Septième Partie - Premier fonctionnement du nouveau régime


La Constitution de 1875 déformée par la vie dès sa première application

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SEPTIÈME PARTIE

PREMIER FONCTIONNEMENT DU NOUVEAU RÉGIME. LA CONSTITUTION DE 1875 DÉFORMÉE PAR LA VIE DÉS SA PREMIÈRE APPLICATION

Situation politique après les élections, opposition des trois grands corps de l'État. — Le résultat immédiat et certain de ces élections était de créer entre les trois pouvoirs de l'État : Présidence, Sénat et Chambre, une opposition violente et une rupture complète d'équilibre.

Le Président demeurait un homme de conviction et de traditions monarchistes, de formation militaire, d'ordre, d'autorité, de discipline, l'élu d'une Assemblée conservatrice, préposé par elle à la défense de l'ordre social, des intérêts conservateurs et qui se considérait comme lié par son mandat. La Constitution l'avait investi d'importantes attributions.

Le Sénat comptait une majorité conservatrice, les partis extrêmes n'avaient que de rares représentants dans son sein; il avait pour mission de par la Constitution de servir de frein ou de mentor au suffrage universel et de soutenir le Président de la République en cas de conflit entre lui et la Chambre et il était au sein du Parlement la première des Assemblées.

La Chambre des députés appartenait à une majorité républicaine qui y régnait sans opposition possible, enfiévrée par son éclatant succès, entraînée par sa lutte de cinq années pour la conquête du pouvoir.

Pouvait-on concevoir opposition plus radicale entre les trois organes suprêmes de l'État?

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Et en même temps qu'il y avait entre eux opposition de tendances, il y avait rupture d'équilibre. Les constituants de 1875 les avaient voulus manifestement égaux pour qu'ils se tinssent les uns les autres en respect et servissent à réprimer leurs excès, de là la durée du mandat et l'irresponsabilité du Président, la collaboration du Gouvernement avec les Chambres, les droits du chef de l'État en face des Chambres et surtout vis-à-vis de la Chambre; de là, l'égalité des deux Chambres dans tous les domaines, la supériorité même du Sénat par son rôle de Haute Cour de Justice et d'appui pour le Président vis-à-vis de la Chambre en cas de dissolution. En fait, la Chambre, surtout après les élections de janvier, de février, de mars, avait une tout autre force que ses rivaux éventuels. Elle sortait d'une consultation nationale, du moment même et non comme le Président, du choix déjà ancien d'une Assemblée que le pays avait désavouée; elle sortait d'une élection directe par l'ensemble de tout le corps électoral, en contact tout entier avec les candidats briguant ses suffrages, si bien qu'on pouvait croire, selon la fiction du régime représentatif, qu'elle était la représentation exacte de la nation, qu'elle était le dépositaire direct de sa volonté, l'organe fidèle de sa souveraineté, tandis que le Sénat n'était que l'élu très indirect du pays, par l'intermédiaire d'un corps électoral dont la grande masse, les délégués des communes, n'étaient eux-mêmes que les représentants très incertains du suffrage universel. Et la composition si différente de la Chambre et du Sénat venait de faire éclater la différence profonde qui existait entre eux, qui forcément accusait le caractère infiniment plus représentatif de la première et lui donnait auprès de l'opinion publique un crédit, une force beaucoup plus considérable.

Opposition, inégalité de force entre les grands corps de l'État, tout doit provoquer entre eux une ère de luttes, de conflits, qui se terminera par une crise suprême, suivie du bouleversement de l'ordre constitutionnel imaginé en 1875, de la substitution à un parlementarisme équilibré d'une sorte de conventionnalisme atténué.

Ère de conflits entre les grands corps de l'État, mars 1876-mai 1877. — L'ère des difficultés et des conflits entre les trois grands corps de l'État s'ouvre donc avec les élections elles-mêmes. Les deux crises ministérielles qui se succèdent au cours de ces quatorze mois en sont les plus graves manifestations; il faut les rappeler.

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Démission Buffet, formation du ministère Dufaure. 23 février - 9 mars. — Les élections elles-mêmes, avec le quadruple échec de Buffet et l'avènement à la Chambre d'une majorité écrasante de députés hostiles à sa politique, amènent le chef du cabinet à démissionner sans attendre même la réunion de la Chambre et de sa part une mise en minorité du ministère. Le Président de la République prend d'abord une mesure provisoire. Comme les autres ministres n'ont pas suivi dans sa retraite leur chef, il se borne à nommer Dufaure vice-président du Conseil et à le charger de l'Intérieur. Mais sans attendre la constitution des Assemblées, qui ne se réunissent que pour la transmission des pouvoirs le 8 mars, sans doute pour devancer les indications qui s'en dégageraient et pourraient s'imposer à lui, il nomme le 9 les membres du nouveau ministère formé par Dufaure. Ce ministère compte, avec Dufaure, le duc Decazes, Léon Say, Ricard et le général de Cissey, cinq membres du précédent cabinet, avec le vice-amiral Fourichon à la Marine, Waddington à l'Instruction publique, Christophle aux Travaux publics, et Teisserenc de Bort à l'Agriculture et au Commerce, quatre membres nouveaux, qui remplacent le contre-amiral de Montaignac, Wallon, Caillaux et de Meaux. Ainsi se manifestent la méconnaissance du principe de la solidarité ministérielle, et malgré un certain glissement à gauche, la résistance à l'application intégrale du principe parlementaire, car le changement dans le ministère est loin de répondre au changement qui s'est produit dans le Parlement avec l'avènement de deux Chambres de nuance politique si opposée à celle de l'Assemblée nationale. Le ministère compte en effet un centre droit (de Cissey), deux constitutionnels (le vice-amiral Fourichon, du Sénat, et le duc Decazes, de la Chambre), quatre centre gauche (Léon Say et Teisserenc de Bort, du Sénat, Dufaure et Christophle, de la Chambre), un gauche républicaine (Waddington, de la Chambre), Ricard n'appartenant pas au Parlement, mais devant être élu sénateur inamovible par les républicains du Sénat. Le ministère ne correspondait donc pas du tout par la couleur politique de ses membres à la majorité de la Chambre, beaucoup plus à gauche que lui, ni à celle du Sénat qui était à droite. Il constituait une sorte de compromis entre les deux Assemblées; qui d'ailleurs comptaient parmi ses membres, la Chambre cinq et le Sénat quatre de leurs membres, et il manifestait la volonté de ne pas faire de la Chambre des députés l'arbitre du Gouvernement, de ne pas abdiquer devant la majorité de celle-ci, de suivre à son égard une [p.474] politique d'affranchissement, sinon de lutte. L'opinion républicaine même modérée ne s'y trompa pas. Le Temps se réjouit de voir Dufaure prendre le titre de président et non plus de vice-président du Conseil, mais il ne voit dans la formation du cabinet qu'un tâtonnement et non le « grand acte » qu'on attendait. La République française est franchement mécontente. « La France, écrit-elle, ne veut plus que l'on substitue les combinaisons d'une prétendue sagesse politique aux indications qu'elle fournit elle-même par la grande voix du suffrage universel... » « on commence à nous demander du crédit pour le nouveau cabinet... il eût été infiniment préférable que le nouveau cabinet se présentât avec l'appui, l'assentiment, la confiance pleine et entière des deux Chambres. » C'était la thèse du pur parlementarisme avec lequel le ministère Dufaure n'était évidemment pas d'accord.

La déclaration du 14 mars, jour où les Chambres se trouvèrent définitivement constituées, fut elle-même assez ambiguë. Dufaure présentait les ministres comme « choisis par M. le Président de la République pour exercer en son nom les pouvoirs que la Constitution lui confère », ce qui était lui reconnaître une grande autorité, mais en même temps il s'inclinait devant le suffrage universel, « expression de la souveraineté nationale », en faisait « la plus haute origine du pouvoir dans les sociétés humaines »; déclarait que le Gouvernement « appliquerait avec sincérité les lois constitutionnelles » et qu'il ne souffrirait pas que ses fonctionnaires fussent les « détracteurs » de nos institutions.

Il était fatal que le ministère ainsi formé et subissant l'influence du Président qui, on le verra, ne se désintéressait pas des affaires, se trouvât vite en conflit au moins avec la Chambre des députés et fût obligé de se retirer. C'est ce qui se produisit le 2 décembre, après plusieurs votes de la Chambre au sujet du budget des cultes et d'un vote du Sénat contre un projet voté par la Chambre, relatif à l'arrêt des poursuites pour crimes se rattachant à la Commune, que le ministère s'était trouvé obligé de soutenir devant lui.

Ministère Jules Simon, 12 décembre 1876. — Avec la démission de Dufaure s'ouvrit une crise ministérielle qui ne se termina que le 12 décembre et qui se déroula dans des conditions tout à fait anormales, révélant la complexité de la situation politique avec des pouvoirs en lutte les uns avec les autres, au rôle et à l'autorité encore incertains.

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C'est ainsi que Dufaure commence par démissionner seul, la responsabilité solidaire des ministres ne fonctionnant pas, quoique ce fut la politique générale du Gouvernement qui provoqua la crise.

C'est ainsi qu'après la démission du Président du Conseil, celui-ci siégea, délibéra, Dufaure lui-même y prenant part, et que les ministres se présentèrent encore devant les Chambres, et continuèrent à y prendre la parole comme ministres.

C'est ainsi que les gauches, le centre gauche le premier, se livrèrent à des manifestations, posant leurs conditions au regard du futur ministère.

C'est ainsi que le Président fit appel à Dufaure pour reformer le ministère, se déclarant prêt à y accepter Jules Simon, très appuyé par les gauches, malgré les attaques auxquelles celui-ci s'était livré antérieurement contre lui.

C'est ainsi que Dufaure posa par écrit ses conditions au Président.

C'est ainsi que Mac-Mahon, réunissant les ministres, leur lut la lettre de Dufaure et en même temps ses propres déclarations et ses conditions personnelles qui constituaient tout un programme politique : il conserverait, coûte que coûte, le général Berthaut, il repoussait la doctrine de Gambetta sur l'omnipotence de la Chambre; il n'accepterait pas un ministère de ses mains; si la majorité ne l'approuvait pas, il ne lui resterait qu'à en appeler à l'opinion publique et à faire le pays juge entre le Parlement et lui ». En même temps le Président consultait les ministres sur l'opportunité de faire appel à Jules Simon.

C'est ainsi que Dufaure s'adressa à celui-ci et se retira à nouveau quand Jules Simon lui déclara que son maintien à la Justice et celui du général Berthaut à la Guerre se heurteraient à l'hostilité de la Chambre.

C'est ainsi que le maréchal traita finalement avec Jules Simon et qu'à la suite des concessions réciproques, après avis favorables des ministres, que le Président consulta aussi, le ministère du 12 décembre fut constitué. Il était formé des anciens ministres, Berthaut ayant succédé le 15 août à de Cissey, et de deux membres nouveaux : Jules Simon à la présidence et à l'Intérieur, Martel à la Justice et aux Cultes.

Ce bref aperçu de cette crise ministérielle présente le plus grand intérêt.

Il montre combien on était loin alors des pratiques aujourd'hui [p.476] suivies en pareil cas : le défaut de solidarité entre les ministres après un vote touchant la politique générale du Gouvernement, la continuation de l'action politique des ministres non démissionnaires pendant la crise malgré le départ de leur chef, la pression tentée par les partis politiques sur le chef de l'État et avant tout la très grande part prise par le Président de la République dans la formation du nouveau Gouvernement. Il n'avait pas et on n'avait pas autour de lui, dans le monde politique, l'idée qu'il n'avait à jouer qu'un rôle honorifique, qu'il ne devait pas tenir un rôle actif dans l'État et les dispositions mêmes de la Constitution lui donnaient certainement raison. Mais que cette attitude de personnalité et d'activité dût entraîner à brève échéance entre lui et la Chambre des députés un grave conflit, c'est ce qu'il était aisé de prévoir.

Le 14 décembre, le ministère J. Simon fit aux Chambres sa déclaration.

Il ne leur apportait pas un programme. On le savait « profondément républicain et profondément conservateur, dévoué au principe de la liberté de conscience, respectueux de la religion ». Il constituerait un cabinet sincèrement parlementaire, profondément constitutionnel, comme le Président de la République, ses membres étant d'accord entre eux et avec la majorité « pour l'établissement définitif de la Constitution que la France s'était donnée, les fonctionnaires donneraient l'exemple du respect pour le Gouvernement. Le Gouvernement assurerait la sécurité et le repos que veut la France ».

Manifestement J. Simon insistait sur son loyalisme républicain, mais avec nuances et modération.

Quoi qu'il en soit, la succession de ces deux ministères, après la préalable démission de Buffet, les conditions de leur constitution montrent déjà la tension qui existait entre le Président et les Chambres, leur force, puisqu'elles provoquent ces crises répétées, en face de l'action personnelle qu'il prétend exercer.

Cette action personnelle ne s'est d'ailleurs pas exercée seulement à l'occasion de ces crises ministérielles. Elle se montre, il est vrai, plus discrète qu'antérieurement, et l'on peut remarquer, par exemple, que le Président, qui a jadis multiplié ses messages à l'Assemblée nationale, n'en adresse plus aux nouvelles Chambres, et qu'en laissant prendre à Dufaure le titre de président et non plus de vice-président du Conseil, il a fait entendre que celui-ci serait vraiment le chef du Gouvernement actif. Mais par ailleurs, il est de notoriété certaine qu'il a eu une attitude très déterminée et très [p.477] modératrice en bien des circonstances, par exemple quand il s'est agi de l'épuration administrative, défendant les fonctionnaires dévoués à sa politique, lors de la réforme de la loi sur la presse pour la discussion de laquelle J. Simon n'hésita pas à déclarer qu'il n'était pas libre, et encore lors de l'interpellation sur les menées ultramontaines, à l'issue de laquelle il n'hésitait pas à réagir contre ses ministres, trop passifs à son gré. La Constitution ne l'encourageait-elle pas du reste elle-même à prendre cette attitude en lui attribuant non seulement la nomination mais la révocation des ministres, car elle ne distinguait pas entre eux et les autres fonctionnaires de l'État, si bien que Dufaure pouvait dire dans sa déclaration ministérielle du 14 mars qu'ils étaient « choisis par lui pour exercer en son nom les pouvoirs que la Constitution lui confère », et en multipliant ses attributions, allant jusqu'à la dissolution de la Chambre.

Mais il restait à savoir si le Parlement et en particulier la Chambre, où siégeait une majorité républicaine hostile à sa politique, ne s'insurgerait pas contre sa manière de comprendre son rôle.

Rapports des Chambres et du Gouvernement. Collaboration et contrôle. — Les crises ministérielles qui suivirent la constitution des deux Chambres sont naturellement les manifestations les plus accentuées de l'état de conflit qui règne dès lors en permanence entre les pouvoirs de l'État. Il y aurait lieu, pour montrer quels furent leurs rapports et les difficultés qu'ils présentèrent, de les suivre dans leurs relations de collaboration et de contrôle qu'implique la pratique du parlementarisme.

Le Gouvernement et les Chambres sont associés dans l'exercice de la fonction législative. Ils ont en commun l'initiative des lois, ils prennent part à leurs délibérations, les Chambres les votent, le Président de la République les promulgue. En la phase d'application première de la Constitution que nous envisageons, la pratique de cette collaboration peut prêter aux observations suivantes : le Gouvernement exerce ses prérogatives. Il se sert tout d'abord de son droit d'initiative. Il présente aux Chambres, à la Chambre ou au Sénat, d'assez nombreux projets de loi, par exemple, sur la nomination des maires et des adjoints, sur la collation des grades d'enseignement supérieur, sur l'état-major de l'armée navale, sur telle réforme du Code pénal, pour ne prendre que ceux qui ont abouti, et les ministres prennent une large part à la Chambre et au Sénat dans [p.478] les débats législatifs; il suffit de parcourir les comptes rendus du Journal officiel pour se rendre compte que leurs interventions sont fréquentes et importantes. Mais le Gouvernement est pourtant bien loin de jouer dans ce domaine le rôle de leader du Parlement, comme en Angleterre, où toutes les réformes qui doivent aboutir émanent de lui, où il est le vrai chef de l'action législative, ce qui donne aux réformes législatives de l'unité et de la rapidité. Dans le domaine législatif le rôle du Gouvernement, sans être insignifiant, est donc loin de prendre l'importance majeure qui conviendrait.

On remarque, par ailleurs, que la plupart des réformes législatives qui sont débattues alors sont de portée politique et sont de nature à soulever des conflits entre le Gouvernement et les Chambres : projets sur l'amnistie ou la suspension des poursuites pour crimes commis au cours de la Commune, loi sur la collation des grades, loi sur la nomination des maires et des adjoints, loi sur la presse. Quand le Gouvernement en prend l'initiative, c'est sous la pression de la majorité; quand il s'abstient, se sont ses adversaires de gauche qui les présentent. Ces projets, quels qu'en soient les auteurs, mettent aux prises le Gouvernement et derrière ses ministres surtout le Président, dont la politique est constamment battue en brèche et les Chambres, surtout la majorité républicaine de la Chambre des députés. Les débats législatifs deviennent couramment des luttes entre les deux pouvoirs. Au lieu d'une collaboration, c'est le conflit presque à l'état chronique qui règne entre eux.

Naturellement le contrôle du Gouvernement par les Chambres, avec les questions et les interpellations, devait fournir aux oppositions l'occasion de critiques et d'attaques encore plus graves. On ne peut pourtant pas dire que les ministres en aient été particulièrement accablés, comme cela s'est vu souvent dans la suite de notre histoire parlementaire, mais ces modes d'attaques sont tout de suite employés.

Par exemple, le 19 mai, au Sénat, le marquis de Franclieu pose au ministre de l'Intérieur Ricard une question qui sera transformée en interpellation par Paris, au sujet d'une circulaire dans laquelle le ministre recommandait à ses préfets « de faire cesser des doutes injurieux pour le Gouvernement (quant à son attitude au sujet du régime), de faire tomber des défiances que le passé pouvait justifier et de ruiner dans l'esprit des partis, des espérances désormais factieuses ». S'appuyant sur l'article 8 de la loi du 25 février 1875, de Franclieu et Paris soutenaient que les espérances d'un changement [p.479] de régime, d'une restauration monarchique étaient parfaitement constitutionnelles et non pas factieuses. L'attaque venait cette fois de la droite et visait l'attitude catégoriquement républicaine prise par le ministère Dufaure.

Du même côté partit à la Chambre, le 20 mai, une interpellation de de Durfort de Civrac, au sujet de nominations de nouveaux maires faites sans révocations des maires en exercice ou par des préfets eux-mêmes et non par le Président de la République. Interpellation qui mettait le nouveau ministre de l'Intérieur de Marcère, en position délicate.

Dans la première interpellation au Sénat, le ministère dut se contenter d'un ordre du jour pur et simple. A la Chambre, il obtint une majorité importante, mais uniquement républicaine, alors qu'il se présentait comme républicain sans doute mais aussi comme conservateur.

Une interpellation Jolibois, du 12 janvier, au sujet de la révocation, par le ministre de la Justice Martel, d'un avocat général qui dans des conclusions avait déclaré que le fait, pour un magistrat, d'avoir fait partie sous l'Empire d'une commission mixte ne constituait pas un crime et que le fait de l'en accuser constituait une calomnie, mit encore le ministère dans une très délicate posture vis-à-vis des conservateurs, les républicains seuls et les plus avoués le soutenant.

En sens inverse, une interpellation Tardieu du 1er février, reprochant au ministère J. Simon de ne pas appliquer la loi aux cercles catholiques, le compromettait au regard des républicains et l'amenait à revendiquer pour lui seul la direction du Gouvernement, ce qui l'opposait au Président de la République, qui prétendait conserver son influence dans son sein.

Les conflits se multipliaient donc et créaient au Gouvernement, divisé et incertain dans sa politique, de sérieuses difficultés.

De même, la discussion du budget, les manifestations d'hostilité, les demandes de réduction ou de suppression même des crédits pour les cultes furent des occasions multiples d'attaques contre les tendances de la politique du Gouvernement.

Il en fut de même des récriminations incessantes contre le personnel administratif et judiciaire, qui avait appuyé au cours des élections l'action du Gouvernement, auquel on avait promis de le soutenir même en cas de succès du parti républicain, et pour lequel celui-ci, après son triomphe, réclamait une sévère épuration.

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Les ministres, Dufaure lui-même, J. Simon surtout, qui ne pouvaient et ne voulaient pas tenir tête à la majorité de la Chambre nouvelle, ne prenaient pas le plus souvent énergiquement, comme l'aurait fait le Président, une attitude catégorique de résistance. Et ainsi ne cessa de se développer au sein du Gouvernement, au cours de cette période, un conflit d'abord latent, puis de plus en plus accentué et ouvert entre le Président et ses ministres.

Attitude du Sénat. Renforcement du parti conservateur. — Pour achever de poser les uns vis-à-vis des autres les grands corps de l'État, il faut voir ce que devint le Sénat à la suite des élections, qui lui avaient donné la vie le 30 janvier, et à la suite desquelles, avec le partage presque égal de ses membres entre les gauches et la droite, il présentait un contraste si net avec la Chambre des députés. Or les élections complémentaires qui eurent lieu de mars 1876 à mai 1877, soit dans le Sénat pour le remplacement d'inamovibles, soit dans les départements pour celui de sénateurs ordinaires, ne firent qu'accentuer le contraste entre les deux Chambres et renforcer la très faible majorité initiale des sénateurs conservateurs.

Cela commença avec l'élection du 16 juin pour le remplacement de Ricard, sénateur inamovible. Le candidat des républicains fut Renouard, procureur général près la Cour de cassation, que le ministère, sauf de Cissey, soutint, le Président de la République restant neutre. Le candidat des conservateurs fut Buffet lui-même, malgré son quadruple échec aux élections législatives et son échec aux élections sénatoriales elles-mêmes du 30 janvier. C'était une candidature de protestation en quelque sorte contre le suffrage universel, même contre le corps électoral sénatorial des Vosges; c'était une candidature d'opposition au Gouvernement puisque même les anciens collègues de Buffet demeurés ministres faisaient campagne pour son concurrent. Or ce fut Buffet qui l'emporta par 143 voix contre 141 données à Renouard; il faut dire que parmi les absents on comptait huit républicains et seulement trois conservateurs. Il n'en était pas moins vrai que le parti conservateur gagnait un siège, que l'opposition entre le Sénat et la Chambre s'accentuait et que le Sénat réagissait contre le suffrage universel, le corps électoral sénatorial et le Gouvernement lui-même.

Deux mois plus tard, le 12 août, le Sénat eut de même à remplacer Casimir Périer. Dufaure encore, vice-président du Conseil, fut le candidat des républicains. Les droites, pour ne pas se combattre [p.481] mutuellement, tentèrent d'établir entre elles un roulement pour ces élections d'inamovibles afin de grouper toutes leurs voix sur leurs successifs candidats; la première place devant être pour les bonapartistes. Les candidats devaient être Dumas ou le général Vinoy, pour ceux-ci, pour les légitimistes Chesnelong et pour le centre droit le général Chabaud-Latour. Mais l'accord ne se réalisa pas parfaitement entre eux et Chesnelong n'en profita pas pleinement comme candidat contre Dufaure; aussi échoua-t-il et Dufaure fut-il élu. Mais si c'était un républicain de plus qui entrait cette fois au Sénat comme inamovible, c'était un républicain très conservateur et qui, quelque temps après, serait mis en minorité par la Chambre, si bien que cette élection, moins que la précédente, mais manifestement encore, révélait et accentuait l'opposition entre les deux Chambres.

Il n'en fut pas autrement de l'élection qui eut lieu le 20 août, dans la Mayenne, au cours des vacances pour remplacer le sénateur élu du Treil, décédé. Ce fut son fils, du centre droit comme lui, qui fut élu. Élection significative, car le corps électoral sénatorial, en cette circonstance, contredisait d'ailleurs le suffrage universel direct qui aux élections législatives avait élu dans la Mayenne quatre candidats centre gauche et un seul centre droit et qui le 27 août remplaçait un certain nombre de députés conservateurs invalidés par des républicains.

Le 20 novembre, le département du Doubs eut à remplacer un sénateur centre gauche, Monnot-Arbilleur, du centre gauche; le corps électoral sénatorial de ce département élut de Mérode, de la droite, catholique notoire, contre Février, républicain. Il se donnait à lui-même un démenti en passant du centre gauche à la droite modérée; il se mettait surtout en opposition manifeste avec le suffrage universel direct qui dans le département, aux élections législatives du 20 février et du 5 mars, avait élu comme députés un membre du centre gauche, trois de la gauche, un de l'extrême gauche, et aucun conservateur.

Plus tard encore, le 24 novembre, le Sénat procéda à l'élection de deux sénateurs inamovibles. Selon leur entente pour établir entre elles un roulement pour ces élections, les trois droites présentèrent Chesnelong, monarchiste légitimiste modéré, et le général Vinoy, bonapartiste, l'élection de Buffet ayant donné satisfaction au centre droit. Chesnelong fut élu au second tour avec 147 voix, mais le général Vinoy fut battu au troisième tour par Renouard, de nouveau candidat des républicains, qui était d'ailleurs un républicain très [p.482] modéré. Ces nouvelles élections ne firent que renforcer le caractère conservateur ou d'un républicanisme très atténué du Sénat et marquer l'opposition de plus en plus accentuée entre le Sénat et la Chambre des députés, comme entre les deux corps électoraux, celui du Sénat et le suffrage universel direct. Mais la majorité au Sénat était très faible et très instable; cela retirait à cette Assemblée beaucoup de son autorité et à sa politique beaucoup de stabilité. Le Temps exagérait à peine quand il écrivait, le 20 novembre : « Ces élections prouvent qu'il n'y a pas de majorité au Sénat. »

Il est donc évident que l'opposition très accentuée initialement entre nos deux Assemblées législatives ne fit que s'accentuer avec les élections de nouveaux sénateurs soit par les départements, soit par le Sénat.

Leur opposition ne pouvait pas ne pas se marquer et s'accroître dans leur action politique au cours de notre période.

En ce qui concerne l'exercice du droit d'interpellation, on peut remarquer que la première interpellation adressée au Gouvernement le fut au Sénat, partit de la droite, qu'elle visa la circulaire Ricard, tandis que les interpellations qui lui furent adressées à la Chambre le furent par des députés de la gauche, comme l'interpellation Leblond au sujet des menées ultramontaines, visant le manque d'énergie du Gouvernement vis-à-vis de la campagne en faveur des cercles catholiques.

De même dans l'œuvre législative le Sénat ne craignit pas de prendre une tout autre attitude que la Chambre. Ainsi, après que la Chambre eut voté facilement la loi qui supprimait les jurys mixtes pour les examens de l'enseignement supérieur, et créait le monopole de l'État pour la collation des grades, le Sénat lui fit une très sérieuse résistance. Sa commission conclut au rejet de la loi, son rapporteur Paris développa tous les arguments en faveur des jurys mixtes et de Broglie posa même à cette occasion la thèse du rôle modérateur du Sénat, destiné à s'opposer aux revirements inconsidérés de la Chambre réformant à la suite d'élections nouvelles une loi récemment votée. « Quelle carrière pour les novateurs, s'écria-t-il; si le Sénat se montre faible aujourd'hui, on se demandera si le Sénat, après avoir cédé aujourd'hui sur le point en discussion, ne cédera pas sur tous les autres. » Si bien que le Sénat refusa le passage à la discussion des articles, quoique Dufaure, sans poser la question de confiance, sans doute par crainte de l'échec, eût pour entraîner son [p.483] vote évoqué le souvenir des effets de la politique de la résistance néfaste au Gouvernement de Juillet.

Ainsi, dès le mois de juillet 1876, le Sénat n'hésite pas à exercer son contrôle vis-à-vis de la Chambre dans le domaine législatif, étant animé d'un tout autre esprit qu'elle.

Le Sénat entra de même en conflit avec la Chambre des députés au sujet de la loi sur la nomination des maires. Elle les faisait élire par les conseils municipaux, sauf dans les chefs-lieux de département, d'arrondissement et de canton, pour lesquels le Président de la République gardait son droit de nomination, et prescrivait que les conseils municipaux seraient réélus dans les trois mois, c'est-à-dire avant l'époque de l'élection des maires.

La Chambre avait voté cette disposition, espérant que les élections municipales seraient favorables aux républicains et que l'élection des maires républicains en bénéficierait. Le Sénat introduisit dans la loi un amendement qui supprimait ce renouvellement des conseils municipaux précipité de telle manière que les conseils en exercice nommassent les maires et terminassent avec eux leur carrière.

Une nouvelle fois le Sénat eut l'occasion d'entrer en conflit avec la Chambre des députés, à propos d'une loi votée par celle-ci. Elle prescrivait la suspension des poursuites contre les auteurs d'actes criminels commis à l'occasion de la Commune. Une lettre du Président de la République aux procureurs généraux ordonnait de ne les entamer que tout à fait exceptionnellement et après avis de l'autorité supérieure; la Commission de la Chambre, saisie des propositions de membres de la Chambre, avait présenté un texte qui les proscrivait. Dufaure l'avait combattu sans poser, selon son habitude, la question de confiance, mais la Chambre, sur l'intervention de Gambetta, l'avait voté, quatre ministres votant contre. Quand la loi vint en discussion au Sénat, malgré un amendement de Berthaut destiné à la rendre plus facilement acceptable pour lui et quoique le ministère soutînt devant elle, mollement d'ailleurs, le texte ainsi amendé, il vota par 148 voix contre 134 contre le passage à la discussion des articles. C'était donner à son opposition la forme la plus énergique.

Ces exemples suffisent pour montrer que dans le domaine législatif le Sénat exerça avec résolution son rôle de modérateur et de censeur vis-à-vis de la Chambre, n'hésitant pas à combattre et à rejeter certaines des lois, de caractère politique, votées par elle.

L'attitude de résistance du Sénat vis-à-vis de la Chambre ne fut [p.484] pas moins catégorique dans le domaine budgétaire. Dans le budget déposé le 22 mai par le ministère Dufaure à la Chambre d'abord, en vertu de son droit de priorité (art. 8, loi du 25 février 1875), la Chambre avait opéré un certain nombre de suppressions ou de réductions, quelques-unes inspirées par ses sentiments anticléricaux. A la suite de quoi, quand le budget fut porté le 9 décembre au Sénat, sous le ministère J. Simon, la Commission proposa le rétablissement de certains crédits ainsi supprimés, arguant qu'il s'agissait « d'assurer le maintien de lois existantes ou la marche de services publics régulièrement établis ». Elle ajoutait : « Ainsi appliqué, notre droit est incontestable et nous avons été dans notre Commission unanimes à le reconnaître... La Chambre a fait un libre usage de ses droits, vous userez librement des vôtres. C'est cette égale liberté qui a fait l'harmonie des pouvoirs et qui, sagement et sincèrement pratiquée, produira leur accord. »

Les crédits ainsi rétablis par la Commission furent votés par 210 voix contre 45, le centre gauche et une partie de la gauche avaient voté avec la droite pour affirmer le droit du Sénat, s'en servir dans un sens modérateur et appuyer le Gouvernement contre la Chambre.

C'était affronter un conflit avec celle-ci. Quand le budget lui revint, en effet, l'attitude du Sénat y souleva une ardente polémique. Gambetta, en un discours célèbre, soutint l'incompétence absolue du Sénat pour le rétablissement de crédits supprimés par la Chambre, tirant argument des précédents de nos Constitutions bicaméristes et de l'article 8 attribuant la priorité à la Chambre, un rétablissement de crédit supprimé étant une mesure de priorité que le Sénat ne pouvait pas prendre. J. Simon soutint au contraire les droits du Sénat; Gambetta lui répondit encore et, après une longue controverse, la Chambre admit un certain nombre de crédits rétablis par le Sénat.

De ce très gros débat nous ne retenons que l'attitude prise par le Sénat en cette matière, attitude répondant au développement de sa majorité conservatrice et conforme également à son attitude en matière législative. Nous le voyons une fois de plus affirmer l'égalité en principe de ses droits, sa tendance conservatrice, voulue par la Constitution, son rôle de modérateur, au regard de la Chambre, du suffrage universel et son rôle de soutien du Gouvernement en cas de conflit entre elle et lui, rôle conforme également à la volonté des constituants de 1875.

Nous venons donc de voir au cours de la période qui suivit la [p.485] formation des deux Chambres les trois grands corps de l'État, Présidence de la République, Sénat et Chambre, animés chacun d'un esprit particulier, prétendant chacun exercer son rôle effectivement et selon l'esprit même de la Constitution. Mais nous venons de voir également que de cette attitude des trois grands corps politiques de l'État une ère de rivalité et de conflits s'ouvrit entre eux, qui les conduisit, on va le voir, à une crise aiguë.

Crise du 16 mai, épreuve cruciale de la Constitution de 1875. Effacement de la Présidence et du Sénat devant la Chambre des députés. — La Constitution ne pouvait échapper à une crise décisive. Ce fut celle du 16 mai, qui a joué dans notre évolution politique un rôle capital. Elle est d'ailleurs assez connue pour que nous puissions n'en présenter que le plus sommaire tableau.

C'est le Président de la République qui en provoque l'explosion. Avec les élections législatives, la démission du ministère Buffet, les ministères Dufaure et J. Simon, il a vu sa politique en échec et les intérêts conservateurs dont il a été institué le gardien, de plus en plus menacés; les fonctionnaires qui ont servi sa politique sont sacrifiés; le ministère J. Simon, dans les débats législatifs, ne défend plus ou défend mal les résolutions du Gouvernement auxquelles il a participé. C'est avec lui qu'il entre en conflit.

Lettre du Président à Jules Simon, 16 mai. Démission de Jules Simon, ministère de Broglie. — Le 16 mai, il écrit au Président du Conseil une lettre dans laquelle il blâme son attitude dans les débats relatifs à la loi sur la presse et à la loi municipale.

« On peut se demander, dit-il, si le chef du cabinet a conservé sur la Chambre l'influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues. » « Une explication à cet égard est indispensable, car, si je ne suis pas responsable comme vous envers le Parlement, j'ai ma responsabilité envers la France. »

A cette lettre J. Simon répond par de faibles explications pour justifier son attitude vis-à-vis de la Chambre et par sa démission : « La lettre que vous voulez bien m'écrire, dit-il, m'impose le devoir de vous donner ma démission. » De l'explication que le maréchal sollicitait, il n'était pas question. J. Simon prit donc la lettre du maréchal pour une révocation, ce qu'elle n'était ni dans la forme ni dans le fond, et contribua à lui faire donner cette signification par [p.486] l'opinion publique et par l'histoire. Par cette décision J. Simon rendit la crise décisive et immédiate. En post-scriptum il ajoutait que comme « citoyen » il espérait être remplacé « par des hommes appartenant comme lui au parti républicain », ce qui n'était pas d'une correction constitutionnelle parfaite, car « comme citoyen » il n'avait pas de conseil à donner au Président de la République. J. Simon donna d'ailleurs sa démission sans avoir vu ni consulté ses collègues du ministère, ce qui encore était peu correct, peu conforme à la solidarité ministérielle.

L'effet de ces deux lettres fut énorme. Celle du Président fut interprétée comme la révocation brutale d'un ministère ayant toute la confiance de la Chambre, ce qui était une erreur d'une part, car il n'y avait pas eu révocation, et une exagération de l'autre, car J. Simon n'avait plus toute la confiance de la Chambre.

Tous les ministres se solidarisèrent avec leur Président.

Ces actes provoquèrent une sorte de mobilisation immédiate des gauches.

Le maréchal, lui-même, ne fit que confirmer cette interprétation erronée de sa lettre. Dans une lettre du 17 mai au duc Decazes, ministre des Affaires étrangères, ne déclara-t-il pas que « les circonstances ne lui avaient pas permis de conserver au pouvoir le dernier cabinet, dont il faisait partie », en lui demandant du reste de rester à son poste. Et le même jour parurent les décrets de nomination d'un ministère de Broglie avec de Fourtou, Caillaux, Brunet, Paris, de Meaux, Decazes, le général Berthaut. La formation instantanée de ce ministère prouvait que la démission et le remplacement du ministère J. Simon étaient prévus le 16 et sa composition, d'autre part qui ramenait au pouvoir une équipe ministérielle analogue à celle du 24 mai 1873, indiquait la volonté du maréchal de réagir contre la Chambre des députés et sa majorité républicaine.

Ajournement des Chambres, 18 mai. — Le 18 mai, la lutte s'engagea en effet. Le Président adressa aux Chambres un message dans lequel il expliquait ses derniers actes et faisait connaître le décret d'ajournement qu'il venait de prendre vis-à-vis d'elles. Il assumait ainsi à nouveau et maladroitement la responsabilité de la crise. « J'ai dû, disait-il, me séparer du ministère que présidait M. Jules Simon et en former un nouveau. » Il avait voulu, expliquait-il, appliquer consciencieusement la Constitution en formant deux ministères répondant à la composition des Chambres, mais [p.487] ceux-ci n'y avaient pas trouvé de majorité. Il ne pouvait aller plus loin, faire appel au parti radical, et « s'associer même de loin et pour l'avenir au triomphe de ses idées ». Il était convaincu que le pays pensait comme lui et lui donnerait raison « s'il était interrogé de nouveau ». « Pour laisser calmer l'émotion qu'ont causée les derniers événements, disait-il, je vous inviterai à suspendre vos séances pendant un certain temps. » C'était donc l'ajournement immédiat et la dissolution avec de nouvelles élections en perspective.

L'émotion fut grande dans la presse. Rares furent les journaux qui approuvèrent le maréchal, comme le Français écrivant : « La résolution de M. le maréchal de Mac-Mahon n'a pas été une surprise, elle était devenue une nécessité. » Même le Journal des Débats critiquait l'attitude du Président. Il se demandait « si nous ne sommes pas à la merci d'un de ces gouvernements personnels pour lesquels l'inspiration personnelle du chef de l'État est la loi suprême, qui fait tout plier devant elle ». Il doutait que le Sénat soutînt le Président. « Le Sénat, écrit-il, a été aussi surpris que la Chambre par le coup d'autorité du 16 mai. » Il note l'attitude « froide et embarrassée » de la droite pendant la lecture du message. Il qualifie la politique du Président de « politique de provocation sans prétexte et de politique de combat sans espoir ». Pour la République française, c'est le personnalisme et c'est la guerre. « M. le Président ne cache pas qu'il a une politique personnelle... Il se découvre lui-même. Il se jette en plein dans la mêlée politique et se met carrément en travers de l'opinion. » Le journal fait entendre que ce sont les mêmes hommes, qui, avec le 24 mai 1873, ont tenté la restauration, qui reprennent le pouvoir pour la même tâche.

Ainsi dès le début de la crise, de part et d'autre, et dans l'opinion comme dans les pouvoirs de l'État, c'est la grande agitation, c'est la lutte.

Le Gouvernement, les Chambres, les partis politiques au cours de l'ajournement. — Le Gouvernement de de Broglie, avec de Fourton à l'Intérieur et Brunet aux Cultes, fut un Gouvernement de combat, comme la crise du 16 mai était l'ouverture d'une lutte décisive. De Broglie adressa aux procureurs généraux une circulaire leur imposant de « redoubler de fermeté » et de vigilance « dans l'accomplissement de tous leurs devoirs », en précisant tous les faits hostiles au Gouvernement naturellement, qui devaient être considérés comme des délits et poursuivis. De Fourton en adressa [p.488] une autre aux préfets, leur traçant leur conduite en matière de colportage, de presse, de propos tenus dans les lieux publics, tels que cafés, cabarets, pour entraver la propagande et l'action des adversaires du Gouvernement. A quoi d'ailleurs répondit la presse de gauche en menaçant de représailles, pour le moment où ceux-ci auraient conquis le pouvoir, les fonctionnaires qui auraient suivi les instructions du ministère.

Puis le Gouvernement, pour trouver un personnel administratif dévoué à ses ordres, procéda, comme avaient fait du reste les ministères précédents en sens opposés, à une très large épuration administrative. Un premier décret toucha soixante-douze préfets destitués, mis en disponibilité, appelés à d'autres fonctions, ou déplacés et un second en toucha quatorze nouveaux; d'autres étendirent ces mesures à cent vingt-sept sous-préfets ou secrétaires généraux de préfecture.

Mais, en sens contraire, les partis politiques, ceux de gauche surtout, naturellement, en face de l'acte du 16 mai et de ses suites, réagirent avec rapidité et énergie. Ils inaugurèrent la politique de « défense républicaine », de « concentration républicaine », qui groupa tous les groupes républicains de Dufaure et de Casimir Périer à Louis Blanc et à Madier de Monjau, le salut de la République, quelles que fussent les divergences radicales de vues entre eux sur les sujets les plus graves, devenant la loi suprême, une sorte de mythe, une religion auxquels leurs fidèles se dévouaient corps et âmes. Cette mobilisation des gauches se produisit immédiatement. Le 16 mai leurs bureaux se réunirent et organisèrent pour le soir même une réunion plénière. Gambetta y tint le premier rôle, préconisant l'union de tous pour établir « les principes du Gouvernement parlementaire sur la base de la responsabilité ministérielle », « pour affirmer la garantie de l'ordre et de la prospérité par la politique républicaine », « pour résister à toute politique de hasard menaçant l'ordre, la paix, l'épargne et lançant le pays dans des aventures dynastiques ou guerrières ». Une interpellation fut décidée et l'ordre du jour qui devait la clore arrêté.

Cette interpellation fut soutenue par Gambetta encore, qui prit d'emblée la tête du mouvement, malgré l'absence des ministres le 17. Il fallait dire au Président qu'on l'avait trompé, mal conseillé, le conjurer « de rester dans la vérité constitutionnelle ». L'ordre du jour affirmait « la prépondérance du pouvoir parlementaire s'exerçant par la responsabilité ministérielle, première condition du [p.489] Gouvernement du pays par le pays », l'obligation pour la majorité de ne donner sa confiance « qu'à un cabinet libre de son action et résolu à gouverner selon les principes républicains ». C'était la protestation contre le Gouvernement accusé d'être personnel du Président. Il fut voté par 347 voix contre 149. Peut-être, si on accusait vraiment le Président de violer la Constitution, aurait-il été plus conforme à celle-ci de recourir à sa mise en accusation devant le Sénat. Il semble qu'on n'y ait pas même songé, ce qui permet de douter qu'on considérât vraiment l'acte du 16 mai comme une véritable violation de la Constitution.

Après la constitution du ministère de Broglie, le 18 mai, l'union des gauches se consolida encore, le centre gauche décida « de s'associer étroitement avec toutes les nuances républicaines pour défendre les institutions » et les autres groupes de gauche résolurent « de ne plus former qu'une réunion plénière ».

Le bloc de la défense républicaine était désormais cimenté.

Puis, quand le décret d'ajournement eut été lu aux Chambres, Gambetta ayant été empêché de parler à la Chambre par Grévy, les groupes de gauche de la Chambre se réunirent hors séance et les gauches du Sénat publièrent une déclaration de protestation contre la violation de la liberté de la tribune sans motif, au milieu de la paix profonde du pays. Elle exprimait la conviction que le Sénat ne s'associerait à « aucune entreprise contre les institutions républicaines », ce qui visait la dissolution prévue de la Chambre.

En même temps la réunion plénière des gauches, nouvel organe de lutte, qui devait suppléer aux Chambres paralysées, adressa aux électeurs de tout le pays un manifeste rédigé par Spuller, en réponse à celui du Président. « La France veut la République, y lisait-on, elle l'a dit le 20 février, elle le dira encore toutes les fois qu'elle sera consultée... La France ne se laissera ni tromper, ni intimider. Elle résistera à toutes les provocations, à tous les défis. » Ce manifeste, signé d'abord par les membres des quatre partis de gauche, le fut ensuite par 363 députés. Coalition massive qui répondait d'avance à la dissolution prévue. Un autre manifeste des trois groupes de gauche du Sénat destiné à s'y associer ne réunit que 107 signatures.

Le 19 mai, les gauches complétèrent leur organisation de combat en créant un comité de permanence formé des bureaux de leurs groupes et de quelques-uns de leurs membres les plus notables.

Le parti républicain avait besoin d'un chef à opposer au maréchal, et qui prendrait sa place après la victoire de l'opposition. Ce [p.490] fut Thiers, qui malgré son âge rêvait d'une revanche du 24 mai 1873, que l'on choisit avec beaucoup d'habileté, à cause de sa grande autorité, à cause de la garantie qu'il offrait aux intérêts par sa politique conservatrice, parce qu'il évitait les rivalités entre les chefs républicains en leur laissant tout espoir pour l'avenir. Gambetta, dans tous ses discours, d'Amiens, d'Abbeville, le mit en avant, échappant ainsi à la suspicion de travailler pour lui-même.

Réunion des Chambres. Interpellation des 363, dissolution de la Chambre des députés. — Ajournées pour un mois, les Chambres se réunirent le 18 juin. L'interpellation prévue fut présentée par Bethmont, critiquant le ministère composé des hommes du 24 mai, qui ont tenté la restauration monarchiste, d'ailleurs divisés entre eux, sauf quant à leur cléricalisme. Ce fut de Fourtou qui lui répondit. Au cours de son discours, comme il vantait les services de l'Assemblée nationale qui avait été « la pacificatrice, la libératrice du territoire », une manifestation grandiose en faveur de Thiers, assis à son banc, éclata, toute la gauche l'acclamant aux cris : « C'est lui! C'est lui le libérateur du territoire! » En un discours de trois heures, des plus passionnés et qui déchaîna maintes fois la tempête, Gambetta répondit au ministre de l'Intérieur, reprenant la thèse qui allait être répétée dans toute la France, que « le cabinet républicain avait été condamné parce qu'il avait accepté un ordre du jour contre les ultramontains et les jésuites. Jules Simon avait dit que la captivité du pape était une invention mensongère; deux jours après, du haut du Vatican, on relevait cette parole du ministre républicain, et c'est de là qu'était parti le coup du 16 mai ». Gambetta répondit également au reproche adressé à la Chambre de n'avoir pas rendu des services comparables à ceux de l'Assemblée nationale. Et il terminait par une prédiction : « Écoutez aujourd'hui, disait-il, un avertissement. En 1830, on est parti 221 et on est revenu 270 J'affirme que partant 363 nous reviendrons 400. » Le lendemain Decazes répondit à l'affirmation que le 16 mai avait provoqué la méfiance et le blâme des Gouvernements étrangers, Paris rappela le rôle qu'il avait joué dans l'élaboration de la Constitution pour soutenir que le Président de la République avait le droit de jouer un rôle personnel dans le Gouvernement. J. Ferry, Louis Blanc, Louis Renault, au nom des autres groupes républicains, prirent encore la parole et le troisième jour de ces débats fameux, le 21 juin, un ordre du jour contre le ministère du 17 mai, formé contre « la loi des [p.491] majorités » qui s'était « dérobé le jour même de sa formation à toute explication devant les représentants du pays », qui « ne représentait que la coalition des partis hostiles à la République », qui constituait « un danger pour l'ordre et pour la paix », et « une cause de trouble pour les affaires et les intérêts », fut voté à la majorité des 363, chiffre à jamais fameux. On remarquera que s'il blâmait la formation du ministère comme antiparlementaire, c'est à celui-ci plus qu'à l'acte du Président que, par application même du principe parlementaire, il s'en prenait.

L'ajournement n'avait donc pas apaisé les esprits ni le conflit entre le Président, le ministère de Broglie et la Chambre des députés.

Il ne restait qu'une solution, d'ailleurs prévue par tous : la dissolution de la Chambre. Le Président saisit le Sénat du décret par lequel il la prononçait, lui demandant l'avis favorable, qui était nécessaire pour sa validité. Une commission fut élue pour rapport; à la majorité de 6 voix contre 3, elle proposa au Sénat de rendre une résolution ainsi formulée : « Vu le message... le Sénat émet un avis conforme à la proposition de M. le Président de la République. »

Le débat, urgence déclarée, s'ouvrit le 17 juin. J. Simon répondit aux griefs formulés contre lui par la lettre du 16 mai. Il soutint que son ministère avait été révoqué « parce qu'il était un ministère parlementaire et un ministère républicain ». Il demandait comment le Gouvernement ferait les élections, la nomination de préfets de l'Empire faisait douter qu'il s'agît d'un appel loyal au pays. Il dénonça la composition du ministère avec des éléments des trois partis de droite et montra l'impossible position du Président, si les élections se faisaient contre lui.

De Broglie soutint la demande de dissolution, présenta la condition politique du Président, formant « à lui seul un pouvoir public indépendant », ne pouvant avoir « une politique tout à fait personnelle » mais n'étant pas non plus « l'exécuteur aveugle et passif d'une majorité ». D'où la possibilité d'un désaccord entre lui et la Chambre et la dissolution comme remède dans cette hypothèse. Du conflit actuel le Sénat ne pouvait s'étonner, puisque depuis vingt mois il en avait connu de semblables avec la Chambre; c'était le conflit de l'esprit conservateur et de l'esprit radical. Il termina son discours par cette péroraison, agressive à sa manière : « Quand le pays verra d'un côté le maréchal groupant autour de lui toutes les forces sociales et de l'autre le dictateur de Bordeaux, l'orateur de Belleville, il n'hésitera pas. Il sera du côté de la loyauté. »

[p.492]

Dangereuse et injuste antithèse, car c'était faire des élections un duel entre deux hommes, dont l'un jouissait d'une bien plus grande popularité que l'autre, car Gambetta n'était plus « le dictateur de Bordeaux », ni « l'orateur de Belleville », car il est toujours outrecuidant de se dire « la loyauté ».

La dissolution fut combattue par Bérenger, Berthault, Martel Laboulaye, dont on ne peut même résumer les discours, comme ils le mériteraient. Elle fut soutenue au nom du Gouvernement à nouveau, par Brunet; finalement l'avis favorable à la dissolution fut voté le 22 juin par 149 voix contre 130.

Le Gouvernement, après avoir obtenu de la Chambre le vote d'un crédit de 205 millions en faveur du ministère de la guerre, mais non le vote des contributions directes en les détachant du budget pour en permettre la répartition par les conseils généraux en août, prit le 25 juin le décret de dissolution de la Chambre, l'adressa au Président de la Chambre, qui, après avoir remercié celle-ci de la bienveillance qu'elle lui avait témoignée, prononça ces paroles : « Le pays devant lequel elle va retourner lui dira bientôt que dans sa trop rapide carrière elle n'a pas cessé un seul jour de bien mériter de la France et de la République » et lut le décret de dissolution.

La première expérience de la Constitution se terminait donc par un conflit éclatant entre les trois grands corps politiques du pays, conflit qu'on aurait pu prévoir comme on pouvait prévoir qu'elle serait la réponse du suffrage universel, appelé à se prononcer entre ses élus et un président sans attache avec lui.

La lutte devant le pays. Action personnelle du Président de la République. — A partir du 25 juin, la lutte s'ouvrit devant le pays. Le Président de la République s'y engagea à fond. Le 1er juillet il passa à Longchamp une grande revue à laquelle les députés ne furent pas conviés, à la suite de laquelle, dans une ordre du jour à l'armée, il disait : « Soldats... vous m'aiderez à maintenir le respect de l'autorité et des lois, dans l'exercice de la mission qui m'a été confiée et que je remplirai jusqu'au bout. » Cela sentait le pronunciamiento. Puis à Arras et à Bourges il reprenait encore contact avec l'armée, et il parla encore de son « but » : défendre les hommes d'ordre de tous les partis « même contre leurs propres entraînements » et « écarter le radicalisme... le péril commun ».

Puis, du 16 au 21 août, il parcourut la Normandie et prononça de nombreux discours. Du 9 au 16 septembre il visita le Sud-Ouest [p.493] et souhaita que « des élections favorables à sa politique rendissent bientôt au pays le calme et la prospérité ».

Le 19 septembre, à la veille de la convocation des électeurs, il lança un nouveau manifeste « au peuple français ». « Français, dit-il il faut que vous sachiez ce que j'ai fait, ce que j'entends faire, et quelles seront les conséquences de ce que vous ferez vous-mêmes. » Après avoir montré les résultats de son Gouvernement, il montra la « Chambre de plus en plus dominée par les chefs avoués du radicalisme, venue à méconnaître la part d'autorité qui lui appartient... contestant en même temps l'influence légitime du Sénat... substituant à l'équilibre nécessaire des pouvoirs établis par la Constitution le despotisme d'une nouvelle Convention ». Il dénonça qu'aux dernières élections des adversaires avaient abusé de son nom. « Vous ne serez pas dupes, ajouta-t-il, de cet artifice... mon Gouvernement vous désignera parmi les candidats ceux qui pourront s'autoriser de mon nom. » En cas d'élections hostiles son devoir ne saurait que grandir avec le péril. Et il concluait : « Français! j'attends avec une entière confiance la manifestation de vos sentiments. »

On ne pouvait davantage s'engager dans la lutte, faire des élections une bataille entre lui et le radicalisme, l'ennemi.

Le 21 septembre parut le décret qui convoquait les électeurs pour le 14 octobre. Le parti républicain n'avait cessé de réclamer des élections qui devaient donner au pays des représentants autorisés et dénouer la crise.

L'article 6 de la loi du 25 février 1875 disait : « En ce cas (de dissolution), les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois », sans fixer de délai minimum. De cet article deux interprétations étaient données. L'une était que les électeurs devaient voter dans les trois mois, l'autre était qu'il suffisait que le décret de convocation fût rendu dans les trois mois, le délai de vingt jours entre ce décret et les élections s'ajoutant aux trois mois. Naturellement les républicains adoptaient la première interprétation, tandis que le Gouvernement, désireux de retarder le plus possible les élections pour agir davantage sur le corps électoral, adoptait et appliquait la seconde.

Et le 12 octobre, l'avant-veille du scrutin, le Président lança aux électeurs un nouveau manifeste qui fut affiché dans toutes les communes.

Il se défendait contre les calomnies formulées contre lui. La Constitution « républicaine n'était pas en danger ». « Il n'obéissait [p.494] pas à de prétendues influences cléricales. » On n'avait pas à craindre le retour aux abus de l'ancien régime. La lutte était entre l'ordre et le désordre. « Français! l'heure est venue. Allez sans crainte au scrutin. Rendez-vous à mon appel et moi, placé par la Constitution à un poste que le devoir m'interdit d'abandonner, je réponds de l'ordre et de la paix. » C'était la répétition plus accentuée encore du manifeste du 19 septembre.

L'action du Président de la République en vue des élections était aussi intense que possible; elle dépassait de beaucoup celle même de ses ministres qui, par leurs circulaires aux parquets généraux et aux préfets, avaient de leur côté employé tous les moyens dont ils disposaient.

La lutte devant le pays, les partis, l'opinion, les candidatures. — A côté de l'action gouvernementale en vue des élections se développa celle des partis.

Les républicains s'unirent étroitement, s'organisèrent et se disciplinèrent.

La réélection des 363 candidats s'impose, c'est le mot d'ordre. Le 23 juin les gauches du Sénat proclament que c'est le devoir de tout républicain de voter pour eux. Le 8 juillet la réunion plénière des gauches décide que chacun d'eux n'aura pas de concurrent républicain. On crée un comité électoral républicain qui doit faire régner la discipline républicaine partout et un comité de jurisconsultes composé d'hommes de loi de premier plan, chargé de dénoncer les illégalités que le Gouvernement pourrait commettre, et des comités judiciaires locaux pour instruire les procès à intenter contre les fonctionnaires qui se rendraient coupables de délits.

Les partis de droite, au contraire, ne peuvent s'unir, leurs préoccupations dynastiques opposées, leur esprit très divers, les opposent les uns aux autres.

On songe pourtant à les unir derrière le maréchal, dont un manifeste deviendrait le programme de tous les candidats, chacun d'eux le signant. Ce serait la reprise de la coalition du 24 mai 1873 et un renouveau du septennat. Tous les partis de droite s'y refusent, ils n'acceptent pas de se déclarer avec le maréchal les défenseurs de la Constitution.

Le Soleil lui-même écrit : « La personnalité du maréchal, si respectée qu'elle soit, n'est pas assez considérable pour tenir lieu de principes. » Bonapartistes et monarchistes veulent bien soutenir [p.495] le maréchal jusqu'en 1880, mais entendent être libres ensuite. Les journaux catholiques formulent un programme de revendications religieuses, qui ne cadrent pas avec l'affirmation du Gouvernement de son indépendance vis-à-vis des influences cléricales.

Dans ces conditions, la désignation des candidats du Gouvernement est des plus difficiles. Comment trouver des candidats qui se présentent comme des constitutionnels et des indépendants sur le terrain religieux et qui soient acceptables pour tous les partis de droite?

D'ailleurs ceux-ci ne sont pas d'accord avec le Gouvernement. Les bonapartistes voudraient lui imposer les méthodes de l'Empire, la manière forte, et chaque parti lui reproche dans la désignation de ses candidats de favoriser ses rivaux.

En face de la mobilisation méthodique, disciplinée des forces républicaines, c'est sans chef reconnu, malgré la candidature officielle, sans unité de direction, sans entente et sans discipline que les partis de droite, partis d'ordre et d'autorité nominalement, vont à la bataille décisive.

Ces partis sont encore handicapés vis-à-vis de l'opinion par l'attitude des pays étrangers à leur égard. L'Italie, l'Allemagne les représentent comme les soutiens des intérêts de la papauté prêts à appuyer ses revendications contre le dépouillement de son pouvoir temporel et comme les partisans de la revanche. Leur succès aurait pour conséquence fatale, déclare-t-on, la guerre avec l'Italie pour le pape, et la guerre avec l'Allemagne pour la revanche. D'où pour le Gouvernement du maréchal, l'obligation de redoubler ses protestations pacifiques, qui mécontentent par ailleurs notamment ses alliés ultramontains; qui réclament son intervention en faveur de la papauté.

Thiers et Grévy, chefs des gauches, futurs candidats à la Présidence. — Tandis que le maréchal est, malgré toutes ces difficultés le porte-drapeau des conservateurs, Thiers est présenté comme le chef actuel et de demain des républicains. Malgré son âge, — il est né en 1797, — il s'est porté candidat et a été élu à Paris le 20 février, après avoir été triomphalement élu au Sénat à Belfort; il aspire à prendre contre le maréchal sa revanche de sa chute du 24 mai 1873. Il a été acclamé par la Chambre des députés comme le libérateur du territoire. Gambetta et Grévy se sont effacés devant lui. Au cours de la préparation des élections, il est en rapports [p.496] suivis avec le premier, qui mène la bataille. Il a d'avance composé le ministère qu'il appellera au pouvoir après la retraite prévue du maréchal vaincu; Gambetta en sera le Président et aura les Affaires étrangères; le programme du Gouvernement est même arrêté. Le vainqueur sévère de la Commune, l'apôtre de la République conservatrice, accepte l'amnistie, le scrutin de liste, des lois libérales sur la presse, les réunions, le colportage, l'instruction obligatoire gratuite et laïque. Ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas de dire à une délégation, qui se présente à lui trois jours avant sa mort : « Comptez sur moi, sur ma constance à soutenir la République, mais permettez-moi d'apporter la même constance à la qualifier de conservatrice. »

Sa mort, qui subitement se produisit le 3 septembre, priva, il est vrai, les partis républicains de son inestimable prestige, mais ses funérailles, auxquelles on donna l'allure et la grandeur d'un triomphe, et qui prirent, avec le refus du caractère national et officiel proposé par le Gouvernement, la signification d'une manifestation publique d'opposition, servirent la cause républicaine, Paris, la France en en ayant fait une sorte de plébiscite national à la fois pour l'homme et pour son parti.

Le parti républicain substitua d'ailleurs sans hésitation au chef que la mort lui ravissait une autre personnalité qui pouvait le mieux jouer à peu près le même rôle : Jules Grévy, un modéré, mais dont on était sûr, le Président de l'Assemblée nationale d'abord, puis de la nouvelle Chambre des députés. Il fut présenté comme candidat dans le IXe arrondissement de Paris pour prendre la place de Thiers, et Gambetta, pour marquer son effacement devant lui, accepta la présidence de son comité électoral. Jusqu'au bout l'union des gauches continuait à s'affirmer en face de la désunion des partis de droite.

Résultats des élections du 14 et du 28 octobre 1877. — Les élections se déroulèrent dans le calme, malgré l'agitation extrême des esprits et avec un grand empressement de la part des électeurs. Le 14 octobre, au premier tour, pour 533 sièges à pourvoir, il y eut 516 élus. Ce pourcentage considérable des élus du premier tour tint à ce qu'il n'y avait en principe qu'un candidat de gauche qui, groupant toutes les voix républicaines, passait au premier tour, et souvent qu'un candidat de droite.

Des 363, 288 étaient élus. Les républicains, avec en plus 27 nouveaux élus, en comptaient 315. Leur victoire était [p.497] éclatante, les conservateurs n'ayant que 199 sièges avec 132 réélus et 67 nouveaux élus. On comptait parmi les conservateurs élus, 99 bonapartistes, 44 légitimistes, 45 monarchistes modérés et 11 orléanistes.

La droite, pour se consoler de son échec écrasant, faisait valoir que les républicains, au lieu de gagner au moins 37 sièges comme Gambetta l'avait annoncé, en avaient perdu une quarantaine.

Après les élections de ballottage et avec les élections des colonies, la gauche compta 320 élus et la droite 207.

La bataille, dans laquelle le maréchal s'était si fortement engagé et qu'il avait lui-même présentée comme un appel au jugement du pays, était incontestablement perdue. Le Président, le ministère, le Sénat allaient-ils accepter ce verdict du suffrage universel et reconnaître la maîtrise de la Chambre comme représentante authentique de la souveraineté nationale? En s'autorisant des gains réalisés sur les républicains, tenteraient-ils avec une nouvelle dissolution un nouvel appel au pays plus éclairé? L'avenir de nos institutions se trouvait engagé dans ce dilemme.

Hésitation du Gouvernement à la suite des élections, le Sénat, la Chambre. — A la suite des élections, le Gouvernement, ministère et Président, hésitent et montrent leur faiblesse. Il fallait ou s'incliner devant la victorieuse majorité de la Chambre, renoncer au Gouvernement personnel et constituer un ministère de majorité, le maréchal gardant avec un ministère de gauche ce qu'il pourrait d'une influence que cette attitude constitutionnaliste pourrait renforcer, ou, s'appuyant sur le commencement de revirement du suffrage universel, lui adresser un nouvel appel au nom des intérêts conservateurs et nationaux.

Le Gouvernement n'eut pas le courage de prendre l'une ou l'autre de ces solutions catégoriques.

Le 14 au soir, de Fourtou voulut démissionner, mais il fut retenu par de Broglie au nom de la solidarité ministérielle.

Après le 28 octobre, mêmes hésitations. Le maréchal fit l'offre à Pouyer-Quertier de former un nouveau ministère, puis on songea au duc d'Audiffret-Pasquier. En fin de compte une note de l'Officiel annonça que les ministres, à la demande du Président, avaient retiré leur démission. Tout cela prouvait une très grande hésitation, signe de faiblesse et cause de discrédit.

Même attitude des conservateurs au Sénat. On songe à une interpellation qui leur permettrait de témoigner la confiance persistante [p.498] du Sénat dans le ministère et dans le Président. Le duc d'Audiffret-Pasquier combat cette idée; cette manifestation serait inconstitutionnelle, parce que contraire à l'irresponsabilité du Président. On se borne à la nomination d'une délégation, qui doit assurer le Président du concours du Sénat en faveur de la politique conservatrice. Cette démarche ne devait pas avoir la portée d'un débat public et du vote d'un ordre du jour et révélait l'attitude hésitante du Sénat que les élections législatives avaient si fortement impressionné.

La Chambre et le Sénat vis-à-vis du Gouvernement. — Tout autre fut l'attitude de la Chambre. Dès qu'elle fut en nombre, le 10 novembre, elle renomma Grévy à sa présidence et tous les anciens membres de son ancien bureau, même un légitimiste comme vice-président, ce qui constituait une protestation contre la dissolution dont elle effaçait les effets.

Puis fut déposé par Albert Grévy une résolution préparée par un comité d'action, destiné à conduire le parti républicain, en faveur de la nomination d'une commission de trente-trois membres, qui serait chargée d'une enquête sur les actes qui depuis le 16 mai avaient eu pour objet d'exercer sur les électeurs une pression illégale, son rapport devant être présenté le plus tôt possible et proposer les résolutions à prendre.

L'urgence, appuyée par de Broglie lui-même, fut votée à l'unanimité et un grand débat eut lieu les 13, 14 et 15 novembre qui fut tout le procès du 16 mai. Les discours de Léon Renault, de de Fourtou, de J. Ferry, de de Broglie, de Gambetta sont capitaux, comme plaidoyers pour et contre le 16, pour et contre le rôle personnel du Président, pour et contre la candidature officielle. Il nous est malheureusement impossible de les analyser ici.

La résolution fut votée le 15 à la majorité de 312 voix contre 205, ordonnant la nomination de la commission, qui devait déposer « le plus tôt possible un rapport dans lequel, après avoir constaté tous les faits de nature à engager, n'importe à quel titre, la responsabilité de leurs auteurs, quels qu'ils soient, et qui proposerait à la Chambre les résolutions que ces faits lui paraîtraient comporter ». Évidemment le Président de la République comme les ministres étaient visés et leur mise en accusation envisagée.

La bataille parlementaire avait ainsi succédé à la bataille électorale, les adversaires s'étaient affrontés, les uns dénonçant le péril [p.499] social du radicalisme entraînant le parti républicain tout entier à sa suite, les autres dénonçant le gouvernement personnel, les procédés électoraux, les abus du Gouvernement, de l'administration, des droites, réclamant la lumière et les sanctions nécessaires. La majorité de gauche avait cause gagnée d'avance, elle ne lui manqua pas. Albert Grévy fut nommé président de la Commission, l'esprit de représailles se donnait libre carrière et allait apporter le trouble dans les rapports des pouvoirs publics entre eux.

La résolution votée par la Chambre provoqua un nouveau conflit entre elle et le Sénat; celui-ci fut saisi le 17 novembre d'une demande d'interpellation de de Kerdrel au Gouvernement, sur les mesures qu'il comptait prendre au sujet de l'enquête ordonnée par la Chambre des députés.

Comme elle visait un acte de l'autre Assemblée, Dufaure la dénonça comme un « acte révolutionnaire ». Le Président du Sénat la déclara pourtant acceptable. De Kerdrel présenta l'enquête comme un moyen d'intimidation vis-à-vis des particuliers et des fonctionnaires. Il considérait que, la comparution devant une commission d'enquête étant libre, les fonctionnaires devaient recevoir des instructions de leurs supérieurs pour répondre ou non à leur convocation. De Broglie, quoique démissionnaire, répondit que les fonctionnaires ne pouvaient comparaître sans une autorisation, que le Gouvernement la refuserait comme la communication de toute pièce administrative. Laboulaye contesta la nécessité de l'autorisation à donner aux fonctionnaires et dénonça le vote à émettre par le Sénat comme devant rallumer le conflit entre lui et la Chambre. Dufaure, comme solution apaisante, proposa de voter un ordre du jour pur et simple, le débat étant dangereux et inutile. Le Sénat n'en vota pas moins l'ordre du jour suivant : « Le Sénat, prenant acte des déclarations du Gouvernement, persévérant dans la politique conservatrice, qu'il a toujours défendue et désireux que les prérogatives appartenant à chacun des trois pouvoirs soient respectées, passe à l'ordre du jour. » La majorité fut de 151 voix contre 129.

Associé, par son avis conforme donné à la dissolution, à la lutte du Président contre la Chambre, le Sénat lui demeurait fidèle, dans la lutte qui, après les élections, se perpétuait entre elle et lui.

L'opposition du Sénat et de la Chambre se manifesta à nouveau d'ailleurs dans les élections d'inamovibles auxquelles il procéda les 16 et 24 novembre et 4 décembre. En élisant suivant sa règle d'alternance, entre les groupes conservateurs de sa majorité, deux [p.500] orléanistes : de Chabaud-Latour et de Greffulhes, deux légitimistes : de Larcy et Lucien Brun, puis deux bonapartistes : Grandperret et F. Barrot, il accentuait encore son opposition vis-à-vis de la Chambre. En face de la majorité républicaine écrasante de celle-ci, il consolidait, autant qu'il le pouvait, sa faible majorité conservatrice.

Crise ministérielle, ministère de Rochebouët. — Le ministère de Broglie était démissionnaire. Le maréchal capitulerait-il en prenant ses successeurs dans la majorité républicaine de la Chambre ou reprendrait-il la lutte en vue d'une nouvelle dissolution avec un nouveau ministère de droite et de résistance?

Toujours hésitant, il adopta une solution d'attente. Le 18 novembre il fit appel au général de Rochebouët, au nom de la discipline, pour la formation d'un « ministère de transition » ou d'affaires, qui fut constitué le 29 novembre avec Welche, de Banneville, Le Pelletier, Farge, Dutilleul, Collignon. Ozenne et le vice-amiral Roussin, tous de droite, et pris hors des Chambres. Trois d'entre eux étaient des candidats officiels ayant été battus, et plusieurs étaient de simples fonctionnaires.

Le 24, le ministère se présenta devant les Chambres. Il se donnait comme répondant au « besoin extrême de calme et de repos de le. France ». « Observateurs fidèles des lois de notre pays, affirma-t-il, et résolus de ne permettre aucune atteinte à ses institutions, nous respecterons religieusement et nous ferons respecter la Constitution républicaine qui nous régit », jusqu'au jour « où le Président de la République jugera les dissentiments actuels suffisamment apaisés pour prendre un ministère dans le Parlement ».

Ce n'était plus la guerre, c'était la paix, mais sans soumission immédiate.

La Chambre ne l'accepta pas. A la suite d'une interpellation de de Marcère sur la constitution du ministère, elle vota cet ordre du jour : « La Chambre, considérant que par sa composition et son origine le ministère du 23 novembre est la négation des droits de la nation, et des droits parlementaires, déclare qu'elle ne peut entrer en rapports avec le ministère et passe à l'ordre du jour. » Le procédé était d'une brutalité exceptionnelle, les Chambres demeurent en principe en rapports même avec les ministères qu'elles ont renversés et qui sont jusqu'à leur remplacement chargés de l'expédition des affaires. La Chambre aurait pu renverser tout de suite le ministère, [p.501] mais rester malgré cela en rapport avec lui jusqu'à son remplacement.

Crise finale entre la résistance et la capitulation. Appel à Dufaure. — Le tension entre les pouvoirs devient extrême. A la Chambre, des projets sur les libertés publiques tendent à priver le Gouvernement de ses moyens d'action sur l'opinion. De son côté il prend des mesures militaires. Les Présidents des Assemblées songent à leur protection. On peut croire à un coup d'État.

Le Président déclare à Grévy et au duc d'Audiffret-Pasquier qu'il n'y songe pas, mais qu'il envisage une seconde dissolution. Le Président du Sénat proteste que le Sénat ne l'acceptera pas. Batbie, reçu par le Président, préconise la résistance.

La Chambre se prépare à résister sur le terrain budgétaire.

Le 3 décembre, le Président appelle Dufaure, qui pose par écrit ses conditions : homogénéité et indépendance absolues du cabinet; — déclaration de la part du Président de sa rentrée dans la voie parlementaire; — adoption de projets libéraux sur le colportage et l'état de siège.

Après avoir rejeté cet ultimatum, le Président charge Dufaure de former le ministère, mais ils entrent en conflit parce que le Président prétend réserver son approbation pour le choix des ministres des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Marine, les relations extérieures étant son domaine propre. Dufaure résiste et le maréchal cède, mais quand la liste des ministres lui est présentée il refuse les titulaires des trois ministères en question. C'est la rupture.

Le 7, le Président charge Batbie de former le ministère et une note Havas explique les causes de l'échec de la combinaison Dufaure. Le 8 le Gouvernement assure aux préfets que le Président ne cédera pas. Batbie s'adresse à la majorité du Sénat. En principe, il ne veut pas une seconde dissolution, mais si la Chambre est intransigeante il peut y être contraint. La majorité recule devant une dissolution sans budget voté. On charge le duc d'Audiffret-Pasquier de conseiller au Président de recourir à nouveau à Dufaure.

Le maréchal résiste, mais Batbie ne trouve personne pour les Finances, le conflit budgétaire avec la Chambre faisant reculer Pouyer-Quertier auquel il s'est adressé. Le 10 le ministère de Rochebouët presse le maréchal d'aboutir. Il n'y a que trois partis : démissionner, céder et faire appel à Dufaure, résister par tous les moyens :[p.502] dissolution, budget non voté décrété, état de siège. Les chefs de corps d'armée sont convoqués à Paris.

Le Président est mis au pied du mur, c'est l'heure de la décision suprême.

A gauche on envisage toutes les éventualités, on songe à transporter la Chambre hors de Paris, on envisage une scission dans l'armée, certains corps semblant dévoués à la majorité. Grévy déconseille les moyens extrêmes. Il ne craint pas le coup d'État.

Le 12 décembre, après une réunion de Batbie et de ses collaborateurs éventuels à l'Élysée, Pouyer-Quertier se dérobe définitivement et conseille de faire appel à Dufaure. Les ministres adjurent à nouveau le Président de se décider.

Après avoir pris le parti de démissionner, le maréchal y renonce et se résigne à appeler à nouveau Dufaure.

FIN DU SEPTENNAT ABDICATION DE LA PRÉSIDENCE. DÉMISSION DE MAC-MAHON 13 DÉCEMBRE 1877-30 JANVIER 1879

Fin de la crise du 16 mai. Ministère Dufaure, 13 décembre. Message du Président. — Le maréchal ne présente aucune objection au choix des nouveaux ministres qui sont : Dufaure, Justice et présidence du Conseil, et non plus vice-présidence; de Marcère, Intérieur; Waddington, Affaires étrangères; Bardoux, Instruction publique; général Borel, Guerre; vice-amiral Pothuau, Marine; Léon Say, Finances; Teisserenc de Bort, Agriculture et Commerce; de Freycinet, Travaux publics.

Le ministère est formé de quatre députés : deux du centre gauche et deux de la gauche républicaine; de trois sénateurs : deux du centre gauche et un de la gauche républicaine, et des deux ministres militaires de la défense nationale. C'est un ministère de majorité, dans lequel pourtant les éléments de celle-ci ne sont pas représentés en proportion de leur nombre au Parlement.

C'est avant tout l'abdication du Président qui, renonçant à jouer aucun rôle dans la formation du ministère et abandonnant le titre même de Président du Conseil, renonce du même coup à exercer dans le Gouvernement une sérieuse influence personnelle. Le maréchal en a tellement conscience qu'il a déclaré à ses précédents ministres qui lui ont conseillé de céder et de rester, qu'il aurait préféré [p.503] être fusillé et qu'on lui a imposé le sacrifice de son honneur.

Ce sacrifice, il l'achève en signant le message que Dufaure a rédigé, qui est l'affirmation du plus pur parlementarisme et le désaveu de toute sa conduite. On lui fait dire :

« Pour obéir aux règles parlementaires, j'ai formé un cabinet choisi dans les deux Chambres, composé d'hommes résolus à défendre et à maintenir les institutions républicaines par la pratique sincère des lois constitutionnelles. L'exercice du droit de dissolution n'est qu'un mode de consultation suprême auprès d'un juge sans appel et ne saurait être érigé en système de Gouvernement. J'ai cru devoir user de ce droit et je me conforme à la réponse du pays. La Constitution de 1875 a fondé une république parlementaire en établissant mon irresponsabilité, tandis qu'elle a institué la responsabilité solidaire et individuelle des ministres. Ainsi sont déterminés nos droits et nos devoirs respectifs, l'indépendance des ministres est la condition de leur responsabilité. »

Tous ces mots, savamment choisis par un juriste, sont autant de mea culpa pour le Président. Il affirme tout ce qu'il a nié et réprouve tout ce qu'il a fait et affirmé!... La Constitution est sauve, mais le Président de la République est avili.

Aussi à la première réunion du ministère, fait-il entendre une douloureuse protestation. Il n'a agi que « contraint et forcé ». Il n'est resté que pour des raisons de politique extérieure. Il est dans un tel état d'agitation que ses ministres sont saisis d'une si grande émotion que Dufaure ne peut lire qu'à voix sourde ce document. Le maréchal le signe avec violence, jette sa plume sur la table et s'enfuit plutôt qu'il ne sort de la réunion du Conseil[1].

C'était la fin d'un régime, d'un parlementarisme tempéré de présidentialisme, la France allait connaître un parlementarisme intégral teinté même de conventionnalisme.

Précarité de la solution. Aperçu de la vie politique pendant la fin du septennat. — La solution de la crise n'était pourtant pas définitive. D'une part le ministère Dufaure ne représentait que très imparfaitement la majorité. Les républicains dans les Chambres dissoutes comptaient quatre-vingt-dix-huit membres de l'extrême gauche, cent quatre-vingt-quatorze membres de la gauche républicaine, quarante-huit du centre gauche; les élections dernières [p.504] n'avaient guère dû modifier ces proportions. Or dans le ministère la majorité appartenait à la fraction de beaucoup la moins nombreuse de la majorité et la fraction la plus avancée, deux fois plus nombreuse que celle-ci, n'était même pas représentée. C'était un ministère de minorité dans la majorité. Situation évidemment instable. D'autre part, le tempérament du maréchal, ses convictions personnelles, la mission qu'il s'attribuait de défendre les intérêts conservateurs et nationaux, le sentiment de sa responsabilité devant le pays, l'habitude prise par lui de jouer un rôle actif dans le Gouvernement ne devaient pas lui permettre de rester longtemps à sa tête, participant à des actes que sa conscience réprouvait. Grâce en partie à l'Exposition universelle de 1878, qui imposait à tous une trêve politique, grâce à la sagesse des chefs du parti républicain, qui, pour assurer leur victoire, imposèrent à leurs troupes la prudence et la modération, la situation se prolongea pourtant pour le Président de la République jusqu'au 30 janvier 1879 et pour le ministère jusqu'au 4 février suivant. On ne peut donner que le plus sommaire aperçu de la vie politique au cours de cette période.

L'établissement et le vote du budget rencontraient de grandes difficultés. On dut recourir au vote de deux douzièmes provisoires, puis d'un troisième. Défaut d'études et de discussions sérieuses, retards, réformes organiques introduites dans le budget, étranglement de la discussion au Sénat, quelques-uns des plus mauvais errements du Parlement en ce domaine s'introduisent alors.

Le travail législatif est peu actif; les lois nouvelles proposées, quelques-unes votées, répondent principalement à des préoccupations politiques. Elles visent par exemple la caisse des écoles, l'état de siège, les libertés de réunion et d'association, le divorce, l'obligation de l'enseignement primaire, le colportage; celles qui aboutissent sont discutées avec précipitation. Mais par ailleurs, l'armée, un vaste plan de travaux publics retiennent l'attention du Gouvernement et du Parlement. L'amnistie, la situation des condamnés pour les crimes de la Commune sont encore l'objet de propositions nouvelles, de débats et de difficultés.

Les rapports entre les deux Chambres se détendent. Le Sénat n'a pas encouragé l'idée du maréchal de recourir à une nouvelle dissolution. Il ne s'oppose pas aux lois votées par la Chambre, qui sont des mesures de lutte ou de méfiance vis-à-vis du Gouvernement, ou la réalisation de promesses électorales du parti républicain.

Le Sénat, après le Président, se soumet donc, dans une large [p.505] mesure déjà, à la suprématie de la Chambre, alors que pourtant le 25 novembre il a encore élu comme sénateurs inamovibles trois candidats de la droite, un de chacun de ses partis : Oscar de Vallée, bonapartistes, le comte d'Haussonville, orléaniste, et Baragnon, légitimiste.

Quant au fonctionnement du Gouvernement, ce qui domine c'est l'indépendance du ministère vis-à-vis du Président, qui n'y a plus de part effective, et c'est sa politique républicaine. Les ministres nouveaux donnent tous aux fonctionnaires de leur administration des ordres de loyalisme républicain et ils procèdent dans leurs rangs à des épurations très étendues en réaction contre celles du ministère de Broglie.

Le Président assiste sans s'y opposer à tous ces actes qui réagissent contre ceux qu'il a encouragés. Il s'efface. Il n'adresse plus, comme il l'a fait couramment, de messages aux Chambres. Il ne fait plus de voyages politiques dans les départements. Seule l'exposition lui impose des démarches d'apparat qui lui permettent de parler au nom du pays et de prêcher l'union de tous pour le bien du pays, ce qui deviendra le thème unique de l'éloquence présidentielle.

Manifestations électorales. Élections sénatoriales 5 janvier 1879. — Au cours de cette période, le pays eut de nouveau la parole. Le 6 janvier 1878, des élections municipales générales eurent lieu, qui avaient une grande portée politique à cause des élections sénatoriales qui devaient les suivre et qu'elles devaient influencer. Dans l'ensemble ces 36.000 élections qu'on ne peut apprécier en détail furent la confirmation des élections législatives et favorisèrent le parti républicain.

Vingt-quatre élections législatives qui eurent lieu les 7 et 14 juillet, le plus grand nombre à la suite d'invalidations, eurent la même portée; les républicains eurent vingt élus.

Mais l'élection de beaucoup la plus importante fut celle pour le renouvellement du premier tiers sortant des sénateurs. Elle eut lieu le 5 janvier 1879. Tout le monde en comprenait la portée. Les sénateurs conservateurs, dès le mois de novembre, lancèrent un manifeste pour dénoncer le péril radical : magistrature sans indépendance, écoles sans Dieu, églises sans ministre des cultes, armée sans discipline, impôt nouveau et vexatoire sur le revenu. Le danger se présentait même avec les prétendus modérés, qui, sans soutenir ce [p.506] programme pour sa réalisation immédiate, ne le repoussaient pas catégoriquement.

En décembre les trois bureaux des partis de gauche en formulèrent un autre qui transportait la lutte sur le terrain constitutionnel : politique constitutionnelle et républicaine, ou politique de coalition, sans nom, sans franchise, sans drapeau menant à la révolution que suivrait une guerre entre prétendants, telle était l'alternative pour le suffrage universel. Les républicains une fois de plus eurent pour eux l'union, la concentration, tandis que les conservateurs demeurèrent divisés malgré leur prétention à être des partis d'ordre et de discipline.

Il y avait quatre-vingt-deux sièges à pourvoir, soixante-quinze de sénateurs sortants, sept de morts ou de démissionnaires. Les conservateurs, qui en occupaient cinquante-six, n'eurent que seize élus; les républicains en eurent soixante-six. Du coup la majorité conservatrice du Sénat, qui n'était que de dix voix environ, se transforma en une minorité de trente voix! C'était un désastre pour le parti qui avait conçu le Sénat comme la citadelle inexpugnable des intérêts conservateurs. A la suite de ces élections la suprématie de la Chambre sur le Sénat était assurée. Le même parti dominant dans les deux Chambres, il était fatal que celle qui sortait directement du suffrage universel l'emportât sur l'autre qui, avec une majorité semblable, ne s'appuyait pas aussi fortement sur lui.

Attitude des pouvoirs après les élections sénatoriales. Crise présidentielle, démission du maréchal, 30 janvier 1879. — Les élections sénatoriales ne firent que rendre plus pénible la situation du Président de la République.

Dufaure en subit le contre-coup et inclina à gauche sa politique. Le général Borel, ministre de la guerre, le plus attaché des ministres à sa personne, ayant démissionné pour le remplacer, il y eut des négociations avec Gambetta qui soutint le général Farre auquel le maréchal était hostile; par transaction on nomma le général Grosley. A la suite de cette nomination, le général de Miribel, dont les opinions s'étaient manifestées au cours de la crise du 16 mai, fut mis en disponibilité. Ces mesures blessaient le maréchal au point le plus sensible, pour lui, à cause de l'intérêt qu'il portait tout spécialement à l'armée.

Des changements inspirés par les mêmes préoccupations eurent [p.507] lieu dans le haut personnel diplomatique et judiciaire, qui le touchèrent également.

A la rentrée des Chambres, le 14 janvier, le Sénat remplaça à sa présidence Audiffret-Pasquier par Martel par cent cinquante-trois voix contre quatre-vingt-une, signe de son évolution. Le 16 janvier, Dufaure présenta aux Chambres une déclaration qui qualifiait les élections sénatoriales de « grand acte national », de « nouvelle et éclatante adhésion à la Constitution républicaine » et qui les présentait comme « l'approbation de sa politique de concorde et d'apaisement ». En même temps il présentait le tableau des questions nouvelles qu'il y aurait à aborder, supposant pour le ministère une longue période de vie et d'activité. Le Sénat applaudit, la Chambre demeura muette et mécontente : elle restait animée d'un esprit combatif et de représailles.

Au Sénat même une interpellation de Sénart, le 20 janvier, manifesta la volonté de l'union républicaine de voir s'intensifier les mesures d'épuration administrative, on les réclamait pour l'ordre judiciaire. Dufaure, tout en se disant d'accord avec les interpellateurs, déclara qu'il voulait user de ménagement vis-à-vis du corps judiciaire. Floquet souleva le grief des gauches contre le ministère qui ne les représentait pas fidèlement. En même temps un mouvement en faveur de l'amnistie et du transport des Chambres à Paris se développait.

Ce glissement général à gauche, ces mesures prises ou proposées qui en étaient la suite, blessaient évidemment le maréchal, qui en était le simple témoin désormais impuissant.

Aussi, quand, le 28 janvier, le général Grosley proposa l'application de la loi de 1873, qui prescrivait le changement tous les trois ans des commandants des corps d'armée, à dix généraux qui étaient depuis plus de dix ans dans un de ces postes, le maréchal s'éleva-t-il violemment contre ces propositions. Il prétendait que les généraux maintenus par une nouvelle décision dans leur poste devaient l'occuper pour trois nouvelles années à partir de cette décision; il disait que cette proposition était inspirée par un esprit de parti à de vaillants soldats, à ses anciens compagnons d'armes. Il ne les sacrifierait pas. « Si je suis resté au pouvoir après le 14 décembre, déclara-t-il, c'est uniquement pour protéger l'armée. L'abandonner aujourd'hui, ce serait me déshonorer, je n'oserais même plus embrasser mes enfants. » Malgré les instances de Dufaure, le Président ne céda pas. Le 30 janvier, en Conseil, il demanda si les ministres persistaient [p.508] dans leur résolution; sur leur silence, il déclara maintenir la sienne et leur remit pour les deux présidents des Chambres sa lettre de démission. En voici le thème :

Après avoir signalé les mesures qu'il avait acceptées contre son sentiment, il passait à celle concernant les grands commandements, « que je considère, disait-il, comme contraires aux intérêts de l'armée, et par suite à ceux du pays. Je ne puis y souscrire.

» En présence de ce refus, le ministère se retire. Tout autre ministère pris dans la majorité des Assemblées m'imposerait les mêmes conditions.

» Je crois dès lors devoir abréger la durée du mandat qui m'avait été confié par l'Assemblée nationale. Je donne ma démission de Président de la République... » « Je n'ai jamais été guidé par d'autres sentiments que ceux de l'honneur et du devoir et par un dévouement absolu à la Patrie. »

La crise s'était ouverte avec le fonctionnement même des nouveaux pouvoirs publics. Elle s'était exaspérée avec celle du 16 mai. Elle s'était provisoirement dénouée par la démission du ministère de Broglie, l'avènement du ministère Dufaure et la capitulation du maréchal.

Mais le conflit subsistait, les élections sénatoriales avaient fait perdre au maréchal son dernier appui possible. Un nouveau dénouement s'était imposé, conforme à la loi qui régit toutes les institutions politiques. En présence d'assemblées qui représentaient le pays, qui puisaient dans le suffrage universel directement ou indirectement une force irrésistible, le Président de la République, l'élu d'une Assemblée morte et qui n'avait que très momentanément représenté le pays, sans attache avec lui, imbu d'idées qu'il avait constamment désavouées, ne pouvait résister. « Se soumettre ou se démettre », lui avait-on dit non sans brutalité. Il avait essayé de la soumission, qui était la forme la moins noble de l'abdication; il ne lui était plus resté, devant les scrupules de sa conscience, qu'à se démettre.

Le plus grave était que dans ce dénouement de la crise ce n'était pas seulement un homme qui succombait, mais, avec lui, l'institution qu'il incarnait, la Présidence de la République. Les constituants de 1875, la prenant telle qu'elle fonctionnait depuis 1871 et lui attribuant de nouveaux droits, de nouvelles prérogatives, avaient certainement voulu la renforcer et non la diminuer, ils ne l'avaient pas conçue comme une simple fonction de représentation, sans aucune [p.509] part dans la direction des affaires, sans participation au Gouvernement. Contre leur conception de la Présidence, les adversaires du maréchal, pour le combattre, avaient adopté la thèse du parlementarisme intégral, ne reconnaissant de pouvoir, d'influence qu'à l'organe du Gouvernement soumis au contrôle et au bon plaisir du Parlement, le ministère, le Président, irresponsable devant lui, étant condamné à la passivité complète. Et avec leur victoire sur le maréchal, c'était leur thèse qui avait triomphé.

Dans la même crise le Sénat, qui avait soutenu le maréchal, avait partagé sa défaite, la Constitution l'avait fait l'égal de la Chambre, le garant de ses excès, le soutien du Gouvernement en cas de conflit entre elle et lui. Le triomphe de la Chambre était aussi la consécration de sa suprématie vis-à-vis de lui.

En réalité, on peut dire que les événements, qui depuis la fin de 1873 jusqu'aux débuts de 1879 venaient de se dérouler, avaient opéré une transformation, une véritable révision par le fait, de la Constitution.

La Présidence de la République, le Sénat en sortaient diminués, atteints définitivement dans leur autorité et leur rôle légitime, la Chambre avait imposé sa suprématie. Une hiérarchisation des pouvoirs, répondant à leurs forces respectives, qui venaient de leur attache avec le pays, s'était établie, détruisant l'équilibre, la collaboration égale, le contrôle réciproque que la Constitution avait voulu établir entre eux, mais sans s'assurer qu'elle leur conférait à tous les trois la force et l'autorité morale nécessaires.

Élection de Grévy à la Présidence. Confirmation de l'évolution du régime. — Le 30 janvier, les Chambres ouvrirent leur séance à 3 heures, et reçurent communication de la démission du maréchal. A 3 h. 25 la séance était terminée et elles étaient convoquées à 4 h. 30 pour l'élection de son successeur.

Les groupes républicains employèrent ce court délai à tenir une réunion plénière pour désigner leur candidat. C'était une atteinte nouvelle à l'esprit de la Constitution, qui ordonnait la réunion immédiate du Congrès, sans prévoir, en écartant même, toute campagne électorale présidentielle. Le candidat désigné fut J. Grévy.

Les deux Chambres se réunirent à 4 h. 30 et procédèrent au vote sur appel nominal. Clos à 6 h. 50, il donna le résultat suivant : votants, 713; bulletins blancs ou nuls, 43; majorité absolue, 336. Avaient obtenu : Jules Grévy, 563 voix; général Chanzy, 99; [p.510] Gambetta, 5; général de Ladmirault, 1; duc d'Aumale, 1; général de Galifet, 1.

Le résultat fut accueilli par les cris de : « Vive la République! »

Une courte séance de la Chambre eut lieu, où fut lue la lettre de démission de son président. Jules Grévy, gardant son impassibilité ordinaire, reçut le Président du Conseil, qui lui apportait avec une grande émotion les félicitations du ministère, le maréchal lui-même, qui déclara vouloir être le premier à le saluer en faisant des vœux pour le bonheur de la France, et Gambetta, qui dans la bataille avait tenu la première place, mais qui ne devait pas la trouver dans le Gouvernement.

Grévy était bien le Président idéal, si on voulait assurer à la présidence une certaine dignité, de la correction, de l'impassibilité et surtout de l'impersonnalité.

Son âge, soixante et onze ans, ses goûts de simplicité et de vie d'intérieur le portaient à la retraite et à l'effacement plus qu'à l'action. Élu à l'Assemblée nationale en 1848, il ne s'était signalé que par son fameux amendement au projet de constitution pour la suppression de la Présidence de la République; au cours de la Seconde République il était resté dans l'ombre. Sous le Second Empire, il ne s'était présenté et n'avait été élu qu'aux dernières élections et n'avait donc joué aucun rôle politique. Il n'avait pris aucune part au 4-Septembre; pendant la guerre il avait blâmé la dictature de Tours et de Bordeaux, Gambetta ayant le tempérament le plus opposé qui fût possible au sien. Pourtant il jouissait d'une notoriété suffisante, tout en étant assez effacé, pour que Thiers pût l'imposer comme Président de l'Assemblée nationale, alors qu'il était lui-même tout-puissant. Ce ne pouvait pas être un rival pour lui. A l'Assemblée il avait exercé sa présidence avec le calme, la dignité, l'impartialité nécessaires; un incident quelque peu comique l'avait forcé à l'abandonner. Après la crise du 16 mai il y avait été reporté sans conteste et à la mort de Thiers, ayant assez d'autorité, de notoriété, de prestige sans avoir une personnalité gênante, il avait été sacré en quelque sorte chef du parti républicain et était devenu tout de suite son candidat à la Présidence de la République.

Du message qu'il adressa le 6 février aux Chambres, le passage à retenir est celui où il présente le parlementarisme comme impliquant l'abdication du chef de l'État :

« Soumis, dit-il, à la grande loi du régime parlementaire, je [p.511] n'entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels. »

Ces organes, ce sont évidemment les Chambres, et l'une d'elles surtout, et non pas la Présidence, qui est condamnée à la soumission. Les « bravos » et les « applaudissements prolongés », qui à gauche et au centre, note l'Officiel, ont souligné et entre-coupé même ces paroles, leur donnent toute leur portée.

Après le message d'abdication de Mac-Mahon, c'est le message d'abdication du second Président de la République. Elle est définitive. Le chef du pouvoir de l'État, qui en est en réalité le premier, le chef du pouvoir exécutif, ne sera plus désormais qu'un personnage d'apparat soumis au bon plaisir du Parlement; sur ce point capital, la Constitution de 1875 est définitivement faussée.