Huitième Partie - Révisions constitutionnelles de 1879, de 1884 et de 1926


Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

[p.513]

HUITIÈME PARTIE

RÉVISIONS CONSTITUTIONNELLES DE 1879, DE 1884 ET DE 1926

Les trois années d'application de la Constitution, du début de 1876 au début de 1879, en avaient donc provoqué la plus grave transformation, la vie étant la maîtresse suprême des institutions politiques.

La vie elle-même continua à en modifier singulièrement le jeu. Des épreuves comme les assauts du boulangisme et du nationalisme, une crise nationale comme la grande guerre, le développement de mouvements ou de forces au sein de la société comme le mouvement vers l'association, le capitalisme, le socialisme, le communisme, le fonctionnarisme, l'extension formidable des fonctions et des services de l'État, ne pouvaient pas ne pas modifier profondément le fonctionnement des corps politiques au cours d'une carrière de près de soixante années. Nous devons renoncer à les suivre dans les transformations de leurs attitudes, de leurs rapports et de leurs influences.

Mais trois révisions formelles opérées selon les règles mêmes posées par la Constitution ont eut lieu, que nous ne pouvons pas ne pas relever, le plus brièvement possible, quoique leur importance soit bien moindre que celle de l'évolution de nos institutions due à la vie même.

SECTION I

PREMIÈRE RÉVISION CONSTITUTIONNELLE DES 21 JUIN-22 JUILLET

Parmi les questions qui tenaient au cœur des républicains désormais tout-puissants figurait celle du retour des Chambres à [p.514] Paris. Déjà en 1877 avait été faite une proposition qui s'y rapportait; en 1878, Spuller et plusieurs de ses collègues en avaient présenté une autre. En 1879, l'initiative vint de Laroche-Joubert; la commission qui l'examina, le Gouvernement se déclarant favorable, l'adopta; le 21 mars, son rapporteur Méline déposa son rapport. Elle constituait une question constitutionnelle, l'article 9 de la loi du 25 février 1875 fixant elle-même à Versailles le siège des pouvoirs publics. La commission proposait qu'une révision eût lieu ne visant que l'article 9 et consistant dans sa simple abrogation, ce qui permettrait aux Chambres, par une loi ordinaire, de fixer le siège des pouvoirs où elles voudraient.

Une déclaration en faveur de cette révision ainsi conçue fut présentée à la Chambre le 22 mars, déclarée urgente et votée sans retard par 315 voix contre 128.

Cette déclaration était très importante. Elle impliquait le droit pour les Chambres de limiter les pouvoirs de l'Assemblée nationale investie du droit de révision, droit très discutable, parce que les Chambres, pouvoirs constitués, se plaçaient au-dessus du pouvoir constituant qui dispose d'eux. Elle n'attribuait à l'Assemblée nationale que l'abrogation et non le remplacement d'une disposition constitutionnelle, celui-ci étant réservé aux Chambres, pour avoir lieu par la suite.

C'était une nouvelle entreprise de domination du Parlement, qui s'élevait de toutes façons au-dessus du pouvoir constituant lui-même.

La Chambre avait outrepassé son droit en chargeant son président de soumettre sa résolution au Sénat, alors que l'initiative d'une pareille résolution devait émaner spontanément de chacune des Assemblées. Aussi fut-ce un sénateur, Peyrat, et cinquante-trois de ses collègues qui le saisirent d'une proposition semblable. Après le rapport de Laboulaye, qui concluait avec la commission à son rejet, la proposition Peyrat, soutenue par le Gouvernement, fut votée par 149 voix contre 30, le 14 juin 1879.

L'Assemblée nationale se réunit le 19 juin, sous la présidence du président du Sénat, Martel, qui lut l'article 8 de la loi du 25 février 1875, la double résolution de la Chambre et du Sénat. Le ministre de la Justice Le Royer présenta le projet ainsi rédigé : « Article unique : l'article 9 de la loi du 25 février est abrogé », et indiqua que le siège nouveau des pouvoirs serait fixé par une loi ordinaire.

[p.515]

Il n'y eut aucune discussion sur les pouvoirs des Chambres et de l'Assemblée en matière de révision. Pour étudier la proposition, fut nommée une commission uniquement composée de républicains, ce qui provoqua de très vives protestations des conservateurs. Elle se réunit à 6 heures. A 6 h. 40, Jules Simon lut à l'Assemblée un rapport de vingt-six lignes à l'Officiel, concluant au vote de la proposition pour permettre le retour à Paris. Vainement Buffet réclama le renvoi de la discussion au lendemain. Différents orateurs : Lucien Brun, Robert Mitchel prirent la parole, faisant entendre des pronostics d'avenir répondant à leurs convictions politiques. La proposition fut votée par 526 voix contre 249.

A cela se borna le rôle de l'Assemblée nationale : investie de la souveraineté nationale, pouvoir suprême comme pouvoir constituant, elle aussi abdiquait devant le Parlement. Et comment en aurait-il été autrement puisqu'elle n'était dans sa composition que le Parlement lui-même et qu'elle ne siégeait et n'agissait qu'en vertu des résolutions qu'il avait votées?

La grande erreur de l'Assemblée nationale dans son œuvre constitutionnelle se répétait. Elle avait attribué des pouvoirs, des droits aux différents corps politiques, sans se préoccuper de savoir si, par leur origine et leur composition, ils auraient l'autorité et la force nécessaires pour les exercer, si l'un d'eux, plus fort que les autres, ne les paralyserait pas et n'exercerait pas vis-à-vis d'eux une sorte de dictature tout à fait contraire à son plan. Son Assemblée nationale, investie du pouvoir constituant, sans force propre du premier coup se vit confisquée par le Parlement, son inférieur comme pouvoir constitué.

Le siège des pouvoirs publics n'étant plus déterminé par la Constitution il appartenait aux Chambres de le fixer.

Le Gouvernement prit l'initiative de rédiger le projet de loi nécessaire. Il le présenta au Sénat le 21 juin; étudié par une commission il fut l'objet d'un rapport de Jules Simon le 1er juillet ; la discussion et le vote eurent lieu le 3. La présentation à la Chambre eut lieu le 4, le rapport de Floquet fut déposé le 10; la discussion eut lieu le 13 et l'adoption le 15.

En voici le résumé :

L'article premier fixe le siège des pouvoirs à Paris.

L'article 2 affecte le palais du Luxembourg au Sénat, le palais Bourbon à la Chambre, l'une et l'autre pouvant désigner dans Paris le palais qu'ils voulaient occuper.

[p.516]

L'article 3 conservait aux locaux du palais de Versailles leur affectation au profit des Chambres; si une Assemblée nationale avait à se réunir, la salle de la Chambre des députés lui était affectée. Si le Sénat devait siéger comme Haute Cour, il devait désigner la ville et le local où il tiendrait ses séances.

L'article 4 fixait au 3 novembre 1879 la date du transfert à Paris.

L'article 5 chargeait les présidents des deux Chambres de veiller à leur sûreté intérieure et extérieure et pour cela leur reconnaissait le droit « de requérir la force armée et toutes les autorités nécessaires Ils pouvaient adresser directement leurs réquisitoires à tous officiers, commandants ou fonctionnaires qui devaient y obtempérer immédiatement ».

L'article 6 prescrivait que toute pétition aux Chambres ne pouvait être présentée que par écrit et non par leurs auteurs à la barre.

L'article 7 renvoyait à la loi du 7 juin 1848 pour la répression des infractions à ces règles et des provocations par discours en public, écrits ou imprimés, affichés ou distribués, provoquant à un rassemblement sur la voie publique en vue de la rédaction, de la discussion ou de l'apport aux Chambres ou à l'une d'elles de pétitions, déclarations ou adresses.

L'article 8 déclarait qu'il n'était pas dérogé à la loi du 7 juin 1848 sur les attroupements et l'article 9 édictait que l'article 463 du Code pénal était applicable aux délits ci-dessus prévus.

La fixation du siège des pouvoirs publics à Paris était la satisfaction donnée aux protestations qui s'étaient élevées des rangs des républicains quand à Bordeaux on l'avait établi à Versailles et aux revendications en faveur de la capitale qu'ils avaient continué à faire entendre. Elle était une sorte d'amnistie de la Commune. Elle était un acte de foi dans le calme et la sagesse de la capitale, la confiance de la nation dans ses représentants paraissant acquise pour toujours. Il n'empêche que certaines précautions étaient prises contre la répétition possible d'abus anciens, quant aux dépôts des pétitions notamment.

La loi passa d'ailleurs sans grandes résistances. Furent écartés un contre-projet maintenant pour un an encore les Chambres à Versailles, une proposition pour confier, soit aux bureaux des deux Chambres, soit au Président de la République appuyé par le bureau du Sénat, le droit de transférer le siège des Chambres hors de Paris. La plus grosse controverse s'éleva au sujet du droit de réquisition directe des forces publiques et des autorités par les présidents des [p.517] Chambres, question très délicate, qui déjà sous la seconde République avait été très débattue.

Sur cette première révision constitutionnelle, on peut se borner aux quelques observations suivantes.

Elle est intervenue bien rapidement, donnant à craindre que la Constitution fût précaire, sujette à des retouches fréquentes, alors que c'est le contraire qui s'est réalisé.

Elle s'inspirait de mobiles politiques. Paris avait toujours été favorable au parti républicain, on lui donnait satisfaction et on comptait sur lui pour défendre en cas de besoin la République.

Elle s'accomplit avec une très grande précipitation.

Elle fut l'occasion pour le Parlement d'affirmer sa suprématie, même sur le pouvoir constituant, et pour la Chambre d'imposer sa volonté au Sénat en modifiant le texte qu'il avait tout d'abord voté.

Relativement peu importante par son objet même, elle avait par ces à-côtés une portée non négligeable.

SECTION II

DEUXIÈME RÉVISION CONSTITUTIONNELLE 14 AOUT-9 DÉCEMBRE 1884

Après une révision si modeste, que le désir de s'épargner le voyage quotidien à Versailles avait pu inspirer aux membres des Assemblées encore plus que des considérations politiques, le parti républicain triomphant n'allait-il pas se hâter d'en opérer une de grande envergure répondant aux critiques si nombreuses et si violentes qu'il avait adressées jadis à l'œuvre de l'Assemblée nationale ?

Or il fallut attendre près de six ans après la démission du maréchal et la réforme de 1879 pour voir aboutir une seconde révision encore très limitée, qui ne concerna guère sérieusement que le Sénat, sans le bouleverser d'ailleurs.

Pour situer cette nouvelle révision, ne pouvant retracer notre évolution politique et la marche de nos pouvoirs publics pendant ces six années, nous nous contenterons de rappeler la succession de nos ministères; elle marque d'ailleurs les étapes et les caractères essentiels de la vie du régime.

Ministère de Freycinet, 28 décembre 1879 - 23 [p.518] septembre 1880. — La révision de 1879 s'était faite sous le ministère Waddington, qui démissionna le 21 décembre 1879. Il était de nuance trop modérée pour la majorité de la Chambre. Une interpellation Brisson se termina par le vote d'un ordre du jour très réservé, qui n'obtint que 221 voix. Une autre interpellation, à propos de la participation d'officiers territoriaux à un banquet légitimiste, se termina par un ordre du jour pur et simple le 20 décembre, qui fut voté à la majorité de 244 voix contre 163. Mais comme dans la majorité on comptait 118 voix de droite, le ministère démissionna. Il inaugurait ainsi la thèse qu'un ministère ne pouvait vivre que soutenu par une majorité républicaine, thèse qui abusivement mettait les partis d'opposition hors la loi.

Ce fut un ministère de Freycinet qui lui succéda. Il était de nuance républicaine plus accentuée. Il comptait pourtant six membres du précédent cabinet. Cette pratique des survivants devait d'ailleurs se perpétuer. Elle avait l'avantage d'assurer une certaine continuité dans le Gouvernement malgré la succession rapide des ministères, mais elle avait le gros inconvénient de favoriser les intrigues dans leur sein en vue du débarquement de tels ou tels membres, tels autres assurant leur survie dans le ministère suivant. Pratique vicieuse, contraire à la solidarité ministérielle.

Ce ministère fut surtout occupé par les réformes de J. Ferry dans le domaine de l'instruction publique et notamment le fameux article 7 qui interdisait l'enseignement public ou privé aux membres des congrégations non autorisées, et qui donna lieu à de graves complications politiques.

De Freycinet, pour sortir de ces difficultés, entama des pourparlers personnels avec les plus hautes autorités religieuses. Il se heurta à l'hostilité d'une partie du cabinet et démissionna. Crise exceptionnelle, car les Chambres ne l'avaient pas provoquée.

Ministère J. Ferry, 23 septembre 1880-14 novembre 1881. — Le nouveau ministère constitué par J. Ferry était formé des membres du précédent, moins de Freycinet et l'amiral Cloué; c'était un simple débarquement. Ce fut sous ce ministère que se poursuivit l'œuvre législative concernant les libertés publiques, que les projets des grandes lois concernant l'instruction posèrent les fameux principes de gratuité, d'obligation et de laïcité et que commença avec la conquête de la Tunisie notre politique coloniale. Ce furent même les incidents militaires tunisiens qui provoquèrent la [p.519] chute du ministère, favorisée par l'hostilité des membres du Parlement contre les hommes politiques de personnalité et d'autorité accentuées.

Ministère Gambetta, 14 novembre 1881-30 janvier 1882. — L'heure de Gambetta, retardée par l'hostilité de Grévy et la jalousie de beaucoup de membres du Parlement, avait sonné On s'attendait à un « grand ministère » dont auraient fait partie les chefs des différentes fractions du parti républicain, mais ceux ci : de Freycinet, J. Ferry, Brisson, Léon Say, se dérobèrent. Gambetta prit donc comme collaborateurs d'anciens compagnons de lutte; son ministère devint le « ministère des camarades ». Il compta vingt-deux membres avec les sous-secrétaires d'État; il était le grand ministère, du moins par ce nombre, atteint pour la première fois.

Il ne dura que soixante-dix-sept jours, étant presque le moins grand de tous par la durée, malgré le vaste programme de réformes qu'il avait présenté. Ce fut la révision constitutionnelle, dans laquelle il avait inclus le scrutin de liste, qui provoqua sa chute sous les coups d'Andrieux, encouragé, dit-on, par l'Élysée. Nouvelle preuve de l'hostilité de notre monde politique pour les fortes personnalités qui pouvaient être ses chefs.

Deuxième ministère de Freycinet, 30 janvier 1882 -7 août 1882. — Ce fut de Freycinet, la « souris blanche », comme on l'appelait à raison de son allure modeste, subtile et habile, dont le tempérament répondait à celui de Grévy, qui lui succéda. Sa politique fut de diplomatie et de louvoiement.

Il évita la révision. Le Sénat n'en fut pas saisi, après que la Chambre avait voté en sa faveur. Il évita l'épuration réclamée de la magistrature. Mais sous lui fut votée la grande loi de l'enseignement primaire du 29 mars 1832 et une première loi municipale.

Ce furent les affaires d'Égypte qui provoquèrent sa chute après six mois seulement de gouvernement.

Le parti républicain, divisé en trois groupes : gauche républicaine, union républicaine, extrême gauche, proie de divisions, de rivalités intestines, ne pouvait s'unir pour soutenir sérieusement un ministère. Le régime de l'instabilité ministérielle, vice profond de notre vie politique, corruption du parlementarisme due à l'exclusion des conservateurs, écartés comme hostiles au régime, et au [p.520] défaut de deux grands partis, de gauche et de droite, pouvant prendre alternativement le pouvoir et s'y maintenir, s'instaurait donc en France pour son plus grand mal.

Ministère Duclerc, 7 août 1882 - 29 janvier 1883. — Encore un peu plus court fut le ministère suivant, celui de Duclerc, qui ne dura qu'un peu plus de cinq mois, dont trois de vacances; il comptait encore cinq membres du précédent cabinet. Une sorte de personnel ministériel tendait à se constituer, dans lequel chaque nouveau président du Conseil puisait les membres de sa nouvelle équipe.

Ce fut le temps d'agitations très diverses, de grèves, de banquets bonapartistes ou légitimistes, provoquant une campagne contre les membres des familles ayant régné en France, qui provoqua des conflits entre la Chambre et le Sénat, et au sein du Gouvernement, et même la démission du ministère.

Ministère Fallières, 29 janvier - 21 février 1883. — La crise se présenta de façon singulière. Trois ministres, dont le Président, avaient démissionné d'abord; les autres, ayant donné ensuite leur démission, l'avaient reprise à la demande du Président de la République, qui chargea Fallières de former, avec eux et trois nouveaux membres, le cabinet. Celui-ci se présenta aux Chambres avant de les avoir recrutés, avec un ministère incomplet. C'était le système du replâtrage dans les plus misérables conditions, d'où dégradation nouvelle du parlementarisme. Le ministère se compléta ainsi après sa naissance même mais sa vie ne fut qu'éphémère. Le 13 février, Fallières, invoquant l'état de sa santé, demandait au Président de la République d'être relevé de sa charge.

Second ministère Jules Ferry, 21 février 1883-6 avril 1885. — A la suite de la mort tragique et mystérieuse de Gambetta, le 31 décembre 1882, Jules Ferry était devenu le chef incontesté des gauches. C'est à lui que le Président fit appel pour former le ministère.

Servi par la mort de son principal rival, par le besoin d'une certaine stabilité, par sa forte personnalité, son goût de l'autorité et de la lutte, J. Ferry occupa le pouvoir près de vingt-six mois. C'était un record! Il est vrai que son ministère subit entre temps quelques remaniements.

Dans sa déclaration ministérielle, J. Ferry s'annonça comme [p.521] un « réformateur ». Il le fut, en effet, plus ou moins heureusement d'ailleurs. La magistrature était l'objet de l'hostilité du parti républicain, qui avait eu à se plaindre d'elle au cours de ses luttes. Un projet de réforme radicale allant jusqu'à l'élection des juges pour six ans par le suffrage universel fut présenté. Le Gouvernement en présenta un autre avec extension de la compétence des juges de paix et diminution du nombre des juges et des conseillers, ce qui impliquait des mises à la retraite et permettait l'épuration désirée et avec suspension de l'inamovibilité pendant trois ans. Ce fut voté, et Martin Feuillée, mû par des préoccupations toutes politiques, opéra dans le personnel judiciaire des coupes claires.

Le régime des chemins de fer fut aussi mis en question; les fameuses conventions furent passées entre les grandes compagnies et l'État.

La réforme municipale, si longtemps attendue, fut opérée par la loi du 5 avril 1884 établissant un régime uniforme pour toutes les communes moins Paris et Lyon.

Non moins importante fut la loi sur les syndicats du 21 mars 1884, détachée d'une loi générale à faire pour toutes les associations, qui se heurtait à la question cruciale des congrégations.

La famille elle-même fut l'objet d'une réforme, mais de désagrégation celle-là, par la néfaste loi du divorce du 27 juillet 1884.

Il restait au ministre réformateur à opérer la révision constitutionnelle. Il n'y manqua pas, on le verra.

Les grandes manifestations électorales de 1880 à 1884. — En dehors des crises ministérielles, pour prendre un aperçu de la vie politique en cette période il faut relever les indications fournies par les élections générales législatives et sénatoriales de cette période.

Ce furent les 21 août et 4 Septembre 1881 qu'eurent lieu les élections législatives générales.

Les droites furent divisées, comme précédemment, selon leurs orientations dynastiques, qui les opposaient de même aux républicains conservateurs. Leur effacement pendant la législature, leur manque de programme politique et d'action suivie et organisée en même temps que leur opposition au régime voulu par le pays, tout les condamnait à une défaite nouvelle.

Les gauches se présentaient dans des conditions assez confuses. Le centre gauche avait, avec les ministères Dufaure et Waddington, [p.522] donné ce dont il était capable et s'effaçait. La gauche républicaine avec Jules Ferry avait un chef de valeur, mais cantonné alors dans des questions spéciales comme l'enseignement, sans grand idéal, sans puissance de sympathie et d'entraînement. L'Union républicaine, avec Gambetta, avait un programme plus large, plus ouvert, un chef plus rayonnant, qui avait joué un rôle de premier plan dans la politique républicaine, mais le souvenir de ses anciennes outrances, l'ombrage que portait sa personnalité, sa vie à la fois fastueuse et sans décorum, son opportunisme et sa modération imprévus, peu compris, donnaient des armes à ses rivaux.

Le radicalisme, l'extrême gauche avec Clemenceau restait fidèle à l'ancien programme républicain du temps de la lutte contre l'Empire et affaiblissait le parti républicain en attaquant ses chefs plus modérés, infidèles à l'ancien idéal.

C'est dans ces conditions que s'engageait la campagne électorale. J. Ferry prononça à Nancy, le 10 août, un grand discours-programme; il préconisait la fusion de la gauche républicaine et de l'Union, reconnaissait Gambetta comme chef du parti, prônait une révision limitée. Gambetta soutenait un programme sensiblement plus avancé. Clemenceau s'en tenait au programme de 1889. Les réunions électorales de Gambetta à Belleville et Charonne furent les événements de la campagne. A Charonne il se heurta à l'opposition déchaînée des éléments radicaux, ne put prononcer son discours, traita les obstructionnistes » d'esclaves ivres », irresponsables, qu'il saurait trouver jusque » dans leurs repaires ». Le prestige de l'homme populaire, de l'entraîneur de foules s'évanouissait. Devenu homme de gouvernement, il cessait d'être l'homme du peuple.

Les résultats du scrutin furent une nouvelle défaite des partis conservateurs, qui n'eurent que 90 élus, au lieu de 141; 45 étaient bonapartistes. Les républicains comptaient 418 élus, 168 de la gauche républicaine, 204 de l'Union, 46 de l'extrême gauche; la gauche et l'Union, avec 372 voix, pouvaient défier une alliance possible même de la droite et de l'extrême gauche, mais leurs rivalités personnelles, leurs divergences, leur défaut de discipline les empêchèrent, on l'a vu, de former une majorité pour soutenir des ministères durables.

Les élections sénatoriales eurent lieu cinq mois plus tard, le 8 janvier 1882. Il y avait soixante-dix-neuf sièges à pourvoir; ce fut un nouveau succès écrasant pour les républicains, qui eurent soixante-six élus contre treize seulement pour les conservateurs. Le fameux major Labordère fut le seul radical intransigeant élu.

[p.523]

La majorité du Sénat, très rapprochée de celle de la Chambre, se trouva donc commune celle-ci acquise à une révision limitée.

Deuxième réunion constitutionnelle. — Des propositions de résolution en faveur de la révision avaient été présentées en 1881 par Lenglé et par Barodet. Après les deux succès électoraux des républicains, Gambetta déposa au nom de son Gouvernement un projet de résolution de révision partielle visant les délégués sénatoriaux des communes, dont le nombre deviendrait variable selon la population de celle-ci; la suppression des inamovibles à remplacer par des sénateurs élus par les deux Chambres réunies par tiers tous les trois ans; la réduction à un simple contrôle des droits financiers du Sénat; la suppression des prières publiques, l'introduction du scrutin de liste dans la Constitution.

La commission de la Chambre, élue pour étudier ce projet, lui fut hostile, surtout quant au scrutin de liste. Barodet et Lockroy présentèrent des résolutions en faveur d'une révision illimitée. Il y eut entre la commission et Gambetta de difficiles discussions. Après avoir voté contre la révision illimitée, elle déclarait laisser au Congrès l'interprétation de l'article 8 de la loi du 25 février, ce qui en était l'équivalent. Quand le débat s'ouvrit à la Chambre, après le rejet de la proposition Barodet, un duel s'engagea entre Gambetta, qui se fit le défenseur du Sénat et surtout de la révision limitée, et Andrieux, rapporteur de la commission, qui eut l'habileté de faire dévier la discussion sur le scrutin de liste, antipathique même aux partis républicains, qui triomphaient avec le scrutin d'arrondissement. Gambetta soutint que la première question était celle de l'étendue de la révision et posa la question de confiance pour sa limitation. Andrieux soutint la proposition ambiguë de la commission et la majorité — 268 voix contre 215 — se prononça pour elle. C'était contre Gambetta qu'elle s'était, en réalité, prononcée.

Ce fut le ministère J. Ferry qui, le 24 mai 1884, reprit l'initiative de révision qui cette fois devait aboutir. Il invoquait que le moment était favorable, la stabilité gouvernementale, l'harmonie entre les deux Chambres étant réalisées. Il demandait la délimitation rigoureuse, sans équivoque, de la portée de la révision; sans doute on l'avait refusée à Gambetta, mais c'était par mesure politique, pour le faire tomber. Il demandait donc un vote formel par lequel la majorité s'engageait en conscience à ne pas sortir de ces limites. A. Bastide du point de vue juridique, L. Renault de celui de l'opportunité pour [p.524] obtenir le vote du Sénat, l'appuyèrent. Raoul Duval, Bernard Lavergne le combattirent. Le rapporteur Dreyfus s'appuyait en faveur de la révision partielle sur l'axiome « qui peut le plus peut le moins », qui ne signifiait d'ailleurs rien en l'affaire. Elle fut adoptée par la Chambre.

Au Sénat, la révision limitée devait l'emporter sans conteste, car elle était sa garantie contre les entreprises possibles au Congrès contre lui. Le rapporteur de la Commission déclara : « L'article 8, en faisant dépendre la réunion d'une Assemblée nationale d'une résolution prise préalablement par chaque Chambre, a entendu que l'accord devait être fait entre elles non seulement sur l'utilité d'une révision, mais sur la position des questions à résoudre. »

La proposition de résolution du Gouvernement visait donc :

1° L'article 8. de la loi du 25 février (pour soustraire à toute révision la forme républicaine du Gouvernement et déclarer inéligibles à la présidence les membres des anciennes familles régnantes) ;

2° Les articles 1 à 7 de la loi du 24 février (pour remplacer les inéligibles et supprimer l'égalité du nombre des délégués sénatoriaux des communes) ;

3° L'article 8 de la même loi (pour réduire les droits financiers du Sénat) ;

4° L'article premier, paragraphe 3 de la loi du 16 juillet 1875 (suppression des pièces publiques).

La Commission de la Chambre l'adopta. La Chambre rejeta par contre des contre-propositions Barodet et Anatole de la Forge et Camille Pelletan et ajouta aux textes à réviser le paragraphe 2 de l'article 5 de la loi du 25 février (délai de convocation des électeurs à la suite d'une dissolution).

Au Sénat, la Commission exigea :

1o Que la convocation de l'Assemblée nationale n'eût lieu que sur des résolutions, identiques dans leurs termes, des deux Chambres;

2° Que le Gouvernement présentât à l'Assemblée les solutions à donner aux questions posées;

3° Que le Gouvernement s'opposât à toute délibération qui sortirait des limites posées. Elle marquait ainsi à quel point le Sénat se méfiait de l'Assemblée nationale au sein de laquelle il ne compterait que pour une très faible minorité. Quant au fond de la révision, elle proposait de ne pas comprendre dans les textes à réviser l'article premier de la loi du 25 février concernant les sénateurs inamovibles.

[p.525]

Dans la discussion au Sénat, Wallon et J. Simon se prononcèrent contre toute révision. Léon Say protesta contre la réduction des droits financiers du Sénat. Demôle obtint que la révision portât sur les inamovibles.

La résolution votée par le Sénat soumettait à la révision :

1o Le paragraphe 2 de l'article 5 de la loi du 29 février (délai de convocation des électeurs après dissolution);

2° Le paragraphe 2 de l'article 8 de la même loi (forme républicaine du Gouvernement) ;

3° Les articles 1 à 7 de la loi du 24 février (pour les déconstitutionnaliser) ;

4° Le paragraphe 3 de l'article premier de la loi du 16 juillet 1875 (suppression des pièces publiques).

Elle ne visait pas l'article 8 de la loi du 24 février (droits financiers du Sénat).

La Chambre fut donc saisie d'un nouveau projet de résolution analogue à celle du Sénat. Après une discussion assez ardente, dans laquelle Floquet, Jolibois, Lockroy, Camille Pelletan notamment, le combattirent, pour aboutir, selon la thèse du rapporteur Dreyfus, le 21 juillet, une résolution semblable à celle du Sénat fut votée.

L'Assemblée nationale, par suite, se réunit le 4 août à Versailles. Elle fut saisie immédiatement d'une proposition répondant exactement aux résolutions prises et aux indications fournies. Une commission de trente membres fut élue; son rapporteur, Gerville Réache, déposa son rapport le 6. Elle ajoutait au projet du Gouvernement un article concernant l'inéligibilité des membres des familles ayant régné en France et admettait qu'un amendement Andrieux pour la suppression des prières publiques fût discuté.

La discussion s'ouvrit le 12. Les propositions pour la suppression du Sénat et l'élection de ses membres au scrutin de liste furent présentées; elles furent repoussées par le vote de la question préalable

Le 14 août, l'Assemblée, par 519 voix contre 172, vota le texte de la commission acceptée par le Gouvernement dans ces termes :

« ARTICLE PREMIER. — Le paragraphe 2 de l'article 5 de la loi du 25 février est modifié ainsi qu'il suit : En ce cas (dissolution) les collèges électoraux sont réunis pour de nouvelles élections dans le délai de deux mois et la Chambre dans les dix jours qui suivent la clôture des opérations électorales.

» ART. 2. — Le paragraphe 3 de l'article 8 de la loi du 25 février [p.526] est complété ainsi qu'il suit : La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une proposition de révision. Les membres des familles ayant régné sur la France sont inéligibles à la Présidence de la République.

» ART. 3. — Les articles 1 à 7 de la loi du 24 février 1875 relatifs à l'organisation du Sénat n'auront plus le caractère constitutionnel.

» ART. 4. — Le paragraphe 2 de l'article 3 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics est abrogé. »

L'Assemblée nationale avait ainsi fait son œuvre. Elle était singulièrement bâtarde.

Elle avait en principe reconnu le caractère de son droit limité par les résolutions des Chambres. Elle avait pourtant, en proclamant l'inéligibilité des princes à la Présidence de la République, excédé leurs prévisions.

Pour certains articles visés par elles, elle n'avait fait que les déconstitutionnaliser (art. 1 à 7, loi du 25 février) laissant aux Chambres le soin de les réformer par la voie des réformes législatives ordinaires. Pour d'autres dispositions, elle avait, en les abrogeant, pris une mesure définitive (§ 2, art. 3, loi 16 juillet concernant les prières publiques). Pour d'autres encore, elle avait dicté les dispositions nouvelles en remplaçant d anciennes (art. 1er, délai de convocation des électeurs après une dissolution).

Ce caractère bâtard de son œuvre correspondait au caractère bâtard de l'Assemblée elle-même. Elle était le pouvoir constituant suprême, mais elle était formée des Chambres et ne se réunissait que par le fait de leur libre et commune volonté, ce qui faisait d'elle, pouvoir suprême, un pouvoir subordonné, ce qui ne faisait d'elle que la réunion des deux Chambres. Comment, dans ces conditions, la répartition des attributions entre l'Assemblée nationale et les Chambres pour opérer la révision se fût-elle rigidement maintenue? A la première expérience sérieuse, elle ne fut pas respectée.

Loi du 9 décembre. — Il restait à réformer les articles 1 à 7 de la loi du 25 février par la procédure législative ordinaire.

Dès le 16 août le Gouvernement déposa le projet voulu et prévu. Il comportait : le maintien, leur vie durant, des sénateurs inamovibles existants; leur remplacement au terme de leur mandat par des sénateurs élus par les deux Chambres pour neuf ans; l'élargissement [p.527] du corps électoral sénatorial pour les autres; les communes ayant de un à vingt délégués selon le nombre de leurs conseillers municipaux.

Ce projet, quant au remplacement des inamovibles par des sénateurs élus par les sénateurs et les députés pour neuf ans, d'abord créait une inégalité choquante entre les Chambres; ces sénateurs seraient, en fait, les élus des députés; puis plaçait ces sénateurs sous la dépendance de ces assemblées, devant lesquelles, au bout de neuf ans, ils auraient à se représenter. L'inamovibilité ne les protégeait plus. La distinction de deux catégories de sénateurs ne se comprenait plus. Le Sénat deviendrait une maison de retraite pour les députés.

La Commission du Sénat, saisie du projet du Gouvernement, rejeta les nombreux contre-projets qui lui furent présentés et amenda le projet gouvernemental en confiant l'élection des sénateurs destinés à remplacer les inamovibles aux départements populeux dont on augmenterait la représentation au Sénat.

La discussion commença au Sénat le 4 novembre. Schérer proposa le maintien des inamovibles, qui fut rejeté. Lenoël proposa leur remplacement par des sénateurs élus par le Sénat seul, ce qui fut voté, comme le fut le reste du projet.

Le texte sénatorial fut transmis à la Chambre le 12 novembre, le rapport de Léon Renault fut déposé le 25 novembre, la discussion eut lieu les 29 novembre, 1er, 2 et 4 décembre. La Chambre commença par supprimer immédiatement tous les inamovibles, mais revint sur son vote, Waldeck-Rousseau, ministre, lui représentant que cela entraînerait l'échec de la loi au Sénat. La Chambre vota encore l'extension au Sénat du régime des incompatibilités établi pour la Chambre. Puis elle vota un amendement Floquet, confiant l'élection des sénateurs au suffrage universel.

La loi ainsi modifiée revint au Sénat, qui vota les 6 et 9 décembre par 130 voix contre 25 le texte de la loi actuelle du 9 décembre, que la Chambre, saisie de nouveau, se résigna à voter. En voici le résumé :

ART. 1 ET 3. — Suppression au terme de leur mandat des inamovibles, remplacés alors par des sénateurs élus dans les départements choisis à raison de leur population.

ART. 2. — Attribution des 300 sénateurs aux départements, leur nombre variant entre ceux-ci, de 10 Seine à 3, et 1 pour le territoire de Belfort.

ART. 4. — Conditions pour être sénateur : nationalité française, [p.528] âge de quarante ans, jouissance des droits civils et politiques, exclusion des membres des familles ayant régné en France.

ART. 5. — Inéligibilité des militaires sous certaines exceptions.

ART. 6. — Élection de tous les sénateurs au scrutin de liste par un collège électoral réuni au chef-lieu du département, composé des députés, des conseillers généraux et d'arrondissement, des délégués des conseils municipaux à raison du nombre de leurs membres : 1 pour 10, 2 pour 12, 3 pour 16, 6 pour 21, 9 pour 23, 12 pour 27, 15 pour 30, 18 pour 32, 21 pour 34, 24 pour 36 et au-dessus, avec des règles spéciales pour les colonies.

ART. 7. — Mandat de neuf ans de tous les sénateurs et renouvellement par tiers selon l'ordre des séries des départements actuellement existantes.

ART. 8. — Modifications aux articles 2, paragraphe 1er, et 2, 3, 4, 5, 8, 14, 16, 19, 23 de la loi organique du 2 août 1875 sur l'élection des sénateurs.

Les Chambres chargées d'achever la révision, en faisant une loi pour remplacer les articles 1 à 7 déconstitutionnalisés de la loi du 24 février, avaient compris largement leur rôle; elles avaient accompli une réforme qui s'étendait au delà du domaine de ces articles. Et c'était leur droit : elles opéraient dans un domaine qui était devenu tout entier d'ordre purement législatif.

SECTION III

TROISIÈME RÉVISION CONSTITUTIONNELLE 10 AOÛT 1926

Notre troisième révision constitutionnelle fut celle du 10 août 1926. Elle ne comporte qu'un article que voici :

« La loi du 25 février 1878 est complétée par un article ainsi conçu :

» L'autonomie de la Caisse de gestion des bons de la Défense nationale et d'amortissement de la dette publique a le caractère constitutionnel. Sont affectées à cette caisse et jusqu'à l'amortissement complet des bons de la Défense nationale et des titres créés par la Caisse :

» 1° Les recettes nettes de la vente des tabacs;

» 2° Le produit de la taxe complémentaire et exceptionnelle sur la première mutation, le produit des droits de succession et les contributions volontaires.

[p.529]

» Le produit des ressources ci-dessus énumérées, au cours du premier exercice qui suivra la promulgation de la présente loi, constitue la dotation annuelle minimum de la caisse d'amortissement. En cas de diminution ultérieure de ces ressources, un crédit au moins égal à cette insuffisance sera inscrit au budget. »

Poincaré, Président du Conseil, avait pris l'initiative de cette loi. Le projet de résolution en faveur de la révision, qui allait lui donner le caractère constitutionnel, avait été présenté par lui à la Chambre le 7 août, rapporté et adopté le même jour, et le même jour aussi présenté, rapporté et voté au Sénat.

La réunion de l'Assemblée nationale et son vote furent si précipités que la promulgation de la loi constitutionnelle put avoir lieu le 10 et sa publication le 11. On ne pouvait imaginer plus grande rapidité. Du 6 au 10 août une loi avait été présentée et votée par les Chambres; celles-ci avaient voté une résolution en faveur d'une révision constitutionnelle qui devait imprimer à l'institution de la Caisse de gestion des bons de la Défense nationale le caractère constitutionnel, et le Président de la République avait promulgué et publié la loi constitutionnelle ainsi votée.

Cette hâte, cette rapidité constituent le caractère essentiel de la révision constitutionnelle de 1926. Elles répondaient à l'extrême urgence de cette exceptionnelle mesure. Le ministère du cartel des gauches, qui avait triomphé aux élections de 1924, avait provoqué une crise financière d'une extrême gravité. La Trésorerie était aux abois. Avec quelques dizaines de millions seulement dans les caisses de l'État, une masse énorme de bons du trésor venait à échéance, sans chance de renouvellement par les porteurs; le crédit de l'État était épuisé, de nouveaux impôts semblaient impossibles à établir et seraient d'un rendement trop lent; le franc tombait verticalement, la livre était à 250 francs; accroître l'inflation aurait mené le franc à zéro!

C'est pour remédier à cette détresse qu'un ministère d'union nationale, sous la présidence de R. Poincaré, fut institué pour restaurer la confiance, le crédit du pays et nos finances. L'instauration d'une Caisse autonome, qui aurait la gestion des bons de la Défense, qui en assumerait le remboursement, à laquelle on attribuerait des ressources indépendantes pour en payer les intérêts et rembourser ceux qui ne seraient pas renouvelés, et l'attribution du caractère constitutionnel à cette Caisse et à l'attribution des ressources à elle octroyées pour les mettre à l'abri d'une simple réforme législative, [p.530] constituèrent le plan conçu par le ministère Poincaré, vrai ministère de salut public.

Sans doute on violait ainsi le principe de l'unité budgétaire, mais, selon le mot du ministre des finances, « nous traversions des circonstances où les doctrines devaient s'incliner devant la nécessité des faits ». Et l'expérience réussit.

Cette troisième révision de notre Constitution se présente donc de manière très particulière et mérite certaines observations.

Elle ne se réfère pas à notre organisation constitutionnelle, telle qu'elle avait été conçue en 1875. Elle ne modifie aucun des pouvoirs publics existants. Mais elle crée un organisme nouveau affecté à une fonction toute spéciale, qu'elle place au niveau des grands corps de l'État, en lui conférant le caractère constitutionnel, ce qui le soustrait à l'autorité du pouvoir législatif.

Elle s'est opérée à l'inverse de la révision de 1884 concernant le Sénat. Tandis qu'alors on avait déconstitutionnalisé des articles de la loi constitutionnelle du 24 février et ensuite opéré par la procédure législative ordinaire à leur remplacement par une simple loi nouvelle, en 1926 on a rédigé d'abord la loi qui créait la Caisse autonome d'amortissement et la loi constitutionnelle est venue ensuite conférer seulement à certaines de ses dispositions le caractère constitutionnel.

Mais ce n'est là qu'une question d'ordre. Ce qu'il y a de commun dans les deux cas, c'est que l'Assemblée nationale n'a pas opéré la réforme elle-même; en en votant les textes nouveaux; c'est que les Chambres ont légiféré, l'Assemblée dans un cas leur en ayant donné le pouvoir et la mission par une déconstitutionnalisation, dans l'autre imprimant à certaines parties de leur œuvre le caractère constitutionnel.

Et une fois de plus se vérifie le fait saillant de l'évolution de notre régime politique : le pouvoir législatif, associé par la Constitution elle-même à l'exercice du pouvoir constituant, tend à l'accaparer tout entier, comme il a abusé de son pouvoir de contrôle sur le Gouvernement pour le dominer à l'excès et s'emparer en quelque sorte de la fonction exécutive.

Le parlementarisme ainsi pratiqué n'est plus un régime de collaboration et de contrôle entre des pouvoirs égaux, mais un régime de domination, dans tous les domaines, de l'un des pouvoirs, et malheureusement de celui qui, étant le plus soumis aux intérêts particuliers, le plus lent dans son action et le moins stable dans ses [p.531] orientations, est l'organe le moins sûr et le moins constant de l'intérêt national, le pouvoir législatif. Le pire encore est que, dans ce pouvoir législatif qui abuse de sa force au regard des autres pouvoirs et exerce dans l'État une sorte de dictature, la Chambre des députés, plus soumise que le Sénat aux fluctuations et à la domination de l'opinion publique et des intérêts particuliers, exerce une suprématie tout à fait contraire à l'esprit de la Constitution et abusive. De sorte que c'est à une sorte de conventionalisme au profit de notre seconde Chambre que tend notre évolution politique.

Cette conclusion de notre étude, l'histoire de nos pratiques politiques depuis 1880, si le temps et l'espace ne nous avaient pas fait défaut pour la poursuivre jusqu'à nos jours, l'aurait confirmée.