Sixième Partie - Agonie de l'Assemblée nationale


Élections du Sénat et de la Chambre des députés

Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

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SIXIÈME PARTIE

AGONIE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

ÉLECTIONS DU SÉNAT ET DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS

Préparation du nouveau régime. Élection des soixante-quinze inamovibles. — Avec la loi du 30 novembre, l'Assemblée avait achevé son œuvre constitutionnelle. Sa tâche n'était pourtant pas complètement terminée. La Constitution lui avait confié, pour sa propre mise en marche, l'élection des soixante-quinze premiers sénateurs inamovibles et elle avait à prendre certaines mesures urgentes ou de précaution, c'est ce qui occupa pour elle le mois de décembre, son temps d'agonie.

L'élection des soixante-quinze inamovibles au scrutin de liste et toujours à la majorité absolue était pour une Assemblée, qui compterait 687 votants, une opération très longue, devant s'étendre à plusieurs séances.

Le choix des inamovibles pouvait s'inspirer d'idées diverses.

On pouvait s'inspirer de l'idée, émise en faveur de leur institution, qu'elle permettrait d'introduire dans le Parlement des hommes éminents, des gloires nationales qui répugneraient à se présenter devant les collèges électoraux comme candidats, ou qui auraient peu de chances pour y réussir et qui apporteraient au Sénat leurs hautes compétences ou l'éclat de leur illustration, et élire ainsi des hommes demeurés hors de la politique.

On pouvait s'inspirer de l'idée que le Sénat avait été conçu comme un corps modérateur, conservateur, que l'institution des inamovibles, tout particulièrement, répondait à cette idée et pour l'appliquer [p.450] prendre ceux-ci dans les partis conservateurs de préférence, sinon exclusivement.

On pouvait dire que le Sénat était avant tout le conservateur de la Constitution et par suite ne prendre comme inamovibles que des hommes ayant voté la Constitution.

On pouvait penser que le Sénat devait être l'organe de la continuité, que les inamovibles élus par l'Assemblée devaient être ses continuateurs et les prendre parmi ses membres, dans tous ses partis, pour en faire un résumé d'elle-même et sa continuation.

C'étaient là beaucoup d'idées inspiratrices possibles. Il était difficile que les députés en majorité, dépouillant leurs préoccupations de parti, ne s'inspirassent que d'elles pour choisir ses élus.

En fait, les partis, comme il était à prévoir, s'inspirèrent de leurs propres intérêts et cherchèrent simplement à s'emparer du plus grand nombre possible de sièges au profit de leurs membres, et tous les députés de l'Assemblée cherchèrent à s'assurer une place dans le nouveau régime au titre enviable de sénateurs inamovibles. Cela s'était toujours vu, à chacun de nos changements de régime.

Les groupes se réunirent séparément pour préparer ces élections, cherchant à se grouper en deux blocs de droite et de gauche.

A droite le centre droit, le plus nombreux, se croyant sûr de l'union des droites et de leur succès, prit la direction de l'affaire. En une réunion, tenue chez Chabaud-Latour, on décida de ne laisser à la gauche que quelques sièges : dix-sept, quinze ou treize même seulement, et de répartir les autres entre les groupes de droite au prorata du nombre de leurs membres (1 pour 6 : treize pour l'extrême droite, douze pour la droite modérée, dix-sept pour le centre droit, six pour la réunion Pradié, cinq pour le groupe de Clecq, sept pour le groupe Lavergne, un pour les bonapartistes.

Le centre gauche, auquel des offres avaient été faites, avait réclamé des sièges pour les autres groupes de gauche. La gauche avait soutenu la thèse que ne devraient être élus que des votants de la Constitution et l'entente n'avait pu se faire.

Les groupes de gauche ne se mirent en route que plus tard. Ils procédèrent avec plus de souplesse, de discipline et d'habileté, chargeant un comité de six membres d'établir à lui seul la liste des candidats pour lesquels on s'engageait de voter, quels qu'ils fussent, et qui ne devaient être connus qu'au dernier moment.

Par ailleurs une manœuvre troubla profondément ces préparatifs.

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Raoul Duval représenta à un député de gauche qu'on allait aboutir à l'institution de l'inamovibilité du centre droit et de ses alliés, que bonapartistes et extrême droite étaient prêts à s'entendre аvеc la gauche pour l'éviter. Rouher, d'une part, et de la Rochette, d'autre part, approuvèrent cette démarche, mais il n'y eut pas entre la gauche et les dissidents de la majorité de droite d'entente ferme avant le vote du 9 décembre, pour lequel des listes de candidats de droite et de gauche furent présentées.

Le vote du 9 fut un coup de théâtre. Seuls d'Audiffret-Pasquier et Martel dépassèrent ou atteignirent, l'un avec 551 voix et l'autre avec 344 voix, la majorité absolue requise, qui était de 344 voix. Les candidats des gauches, d'autre part, dépassaient en général ceux des droites; Buffet, porté le premier parmi ceux-ci, arrivait treizième. Or les droites comptaient 360 membres présents et toute leur liste, avec de la discipline, aurait dû passer. On s'attendait, même à gauche, à leur succès. Mais il y avait eu de nombreux transfuges; selon le mot de de Vinols, « on s'était biffé à qui mieux mieux ».

Pour l'emporter, les gauches n'avaient besoin que de quinze voix de droite. Le président de l'extrême droite, de la Rochette, vint les leur offrir, contre la radiation sur leurs listes de quinze noms au profit de ses partisans. Le pacte fut conclu dans la nuit du 9 au 10, chez Jules Simon, et signé par de la Rochette et Raoul Duval.

Le lendemain 10, la nouvelle liste des gauches portait les noms de leurs candidats d'extrême droite. Affichée à l'Assemblée, elle souleva une tempête de colère, d'imprécations. La citadelle conservatrice, dernier refuge de la droite, était livrée à l'ennemi. Certains de ces candidats improvisés, non consultés ou pris de remords, se refusèrent à cette manœuvre; onze, dont de la Rochette, résistèrent aux outrages qui leur étaient prodigués.

Les choses désormais s'accélérèrent. Le 10 décembre il y eut dix-neuf élus; le 11, dix, dont de la Rochette et de Franclieu; le 13, dix encore; le 14, un seulement. La discipline fléchissant, de nouvelles combinaisons sont arrêtées et on organise, devant la tribune même, le contrôle des votes, ce qui déchaîne une nouvelle tempête. Le 15, le 16, dix-huit puis dix inamovibles sont élus; il reste cinq sièges à pourvoir. Un scrupule naît. On propose de les laisser à la droite. Gambetta refuse. On reprend sa liberté, et du 17 au 21 de Cissey, Mgr Dupanloup, de Montaignac, de Malleville sont élus, la la majorité de droite, qui aurait pu tout emporter, s'étant reconstituée.

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Les soixante-quinze inamovibles comprenaient vingt-sept centre gauche, quinze gauche, huit extrême gauche, sept membres du groupe Lavergne, neuf extrême droite, un indépendant de Saisy, cinq droite, trois centre droit.

Ce dernier parti, qu'on pouvait croire le maître de la situation, avait donc lamentablement échoué : ni de Broglie, ni Buffet n'étaient élus.

Pris à partie, de la Rochette, le grand responsable, adressa à l'Union une lettre de justification. Ce fut une charge à fond contre les orléanistes, responsables du crime du 25 février, du crime de République; en voici un long et instructif passage.

« Les chefs du centre droit ont fait la République contre le roi et contre les royalistes; cela ne peut être contesté.

» Maintenant que la République est faite ils veulent la gouverner, toujours contre le roi et aussi contre les républicains, avec le concours des royalistes.

» Le centre droit, sous une forme quelconque, veut refaire 1830, époque qui est l'origine de tous nos malheurs.

» Ses chefs les plus autorisés ont dans leur cœur la haine du roi légitime et, s'ils arrivaient au Sénat, la monarchie héréditaire serait perdue.

» Non, je ne contracterai jamais d'alliance avec des hommes qui se glorifient d'être monarchistes, qui cependant repoussent le roi et ont fait la République.

» Je puis en aimer plusieurs comme collègues, mais je repousse absolument leur politique. Je ne consentirai jamais à les aider dans leurs aspirations et, sous prétexte de conservation sociale, à leur servir de marchepied pour qu'ils puissent atteindre plus facilement leur but. J'aime mieux des ennemis découverts que des ennemis cachés... que ceux qui nous ont abandonnés, que ceux qui nous ont trompés au 20 novembre, qui ont consommé leur séparation par l'acte du 25 février et qui aujourd'hui sollicitent l'abdication du roi.

» Je me préoccupe très peu de savoir si j'entrerai au Sénat avec quelques-uns de mes amis. La question est plus élevée, plus politique Il s'agit de savoir si les chefs du centre droit, qui ont dirigé l'acte coupable du 25 février, seront mis en position de réaliser leurs espérances. »

C'étaient en somme la haine du centre droit, le souvenir inexpiable de 1830, la colère provoquée par la fondation de la République, qui avaient inspiré la manœuvre certes inattendue de de la Rochette. [p.453] On pouvait lui répondre que Charles X était le responsable de 1830, que son petit-fils était non moins responsable du 25 février, qu'ils avaient deux fois rendu la monarchie légitime intolérable à la France, que livrer les sièges des inamovibles à des républicains de toutes nuances était une singulière manière de sauvegarder les chances de la restauration, que l'attitude des bonapartistes abandonnant la majorité, sans bénéfice pour eux, était moins douteuse que celle des légitimistes qui en avaient tiré parti.

Ce qu'il faut surtout dégager de ce fait, c'est la preuve de la division profonde qui existait entre monarchistes, c'est l'impuissance de la monarchie, qui se présentait comme seule capable de faire l'unité dans le pays, à la réaliser ne fût-ce qu'entre ses partisans.

L'Union, après avoir reproduit la lettre de de la Rochette le 13, le 15 publia un article qui présentait son acte comme n'engageant pas « la politique royale ». « Les députés de la droite agissaient au milieu de leurs divisions, sous leur responsabilité de députés et non point avec le caractère de représentants autorisés de l'opinion royaliste. » C'était une sorte de désaveu, qui d'ailleurs n'empêchait pas le journal, le 17, d'accabler les orléanistes de tout son mépris.

Toute la presse de droite, même de droite extrême, s'abstint de toute approbation, le groupe d'extrême droite émit même un vote de blâme contre son président et si celui-ci mourut le 19 janvier 1876 sans avoir siégé au Sénat, il n'est pas interdit de penser que les tristesses, pour ne pas dire les remords, qu'il dut éprouver n'y furent pas étrangères. A la suite de sa mort, le comte de Chambord écrivant à son fils put bien dire « qu'il échappait aux calculs de l'ambition et trouvait dans ses convictions profondes la raison de tous ses actes ». On peut le croire, mais cela ne prouvait pas que tous ses actes eussent été raisonnables.

La manœuvre de l'extrême droite fut décisive pour la perte des sièges d'inamovibles par la majorité conservatrice. Elle n'en est pas seule responsable.

De Lacombe, en son journal à la date du 20 décembre, dénonce l'erreur du centre droit qui avait préparé une liste de candidats trop exclusive. A son avis il fallait « faire une liste assez équitablement composée pour qu'elle réponde à ces instincts de justice qui sont à la Chambre dans les membres flottants, au dehors dans la masse du public ». Il reconnaît pourtant que « la grosse difficulté était d'admettre l'extrême gauche » et insinue que « la personnalité du duc de Broglie a joué un rôle funeste dans ces négociations ».

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Quoi qu'il en soit, ces élections étaient de très grande portée. De Mazade, dans sa chronique de la Revue des Deux Mondes du 15 décembre, écrivait à leur sujet : « Elles ne sont nullement un simple désordre parlementaire, elles ont au contraire un sens profond, elles sont, d'une certaine manière, la confirmation du régime créé le 25 février, de ce régime que les partis les plus opposés servent sans le savoir, ou sans le vouloir, par leurs échecs, par leurs succès, par leurs résistances, ou par leur concours. »

Ce qu'elles ont de plus significatif et de plus important à relever, c'est qu'elles constituent, étant la première application de la Constitution, sa première déformation.

Le Sénat, dans l'esprit de la Constitution, devait être un corps conservateur, faisant contrepoids à la Chambre issue du suffrage universel, et les sénateurs inamovibles, ce bastion de soixante-quinze sénateurs à vie, recrutés par l'Assemblée d'abord, par lui-même ensuite, constituaient le bataillon sacré du conservatisme. Tout ce que l'on a vu dans l'élaboration de la loi du 24 février le prouve avec une suprême évidence. Or les élections auxquelles l'Assemblée venait de procéder avaient livré le réduit du conservatisme aux républicains, aux élus avancés du suffrage universel. Aucune place n'avait été réservée, comme il avait été prévu, aux « gloires nationales », « aux grandes autorités sociales » ; tous les inamovibles étaient des membres de l'Assemblée, des politiciens de carrière et, qui plus est, à quelques exceptions près, ils sortaient des rangs des partis qui avaient lutté contre l'institution des inamovibles et contre la conception même du Sénat conservateur. Et comme on pressentait bien que le Sénat aurait au regard de la Chambre un rôle de second plan, ce n'était pas parmi les membres les plus considérables des partis républicains que ceux-ci avaient choisi les inamovibles.

Dès le premier acte de sa mise en œuvre, la Constitution se trouva donc faussée, le nombre, la force qui s'attache à lui, s'emparèrent avec les inamovibles du corps destiné à leur servir de frein.

Ce n'était que le premier des démentis que la vie allait tout de suite donner aux calculs des auteurs de la Constitution, qui avaient oublié cette chose capitale, à savoir que les institutions politiques fonctionnent non comme on l'a prévu, mais comme le détermine l'état des forces qu'elles incarnent.

Les journaux accueillirent, naturellement chacun selon son esprit, les résultats de ces élections. L'Union, 23 décembre, écrit : « Nous avons soixante-quinze sénateurs inamovibles, dont n'est pas [p.455] le duc Decazes, et ce mérite négatif n'est pas à dédaigner. » L'échec d'un adversaire détesté suffit au journal légitimiste.

Le Temps voit la cause de la déroute des orléanistes, boucs émissaires en la circonstance, dans le fait qu'ils ont « repoussé d'une manière aussi blessante qu'impolitique les avances du centre gauche ». Et lui aussi c'est son idée fixe qu'il poursuit.

Dernières manifestations et dernières mesures de l'Assemblée nationale. — Les derniers jours de l'Assemblée nationale étaient venus. En vue de sa fin et des élections qui devaient la suivre, elle se livra à quelques manifestations et prit quelques mesures dernières.

Un des membres les plus actifs des partis avancés, Naquet, présenta une proposition d'amnistie en faveur des criminels de la Commune et même de révision des condamnations pour crime ou délits connexes à des faits insurrectionnels. Après toutes les grâces accordées au 1er juillet 1875, il y avait encore 5.496 condamnés subissant leur peine, dans des conditions qu'on disait inhumaines. L'heure du pardon, au moment où l'Assemblée allait se séparer, n'était-elle pas venue? Cette démarche répondait si peu au sentiment général d'alors à l'égard de la Commune que les partis de gauche interrompirent eux-mêmes l'orateur au cours de son discours, que de Pressensé attaqua sa proposition comme une réclame électorale condamnable, et que Langlois lui opposa la question préalable. Elle n'eut pas de suite.

Beaucoup plus sérieuse était la question de la levée de l'état de siège Il existait encore dans vingt-sept départements, la lutte électorale s'en trouverait singulièrement gênée, le Gouvernement étant armé, de par l'état de siège, de droits excessifs en matière de presse, de réunions, etc.

Le Gouvernement comprit que les choses ne pouvaient pas, à la veille de la grande consultation nationale, rester en l'état. Il se prononça pour la suppression de l'état de siège dans tous les départements, sauf dans la Seine, la Seine-et-Oise, le Rhône et les Bouches-du-Rhône et à Alger, les passions politiques y étant particulièrement violentes, les masses ouvrières s'y signalant par leurs tendances révolutionnaires et leur coutumière agitation. D'autre part, il subordonnait la suppression de l'état de siège à un renforcement de la loi sur la presse qui permît d'en réprimer les abus les plus graves. Le [p.456] 12 novembre Dufaure avait en conséquence déposé à la Chambre un projet conforme à ce programme.

La commission à laquelle il fut soumis, d'une part conclut à la suppression dans toute la France de l'état de siège sans réserve d'aucun département, d'autre part se prononça pour le rejet du projet de loi sur la presse. Le rapport d'Albert Grévy fut déposé en son nom le 10 décembre. Le conflit avec le Gouvernement était radical; c'était en même temps la condamnation de toute sa politique.

Quand les débats s'ouvrirent, les discours qui furent prononcés furent autant des programmes politiques électoraux que des défenses ou des critiques des mesures proposées.

Buffet dénonça l'impuissance de la majorité du 25 février à servir de base à un Gouvernement. Unie pour une œuvre déterminée, elle ne pouvait le demeurer en présence de la complexité des problèmes du Gouvernement.

La majorité qui avait élu les inamovibles, formée d'extrêmes, ne pouvait pas davantage soutenir un Gouvernement. Tout autre était l'union conservatrice; tous ses membres n'avaient pas voté pour la Constitution, sans doute elle comptait des hommes se rattachant à des régimes divers, c'était le fait de notre histoire, mais ces hommes pouvaient comprendre qu'il y avait désormais quelque chose de plus utile à faire que d'agiter sans cesse des drapeaux différents, des systèmes contraires d'organisation politique, qui était de s'unir pour s'occuper uniquement des intérêts de la France, rechercher la meilleure politique à suivre, les meilleures lois à faire pour la reconstitution du pays; la réorganisation de ses forces et la préservation sociale, en s'opposant à ces programmes antisociaux que l'on a vu se reproduire ailleurs. Et Buffet faisait appel au pays pour qu'il envoyât aux prochaines Assemblées « des hommes disposés à joindre leurs efforts à ceux du Gouvernement, du chef de l'État, à soutenir avec lui la politique d'ordre, de défense sociale et de paix ».

C'était donc bien un programme électoral que Buffet, au nom du Gouvernement, prononça à l'occasion de la loi sur la presse. Et ce programme, il le présentait comme celui du chef de l'État, qui n'hésita pas d'ailleurs à le couvrir de son autorité en une lettre adressée à Buffet lui-même et que publia l'agence Havas, lettre dans laquelle il le félicitait » d'avoir si nettement défini les conservateurs, auxquels le Gouvernement faisait appel et qui, se préoccupant [p.457] exclusivement des intérêts de la France, maintiendraient l'union dans les nouvelles Chambres ».

Laboulaye, répondant à Buffet, s'adressa au pays en même temps qu'à l'Assemblée. Il reprenait son programme du 20 novembre 1873 : « Le maréchal avec la République. » « C'est avec ce drapeau que nous irons aux élections, c'est avec ce programme que plusieurs de nos collègues, parmi lesquels M. le ministre des Finances (Léon Say), se présentent déjà aux élections sénatoriales. » Lui et son parti se réclamaient donc du Président; il reprochait même à Buffet d'en faire l'adversaire des radicaux, car « il n'y a qu'un parti contre lequel le maréchal ait le droit de se prononcer, c'est celui des hommes qui ne respectent pas la loi du pays » (la Constitution).

Dans la discussion des articles Bertauld, Dufaure, E. Picard, de Broglie, Jules Favre notamment, pour ou contre, prirent la parole. L'intervention de Jules Favre particulièrement déchaîna le tumulte. De projet gouvernemental, soutenu par la majorité conservatrice reconstituée, et dont ce fut le dernier succès, y compris le maintien de l'état de siège dans les quatre départements signalés, fut voté le 29 décembre.

Restait à arrêter le jour de la mort de l'Assemblée. Malartre proposa sa prorogation du 31 décembre au 3 janvier, ce qui lui aurait fait reprendre ses séances à cette date. On fixa au contraire sa dernière séance au 31 décembre, les délégués sénatoriaux devant être élus le 16 janvier, les sénateurs le 30 et les députés le 20 février. Une commission de permanence fut nommée pour suppléer l'Assemblée jusqu'à la formation des nouvelles Chambres.

Après une sorte d'oraison funèbre que son président, Audiffret-Pasquier, prononça et qui se termina par ces derniers mots de réconfort : « Partons avec confiance, allons nous soumettre au jugement du pays. Ne craignez pas qu'il vous reproche les concessions que vous avez faites à la paix, et à son repos, car il est deux choses que vous lui remettez intactes : son drapeau et ses libertés », il ajouta : « L'Assemblée nationale a épuisé son ordre du jour. L'Assemblée se proroge jusqu'au 8 mars 1876, jour où le Sénat et la Chambre des députés se réuniront et où les pouvoirs de l'Assemblée nationale prendront fin. La séance est levée. »

La Constitution allait être mise en œuvre. La vie allait s'en emparer; elle lui avait, plus que la volonté de ses auteurs, imprimé ses caractères; elle allait sans tarder, en dehors de toute révision formelle, la déformer ou la réformer, la modelant sous l'action des [p.458] événements et des déplacements des forces qu'elle incarnait en ses divers éléments.

Première application de la Constitution de 1875, formation des nouvelles assemblées. — L'histoire, les faits, bien plus que la volonté libre et arbitraire de ses auteurs, ont donc produit la Constitution de 1875. Continuant leur fatale et incessante action, ils l'ont, au cours de ses soixante-deux années d'existence, singulièrement transformée. Aussi, pour elle plus encore que pour ses devancières, y aurait-il lieu de suivre l'évolution de ses institutions, constamment déterminée par le cours des événements.

Cette seconde élaboration de notre Constitution par la vie, et son sens, étaient à prévoir dès son établissement. Elle constituait essentiellement, on l'a vu, un compromis. Pour obtenir la proclamation de la République d'une majorité antirépublicaine, la minorité républicaine avait dû accepter une série d'institutions contraires à l'esprit républicain, création de deux Chambres, Sénat antidémocratique, essentiellement conservateur, long mandat et attributions importantes et nombreuses du Président de la République, droits considérables du chef de l'État au regard des Chambres, facilité et portée illimitée du droit de révision constitutionnelle. Il était évident que ce système balancé d'institutions répondant à des tendances, à des inspirations opposées serait instable et que l'histoire avec ses déplacements de forces en amènerait rapidement la transformation. Le régime parlementaire, régime de collaborations et de contrôles, est d'ailleurs, par sa nature même, si souple que cette transformation pourrait s'opérer sans retouche de l'acte constitutionnel lui-même, par de simples quoique très profonds changements dans le jeu, dans le développement de l'activité et des influences de nos institutions politiques.

Et c'est en effet ce qui caractérise la vie de la Constitution de 1875. Alors qu'elle n'a connu que trois révisions formelles de portée, les unes et les autres très limitées en fait, elle est si transformée que tracer l'image de notre régime politique vivant actuel avec nos textes constitutionnels nominalement, en droit pur, toujours en vigueur, ce serait en faire la caricature.

Suivre la marche de nos institutions politiques de 1875 à nos jours, relever les déviations de leur fonctionnement au cours de ces soixante-deux ans serait donc une œuvre du plus haut intérêt, qui confirmerait au maximum notre thèse, à savoir que les Constitutions [p.459] sont la résultante des forces qui jouent dans nos sociétés politiques.

Cette œuvre, nous voulions la réaliser dans son ensemble, mais elle demanderait un nombre d'années et de volumes qu'il nous est interdit d'envisager et nous ne pouvons même que présenter l'esquisse de sa première partie, que nous étions arrivé à établir et qui consistait à suivre dans les premières années de l'application de la Constitution, de 1876 à 1880, le rapide et profond effacement de la présidence de la République et du Sénat devant la Chambre des députés, transformant un régime parlementaire équilibré en une sorte de dictature de notre Chambre élective, sorte de conventionnalisme atténué.

Cette phase, capitale en somme, de notre histoire constitutionnelle comporte, quoique courte, quatre périodes : c'est d'abord la formation des assemblées après laquelle se trouvent face à face les trois grands corps politiques, Présidence, Sénat, Chambre des députés. Ce sont ensuite, de mars 1876 à mai 1877, les progrès du parti républicain et de la Chambre, ouvrant une ère de conflits graves entre les pouvoirs de l'État. C'est, de mai à décembre 1877, la crise décisive du 16 mai avec ses suites. C'est enfin, après les élections de la nouvelle Chambre, avec la fin du septennat, la démission du maréchal et l'avènement de Grévy, l'abdication de la Présidence et l'effacement du Sénat. A ce moment l'on peut dire que la Constitution de 1875 n'existe plus que d'apparence, son texte subira d'ailleurs trois révisions, mais ce ne sont pas elles qui la transforment réellement, la vie s'en est déjà chargée, par elle tout le plan des constituants de 1875 a été bouleversé.

Avec infiniment de regret nous ne pouvons pas publier, après l'avoir écrite, cette partie si considérable, quoique réduite, de notre histoire, nous ne pouvons qu'en tracer une sorte de schéma qui du moins fera apparaître les débuts de notre régime constitutionnel actuel et vivant.

Le corps électoral. Le suffrage universel en janvier 1876. — L'œuvre constitutionnelle étant achevée, le nouveau régime devait comporter, à côté de la Présidence de la République, qui conservait son titulaire achevant son septennat, les deux Assemblées, le Sénat dont les soixante-quinze inamovibles élus par l'Assemblée nationale devaient se compléter par deux cent vingt-cinq sénateurs à élire par les départements, et la Chambre des députés dont les membres [p.460] seraient élus par le suffrage universel selon la loi du 30 novembre. Le nouveau régime devait donc débuter par une double consultation nationale, rendant au pays la parole pour se donner des représentants répondant à ses propres volontés.

L'Assemblée nationale, en faisant la Constitution, avait disposé de lui sans lui, il reprenait sa souveraineté, il allait disposer lui-même de lui-même. L'incomparable importance de la double élection du Sénat et de la Chambre en ces deux premiers mois de 1876 éclate aux yeux.

Elle se présenta dans des conditions encore anormales.

Le suffrage universel, tenu en tutelle sous l'Empire, n'avait pas trouvé dans les élections improvisées de février 1871 et les élections partielles suivantes, l'occasion de s'organiser et de s'entraîner aux choses publiques. Il ne s'était pas formé dans le pays des partis organisés, aux cadres rigides, aux comités nationaux et locaux, unis entre eux, aux programmes arrêtés, présentant et soutenant dans les diverses circonscriptions électorales des candidats officiels, se livrant en dehors des élections et pour les préparer de loin à une propagande en faveur de leurs conceptions politiques propres. Sans doute il y avait bien dans le pays des partis politiques formés de citoyens aux tendances diverses et à l'Assemblée des groupes constitués aux étiquettes différentes, aux membres unis sous une certaine discipline, mais pour autant d'organisation nationale centralisée et décentralisée de ces partis il n'y en avait à vrai dire pas. Aussi les élections de 1876 eurent-elles lieu dans une sorte d'état d'anarchie, les candidatures se produisant indépendamment les unes des autres, sans programmes arrêtés pour l'ensemble du pays, sans investiture des candidats, avec un minimum d'organisation locale, avec des comités locaux s'improvisant eux-mêmes et appuyant plus ou moins leurs candidats. La lecture des journaux de Paris ou de province de ces premiers mois de 1876 montre à l'évidence que c'est en cet état d'inorganisation des partis que les élections initiales de notre nouveau régime politique se déroulèrent.

Cet état de choses eut dès ce moment et continua à avoir par la suite les plus graves conséquences, laissant les courants d'idées se développer dans le pays sans direction, au hasard des impressions produites sur les foules par les événements, souvent avec une mobilité déconcertante, laissant les nuances de l'opinion se multiplier à l'excès, et fractionner le corps électoral abusivement, en un trop grand nombre de partis.

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Le défaut de stabilité dans notre Gouvernement et dans la direction de nos affaires, qui a toujours été le très grave vice de notre vie politique, devait en résulter.

Ce mal, on le trouve dès la mise en marche de notre régime, au premier appel fait au pays en janvier et février 1876 pour l'élection des deux grandes Assemblées de la représentation nationale.

Le suffrage universel appelé à jouer un rôle d'une importance exceptionnelle manqua donc d'organisation et de préparation.

Il était alors dans un état de division très accentuée. Les populations des villes importantes, et celles des campagnes ou des petites localités, classe ouvrière déjà nombreuse dans les premières, paysans, petits commerçants, petits rentiers dans les secondes, s'opposaient les unes aux autres, on en avait eu la preuve éclatante sous l'Empire et à la fin de la guerre. Selon les régions également des traditions, des tendances politiques très diverses régnaient, les unes gardant la foi monarchique, d'autres s'étant laissé gagner par l'Empire, d'autres s'étant données à l'idéal républicain, libéral et modéré, ou radical et autoritaire. Des divisions profondes se retrouvaient également entre les classes de la société, et on se rappelle l'émotion causée par l'annonce de l'avènement des « nouvelles couches » dans le fameux discours de Gambetta à Grenoble.

Cet état de division du pays et du corps électoral ne faisait que favoriser son défaut d'organisation et de préparation. La résultante s'en marqua dans les résultats de nos premières élections et s'est perpétuée d'ailleurs jusqu'à nos jours.

Une autre caractéristique de ces premières élections fut que la question du régime y joua encore un rôle capital. Elle opposa les républicains, quelles que fussent par ailleurs leurs tendances, même les plus modérés, même ceux qu'animait un esprit conservateur très accentué, aux partisans de la monarchie, quelle qu'en fût l'étiquette, la fameuse fusion des centres demeurant irréalisable, un fossé infranchissable séparant des hommes qui étaient par ailleurs tout voisins les uns des autres. Et ce fut un des plus graves maux de notre état politique, ce fut le grand obstacle à la formation d'un parti conservateur uni et puissant. La question du régime divisa de même, et combien profondément, les hommes de droite, légitimistes, orléanistes, bonapartistes, ceux-ci même divisés entre eux, les uns suivant le prince Napoléon dans un bonapartisme de gauche, les autres suivant l'impératrice et son fils dans un bonapartisme de droite. Il y avait donc dans le pays non une droite mais des droites [p.462] s'opposant les unes aux autres, prêtes à se jouer les plus mauvais tours, comme on l'avait vu lors de l'élection des inamovibles, et ne trouvant de terrain solide d'union que dans la défense des intérêts religieux, ce qui du reste compromettait à la fois les partis et ces intérêts qu'ils prétendaient servir. La question du régime divisait même le Gouvernement. Buffet, malgré son loyalisme constitutionnel, prétendant que l'article 8 de la loi du 24 février 1875 impliquait la possibilité d'un changement de régime par le jeu de la révision, Léon Say n'admettant, fort arbitrairement d'ailleurs, la révision que comme un moyen de perfectionnement et non de remplacement du régime républicain.

De toutes ces constatations, il résulte que les élections se présentaient dans des conditions défectueuses. Comment se passèrent-elles et que produisirent-elles?

Le gouvernement et les élections. — En vue des élections, le maréchal adressa aux Français, le 13 janvier, une déclaration signalant leur importance, donnant comme mot d'ordre : « L'ordre et la paix », que les députés et sénateurs élus devraient avec lui garantir; — l'application sincère des lois constitutionnelles; — la politique conservatrice et vraiment libérale nécessaire au salut de la France; — la défense de l'ordre social, le respect des lois, le dévouement à la patrie, tout cela, placé au-dessus des aspirations des partis; — la lutte contre ceux qui dans le présent ou l'avenir pouvaient menacer la sécurité de la société. La France pouvait compter que pour remplir la mission qui lui avait été confiée il exercerait « sans faiblesse » et « jusqu'au bout » le pouvoir, qu'il n'avait pas recherché », avec « le concours de la nation ».

Cette déclaration constituait un acte personnel qui engageait le Président dans la lutte électorale, que le Temps qualifia d'acte « regrettable » comme « contraire au régime parlementaire », mais qui répondait à la conception que Thiers et Mac-Mahon, avec l'adhésion de l'opinion publique d'alors, s'étaient faite de leur rôle.

Les ministres, à l'occasion des élections, adressèrent à leurs subordonnés des circulaires d'inspiration d'ailleurs diverses, Dufaure, Léon Say, Wallon, de Meaux leur recommandant d'user de modération, ou de s'abstenir de toute intervention, Buffet donnant à ses préfets des instructions d'une prudence et d'une modération moins accentuée.

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Élections des délégués sénatoriaux et des sénateurs, 16 et 20 janvier. — C'est dans ces conditions qu'eut lieu, le 16 janvier, l'élection des délégués sénatoriaux, « phénomène politique absolument inédit, dont les conditions n'ont pas été expérimentées et dont la conclusion reste incertaine », écrivait le Temps du 15 janvier. « L'avenir de la Constitution, ajoutait-il, dépend de la clairvoyance et de la fermeté de la plus infime des assemblées communales. » La crainte des républicains était que le maire, dans chaque commune, et par lui le préfet, dictassent aux conseils municipaux leur choix. En fait, dans la très grande majorité des communes, les maires, qui avaient en principe la confiance de leurs conseils, furent élus. Non élus contre leur gré d'ailleurs, ils auraient difficilement pu garder leurs fonctions de maires. Ces élections ne furent précédées d'aucune campagne électorale soit d'ensemble dans le pays, soit localement. Les conseils municipaux, isolément et spontanément, sans agitation du dehors, nommèrent chacun son délégué.

Les quatorze jours qui séparèrent ces élections de celles des sénateurs ne donnèrent pas lieu à une campagne électorale organisée et bien active, les électeurs sénatoriaux étaient séparés les uns des autres, souvent inconnus, difficilement accessibles. « Comment éveiller en eux, se demandait le Temps, dans le complet isolement où ils vivent... le sentiment de leur devoir de citoyen? » Comment surtout faire auprès d'eux campagne pour tels ou tels candidats? Le parti républicain s'y employa pourtant. Gambetta prononça, le 18 janvier, à Aix, un discours qui devait avoir du retentissement dans tout le pays, dans lequel il montrait le grand rôle que jouerait le Sénat, ce qu'il devait être comme organe conservateur, l'importance des élections sénatoriales. La presse républicaine, la République française en particulier, fit de l'adhésion à la République le critérium du candidat à élire.

A droite, on se recommande presque uniquement du maréchal et de sa déclaration. Buffet, par exemple, candidat dans les Vosges, adhère « à la politique conservatrice et vraiment libérale que le chef illustre en qui le pays a mis justement toute sa confiance, s'est constamment proposé de faire prévaloir ». Ce qui lui valait d'ailleurs l'admonestation de la République française, qui lui contestait le droit de se prévaloir ainsi personnellement du « nom de Mac-Mahon ».

Les programmes des candidats, sauf dans la Seine, furent en [p.464] principe très vagues; les candidats, sans contact avec leurs électeurs, ne sentant pas leurs véritables orientations, ne précisaient pas leurs tendances pour ne pas se les aliéner. Les monarchistes, même intransigeants, se bornaient à réclamer la révision de la Constitution par une Assemblée constituante élue pour cela. Les conservateurs se prononçaient pour l'essai loyal de la Constitution, protestant seulement contre la coalition des forces révolutionnaires. Les constitutionnels, les candidats centre gauche, vantaient la Constitution, parlant au plus de l'améliorer, ce qui pour eux comme pour les candidats des gauches signifiait l'accentuation plus républicaine de nos institutions.

A gauche on manifestait la plus grande confiance dans l'élection d'une grande majorité de « vrais conservateurs », c'est-à-dire « de sincères républicains décidés à défendre le régime établi et à prévenir toute révolution nouvelle » (République française, 31 janvier).

Le résultat des élections fut le suivant : républicains 93 élus, dont 51 centre gauche, 35 gauche, 7 extrême gauche. — Partis de droite, 132; centre droit et droite modérée gouvernementaux, 74; constitutionnels, 17; extrême droite, 2; bonapartistes, 39.

Ces élections consacraient l'échec des extrêmes, surtout de l'extrême droite, pour laquelle c'était l'effondrement. Elles constituaient aussi un cuisant échec pour le ministère, Buffet ayant échoué dans les Vosges au profit des républicains et Dufaure dans les Charentes devant les bonapartistes.

Elles donnaient bien la majorité aux modérés, aux conservateurs, le centre gauche l'emportant de beaucoup sur les autres groupes républicains, et les droites ayant même à elles seules une forte majorité des élus.

Mais il y avait les inamovibles précédemment élus par l'Assemblée, parmi lesquels les républicains l'emportaient de beaucoup, puisque l'Assemblée nationale, contre toute prévision, avait voté beaucoup plus à gauche que le pays.

Au total, le Sénat comptait : 84 centre gauche, 50 gauche républicains, 15 extrême gauche, soit 149 républicains; et 81 centre droit et droite modérée, 17 constitutionnels, 13 extrême droite, 40 bonapartistes, soit 151 conservateurs de droite.

La caractéristique de cette Assemblée était donc, en même temps que la très grosse prépondérance des modérés, en y comprenant le centre gauche, l'équilibre presque absolu des républicains et des [p.465] conservateurs et, par suite, la très grande importance des groupes du centre : constitutionnels et centre gauche, assez indépendants, qui pourraient, en votant selon les cas, à droite ou à gauche, déterminer tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, la majorité.

Le Temps appréciait avec discernement la nouvelle Assemblée sortie de cette double élection des inamovibles, puis des sénateurs des départements, quand il écrivait : « L'Assemblée nouvelle continuera, dans une certaine mesure, l'Assemblée du 8 février, tant mieux, car c'est certainement dans cette Assemblée et par elle que le parti républicain modéré s'est assagi, réformé, discipliné, qu'il est devenu capable de se discipliner lui-même et de gouverner la France... On ne disposera pas du Sénat, il faudra le conquérir, la Chambre par la sagesse de ses délibérations, le Gouvernement par la modération, ou, ce qui revient au même, par le sage libéralisme de sa politique; tout le monde y gagnera. »

Le Temps était moins perspicace quand il écrivait le 1er février : « Cette faible majorité (il estimait qu'elle était républicaine) écarte le danger de la dissolution de la Chambre des députés décrétée de concert avec le Sénat dans le but de préparer une révision de la Constitution dans un sens antirépublicain. » Mais il avait raison quand il concluait : « En résumé, l'épreuve a été bonne pour la République. Elle avait porté sur le point faible du pays, sur les notabilités facilement intimidées de nos campagnes. »

Élection de la Chambre des députés, 20 février - 5 mars 1876. — Qu'elle qu'ait été l'importance de l'élection du Sénat, celle de la Chambre des députés devait de beaucoup la dépasser. Le suffrage universel allait se prononcer directement et conférer à l'Assemblée, issue de lui sans intermédiaire, la qualité et l'autorité de son représentant immédiat, d'organe suprême de la volonté nationale.

Cette élection, comment fut-elle préparée? Nous avons dit que ce fut de façon inorganique, sans formation de grands partis politiques nationaux, avec comités centraux et régionaux, arrêtant leurs programmes, présentant les candidats chargés de les soutenir.

Nous avons vu que la déclaration du maréchal et les discours de Gambetta eurent seuls une portée générale; que l'une valut à son auteur le reproche de faire, comme chef de l'État, de la politique personnelle, et les autres à son auteur celui de se poser en dictateur.

Nous venons de voir que la campagne électorale fut menée par [p.466] chaque candidat dans sa circonscription par voie d'affiches, de professions de foi, de circulaires, de réunions publiques, que les journaux locaux et non ceux de Paris reproduisaient, si bien que les programmes des divers partis sont difficiles à préciser, d'autant plus encore que les candidats, dans leurs professions de foi, se bornaient à l'indication très générale de leur orientation politique, sans préciser les réformes qu'ils se proposaient de réaliser.

Parmi les candidats de droite, ceux qui sont demeurés fidèles à la légitimité se présentent sous leur drapeau et se prononcent pour une révision aussi rapide que possible, devant donner à la France le régime nécessaire à son salut.

Les autres se présentent comme conservateurs, non comme monarchistes; ils sont prêts à faire l'expérience de la Constitution, remettant la révision au moment où les circonstances en montreraient la nécessité et la permettraient, soit pour changer le régime, soit pour l'améliorer. Leur programme positif, c'est la défense de l'ordre social, de la religion, de la famille, de la propriété, de la morale contre l'esprit de révolution, soit contre des réformes radicales immédiates, soit contre le changement de l'ordre existant par des étapes habilement ménagées.

Les bonapartistes sont les adversaires déclarés de la République; ils réclament un appel direct au peuple pour le choix du régime; ils contestent la valeur des élections comme moyen d'expression de la volonté nationale; le plébiscite seul peut l'assurer. D'ailleurs on l'a vu, ils se divisent en bonapartistes de gauche et de droite, à tel point que Rouher, homme de confiance et candidat du prince impérial, se présente en Corse contre le prince Jérôme.

Du côté des républicains, l'adhésion à la République primant tout est le mot d'ordre commun, le lien entre les candidats; la lutte contre l'influence de l'Église dans la politique, principe d'un anticléricalisme plus ou moins accentué, qui se traduit notamment par la réforme de la loi de 1875 sur la liberté de l'enseignement supérieur, en est un autre.

Mais par ailleurs, entre républicains des divergences profondes existent. L'extrême gauche, le radicalisme intégral sont demeurés fidèles au programme de 1869; ils se prononcent pour : la suppression du Sénat et de la Présidence de la République, le mandat impératif, l'amnistie immédiate et intégrale des condamnés de la Commune, l'autonomie plénière municipale, la suppression des armées permanentes et pour des milices, la séparation de l'Église et de l'État [p.467] la suppression du budget des cultes, la confiscation des biens de main morte, l'émancipation de la femme, les droits de l'enfant, les Clemenceau, les Allain Targé, les Bonnet-Duverdier, les Accolas se présentent avec ce programme intégral, qui d'ailleurs, on le remarquera, ne comporte aucune réforme sociale destinée à l'amélioration du sort des travailleurs.

Tout autre est le programme des républicains de l'Union république et de leur chef Gambetta. Sans désavouer définitivement le programme de 1869, dont il a, il y a seulement sept années, donné la célèbre formule, il affiche une politique opportuniste, réaliste, progressive. Pour prendre le pouvoir il faut faire la preuve de sa capacité à l'exercer, de sa science des affaires, de sa prudence, de son esprit de gouvernement, de discipline et d'autorité; « il faut se surveiller soi-même, se régler, et ne jamais aventurer un pas sans avoir reconnu la solidité du terrain... le seul moyen d'aller plus loin c'est de marcher sûrement, étant bien résolu à ne jamais aller en arrière ». C'est ce qu'il appelle « la politique des résultats ». Sans doute il faut être des démocrates, mais les démocrates « ce sont des hommes (simplement) qui sont persuadés que la souveraineté doit s'exercer dans le sens du plus grand nombre et jamais au profit d'une collection d'individus, d'une caste ou d'une famille ». Même sagesse quant à la politique extérieure, il faut s'abstenir de tout prosélytisme au dehors. « Les peuples sont maîtres chez eux et la politique extérieure d'une République française impose la nécessité de respecter la Constitution des autres peuples, quelle qu'elle soit. »

Le programme de l'Union républicaine était donc très modéré, mais sur un point il se séparait tout à fait de celui des conservateurs : c'était par son attitude vis-à-vis de la religion. Sans doute Gambetta se présentait comme un libéral acquis à la liberté de conscience pour tous, mais il déclarait « ne pas tolérer qu'un clergé quelconque devienne dans l'État un parti politique »... « entrant en lutte avec d'autres partis, et voulant leur imposer un personnel, des desseins, des calculs... » Il voulait que « l'Église reste l'Église » et « ne vienne pas semer la haine et la discorde, l'insinuation calomnieuse », sans quoi elle ne devait pas s'étonner « d'avoir provoqué des haines et fait naître des représailles ». Thème juste en principe, mais d'une application bien délicate, car il est impossible que l'Église ne fasse pas entendre sa voix quand ses intérêts et les intérêts moraux, dont elle est la gardienne, sont menacés par des mesures politiques, et ne se trouve pas dans certains cas engagée, même malgré elle, dans [p.468] l'action des partis. La taxer alors de cléricalisme et pratiquer vis-à-vis d'elle des mesures de représailles, faire de l'anticléricalisme dès qu'elle manifeste ses approbations ou ses improbations, constitue un abus. En se séparant de l'extrême gauche par son opportunisme et des conservateurs par son anticléricalisme, Gambetta se plaçait avec son parti sur un terrain bien étroit. Encore moins que les radicaux il ne présentait d'ailleurs au corps électoral un programme de réformes sociales positives. Ne prétendait-il pas même que la question sociale n'existait pas ?

A ces observations sur l'attitude électorale des divers partis en vue des élections de février, il faut ajouter que bien des candidats, même de gauche, se réclamaient du maréchal, se rattachant davantage les uns à sa politique d'ordre moral, les autres à son loyalisme constitutionnel.

Résultats des élections du 20 février 1876. — Les élections donnèrent en chiffres un peu arrondis au profit des divers partis les résultats suivants : républicains : 300 élus, dont 40 centre gauche, 180 gauche, 80 extrême gauche; conservateurs : 135 élus, dont 20 constitutionnels libéraux, 45 centre droit et monarchistes modérés, 20 légitimistes, 50 bonapartistes. Il y avait 105 ballottages.

Pris en eux-mêmes, ces résultats prêtaient aux observations suivantes : succès écrasant des républicains de toutes opinions, — opposition absolue entre la nouvelle Chambre et l'Assemblée nationale désavouée par le suffrage universel, — nombreux élus pour les partis extrêmes de gauche et de droite, et effacement relatif du centre gauche d'une part, du centre droit de l'autre, — prépondérance de la gauche constituant le parti, d'ailleurs divisé très sensiblement, le plus nombreux au sein de la Chambre.

Le quadruple succès de Gambetta et le quadruple échec de Buffet, se faisant comme pendant, se servant de repoussoir, synthétisaient en quelque sorte la situation politique, issue de ces élections.

Une série d'hommes politiques marquants de droite disparaissaient de la scène politique tandis qu'une équipe de nouveaux députés de gauche, destinés à une brillante carrière, se présentait. Et par là encore s'affirmait l'ouverture d'une ère politique toute nouvelle.

Naturellement la presse républicaine chanta victoire. « La nation vient de parler, écrivait le 23 février la République française. Après cinq ans de tâtonnements, d'incertitudes, d'anxiétés de tout genre, la France vient de dire, avec éclat, avec une liberté et une [p.469] unanimité sans exemple, qu'elle veut la République,... elle la veut non à titre d'essai, elle la veut comme le régime définitif, comme le Gouvernement nécessaire et régulier de la démocratie. » Elle ajoutait : « C'est là ce que signifie hautement l'échec de M. Buffet partout où il s'est présenté. » Le Siècle, le XIXe Siècle, le Rappel, le National donnaient la même note en des articles dithyrambiques dont on ne peut reproduire même des extraits.

La presse de droite ne contestait pas sa défaite. « Décidément nous sommes battus, écrivait le Français. Nous ne nous donnerons pas la consolation frivole des récriminations. » La Gazette de France, l'Union, l'Ordre le constataient de même, mais les légitimistes en rejetaient la faute sur le centre droit qui avait fait échouer la restauration de la monarchie, « vraie, puissante et féconde », et les bonapartistes incriminaient sa « haine de l'Appel au peuple ».

Élections de ballottage du 5 mars. — Il restait 105 sièges à pourvoir. Les quinze jours qui séparèrent les deux scrutins furent occupés par des transactions entre les candidats demeurés en présence ; les oppositions entre hommes de gauche ou de droite, causes des échecs, devaient être supprimées. A gauche ce furent les candidats radicaux, qui le plus souvent s'effacèrent devant ceux de la gauche républicaine; à droite, les légitimistes opposés aux candidats plus modérés se retirèrent généralement devant ceux-ci, tandis que dans les cas d'opposition entre centre droit et bonapartistes ce furent ces derniers qui demeurèrent les candidats conservateurs. La retraite de Buffet, écrasé par ses défaites, dès le 23 février, avait facilité ces accords.

Les élections de ballottage du 5 mars furent dans l'ensemble plus modérées que celles du 20 février. Il y eut 56 républicains élus plus modérés, et 49 conservateurs, dont 4 constitutionnels, 12 centre droit et monarchistes modérés, 7 légitimistes et 26 bonapartistes.

Après ces deux tours de scrutin la Chambre comptait 533 élus, certains l'étant dans plusieurs arrondissements. Les républicains se présentaient avec 340 élus, 98 d'extrême gauche, 194 de la gauche républicaine et de l'Union, 48 du centre gauche. Les partis de droite en avaient près de 195 seulement, avec environ 75 à 80 bonapartistes, 60 membres du centre droit et de la droite modérée, 25 à 30 légitimistes et 22 constitutionnels.

Si la proportion des élus était en définitive un peu moins écrasante [p.470] entre les républicains et les conservateurs qu'après le premier tour, elle demeurait considérable en faveur des premiers. A une Assemblée nationale demeurée conservatrice jusqu'au bout après l'avoir été au début dans la proportion des deux tiers, succédait une Chambre des députés pour plus des trois cinquièmes républicaine.