arbitraire royal. Dans le même esprit, Talleyrand, dans la proclamation de Cambrai, en juin 1815, faisait dire au Roi : » L'unité du Ministère est la plus forte garantie que je puisse offrir », et il ajoutait : « J'entends qu'elle existe et que la marche franche et assurée de mon Conseil garantisse tous les intérêts et calme toutes les inquiétudes. »

Dans la Monarchie selon la Charte, chapitre XXV, Chateaubriand, il est vrai, se montrait plus large, il admettait les Ministères composés d'hommes appartenant à des partis divers, mais il fallait qu'ils s'entendissent sur un programme déterminé qui assurait leur homogénéité au moins temporairement. Il citait l'Angleterre, où on avait vu des coalitions de Ministres « convenant d'abord entre eux d'un système général, faisant chacun les sacrifices commandés par l'opinion et la position des affaires ».

En fait les Ministères de la Restauration réalisèrent mal cet idéal.

Les Ministères de Talleyrand et de Richelieu furent très composites. De Richelieu se trouvait pourtant devant une majorité forte, mais Louis XVIII se refusait à la suivre et son Ministre prit à la fois des hommes à sa convenance ou tolérables pour elle comme de Feltre, Decazes, Dubouchage, de Vaublanc et des hommes d'une autre tendance comme Barbé-Marbois et Corvetto.

Dessoles, en décembre 1818, avec de Serre, Louis, Portai, Gouvion Saint-Cyr, Decazes, eut un des Ministères les plus homogènes du régime, entre les ultras diminués en nombre et les libéraux sans cesse en progrès ; ce fut un Ministère de modérés. Mais il se heurta à la résistance des purs et dut recourir au moyen violent d'une fournée de soixante nouveaux pairs.

Le Ministère Decazes garda, sinon le même personnel, du moins[p.87] la même composition, Pasquier remplaçant Dessoles, de la Tour-Maubourg succédant à Gouvion Saint-Cyr, et Roy au baron Louis.

Chose extraordinaire, la réaction déjà commencée, mais qui après la mort du duc de Berry se déchaîna, n'amena pas le duc de Richelieu, reprenant la Présidence du Conseil, à changer le Ministère, dont Decazes se retirait. Le 20 février 1820, prenant le pouvoir, il remplaça Decazes par Siméon, puis le 1er novembre il nomma de Lauriston à la Maison du Roi, et le 21 décembre il créa trois postes de « Ministres secrétaires d'État membres du Conseil » donnés à Lainé, Corbière et Villèle, c'était la concession nécessaire à la droite et la rupture de l'homogénéité. « On cède à la force des élections royalistes, écrivait de Villèle à sa femme, en faisant place au Conseil à deux royalistes, après cela on ne veut déplacer personne, alors on cherche à colloquer les deux nouveaux venus comme on peut. » Si la présence des nouveaux Ministres permit au Ministère de vivre, elle ne lui rendit pas la vie facile. Les nouveaux venus avaient leur politique à eux. Il leur arrivait de conclure avec la majorité des accords, dont ils négligeaient de prévenir leurs collègues et que de Richelieu ne désavouait pas, crainte de disloquer son Ministère. La retraite de Villèle et de Corbière se produisit même quand il fut question de leur attribuer deux portefeuilles faute de s'entendre et Guizot, quelque temps après, dans sa brochure : Des moyens de gouvernement et d'opposition, écrivait : « Il est impossible aux Ministres et à l'ancien régime de se réunir dans aucun système déterminé, de marcher en commun selon certaines idées générales. Tant ils sont contraints de vivre seulement côte à côte, au jour le jour, constamment incapables de rien faire où soient déposés quelques germes de durée, qui puisse être considéré comme un progrès vers un ordre de choses stable et régulier. » A la fin de l'année le Ministère de Richelieu, dont l'existence avait été si difficile, expirait.

Le Ministère de Villèle du 14 décembre 1821 fut dans son ensemble un Ministère formé dans la partie modérée de la droite avec de Villèle, Corbière, de Montmorency, de Peyronet, de Bellune, de Clermont-Tonnerre et de Lauriston. Si par la suite il y eut des changements dans son sein, ils ne modifièrent pas sa nuance. Le Ministère le plus homogène de la Restauration fut donc celui qui eut la plus longue durée.

Quand, après sept années, il fut usé et qu'après la dissolution du 5 novembre 1827 les libéraux eurent triomphé aux élections de novembre, le Ministère de Martignac ne changea pas sensiblement [p.88] de nuance. Mais il dut subir des modifications dans son personnel, en son existence de dix-huit mois, l'homogénéité n'étant pas à elle seule une garantie de durée.

La dernière équipe ministérielle de Charles X fut au contraire très composite, on pensait, en s'adressant à des tendances diverses, les unir. Voici ce que dit à son sujet l'un de ses membres, d'Haussez : « Afin de ménager des susceptibilités politiques, de rattacher au Gouvernement toutes les fractions de l'opinion royaliste et la portion de l'opinion libérale à laquelle on supposait des propensions à se rallier à lui, dès qu'elle en aurait reçu des garanties, on confia des portefeuilles aux hommes considérés comme l'expression de chacune de ces opinions. Ainsi M. Courvoisier vint siéger à côté de M. de La Bourdonnaye, dont il avait combattu la doctrine à la Chambre des députés, M. de Chabrol dut mêler sa politique hésitante à l'ardeur irréfléchie de M. de Polignac, et l'on pensa que l'amiral de Rigny (remplacé sur son refus par M. d'Haussez) consentirait à confondre la nuance très prononcée de son libéralisme dans la couleur royaliste non moins tranchée de M. de Montbel. Quant à M. de Bourmont, on comptait avec raison que son adresse contribuerait à mélanger et à réunir ces éléments hétérogènes. » Le chef-d'œuvre du Gouvernement personnel était donc un Ministère opportuniste mélangeant toutes les nuances. Il devait favoriser le personnalisme du Roi et faciliter les fautes qui aboutirent à la Révolution.

L'homogénéité ministérielle, considérée dès le début comme un idéal, ne fut donc pas toujours réalisée, quand elle put l'être elle donna, semble-t-il, de la stabilité au Gouvernement.

Unité de la politique gouvernementale, réunions ministérielles. — Aujourd'hui l'unité de la politique gouvernementale est un des principes les plus universellement admis et on le fonde surtout sur la solidarité des services publics, sur l'unité de la vie nationale.

Au début de la Restauration, c'était une nouveauté et les motifs invoqués en faveur des réunions ministérielles, à notre étonnement, ne sont plus les mêmes. Un très intéressant mémoire, consulté par M. Michon aux archives du ministère des Affaires étrangères, émanant du ministère de la Justice du 30 juillet 1815, est à ce point de vue très intéressant. Ce sont les relations des Ministres avec les Chambres qui créent sa responsabilité et sa solidarité, ce sont elles qui exigent les premières son unité. « Toutes les affaires qui doivent être portées et discutées aux Chambres sont donc les premières [p.89] affaires du Ministère. C'est dans le Conseil qu'il faut les préparer et les concerter. » Le mémoire développe l'idée que ces délibérations communes développent l'union entre les Ministres et donc leur force, « alors il y aura un Gouvernement, les Chambres apprendront à le connaître, et on verra se former dans leur sein un parti ministériel ».

Le mémoire invoque aussi en faveur des réunions entre Ministres leur responsabilité pénale, semble-t-il. « Il serait absurde, dit-il, qu'un Ministre pût à l'insu et sans le concours de ses collègues les compromettre par sa conduite particulière. » Et le mémoire envisage des actes ministériels portant atteinte aux lois, telles que des arrestations arbitraires.

Enfin le mémoire insiste sur une autre considération : la nouveauté du régime. Quand dans chaque Ministère après une pratique prolongée des traditions se seront établies, la nécessité d'arrêter en commun les mesures à prendre sera moindre[48].

Les délibérations entre Ministres prennent ainsi dans ce curieux document l'apparence d'une pratique exceptionnelle tenant aux caractères particuliers du régime nouveau. Nous sommes de nos jours plus pénétrés de l'unité de tous les intérêts de l'État et plus convaincus que ce ne sont pas des circonstances propres à un temps donné qui exigent l'entente des Ministres qui les gèrent.

Sur la manière dont se tinrent ces réunions, M. Barthélémy fournit pour certains Ministères quelques indications à relever.

De Talleyrand réunissait tous les jours les Ministres dans sa chambre et deux ou trois fois par semaine il y avait Conseil aux Tuileries sous la présidence du Roi. Sous le second Ministère de Richelieu il y avait deux Conseils de Cabinet et un Conseil des Ministres par semaine. Sous le Ministère de Polignac il y a deux réunions de chaque sorte par semaine et elles sont extrêmement longues. Les Conseils de Cabinet se tiennent de 4 heures à 11 heures avec un repas d'une heure, les Conseils de Ministres durent trois heures. Pour des hommes d'autorité, c'était beaucoup parler et c'était beaucoup parler pour bien mal gouverner.

De ces réunions la proclamation de Cambrai avait exclu les princes, qui y avaient pris part sous la première Restauration. De Vitrolles, qui, sous le Ministère de Talleyrand siégea comme secrétaire, en fut exclu sous le Ministère de Richelieu. Charles X y appela [p.90] le duc d'Angoulême ; on protesta et pour justifier sa présence on le nomma ministre de la Guerre, mais comme il était irresponsable sa présence demeurait irrégulière et il n'y parut plus.

Divisions au sein des Ministères successifs de la Restauration. — Les hommes de la Restauration virent donc l'utilité de l'union entre les Ministres et cherchèrent les moyens de la réaliser. Elle demeura chimérique.

Le ministère de Talleyrand-Fouché était composé d'éléments très disparates et même avant sa chute Fouché dut se retirer, malgré toutes les concessions qu'il avait faites à la droite.

Sous le ministère de Richelieu deux éléments se rencontraient qui en réalité s'opposaient. Decazes, Lainé, Pasquier le suivaient, de Feltre et Dubouchage tendaient vers la droite. Decazes, ardent et actif, prôna auprès du Roi et de de Richelieu leur remplacement par Gouvion Saint-Cyr et Molé. Il eut lieu en septembre 1817. Mais l'union ne fut pas pour autant assurée. Après les élections de 1818 marquant un progrès notable à gauche, de Richelieu et Molé tendaient à combattre les libéraux, tandis que Pasquier et Decazes restaient surtout opposés à la réaction. Ces divisions favorisèrent la chute du Ministère.

La situation fut la même au sein du Ministère Dessoles ; Gouvion Saint-Cyr, Portal et Decazes évoluent vers la droite et sont pour une réforme électorale qui la favorise, tandis que Dessoles, Louis et de Serre préfèrent se rapprocher de la gauche, le Ministère est coupé en deux et Louis XVIII refuse à Decazes la nomination d'un nouveau Ministre qui ferait pencher la balance de son côté.

Dans le ministère Decazes la scission est pareille. Decazes et de Serre tendent vers la gauche modérée, Pasquier et Roy vers la droite.

Avec le second ministère de Richelieu, ce sont naturellement de Villèle, Corbière et Lainé qui créent la division. On sait qu'ils y poursuivent une politique personnelle.

Puis le Ministère de Martignac souffre au maximum du manque de solidarité entre ses membres, il s'affirme par les remaniements incessants qui jalonnent ses dix-huit mois de vie : nomination de Saint-Crirq au ministère du Commerce et des Colonies, de Vatimesnil à l'Instruction publique, d'Hyde de Neuville aux Colonies, de Mgr Feutrier aux Affaires ecclésiastiques, de Laval-Montmorency aux Affaires étrangères, de Bourdeau à la Justice, de Portalis aux [p.91] Affaires étrangères, une telle instabilité révèle de continuelles divisions.

Quant au Ministère de Polignac, le retard apporté à la nomination de ce Ministre comme Premier Ministre, le départ de La Bourdonnaye quand il reçoit ce titre, les démissions de Courvoisier et de Chabrol quand le Roi refuse sur leur conseil de nommer des Ministres du centre gauche, ne sont que quelques-uns des indices des divisions qui y régnaient. Alors même que la politique d'autorité; de force, de lutte prévalait, l'union ne se réalisa pas et la Monarchie, qui se pique d'assurer l'unité en même temps que la continuité, même pour jouer sa suprême partie, ne réalisa pas la première, quant à la seconde, elle la réalisa moins encore, puisqu'elle disparut dans une nouvelle Révolution.

Aux causes de faiblesse que les divers Ministères de 1815 à 1830, ainsi étudiées, font paraître s'en ajoutaient d'autres. Par exemple les intrigues qui se nouaient pour le choix des Ministres et dont Beugnot rapporte un exemple en racontant son élimination lors de la formation du Ministère de Talleyrand[49] — la nomination d'hommes de second plan à la place des chefs de partis, par exemple pour le Ministère de Richelieu, Royer-Collard, Camille Jordan, Beugnot. de Serre ne sont pas appelés à en faire partie ; — le défaut de compétence des hommes placés à la tête d'affaires qu'ils ignorent, Decazes improvisé Ministre, Pasquier, Chateaubriand mis à l'improviste à la tête du ministère des Affaires étrangères et, avec le Ministère de Polignac, la réunion de grands noms, mais non de grandes compétences, cela au moment le plus critique du régime, enfin au cours même des Ministères les changements de titulaires dans bien des postes.

La conclusion c'est que, comme la Restauration n'a pas su dégager la conception du Souverain parlementaire, elle n'a réalisé que l'ébauche fort imparfaite encore du Ministère parlementaire. Il ne faut pas trop s'en étonner. Le parlementarisme était une innovation et comme il est le régime qui, flexible et plastique, vit surtout de coutumes, de traditions et d'adaptations successives, il était presque inévitable que ses premiers pas fussent malhabiles. Seulement les fausses manœuvres et les fautes furent telles qu'elles entraînèrent la mort du régime.

Personnages ministériels divers. — Il ne reste à signaler, [p.92] quant aux pratiques gouvernementales de la Restauration, que l'existence, à côté des Ministres à portefeuille, de personnages ministériels aux titres divers.

Tels sont de par leur nom les ministres d'État. Ils ne dirigent aucun département ministériel, ils ne siègent pas au Conseil des Ministres.

Ils font partie du Conseil privé, avec les princes et les « personnes que le Roi juge à propos d'y appeler », Conseil qui, sur convocation spéciale du Roi, devrait en sa présence discuter « d'une façon plus solennelle un certain nombre d'affaires », mais qui en fait ne se réunit pas.

Ce titre était donc honorifique, c'était, disait l'ordonnance qui le créait, « l'occasion de récompenser d'importants services ». Il était recherché. Au début il y avait vingt-quatre ministres d'État, en 1830 il y en avait cinquante. Il fut d'usage d'accorder ce titre aux Ministres sortant de charge. Une rétribution de 24.000 francs accompagnait cette distinction qui n'était donc pas purement honorifique. Il fut question de la supprimer, mais l'ancien régime avait trop pratiqué l'usage des pensions pour que l'on se privât de cette prérogative[50].

Les Ministres Secrétaires d'État membres du Conseil des Ministres. — Ils avaient eux un rôle effectif. Sans département ministériel ils siégeaient aux Conseils des Ministres, participaient aux débats parlementaires, et étaient responsables. Ce furent Villèle, Corbière, Lainé qui, dans le second Ministère de Richelieu, reçurent ce poste. C'était, on le sait, pour donner des satisfactions à un parti. Leur situation était des plus fausses. Sans attributions personnelles dans le Gouvernement ils continuaient à faire partie des commissions, auxquelles ils appartenaient comme députés, ils se considérèrent comme les intermédiaires entre leurs collègues du Ministère et leurs collègues de la Chambre. Leur situation étant fausse, ils se retirèrent.

Sous-Secrétaires d'Etat. — La création des sous-Secrétaires d'État correspondait à des besoins beaucoup plus réels. Ils pouvaient recevoir la direction d'une partie des services d'un Ministère, soit qu'il fût trop chargé de besogne, soit qu'ils fussent particulièrement compétents dans l'ordre des affaires qui leur étaient confiées.

Ils étaient considérés comme des personnages politiques et non [p.93] pas comme de simples administrateurs, aussi ils siégeaient aux Conseils, participaient à leurs débats et supportaient la responsabilité des actes du Gouvernement. Mais c'étaient des hommes politiques de second plan, subordonnés aux Ministres auxquels ils étaient adjoints, et qui délimitaient leurs fonctions, et leur imposaient leurs volontés. Leur condition juridique était difficile à définir, on ne peut entreprendre de le faire en un ouvrage aussi étendu, qui se place à un point de vue aussi politique que juridique.

Plusieurs Ministères de la Restauration eurent des sous-Secrétaires d'État, tout particulièrement le premier Ministère de Richelieu avec Trinquelague à la Justice, Becquey à l'Intérieur, de La Bouillerie aux Finances, Tabarié à la Guerre, 9 mai 1816 ; Ravez à la Justice, 16 avril 1817 ; Allent à la Guerre, de Chabrol à l'Intérieur, 17 septembre 1817. L'institution ne fut jamais pratiquée d'une façon constante, elle a subsisté, mais elle a gardé son caractère artificiel d'institution de circonstance.

Ces créations de titres, de postes divers annexes du Ministère, montrent la plasticité de l'organe qui, avec le parlementarisme, prenait dans la vie de l'État la première place.

II

LES ASSEMBLÉES POLITIQUES DE LA SECONDE RESTAURATION

Vie agitée de ces Assemblées. — Si la première place en conséquence a été donnée au pouvoir exécutif dans ces études consacrées au fonctionnement du parlementarisme sous la seconde Restauration, il n'est pas moins nécessaire d'établir comment la vie des Chambres fut influencée elle aussi par le parlementarisme. Le trait essentiel de leur vie est la continuité des vicissitudes qu'elles ont traversées.

Comme le Gouvernement était sous la dépendance de la Chambre des députés, constamment dans le souci d'y trouver une majorité qui le soutînt, il n'a cessé de chercher le régime électoral qui pourrait la lui donner et la lui garder et il faudra rappeler l'histoire des variations électorales qui pendant quinze ans se sont produites sans arrêt.

Comme le Roi disposait du droit de dissolution vis-à-vis de la Chambre et qu'il ne craignit pas de s'en servir, la fréquence avec [p.94] laquelle il en usa fut une autre cause de vicissitudes pour l'Assemblée représentative.

Et comme enfin la Chambre fut longtemps soumise au renouvellement partiel annuel, qui suffit à la troubler profondément, ce fut une troisième et puissante raison de bouleversements pour elle.

A la rigueur, le tableau tracé de l'évolution politique de la Restauration fournirait la démonstration de cette extraordinaire instabilité de son organe représentatif. Mais sa constatation est si importante que le rappel aussi rapide et succinct que possible des faits qui l'établissent, semble indispensable. On en peut marquer les étapes en prenant les réformes électorales pour jalons.

1° Le 8 juillet 1815 le Roi, de retour en France, dissout la Chambre des députés trop compromise par les Cent-jours, et trop incapable. Il faut pour les élections un régime électoral. L'ordonnance du 13 juillet 1815 emprunte au Sénatus-consulte de l'an X, les collèges d'arrondissement qui proposent des candidats et les collèges de département qui nomment les députés. L'électorat est acquis à 21 ans par le paiement de 300 francs d'impôts directs. L'éligibilité suppose l'âge de 25 ans et 1.000 francs d'impôts. Il y aura 395 députés.

Les élections ont lieu les 14 et 22 août 1815 ; il n'y a que 50.000 votants parmi ces hauts censitaires. Elles donnent la « Chambre introuvable » avec 350 ultras. Elles entraînent la chute de Talleyrand. Mais Louis XVIII fait appel avec de Richelieu aux modérés ;

2° Le 15 décembre le Ministère dépose un projet de réforme électorale. La majorité à la Chambre des députés pour se consolider vote le renouvellement intégral, puis pour les collèges d'arrondissement limite le cens à 50 francs comptant sur les petits propriétaires, plus que sur les gros censitaires, en particulier les patentés. Les pairs rejettent la loi votée par les députés.

Le 29 avril 1816 le Roi, fatigué de l'opposition faite à ses Ministres, proroge la Chambre au 2 octobre, puis le 16 août se résout à la dissoudre, et le 5 septembre signe l'ordonnance de dissolution. La vie de la Chambre introuvable a été singulièrement courte.

Le Roi retouche sa première ordonnance électorale, y introduit le cumul des impôts, fixe à 40 ans l'éligibilité. On demeure dans le provisoire.

Les élections donnent aux modérés 160 sièges sur 262, chiffre nouveau fixé par le Roi. Le Roi et les Ministres se sont donné une Chambre à leur convenance ;

[p.95]

3° Pour sortir de l'arbitraire et du provisoire il faut une loi électorale. Le projet en est déposé le 28 novembre 1816, il devient la loi du 5 février 1817. Elle crée le collège de département unique aux électeurs âgés de 30 ans et payant 300 francs d'impôts directs, l'éligibilité est fixée à 40 ans et à 1.000 francs d'impôts, le mandat de cinq ans et le renouvellement annuel sont gardés. C'est le premier statut électoral légal du régime. Les renouvellements partiels vont se succéder.

Celui de 1817 fait perdre à la droite douze sièges au profit des indépendants passant au nombre de 25 et formant l'appoint de la majorité, ce qui rend le Gouvernement difficile.

En 1818, les divisions dans le Gouvernement favorisent les indépendants qui gagnent quinze sièges sur la droite et quatre sur les modérés. Le Ministère de Richelieu est amené à se retirer. Le renouvellement partiel prouve qu'il suffit à troubler sérieusement la vie politique, les élections complémentaires accentuent d'ailleurs ses conséquences.

En 1819 les progrès des libéraux sont encore plus accentués : sur 54 élus ils en comptent 35 contre 15 aux modérés et 4 seulement aux monarchistes purs. L'extrême droite a souvent voté pour les libéraux ;

4° Ce résultat pousse Decazes dans la voie de la réaction. Il établit un nouveau projet électoral, rétablissant les deux catégories de collèges, admet dans les collèges d'arrondissement les imposés de 200 francs, dans les collèges de département les censitaires de 400 francs. Il adopte le mandat de sept ans et le renouvellement intégral, n'hésitant pas à violer la Charte elle-même. Sa chute arrête son projet.

Le second Ministère de Richelieu fait aboutir la loi du 29 juin 1820, c'est la fameuse loi du double vote avec dans les collèges de département les censitaires les plus imposés qui votent aussi dans les collèges d'arrondissement, chaque catégorie de collèges ayant ses députés. La loi garde le renouvellement partiel.

Avec les élections de 1820 la droite a 198 sièges sur 220. L'entrée de Lainé, de Corbière et de Villèle au Ministère en est la conséquence.

En 1821, même agitation, sur 88 sièges pourvus, la droite en a 74, l'extrême droite est toute-puissante. Villèle succède à de Richelieu ;

5° Mais en 1822 l'élan de la droite s'amortit, elle a 54 élus, les libéraux en comptent 22. Le Ministère veut alors stabiliser sa majorité, [p.96] il reprend l'idée de renouvellement intégral tous les sept ans seulement.

Villèle, pour triompher, fait prononcer le 24 décembre 1823 la dissolution et procède à la nomination de vingt-sept pairs nouveaux ; la pression électorale est poussée à fond. Le 25 février 1824, sur 430 sièges, la gauche n'en occupe que 15, il entre à la Chambre 264 fonctionnaires.

Le 5 avril 1824 le Gouvernement dépose son projet qui devient la loi du 9 juin 1824 qui fait rétroagir pour les élus du 25 février le mandat de sept ans et le renouvellement intégral.

Mais au sein de cette majorité énorme les divisions sont telles que le 22 juin 1827 le Gouvernement prononce la clôture hâtive de la session, prologue d'une dissolution, que des élections complémentaires précipitent. Le 5 novembre 1827 le Roi nomme 76 nouveaux pairs et dissout la Chambre.

Mais malgré le double vote les 17 et 24 novembre 1827, les libéraux l'emportent sur la droite avec 250 élus contre 200. De Martignac succède à de Villèle.

6° Naturellement la loi électorale est remise en question, et le Ministère nouveau a sa nouvelle loi, celle du 22 juillet 1828. Elle n'apporte que des correctifs à celle de 1820, destinés à assurer la sincérité des listes électorales. Les vicissitudes de la Chambre ne font que se précipiter. Le 16 mai 1830 de Polignac, en réponse à l'adresse des 221, fait dissoudre la Chambre et les élections des 23 juin, 3 juillet amènent à la Chambre une majorité de 274 opposants.

7° Les fameuses ordonnances en prononçant la nouvelle dissolution de la Chambre et en bouleversant le régime électoral forment le dernier chapitre de l'histoire de ces variations électorales et parlementaires si riche en vicissitudes extraordinaires.

Sept régimes électoraux divers, établis tantôt par des ordonnances, tantôt par des lois, six dissolutions, dix élections totales et partielles, des catastrophes ou des remaniements ministériels en constituent la suite. Tel en est le bilan, incontestablement incomparable à celui de tout autre régime en France, pour quinze ans de vie parlementaire.

Jamais la France ne connut de pareilles agitations. Et cela se produisit sous un régime censitaire porté au dernier degré de restriction.

Le régime parlementaire monarchique et surcensitaire eut donc [p.97] pour résultat en France, quant à la vie de la Chambre représentative, de la maintenir dans un état d'agitation extraordinaire.

La Chambre des pairs ne pouvait pas connaître les mêmes vicissitudes, elle eut pourtant une vie relativement troublée. Il ne pouvait être question de réformes quant à son mode de formation, le Gouvernement nommant ses membres ne devait pas souhaiter mieux. Il ne pouvait être question de la dissoudre, ses membres étant nommés ou à titre héréditaire, ou à vie. Elle ignorait naturellement les crises électorales, épreuves normales des Chambres représentatives. Mais c'est la possibilité pour le Roi de modifier ses orientations politiques par des nominations de pairs en fournées qui devait être une cause de troubles pour elle.

Louis XVIII et Charles X n'hésitèrent pas, on l'a vu, à se servir de ce moyen pour s'assurer de sa docilité. Le 24 juillet 1815 elle eut à subir l'élimination de vingt-neuf pairs, qui fut suivie d'une promotion le 27 août. C'était la suite des Cent-jours, il fallait réadapter la Chambre au régime nouveau. Les grosses fournées par la suite eurent lieu le 15 janvier 1818, de 69 pairs institués et de 29 pairs nouveaux nommés ; le 9 mars 1819, de 59 pairs, puis le 10 juillet, de 10 ; le 24 mai 1824, de 28 pairs et le 12 juillet de 10 ; le 5 janvier 1827, de 79 pairs et enfin le 3 mars 1830, d'une nouvelle fournée encore. La Chambre des pairs, qui, avec ses membres nommés à vie ou à titre héréditaire paraissait devoir être le corps politique stable par exemple, l'organe de la continuité, n'échappa donc pas aux contre-coups des agitations politiques.

Ce ne fut pas sans protestations que ces fournées se produisirent. M. Barthélémy en a relevé de significatives. Clausel de Coussergues proposant la mise en accusation de Decazes ne manqua pas de lui reprocher la promotion de cinquante-neuf pairs à laquelle il avait procédé. « Une Chambre de pairs dont on pourrait rompre à chaque instant la majorité serait une dérision », disait-il. Chateaubriand, comme il le rapporte dans ses Mémoires d'outre-tombe, fit entendre le même blâme. « La Chambre des pairs jouissait de la faveur publique pour sa résistance aux lois oppressives ; mais elle ne savait pas se défendre elle-même. Elle se laissait gorger de fournées, contre lesquelles je fus presque seul à réclamer. Je lui prédis que ces nominations vicieraient son principe et lui feraient perdre à la longue toute force dans l'opinion. »

Guizot condamnait cette pratique. Et Ferrand se fait l'écho de beaucoup d'autres protestations. « En 1819, écrit-il, Decazes avait [p.98] beau dire que sa nouvelle création était un moyen légal consacré par la Charte, on lui avait répondu que, par la manière dont il l'employait, c'était un moyen révolutionnaire. » Mais le procédé était trop commode pour que, sans tenir compte des protestations, le Gouvernement ne s'en servît pas. Les pairs n'échappèrent donc pas aux vicissitudes, au manque de stabilité et de sécurité qui caractérisèrent la vie des Assemblées de la Restauration.

Les partis politiques et leur rôle dans la vie parlementaire. — Le parlementarisme par la collaboration et le contrôle des deux pouvoirs l'un vis-à-vis de l'autre, fait de tout, succès des projets législatifs, maintien d'un Ministère au pouvoir, une affaire de majorité. Tout dépend de la majorité existant dans les Chambres. Mais à son tour la constitution d'une majorité dépend de la constitution des partis, de ces groupements qui se forment entre citoyens ou entre représentants d'après des affinités d'intérêts, d'idées, de passions ; intérêts, idées, passions étant ce qui remue les hommes, les pousse à agir et pour agir à se grouper.

Pour comprendre le jeu d'un régime parlementaire comme celui de la Restauration, il faut donc connaître quel était alors l'état des partis.

On a vu que trois grandes orientations politiques existaient alors avec les ultras, les modérés et les libéraux, et que ce qu'il y avait alors de grave c'était que le régime se trouvait en question avec chacune d'elles. Mais ce n'est là qu'une vue rapide, qu'il faut compléter en y regardant de plus près.

Et tout d'abord, s'il y a trois grandes tendances, il y a plus de trois partis. On peut en gros encore distinguer dans les Chambres successives de la Restauration : une extrême droite ou monarchiste pure dont les partisans sont catégoriquement orientés vers l'ancien régime qu'ils rêvent de restaurer, ils exècrent la Charte, au passage de Louis XVIII ce sont eux qui crient « Vive le Roi, quand même !» ; — puis il y a une droite moins réactionnaire, mais très monarchiste, très hostile à tout ce qui rappelle la Révolution, irréconciliable avec la gauche, qui ne se prête à aucun rapprochement ; — puis il y a un centre-droit encore très dynastique, mais qui blâme la réaction des purs et l'intransigeance de la droite, qui est pour le maintien de la société telle qu'elle est, et qui se prêterait à des ententes avec les modérés des libéraux ; — ceux-ci forment le centre gauche très attaché aux conquêtes de la Révolution, aux libertés publiques, aux droits de la Nation, qui accepte la Monarchie, [p.99] mais n'ont pas foi dans les Bourbons et prône un changement de dynastie. — Enfin il y a la gauche qui se détache de la Monarchie pour conserver la Révolution dont elle suit les idées et proclame les bienfaits. — Si on ajoute à cela que les souvenirs des régimes antérieurs, par les regrets ou les haines qu'ils ont laissés derrière eux divisent encore les esprits, on se rend compte que les partis étaient nombreux et souvent très séparés les uns des autres. Louis XVIII qui avait en Angleterre observé le jeu de deux seuls grands partis prêts à prendre alternativement le pouvoir et à soutenir le Gouvernement, déplorait cet état de choses.

Les partis se signalaient par leur nombre, mais aussi par le manque de docilité de leurs membres. Pasquier l'a fortement relevé. « Il faut reconnaître une malheureuse disposition du caractère français, qui s'oppose, je le crains, à l'établissement du Gouvernement constitutionnel chez nous, je veux parler de la presque impossibilité de discipliner une opinion, un parti. Chacun se croit appelé à régenter même les chefs qu'il a choisis. Il suffit que quelques projets de lois ne soient pas rédigés d'une façon absolument conforme à la vue de certains députés pour qu'ils se jettent aussitôt dans une opposition ardente et rendent par leur exemple la majorité un instant douteuse[51]. »

Un des traits de ces partis, conséquence du précédent d'ailleurs, était qu'on n'y reconnaissait pas de chefs. C'est Villèle à son tour qui le note et s'en plaint. « Il n'y a que notre Chambre des députés, écrit-il, qui voie juste et qui veuille marcher droit, mais comment faire donner une direction au Gouvernement par une Assemblée de quatre cents personnes, qui ne connaissent, même parmi elles, aucuns chefs autour desquels ils se rallient et qui votent à tout hasard et suivant les petites manières de voir individuelles de chaque membre[52]. »

Il en résulte que les dirigeants de la politique, les Ministres, ne sont pas des chefs de parti. Ni Talleyrand, ni de Richelieu, ni Dessoles, ni Decazes, ni de Martignac, ni de Polignac n'étaient des chefs de partis, n'ont été portés au pouvoir par un parti. Seul Villèle a dû le pouvoir à ce qu'il s'était signalé dans son parti par son activité et son intelligence. Or ce fait, que les Premiers Ministres n'ont pas derrière eux un parti, est important, ils ne peuvent compter en effet sur [p.100] des troupes qui aient l'habitude de les suivre, sur lesquelles ils puissent s'appuyer. Combien leur autorité en souffrira !

Enfin ces partis sont sans organisation, ou n'ont qu'un semblant d'organisation qui consiste en des rencontres plus ou moins suivies, plus ou moins éphémères de leurs membres. Ce fut l'extrême droite, semble-t-il, qui inaugura chez M. de Puyvert d'abord, chez M. Piet ensuite, des réunions de salon dans lesquelles leurs membres échangeaient leurs vues, étudiaient la conduite à tenir. Et c'était aux yeux de certains un attentat contre la liberté, contre les prérogatives de la Chambre.

Les doctrinaires eurent un lieu de réunion d'abord rue Saint-Honoré, puis se rencontrèrent chez l'un d'eux. Les libéraux se réunirent rue Grange-Batelière.

Mais quelle distance n'y avait-il pas entre cet état anarchique, embryonnaire des partis en France et celui des deux seuls partis anglais, avec leur organisation fixe, leur programme défini, leur leader, leur caisse, leur discipline, blocs solides sur lesquels des Gouvernements pouvaient s'édifier.

En définitive la vie des Assemblées sous la seconde Restauration fut une pauvre vie, livrée à d'incessantes vicissitudes, à la multiplicité, à l'indiscipline des partis, qui s'agitaient dans leur sein. Pour présider à l'expérience du parlementarisme elles se trouvaient dans des conditions déplorables, qui ne furent pas étrangères certes à son avortement.

III

RAPPORTS DES POUVOIRS PUBLICS ENTRE EUX : COLLABORATION ET CONTRÔLE

La caractéristique du parlementarisme se trouve dans les rapports de collaboration et de contrôle que les pouvoirs politiques ont entre eux, par là il s'oppose aux régimes de séparation entre les pouvoirs ou de concentration du pouvoir dans un organe de l'État.

Pour étudier la reprise de l'expérience parlementaire sous la Restauration il faut donc voir comment le Gouvernement et les Chambres comprirent alors cette collaboration et ce contrôle.

La collaboration, c'est dans le travail législatif qu'elle se réalise de façon formelle par les droits d'initiative, de délibération et de [p.101] vote et aussi de sanction et de promulgation. La Charte donnait à ce sujet des indications précises et la première Restauration sur ce point avait établi des pratiques qui se perpétuèrent, aussi on peut ne plus y revenir. La collaboration dans le Gouvernement c'est par les droits des Chambres vis-à-vis des Ministres que celles-ci l'exercent et on la verra se manifester dans la pratique de ces droits. C'est donc surtout au contrôle des deux pouvoirs l'un sur l'autre qu'il faut s'attacher.

Il est réciproque. Sans doute c'est la responsabilité des Ministres devant le Parlement, qui, donnant aux Chambres une sorte de pouvoir souverain vis-à-vis de l'exécutif, paraît être l'institution fondamentale du parlementarisme, il n'en est pas moins vrai que le Gouvernement en tout régime parlementaire et selon la Charte tout d'abord possède vis-à-vis des Chambres des droits très forts, s'il sait et peut s'en servir. Quel usage les Gouvernements de la Restauration en firent-ils ?

L'action du Gouvernement sur les Chambres. — Le Roi sous la Charte de 1814 disposait avant tout vis-à-vis des Chambres du droit de nommer les membres de l'une d'elles et, pouvant en nommer à tout moment de nouveaux et sans limitation de nombre, il pouvait la composer à son gré, et y assurer à son Gouvernement la majorité.

On a vu que Louis XVIII et Charles X se servirent largement de cette prérogative. Pour caractériser sa portée politique on relèvera que la fameuse fournée des 59 pairs, nommés sous le Ministère Decazes en 1819, eut lieu après le rejet par la Chambre des pairs du projet de réforme électorale présenté par le Roi et que la fournée encore plus sensationnelle de 79 pairs en 1827 sous le Ministère de Villèle eut lieu quand celui-ci, ébranlé, cherchait par ce moyen et par la dissolution de la Chambre des députés à donner à son Gouvernement des assises solides.

Cette prérogative était donc considérable. Elle atteignait en une manière la Chambre des députés elle-même, car, la loi étant l'œuvre des deux Chambres, en disposant de celle des pairs le Roi pouvait tenir en échec celle des députés, dont les projets désapprouvés par le Roi devaient échouer devant une Assemblée qui en majorité était à son service.

Le Roi naturellement n'avait pas vis-à-vis de la Chambre des représentants un pouvoir analogue, il n'en nommait pas les membres. Mais il n'était pas sans action sur leur élection par les collèges [p.102] électoraux. Les listes électorales établies par les préfets n'étaient pas dressées, on l'a vu, avec de grandes garanties de loyauté, et sous la protection de recours suffisants. La nomination des présidents des collèges par le Gouvernement ou ses agents lui donnait encore un moyen d'influence considérable. La candidature, la pression officielles étaient de pratique normale. Mais ce sont là moyens extra-légaux dont il est difficile d'apprécier l'influence.

Il est au contraire une règle constitutionnelle dont l'usage a été très considérable et qui a fourni au Gouvernement un moyen d'action très fort vis-à-vis de la Chambre des députés, c'est celle qui permit l'exercice simultané du mandat législatif et des fonctions publiques. Les fonctionnaires publics, à l'exception des préfets et généraux dans leurs circonscriptions après la loi du 5 février 1817, étaient éligibles et les députés pouvaient être nommés fonctionnaires ou le rester au cours de leur mandat. Il n'y a pas à insister pour comprendre quelle atteinte était ainsi portée à la liberté soit du corps électoral, soit de l'Assemblée représentative. Ce qu'il faut relever, c'est le nombre extrêmement considérable de fonctionnaires qui furent députés sous la Restauration. La Chambre, en 1828, comptait 130 fonctionnaires rétribués et à côté d'eux siégeaient des fonctionnaires, comme les maires, non rétribués, mais nommés par le Gouvernement et très dépendants vis-à-vis de lui. D'après une estimation du duc de Broglie, produite à l'appui d'une proposition de réforme, de 1814 à 1828 il serait passé 1.200 fonctionnaires de l'État dans les diverses Chambres successivement élues.

L'abus était si flagrant qu'il fut constamment dénoncé. Il y eut d'incessantes propositions de réforme. La loi du 5 février 1817 est la seule, bien limitée d'ailleurs, qui aboutit. La dernière fut présentée en 1828, le 11 mars par le député de Conny, adoptée à la Chambre des députés le 23 avril, elle fut repoussée par les pairs après trois jours de débats, le 29 mai. Il y avait là pour le Roi une prérogative trop précieuse pour qu'il y renonçât.

Des Chambres de la Restauration, l'une et l'autre ne furent donc pas des Assemblées indépendantes et les crises qui signalèrent leur vie et la vie politique du régime n'en sont que plus extraordinaires.

Tout au contraire, le Gouvernement de la Restauration pendant longtemps négligea et jamais n'utilisa à fond le moyen d'action le plus normal et le plus fort que la Charte dans son article 54 lui avait [p.103] formellement reconnu, le droit pour les Ministres de participer aux séances et aux débats des Chambres, alors que l'action personnelle, la seule présence, les interventions des Ministres sont d'un si grand effet sur les Chambres.

Au début surtout de la seconde Restauration la présence des Ministres dans les Chambres demeure exceptionnelle, la solennité de leur arrivée le souligne, et les comptes rendus marquent leur habituelle abstention. Même quand le sort du Ministère de Richelieu est en question, au moment où se discute l'adresse de 1821, il n'est pas là et c'est de Serre qui prend la parole, le 12 décembre.

C'est de Villèle qui a découvert, peut-on dire, l'influence que les Ministres pouvaient exercer par leur présence et leurs discours dans les Chambres, et de Martignac comme lui s'y rendit plus que leurs devanciers. Mais de Polignac reprit l'ancienne attitude de l'abstention habituelle. Et sur ce point, pourtant très important, s'affirme à nouveau la marche tâtonnante du parlementarisme. L'action des Ministres dans les Chambres, d'usage normal, incessant, quotidien en Angleterre, et qui devait chez nous le devenir un jour, ne fut alors ni bien comprise, ni régulièrement employée.

Le Roi ne pouvait pas naturellement exercer la même action de présence sur les Chambres. Il ne pouvait y prendre séance régulièrement comme ses Ministres. Il n'était pourtant pas sans contact avec elles, car à l'ouverture de leurs sessions il y avait une séance royale, dans laquelle, réunies, elles entendaient de lui un discours.

Il ne fut jamais dérogé à cet usage sous la Restauration. Le discours royal, œuvre du Gouvernement et du Roi, fut même souvent, on l'a vu également, l'occasion pour Louis XVIII et Charles X d'exprimer leurs idées personnelles. L'importance de ces manifestations n'est pas douteuse. On en a la preuve dans les adresses que l'une et l'autre Chambre rédigeaient en réponse, on verra dans quelles conditions, réponses qui étaient portées au Souverain et lui fournissaient une nouvelle occasion de formuler son sentiment. La Restauration avait emprunté à l'Angleterre cette « pièce », si l'on peut dire, du parlementarisme. Sous Louis-Philippe son rôle dans le jeu du parlementarisme grandit encore. L'effacement de nos chefs d'État l'a fait disparaître de nos usages parlementaires.

Le Gouvernement régulateur de la vie parlementaire. — Les sessions. — Le Gouvernement n'agit pas seulement sur la composition et le travail des Assemblées, il est le régulateur de leur activité.

[p.104]

Elles ne siègent que quand il veut et qu’autant qu’il veut. Il les convoque à la date qui lui plaît pour l'ouverture de leurs sessions, qui doit seulement être annuelle, art. 50 ; il fixe de même la date de leur clôture, donc leur durée; il peut entre temps les proroger, c'est-à-dire arrêter temporairement leurs séances ; il peut enfin dissoudre la Chambre des députés en convoquant dans les trois mois une Chambre nouvelle.

Ces prérogatives mettent les Chambres sous la tutelle du Gouvernement. Quel usage la Restauration en fit-elle ? Un usage très catégorique, elles ne restèrent pas alors lettres mortes, comme elles le sont aujourd'hui.

Il n'hésita pas à fixer à sa guise la date d'ouverture des sessions et celle de leur clôture et à les réduire quelquefois à un temps minime.

Malgré son aridité le tableau des sessions de la Restauration avec leurs dates, paraît nécessaire à présenter. La session dite de 1817 va du 4 novembre 1816 au 26 mars 1817, — celle de 1818 du 5 novembre au 16 mars 1818 ; — celle de 1820 du 29 novembre 1819 au 22 juillet 1820 ; — celle de 1821 du 19 décembre 1820 au 31 juillet 1821 ; — celle de 1822 du 5 novembre 1821 au 1er mai 1822 ; — celle de 1822 du 4 juin au 17 août 1822 ; — celle de 1823 du 28 janvier au 9 mai 1823 ; — celle de 1824 du 28 mai au 4 août 1824 ; — celle de 1825 du 22 décembre 1824 au 13 juillet 1825 avec prorogation du 21 mai au 7 juin ; — celle de 1826 du 31 janvier au 6 juillet 1826 ; — celle de 1827 du 12 décembre 1826 au 22 juin 1827 ; — celle de 1828 du 5 février au 18 août 1828 ; — celle de 1829 du 24 janvier au 21 juillet 1829 ; — celle enfin de 1830 s'ouvre le 2 mars, est prorogée le 19 mars pour jusqu'au 1er septembre, après quoi la dissolution est prononcée et la Révolution met fin au régime.

Ce tableau est très instructif. Il montre avant tout l'irrégularité de la vie parlementaire et sa brièveté. Les sessions durent de deux mois treize jours à huit mois moins 7 jours. La date de leur ouverture oscille entre le 4 novembre et le 23 mars, celle de leur clôture entre le 26 mars et le 17 août. La vie du pouvoir législatif non seulement n'est pas permanente comme elle l'a été au temps de la Révolution, mais elle n'a pas la régularité, la précision qu'elle a prises depuis.

On remarquera également que cette brièveté et cette irrégularité sont devenues plus grandes quand au Gouvernement des modérés [p.105] a succédé le Gouvernement de la droite autoritaire et réactionnaire, et cela est d'ailleurs dans l'ordre naturel des choses.

Et l'on trouve ici une marque, entre tant d'autres, du caractère hésitant, incertain de la pratique parlementaire sous la Restauration.

Prorogations et dissolutions. — Louis XVIII et Charles X, l'un comme l'autre se servirent d'autre part des deux armes que la Charte avait mises entre leurs mains : la prorogation et la dissolution.

En quinze ans il y eut deux prorogations, en 1825 et 1830 et six dissolutions.

Il ne faudrait pourtant pas croire que le Gouvernement et le Roi aient considéré l'usage de ces moyens énergiques comme une prérogative dont ils pouvaient user à leur guise, sans hésitation, librement. Il n'est pas inutile de rappeler, d'après Duvergier de Hauranne, les tergiversations qui précédèrent la dissolution de la « Chambre introuvable » par l'ordonnance du 5 septembre 1816. Decazes, ministre de la Police suivait la correspondance de l'opposition ultra et y trouvait la preuve qu'elle était irréductible, que ses menées, son exaltation ne faisaient que grandir, qu'elle rendrait impossible le Gouvernement du pays. Il fut donc, avant de Richelieu et le Roi, partisan de la dissolution, mais il se heurtait à leurs sentiments qui étaient contraires. Il eut l'habileté, après avoir pourtant ouvert leurs yeux, de les laisser se convaincre par eux-mêmes. Peu à peu le Roi se lassa des difficultés que suscitaient sans cesse les ultras et laissa entendre qu'il pourrait briser cette majorité récalcitrante. Les alliés intervinrent d'ailleurs pour la dénoncer comme susceptible de provoquer une nouvelle catastrophe pour la Monarchie, ce qui les inquiétait tout particulièrement. Leurs ambassadeurs conseillèrent la dissolution et le Roi, habitué à l'intrusion des puissances étrangères dans nos affaires intérieures, ne protesta pas. Au commencement de juin 1816 il reçut de la Russie un mémoire intitulé : Rapprochement entre les vues des Alliés à l'égard de la Restauration française et la marche du Gouvernement qui rappelle leurs conseils et exprime le regret de ne pas les voir suivis. L'Angleterre appuie cette note. Wellington et de Goltz insistent. Richelieu voit dans l'attitude de l'Assemblée un obstacle qui retarde la libération du territoire et incline vers la dissolution. Corvetto le suit. Mais Du-bouchage, Dambray, de Feltre demeurent hostiles, le Ministère est partagé. De Feltre, nommé maréchal et comblé d'honneurs, est gagné à la cause de la dissolution, que soutient alors la majorité des [p.106] Ministres. Reste le Roi. Decazes lui remet une note personnelle et des notes de Guizot et de Pasquier en sa faveur. A la fin d'août, de Richelieu fait savoir à Decazes que le Roi est décidé, mais qu'il ne signe pas encore l'ordonnance de dissolution. Decazes lui adresse un nouveau mémoire ; le Roi hésite encore. Le 5 septembre il signe pourtant l'ordonnance. Couché à 11 heures, il fait de suite prévenir son frère par de Richelieu. La stupeur des ultras, non prévenus, est profonde. Le comte d'Artois cherche à voir son frère, il n'est pas reçu et la mesure est définitive[53]. Ces faits prouvent que si les Souverains se servirent de leurs armes, de la dissolution vis-à-vis de la Chambre des députés en particulier, ce ne fut pas à la légère, sans voir la gravité de leurs actes.

Ils s'en servirent pourtant et le parallèle s'impose entre leur attitude et celle des présidents de la République depuis 1875 qui n'ont qu'une fois, en 1877, avec l'insuccès que l'on sait, usé de l'ajournement et de la dissolution. Que si d'aucuns regrettaient que les précédents de la Restauration ne soient plus suivis et que le chef de l'État ait en quelque sorte capitulé devant la Chambre des députés, il serait utile qu'ils comparent l'agitation constante de la vie politique d'alors et la régularité, la paix de la vie parlementaire de nos jours, les quinze ans de vie de la Restauration et sa ruine et les cinquante-cinq ans d'existence de notre régime actuel. Pour se servir de prérogatives aussi fortes il aurait fallu que la Monarchie le fût au même degré. Il en était autrement et c'est la dissolution de 1830 qui a déclenché la Révolution.

Action des Chambres sur le Gouvernement. Les adresses. — Par réciprocité les Chambres possédaient de sérieux moyens d'action sur le Gouvernement. Aux discours du trône répondaient les adresses que chacune des Chambres pouvait présenter au Roi, contenant approbations, critiques, conseils.

Elles furent en usage dès le début de la Restauration. Elles suivaient en principe le discours du trône, une commission en préparait le texte, il donnait lieu à un débat dans l'Assemblée auquel les Ministres pouvaient participer défendant leur politique, fournissant des explications, produisant des documents, des amendements au projet de la commission pouvaient être présentés, et un vote final consacrait le sentiment de la Chambre. Le protocole de la remise de l'adresse au Roi était arrêté et il était variable. Il était nommé une [p.107] députation grande ou simple, que le Roi recevait dans son cabinet ou dans la salle du trône, elle était lue ou simplement remise par écrit et l'emploi de ces diverses formes, selon la subtilité protocolaire, servait à nuancer l'accueil que le Roi réservait à l'adresse. Ce fut pourtant avec la plus grande pompe que Charles X reçut l'adresse des 221, mais c'était pour manifester de vive voix avec éclat sa réprobation et sa volonté de résister à la sommation qui lui était faite.

La portée des adresses successives varia d'ailleurs. Elle s'accentua à partir de celle de 1820, alors seulement de véritables débats eurent lieu. En 1821 elle contenait un blâme formel pour la politique étrangère du Gouvernement. Elle exprimait l'espoir que l'honneur de la France ne serait pas sacrifié. L'extrême droite et la gauche la soutenaient. Pasquier demanda la suppression de ce passage, de Serre contesta le droit de la Chambre à formuler ce vœu, le Roi ayant seul celui de déclarer la guerre. Il n'en fut pas moins voté par 174 voix contre 98. Le Roi en fut très blessé et manifesta le désir que l'adresse, qui était une manifestation contre la politique du Gouvernement, fût portée à ses Ministres, ceux-ci en étant les directeurs responsables. Mais on faisait encore très mal la différence entre l'action du Roi et celle de ses collaborateurs.

En 1824 le vote de l'adresse se fit paragraphe par paragraphe, ce qui accentuait encore sa portée, des majorités diverses s'établissent sur les divers points qu'elle comportait. En 1826 les débats occupent deux séances. En 1827, Casimir Périer, avant qu'ils ne s'engagent, demande des communications de pièces et ils se prolongent trois jours. L'adresse de 1828 soulève de graves difficultés. Elle contient cette phrase : « Les plaintes de la France ont repoussé le système déplorable qui avait rendu illusoires les promesses de votre Majesté. » Les Ministres l'avaient laissé passer pour éviter une mise en accusation de de Villèle. Charles X, dont on blâme la politique s'emporte et annonce la dissolution. De Martignac répond en proposant sa démission. Charles X s'incline, mais veut manifester vertement son irritation. De Martignac l'y fait renoncer. Et voilà comment l'adresse déchaîne toute une crise politique.

Les débats auxquels les adresses donnent lieu deviennent de plus en plus importants. En 1829, vingt orateurs y participent, et les Ministres y prennent de plus en plus part.

Les adresses auraient pu devenir d'ailleurs de véritables interpellations. Il en fut présenté en effet au cours des sessions. Par exemple, le 1er mars 1820, Manuel déposa un projet d'adresse visant [p.108] la politique religieuse. Son succès fut médiocre. Le ministre de l'Intérieur, Siméon, réclama le passage à l'ordre du jour, de La Bourdonnaye y demanda une enquête sur les menées des partisans de Manuel ; de Castelbajac contesta la légalité de cette demande, la Charte ne donnant pas, disait-il, le droit aux députés de formuler contre les Ministres des blâmes généraux.

L'année suivante la tentative fut renouvelée par le général Sebastiani, au sujet des Congrès de Troppau et de Laybach. La demande d'adresse ne fut pas acceptée. De même échoua une autre demande semblable du général Donnadieu du 28 mars 1821, exprimant le vœu que le Roi changeât ses Ministres.

Le parlementarisme cherchait sa voie. La responsabilité des Ministres appelait des moyens pratiques pour s'exercer. L'adresse était l'interpellation en puissance, mais son évolution ne sut pas se poursuivre.

Les pétitions. — Comme les adresses sont des succédanés en quelque sorte des « interpellations » d'aujourd'hui, les pétitions ont joué quelque peu le rôle de nos actuelles « questions ».

La Charte ne leur était pas favorable, son article 53 ne les visait que pour en prévenir les abus, ne les admettant que par écrit, sans que l'on pût les déposer en personne dans les Assemblées. Le règlement de la Chambre des députés s'occupait d'assurer leur authenticité, exigeant l'indication du domicile de leurs auteurs. Mais il instituait une commission, élue mensuellement, pour les examiner et en faire rapport à l'Assemblée, qui leur consacrait une séance au moins par semaine, art. 64 à 67.

La vie politique, comme le montre fort bien M. Barthélémy, se chargea d'en tirer des suites inattendues[54]. Des pétitions en faveur de réformes législatives il n'y a pas lieu de parler, puisqu'il s'agit seulement de préciser les moyens de contrôle que les corps politiques possédaient l'un vis-à-vis de l'autre.

C'étaient les pétitions visant des actes de l'administration, ou le fonctionnement des services publics qui devaient amener les Assemblées à agir sur le Gouvernement. Mais rien ne précisait les suites que ces pétitions pouvaient recevoir, et bien des questions dès lors se posaient.

Ces pétitions étaient-elles recevables ? — Des écrivains politiques, des membres des Chambres le soutenaient. Dans son [p.109] Essai historique et politique sur la Charte, ch. II, Lanjuinais disait : « Les Chambres surveillent le pouvoir exécutif en instruisant et prononçant sur les pétitions de leur compétence, en poursuivant et en jugeant les Ministres prévenus de concussion et de trahison. » Et il disait encore : « La Charte proclame la surveillance des Chambres en établissant le droit de pétition devant elles. » De même de La Bourdonnaye (discours du 28 novembre 1816), disait : « S'il existe dans la Charte une barrière constitutionnelle contre l'ambition et le despotisme, c'est dans le droit de pétition qu'on la trouvera, parce que c'est là que l'intérêt personnel placé en sentinelle vigilante s'empresse de signaler aux deux Chambres tout acte arbitraire, toute mesure injuste et leur offre à chaque instant l'occasion d'exercer cette surveillance légale que la Charte leur a conférée comme la plus noble, la plus sacrée, la plus paternelle de leurs attributions. » Les ultras en majorité à la Chambre des députés en face d'un Gouvernement modéré étaient à ce moment les champions des prérogatives parlementaires.

Les modérés et les doctrinaires soutenaient au contraire que les Chambres ne devaient recevoir que des pétitions se rapportant à leurs attributions propres, d'ordre législatif. Royer-Collard, placé à la tête de l'Instruction publique, le 15 février 1819 protestait parce que la Chambre des députés accueillait la pétition de parents protestants, se plaignant de ce que les établissements d'instruction ne respectaient pas la liberté de conscience de leurs enfants, au lieu de leur dire de s'adresser au Ministre[55].

Mais le courant parlementaire emporta ces résistances et les pétitions de cet ordre se multiplièrent et furent admises.

Le Ministre visé par une pétition était-il tenu de fournir à la Chambre des explications ? — Les ultras n'hésitèrent pas à souder en quelque sorte l'article 13, qui établissait la responsabilité des Ministres, à l'article 53, visant les pétitions pour conclure que les Ministres avaient à répondre aux questions que soulevaient les pétitions. Ils le soutinrent à l'occasion d'une pétition d'une demoiselle Robert, dénonçant l'arrestation arbitraire de son frère et la suppression de son journal, le Drapeau blanc. Le Ministre visé était Decazes. Il niait avoir des explications à fournir, et offrait seulement la communication de quelques pièces accompagnée d'une conversation bénévole avec la commission. De La Bourdonnaye, le 28 novembre [p.110] 1816, s'élevait contre cette attitude[56]. En fait les Ministres se prêtèrent à ces demandes d'explication et M. Barthélémy a relevé treize débats qui eurent lieu dans de semblables circonstances.

Puis se présentait la question la plus grave : Ces débats comportaient-ils une suite ? Les libéraux commencèrent par nier qu'ils dussent en entraîner. Courvoisier s'opposa, par exemple, au nom d'une commission qui avait rapporté une pétition, à ce qu'elle fût, après débat, renvoyée au Ministre ; ce serait « prendre une sorte d'initiative illégale et contraire à l'organisation des pouvoirs »[57]. Ici encore la logique l'emporta, les débats se clôturèrent ou par le passage pur et simple à l'ordre du jour, ou par le simple renvoi au Ministre, ou par le renvoi avec recommandation, ou par l'impression du rapport, solutions diverses où perçaient les sentiments de l'Assemblée.

Mais encore ! de ces votes quel était le résultat ? Le Ministre, après avoir reçu la pétition et l'indication du vote émis, devait-il faire connaître les suites qu'il y donnait ? On proposa d'introduire dans le règlement de la Chambre des députés une disposition pour l'y contraindre. Mais le règlement d'une Assemblée ne s'impose qu'à elle. En fait, souvent les Ministres avisaient les Chambres de leurs décisions.

Les pétitions fournirent donc souvent aux Chambres l'occasion d'exercer un contrôle comme indirect sur les actes du Gouvernement. Elles ne prenaient pas l'initiative de solliciter des explications. Les intérêts lésés, en lui apportant leurs plaintes, en provoquaient devant elles de la part des Ministres ainsi dénoncés.

Elles n'ignoraient pas la pratique anglaise beaucoup plus efficace des questions. Chateaubriand, dans sa Monarchie selon la Charte, avait écrit : « Non seulement les Ministres sont interrogés sur les bills, mais encore sur des actes administratifs... Les Chambres ont le droit de demander tout ce qu'elles veulent aux Ministres. Les Ministres doivent toujours répondre. »

Il y eut aux premiers mois de la Restauration une tentative de question vis-à-vis des Ministres, ne se rapportant à aucune pétition présentée. Ce fut au sujet de l'évasion de Lavalette. On proposa à la Chambre la résolution suivante : « La Chambre demande au Garde des Sceaux, chargé du portefeuille de la Justice et au Ministre de la Police générale les éclaircissements qui lui sont nécessaires sur [p.111] l'évasion du condamné Lavalette. » Ce n'était pas la question d'aujourd'hui, posée directement par un député ou un sénateur. On sollicitait la Chambre de poser la question, elle-même. Le Ministre et ses partisans dénièrent même à celle-ci le droit de les forcer à s'expliquer et à renseigner l'Assemblée. Ils invoquaient l'absence de toute disposition constitutionnelle le leur imposant et le principe de l'indépendance respective des pouvoirs.

Il est vrai que les libéraux et les modérés, passés dans l'opposition à l'avènement des Ministères de droite, prônèrent l'adoption de questions véritables comportant l'obligation de répondre pour les Ministres. Ce fut la thèse soutenue, par exemple, par Duvergier de Hauranne en 1826 dans son ouvrage : De l'ordre légal en France et des abus d'autorité.

Les enquêtes. — Le moyen de contrôle au premier abord d'apparence le plus énergique que possèdent nos Chambres vis-à-vis du Gouvernement paraît être le droit d'enquête. Que des abus graves et répétés se produisent dans nos services publics, que les Ministres ne fournissent pas d'explications qui fassent le jour à leur sujet, que députés ou sénateurs éprouvent le besoin de faire la lumière, ils nomment une commission d'enquête, qui fait comparaître et interroge quiconque peut l'éclairer, puis elle soumet à la Chambre, qui l'a nommée, renseignements et conclusions et la Chambre statue. Sans doute le résultat est souvent disproportionné par rapport à l'effort fait, au travail auquel on s'est livré, la commission n'a pas en principe les pouvoirs d'un juge d'instruction, ses membres se lassent, l'opinion publique, l'intérêt de l'Assemblée se détournent vers d'autres préoccupations. Il n'en est pas moins vrai que l'enquête est une arme sérieuse et que la seule existence du droit d'enquête exerce sur le Gouvernement et ses agents une contrainte morale considérable.

Les Chambres de la Restauration usèrent de l'enquête, sous une forme plus primitive que celle qu'elle a revêtue de nos jours.

M. Barthélémy en a cité quatre applications, dont l'une il est vrai se rapporte à la première Restauration, elle portait sur un marché de fourniture de pain au ministère de la Guerre. Elle avait été provoquée par des pétitions et fut poursuivie par la commission des pétitions elle-même. Elle se prolongea longtemps ; il n'y eut pas de débat sur le rapport présenté. La Chambre ne vota à son sujet aucune résolution.

La seconde enquête rapportée fut proposée par Voyer d'Argenson [p.112] au sujet des enfants protestants dont il a été parlé ; elle n'eut pas de suite, son auteur la retirant lui-même.

La troisième se poursuivit au sujet de l'évasion de Lavalette. La commission la mena à bonne fin et proposa à la Chambre de déclarer que les Ministres de la Justice et de la Police ne possédaient plus sa confiance. La Chambre n'osa pas la suivre sur ce terrain.

Enfin à la chute de Villèle, Labbey de Pompières ayant proposé sa mise en accusation, la commission, sorte de commission d'enquête, proposa de déclarer qu'il y avait lieu à instruction, mais la Chambre ne la suivit pas.

Cette institution, elle aussi, existait à l'état embryonnaire.

La responsabilité parlementaire des Ministres. — Toutes ces institutions sont donc encore dans le nuage, le parlementarisme ne se dégage pas des incertitudes qui l'enveloppent. Il en est de même de la responsabilité politique des Ministres qui est son couronnement. Les textes laissaient planer le doute à son sujet. Les faits sont-ils plus nets ?

Sans doute les Ministres étaient à la merci des Chambres ; en refusant leurs projets de loi, leurs demandes de crédits, leurs projets de budget, en leur manifestant leur hostilité, leur suspicion, elles pouvaient les tuer. S'ils résistent, « le Ministère reste, mais le Gouvernement s'en va », selon le mot de Chateaubriand. Et pourtant, en examinant comment se retirèrent les huit ministères de la Restauration, on voit qu'aucun n'a quitté le pouvoir sur un vote de défiance, ou même sur vote quelconque.

Les départs de Talleyrand et de Fouché ont lieu après l'élection de la Chambre introuvable. Talleyrand sollicite contre elle l'appui du Roi, qui ne la lui accorde pas, sans attendre la réunion de la Chambre il se retire. Sans doute c'est devant la Chambre, devant une majorité hostile qu'il abandonne le pouvoir. Ce n'est pourtant pas un vote contraire, qui, en vertu de la responsabilité ministérielle, a provoqué sa chute.

Les élections de 1817 marquent un progrès des indépendants, elles provoquent une scission dans la majorité, même dans le Gouvernement, ses projets échouent ou déchaînent des luttes violentes, les élections de 1818 aboutissent à un plus grand succès des indépendants, les divisions s'accentuent, de Richelieu se retire. Sans doute encore s'est à raison de la situation parlementaire, mais non à la suite d'une bataille et d'un vote parlementaires.

La retraite de Dessoles se produit dans des conditions analogues, [p.113] après de nouveaux progrès des libéraux qui accroissent la réaction de droite, discréditent et divisent les modérés. En fait, c'est le dissentiment survenu entre Decazes et Dessoles qui provoque la démission du Ministère, et non une intervention déterminée de la Chambre.

La mort du duc de Berry entraîne celle du Ministère Decazes sans qu'une manifestation de la part des députés ait montré leur hostilité et leur volonté de le voir quitter le pouvoir.

La retraite de Richelieu lors de son second Ministère ressemble à celle de Talleyrand. Modéré, il fait, emporté par le courant réactionnaire provoqué par l'assassinat du duc de Berry, une politique de réaction. Mais il lui est difficile de satisfaire les ultras, malgré les nominations de Villèle, de Corbière, de Lainé il demeure suspect. Arrivé au pouvoir avec l'appui du comte d'Artois, il le lui demande. C'est sur son refus qu'il démissionne, la Chambre n'a pas directement provoqué sa retraite.

Et de même encore de Villèle en 1827 se retire par suite de la situation parlementaire, non à la suite d'un vote des Chambres. Sa situation est devenue difficile, il vit de procédés, il recourt à la plus forte fournée de pairs, il dissout la Chambre et subit une catastrophe électorale, il se retire sans attendre une manifestation d'hostilité de la nouvelle Assemblée.

La fin du Ministère de Martignac se rapproche davantage d'une de nos crises ministérielles. C'est l'échec de deux projets du Gouvernement devant la Chambre qui ébranle la situation du Ministre. Mais le Roi ne lui donne des successeurs qu'après le vote du budget et la clôture de la session. Les morts de nos Ministres se produisent aujourd'hui sur le champ de bataille lui-même, elles sont plus violentes.

Quant au Ministère de Polignac, l'adresse des 221 réclamant sa retraite, était une mise en minorité catégorique. Soutenu par le Roi il n'abandonne pas son poste. Répudiant délibérément les principes parlementaires, il soutient la lutte contre l'opposition et l'opinion publique. Il faut la Révolution pour l'abattre, ceci n'a rien à voir avec le vrai parlementarisme.

De ce court résumé deux faits concernant la vie et la mort des Ministres se dégagent : Ils ont sans cesse vécu sous l'influence des élections et de la composition des diverses Chambres, ils ont été les reflets des situations parlementaires et par là on peut dire que le principe parlementaire, que la responsabilité parlementaire des [p.114] Ministres étaient satisfaits. Mais d'autre part, ce ne fut jamais à la suite de votes, de mises en minorité, d'une interpellation, ou d'un débat législatif que les Ministres se retirèrent et ainsi l'on peut dire que la responsabilité parlementaire des Ministres ne fonctionna pas régulièrement.

Une fois de plus on se trouve en face d'une des institutions caractéristiques du parlementarisme n'existant qu'à l'état embryonnaire.

Rôle de la Chambre des pairs sous la seconde Restauration. — Pour étudier le jeu du parlementarisme sous la seconde Restauration on n'a mis en présence que le Gouvernement d'une part et les deux Chambres d'autre part, sans les distinguer l'une de l'autre. Elles sont pourtant et d'origine et de nature différentes et la pratique du parlementarisme est très influencée par l'importance de leurs rôles respectifs. La Chambre des députés est apparue jusqu'ici au premier plan et l'action de la Chambre des pairs a été peu signalée. C'est vers elle qu'il importe donc de se tourner pour tâcher de préciser quelles furent son autorité et son influence. Habitués que nous sommes à voir le Sénat passer au deuxième plan dans notre vie politique avec une initiative législative, une action financière, un contrôle sur le Gouvernement très atténués, nous sommes disposés à supposer qu'une Chambre des pairs d'origine royale devait être encore plus effacée et moins agissante. Qu'en était-il en réalité ?

M. Barthélémy rapporte quelques faits et des observations qu'il est intéressant de recueillir. De Montesquiou, en 1814, expliquant l'esprit de la Charte, signale « l'avantage de la Chambre des députés de tenir ses pouvoirs d'un mandat spécial du peuple », observation qui révèle la pensée chez son auteur de la suprématie que devait posséder et exercer cette Assemblée, hommage rendu au principe démocratique, puisqu'il est ainsi reconnu que la force vient du peuple.

Bien plus tard, en 1845, c'est de Polignac lui-même qui, dans ses Principes de politique, proclame la primauté de la Chambre des députés vis-à-vis de celle des pairs : « La Chambre des pairs, écrit-il en une formule plaisante et heureuse, siégeait il est vrai au premier étage et la Chambre des députés au rez-de-chaussée. Mais celle-ci avait l'avantage de se faire entendre dans la rue, la voix de l'autre se perdait dans les airs. »

Et d'Haussez est encore plus catégorique. « La Chambre des [p.115] pairs, dit-il, est devenue une sorte de cimetière où l'on enterrait, pour qu'il n'en fût plus question, les nullités en faveur et les supériorités que l'on redoutait. »

Quant à Villèle, après sa chute, comme il était proposé pour la pairie, il en déclina l'honneur et le Roi en conclut qu'il voulait redevenir Ministre.

Il semble donc que les hommes de la Restauration n'attribuaient eux-mêmes à la Chambre des pairs qu'un rôle effacé. Quand on consulte l'histoire, leur opinion paraît à tout le moins exagérée.

Et tout d'abord la Chambre des pairs est armée des mêmes prérogatives que la Chambre des députés et elle les exerce.

Dans le domaine législatif, elle a le droit d'initiative, le droit d'amendement, le droit de vote comme elle. Vis-à-vis du Gouvernement elle répond par des adresses à tous les discours du trône, et elle reçoit comme la Chambre des députés des pétitions qu'une commission examine, rapporte, et qui lui sont soumises. Sans doute aucun de ses votes n'a provoqué la chute d'un Ministère, mais il en a été absolument de même pour la Chambre des députés. Et les résultats de beaucoup de ceux qu'elle a émis ont été très importants.

En 1816 la Chambre des députés, saisie d'un projet de loi électorale, y introduit un amendement consacrant le mandat de cinq ans et le renouvellement intégral. C'est une grave atteinte pour l'autorité du Gouvernement. La Chambre des pairs à l'appel des Ministres rejette l'amendement de la Chambre et on estime qu'elle sauve le Ministère, dont la situation serait devenue intenable en face de deux Assemblées hostiles à ses vues.

Sous le Ministère Dessoles-Decazes, c'est dans l'opposition qu'elle se trouve. Malgré les efforts des Ministres, elle vote une proposition de réforme électorale de Barthélémy, 2 mars 1819, par 98 voix contre 55. L'émotion dans le Gouvernement est telle que Louis XVIII s'écrie : « Cette majorité, je la briserai. Il ne s'agit pas de vous, Messieurs, il s'agit de moi, je ne vous abandonnerai pas plus que vous ne m'abandonnerez. Il faut ou briser cette majorité factice, ou briser la majorité sincère que le pays m'a envoyée en répondant à mon appel du 5 septembre 1816. Mon choix ne peut être douteux [58]!» Et de même le 5 mars les pairs infligeaient au Gouvernement un échec sensible en rejetant la loi sur l'armée. De [p.116] même ils rejetèrent le projet de Pasquier sur la presse. C'était le conflit. La volonté et la force des pairs s'affirmaient. Elle fut telle qu'elle provoqua la fournée des cinquante-neuf pairs qui la brisa. Ce n'était pas l'attitude d'une Assemblée impuissante et inerte.

En bien d'autres circonstances l'action de la Chambre des pairs se manifesta. En février 1820, Richelieu ayant repris le pouvoir, elle vota à une grosse majorité la loi sur la presse préparée par Decazes qu'elle aurait rejetée si elle eût trouvé celui-ci devant elle.

Sous le Ministère de Villèle en 1824, le 3 juin, elle repousse la loi sur la conversion de la rente votée par les députés. Sans doute Pasquier, qui combat le projet, déclare qu'un vote contraire ne doit pas entraîner la chute des Ministres, mais ce vote est pourtant assez sensationnel pour qu'il entraîne des manifestations de l'opinion publique. En 1826, de même la Chambre des pairs ampute le projet gouvernemental qui consacrait un certain retour au droit d'aînesse et aux substitutions, et son vote est suivi à nouveau d'une explosion de joie publique. En 1827 lui est transmise la loi sur la presse votée par les députés à la majorité de 233 voix contre 133 ; elle l'accueille de telle façon que sa commission propose vingt et un amendements et que le Ministère la retire. A la suite de ces faits la presse annonce la mort prochaine de celui-ci, elle admet donc que la Chambre des pairs peut, comme la Chambre des députés, décider du sort des Gouvernements.

D'ailleurs la preuve de sa puissance se trouve dans les mesures mêmes dont elle est l'objet. Que le Gouvernement ait jugé nécessaire de procéder huit fois en quinze ans à des fournées de pairs, comme on l'a vu, destinées à conquérir la majorité dans leur Chambre, en s'exposant aux critiques que ces mesures provoquaient, c'est la preuve qu'il jugeait impossible d'exercer le pouvoir en présence d'une Assemblée vraiment hostile.

Il est certain cependant que la Chambre des pairs aux séances moins nombreuses, moins animées, aux débats moins retentissants, qui n'était pas en contact avec le pays par l'élection dont les membres n'étaient pas des hommes ayant la vocation politique, joua un rôle moins marqué que la Chambre des députés.

Il semble bien pourtant que son importance politique fut supérieure à celle de notre Sénat actuel, bien qu'elle ne fût que d'origine royale et non nationale. C'est sans doute parce que la Chambre des députés, avec le régime censitaire extrême qui l'isolait du pays, ne tenait pas elle non plus de son origine une très grande force, une [p.117] très grande autorité. Il n'y avait pas entre les deux Assemblées de la Restauration la différence que nous voyons entre la Chambre, issue directement du suffrage universel et renouvelée intégralement à intervalles rapprochés, et le Sénat, nommé par des collèges électoraux restreints produits eux-mêmes indirects du suffrage, universel, dont le mandat est prolongé et le renouvellement partiel.

Le fait que l'influence de la Chambre des pairs était fort appréciable, que le Gouvernement était vis-à-vis d'elle en état de dépendance, n'était pas d'ailleurs pour faciliter le jeu du parlementarisme. En effet, dans l'orientation de sa politique il avait à tenir compte de deux opinions, de deux tendances qui fort souvent s'opposaient.

Après une étude des diverses institutions constitutives du parlementarisme, il reste à porter un jugement général sur la pratique de ce régime de 1815 à 1830.

Une première idée domine, c'est que le parlementarisme s'est développé à travers beaucoup d'hésitations et de fluctuations et qu'il est demeuré comme à l'état d'ébauche. La France n'avait connu, au cours d'alternatives perpétuelles, que des régimes de séparation des pouvoirs ou de domination de l'un d'eux, le parlementarisme se séparait des uns comme des autres, il constituait une nouveauté politique, il n'était pas extraordinaire que sa première application fût hésitante et maladroite.

Ce qui se révèle ensuite, c'est que le parlementarisme d'alors offre avec celui d'aujourd'hui de très grands contrastes.

Le Roi n'est pas comme notre Président de la République en état d'abdication, son action personnelle est encore notable et par moments décisive, il ne se borne pas à régner, il y a des circonstances où il gouverne.

Le Ministère n'est pas simple dans sa composition, il compte des éléments divers, et les pouvoirs de certains de ses membres sont mal définis. Il n'est pas non plus une émanation exclusive du Parlement. Il a ou n'a pas un Premier Ministre. Il est plus ou moins homogène. Sa politique est plus ou moins unifiée par les délibérations en commun de ses membres. Tous ces traits l'affaiblissent, favorisent l'action personnelle du Roi et nuisent en même temps à l'action du Gouvernement sur les Chambres.

Les Assemblées sont la proie de vicissitudes constantes. Le régime électoral des députés est sans cesse en question et modifié. Des partis multiples, divisés même sur la question du régime, inorganisés, [p.118] indisciplinés troublent par leurs oppositions la vie parlementaire. La Chambre des pairs n'a pas capitulé devant celle des députés et le Parlement est ainsi affaibli par la coexistence de deux Assemblées agissantes et qui comptent.

Les Chambres possèdent bien des moyens d'action sérieux sur le Gouvernement : adresses, pétitions, enquêtes, mais non celles qui assurent aujourd'hui son contrôle, questions et interpellations. Les Ministres sont bien responsables, mais ce sont les situations politiques générales et non des actes des Chambres précis, formels qui amènent leurs retraites. La responsabilité ministérielle n'a pas la précision, la force brutale qu'elle a de nos jours.

Au contraire, les Chambres sont dans une bien plus grande dépendance vis-à-vis du Gouvernement. Il règle leur activité, il est maître de la composition de l'une d'elles, il peut dissoudre l'autre et il se sert de ses droits, qui ne sont pas nominaux comme aujourd'hui.

En définitive, le parlementarisme de la Restauration ne consacre pas comme le nôtre la domination du Parlement sur le Gouvernement et dans le Parlement la domination de la Chambre des députés. Il est vraiment un équilibre, un partage de l'autorité, une réciprocité d'influence et de contrôle.

De cette condition du parlementarisme d'alors, si différente de celle à laquelle nous sommes habitués, les raisons ne paraissent pas difficiles à établir. Elles sont dans l'état des forces en présence. — La Royauté de 1815 est l'héritière prochaine de l'ancienne Monarchie, les Rois sont des hommes de l'ancien régime, la Monarchie s'est restaurée sur des ruines, dans un pays désemparé, elle a eu la force d'octroyer à la France sa Constitution, si elle a bien des faiblesses, elle demeure une force effective, et le parlementarisme qui est son œuvre ne peut pas l'annihiler.

Les Assemblées par contre sont particulièrement faibles. La Chambre des pairs est la création continue du Roi, la Chambre des députés ne sort que d'un corps électoral restreint, d'une classe sociale très étroite, si l'opinion publique demeure une puissance, elle ne l'incarne pas. Et les Chambres agissantes l'une et l'autre se divisent et s'entravent. Le Parlement est donc infiniment loin d'avoir la puissance qu'il possède sous notre régime actuel.

Ces deux forces, l'une plus grande, l'autre plus faible qu'aujourd'hui, tendent donc à se tenir en balance et le parlementarisme [p.119] ne peut pas être la domination du pouvoir législatif sur l'exécutif.

La Restauration a donc pratiqué un parlementarisme très particulier, non de domination parlementaire, mais d'équilibre et c'est l'état des choses et non les calculs des auteurs de la Constitution qui en a décidé ainsi.