De la Souveraineté du Peuple et de l'excellence d'un État libre


[p.j]

 

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

 

Cet ouvrage fut composé sous le protectorat de Cromwell, dont la sage administration et les qualités extraordinaires ont excité une admiration qui fit, pendant sa vie, oublier son forfait.

Les Anglais[1] ont été heureux de se défendre contre l'anarchie, à [p.ij] l'ombre du trône qu'ils avoient renversé.

Les esprits avoient éprouvé trop d'agitation, pour pouvoir jouir sitôt de la paix et de la liberté : on vit, avec les idées nouvelles, l'homme se ressaisir de ses droits, si long-tems méconnus ; les moyens d'oppression devinrent plus difficiles, à mesure qu'ils parurent plus odieux. L'autorité des rois fut examinée ; et les peuples, plus instruits sur la nature de leurs droits, ne virent bientôt dans un roi qu'un être identique revêtu de leur majesté, dépositaire de leur puissance ; et enfin un agent nécessaire, pour ne faire qu'un seul tout des forces éparses d'un vaste empire.

Ils envisagèrent avec effroi ce colosse de puissance abusant de la souveraineté, pour opprimer les [p.iij] peuples de qui il tenoit toute sa grandeur. La liberté s'avançant sur les traces sanglantes de l'anarchie, le peuple lui sacrifia toute sa force et ses richesses ; il sentit, plus que jamais, combien il devenoit nécessaire que des loix sages le protégeassent contre la tyrannie, les excès de la licence, et tous les désordres de l'anarchie. On vit peu à peu, et à mesure que les esprits se calmèrent, les hommes éclairés par le feu des dissentions civiles, encore mal rassurés contre les orages qui précèdent le retour de la liberté chez un peuple avili pendant des siècles, et qui a langui sous un despotisme dévorant ; on vit, dis-je, les hommes, déposant la férocité de l'obéissance passive, reprendre, avec un caractère plus noble, cette fierté de courage qui [p.iv] augmente avec la grandeur du péril[2] ; on vit un peuple entier renaître au milieu des débris de l'homme assujetti et soumis.

Un tyran ne voit dans la liberté que le désir de résister à ses volontés ; il s'arme pour l'anéantir et l'étouffer dès sa naissance. L'esclave la considère comme une situation plus douce que la servitude, et qui le délivrera d'un joug qu'il porte à regret. Les grands, comme une mer orageuse dont les flots impétueux renversent les arbres les plus élevés jusque sur le sommet des montagnes, l'abhorrent dans les autres avec d'autant plus de raison, qu'ils s'aveuglent sur les avantages de la liberté, qu'ils les méconnoissent, ou qu'ils en sont moins [p.v] dignes. Le peuple regarde la liberté comme la sève féconde de la félicité sur la terre[3].

Les politiques, dit J. J. Rousseau, font sur l'amour de la liberté les mêmes sophismes que les philosophes ont faits sur l'état de nature ; par les choses qu'ils voient, ils jugent des choses très-différentes qu'ils n'ont pas vues, et ils attribuent aux hommes un penchant naturel à la servitude, par la patience avec laquelle ceux qu'ils ont sous les yeux supportent la leur, sans songer qu'il en est de la liberté[p.vj]comme de l'innocence et de la vertu, dont on ne sent le prix qu’autant qu'on en jouit soi-même, et dont le goût se perd si-tôt qu'on les a perdues. Je connois les délices de ton pays, dit Brasidas à un Satrape qui comparoit la vie de Sparte à celle de Persépolis ; mais tu ne peux connoitre les plaisirs du mien » !

La liberté a servi de prétexte aux dissentions, aux guerres intestines, aux invasions, aux conquêtes, et à tous les crimes de la tyrannie, qui la tuent ; à la licence, qui la calomnie ; aux abus, aux excès, et à tous les maux enfin.

Dieu, qui nous donna le désir et les moyens d'être heureux, plaça dans la tyrannie la source de tous les maux[4]. Soutiendra-t-on que le [p.vij]droit de nous en défendre cesse devant ce mot, Roi » ?

On plaint le peuple qui, façonné à l'esclavage, n'aspire point à la liberté, qu'il ne connoit pas ; mais on méprise celui qui, après l'avoir possédée, cesse un instant de songer qu'il l'a perdue, ou de faire, du soin de la recouvrer, le premier de ses devoirs, l'objet continuel de ses méditations, le but unique de ses efforts. C'est aux nations libres à se sauver elles-mêmes ; c'est à elles que leurs ancêtres ont transmis cette obligation sacrée ; c'est pour elles, plus que pour eux, qu'ils ont abdiqué la paix et bravé la mort ».

Ainsi s'écrioit avec une louable indignation, le comte de Mirabeau, dans son éloquent ouvrage, intitulé : Aux Bataves sur le Stathoudérat[p.viij]. « Et, continue-t-il, Peuples, ce qu'il y a de plus perfide et de plus redoutable sur la terre, ce ne sont point les atrocités publiques, mais les ruses de la tyrannie ! Posez des bornes au pouvoir, si vous ne voulez qu'il dégénère en tyrannie par la pente des choses et des hommes. Et si quelque citoyen extraordinaire vous rend d'importans services, si même il vous sauve de l'esclavage, respectez son caractère ; admirez, mais sur-tout craignez ses talens. Malheur... malheur aux peuples reconnoissans ! Ils cèdent tous leurs droits à qui leur en a fait recouvrer un seul ; ils se forgent des fers ; ils corrompent, par une excessive confiance, jusqu'au grand homme qu'ils eussent honoré par leur ingratitude ». [p.ix]

Pour conquérir la liberté, il faut la connoître, la rechercher, et l'aimer : heureux qui peut en connoître le prix ! il n'est connu que de ceux qui l'ont perdue, ou qui voient dans l'avenir les maux qui résultent de sa privation.

Il est impossible que les peuples restent long-tems dans l'anarchie ; cette sorte de gouvernement, s'il peut être ainsi appelé, est tellement contraire au bonheur de l'homme, et ses suites sont si funestes !.... L'anarchie est une situation d'autant plus. violente, que les peuples qui supportent ce fardeau, n'en connoissent pas tout le poids. Ce n'est que par l'histoire, que les hommes peuvent juger de ce que c'est que l'anarchie.

Marchamont Needham, auteur de cet ouvrage, avoit fait une étude [p.x] profonde de l'Histoire des Peuples anciens; peu d'hommes ont, avant lui (si nous en exceptons Milton), réuni plus heureusement l'amour de la liberté, au désir de la rendre commune à leurs semblables. Il peint avec vérité et sans art les orages de la liberté, le calme de la tyrannie[5], les malheurs causés par les abus et les excès qui les suivent, et l'anarchie, qui dévaste les empires et les précipite vers leur décadence, qui, par le relâchement subit de tous les ressorts du gouvernement, opère un choc universel et des opinions et des hommes. [p.xj]

L'anarchie forme les ombres qui séparent les beaux jours de la liberté, toujours agités et toujours brillans, d'avec les ténèbres et le silence du despotisme.

Il est bien impossible à une assemblée de législateurs, de donner des loix si parfaites, qu'elles remplissent d'abord les espérances d'un grand peuple. La plus sublime théorie à peine atteindroit au but : et quelle distance de la théorie à la pratique!.... N'en doutons pas, la constitution d'un état (qui, par son ensemble, doit communiquer par-tout le mouvement et la vie, dont la marche, lente avec sagesse, précède les peuples) ; la constitution d'un état crée à la fois cette immensité de moyens, qui font germer sur toutes les parties de l'empire, la félicité que l'on obtient[p.xij] des loix et que donne la liberté, et ces richesses de l'industrie, semblables à la nature, toujours active, hâtée de produire, et qui ne se repose jamais.

La terre ne se couvrit point d'abord de ces arbres majestueux qui balancent leurs têtes jusque dans les nues ; chaque année leur donna une sève nouvelle.

La constitution d'un état doit être perfectionnée sans cesse, et nous ne pouvons attendre des loix nouvelles, que des biens mesurés, à l'état de foiblesse qui suit un long repos.

(Si nous considérons maintenant quelle est la liberté de nos voisins, les Anglais; ne serons-nous pas forcés de gémir, en voyant que le peuple le plus fier et le plus actif, le plus éclairé sur ses intérêts,[p.xiij] et tout ensemble le plus riche, reste courbé sous le triple joug de son gouvernement, qui n'en impose plus ?)

(Les avantages de la constitution Britannique sont balancés par tant d'abus !)

Ce n'est pas en exaltant l'imagination du peuple, qu'on le rend heureux. Le bonheur est comme une source abondante et paisible, où il doit puiser sans cesse, et non un torrent impétueux qui fuit de nous, et nous étonne du bruit de ses ondes.

L'amour de la patrie, inséparable de l'amour de la liberté, est une passion également violente dans ses accès, et généreuse dans ses effets. C'est d'abord un sentiment de paix qui s'accroît et s'étend dans le secret, un rayon de [p.xiv] feu qui se répand dans l'âme, une explosion d'ardeur, de zèle et de dévouement pour la patrie ; l'amour pour le prince se confond, se perd, s'absorbe dans l'amour de la patrie[6].

Puisse l'amour de la patrie donner[p.xv] plus d'élévation à nos pensées ! Rapide, impétueux, ce sentiment exciteroit en nous le désir inquiet d'un bonheur universel. L'amour de la patrie se renouvelle avec les siècles, chez un peuple qui observe tous les maux sous lesquels gémissent les nations assujetties.

J'ai recueilli des notes dans les auteurs les plus célèbres, tels que Montesquieu, J.J. Rousseau, Bossuet, Letrosne, l'abbé de Mably. M. de Peyssonel, etc. etc., dont les écrits, comme autant de monumens, rediront à nos neveux ce que nous fumes, le point d'où nous sommes partis, la marche des lumières, leur explosion et leurs effets.

Ces notes viennent à l'appui de mon auteur ; elles prouvent ce qu'il n'a fait qu'indiquer, elles affirment [p.xvj] ce qu'il rapporte ; et s'il m'arrive d'avoir trop souvent recours au témoignage de nos auteurs, on me le pardonnera sans doute en faveur de la sublimité de leurs expressions, de la justesse de leurs pensées, et de la perspicacité de leur jugement. L'excellence d'un état libre n'est pas un de ces livres d'agrément que le beau sexe aime à lire ; il exige une grande attention ; et ceux qui n'ont pu soutenir la lecture de l'Esprit des Loix et du Contrat Social, pourront faire à cet ouvrage le même honneur.

Peut-être trouvera-t-on que le style de cet ouvrage est un peu diffus ; mais si l'on considère avec quelle adresse les agens du pouvoir absolu ont éloigné de nous tout ce qui pouvoit nous retracer à l'esprit l'idée du bonheur qui appartient [p.xvij] à un état libre, de quel art ils ont usé pour nous plonger dans la servitude ; si l'on se souvient encore du style fleuri des préambules d'emprunts, qui manifestaient à l'Europe le parjure et la fourbe des ministres, et de ces promesses renouvelées par leurs infractions ; si le mensonge est accompagné de tous les agrémens du style ; si des hommes bassement habiles ont semé de fleurs le chemin rapide qui nous conduisoit dans un gouffre de maux : l'avocat de la liberté doit-il aussi rechercher ces expressions dont la pompe appartient à l'éloge ? Peut-être la simplicité a aussi sa dignité.

L'auteur a divisé son ouvrage en quatre parties. La première l'est [p.xviij] elle-même en quatorze raisons. Il attaque les ennemis de la liberté du peuple, dans les deux premières parties ; et l'on reconnoit que tous les efforts par lesquels on tenteroit d'affermir le pouvoir dans les mains d'un seul, ne pourraient le rendre légitime et raisonnable, si celui auquel il auroit été confié n'en obtenoit la prolongation par le consentement libre du peuple, représenté dans ses assemblés solemnelles et successives.

Dans la troisième partie, il s'élève puissamment contre les assertions de ceux qui prétendent que l'autorité des rois prend sa source dans celle que les anciens patriarches exerçoient sur leurs nombreux enfans ; il remonte aux premiers âges du monde, pour prouver que si ce gouvernement est légitime et [p.xix]supportable, ce n'a été qu'à l'égard des enfans des patriarches, aussi long-tems qu'il ne dégénéra pas en tyrannie jusqu'au tems de Nembrod.

Marchamont Needham établit ensuite avec une admirable simplicité, quelle est la majesté et la souveraineté du peuple. Il rend hommage à sa puissance ; et après avoir démontré, par des raisons irréfragables, que l'origine et la source de tout pouvoir légitime est dans le Peuple, il tire de l'Ecriture sainte les preuves les plus authentiques de cette vérité.

L'auteur a fait servir cette troisième partie comme de préliminaire à la quatrième, qu'il a intitulée :Erreurs des gouvememens, et règles de politique. Elle nous a paru mériter, pour la rendre véritablement[p.xx] utile dans les circonstances présentes, que les savantes et ingénieuses définitions métaphysiques du gouvernement politique, par le citoyen de Genève, et l'abbé de Condillac, y fussent insérées en entier dans les notes ; c'est pourquoi on les y trouvera, ainsi que ce que les écrits de l'instituteur du prince de Parme nous ont présenté de plus intéressant sur le gouvernement et la république de Venise. Peut-être le lecteur nous saura gré de ce rapprochement des deux définitions du pacte social, suivi du tableau du gouvernement le plus corrompu et le plus odieux qui précède la pompeuse image que M. de Sèze nous a donnée des heureux effets de la révolution en France.

La quatrième et dernière partie sert à démontrer comment on est [p.xxj] parvenu jusqu'ici à favoriser les attentats du despotisme[7].

Marchamont Needham déchire le voile qui couvroit les mystères de la tyrannie : il nous apprend par quelle série de moyens, dans l'enfance du christianisme, la tyrannie se créa des ministres, des loix et des tribunaux, pour légitimer ses fureurs, sous le prétexte spécieux d'extirper les hérésies. Il observe que la tyrannie, croissant à l'ombre des autels, commit, au nom [p.xxij] de Dieu, tous les crimes de la cupidité, de l'orgueil et de l'ambition ; que ce monstre s'est toujours servi de la superstition pour consacrer ses attentats : et, ce qu'il étoit tout naturel d'en attendre, si la religion a été calomniée, et ses ministres avilis, méprisés, odieux ; si les trésors de l'église ont été formés des filons de la crainte et du remords; si le sage a souvent gémi en considérant que les ministres d'une religion sainte ont béni les chaînes des nations et absous les tyrans, c'est que là tyrannie exerçant un pouvoir théocratique, ce qui n'étoit qu'un délit civil ne tarda pas à devenir un sacrilège ; on intéressoit la Divinité en tout, comme si la différence des opinions pouvoit être de la compétence du magistrat. On vit la tyrannie, élevant[p.xxiij] sa tête altière jusque dans les cieux, affermir sa puissance sur l'incurie des rois et l'aveugle soumission des peuples. Il lui suffisoit de vouloir, pour élever ou pour détruire. Il est facile de juger avec quelle audace, quelle aveugle fureur, les peuples ont été gouvernés par ces tyrans révérés, connus sous le nom d'empereurs, de rois, de nonces, d'évêques, et d'inquisiteurs.

Notre auteur nie le droit divin des rois à mal gouverner, et, par une suite de raisonnemens puissans, il proclame le droit inaliénable de l'homme à la liberté. Pénétré de cette maxime du grand Alfred, qu'une nation doit être aussi libre que les pensées internes de l'homme, il ne néglige rien pour persuader au peuple qu'à lui seul [p.xxiv] il appartient de conserver la liberté et de la défendre.

«Révélez, dit Raynal, tous les mystères qui tiennent les hommes à la chaîne et dans les ténèbres ; et que, s'appercevant combien on se joue de leur crédulité, les peuples éclairés tous à la fois vengent enfin la gloire de l'espèce humaine.

Quel a été et quel est, chez toutes les nations, l'effet du despotisme civil ? La bassesse, et l'extinction de toute vertu.

Dans un état despotique, il n'y a de coupable que le despote. Le sujet d'un despote est, de même que les esclaves, dans un état contre nature. Tout ce qui contribue à y retenir l'homme, est un attentat contre sa personne. Toutes les mains qui l'attachent à la tyrannie d'un seul, sont des mains ennemies. [p.xxv]

Le tyran ne peut rien par lui-même ; il n'est que le mobile des efforts que font tous ses sujets pour s'opprimer mutuellement. Il les entretient dans un état de guerre continuelle, qui rend légitimes les vols, les trahisons, les assassinats. Ainsi que le sang qui coule dans les veines, tous les crimes partent de son cœur, et reviennent s'y concentrer.

L'injustice s'attache à l'homme par des nœuds qui ne se rompent qu'avec le fer. Le crime engendre le crime ; le sang attire le sang ; et la terre demeure un théâtre éternel de désolation, de larmes, de misère et de deuil, où les nations viennent successivement se baigner dans le carnage, s'arracher les entrailles, et se renverser dans la poussière. [p.xxvj]

Dans les temps malheureux, il en est des espérances du peuple comme de ses terreurs, comme de ses fureurs ; en un clin d'œil, les places sont remplies d'une multitude qui s'agite, qui menace. Le citoyen se barricade dans sa maison, le magistrat tremble dans son hôtel, le souverain s'inquiète dans son palais ; la nuit vient, le tumulte cesse, et la tranquillité renaît. Dans ses terreurs, en un clin d'œil la consternation se répand d'une ville dans une autre ville, et plonge dans l'abattement toute la nation. Dans ses espérances, le fantôme du bonheur, non moins rapide, se présente par-tout ; par-tout il relève les esprits, et les bruyans transports de l'allégresse succèdent au morne silence de l'infortune. La veille, tout étoit perdu ; le jour suivant, tout est sauvé.[p.xxvij]

Et, dit éloquemment Algernon Sydney, si les hommes naissent libres, ceux qui ont de la sagesse et de la prudence ne manqueront pas d'établir de bons gouvernemens ; mais si en naissant ils se trouvent obligés, par une nécessité inévitable, de demeurer toute leur vie dans l'esclavage, toute la sagesse du monde ne leur sera d'aucune utilité; et il faudra, malgré qu'ils en aient, qu'ils dépendent absolument du bon plaisir de leurs souverains, quelque cruels, furieux ou scélérats qu'ils puissent être.

Une des raisons pour lesquelles les droits et la souveraineté du peuple n'ont point encore été discutés avec toute la pompe et la majesté dont ils seroient susceptibles, c'est que le peuple ne distribue pas, ainsi que font les rois et les [p.xxviij] grands, des présens et des grâces ; qu'il n'alimente ni l'ambition ni l'orgueil, et ne sait pas flatter les espérances des auteurs. Et néanmoins combien d'excellens ouvrages consacrés uniquement à nous rappeler l'antique majesté du peuple, ses droits, sa puissance, et les monumens de sa grandeur !

Dans les siècles modernes, Milton, Algernon Sydney, Marchamont Needham, et plus récemment, le divin Fénelon, Hume, Mercier, Raynal, Mably, Mirabeau, Peyssonel, Letrosne ! Qu'il me soit permis de me servir des couleurs d'un auteur moderne[8], pour peindre l'aurore de la liberté.[p.xxix]

Le génie pénétrant et éclairé de Montesquieu, la légèreté brillante de Voltaire, l'éloquence enchanteresse du bon Rousseau, la précision de d'Alembert, l'audace et la perspicuité de Boulanger, les hardis paradoxes d'Helvétius, la majesté sublime, l'esprit systématique de Buffon, les profondes recherches de M. Bailly, l'éloquence séduisante de M. Marmontel, les pensées fines, mais fortes, de Diderot, ont répandu sur le monde littéraire une bénigne influence » ! Tels sont, ô Peuple ! les hommes qui se sont sacrifiés pour la cause de la liberté, et qui ont déjoué toutes les ruses de là tyrannie. Tel est l'avantage de la bonne cause ; et tel est son ascendant, qu'il nous suffit de la connoître pour devenir ses plus ardens défenseurs, et bientôt[p.xxx] ses martyrs : et telle est l'ivresse et l'enthousiasme qui s'empare de tes défenseurs, ô Peuple ! qu'une seule vérité consacrée à nous rappeler tous les caractères qui composent le sceau original de ta puissance et de ta liberté, fait braver à celui qui l'a dite, l'exil, l'emprisonnement, la mort, les fers, la pauvreté, et les outrages.

Quiconque n'a pas considéré, n'a pas vu les souterrains et les cachots de la Bastille, ne peut se former une idée du sort affreux de ceux qui y finirent leur vie. Eh ! qui pourroit les considérer d'un œil sec ? Celui qui les ayant visités, n'a pas la tyrannie en horreur, ne connoîtra jamais tous les avantages d'un état libre.

Tyrans, qui avez permis que des hommes fussent descendus vivans [p.xxxj] dans ces cachots, gardez-vous de fouler une terre palpitante de douleur !.... Craignez qu'elle ne s'entr'ouvre pour vous punir!

Peuple Français, Peuple généreux, c'est à genoux, c'est les yeux baignés de larmes, la face contre terre, et dans le recueillement de la douleur et de l'indignation, que nous pourrons entendre les accens plaintifs confiés à ces pierres, à cette terre !.... O terre de désolation, entends ma prière !.... Un citoyen[9] se prosterne, il te baigne de ses larmes ; il voudroit pouvoir les mêler aux larmes de cet homme que ton sein a dérobé à l'horreur des tourmens. O terre ! voûtes ![p.xxxij] ténèbres ! redites-moi les dernières paroles de ce citoyen[10]. C'est aux hommes, mais sur-tout aux citoyens, qu'elles s'adressoient. La tyrannie n'est plus ! ô terre ! ô voûtes ! ô ténèbres !

Français, Peuple-roi, tu consacres trois jours pour célébrer la fête anniversaire de ta liberté ! Au milieu de tant d'accens et de cris de joie, permets que, la tête couverte de cette terre encore trempée des larmes de l'homme qui expira dans les fers, permets que je te demande d'ordonner un deuil pour honorer les victimes de la tyrannie. O Louis, roi d'un peuple libre, il t'appartient de le porter !

Avec quels sentimens de respect [p.xxxiij] et d'admiration les peuples de l'Europe apprendront qu'en un jour tous les préjugés qui courboient notre âme vers la terre, et ces institutions qui déprimoientl'homme, et ces inventions de l'orgueil et de l'ambition (qu'une race de reptiles avoit. accueillies et caressées), à l'aide desquelles ils avoient créé parmi nous ces offensantes variétés de conditions, armoiries, noblesse, dignités, rangs, préséances, grandeurs, enfans du délire et de la vanité ! O Peuples de l'Europe, ces chimères ont fait place à la sagesse, à la liberté, à l'égalité, dépositaires des droits et de la majesté de l'homme.

Je terminerai cette Préface par les dernières lignes, de la savante Lettre écrite par M.J. Courtenay au docteur Priestley, sur la dernière [p.xxxiv] révolution de la France. Considérons la liberté, dit cet éloquent écrivain, admirons-la dans sa simplicité rustique, au milieu des montagnes escarpées de la Suisse, environnée d'une troupe de paysans soldats fertilisant les rochers, et répandant l'abondance au milieu de leur stérilité. On aime à la voir dans sa majesté nue, errante dans les vastes forêts de l'Amérique, et portant le charme de ses attraits jusque dans les contrées les plus lointaines, qu'elle a su réunir par sa divine énergie ; dans ces lieux où le trône de la conscience n'est point assiégé par le cagotisme ; où la tolérance est prescrite, parce qu'elle ne fait que suspendre les persécutions ; où l'obéissance à la loi est la marque de l'obéissance, et où la vertu de l'homme n'irrite [p.xxxv] pas le citoyen : on la trouve, cette déesse favorite, dans les pays où tous les rangs, toutes les distinctions sont réduits au niveau; où l'homme est rendu à l'égalité de la nature, et où il ne s'élève au dessus de ses semblables que parles talens qu'il a reçus de la Divinité; où tous les traits les plus brillans de l'esprit humain, sans être ni émoussés ni ternis par la splendeur uniforme de la monarchie, conservent leur trempe et leur éclat primitif.

Le soleil de la liberté vient de se lever sur la France ; il a revisité les rochers déserts de la Corse, et, dans son cours glorieux, il a éclairé toute l'atmosphère politique de l'Europe.

Déjà je vois le sceptre trembler dans la main des rois ; je vois les fondemens de tous les trônes ébranlés[p.xxxvj] par la convulsion politique de mon pays. Le coup n'a pas frappé seulement sur la France; il a été semblable à un contre-coup électrique, qui produit souvent des effets funestes à une grande distance du lieu où la foudre a tombé.

Muller ! toi dont l'éloquence expansive et sublime rend à jamais célèbre l'histoire de la Confédération Helvétique[11], ouvrage immortel, hymne consacrée à la gloire et à la liberté des nations ; que n'ai-je quelques étincelles de ce génie qui vivifie et qui accroît, sous la plume, l'amour brûlant d'un peuple pour la liberté !.... Animé de ce feu divin, j'adresserois tantôt aux rois et aux peuples, tantôt au [p.xxxvij] philosophe, et plus particulièrement aux Français, ces maximes dont la profonde sagesse, dont la hauteur peuvent seules ajouter aux avantages que l'on doit attendre de l'ouvrage de Needham, sur l'excellence d'une constitution libre. Mais, quelles que soient la foiblesse de mes efforts, et toute la puissance des rois pour en prévenir les effets, contre le retour de la tyrannie, les rois apprendront (et cette science les rendra circonspects dans tous leurs projets) ce que peut le citoyen ! Les peuples, en considérant quelles sont la splendeur, la puissance et la majesté d'un état libre, chériront le règne des loix ; leur union sera comme un mur d'airain, contre lequel viendront se briser toutes les forces, et s'anéantir tous les efforts [p.xxxviij] des rois et des grands, si, dédaignant une couronne et des avantages qu'ils ne tiennent que de la libre volonté du peuple, ils formoient le désir insensé de renouveler à nos yeux ces scènes d'horreurs qui ont renversé l'édifice sacré des loix, et qui livroient les peuples à toutes les convulsions de l'anarchie, pour pouvoir les soumettre à leur caprice, et les plonger dans cette atrophie qui laisse au despotisme tous ses moyens, sans jamais satisfaire ses appétits féroces et sanguinaires, et qui enchaîne à la fois le courage et le génie.

Parisiens ! ou plutôt Français ! peuple dont la puissance n'a de limites que celles de la justice et des loix, peuple dont la grandeur et la destinée décideront désormais du salut de tant de nations ; Français[p.xxxix] ! puissions-nous donner au monde ce grand exemple d'un peuple-roi et citoyen, gouverné par les seules loix, et qui les a créées par sa volonté libre !...

Puissent les tyrans apprendre d'un roi-homme[12] quelle est cette félicité qu'il s'honore de partager sous l'empire bienfaisant des loix, avec un peuple immense et libre, avec un peuple composé tout entier[p.xl] de citoyens soldats, qui sont unis par tous les nœuds de l'amour de la patrie, par ceux de l'humanité, de la concorde, de la valeur et de la fraternité !

Stanhope ! Price ! citoyens augustes, qui érigez un trône au civisme, à l'égalité, à la paix, et à la liberté, dans cette isle fameuse où les rois n'ont qu'une autorité limitée, mais où les vestiges d'une monarchie absolue offrent partout et sans cesse aux voyageurs les anneaux de la servitude ; où la prérogative royale insulte encore aux droits et à la majesté de l'homme et du citoyen ; où les grands nous présentent le contraste varié des effets de la cupidité et de l'ambition ; où les préjugés sont cimentés de toute la force de la religion et des loix ! Stanhope ![p.xlj]

Prince ! et vous dignes émules[13] de ces grands hommes, qui, comme eux, vous honorez du titre d'homme et de citoyen, vous partagez avec tous nos hommages, et notre amour et notre admiration.

SAGES, à qui la France va devoir toute sa prospérité, VOUS, dont la réunion, les conseils et la sagesse ont élevé sur les débris du despotisme un temple à l'homme, à son indépendance, et à sa liberté ; VOUS, qui lui avez rendu la plénitude de ses droits, et toute sa majesté primitive ; VOUS, qui, les premiers, avez formé cette ASSEMBLÉE NATIONALE qui a combattu toutes les institutions, qui a remonté à la source de tous les préjugés pour les détruire ou [p.xlij] en adoucir la rigueur, animés de cet esprit de sagesse et de ce courage qui surmonte tous les dangers, vous avez soumis tous les intérêts, toutes les passions, et tous les amour-propresqui éternisoient dans un même empire, dans une même cité, sous le même toit, ces maux enfantés par l'orgueil, par l'ambition, et par l'amour du pouvoir, ces tyrans de l'homme, ennemis de l'égalité, et qui, depuis tant de siècles, s'étoient ligués contre la liberté, contre ses droits et contre son bonheur !

SAGES LEGISLATEURS, et vous FRANÇAIS, frères d'armes, ô mes concitoyens ! c'est à vous que je dédie cet ouvrage.

Vous y trouverez rassemblés tous les droits d'un peuple à la liberté, à l'indépendance, et à la prospérité. Ces droits sont inséparables de sa [p.xliij] grandeur; ils sont inhérens à tout ce qui peut assurer la durée des empires. Ces droits sont, comme vos promesses, inviolables ; éternels comme votre gloire. Et par vous, FRANÇAIS, le siècle où nous vivons sera, pour les races futures, l'ère de la liberté et des loix, comme il l'est des lumières, de la philosophie, et du triomphe de l'homme sur la tyrannie et sur le despotisme.

J'ai inséré, par appendice au premier volume de cet ouvrage, avec les chapitres VII et VIII du Prince de Nicolas Machiavel, quelques réflexions que les maximes de cet auteur m'ont fait naître. On se persuadera de la nécessité de cette addition, après avoir lu, page 149, les assertions de Needham ; c'est ce qui m'a déterminé à les offrir [p.xliv] au Public. Le lecteur pourra se convaincre, sans recourir à sa bibliothèque, par la comparaison qu'il fera des principes de Needham, combien la politique des princes diffère d'avec celle d'un peuple qui a fait la conquête de la liberté.

On trouvera aussi, par appendice, au second volume, quelques observations relatives à mon auteur comparé à J.J. Rousseau. J'ai pensé qu'elles devenoient nécessaires pour ceux qui, aimant à remonter à la source de toutes les idées, les comparent dans leur principe, les suivent dans les progrès dont elles deviennent susceptibles, et finissent enfin par placer les auteurs dans la classe qui leur convient.

Fin de la Préface. [p.1]

 

INTRODUCTION.

 

LORSQUE les sénateurs de Rome commencèrent à respecter les droits du peuple, soit dans leurs décrets, soit dans leurs discours publics, et qu'ils briguèrent sa faveur en l'appelant le maître du monde, combien ne fut-il pas aisé à Gracchus de persuader à ce même peuple qu'il étoit aussi maître du sénat ? Ainsi, Athènes étant délivrée de ses rois, le pouvoir demeura au peuple, qui le retint dans ses mains par l'avis de Solon, cet excellent législateur. Car, comme dit Cicéron, « il y a dans l'homme un sentiment naturel qui le fait aspirer à son élévation ; il ne néglige rien lorsque la fortune seconde ses inclinations, et il hazarde tout, sa vie même, lorsqu'on lui persuade qu'il a des droits à la souveraineté ».

Un peuple s'est-il enfin imaginé qu'il doit être libre, il cherche aussi-tôt à mettre cette idée en exécution; il acquiert la liberté. Son premier soin sera de voir que ses loix, ses prérogatives, ses mandataires ou députés, ses officiers, enfin tous ses [p.2] agens, portent un caractère de liberté. Il la regarde comme la prunelle de l'œil, qu'un atome, un grain de poussière ou le moindre attouchement peut offenser. La liberté est enfin pour lui, cette jeune vierge qu'il vient d'épouser, et dont il est excessivement jaloux.

Ce sentiment avoit tant de force sur l'esprit des Romains, que si quelqu'un des citoyens, quelque mérite qu'il eût d'ailleurs, paroissoit aspirer à la souveraineté, ils l'abaissoient aussi-tôt, comme ils firent à l'égard du généreux Mœlius et de Manlius : la jalousie de ce peuple le portoit jusqu'à examiner les regards, les gestes, les dehors et le maintien de l'homme qu'il soupçonnoit ; il avoit sur-tout grand soin de voir si les voisins avoient entre eux des liaisons qui fussent fondées sur l'amour de la liberté. Il regardoit comme anti-patriotes ceux dont les regards étoient méprisans, les sourcils épais, et la démarche fière, et, pour ne point paroître suspects, les plus sages avoient recours à la modestie et à la douceur.

Ce fut en s'écartant de cette conduite, que Collatin, un des fondateurs de la liberté [p.3]

Romaine, et l'un des premiers consuls, vivant avec une magnificence qui offensoit le peuple, lui fit oublier les importantes obligations qu'il lui avoit. Ses concitoyens, après l'avoir dépouillé du consulat, le bannirent de la ville. Brutus, son collègue, et le sage Valerius Publicola, en prenant un parti opposé, conservèrent, avec leur crédit, toute leur réputation; l'un immola ses enfans, ces colonnes vivantes de sa maison, pour réparer une injure faite au peuple[14] ; et l'autre, pour captiver sa faveur, [p.4]lui donna le titre de majesté, mit à ses pieds les faisceaux et les attributs de l'autorité ; ordonna que tous les appels seroient portés à son tribunal, et fit abaisser les murs qui entouroient sa superbe maison, parce qu'ils loi donnoient l'apparence d une forteresse. Ainsi en ont agi Menenius Agrippa, Camille, et tant d'autres grands personnages, qui devinrent les favoris du peuple. Ceux au contraire dont le caractère étoit plus orgueilleux, perdirent leur réputation et leur crédit.

On conclura de ce que je viens de dire, que quand on a fait connoître au peuple ses droits à la souveraineté, il est aussi impossible de l'en priver que de les diminuer[15].céder pour les Tarquins, puisque résolue de tout hazarder pour sa liberté, elle recevroit plutôt ses ennemis que ses tyrans. Porsenna, étonné de la fierté de ce peuple, et de la hardiesse plus qu’humaine de quelques particuliers, résolut de laisser les Romains jouir en paix d'une liberté qu'ils savoient si bien défendre. La liberté leur étoit donc un trésor qu'ils préféroient à toutes les richesses de l'univers. Bossuet. Discours sur l'Histoire universelle. [p.5]

Le peuple d'Angleterre, né aussi libre qu'aucun peuple du monde, seroit-il assez souple pour s'incliner sous le joug avilissant d'une tyrannie arbitraire, et ne pourra-t-il jamais connoître la véritable liberté[16], ce bien plus précieux que tous les dons de la fortune, et plus estimable que tous les charmes de la vie ? C'est un avantage qui consiste, non pas à faire tout ce qui plaît et à suivre ses désirs effrénés ; on ne peut en jouir et le conserver que par les moyens qui suivent :

1°. Les loix doivent être unes, salutaires, et convenables a l'état et à la condition de tous les individus qui composent la société. 2°. L'administration des loix[17] et de la [p.6]justice doit être exacte et facile, afin d'opposer aux maux des remèdes prompts et peu dispendieux. 3°. Qu'il soit au pouvoir du peuple de changer le gouvernement et les chefs, suivant que les occasions le demandent. 4°. Qu'il soit tenu des assemblées nationales à perpétuité. 5°. Enfin, que le peuple soit libre d'élire les membres qui composent ces assemblées, lorsque les modes d'élection auront été établis. Or un peuple ne jouit véritablement de ses droits, [p.7] que par l'ensemble de ces différens avantages, et il ne peut se conserver dans un état de sûreté et d'indépendance, que par leur accord et leur harmonie.

Si donc la liberté est sur la terre le bien le plus précieux dont on puisse jouir, combien il est important d'user de son courage, de son industrie et de ses talens pour la conserver ! Mais quels en doivent être les moyens? La confiera-t-on à un pouvoir permanent, ou en remettra-t-on la garde entre les mains du peuple, qui la maintiendra dans la succession continuelle de ses assemblées solemnelles ? Avant que de résoudre la question, consultons l'histoire Romaine : nous y verrons que si le peuple a joui de sa liberté, c'est sur-tout lorsqu'il eut le pouvoir de former et de dissoudre ses grandes assemblées, de changer les chefs de l'administration, de faire des lois, ou de les abolir[18].

Il étoit encore de ses droits de choisir et [p.8] de nommer, pour travailler à ce grand ouvrage, ceux qui lui étoient les plus agréables ; ce qu'il faisoit aussi souvent qu'il le jugeoit à propos, et qu'il devenoit nécessaire à ses intérêts, si étroitement unis à la prospérité publique. Si l'on dit que cette étendue de puissance a été le premier fondement de la liberté de ce peuple, on ne peut disconvenir que cette république, avant que de se montrer telle à l'univers, n'ait été long-tems victime de l'adresse, de la subtilité ou de la force des gens entreprenans qui étoient alors dans son sein : les dieux, disoit Gracchus [19] aux Romains, vous envoient des revers pour vous [p.9] punir de l'ignorance et de la négligence de nos ancêtres, qui, en chassant leurs roi, oublièrent d'anéantir avec eux les maux secrets que produit la royauté, puisqu'ils en avoient laissé la source dangereuse à la disposition du sénat. Ce fut ainsi que ce peuple malheureux, négligeant d'établir sa liberté sur les ruines du trône qu'il venoit de renverser, la perdit bientôt après. On lui répétoit qu'il étoit libre, par cette seule raison qu'il n'avoit pas de rois. Mais quel avantage en retira-t-il, quand. il vit un Caïus, un Appius Claudius, et cette foule d'hommes jaloux du commandement ? Leur véritable objet étoit de perpétuer l'autorité royale dans le sénat, qu'ils infestoient de leurs desseins ambitieux. Ils vouloient assujettir les Romains sous le même joug qu'ils venoient de rompre, et se flattoient d'y asservir toute leur postérité.

Les Romains étoient alors aussi libres que le furent autrefois les Spartiates, qui eurent aussi un sénat pour abattre l'orgueil des rois, et qui ne trouvèrent en lui que des tyrans, dont ils ne purent vaincre la fierté. Les grands avoient, comme à présent, la liberté de faire tout ce qui leur plaisoit, [p.10] tandis que le peuple étoit resserré dans des liens plus étroits que jamais. Ce fut de nos jours qu'est devenu ainsi libre l'état de Venise. Le peuple, à la vérité, est affranchi de la domination de son prince ou duc ; mais le pouvoir du sénat ne le tient-il pas dans l'esclavage[20] ? Il n'en étoit pas de même dans la république d'Athènes : Solon, qui lui donna ses loix, mit ses premiers soins à placer entre les mains du peuple l'essence et l'exercice de la suprématie. Rien de ce qui intéressoit le public ne pouvoit passer ou être accepté sans le consentement des citoyens, et sans être revêtu du sceau de leur autorité. Il institua ce fameux conseil, appelé l'Aréopage, pour régler les affaires d état [21] ; mais il laissa au peuple [p.11] la puissance législative. Il évita, par ce moyen, le pouvoir absolu des rois, et balança l'autorité du sénat. Tous les siècles rendront hommage à ce législateur, comme au seul homme qui nous ait laissé le modèle d'un état libre.

Après l'expulsion des rois à Rome, le peuple, qui se flattoit d'être libre et d'en porter le nom, fut long-tems sans s'appercevoir qu'il ne l'étoit pas. Brutus ne laissa à ses concitoyens que l'ombre et l'apparence de la liberté. Il avoit assez d'ambition, et l'occasion étoit assez favorable, pour qu'il s'emparât de la couronne ; mais plusieurs considérations l'effrayèrent ; il vit combien le nom de roi étoit odieux ; s'il eût combattu pour se placer lui-même sur le trône, on auroit jugé que la soif du pouvoir, plutôt que l'amour de la patrie, lui avoit fait prendre les armes. Il savoit combien une vie privée, douce et tranquille, étoit préférable à un trône qui auroit été bientôt entouré de précipices. Enfin, s'il s'étoit emparé de la couronne, quelle espérance pouvoit-il avoir de la garder longtems, lui qui, par son exemple et par ses discours, avoit appris au peuple à redouter la [p.12] tyrannie et à s'y soustraire. Il étoit donc nécessaire qu'il prit un moyen plus favorable pour arriver à son but, et conserver l'amour d'un peuple qui, peu accoutumé à la liberté, n'en connoissoit pas toute l'étendue, et qui se laissait facilement tromper sur la réalité, pourvu qu'on lui en laissât l'ombre.

Les grands qui avoient travaillé à affermir la liberté publique, fondoient sur leur mérite l'espoir qu'ils avoient conçu de commander. Alors, comme un auteur l'a fort bien remarqué, Regum quidem nomen, sed non regia potestas Româ fuit expulsa. Quoique le nom de roi fût rejeté avec une joie universelle, l'autorité en fut conservée avec une politique et une adresse étonnantes, et fut partagée, sous une autre dénomination, entre les grands et tous ceux qui avoient quelque puissance dans la ville. Ainsi le souverain pouvoir fut renfermé dans un sénat permanent, où tous les ans on choisissoit deux consuls parmi ses membres. De cette manière ils jouissoient, chacun à leur tour, d'une espèce d'autorité royale, sans que cette nouvelle forme de gouvernement ajoutât aux prérogatives du peuple, qui ne faisoit que changer d'esclavage ;[p.13] semblable en cela aux plus vils animaux, qui ne gémissent sans cesse sous le poids, que parce qu'on met dans de nouveaux paniers le fardeau qu'ils doivent porter.

Mais qu'arriva-til ? Le sénat s'étant emparé de tout le pouvoir, dégénéra bientôt de sa première vertu, et de l'excellence de sou institution ; ces sénateurs vénérables, qui avoient été justement nommés les pères de la patrie, se livrèrent à l'avarice, au luxe et à la débauche. L'amour de la patrie fit place à l'ambition et aux cabales, la division se mit entre eux; ce qui porta les maux du peuple à leur comble. Quelques grands, devenus plus puissans que leurs collègues, s'élevèrent au dessus d'eux, et s'emparèrent, au nombre de dix, du souverain pouvoir, sous le nom de décemvirat[22]. Ces nouveaux usurpateurs réunirent [p.14] toutes leurs forces, et s'enrichirent des dépouilles du peuple, sans trop s'inquiéter de l'illégitimité des moyens qu'ils prenoient pour contenter leur avarice ou leur passion. Un état si déplorable continua jusqu'à ce qu'enfin leur joug, devenu insupportable, inspira le désir d'abolir une tyrannie aussi odieuse.

Les Romains y parvinrent, et réveillés de leur assoupissement par cette victoire, ils se rappelèrent avec quel courage leurs ancêtres avoient renversé la royauté, et ce [p.15] souvenir leur fit connoître aussi-tôt la force qu'ils avoient en main. Ils sentirent toute la honte qui accompagnoit l'oppression et la tyrannie de quelques individus. Ces citoyens, qui soutenoient le fardeau de l'empire, en qui résidoient la force et la puissance, et pour qui les états étoient fondés, ne permirent plus que les maîtres du monde fussent esclaves dans Rome.

Les Romains s'appliquèrent donc alors à ne se plus laisser tromper par les apparences d'une fausse liberté. Ils se soulevèrent sous la conduite du tribun Canuteïus, et résolurent de ne mettre bas les armes que lorsqu'ils auroient recouvré la jouissance réelle de leurs droits et de leurs privilèges. On les déclara capables de parvenir aux charges du gouvernement, et même à celle de la dictature. Le peuple eut des officiers tirés de son propre corps, qui, sous le nom de tribuns, et comme protecteurs du peuple, étoient sacrés et inviolables dans leur personne. Ils avoient le pouvoir de convoquer les habitans, et d'agir avec toute liberté dans ces assemblées générales. Dès-lors l'état et la république purent être appelés libres. Chaque citoyen [p.16] pouvoit prétendre aux dignités. La vertu, les talens, le mérite possédoient les honneurs qui, auparavant, avoient appartenu à la noblesse, et l'homme de bien étoit aussi respecté qu'un magistrat. Rare félicité des tems anciens, qu'on ne doit plus attendre qu'au commencement d'un nouvel âge d'or.

Il n'a pas suffi aux Romains d'abolir le nom de roi, pour obtenir la jouissance entière de leurs droits et de leurs privilèges; et pour les établir solidement, ils ont jugé qu’ils dévoient extirper la royauté, en arracher les branches et la racine, dans quelques mains que l'exercice en fût confié.

Rome ayant été déclarée un état libre, le peuple, jaloux de rendre sa liberté ferme et durable, fit serment, non seulement de ne point rappeler les Tarquins[23], mais encore de ne souffrir, en aucun tems, [p.17] dans le gouvernement, un magistrat qui fit revivre le pouvoir des monarques.

Ces généreux citoyens, qui s'enorgueillissoient d'avoir fondé la république, prévirent que, parmi ceux qui leur succéderoient, il s'élèveroit des hommes qui, moins animés de l'amour du bien public, aspireroient à la royauté. Ils s'efforcèrent donc, par des exemples de vertu, d'imprimer dans l'esprit des peuples, des principes si purs et si élevés, qu'ils suffirent pour leur inspirer une haine éternelle contre le despotisme, dont ils s'étoient délivrés. Dès-lors le nom de roi devint odieux au peuple Romain.

Ainsi, après plusieurs siècles de gloire et de prospérité, César, croyant pouvoir profiter des dissentions civiles pour s'emparer de la souveraine autorité, quelle qu'ait été l'étonnante rapidité de ses succès, respecta la dignité du peuple Romain, et n'osa prendre le nom abhorré de roi ; mais il se contenta du titre d'imperator, ou connnandant, qu'il croyoit moins propre à révolter le peuple. Ce perfide moyen n'en imposa pas aux Romains ; ils n'en furent que plus irrités et plus ardens à lui plonger un poignard [p.18] dans le cœur par les mains de Brutus, qui vengea, par la mort du tyran, l'injure faite à sa patrie.

Les Hollandois, nos voisins, suivirent l'exemple de Rome, lorsqu'ils eurent secoué le joug de l'Espagne. Ils promirent avec serment d'abjurer pour toujours, non seulement l'autorité de Philippe, mais encore celle de tout autre roi[24]. [p.19]

Quand les rois eurent été chassés de Rome, le droit et les avantages de là liberté réunis au gouvernement, furent confiés aux patriciens, sous le nom de sénat. Ce tribunal exerça l'autorité, sans que le peuple y prit aucune part; mais bientôt il s'apperçut qu'il n'étoit qu'un instrument passif entre les mains du sénat, et dès-lors il sortit de sa léthargie, et obligea le sénat à reconnoître ses droits à toutes les charges du gouvernement, et qu'il étoit partie intégrante du pouvoir législatif, exercé jusqu'alors par les pères conscripts. On vit aussi-tôt s'élever ces officiers, appelés tribuns[25], et [p.20] se former ces assemblées du peuple, qui servoient de frein au pouvoir et à l'ambition du sénat et de la noblesse. Avant cet établissement, lorsque tout étoit dans les mains du sénat, la nation étoit regardée comme libre, parce qu'elle n'étoit point sujette à la volonté d'un seul homme ; mais elle ne le fut en effet que lorsqu'on ne put lui imposer aucunes loix sans le libre consentement du peuple, obtenu dans ses grandes assemblées. Dès-lors le gouvernement se trouva établi sur un mélange égal de tous les intérêts, par le concours des patriciens et des plébéiens : aussi fut-ce de cette manière que les Romains parvinrent au faîte de la grandeur et de la gloire.

Parmi les états libres, la république de Venise a donné à sa noblesse un pouvoir trop étendu ; et dans les Provinces-Unies, la république fait trop dépendre l'intérêt général de la volonté du peuple. Rome se maintint entre ces deux extrêmes ; elle conserva le sénat comme son conseil permanent, et se servit de son austère équité dans l'administration des affaires d'état qui exigent une grande sagesse et une expérience consommée. Mais quant à la législation[p.21] et aux principaux actes de souveraineté, ils furent réservés aux grandes assemblées[26]. Le peuple donnoit les régies par lesquelles on devoit gouverner, et les secrets du gouvernement étoient confiés au sénat. Cette république ne fut jamais si florissante, et plus constamment, que lorsque le peuple eut le plus de pouvoir, et qu'il l'exerça avec une sage modération, quoiqu'il en ait abusé quelquefois ; et les excès qu'il a commis n'ont point été si dangereux et si longs que les malheurs causes [p.22] par l'ambition des sénateurs. Tant que le peuple usa avec sagesse de ses droits, et qu'il prévalut sur le sénat, il conserva sa liberté. Combien étoit grand cet avantage, si on le compare aux maux affreux qu'il éprouva lorsqu'il franchit les bornes de la justice et de la raison ! Mais il retomba bientôt dans son premier état, quand le sénat fut parvenu à lui enlever la portion de pouvoir qu'il avoit dans le gouvernement. Rome alors perdit sa liberté, comme par degrés. Le peuple cédoit à l'autorité du sénat ; le sénat à celle des factions, qui se déchainoient les unes contre les autres ; enfin le chef de la faction victorieuse, César usurpa tout le pouvoir, et réunit dans ses mains tous les droits et toutes les prérogatives de la liberté. Ce fut alors qu'on vit se dissoudre et s'anéantir toute la puissance, la gloire et la grandeur du premier peuple de l'univers, dans le gouffre de la tyrannie d'un seul homme.

Machiavel a pensé d'une manière sublime, lorsqu'il a dit : " Ce n'est pas celui qui a rendu sage et respectable la souveraine autorité qu'il a exercée par lui-même, ou laissée à sa famille, que l'on [p.23] doit le plus admirer ; mais celui qui a donné une liberté durable à un peuple, et qui a assuré par-là son bonheur ». Heureux celui qui n'a fait usage de ses talens que pour faire exécuter un si noble dessein ; sa gloire surpasse celle que se sont acquise ces viles idoles, à qui l'ambition, plutôt que l'équité, a porté nos hommages, et que l'on appelle monarques ! Les plus grands rois ou tyrans, dit Caton, sont bien inférieurs à ceux qui se distinguent dans les états libres et dans les républiques ». Tous ces puis-sans monarques de l'antiquité ne peuvent être comparés aux Epaminondas, aux Périclès, aux Thémistocle, aux Marcus Curius, aux Amilcar, aux Fabius, au grand Scipion, et à tous les autres généreux capitaines, qui, dans des états libres, se sont acquis une gloire immortelle en défendant la liberté de leur pays.

Quoiqu'il semble que ce nom de liberté ait été odieux et ridicule parmi les hommes, depuis que les tyrans en ont privé tous les peuples, et qu'il n'y ait que peu de contrées sur la terre où l'on en connoisse les avantages, cependant les anciens ne datoient leurs titres de noblesse que du moment[p.24] où. ils avoient secoué le joug des rois ; et c'est pour cette raison qu'il y avoit alors tant d'états libres dans toutes les parties du monde.

Ce n'est pas seulement dans les grandes âmes que l'amour de la liberté fait éclater tant de vertus, et qu'il fait paroitre ce courage si fier et des sentimens si magnanimes. L'expérience nous prouve qu'un gouvernement libre est celui qui procure le plus de commodités et d'avantages ; qu'il est le plus propre à augmenter les richesses et la puissance d'un grand peuple. « Il est incroyable, dit Salluste, avec quelle rapidité et dans quel court espace de tems la république s'agrandit, lorsque le peuple eut acquis la libertés. Et Guichardin assure que les états libres sont ceux qui doivent le plus plaire à Dieu, parce que, dans ces états, on donne plus d'attention au bien général ; on veille davantage à ce que la justice soit administrée avec impartialité ; les hommes y sont plus enflammés de l'amour de la gloire et de la vertu, et ils deviennent plus zélés pour la cause de la religion.

On est surpris quand on considère le degré de pouvoir et les richesses auxquels [p.25] parvinrent les Athéniens, lorsqu'ils se furent affranchis de la tyrannie de Pisistrates : mais la puissance des Romains, après l'expulsion de leurs rois et l'anéantissement du gouvernement arbitraire, doit encore plus étonner [27] ; et cela n'arriva pas sans une raison puissante, car, dans les états libres, tous les décrets n'ont qu'un seul but, l'intérêt public ; le bien des particuliers lui est toujours subordonné[28]. [p.26]

Nous voyons le contraire dans une monarchie ; le plaisir du prince est préféré à [p.27] l'avantage général. Une nation qui a perdu sa liberté, et qui reste courbée sous le joug d'un tyran[29], perd aussitôt son premier [p.28] lustre ; son courage est flétri. Le corps se remplit d'humeurs ; il peut à la vérité s'enfler de titres ; mais il ne peut augmenter en pouvoir et en richesses dans une proportion égale à ce dont il jouissoit de l'un et de l'autre, parce que les nouvelles acquisitions sont considérées comme appartenantes au prince, et qu'elles sont nulles pour le bien et l'avantage du peuple. [p.29] Richard Nevil, le grand comte de Warwirk, étoit fier, et regardoit comme au dessus de la plus grande gloire humaine d'être appelé le faiseur de rois, parce qu'il fit et défit des rois à sa volonté. Nous voyons dans l'histoire, qu'il abattit d'abord la maison de Lancastre, renversa de son trône et enferma dans une prison Henri V, roi d'Angleterre, pour élever la maison d'Yorck dans la personne d'Édouard VI. Il le déposa ensuite, le chassa de son pays, et rendit la couronne au même Henri qu'il avoit opprimé. On demande pourquoi cette révolution, et comment elle s'est opérée ? On auroit pensé qu'il ne pouvoit y avoir de réconciliation entre lui et la maison de Lancastre, qu'il avoit si cruellement humiliée en détrônant Henri et en le tenant en prison; mais on cessera d'être étonné, si l'on considère que Warwick devint tout à coup mécontent des changemens qu'il avoit faits, parce qu'ils ne répondoient point au but qu'il s'étoit proposé dans cette entreprise, et que ceux qu'il regardoit comme ses inférieurs, partageoient les bonnes grâces et la faveur d'Édouard alors cédant à la jalousie impatiente de son caractère, il se hâta de détruire ce qu'il avoit fait, et [p.30] renversa le nouveau gouvernement pour rétablir l'ancien.

Ce trait d'histoire nous apprend combien, il est dangereux, après une révolution, de confier à un seul homme un trop grand commandement ou une place trop élevée ; cet homme, ainsi que Warwick, est toujours disposé, soit par mécontentement, soit par ambition, à abuser de l'autorité qui lui est confiée ; il ne dédaignera pas d'en venir à son but, si, comme Warwick, il est le maître de retourner vers le prince qu'il a déposé, et de lui faire accepter, pendant sa captivité, tout ce qui peut assurer et perpétuer dans ses mains l'exercice du pouvoir suprême. Le roi ne l'est que de nom ; il l'est lui-même de facto ; ses anciens amis restent en proie à la honte et aux remords ; il les oublie, comme fit Warwick, pour satisfaire l'homme couronné qu'il gouverne, et pour donner un libre cours à son ambition tyrannique.

Combien donc il importe à un état qui passe rapidement du despotisme affreux qu'il vient d'anéantir sur les hauteurs de la liberté, de veiller et de s'opposer à ce qu'il se présente un autre Warwick.

Fin de l'Introduction. [p.31]

 

CONSTITUTION D'UN ÉTAT LIBRE.

 

Première partie.

 

Les Romains ayant secoué le joug de la tyrannie des rois, et reconnu enfin que la liberté ne pouvoit se maintenir que par la succession régulière des assemblées solemnelles du peuple, mirent tous leurs soins à assurer à la république la jouissance éternelle de ce bienfait : c'étoit en effet la seule barrière qu'ils, pussent opposer au retour des rois ; c'étoit le plus sûr moyen de s'opposer aux usurpations, de se tenir en garde contre les sourdes menées de ceux qui conservoient des dispositions favorables à la tyrannie.

Le rostrum (tribune aux harangues) retentissoit des éloges de la liberté[30] ; les [p.32] augures trouvoient la liberté écrite dans les entrailles des victimes ; ils la voyoient dans le vol de cet oiseau d'heureux présage, de l'aigle qui fixe le soleil, étendant ses ailes au dessus du capitole. Le peuple, dans ses discours, ne respiroit que la liberté ; il répétoit son nom, et s'en servoit comme d'un bouclier contre toutes les attaques de la tyrannie. Ce ne fut pas sans raison que ce peuple brave et actif devint si jaloux, si ardent pour la conservation de la liberté, lorsqu'il l'eut enfin conquise. Il considéra [p.33] combien son gouvernement étoit doux et préférable à tous les autres, quand il est maintenu dans de justes bornes. C'est donc une vérité incontestable, que le peuple, ou plutôt les citoyens choisis successivement pour représenter le peuple, sont les meilleurs gardiens de la liberté.

Nous prouverons cette vérité par les raisons suivantes.

Première raison. Le peuple ne pense jamais à envahir les droits d'autrui ; il ne s'occupe que des moyens de conserver les siens. Il n'en est pas ainsi des rois et des grands ; toutes les nations du monde eu ont eu de funestes preuves ; car, du cercle de la domination dans lequel ils se meuvent, comme dans leur sphère, ils se persuadent qu'il est de leur sagesse et de leur politique d'exercer sur le peuple un empire absolu. Suétone nous apprend que César, Crassus, et un autre patricien, Societatem iniêre ne quid ageretur in republicâ quod displicuisset ulli è tribus, convinrent qu'ils ne laisseroient rien faire dans la république qui pût déplaire à l'un d'eux. Tel étoit encore le triumvirat d'Auguste, de Lépide et d'Antoine, qui partagèrent le monde entre eux :[p.34] ils suivirent la même route que les premiers leur avoient tracée, et ils élevèrent un trône à la tyrannie, sur les ruines de la liberté de leur pays ; ils conservoient, détruisoient, opprimoient et élevoient selon qu'il leur plaisoit, et au hazard : mais aussi long-tems que l'autorité resta entre les mains du peuple, le citoyen, l'ambitieux seul excepté, vécut en sûreté ; aucun homme ne pouvoit être privé de sa fortune ou de sa vie, que l'on n'eût donné au monde des raisons suffisantes pour sa condamnation[31]. [p.35]

Seconde raison. Le peuple est le meilleur gardien de sa liberté, parce que c'est à lui seul qu'il importe de veiller à ce que l'autorité soit telle, qu'elle devienne plutôt un fardeau qu'un bien réel pour ceux qui en sont revêtus, et qu'ils y trouvent des avantages si modérés, qu'ils ne puissent jamais exciter l'envie. La conséquence de ce que nous venons de dire, est que le citoyen honnête, généreux, animé par le patriotisme le plus pur, enviera seul l'autorité comme un instrument heureux entre ses mains pour opérer le bien général[32]. [p.36]

Dans l'enfance de la liberté Romaine, on ne briguoit pas les voix ; on choisissoit des hommes simples et d'un cœur droit ; on les conjuroit, on les forçoit en quelque manière par des importunités, d'accepter les rênes du gouvernement. Ils les refusoient, parce qu'ils ne se dissimuloient pas tous les soins et toutes les peines inséparables des emplois de la république. Cincinnatus quitta la charrue, pour être revêtu de la suprême dignité de dictateur. Le généreux Camille, Fabius et Curius abandonnèrent avec la plus grande peine les travaux paisibles de la campagne, pour se livrer aux pénibles fonctions du gouvernement de la république ; et à peine l'année de leur consulat étoit-elle finie, qu'ils s'en retournoient avec une vive satisfaction à leurs premiers travaux. [p.37]

Troisième raison. Le peuple, au moyen du choix successif de ses représentans dans ses grandes assemblées, conserve la liberté, parce que, dans les sociétés civiles, comme dans les corps politiques, le mouvement empêche la corruption[33].

Cette vérité paroîtra dans tout son jour, si nous considérons les effets de tous les pouvoirs permanens, depuis le premier jusqu'au dernier, dans la république Romaine ; car, aussi long-tems que le peuple fut gouverné par une autorité continuée dans les mains de plusieurs ou d'un seul, il fut toujours en danger de perdre sa liberté, quelquefois même exposé à la voir anéantir pour jamais par l'ambition de ceux qui aspiroient à la royauté, tels que Mœlius, Manlius,[p.38] et tant d'autres. Le même malheur pouvoit encore arriver par l'association des grands (ou par une faction qui formât un intérêt particulier et distinct de celui du peuple), qui disposoient les choses avec tant d'art, que partie par leurs propres forces, partie par les avantages que leur donnoit leur autorité pour gagner et soumettre ceux qu'ils avoient intérêt de plier à leur volonté, pour influer dans les conseils au gré de leur caprice, ils s'assujettissoient les plus foibles ; de sorte que tous étoient forcés de courber sous le joug des grands, ou d'en être opprimés. Ainsi s'éleva subitement le pouvoir tyrannique des décemvirs[34], quand dix hommes se réunirent pour enchaîner à la fois le sénat et le peuple. Enfin, en continuant trop long-tems le pouvoir dans les mêmes mains, les Romains furent assujettis successivement sous l'autorité de deux triumvirats d'empereurs, qui ne cessèrent de s attaquer l'un l'autre, [p.39] jusqu'à ce que César et Auguste s'étant défaits de leurs rivaux, soumirent leur pays à la domination d'un seul.

S'il en étoit ainsi parmi les Romains, quel sera donc le bonheur d'une nation qui a donné au pouvoir absolu des bornes équitables par la succession de l'autorité suprême dans les mains du peuple ? Combien ne doit-elle pas jouir de la sagesse et de la justice de ses représentans ?

Quatrième raison. La succession du pouvoir suprême, non seulement empêche la corruption, mais encore détruit l'esprit de faction (cette peste des républiques), qui se forme un intérêt séparé et contraire à celui de l'état. Avant que de réussir dans leurs projets, les factieux, pour s'assurer de leurs moyens et de leurs créatures, sont obligés de dissimuler, afin d'écarter sourdement et avec adresse tous ceux qui leur sont opposés ; il faut à ces factieux, avant d'éclater, un certain laps de tems ; or la révolution successive du pouvoir dans les mains des représentans du peuple : est un sol mouvant, qui renverse tous les projets conçus par l'ambition et par la tyrannie.

L'évidence de cette vérité est prouvée, [p.40] non seulement par la raison, mais encore par les faits. Observons les différentes factions qui s'élevèrent successivement dans e gouvernement de Rome. Qui rendit les rois si audacieux, qui les autorisa à entreprendre sur les droits du peuple et à le tyranniser ? Ce fut le même motif qui enorgueillissoit ci-devant les rois en Angleterre, la continuation du pouvoir dans leurs mains et dans celles de leurs familles.

Les Romains étant devenus libres, la même raison ne fit-elle pas naître des rivalités et des dissentions dans le sénat ? Appius Claudius et sa faction avoient-ils besoin d'autres moyens pour le subjuguer ? Comment Sylla et Marius ont-ils ordonné tant de proscriptions et de cruautés ? Comment ont-ils mis Rome en combustion ? Ne fut-ce pas par la permanence extraordinaire du pouvoir[35] ? Comment arriva t-il que César brigua et obtint enfin [p.41] l'empire, que Rome perdit entièrement sa liberté ? N'est-ce pas encore par le même moyen ? Si le sénat et le peuple n'eussent pas prolongé le pouvoir de Pompée et de César ; si Pompée eût eu moins d'autorité en Asie, et César dans la Gaule, Rome auroit Conservé plus long-tems sa liberté[36].

Après la mort de César, il est probable que les Romains auroient recouvré leurs droits, s'ils ne fussent tombés dans la même erreur qu'auparavant, en continuant le pouvoir dans les mains d'Octave, de Lépide et d'Antoine. La république fut de nouveau divisée en trois différentes factions ; deux de ces factions ayant été affoiblies l'une par l'autre, Octave resta seul. Considérant alors que le titre de dictateur perpétuel avoit été funeste à son père, il ne demanda le gouvernement que pour un tems, et se le fit accorder pour dix ans. Mais quel fut l'effet de cette continuation de pouvoir ? La première prolongation avoit occasionné des factions ; celle-ci produisit la tyrannie. [p.42]

À la fin de chaque dix années, Octave ne manquoit point de prétextes pour renouveler le bail du gouvernement, et sa conduite fut si adroite, qu'il dissipa aisément et sans retour les foibles restes de la liberté Romaine.

Le seul moyen qu'ait un peuple de se maintenir dans un état de liberté, et d'éviter les fatales conséquences de la faction et de la tyrannie, est donc d'entretenir le pouvoir par le choix successif et régulier de ses représentans : telle est la règle qu'une république sage doit se prescrire ; sans cette règle, aucune nation ne peut se conserver long-tems libre[37]. Combien donc sont [p.43] dignes d'estime et d'admiration, la sagesse, la piété, la justice et le désintéressement de ces chefs d'états libres, qui ont été et seront, dans tous les tems disposés, à abandonner leur commandement avec autant d'empressement qu'ils l'avoient accepté, et, qui ont eu la générosité de mettre des bornes à leur propre pouvoir ! Ce fut par une semblable conduite que Brutus devint si fameux dans le commencement de la république Romaine, et que l'histoire nous a conservé le souvenir si touchant et si honorable de Scipion, de Camille, de Virginie ;[p.44] tandis que les décemvirs, Sylla[38] César, et les autres usurpateurs, sont aussi odieux dans les fastes de Rome, que les noms de Richard III et de Charles IXle seront dans tous les siècles à venir. Cinquième raison. La liberté consiste à ne confier le pouvoir qu'aux représentans successifs du peuple[39], parce que cette succession est un obstacle à l'ambition des [p.45] particuliers, à toutes les tentations de l'intérêt personnel. Il faut du tems pour réussir dans les desseins que l'on a formés, pour créer ou pour encourager une faction. Il faut que ces desseins restent long-tems dans un état de fermentation, si l'on veut atteindre le but désiré.

L'histoire Romaine nous fournit une preuve de cette assertion. Tant que l'autorité fut renfermée dans l'enceinte d'un sénat permanent, les membres qui le composoient, occupés uniquement de leur avantage personnel, négligèrent tout ce qui pouvoit contribuer au bien général ; en peu de tems la chose publique devint une possession particulière. Dès-lors le peuple, privé de tous les droits à l'exercice de la souveraine autorité, exclu des honneurs, dépouillé de ses biens et de sa liberté, se trouva tout-à-coup réduit à la plus affreuse pauvreté. On vit de tous côtés et successivement s'élever des querelles et des dissentions civiles ; tout étoit en combustion ; les grands avoient eu le tems de se concerter et de s'unir pour attirer tout à eux. Le peuple se vit forcé de vivre d'emprunts ; et lorsqu'il ne put plus davantage emprunter, [p.46] il se révolta et abandonna la ville; il ne s'appaisa pas que tous les comptes n'eussent été regardés comme acquittés, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que Menenius Agrippa réussit à le persuader par son excellente fable de la révolte des membres contre l'estomac.

La première insurrection fut occasionnée par l'avarice et les exactions des grands, qui avoient tout envahi ; de même la seconde prit également sa naissance dans le gouvernement des décemvirs. Ceux-ci ayant été choisis pour rendre la justice suivant les loix, s'occupèrent, avec une attention particulière, à fortifier leur autorité, et à s'agrandir par les trésors qu'ils amassoient, créant de nouveaux emplois, et ne disposant de tous ceux de la république qu'en faveur de leurs parens et de leurs alliés : ils augmentèrent si fort leur crédit, qu'ils gouvernèrent en tyrans absolus ; ils opprimoient ou élevoient ceux qui leur plaisoient, sans avoir égard au mérite ou à 1'insuffisance, au vice ou à la vertu. Enfin, s'étant rendus les maîtres de tout, ils commandoient aux sénateurs avec autant d'empire qu'au peuple même. [p.47]

L'histoire des peuples modernes nous offre une foule d'exemples récens des inconvéniens de la permanence du pouvoir dans les mains d'un seul ou de plusieurs[40].

En rendant un libre hommage aux premiers fondateurs de la liberté Romaine, pour avoir expulsé les rois, nous dirons qu'ils manquèrent leur objet eu établissant à Rome une autorité permanente : ils divisèrent[p.48] les citoyens par la tentation des honneurs et du profit ; car[41]l'équité, la vertu, l'intérêt même, ne tiennent point devant l'amour de la domination, et celui qui sera juste étant le maître, n'épargne aucune injustice pour le devenir ». Leur prospérité fut de courte durée. Les sénateurs devenus les chefs de la nation qui leur avoit confié un pouvoir permanent, en ayant usé sans modération pour leur avantage personnel, excitèrent souvent dans la république la fureur du mécontentement et de la division, qu'ils auroient pu prévenir en s'oubliant eux-mêmes, en rendant l'état libre, et en plaçant le pouvoir dans les mains du peuple, c'est-à-dire, de ses représentans successifs.

Sixième raison. Un état libre est préférable à un état gouverné par les grands et les rois, et le peuple peut être regardé comme le meilleur gardien de sa liberté, parce que le but de tout gouvernement est [p.49] ou doit être le bien et la tranquillité du peuple, et la jouissance assurée de ses droits, sans contrainte ni oppression. Un peuple libre peut, avec plus de sagesse et de puissance que les rois, recourir aux remèdes qui conviennent à ses maux, pour en diminuer les excès, les supporter avec fierté, les vaincre par sa constance, ou les surmonter par son courage[42]. Un peuple [p.50]libre voit d'abord où le gouvernement déjoué languit et périclite, comment et quand il devient nuisible : il distingue ceux qui veulent dominer, les moyens dont ils font usage, et seul parmi tous les peuples de la terre, il s'oppose à ceux qui osent s'élever au dessus de lui ; il les voit, il se montre ; l'égalité première devient leur asyle. Il est donc juste qu'il veille à ce que personne n'ait part à l'autorité suprême, que ceux qu'il a choisis, qui rentreront dans la. même condition que lui, et qui éprouveront les bénéfices ou les charges des loix comme le reste du peuple. Le but d'une pareille constitution[p.51] est de ne mettre aucun impôt[43] qui ne soit commun et qui n'ait été approuvé par le consentement général, non pour satisfaire les désirs de quelques individus, mais seulement pour subvenir aux besoins de la patrie. Lorsqu'un seul ou plusieurs particuliers conservent trop long-tems l'autorité suprême, placés au dessus de la moyenne région du peuple, ils trouvent un abri contre la fureur des vents et la violence des tempêtes, qui tourmentent et [p.52]dévastent la partie inférieure du monde ; mais quand, par la révolution successive de l'autorité, ils doivent être dépouillés de leur divinité terrestre, et qu'ils retournent dans la condition des autres mortels, ils ressentent plus fortement et plus vivement le poids qu'ils sont obligés de supporter[44][p.53].

La plus grande obligation que l'on puisse imposer à un homme chargé du soin des affaires publiques, c'est qu'il ne fasse rien à quoi il ne doive participer, soit en bien, soit en mal ; car, quelque bon patriote qu'il puisse être, si son pouvoir est prolongé, il lui sera difficile de se vaincre lui-même, et de ne se pas porter à quelque dérèglement pour, son avantage particulier : mais si au contraire il doit rentrer dans la classe commune, l'intérêt personnel 1'oblige à ne rien faire que de juste, puisqu'il doit lui-même éprouver le bien ou le mal de ce qui aura été fait, aussi bien que le peuple[45], [p.54]

Voilà sans doute la manière la plus juste, la plus noble et la plus excellente [p.55] pour rendre un état Libre, et pour qu'il jouisse de sa liberté. L'histoire ancienne nous en fournit encore des preuves. En quel tems les sénateurs, à Rome, ont-ils été meilleurs patriotes, que lorsqu'ils furent soumis à l'autorité des rois, et qu'ils portaient, avec le reste du peuple, le poids de leur, fierté, À peine eurent-ils secoué le joug des rois, et se furent-ils emparés du pouvoir suprême (qu'ils transmirent à leurs descendans), qu'ils tombèrent dans les mêmes erreurs que leurs souverains, et rendirent ce joug encore plus insupportable que le premier. Le peuple ne put trouver de remède que dans la création devenue nécessaire de ces tribuns[46], qui étant [p.56] revêtus d'une autorité momentanée, par le choix du peuple, n'oublioient point leur condition, et servoient comme de modérateurs entre le pouvoir des grands et les droits du peuple.

Quel homme fut plus animé de l'amour de sa patrie, que Manlius, jusqu'à ce que le tems et les avantages du commandement l'eussent corrompu ? Qui parut d'abord plus généreux, plus doux, et mieux disposé pour le bien public, qu'Appius Claudius ? Mais son pouvoir lui ayant été conservé, il perdit bientôt son innocence et son intégrité, pour se livrer à tous les excès d'une tyrannie absolue. C'est par cette raison même que, quand le sénat, pour quelques vues particulières, voulut prolonger le tems du consulat dans la personne de Lucius Quintius, ce citoyen généreux s'y refusa, et aima mieux agir dune manière directement contraire à ses intérêts, que de permettre que l'on donnât un exemple aussi préjudiciable à la liberté de Rome, en laissant, entre ses mains l'exercice du pouvoir [p.57]plus long-tems que la loi ne l'avoit prescrit.

Septième raison. Les assemblées suprêmes et successives du peuple sont les meilleurs moyens d'entretenir la liberté ; par cette raison que, dans tous les autres modes de gouvernement, les seuls qui puissent y avoir accès, sont ceux qui consentent à se prêter à la volonté et au moindre caprice du prince, ou ceux qui entrent comme intéressés ou comme agens dans quelque faction puissante. Dans un gouvernement populaire, la porte des dignités est au contraire ouverte à tous ceux qui parviennent jusqu'au seuil par les degrés du mérite et de la vertu ; et c'est ce qui produit dans les états libres cette noble et généreuse émulation qui nous fait concevoir les plus beaux desseins, et qui nous porte aux actions les plus héroïques[47].[p.58]

Nous trouverons encore dans l'histoire Romaine une preuve de cette assertion, [p.59] sous le gouvernement des rois ; nous ne voyons pas que cette nation se soit distinguée par ses exploits. Le courage et la valeur étoient, pour ainsi dire, renfermés dans l'enceinte de Rome ; les Romains périssoient sous les coups de leurs ennemis. Lorsque l'autorité des rois fit place à celle des sénateurs, les Romains s'efforcèrent de prendre leur essor ; mais tout ce qu'ils purent faire d'abord, fut de se défendre contre les efforts des Tarquins bannis, et de quelques nations voisines, qui envioient le foible agrandissement de leur pouvoir [p.60] Lorsque l'état fut véritablement libre, et que le peuple jouit enfin du droit de participer au gouvernement, sans que les gens puissans osassent s'y opposer, ce qu'ils avoient fait jusqu'alors, il porta son ambition et ses armes au delà des bornes de l'Italie, et conçut le dessein de se rendre maître du monde.

Quand le chemin des honneurs étoit ouvert à tous, il n'y avoit point d'ouvrages publics, de conquêtes ajoutées à l'empire, que chaque Romain ne pensât que c'étoit par lui et pour lui, tant qu'il seroit vaillant et vertueux. Les alliances, l'amitié, l'esprit de faction, les richesses n'étoient point des titres ; les talens, la valeur et la pauvreté vertueuse étoient préférés à tout. L'histoire Romaine nous apprend que la plupart des meilleurs patriotes, et des plus grands guerriers de ce tems, jouissoient d'une fortune médiocre ; ils avoient un si grand désintéressement, qu'ils s'embarras-soient peu de s'enrichir et de se conserver dans les emplois de la république. On étoit obligé de faire leurs funérailles aux dépens du trésor public. Cincinnatus, homme sans fortune, quitta la charrue pour être élevé [p.61] à la dignité de dictateur. Il ne possédoit que quatre arpens de terre, qu'il cultivoit de ses propres mains, lorsque le consul Romain se trouva, avec son armée, exposé au plus grand péril, et environné de toutes parts par les Eques, et que Rome voyoit en effet le danger qui le menaçoit. Cincinnatus fut, d'une voix unanime, déclaré le seul Romain capable de le délivrer. En effet, il se conduisit avec tant de magnanimité, d'intégrité et de sagesse, qu'il arracha le consul des mains de ses ennemis, qu'il mit en fuite et défit entièrement. Il donna une nouvelle naissance à la liberté de son pays ; et après avoir rempli ses obligations envers sa patrie, se démettant de l'autorité qui lui avoit été confiée, il retourna à sa vie paisible et laborieuse[48]. [p.62]

Cet exemple nous paroitroit étrange, si nous ne savions pas que de telles actions étoient ordinaires à Rome, tant que les vertus y régnèrent avec éclat. Nous lisons que Tarquin Lucius (qui n'etoit point de la famille des Tarquins, tyrans de Rome), doué des plus rares talens, quoiqu'il fût sans fortune, fut enlevé de sa chaumière pour être fait général de la cavalerie. Il surpassa, dans cet emploi, toute la jeunesse Romaine, par sa bravoure et ses exploits glorieux. Tel fut encore Attilius Regulus, le fléau de Cartilage ; et plusieurs de ces héros qui vinrent après lui, jusqu'au temps de Paulus Emilius. C'est à ses conquêtes que l'on doit attribuer le luxe qui sortit de l'Asie, son berceau, pour venir [p.63] étaler ses charmes aux yeux des Romains, et anéantir les restes de la simplicité primitive et de l'intégrité du peuple. On doit cependant observer que, du temps de ce même Emilius, la sévérité des mœurs étoit telle, qu'un plat d'argent qui faisoit partie de la dépouille des ennemis, étant échu à l'un de ses gendres, qui avoit courageusement combattu dans cette guerre, fut regardé comme une très-grande récompense. L'historien de Rome observe que ce fut la première pièce d'argenterie qu'on avoit vue dans sa famille.

Ou peut conclure de ces observations, que si Rome n'a été florissante que lorsque le peuple fut libre, la liberté et la confiance publique ne se sont conservées qu'autant que les honneurs et les dignités ont été accordés uniquement au mérite ; et ce bonheur ne devoit exister que lorsque le peuple pouvoit donner librement sa voix pour élever aux emplois ou à la dignité de ses représentans, ceux qu'il en jugeoit les plus digues. Tant que dura cette coutume, et que le mérite fut respecté, le peuple sut connoitre, jouir, conserver et accroître les avantages de sa liberté ;[p.64]mais quand le mérite fut négligé, et que les dignités devinrent le partage des protégés, la source des dignités commença à ne plus couler qu'avec la faveur et à la volonté de quelques personnages puissans, le vice et la flatterie étant seuls capables de donner des titres aux emplois : le peuple ne put conserver plus long-temps sa liberté ; il fut ainsi la victime du plus avide et du plus ambitieux.

Huitième raison. Les assemblées du peuple sont seules capables de conserver la liberté, parce que c'est le peuple seul que cette liberté intéresse. Dans toute autre espèce de gouvernement, l'intérêt continuel et l'attention particulière des rois et des grands est de laisser ignorer au peuple, en quoi consiste la liberté ; attentifs à ne lui laisser que l'apparence trompeuse de ce grand bien, ils lui en dérobent la réalité ; il n'en connoit que le nom !

Dans les états libres, au contraire, le peuple fait une distinction de sou ancienne dépendance, avec la liberté dont il jouit ; il compare le passé avec le présent ; sa liberté est essentiellement liée à son intérêt ; tout ce qui l'environne lui dit de la [p.65] défendre des atteintes dangereuses de l'ambition des nobles, et l'avilissement des peuples soumis lui inspire le désir de la conserver dans ses mains, avec toutes les prérogatives et tous les droits de la souveraineté[49].

La liberté doit être plus en sûreté dans les mains du peuple, que dans celles des grands, parce que le peuple y est le plus intéressé : rien ne peut satisfaire cet intérêt jaloux, que la garde constante que fait le peuple pour déjouer les manœuvres de ces [p.66]hommes lâches, qui voudroient tout abaisser pour être seuls grands.

De là vient que le peuple ayant une fois goûté les douceurs de la liberté, s'y montre si attaché, que, s'il découvre ou s'il soupçonne le moindre dessein tendant à l'envahir, il regarde ce dessein comme un crime qu'aucune considération ne peut faire pardonner ni oublier. Ce fut par cet excès de délicatesse que, dans la république Romaine, un citoyen sacrifia ses fils, un autre son frère, pour venger les attentats faits contre la liberté. Plusieurs ont donné leur vie pour la conserver, et quelques-uns ont livré leurs meilleurs amis sur le plus léger soupçon, comme dans l'affaire de Moelius et de Manlius. César lui-même périt cruellement, pour avoir violé manifestement la liberté.

Ce n'est pas seulement à Rome que les ennemis publics ont été immolés sous les coups terribles de la vengeance. Plusieurs états libres de la Grèce, en de semblables occasions, ont étonné tous les siècles par la sévérité de leurs jugemens. Le plus remarquable de tous est celui de l'isle de Corcyre, dans la guerre du Péloponnèse ; le [p.67]peuple ayant perdu sa liberté par une suite de la rapacité et des empiètemens continuels des grands, la recouvra par l'assistance des Athéniens. Il fit renfermer tous les aristocrates, et se fît donner sur le champ les têtes de dix d'entre eux, pour réparer en partie l'injure qu'on lui avoit faite. Mais cela ne suffit pas ; car l'exécution des autres ayant un peu tardé, le peuple fut si courroucé, qu'il se porta en foule à la prison, en renversa les murs, et ensevelit sous ses ruines les grands qui s'y trouvoient renfermés.

Nous voyons aussi dans l'histoire de Florence, que Cosme, le premier despote de la Toscane, ayant envahi la liberté du peuple, ne put la déraciner de son cœur, ni la lui faire oublier : les Toscans saisirent la première occasion de s'en venger et de recouvrer leurs droits ; ils forcèrent le tyran de chercher sa sûreté dans la fuite, et quoiqu'une trahison ait facilité son retour et son rétablissement, cependant, après un aussi long espace de tems, le sentiment de la liberté survit encore dans tous les cœurs. À la première occasion, les Toscans se ressaisiront de leur antique liberté. [p.68]

Mais de tous les exemples modernes, le plus extraordinaire est celui du peuple du Holstein, qui, s'étant vu privé de sa liberté, il y a soixante-dix ans, et annexé à la couronne de Danemarck[50], conserve encore un sentiment d'indignation de la perte de sa liberté, malgré la rusticité et l'avilissement de ses habitans. Dans leurs repas, ils en ont conservé le souvenir, et ils expriment leurs regrets en portant la santé enivrante pour des hommes qui ont été libres, au souvenir de notre liberté,

Par l'impression que l'amour de la liberté fait sur l'esprit du peuple, on peut aisément conclure qu'il en est le meilleur gardien, et combien il est plus intéressé à sa propre sûreté, que ne le sont les grands.

Neuvième raison. On doit préférer un état libre, parce que, sous cette forme de gouvernement, le peuple est moins adonné au luxe[51],que ne le sont les nations[p.69] soumises à des rois et aux grands. Or, par-tout où le luxe s'introduit, on voit aussi la tyrannie. Par ce principe naturel, que l'effet suit la cause, le luxe n'est autre chose que l'excès. Il cause la dépravation générale des mœurs; il étouffe les inspirations secrètes de la raison, et ne laisse à l'homme aucune retenue: c'est une satiété amère qui se répand sur toutes les jouissances, et qui nous affame au sein même de l'abondance ; c'est le désir impuissant d'un cœur corrompu ; rien ne le peut satisfaire ; il franchit les bornes de l'honnêteté, de la justice et de la vertu ; il se porte aveuglément à tous les extrêmes :[p.70]d'où je conclus que la liberté du peuple se trouvera plus ferme et plus constante dans un gouvernement, à mesure que les chefs seront moins exposés aux attraits du luxe.

Nous prouverons cette vérité par des raisonnemens et par des exemples. D'abord, par le raisonnement, il est évident que le peuple doit être moins adonné au luxe, que les rois et les grands, parce que ses désirs et ses besoins sont renfermés dans des bornes plus étroites. Donnez-lui seulement panem et circenses, du pain et des spectacles, et vous le verrez satisfait. Le peuple, d'ailleurs, a moins d'occasions et de moyens pour se livrer au luxe[52], que ceux dans les mains desquels réside constamment le pouvoir. Ainsi, quel que soit son penchant pour le [p.71]vice ou pour la vanité, il ne lui est pas possible de s'y livrer au même degré et avec autant d'excès. Secondement, le peuple étant moins corrompu par le luxe, il est évident qu'il est, dans la personne de ses représentans successifs, le meilleur gardien de ses droits, non seulement parce que cette transmission de pouvoirs les empêche d'être aussi lâches et aussi présomptueux que nous voyons les grands, mais encore parce que n'étant pas amollis et énervés par le luxe, ils se livrent moins à ces idées d'oppression et d'injustice, qui s'emparent ordinairement des grands et des rois, et qui les portent à ces actions criminelles qui n'ont d'autre but que de soutenir l'éclat du despotisme, et de satisfaire l'avarice, l'orgueil, l'ambition ou l'ostentation, inséparables de la vie oisive des grands. Il nous seroit facile de prouver que, dans les états libres, le peuple, dépositaire de l'autorité suprême, a moins de luxe que les rois et les grands. Nous nous contenterons d'un petit nombre d'exemples. À Athènes, tant que le gouvernement de l'état fut entre les mains du peuple, et que ses représentans se conservèrent sages et austères, la [p.72]tempérance fut toujours la règle de leur conduite ; leur prudence et leur valeur les rendirent les seuls arbitres de toutes les affaires de la Grèce : mais lorsqu'ils furent parvenus au faite de la grandeur, ils commencèrent, suivant le sort commun à tous les empires, à décliner ; ils. furent eux-mêmes la cause de leur décadence[53], en permettant, contre les règles d'un état libre, l'agrandissement de quelques personnages par la prolongation de leur pouvoir. Ils perdirent les principes purs de la liberté, et cette austérité de mœurs qui la rend si chère : alors on vit paroître ces trente despotes, communément appelés les tyrans. Ceux-ci, après avoir usurpé une autorité permanente, secouèrent le joug de l'ancienne discipline, pour s'abandonner[p.73]aux charmes du luxe. Ils finirent par fouler aux pieds les loix protectrices de la liberté, et par s'abandonner à toutes les maximes de la plus absolue tyrannie. Telle étoit encore la situation de cet empire, lorsque, clans le tems de Pisistrate, le pouvoir suprême étoit dans les mains d'un seul tyran.

D'Athènes, passons à Rome ; nous verrons que, sous les Tarquins, la débauche étoit assise sur le trône. Mais lorsque le gouvernement changea, les mœurs y gagnèrent, et les sénateurs qui tenoient les rênes de l'empire, reprirent leur ancienne austérité. Aussi-tôt que leur autorité fut permanente, ils s'abandonnèrent au luxe et à la tyrannie, jusqu'à ce que le peuple s'étant emparé du gouvernement, établit une nouvelle discipline. La liberté, soutenue de l'austérité des mœurs, se conserva jusqu'au tems où les décemvirs usurpèrent l'autorité : étant passée ensuite entre les mains du peuple, la liberté et la tempérance reparurent avec éclat, jusqu'aux jours de Sylla[54], de Marius, et de ces tyrans [p.74]auxquels succéda César. Du tems de ce dernier, le luxe et la tyrannie s'élevèrent à un degré considérable : excepté dans .Caton, on n'eût point trouvé les moindres restes de l'ancienne discipline et de la liberté Romaine ; de manière que, dans le monde entier, Caton resta comme un monument de cette tempérance et de ces vertus, qui ne florissoient que sous le gouvernement du peuple.

Sans rapporter d'autres exemples, nous devons conclure que, puisque le gouvernement des grands et des rois est plus sujet au luxe que celui du peuple, et le luxe étant le fléau de la liberté, en ce qu'il produit la tyrannie, les droits et les privilèges du peuple, confiés à ses assemblées suprêmes, qu'il renouvelle dans des tems convenus doivent être plus assurés dans ses propres mains.

Dixième raison. Le gouvernement du peuple est supérieur à toute autre forme [p.75]d'administration, parce que, dans un état libre, le peuple se distingue par plus d'activité, de magnanimité, de noblesse et de sentiment dans le caractère, que sous toute espèce de pouvoir permanent. Le peuple acquiert ces qualités par les services qu'il rend à l'état dans les affaires publiques, et par la certitude où il est que sa fortune est à l'abri des atteintes du pouvoir arbitraire. Si ses travaux ont contribué à quelque succès, il les regarde comme les siens propres ; si la république fait quelques conquêtes, étend ses limites, augmente sa puissance et son crédit, il en partage la gloire et il en jouit. Un citoyen vertueux, brave, savant, est-il récompensé et élevé aux honneurs et aux emplois ? le citoyen s'en félicite, par l'espérance d'y parvenir à son tour, quand il aura acquis le même degré de mérite. Les hommes se portent aux plus grandes choses, lorsque la récompense ne dépend ni de la volonté ni du caprice de qui que ce soit, comme il arrive dans un état où l'autorité est permanente, mais qu'elle est accordée sans égard à la naissance ou à la fortune de ceux qui y aspirent. On a donc le désir de s'avancer dans les états libres. [p.76]

Cette vérité sera encore plus évidente, si nous considérons avec attention quelle a été la situation du peuple, sous les différentes formes de gouvernement : le peuple Romain, du tems de ses rois, n'étoit pas plus considérable par sa réputation que par sa puissance. Il ne pouvoit guère l'étendre au delà des murs de Rome. Lorsqu'ensuite il fut soumis au pouvoir permanent du sénat, il commença à s'étendre un peu, et à augmenter ses forces : tout ce qu'il put faire d'abord, fut de disputer à ses voisins, durs et cruels, une existence dont ils étoient jaloux ; mais à la fin il parvint à connoître et à réclamer ses droits, à jouir de sa liberté par la nomination successive de ses officiers, et par la convocation de ses assemblées suprêmes. Ce fut alors qu'après en avoir jeté les fondemens, il éleva le colosse de cet empire, dont le pouvoir s'étendit sur le monde entier.

La naissance de cet empire paroît plus étonnante, et prouve d'autant mieux le courage extraordinaire et la magnanimité de ce peuple, quand il eut recouvré sa liberté, que ses premières conquêtes furent établies sur les ruines de plusieurs nations [p.77]puissantes, et toutes aussi libres que les Romains ; car, dans ce tems, l'univers abondoit plus en états libres, qu'en aucune autre espèce de gouvernemens. On voyoit la Gaule, l'Espagne, les puissances de l'Afrique, et en Italie, les Toscans, les Samnites, et les autres rivaux de la liberté Romaine, qui défendirent avec tant de valeur celle dont ils jouissoient, contre les attaques de Rome, et supportèrent si long-tems des guerres désastreuses, avant que d'être soumis au joug des descendans de Romulus. Ce fut par un même zèle pour la liberté, que Carthage résista si long-tems à la fortune des Romains, qu'elle la balança, et lui arracha la victoire. Ce sentiment magnanime conduisit Annibal aux portes de Rome ; ce sentiment fit arriver jusque dans la ville, les Gaulois prêts à s'emparer du capitole. Ces peuples prouvoient que la liberté leur avoit donné le courage de disputer à Rome cette autorité naissante, qui la rendit ensuite maîtresse du monde. Mais si cet esprit de liberté a pu donner à ces nations assez de courage pour soutenir aussi long tems les efforts des Romains, c'est par ce même esprit de [p.78]liberté, que Rome vit naître dans son sein ces légions de héros qui lui soumirent toutes les nations, ses rivales[55].

Nous observerons que, lorsque la tyrannie eut détruit la liberté, d'abord sous les dictateurs, ensuite sous les empereurs, les Romains perdirent leur antique courage et toute leur magnanimité : ils virent se dissoudre et s'anéantir cet empire, autrefois si puissant[56]. [p.79]

Le courage et la grandeur d'âme, inséparables de la liberté, périssent avec elle. Le [p.80]peuple, du moment qu'il recouvre sa liberté en reprenant la majesté qui lui appartient, étonne les peuples soumis du spectacle de sa toute-puissance, de sa grandeur, et de l'intensité de ses moyens. Sur les pas de la liberté, on voit à la fois la vertu, le courage et la magnanimité. De nos jours, les Suisses et les Hollandois en ont donné un exemple récent. Mais considérons l'Angleterre : à peine la liberté eut été rendue au peuple, avec quelle rapidité on vit s'exécuter les plus grandes choses ! (Français !)

Cette considération suffit pour nous faire chérir, par préférence, un gouvernement qui, à toute la dignité du peuple, ajoute encore à son bonheur. Un état libre est le refuge d'un peuple qui vient de briser ses fers.... Peuples ! vous ne pouvez conserver votre liberté, que par la succession régulière[p.81] des assemblées suprêmes de vos représentans. Leur permanence est la base de votre liberté, l'égide qui vous met à couvert de tous les attentats de la tyrannie.

Onzième raison. Dans un état libre, les décrets n'ayant de force que par le consentement du peuple, il se trouve hors des atteintes de la tyrannie, et des dispositions arbitraires d'une autorité usurpée : le peuple connoît parfaitement les loix auxquelles il s'est soumis. La participation qu'il a dans l'établissement de ses loix, et la sévérité des peines infligées contre ceux qui les violent, le rend inexcusable quand il a commis une faute ; il s'y soumet plus volontiers. Dans toute espèce de pouvoir permanent, lorsque l'autorité réside dans les mains d'une seule personne, ou dans celles des grands, le peuple n'a d'autres loix que celles qu'il plaît aux rois ou à ces grands de lui donner : encore ne sait-il pas toujours comment il devra se conformer à ces loix, et quelle interprétation il doit leur donner ; souvent elles présentent un sens obscur. Un des plus grands inconvéniens du gouvernement absolu, est que le législateur y a intérêt d'égarer les peuples ; il n'hésite pas à croire [p.82]qu'il est d'une bonne politique de ne donner aux loix que l'authenticité et le sens qu'il plaît à ses mandataires. Ainsi le peuple se trouve le plus souvent sans loix, parce qu'elles ont été faites pour le plus grand avantage de quelques individus, qu'elles sont incohérentes avec la saine raison ; et que le bien public leur est étranger.

Sans ouvrir les annales de l'univers pour prouver cette vérité, sous le gouvernement des rois, l'Angleterre nous en fournira un exemple dans la conduite de plusieurs de nos souverains : ce fut sur-tout sous le règne d'Henri VII, que ce mal fut porté à son comble[57]. Ce prince se réserva le droit [p.83]d'expliquer, selon son caprice, les loix de l'état, qui devinrent autant de pièges dont il se servit pour dépouiller son peuple. Il fut en cela bien imité par son fils Henri VIII, qui ne se fit point de scrupule d'arracher à tant de citoyens la fortune et la vie.[p.84]

Ces princes ne trouvèrent aucun obstacle à leurs desseins. En effet, les juges, toujours regardés comme les oracles de la loi, et dont le pouvoir dépendoit du souverain, avilis par la crainte ou l'ambition, se prètoient servilement à toutes leurs passions ; ils faisoient parler les loix au gré du monarque. Il suffit de se souvenir de ce qui s'est passé sous le règne du feu roi, et sous celui de son père Jacques I, qui avoit coutume de dire : Tant que j'aurai le pouvoir de nommer les juges et les évêques, je suis » assuré d'avoir des loix et un évangile qui me plairont.

Licurgue obvia à cet inconvénient, dans l'établissement de ses loix ; l'autorité souveraine fut confiée au sénat ; le roi n'en conserva que le nom : ce sage législateur lui laissa seulement la grandeur et les prérogatives attachées à son rang. De cette manière, le roi étoit peu au dessus des sénateurs ; et le sénat, soumis aux loix comme le peuple, n'avoit sur lui aucun ascendant. Les emplois honorifiques, peu lucratifs, n'étoient point suffisans pour que ceux qui y étoient nommés s'abandonnassent à des sentimens d'orgueil, ou à l'ambition.[p.85]

Le roi et les sénateurs étoient riches de la pratique des vertus du peuple ; ils s'honoroient de la frugalité, de la simplicité et de la modération ; et, dans l'heureuse impuissance de se livrer à des désirs immodérés, ils avoient moins d'orgueil et moins d'ambition : dans leurs mains, l'autorité, sans moyens[58] comme sans jouissances, ne pouvoit jamais devenir oppressive. Peu de personnes la désiroient, et ceux qui en étoient revêtus, n'excitant pas l'envie, n'étoient exposés ni à ces haines, ni à ces rivalités qui éclatent presque toujours entre les grands et le peuple, dans un état libre.

Le système de la république de Venise est bien différent ; le peuple n'a aucune part dans le gouvernement ; le pouvoir de faire des loix et d'en ordonner l'exécution, les emplois de l'état et les autres prérogatives, tout enfin est à la disposition des sénateurs et de leur famille (ce qu'ils appellent les patriciens ou l'ordre de la noblesse). [p.86]

Leur duc ou prince a des droits très-bornés ; il n'a pas plus de pouvoir que les rois de Lacédémone ; il ne diffère des sénateurs, que par la corne de son bonnet, et quelques autres marques extérieures : les sénateurs ont une liberté plus étendue ; ils font tout ce qui leur plait, et traitent le peuple sans respect comme sans pudeur.

Tous les habitans du territoire de Venise, à l'exception de ceux qui habitent la cité, gémissent sous le poids de l'oppression la plus arbitraire (l’autorité du sénat). Le peuple de cet état, qui ressemble plutôt à une faction qu'à une république, y trouve si peu de repos, que ceux qui sont voisins des Turcs, jaloux de vivre sous des loix plus douces, embrassent toutes les occasions de se révolter, et préfèrent le despotisme des infidèles au gouvernement tyrannique de Venise. Si l'on considère ce peuple et son peu de courage[59], on ne [p.87] sera pas plus surpris de le voir opprimé, que du besoin où il est du secours des étrangers pour ses expéditions militaires. Comment en effet cette république pourroit-elle se conserver si long-tems, si les états voisins, intéressés à sa sûreté, n'eussent pris sa défense et pourvu à tous ses besoins ?

Si donc les rois et les grands, dépositaires dune autorité permanente, ne consultent que leurs volontés et leurs intérêts dans l'interprétation des loix, en les faisant exécuter au préjudice de la liberté et de la prospérité du peuple ; il résulte que, sans le consentement du peuple, il ne peut y avoir de décrets ni de loix auxquelles il doive sa confiance, et que le peuple, dans ses assemblées suprêmes, par un ordre réglé et successif, est le meilleur gardien de ses droits et de sa liberté[60]. [p.88]

Douzième raison. La forme d'un état libre est plus convenable à la nature et à la saine raison ; l'homme, comme le dit Cicéron, est une créature noble, née avec des dispositions qui le portent plutôt à commander qu'à obéir. Il y a en lui un désir naturel de la souveraineté; ainsi la raison pour laquelle un homme consent à se soumettre au gouvernement d'un autre, n'est pas qu'il a moins de droit que lui au commandement ; mais parce que, peut-être, se croit-il moins capable, ou pense-t-il qu'il est plus convenable pour lui et pour la société dont il est membre, de se laisser gouverner par un autre :Nemini parere vult animas à naturâ benè informatus, nisi, etc., dit encore Cicéron ; un homme instruit seulement par les lumières de la nature, ne veut obéir à personne, qu'à celui [p.89] dont les loix et le gouvernement tourneroient à son bien et à son avantage. De ces deux axiomes de l'oracle de la sagesse humaine, suivent naturellement ces trois conséquences : 1°. que la nature enseigne au peuple à dessiner et à choisir cette forme de gouvernement sous laquelle il prétend vivre ; 2°. que personne ne doit tenir les rênes du gouvernement, que celui que le peuple aura choisi ; 3°. que le peuple est le seul juge compétent des avantages ou des inconvéniens du gouvernement, et de la conduite des chefs qu'il s'est choisis. Ces trois inductions ne sont qu'une application de cette maxime : que le peuple est la source de la souveraine puissance ; que le pouvoir suprême réside en ses mains, et qu'il est lui-même son propre législateur[61]. [p.90]

Si donc un état libre, gouverné par le peuple, c'est-à-dire, par ses représentais successifs, dans ses assemblées suprêmes, est le plus convenable et le plus naturel ; il en résulte que le gouvernement où le pouvoir réside entre les mains d'un seul, ou dans celles d'un certain nombre, assemblé sous le nom de sénat, est contraire aux principes de la nature : on doit le regarder comme l'invention de quelques grands, qui, voulant satisfaire leur orgueil ou leur ambition désordonnée, s'efforcent d'opprimer le reste des citoyens par le plus insupportable esclavage.

Nous voyons encore que le consentement et le choix libre des représentans du peuple, manière si naturelle de gouverner, [p.91] n'a point d'effet réel sous les autres formes, mais qu'il est ordinairement éludé par la coutume, quand il ne l'est pas par les prétentions insidieuses d'une ou plusieurs personnes à gouverner par droit de naissance et de succession.

Est-il donc nécessaire de prouver combien le gouvernement du. peuple est supérieur à tous les autres ? Dans quel autre les hommes jouissent-ils au même degré, de leur liberté, de leur raison, de l'intelligence, et des lumières que Dieu leur a données pour se choisir des chefs et pourvoir à leur sûreté ? N'est-ce pas dans les gouvernemens absolus, où toute l'autorité est possédée par un certain nombre de familles qui en jouissent par droit de succession, que les hommes, toujours privés du droit qu'ils ont de veiller à toutes les branches de l'administration, sont soumis à la plus aveugle obéissance[62] ? Ainsi [p.92] se trouvent offensés le bon sens, les intérêts et la majesté de l'homme. Mais soutenir que, dans une chose aussi essentielle que le gouvernement (à laquelle le bien général et la sûreté commune sont si étroitement liés), l'homme n'ait aucun droit ; oser dire qu'il doit abjurer sa raison et sa. liberté, c'est avancer de tous les principes le plus déraisonnable et le plus absurde. Puisse un principe aussi odieux, et toutes les espèces de pouvoirs permanens, s'effacer du souvenir des hommes !... C'est à l'aide de ce principe que les hommes ont été assimilés aux animaux, et que le genre humain s'est vu opprimé et avili pendant des siècles.[p.93] Cette vérité est prouvée par l'histoire de toutes les nations, qui ne nous présente que la longue série des excès et des malheurs attachés aux monarchies. Dans les monarchies, le mérite est toujours soumis à un chef mâle ou femelle ; imbécille ou sensé, vertueux ou méchant, souvent féroce, l'ambition lui fait envisager la grandeur, plutôt dans l'immensité de ses trésors, que dans la prospérité de ses peuples. Plus ils sont indolens, fourbes, vils et soumis, plus il s'estime puissant et heureux[63]. L'insensé considère les hommes en raison inverse de leur dignité ; il faut [p.94]que tous s'abaissent, afin que lui seul paroisse tout-puissant.

Nous voyons dans les gouvernemens où l'autorité est héréditaire, une foule de princes tyrans et cruels : mais combien ne le sont devenus que par l'éducation ; combien qui ne doivent tous leurs vices qu'aux circonstances ? Ils se jouent constamment et sans scrupule, de la fortune et de la vie des hommes. Ils n'appréhendent rien de leurs actions despotiques et injustes, parce qu’ils se persuadent que, malgré leur oppression Continuelle, le peuple leur demeurera attaché et aux leurs. Ainsi le despotisme s'introduisit à Rome, ainsi la tyrannie!... D'abord sous les rois, ensuite sous les empereurs. L'histoire nous apprend que la plupart de ces empereurs, qui se succédoient[p.95] par droit d'héritage, avoient (à l'exception de Titus, de Marc-Aurèle, de Trajan, et d'un très-petit nombre), le caractère des bêtes féroces[64]. Ainsi toute une nation ne pourra espérer de bonheur, que lorsqu'il arrivera par hazard que le prince sera sage, vertueux et brave : cette félicité est si rare !... Elle ne durera pas plus long-tems que la vie du prince. Et s'il arrive que son successeur ait plus de foiblesses et de vices, qu’il n'aura de vertu, de prudence et de sagesse !.... [p.96]

Les annales de la Grande-Bretagne, de la France, de l'Espagne, et de tous les peuples du monde, sont célèbres seulement par le nombre et la nature des excès, des crimes et des attentats qui viennent à l'appui de cette assertion.

Les vices du prince ne sont pas les seules causes des malheurs du peuple ; il s'y joint encore tous les maux attachés aux contestations qui s'élèvent pour soutenir les droits des prétendans au trône. Avons-nous donc perdu le souvenir de ces querelles sanglantes qui se sont élevées entre les princes de France, et parmi nous entre la maison d'York et celle de Lancastre ? Et sans parler des scènes d'horreurs qu'elles 0!it occasionnées, sans doute les peuples de ces royaumes n'auroient pas eu à gémir sur tant d'excès et de calamités, si leur sort n'avoit point été étroitement lié à la fortune de leurs maîtres. D'où il suit que si un gouvernement monarchique est supportable, c'est seulement lorsque le trône est rempli par celui que le peuple y a placé, qu'il est choisi par les représentans du peuple, et qu'ils l'ont nommé comme un officier de confiance ; qui devient leur comptable. [p.97] comptable. Mais parce que le gouvernement monarchique n'est supportable que dans ce cas[65], de quelque manière qu'il en diffère, il est odieux : le peuple sera opprimé et malheureux. Et s'il arrive que celui que le peuple aura élevé à cette suprême dignité, fasse usage de sa puissance pour pratiquer des menées sourdes, qui assurent à sa famille la succession d'une couronne qu'il ne possède qu'à vie ; alors l'élection n'est qu'un jeu, une cérémonie vaine, qui ne sert qu'à rehausser le char de la tyrannie triomphante. Tels étoient et tels sont encore les royaumes électifs de Bohème, de Pologne, de Hongrie, et de Suède. Mais bientôt ils sont devenus héréditaires ; et le droit qu'avoit le peuple d'élire ses rois, a été envahi, non seulement en Suède par les artifices de [p.98]Gustave Éric, mais encore en Pologne[66] et dans tout l'Empire, par ceux de la famille des Casimir et de la maison d'Autriche. Par-tout le peuple, victime de l'astuce des princes électifs, a perdu le droit de les choisir, qu'il tenoit de la constitution originaire de l'état.

Treizième raison. Les états libres offrent moins d'occasions d'opprimer et de tyranniser le peuple, que toutes les autres formes de gouvernement. Dans un état libre, le premier objet est de mettre la plus grande égalité entre tous les citoyens, afin d'empêcher qu'un ou plusieurs individus ne puissent acquérir un trop grand pouvoir, et que qui que ce soit ne puisse usurper des droits et une autorité qui détruiroient cette harmonie si nécessaire au maintien et à la conservation d'une parfaite égalité, sans laquelle la liberté n'est qu'un nom[67]. Par ce moyen, le peuple, [p.99]met sa liberté à l'abri des empiètemens de. ses propres officiers, tels que ceux qui se trouveroient à la tête des affaires, soit dans les armées, soit au conseil, et qui pourroient abuser de leur autorité et former des désirs hors des limites de la modération et de la justice. En outre, le peuple est en sûreté contre tous les efforts et l'ambition de ces petits tyrans, habiles à usurper des prérogatives et tout ce qui tient au pouvoir et à la grandeur, pour s'élever au dessus de leurs concitoyens, en vertu de leur naissance et de leur ancienneté.

On doit bien se garder, dans une république, de souffrir ces hommes ennemis de l'égalité ; ils voudroient pouvoir l'anéantir : ils nourrissent contre le peuple une haine innée et implacable, et n'ont d'autre but que de le priver de sa liberté. Un homme puissant, impétueux, habile et prudent, forme-t-il le projet audacieux, de s'emparer du gouvernement, on les verra des premiers «à le favoriser dans son entreprise ; leur intérêt et leur ambition les font accourir au devant de lui ; ils sont, à son égard, ce flot qui le [p.100]jette sans effort sur un trône érigé par la tyrannie sur les vastes débris de la liberté du peuple.

Il nous seroit facile de prouver combien il est dangereux, dans un état libre, de souffrir aucun accroissement de puissance dans les mains du citoyen. Athènes perdit sa liberté, en permettant à quelques-uns des sénateurs d'élever leur autorité au dessus de leurs collègues. Ainsi se forma cette aristocratie, connue sous le nom des trente tyrans. Ce fut par la même erreur que Pisistrate courba ses concitoyens sous le goug d'un seul despote.

Le peuple de Syracuse éprouva le même sort sous Hiéron, et celui de Sicile sous Denis et sous Agathocle.

À Rome, lorsque la liberté du peuple étoit confiée au sénat, le pouvoir trop étendu qu'obtinrent Mœlius et Manlius leur donna occasion de chercher à s'élever; mais à peine le génie tutélaire des Romains les eut tirés de l'oppression de ces deux ennemis de la liberté, ils retombèrent, par une semblable foiblesse, dans les mains des décemvirs, qui usèrent de leur pouvoir pour arriver à la tyrannie. Lorsqu'ensuite le peuple forma la résolution de reprendre[p.101] sa liberté des mains du sénat, il fut sur le point de la perdre entièrement, en permettant à ses créatures d'augmenter leur pouvoir. Aussi-tôt Sylla opprima les Romains par une dictature de cinq années[68]. César ensuite établit son autorité sous le nom inconnu de dictateur perpétuel ; et, après lui, son fils Auguste, ayant vu son pouvoir reconnu par la complaisance du sénat et du peuple, se revêtît, sous le titre d'empereur, d'un pouvoir qu'il transmit à ses successeurs, et qui finit par la ruine de Rome.

C'est ainsi que la république de Florence s'affoiblit considérablement, lorsque le pouvoir eut été usurpé par Cosme de Médicis. Les Florentins commirent une grande faute, lorsqu'ils souffrirent qu'il s'érigeât en tyran, et ils en firent une seconde, en [p.102] voulant le forcer à se reconnoître pour tel, par les violences hors de saison qu'ils employèrent pour lui retirer le pouvoir souverain.

L'histoire de Milan, celle de la Suisse, nous en fourniroient des exemples frappans ; mais il nous suffit de celui tout récent que les Hollandois nous présentent, en permettant à la maison d'Orange de s'élever plus qu’il ne convient à ceux qui sont membres d'un état libre : ils se virent à la veille de perdre entièrement cette liberté qui leur avoit coûté si cher.

Le premier de tous les principes, regardé, dans un état libre, comme le moyen le plus sage pour mettre les droits et la liberté du citoyen à l'abri de toutes les usurpations, est donc d'empêcher qu'aucun citoyen, quelque bien mérité qu'il ait de sa patrie, ne devienne trop puissant ou trop populaire.

Quatorzième et dernière raison. Le gouvernement du peuple, confié aux assemblées suprêmes et successives de ses représentans, est préférable à tout autre ; parce que, sous cette forme, tous ceux qui ont eu part aux affaires, sont, après leur [p.103] gestion, redevables au peuple de la comptabilité de leur administration ; et l'homme puissant, rentrant bientôt dans la classe des simples citoyens, est soumis à toute la rigueur des loix : or, s'il a démérité et subi quelque punition, ceux qui lui succèdent ont nécessairement moins de hardiesse, ils abusent avec moins d'audace de leur autorité pour opprimer le peuple. C'est ainsi seulement qu'on peut se mettre à l'abri de la tyrannie, qu'on détruit celle qui paroît la mieux assurée, que l'on étouffe celle qui est encore dans sa naissance, et que l'on s'en affranchit pour toujours. La sûreté du peuple est la loi suprême et souveraine : est-il de plus ferme rempart pour protéger la liberté, et empêcher que son cours ne soit détourné par des hommes dont le pouvoir seroit exempt de la censure et de l'examen, et qui, dans l'interprétation des loix, s'abandonneroient aveuglément à leur volonté et à leur plaisir[69] ?[p.104]

C'est donc une vérité incontestable, que comme dans le gouvernement du peuple la succession de son autorité, son consentement libre, ont toujours été la seule digue que l'on pût opposer aux invasions du despotisme et de la tyrannie ; de même tous les pouvoirs permanens ont pour objet de satisfaire la volonté de ceux à qui ils sont confiés, de la manière la plus arbitraire ; convaincus qu'il est de leur intérêt et de leur sagesse de s'envelopper de tous les attributs de l'autorité souveraine[70], qu'ils [p.105]suffisent pour les mettre à couvert de tous les reproches, quelles que soient d'ailleurs la nature et l'énormité de leurs excès ; habiles à persuader aux hommes (par le charme des bienfaits dont ils se servent si à propos ; car telle est la bonté du peuple, qu'un bienfait lui fait oublier tous les attentais[p.106] que l'on a pu commettre contre sa liberté), par force et par adresse, qu'à eux seuls il appartient de faire tout ce qui leur plaît, qu'ils ne doivent rendre compte de leurs actions qu'à Dieu, dont ils ont, disent-ils, reçu leur toute-puissance. Ainsi la suprême sagesse devient, grâce au génie de ces petits tyrans, le complice et l'auteur de tous les maux.

Ce dogme, si favorable à la tyrannie, ne s'est que trop répandu dans l'esprit du peuple accoutumé à révérer l'idole du pouvoir, sous quelque forme qu'on la lui présentât : le peuple, toujours bon, mais si souvent trompé, chérit ce préjugé qui lui fait considérer les grands comme des hommes d'une nature supérieure, et dont la vie est sacrée.

Ainsi, en soutenant les principes de la liberté, nous sommes forcés de modérer nos efforts et notre zèle ; en parlant aux hommes de cette liberté que des tyrans lui ont ravie, tout notre courage cède devant l'amour de l'ordre ; et lorsque nous osons demander aux grands qu'ils rendent compte de leur administration, ne sommes-nous pas exposés à la fois aux coups de la tyrannie et à la fureur du peuple ?[p.107]

II en est et doit être autrement dans une république Ouvrons les annales de la Grèce et de Rome : pour assurer la liberté, on y entassoit sur le citoyen vertueux, toutes les récompenses et les dignités ; on lui élevoit des statues, on lui décernoit des couronnes ; et si les honneurs terrestres ne suffisoient pas, ils le plaçoient au nombre de leurs dieux '.

De nos jours, heureux cantons de la Suisse, vous jouissez, de la liberté ; tous vos chefs, tenus Je rendre compte de leur administration, s'honorent de la dernière place dans les assemblées du peuple.

Il résulte de ce principe, que si, dans une république, le seul moyen de conserver la liberté, est d'obliger les chefs à rendre compte de leur administration, ce ne sera pas sans beaucoup de difficultés, et sans courir le danger de plonger toute une nation dans une abyme de malheurs, qu'on pourra exiger des comptes de ceux qui sont revêtus d'un pouvoir permanent. Et cependant, par-tout où les chefs sont exempts de cette responsabilité, il devient impossible d'éviter les malheurs causés par la tyrannie, et ces troubles qui la suivent, [p.108]et la misère qui se répand sur le peuple. Il n'en est pas de même quand le pouvoir réside dans les mains du peuple. Cette dernière raison, et celles qui précèdent, nous démontrent qu'un état libre, c'est-à-dire, le gouvernement du peuple établi dans ses assemblées solemnelles et successives, est de tous les gouvernemens le plus juste et le plus modéré. [p.109]

 

Seconde partie. Réponse à toutes les objections qui ont été faites contre le gouvernement du peuple.

 

EN considérant que nos ancêtres ont été nourris dans les principes féroces d'une monarchie absolue, il n'est pas étonnant que leurs descendans paroissent si peu disposés à recevoir ceux d'un gouvernement plus noble. Mais depuis que tout récemment ils ont connu les avantages infinis que doit procurer un état libre, il suffira, pour hâter les progrès de cette forme nouvelle, et pour l'honneur des fondateurs de la liberté, de démontrer les inconvéniens et les suites funestes des autres formes de gouvernement.

Nous exposerons donc les sophismes de ceux qui osent encore désirer le gouvernement[p.110] monarchique, et qui s'honorent d'en regretter les principes.

Afin que le peuple puisse jouir de tous les avantages d'une constitution qui lui rend, avec sa souveraineté primitive, tous ses droits et toute sa majesté, il a besoin de connoître en quoi consistent les devoirs du citoyen dans un état libre : il est nécessaire qu'il soit toujours en garde contre l'ennemi commun ; qu’il sache qu'il est dans une république, et qu'il doit abhorrer toutes les formes de gouvernemens arbitraires. Il faut qu'il rejette, avec horreur, toutes les insinuations et toutes les promesses de ceux qui tenteroient d'usurper l'autorité souveraine.

Nous avons posé pour principe, qu'un etat libre, ou gouvernement du peuple, établi dans ses assemblées solemnelles et successives, est le gouvernement le plus parfait.

Mais parce qu'on élève contre ce gouvernement plusieurs objections que l'on a regardées Comme péremptoires, nous croyons devoir les réfuter ; et, lorsqu'on y sera parvenu par des raisonnemens et par des exemples, nous ne doutons pas que nous [p.111]n'ayons fermé la bouche aux ignorans, et à ces hommes qui, par le langage de la flatterie, ont osé calomnier la saine constitution d'un état libre, ou gouvernement du peuple.

La première objection des royalistes et des autres, est que ce gouvernement met tous les hommes de niveau, et qu'une semblable constitution tend à établir la confusion des rangs et des fortunes[71].

Si nous prenons cette expression, mettre de niveau, dans un sens trop étendu, elle nous paroîtra aussi odieuse qu'elle l'est en effet ; car elle égalise tous les hommes, quant à la fortune, rend toutes choses communes à tous, détruit la propriété, introduit une communauté de jouissance parmi les hommes. Ne seroit-ce pas plutôt une [p.112]acception calomnieuse que lui donnent les ennemis de cette forme de gouvernement, qu'ils haïssent plus que toute autre, parce que, le peuple une fois mis en possession de sa liberté, et connoissant parfaitement tous les avantages qu'il en peut obtenir, les espérances de tous les fauteurs de la tyrannie sont anéanties ? Tel seroit le moyen le plus puissant de s'opposer au rétablissement de la monarchie ; aucun de ceux qui y prétendroient, ne cherchant alors à élever un intérêt distinct de la chose publique, ces ennemis de la liberté désarmés resteroient dans le silence de la honte et de la confusion.

Or cette sorte d'état libre, ou gouvernement du peuple, dans ses assemblées solemnelles, est si loin d'introduire une communauté odieuse, qu'elle est, au contraire, le seul moyen de conserver la propriété. La raison en est simple : il n'est pas vraisemblable de supposer qu'un corps aussi bien choisi que celui des représentans d'une nation, s'accorde à détruire les intérêts et les droits du peuple. D'un autre côté, tous les décrets n'ayant de force qu'autant qu'ils seront revêtus du consentement général, [p.113]l'intérêt public ne peut qu'être bien défendu contre toutes les dispositions arbitraires.

Ainsi toute autre manière de gouverner, opposée à celle-ci, établit elle-même ce niveau détestable, en ce qu'elle soumet les droits de tous les hommes à la volonté d'un seul ; ce qui produit ce despotisme[72], qui, se créant une prérogative sans limites comme sans restriction, devient le fléau de la propriété : principe qui n'appartient qu'à une monarchie absolue.

Et s'il étoit besoin de prouver qu'un état libre est celui qui respecte le plus les propriétés, chaque siècle nous en fourniroit des exemples. Nous n'en citerons qu'un petit nombre.

Sous le gouvernement des rois[73], les sujets n'ont rien qu'ils puissent regarder comme leur appartenant en propre. Leur vie, leur fortune, et jusqu’à leur épouse, tout ce qui peut contribuer à satisfaire les [p.114] désirs du prince, dépend de son bon plaisir. Le peuple isolé, dépouillé de sa liberté, ne connoît point de remède contre l'absolue volonté du despote[74], qui ne voit par-tout que des sujets. Ce fait est prouvé par toutes les nations qui ont été soumises à cette forme de gouvernement. Nous en avons eu. en France, et dans d'autres royaumes, d'affreux exemples. Aujourd’hui même, pouvons-nous dire que le peuple y jouisse du droit de propriété ? Tout y dépend du caprice royal, comme nous avions lieu de nous en plaindre ici[75], il y a peu d'années. Nous observons en outre, que dans les royaumes où le peuple jouissoit de la liberté et du droit de propriété, ces états étoient si sagement constitués, que la plus grande partie du pouvoir se trouvoit dans les mains du peuple : or, plus le peuple avoit de crédit et de pouvoir, plus la propriété des individus étoit inviolable et sacrée. [p.115]

Et sans nous arrêter sur le nombre des exemples, considérons avec quelle énergie le peuple d'Aragon jouit de sa liberté ; avec quelle sécurité il conserva son droit de propriété aussi long-tems qu'il fut le suzerain de ses rois dans ses assemblées solemnelles ! Mais après que Philippe II eut dépouillé ce peuple de cette suzeraineté, et qu'il lui eut donné des loix sans sa participation, dès-lors les Aragonois et tout ce qui leur appartenoit se virent en proie à la volonté et au caprice du monarque.

En France, aussi long-tems que le peuple, dans ses états généraux, conserva son crédit, et que sa volonté y fut prépondérante, il n'eut rien à craindre pour sa vie et pour sa fortune; mais depuis que Louis XI monta sur le trône, ce prince et tous ses successeurs établirent, parmi leurs sujets, une telle égalité, qu'en peu de tems ils eurent tout envahi[76]. Le peuple ne connut plus le droit de propriété, et, dans tous les [p.116]pays catholiques, les rois devinrent les seuls propriétaires.

Les mêmes malheurs nous menacèrent en Angleterre ; car, aussi long-tems que les parlemens, fréquens et successifs, maintinrent le crédit du peuple, sa propriété fut assurée. Mais quand nos rois commencèrent à enlever au peuple la portion de pouvoir qu'il avoit dans le gouvernement, en interrompant la succession des parlemens ; dès-lors ils établirent ce système oppressif d'une égalité odieuse, qui anéantit tous nos droits de propriété et notre liberté. Ils soutinrent ce système avec tant d'audace, et ils le répandirent avec tant de succès, que, sous leur règne, les oracles de la loi et de l'évangile prononçoient, sans appel, " que » tout appartenoit au roi, et que le peuple « ne possédoit rien en propre[77] ». [p.117]

Nous voyons par-là quel est le plan d'égalité, et à qui appartient la fortune du peuple dans une monarchie, et, si le peuple y possède quelque chose, par quels moyens humilians et à quelles conditions il en jouit et le conserve. Ces inconvéniens ont eu lieu, non seulement sous les rois, mais encore sous toutes les espèces de pouvoirs permanens, qui ont produit autant de fauteurs de cette sorte d'égalité, que toutes les monarchies.

Dans la république d'Athènes, aussi long-tems que le peuple maintint sa liberté avec tous ses avantages, par la succession de ses assemblées solemnelles, le droit de propriété fut sacré. Les Athéniens cessèrent d'en jouir en perdant le droit de s’assembler ;[p.118] et, pour ne rien dire de leurs rois, dont l'histoire est trop obscure, nous lisons .qu'après leur expulsion, on établit une autre forme de pouvoir permanent, existant dans la personne d'un seul, sous le titre de gouverneur perpétuel[78], et qui devoit rendre compte de son administration ; mais après avoir jugé neuf de ces présidens perpétuels, le peuple vit si peu de sûreté sous cette forme de gouvernement, qu'il en choisit une autre, et la confia à dix personnes, qu'il cassa encore, à cause de leur administration odieuse et oppressive.

Le pouvoir permanent des trente fit éprouver aux Athéniens les mêmes malheurs. Plus que tous ceux qui les avoient précédés, les tyrans établirent cette égalité qu'on reproche au gouvernement du peuple. Ils condamnoient à mort, bannissoient et dépouilloient les citoyens, sans motif et sans exception ; de telle manière que les pauvres Athéniens se voyant tourmentés, sous toutes les formes de pouvoirs permanens, héréditaires ou électifs, se déterminèrent enfin (et ce fut leur seul remède),[p.119] à ne connoître d'autre gardien de leur liberté, que la succession de leurs assemblées solemnelles.

Quoiqu'on puisse objecter que, même sous cette forme de gouvernement, ils se virent exposés à un grand nombre de malheurs et de divisions, l'histoire nous apprend que ce n'étoit pas la faute du gouvernement, mais celle du peuple, qui dévia des règles d'un état libre, en permettant que le pouvoir fut permanent dans les mains de différens individus, qui, ayant, par ce moyen, des occasions de se faire un parti, trouvèrent leur avantage dans les tumultes et les divisions où ils surent entraîner leur concitoyens. Telle fut la véritable cause du peu d'avantage qu'ils en obtinrent, et l'unique raison de tous leurs mauvais succès. Or, si le gouvernement du peuple fut malheureux, c'est parce qu'il erroit toujours par les mêmes causes.

Les Lacédémoniens, après qu'ils eurent, pendant quelques années, essayé le gouvernement d'un seul roi, ensuite de deux rois ensemble, mais dont les familles étoient différentes, établirent les EPHORES pour surveiller les rois ; après, dis-je, qu'ils eurent [p.120]connu par eux-mêmes toutes les différentes formes de pouvoirs permanens, et éprouvé que tous ces pouvoirs mettoient au même niveau les intérêts et la fortune du peuple, il sentirent la nécessité de ne reconnoître de loix que celles d'un état libre, sous lesquelles ils vécurent heureux, jusqu'à ce que, par une erreur semblable à celle des Athéniens, ils se laissassent entraîner dans des factions diverses, excitées par des despotes privés, qui s'érigèrent en tyrans et fomentèrent entre eux des divisions, pour ramener cette funeste égalité ; tels que Manchanidas et Nabis, qui se succédèrent dans la tyrannie.

Lorsqu'à Rome le pouvoir permanent des rois fut détruit, et remplacé par celui des consuls, le peuple ne trouva pas plus de sûreté pour lui-même et pour ses biens, qu'auparavant, car le sénat perpétuel et les décemvirs se montrèrent, de même que les rois, amis de cette égalité, dont l'effet est de soumettre tous les citoyens à une obéissance aveugle ; et le peuple Romain, forcé de recourir à la forme d'un état libre, l'établit dans la succession régulière de ses grandes assemblées.Ce fut alors et seulement [p.121] alors, que le peuple Romain connut les avantages de la propriété, et qu'il y eut quelque chose qu'il pouvoit regarder comme lui appartenant ; il en jouit sans partage jusqu'à 1'instant où, tombant aussi dans les erreurs des Lacédémoniens et des Athéniens, s'écartant des principes d'un gouvernement libre, abandonnant l'exercice du pouvoir à des particuliers, il se laissa diviser en plusieurs factions, pour seconder les vues des hommes puissans et ambitieux qui se mirent à leur tête ; de telle sorte que, par ce moyen (et par sa propre faute, le peuple Romain fut privé de sa liberté, long-tems avant les jours malheureux des empereurs[79].

C'est ainsi que Cinna, Sylla, Marins, et tous ceux qui leur succédèrent jusqu'à [p.122]

César, usèrent de la faveur du peuple pour obtenir la continuation du pouvoir dans leurs mains. Bientôt ayant embâtè le peuple par la nouvelle forme de gouvernement qu'ils imaginèrent, ils réussirent à le priver de sa fortune, après s'être rendus les maîtres de sa liberté et de sa vie, en prononçant arbitrairement des sentences de mort, des proscriptions, des amendes et des confiscations. Cette égalité (plus insupportable que la première) fut continuée avec le même succès et la même audace jusqu'à César. Ce prince, agissant en favori du peuple, et se servant de l'affection que les Romains avoient pour sa personne, pour affermir l'autorité qui lui étoit confiée, par une suite de cette erreur du peuple, saisit l'occasion favorable pour établir l'égalité, en rendant permanent le pouvoir dont il étoit revêtu; ce qui acheva de détruire le droit de propriété, et engloutit, sans retour, la liberté des Romains.

Florence éprouva le même sort, sous toutes les espèces de pouvoirs permanens, sous l'autorité des grands, sous celle de Goderino et du moine Savanarola, jusqu’à Cosme, dont la fourbe criminelle fonda le duché actuel. [p.123]

Les mêmes raisons et les mêmes erreurs causèrent la ruine entière de la république de Pise, qui devint la proie de différens usurpateurs.

Mantoue, qui étoit une ville libre de l'empire, ayant négligé de convoquer ses assemblées solemnelles et successives, et souffert que les grands et les riches formassent entre eux une espèce de pouvoir permanent, donna lieu à un certain Pafferimo d'envahir l'autorité, de la conserver par toutes les ruses qu'il put imaginer, et de tout soumettre à sa volonté. Le peuple, pour se soustraire à ses vexations, fut forcé d'employer un remède aussi grand que le mal ; il changea la forme du gouvernement en un petit duché, qu'il remit dans les mains de la famille de Gonzagues[80]. [p.124]On peut donc conclure contre les objections des rois et de leurs favoris, quels qu'ils soient, qu'un état libre[81], gouverné par les assemblées successives du peuple, conserve (dans tous les tems) la liberté et le droit de propriété ; que cette forme de gouvernement est constamment opposée au système d'égalité qu'on lui reproche ; que ce niveau est au contraire inhérent à la forme monarchique, et qu'il est en même tems inséparable de toutes les espèces de pouvoirs permanens.

La seconde objection, c'est que le gouvernement du peuple cause presque toujours le trouble et la confusion, par le droit que chaque citoyen possède de voter dans les assemblées solemnelles, et par celui qu'il a de pouvoir être choisi à son tour.

Avant que de répondre à cette objection, nous devons considérer une république[p.125] sous deux points de vue. 1°. Si elle est bien constituée, et si, étant solidement établie, tous ses membres sont supposés favoriser cet établissement. 20. Si cette république est encore à son berceau au sortir d'une guerre civile, et si les débris de l'ancien gouvernement subsistent ; enfin s'il se trouve encore beaucoup de citoyens qui se déclarent les ennemis de la constitution naissante.

En premier lieu, il est incontestable que tous les membres d'une république, sans distinction, doivent avoir, dans la plus grande étendue possible, le droit de choisir leurs représentans, dans les grandes assemblées, et celui d'être éligibles ; dans ce cas encore, il faut laisser quelque chose à faire à la prudence humaine, et l'étendue de ce droit d'élection devant être réglée suivant la nature, les circonstances, et le besoin de la nation, il est impossible de la déterminer.

Mais, en second lieu, lorsqu'une république qui vient d'être fondée, respirant à peine, à la suite des horreurs d'une guerre civile, s'élève sur, les ruines encore fumantes de l'ancien gouvernement, ne faire [p.126]aucune distinction entre les citoyens, accorder également à la partie du peuple qui vient de se soumettre à regret, le droit de voter aux élections, et celui d'être éligible, avec la même étendue qu'aux auteurs de la révolution ; ce seroit commettre, non seulement une erreur grossière en politique, mais encore recourir au moyen le plus infaillible pour détruire la république ; ce seroit entretenir, par un mélange monstrueux d'intérêts opposés, la confusion qui suit l'anarchie, et grossir l'orage des discordes si favorables à la tyrannie.

Or il est évident que les ennemis de la liberté, qui, à la fin d'une guerre civile, ont été subjugués, ne doivent point partager les droits du peuple. Cette faveur leur faciliteroit les moyens d'exciter de nouveaux troubles et de perpétuer les divisions, joint à ce que ce seroit exposer au hazard la liberté des citoyens : il est donc de toute équité qu'ils soient privés du droit de cité. Cette exclusion est digne de la sagesse des loix ; elle est conforme aux usages de toutes les nations : la liberté et l'indépendance des citoyens en font une loi, de laquelle dépend essentiellement la [p.127] prospérité d'une république naissante ; et par cette raison, ceux qui ont commencé la guerre pour assouvir l'ambition des tyrans, au préjudice des intérêts du peuple, ne doivent et ne peuvent être regardés comme faisant partie de ce peuple : mais leurs vainqueurs, devenus leurs souverains, ont le droit de les traiter comme des esclaves, parce qu'ils se sont rendus coupables du crime de Lèze-majesté du peuple, en combattant contre le peuple, dont ils dévoient soutenir la cause ; et que,loin d'assurer l'indépendance, la dignité et l'inviolabilité de sa puissance et de ses prérogatives, au mépris de toutes ces considérations, ils ont été les assassins du peuple. Ainsi ces ennemis de la liberté du peuple ont perdu tous leurs droits et tous leurs privilèges ; et s'il arrivoit que par la suite, et par une grâce toute particulière, il leur fut accordé quelque propriété ou quelques jouissances, ils ne doivent jamais les considérer comme leur appartenant de droit, mais au contraire comme une faveur qu'ils obtiennentde la libéralité du peuple, qui leur pardonne. [p.128] Dans ces circonstances, la Grèce portoit la sévérité au plus haut degré : comme elle ne limitoit pas les honneurs que l'on rendoit à ceux qui se sacrifioient pour la liberté, elle sévissoit avec la plus grande rigueur contre ceux qui cherchoient en secret à la détruire. Et ceux mêmes qui, de quelque manière que ce fût, avoient osé s'opposer à ses progrès, étoient mis à mort ; on confisquoit leurs biens, et si on leur accordoit la vie, ils la traînoient dans l'esclavage ; souvent encore on les poursuivoit après leur mort, et leur mémoire étoit livrée à une infamie éternelle.

À Rome, on fut moins sévère avec la plus grande partie des Tarquins, après l'expulsion de cette famille ; mais ils ne rentrèrent point dans leurs anciens privilèges. Lorsque par la suite on découvroit quelques citoyens qui, dans les grandes assemblées, avoient conspiré contre les intérêts du peuple, on les bannissoit, on confisquoit leurs biens (sans en excepter même les sénateurs), et ils étoient déclarés pour toujours incapables de remplir aucun emploi dans la république.

Ce fut de cette manière qu'on traita ceux [p.129] des partisans et des complices de Catilina, qui pouvoient encore donner de l'inquiétude. Sans doute les créatures de César auroient éprouvé le même sort, si ce traître, plus heureux que le premier, n'eût tout-à-fait anéanti le pouvoir contre lequel il s'étoit armé.

Nous avons vu la même chose dans le Milanez, en Suisse et en Hollande, au commencement de leurs révolutions, à 1'égard de ces parricides qui, par des conjurations secrètes, et souvent à force ouverte, entreprirent d'étouffer leur liberté dès sa naissance : et l'on ne doit pas s'en étonner; car, si l'on peut user du droit de conquête envers un ennemi étranger, qui nous a fait la guerre ouvertement, à combien plus forte raison ne peut-on pas s'en servir contre ceux qui, au mépris de la loi, forment le dessein de détruire et d'anéantir la liberté deleur patrie ?

Si donc le peuple, dans son gouvernement, a toujours combattu pour le maintien de sa liberté, il n'a pas été moins actif et moins sévère à punir les attentats de [p.130]ceux dont la perfidie et les conspirations ont préjudicié à ses intérêts.

Or, si, à la fin d'une guerre civile, le peuple a non seulement le droit, mais encore la ferme résolution d'exclure tous ces ennemis de la liberté qu'il vient de subjuguer, et de les priver de toute espèce de participation dans le gouvernement ; il s'ensuit que, dans le premier et le second cas, le peuple est si éloigné d'abandonner à toutes mains, sans distinction, les rênes du gouvernement, qu'il a grand soin, au contraire, de les conserver dans celles des citoyens qui lui sont dévoués ; et cela pour éviter de nouvelles guerres civiles, le retour d'un pouvoir abhorré et qui lui est odieux, et enfin toute espèce de confusion.

On objecte encore que le maniement des affaires exige un jugement et une expérience, qu'on ne peut attendre des nouveaux membres qui composent à chaque élection les grandes assemblées.

Mais parce que la liberté se conserve par la succession des gardiens de l'autorité ; avant de répondre à cette objection dune manière précise, nous observerons [p.131]d'abord, que dans un gouvernement on doit considérer deux choses,acta imperii et arcana imperii ; les actes de l'état, et les secrets de l'état. Par les actes de l'état, on entend les loix et les décrets du pouvoir législatif ; cesactes ont le plus d'influence sur le bonheur comme sur les maux de la république. Ces actes seuls peuvent servir de remède contre les abus, les inconvéniens et lesusurpations qui l'affoiblissent ou la détruisent. Or les objets sur lesquels portent les abus qui oppressent le peuple, étant à la connoissance de tous ; qui mieux que le peuple, sait quand et comment ils sont insupportables ? Et certes il n'est pas besoin d'une grande habileté et d'un jugement si rare, pour créer une loi capable de remédier aux causes qui s'opposent à la prospérité d'un état, ou qui ralentissent sa marche vers l'achèvement de sa liberté. Ces actes sont du ressort, et ne peuvent émaner que des grandes assemblées du peuple. L'homme le plus nouveau dans les affaires est toujours suffisamment instruit, par les seules lumières de la raison, sur ce qui l'intéresse en sa qualité de citoyen ; ainsi le [p.132]pouvoir, quand il réside dans les assemblées successives du peuple, ne peut jamais devenir dangereux.

Quant à ce qu'on appelle arcana imperii, les secrets de l'état, ou la partie exécutive du gouvernement, pendant l'intérim des grandes assemblées, on observe que ces affaires ne sont point à la portée du commun des hommes, et qu'il est nécessaire, pour les bien administrer, de réunir à l'habileté une sagesse mûrie par le tems et par 1'expérience ; il peut donc être avantageux, par cette raison, de les laisser dans les mêmes mains, suivant la bonne ou mauvaise administration de ceux à qui elles ont été confiées. Sans doute cette continuation peut et doit être accordée, quoiqu'avec prudence, parce que, dans le cas où. ils se permettroient d'en abuser, ces administrateurs sont toujours soumis à rendre compte de leur conduite, dans les assemblées du peuple. Les dépositaires de la confiance du peuple ne doivent être continués dans l'exercice de leurs fonctions[82], qu'autant de tems qu'il devient[p.133] nécessaire, soit pour la sûreté et l'avantage du peuple, soit pour mettre un. terme aux maux dont il se plaint ; mais lorsqu'ils y ont pourvu, il importe à la république qu'ils rentrent bientôt dans le même état de dépendance où se trouve le reste du peuple, et qu'ils obéissent aux loix émanées de leur sagesse, afin que leur soumission à ces mêmes loix en assure l'exécution. Alors ils jugeront des avantages comme des malheurs qui pourroient résulter des loix, puisqu’ainsi que le reste des citoyens, ils en ressentiront les effets. Autrement, si les loix devenoient oppressives, à quels moyens pourroit-on recourir pour y remédier, puisqu'il n'y a pas d'autre appel des loix sanctionnées par le peuple, qu'aux nouveaux représentans qu'il choisira pour succéder aux anciens ?[p.134]

Dans notre première partie, nous avons prouvé cette vérité par le raisonnement et par les exemples ; nous n'ajouterons que fort peu de chose, afin de la rendre plus manifeste.

À Athènes, sous le gouvernement du peuple, nous trouvons qu'il étoit dans l'usage de convoquer régulièrement et aux mêmes époques ses assemblées, pour remédier aux maux de l'état, et qu'il y avoit un conseil permanent, l'Aréopage, auquel étoient confiés tous les secrets de l'état et les rênes du gouvernement, pendant l'intervalle de ces assemblées. Aussi-tôt qu'elles se tenoient, les membres qui composoient l'Aréopage, étoient obligés de rendre compte de leur administration ; après quoi ils étoient continués ou exclus, selon qu'il en étoit ordonné par le peuple.

Il en étoit de même à Sparte.

À Rome, lorsque le peuple eut obtenu des assemblées nationales[83] successives, qui avoient le droit de faire des loix, ne sachant comment se délivrer de son sénat [p.135] héréditaire, il permit aux sénateurs et à leurs familles de former un conseil permanent ; mais il le soumit à rendre compte au peuple, dans ses assemblées solemnelles, qui exclut et bannit plusieurs sénateurs pour leurs malversations ; de cette manière, le peuple jouissoit de la sagesse des sénateurs, et réprimoit leur ambition.

Aussi long-tems que Florence fut libre, son gouvernement se maintint dans le même mode.

La Hollande[84] et la Suisse sont gouvernées[p.136] par leurs assemblées solemnelles, au moyen du retour des élections, avec les plus grands avantages, et sans jamais préjudicier aux affaires d'état ; car, par la fréquence de ces assemblées successives, ils conservent leur liberté et publient les loix, dont l'exécution est confiée à d'autres[85].

Les affaires d'état sont administrées par [p.137]un conseil créé par le souverain, auquel[86] il est tenu de rendre compte. Il arrive rarement que la chose publique languisse ou périclite, parce que c'est avec le plus grand soin, et toujours avec une profonde sagesse, qu'il nomme ou suspend les membres qui composent ce conseil.

Ainsi on peut juger de l'importance et de la force de l'objection à laquelle nous répondons, et combien son prétexte est vain contre la puissante sagesse des assemblées successives du peuple. Nous avons vu, au contraire, que les affaires d'état peuvent être aussi bien administrées, si elles ne le sont pas mieux, par les assemblées nationales ou le conseil établi par ces assemblées, que sous toutes les autres formes de gouvernement.

La Quatrième objection, et celle que l'on répète avec le plus de confiance, c'est que, dans tous les états libres, le public se trouve souvent exposé à de grands malheurs par [p.138]les tumultes, les orages de la discorde, et les divisions qui s'y élèvent.

Mais en remontant à la cause de ces dissensions intestines, nous verrons qu'elles ne sont pas inhérentes à la nature de ce gouvernement, qu'il ne les nourrit pas dans son sein, et que ces dissentions sont toujours occasionnées par des causes communes à toutes les formes de gouvernement. Voici les trois principales :

La première, lorsqu'un des membres de la république envahit pour lui et pour ses créatures, ou sa famille, un pouvoir et des privilèges, à l'aide desquels il s'élève au dessus du reste du peuple ; qu'il affermit son crédit et son autorité; qu'il fait naître de la loi même toutes les tyrannies ; que la chose publique est toute concentrée dans ses mains, et qu'il s'est assujetti le souveverain sur lequel il règne, à la faveur des dissentions qu'il entretient et des discordes qui sont toujours plus violentes, selon qu'il importe à son intérêt ou à son ambition.

Tite-Live nous prouve la vérité de cette assertion. Cet historien observe qu'après l'expulsion des Tarquins, quoique le sénat eut établi une nouvelle forme de gouvernement,[p.139] en retenant dans ses mains et dans celles des familles patriciennes, toute l'autorité des rois, il prépara dès-lors les mécontentemens et les divisions qui s'élevèrent parmi le peuple ; et si Brutus eût rendu Rome véritablement libre, si, quelque tems après, le sénat eût écouté ses conseils et suivi l'exemple de Valerius Publicola, ainsi que celui des citoyens dont la conduite étoit à la fois sage, prudente et populaire, les mécontentemens et tous les malheurs qu'ils occasionnèrent eussent cessé. Mais lorsque le peuple vit les sénateurs planer avec orgueil au dessus de lui, et qu'il commença à se lasser de supporter seul tout le poids de leur grandeur et de leur dignité ; ce peuple à qui le repos, l'aisance et la liberté avoient été promis, et qui étoit, au contraire, dépouillé de ses privilèges, exclu des emplois, et outragé par le refus que faisoient les patriciens de contracter avec lui aucune alliance ; ce peuple, dont la valeur s'étoit soumis tous ses ennemis, sans argent et sans vivres, privé enfin de toute espérance alors se souleva et se mutina ; il ne put être appaisé que lorsqu'il eut obtenu, par ses grandes [p.140] assemblées, le pouvoir de réprimer l'orgueil des grands.

La seconde cause des divisions et des mécontemens qui s'élèvent parmi le peuple, dans un gouvernement libre, a lieu lorsqu'il est abusé et opprimé par ceux qui deviennent ses chefs : c'est ainsi qu'à Syracuse, Denis s'étant montré le zélé défenseur de la liberté du peuple, les habitans de cette ville lui en remirent le commandement ; mais après qu'il l'eut obtenu, il en fit un usage dangereux ; ce qui excita un mécontentement universel, qui ne cessa que lorsque le peuple fut parvenu à expulser celui qui avoit ainsi lâchement abjuré des intentions si pures.

À Sparte, le peuple fut assez tranquille, jusqu'à ce qu'il se vît maltraité, et que les dépositaires de sa confiance trompassent sa crédulité pour miner sourdement la liberté, comme Manchanidas et Nabis.

Il est vrai que, sous le gouvernement du peuple, Rome présentoit quelquefois un spectacle affreux, lorsque les citoyens assemblés en tumulte remplissoient les rues de la ville, après avoir fermé leurs maisons, et qu'ils abandonnoient le commerce, et [p.141]souvent même sortoient de la ville et la laissoient déserte.

La cause de ces orages que forme un peuple irrité et mécontent, étoit à Athènes la même qu'à Rome. Et quoique, dans ces deux états, le peuple aimât naturellement la paix et la tranquillité ; néanmoins, lorsqu'il voyoit la chose publique déjouée par les ruses et par les intrigues continuelles du sénat, aussi-tôt (tel est son caractère dans ces circonstances) il perdoit patience. La même chose arrivoit encore, lorsque ceux des sénateurs ou des riches plébéiens que sa faveur avoit élevés, et qui en avoient obtenu quelque pouvoir, sous le spécieux prétexte de le protéger et de défendre sa cause, finissoient par le tromper, ensuivant un parti opposé à ses intérêts. C'est ainsi que Sylla, de l'ordre des sénateurs, et Marius, de celui des plébéiens, s'emparèrent de la souveraine autorité, sous le prétexte du bien public ; mais bientôt, abusant encore de ce même prétexte pour assurer le succès de leurs desseins ambitieux et tyranniques, ils excitèrent ces tumultes, ces haines et ce carnage qui firent verser le sang de tant de Romains. [p.142]

C'est donc avec injustice que des auteurs, avilis par les espérances qu'ils fondent sur l'or et la faveur des rois, ont tenté de nous persuader que tous ces malheurs étoient inhérens au gouvernement du peuple ; qu'il se les attiroit tous, et qu'ils étoient la suite nécessaire de la forme d'un état libre.

Ainsi César, tout-puissant de la faveur du peuple, s'étant emparé de la force publique, fut la seule et unique cause de cette longue série de guerres civiles et de massacres qui dévastèrent successivement la ville de Rome.

La troisième cause des tumultes et des divisions qui s'élèvent dans une république, existe dans la tyrannie que l'on exerce envers le peuple ; car, ainsi que nous l'avons déjà dit, le peuple est porté naturellement à la paix ; il ne désire rien au delà de la jouissance libre et tranquille de ses droits. Mais, si l'on ose l'égarer, et s'il est foulé et opprimé par ceux en qui il a placé sa confiance, il s'élève comme les vagues de la mer, il franchit toutes les bornes de la modération et de la justice, il détruit et renversé tout ce qui s'oppose à sa juste fureur[87]. [p.143]

Les ennemis de la liberté ne peuvent donc arguer d'aucun exemple des tumultes et des dissentions qui ont eu lieu sous le gouvernement du peuple, et l'histoire n'en fournit aucun dont ils puissent accuser cette forme de gouvernement, que le peuple n'y ait été provoqué par l'astuce, la fourbe et la haute injustice de ceux qui, pour satisfaire un intérêt particulier, n'ont pas craint d'attaquer la liberté publique.

En admettant néanmoins, pour un moment, que le peuple ait un penchant naturel qui le porte à la sédition, comparons ces tumultes, quand ils arrivent, aux malheurs que produit la tyrannie des rois, secondée par le zèle et l'activité des favoris, habiles à prendre les premiers accens de la liberté pour le cri de la révolte, et qui préfèrent un peuple avili, hébété et corrompu[88], aux nobles élans du citoyen. [p.144]

Les tumultes populaires peuvent être considérés sous trois différens rapports.

Premièrement, les maux qu'ils occasionnent s'étendent sur un petit nombre de personnes déjà coupables, tels que les trente tyrans à Athènes, les décemvirs à Rome, et tant d'autres, auxquels la fureur du peuple a fait porter avec sévérité la juste peine de leur trahison.

Secondement, ces tumultes ne sont point de longue durée, mais semblables à un accès violent, ils finissent de même, ainsi que nous le voyons par le discours admirable de Menenius Agrippa : il suffit de la vertu et de l'éloquence de quelques citoyens, dont le nom, l'âge et l'intégrité lui inspirent de la confiance et du respect, tels que Virginius et Caton, pour rétablir aussi-tôt le calme et la soumission.

Troisièmement, quoique ces tumultes occasionnent la ruine de quelques particuliers,[p.145] ils finissent toujours par tourner au plus grand avantage des citoyens : eu effet, à Rome et à Athènes, nous voyons qu'ils s'opposèrent à l'injustice des grands, et élevèrent l'esprit du peuple, en lui donnant une haute idée de sa puissance et de sa liberté[89], ce qui contribua beaucoup à l'agrandissement et à la prospérité de ces deux empires.

Et n'est-ce pas à la fin de ces tumultes, que le peuple s'est procuré ces bonnes et sages loix, dont il a retiré de si grands avantages[90] telles que celles des douze Tables, apportées d'Athènes à Rome, par lesquelles[p.146] on a étendu sa liberté et augmenté ses privilèges ; par la création des tribuns ; et enfin par celle de ses assemblées solemnelles : ce qui affermit ses droits contre les usurpations des nobles ?

Il n'en est pas ainsi sous le gouvernement des grands : considérons-les dans leurs conseils, dans leurs volontés, et dans leurs [p.147]projets. Avec quelle orgueilleuse opiniâtreté ils s'y arrêtent, et combien ils versent de malheurs sur les peuples[91], avant d'y [p.148] renoncer ? C'est alors que le mal est sans remède, qu'il devient général ; c'es un paroxysme qui débilite et qui affaisse le corps entier de l'état. Et lorsqu'il s'élève parmi les grands des querelles et des divisions, ont-ils d'autre objet, et ne finissent-ils pas toujours par l'oppression du peuple, par le renversement total de sa liberté et de tous ses droits de propriété ?

En considérant la futilité de cette objection, et combien il est absurde de soutenir que le gouvernement du peuple soit la cause naturelle de ces tumultes et de ces dissentions ; nous voyons au contraire, par l'histoire, qu'ils n'ont été que la suite des ruses et de l'ambition de quelques grands, dont les intérêts étoient contraires à ceux du peuple, et qui conspiroient contre sa liberté.

La cinquième objection, et celle qui se trouve sans cesse dans la bouche des royalistes ; c'est que, sous le gouvernement du peuple, il y a peu de sûreté pour la classe opulente des citoyens, par la liberté avec laquelle le peuple les accuse et les calomnie.

La calomnie, qui consiste en entretiens [p.149] secrets, en rapports et en fausses accusations, a-t-elle jamais été accueillie, ou même protégée dans un état libre, si différent en ce point de toutes les autres formes ? et n'est-elle pas, au contraire, un vice particulier attaché au gouvernement des grands ? Qui ne sait que de toutes les maximes, celle-ci est la mieux accréditée :« Qu'il importe d'écarter et de sacrifier tous ceux qui pourroient, par leur sagacité et par leur courage, servir d'obstacle à leurs vues [92] » ?

Et ne lisons-nous pas dans l'histoire de toutes les monarchies, que la calomnie a toujours été un moyen tout-puissant et toujours prêt dans les mains des agens qui la répandent ; que l'on s'en est servi comme d'une arme victorieuse, et dont les rois et leurs favoris étoient assurés ? Aussi voyons-nous qu'Aristote, et tous ses commentateurs, ont marqué la calomnie parmi les vices, inter flagitia dominationis, qui peuvent être reprochés plus particulièrement au gouvernement des grands. [p.150] Dans la république Romaine, lorsque la corruption étant devenue générale, l'état, dans une profonde léthargie, périclitoit de toutes parts; les décemvirs et tous ceux qui leur succédèrent, tourmentés du désir de dominer sur le peuple, avoient à leur solde une foule d'espions et de délateurs, pour se saisir de tous les amis de la liberté ; mais quand le pouvoir du peuple, avec toute sa majesté, fut établi dans ses assemblées solemnelles, et lorsque le peuple exerça la plénitude de la souveraineté nationale, où étoient les calomniateurs ?

Quelquefois, il est vrai, les chefs qui lui avoient rendu les services les plus importans, étoient appelés à rendre compte de leur administration. On en a vu qui, pour acquérir un accroissement de pouvoir, sont devenus suspects à la république ; on ne les voyoit plus qu'avec inquiétude, et ils étoient envoyés en exil, ce qui arriva aux deux Scipions.

L'histoire de la république d’Athènes nous apprend qu'Alcibiade, Thémistocle, et d'autres, malgré le mérite de leurs actions extraordinaires, furent les victimes de l'ostracisme, pour avoir, par leur conduite[p.151] indiscrète et impérieuse, inspiré de la crainte et de la jalousie au peuple. Mais si l'on ne s'étoit pas manifestement écarté des règles d'un état libre ; si, au contraire, l'on eût conservé une sage succession de pouvoir, que l'égalité et la modération eussent été respectés dans la république par tous les citoyens ; les uns n'auroient point eu l'occasion de tyranniser, ni les autres de craindre ; et le royaliste minutieusement observateur, n'auroit aucun prétexte pour invectiver et calomnier le gouvernement du peuple.

Ainsi, dans un état libre, la calomnie n'est jamais un moyen d'oppression ; et si quelquefois elle paroît devant le souverain, nous l'y voyons impuissante et muette !

Quant à la faculté qu'a le peuple d'accuser[93] qui bon lui semble dans ses assemblées solemnelles, elle est essentielle [p.152] dans un état libre. Sans ce droit, il seroit impossible d'obliger le citoyen à rendre compte de ses actions ; il n'y auroit rien de sacré dans la république ; la vie, la liberté et la prospérité des citoyens y seroient en proie à l'orgueil, à 1'avarice et à l'ambition des gens puissans.

Les deux raisons suivantes serviront à démontrer par combien de rapports cette faculté se trouve unie à la force publique, comment elle en augmente les bienfaits, et que la félicité et la prospérité d'un état libre ne se conservent que par l'exercice illimité de ce droit qu'a le peuple d'accuser ses administrateurs.

Premièrement, une des raisons pour lesquelles les rois, et tous ceux qui, comme eux, ont été investis d'un pouvoir permanent, se sont servis de la force publique pour offenser et opprimer le peuple, qu'ils méprisent ; c'est que l'autorité, immuable dans leurs mains, devenoit pour eux une égide qui les mettoit à couvert de la rigueur des loix[94], toujours soumises à [p.153] leurs caprices ; qu'ils n'en appréhendent point le blâme, et que la justice, pour eux, sans balance et sans glaive, n'a de puissance que celle des gémissemens et des larmes. Le peuple osa-t-il jamais se permettre de les accuser ? Ainsi, sans secours et sans protection, le peuple semblable à un champ ravagé par l'ennemi, languissoit auprès de l'abondance ; et les grands, occupés sans cesse à accroître et à perpétuer ses maux, sourioient avec une joie féroce et impie, à la vue de sa profonde misère, qui étoit leur ouvrage[95]. [p.154]

Sans doute, si le peuple avoit conservé le pouvoir de citer, dans ses assemblées solemnelles, ceux qu'il étoit en droit d'accuser, les grands auroient tremblé, à la seule idée de la sévère impartialité de ses jugemens, et ils l'eussent respecté. L'état, dans toutes ses parties, présenteroit le tableau imposant de la félicité publique ; alors la liberté des citoyens seroit efficacement protégée, et leur fortune assurée ; les grands, dont la volonté se trouveroit enchaînée, se garderoient d'attenter aux droits du peuple, eu considérant que tous leurs efforts seroient vains. Ainsi tout confirme cette excellente maxime de politique, si souvent répétée :Maxime, interest repub. libertatis, ut libère possis civem aliquem accusare. « Il est nécessaire, pour conserver la liberté dans une république, qu'il soit permis à tous d'accuser un citoyen quelconque. »

Secondement, ce droit d'accuser qu'a le peuple dans un état libre, paroit d'autant plus nécessaire, qu'il a toujours été le seul [p.155]remède contre l'injustice et l'orgueil des grands. C'est donc un moyen victorieux pour étouffer l'envie, et ces jalousies et ces soupçons qui jettent tous les esprits comme dans un accès de fureur, à la vue de quiconque, au mépris de légalité, s'élève si fort au dessus des citoyens, que les plus considérables lui portent envie ; c'est alors que le droit qu'a le peuple d'accuser qui bon 1ui semble dans ses assemblées solemnelles, suffit pour contenir celui qui, par son orgueil et son ambition, formeroit le dessein de concentrer dans ses mains la souveraine autorité, afin de s'en affranchir ; et qui, fier du nombre et de l'élévation de ses partisans, refuseroit de rendre compte de son administration. N'avons-nous pas vu le peuple, lorsqu'il a été privé de la faculté d'accuser ses oppresseurs, animé par le désir de mettre un terme à ses maux, se précipiter avec fureur, et renverser, pour les punir, tous ceux dont la tyrannie insultoit à ses droits et à sa liberté[96]? À [p.156] la suite d'une crise si violente, la république présenteroit, de toutes parts, le spectacle de sa grandeur et de sa puissance expirantes.

La plupart des tumultes qui s'élevèrent à Rome, eurent lieu, parce que le peuple n'y avoit pas encore le droit d'accuser ses oppresseurs ; et ce fut particulièrement sous la tyrannie insupportable des décemvirs, qui avoient eu soin de priver le peuple du droit d'appel[97](ce qui mettoit leurs jugemens au niveau des loix les plus justes, lorsqu'elles sont sagement administrées). La conduite insensée de ces législateurs excita ce soulèvement général, qui mit fin à leurs injustices et à leur gouvernement, [p.157] qui n'étoit devenu si odieux, que parce que les commencemens en avoient été prospères. Lors donc que le peuple eut obtenu la liberté d'accuser et de punir tous les citoyens, sans exception, au moyen de l'autorité dont ses tribuns étoient revêtus, ou vit aussi-tôt cesser tous ces excès et ces violences. Il s'en rapportoit avec confiance au succès d'une accusation. Nous envoyons la preuve dans celle de Coriolan. Le peuple, indigné de ce qu'un sénateur qui s'étoit rendu coupable envers lui, s'appuyoit de la protection et de la faveur des patriciens, résolut de s'en venger: Coriolan auroit été mis en pièces, au moment où il sortoit du sénat, si les tribuns, qui accoururent à son secours, n'avoient promis et fixé un jour pour connoître de l'accusation intentée contre lui. Dès-lors on vit renaître le calme et la tranquillité ; et si le peuple n'avoit pas été armé du droit d'accuser, Coriolan eût été la victime de sa fureur. À combien d'excès et de malheurs auroit été exposée la république, par les horreurs et les vengeances qui auroient suivi l'assassinat d'un homme aussi considérable ?

Dans l'histoire de Florence, nous lisons qu'un certain Valesius s'étoit si fort élevé [p.158] qu'il avoit le faste, toute la puissance et le cortège d'un prince : il se maintint avec tant d'art et d'habileté, que le peuple, désespérant d'arrêter le cours de ses injustices, ne connut d'autre moyen que de prendre les armes. On vit répandre le sang des citoyens les plus illustres et les plus considérables de la république, avant qu'ils fussent parvenus à détruire sa puissance. Ces orages de la discorde auroient été conjurés, si les Florentins avoient eu le droit d'accuser le tyran devant le tribunal du peuple.

Dans la même république, Soderino avoit si bien affermi soi autorité, qu'il étoit impossible de lui faire rendre compte de son administration. Dans quel abyme le désespoir et la rage peuvent précipiter un peuple, quand il se laisse aveugler par la fureur ? Les Florentins, n'écoutant que leur vengeance, recoururent à un remède infiniment plus désastreux que la tyrannie dont ils désiroient de s'affranchir, en appelant les Espagnols dans leurs murs ; ce qui manqua de causer la ruine de la république. Sans doute ce peuple n'auroit pas été réduit à de si fâcheuses extrémités, s'il eut eu le droit d'accuser Soderino. [p.159]

Nous pouvons donc conclure que les intrigues et les sourdes machinations de la calomnie sont moins puissantes sous le gouvernement du peuple, que dans tout autre. Et parce que la faculté dont le peuple jouit, de juger ceux dont il est mécontent, en les accusant, est d'une absolue nécessité pour la prospérité d'une république, la cinquième objection tombe d'elle-même : en effet, de quel poids pourroit-elle être, et comment affoibliroit-elle la dignité et l'excellence d'un état libre, établi dans la succession régulière de ses grandes assemblées ?

On objecte enfin que le peuple est naturellement factieux, inconstant, et ingrat.

Nous avons déjà démontré que le gouvernement du peuple est le seul opposé à l'esprit de faction, parce que pour élever une faction, il est nécessaire que ceux qui en formeroient le dessein aient l'occasion et le tems de perfectionner leurs projets, en déguisant leurs vues, en se faisant des partisans et des complices, et en détruisant tous ceux qui leur sont opposés ; et ce tems, on ne peut l'obtenir, lorsque, par le mode du gouvernement, [p.160] le pouvoir n'est jamais fixé dans les mains de quelques individus ; mais qu'au contraire il est conservé dans les mains du peuple, par la succession régulière de ses assemblées.

Nous remarquons aussi que le peuple n'est jamais le chef ni l'auteur d'une faction, qu'il y a toujours été entraîné par l'influence étrangère de quelque pouvoir permanent qui le fait agir, sous le prétexte de rendre sa situation plus heureuse, et que les grands s'en sont toujours servis pour affermir leur autorité et pour accroître leur fortune, au préjudice des intérêts du peuple, dont ils ne se soucient qu'en raison de l'amour et de la profonde soumission avec lesquels le peuple seconde leurs projets et leur ambition.

C'est par ce moyen que Sylla, Marius, Pompée et César se sont partagé l'empire Romain, et que dans la suite il fut divisé par les triumvirs ; mais dans tous ces grands changemens qui s'opérèrent, le peuple, purement passif, n'agissoit que d'après les insinuations et les vues de chacun des chefs de faction.

Ainsi nous avons vu l'Italie divisée entre les Guelphes et les Gibelins ; et la France déchirée [p.161] déchirée par les deux factions d'Orléans et de Bourgogne, et depuis par les Guise et leurs partisans. Dans toutes ces factions, le peuple, toujours soumis, se conduisoit par les manœuvres et d'après les promesses de ses chefs respectifs.

La même chose arriva en Angleterre, entre la maison d'Yorck et celle de Lancastre; ainsi le peuple n'est pas naturellement factieux, et nous voyons qu'il ne s'engage jamais dans aucun parti, sans y être attiré par des chefs puissans et ambitieux.

Le second reproche est l'inconstance[98], [p.162]sans doute, lorsque le peuple est tellement détérioré par le contact de tous les vices, que dans sa perversité il ne lui reste plus ni force, ni énergie, ni courage ; déjà le souvenir de sa puissance est effacé ; une inertie morale a enchaîné sa volonté ; on n'apperçoit plus qu'un peuple énervé par la tyrannie : l'ignominie et la honte ont achevé de détruire jusqu’aux moindres traces de sa grandeur et de sa liberté[99] ; alors [p.163] on voit la république s'écrouler de toutes parts : ainsi s'anéantirent les républiques d'Athènes, de Rome, de Florence ; et néanmoins le peuple Romain donna un rare exemple de constance, en se montrant, dans tous les tems, l'ennemi irréconciliable de toute espèce de tyrannie, et particulièrement de la royauté ; et lorsqu'il fut parvenu à déposer la souveraine autorité dans ses assemblées suprêmes, il fut si jaloux de la conserver, que les tyrans qui usurpèrent la souveraine puissance, ne parvinrent qu'après beaucoup de tems et par une adresse extraordinaire, à le priver de la liberté dont il jouissoit.

Nous observons encore que, dans ses élections, le peuple Romain ne put jamais se laisser persuader jusqu'à choisir un homme notoirement infâme, ou dont la probité auroit été douteuse : il se trompoit rarement dans le choix de ses tribuns, [p.164] ainsi que dans celui de ses autres officiers ; et comme, dans la promulgation des loix, on n'avoit d'autre but que d'assurer et de perpétuer le bien public, sa fermeté, pour en obtenir l'exécution, ne se ralentissoit jamais, quels que fussent les ruses, les insinuations et les intérêts des nobles, qui tentoient tous les moyens pour obtenir du peuple qu'il consentit à en abroger quelques-unes ; et ce ne fut que par succession de tems, lorsque la face des affaires fut changée, et que des circonstances inespérées lui eurent prouvé que leur abolition étoit devenue nécessaire et avantageuse, que ce peuple consentit à ce qu'elles fussent abrogées[100]).[p.165]Il n'en a jamais été ainsi sous le gouvernement des rois, et sous toutes les espèces de pouvoirs permanens : on les a vus constamment se livrer à toutes les extrémités de l'inconstance, sous le spécieux prétexte d'un nouveau projet, ou d'un sujet de mécontentement ; ce qui arrive dans toutes les occasions qui paroissent favoriser leurs desseins ; et nous voyons, par l'histoire, qu'ils ont toujours eu pour coutume de changer à tous momens de principes[101]. Dans [p.166] ces états, on voit les chefs se jouer, sans pudeur, des sermens, des protestations et des engagemens qui paroissent les mieux cimentés[102].

On eu a un exemple mémorable dans la vie du feu roi Charles I. Il portoit l'inconstance au plus haut degré : ses promesses, ses protestations et ses sermens, qu'il prononçoit sous la garantie même du Tout-puissant, et par lesquels il prétendoit se lier, ainsi que toute sa famille, étoient aussi-tôt oubliés et démentis par ses action.

Enfin, lorsque les ennemis du gouvernement républicain accusent le peuple d'être naturellement ingrat, ils se fondent sur les histoires de Rome et d'Athènes : nous voyons en effet que l'on y manqua d'égards pour [p.167] ceux qui avoient rendu les services les plus signalés à la patrie, tels qu'Alcibiade, Thémistocle, Phocion, Miltiade, Furius, Camille, Coriolan, et les deux Scipion : mais que pourroit-on eu conclure ? Plutarque etTite-Live ont suffisamment prouvé que ces grands hommes s'étoient attiré leurs disgrâces par leur conduite indiscrète etpleine de hauteur, et que l'abus qu'ils firent du pouvoir les avoient rendus suspects et odieux au peuple. Parmi tous ces illustres personnages, les deux Scipion nous paroissent les plus malheureux, en considérant que leur seule faute a été d'avoir acquis un trop grand pouvoir, et de l'exercer avec trop d'empire. Mais si nous observons quel est le caractère d'un peuple jaloux de sa liberté, cette faute est sans doute la plus grande que puissent commettre les membres d'une république. Quant à Camille et Coriolan, ils méritèrent bien leur sort, puisqu'ils usèrent du pouvoir et du crédit dont ils jouissoient, en considération de leurs importans services, pour exercer avec plus d'énergie la haine implacable qu'ils portaient au peuple : néanmoins Camille, par une faveur particulière, recouvra, avec ses biens [p.168] et ses dignités, l'estime de ses concitoyens, peu de tems après son bannissement. Beaucoup de gens ont blâmé cette conduite du peuple, mais les plus sages en ont approuvé les motifs ; et, disent-ils, c'est une preuve que la république est encore saine, pure, et pleine de vie[103]. Le peuple est heureux quand il possède l'activité et [p.169] le zèle nécessaires pour conserver sa liberté, quand il s'oppose avec courage à l'accroissement des pouvoirs qui pourroient faciliter aux grands les moyens de ravir au peuple le plus foible des avantages qu'il retire de sa liberté : ce moyen est le plus propre à réprimer leur ambition ; il suffit pour les contenir dans des bornes légitimes. et raisonnables. Les grands se persuadent alors qu’ils ne peuvent s'agrandir, ni augmenter leur autorité et leur crédit, sans s'exposer à toute l'indignation du peuple et à toute son anidmadversion.

Telles sont les raisons pour lesquelles le peuple a souvent puni ceux mêmes qui lui avoient rendu les services les plus signalés. Mais, d'un autre côté, il a toujours été si éloigné de l'ingratitude, qu'on l'a vu accumuler les récompenses et les honneurs sur ceux qui avoient bien mérité de la patrie, aussi long-tems qu'ils se sont conformés aux loix et se sont conduits de manière à ne point donner d'ombrage à la liberté. N'est-ce pas sous le gouvernement du peuple, que les statues, les couronnes, les lauriers, les sacrifices, et l'apothéose enfin, ont été imaginés pour éterniser la mémoire [p.170] des héros qui avoient défendu la liberté, qui étoient morts au service de la patrie, et dont les vertus et les talens soutenoient la splendeur et la majesté la république[104] ? C'est donc avec injustice que l'on [p.171] accuse le peuple d'ingratitude. Les fastes de tous ces états dont les chefs sont revêtus[p.172] d'une autorité permanente, nous offrent des exemples sans nombre de leur ingratitude envers ceux qui leur avoient rendu les plus grands services ; et c'est une maxime d'état, chérie des rois et des princes, qui, comme le dit Tacite, se trouvent toujours offensés par les plus, belles actions de leurs sujets.

Ce fut à cause de leurs actions héroïques qu'Alexandre haïssoit Antipater et Parménion[105], et qu'il fit assassiner ce dernier. [p.173]

Et ne vit-on pas l'empereur Vespasien renverser la fortune du vertueux Antonin, [p.174] après l'avoir dépouillé de toutes ses dignités ? Alphonse d'Albuquerque éprouva le même sort, de la part du roi de Portugal ; et le grand Consalve, de Ferdinand d'Aragon. Quelle fut ta récompense, ô Stanley ! issu de l'illustre maison de Derby ; toi qui [p.175] plaças la couronne sur la tète d'Henri VII ! Ainsi Sylla immola sans pitié ceux de ses amis qui l'avoient élevé à la dictature ; Auguste sacrifia Cicéron, son intime ami, à la vengeance implacable d'Antoine.

Nous avons suffisamment répondu aux principales objections des ennemis d'un état libre ; mais avant d'examiner quelles sont les erreurs des gouvernemens et les règles d'une bonne politique, nous pensons que, sans nous écarter du sujet que nous traitons, il convient d'établir cette vérité, de laquelle dérivent toutes les autres: «Que l'origine et la source de tout pouvoir légitime est dans le peuple ».

Observation du Traducteur.

SI quelqu'un me faisoit le reproche de me contredire en parlant du ROI CITOYEN qui nous gouverne, je répondrois que, lorsqu'en 1784. je lui consacrai l'inscription que j'ai insérée dans une des notes de la préface de cet ouvrage, je fis l'éloge de son cœur. Eh ! qui doute que Louis XVI n'ait toutes les qualités rares du bon Titus ?[p.176]

J'observerai enfin que si je blâme S M. à l'occasion des abus d'autorité qu'elle a permis qui fussent commis sous son règne, c'est une preuve qu'il m'est impossible de l'admirer, lorsque sa conduite ou celle de ses ministres excitent un sentiment différent de la reconnoissance et de l'admiration. [p.177]

 

Appendice du tome premier.

 

J'ai pensé que les chapitres VII et VIII du livre intitulé, Le Prince de Nicolas Machiavel, et auxquels j'ai renvoyé le lecteur, page 149 de la seconde partie de cet ouvrage, formeroient une addition à tous les raisonnemens de Needham, dont le lecteur pourroit tirer un grand avantage. Les maximes que Machiavel fait profession d'enseigner, et les éloges qu'il prodigue à ces habiles politiques qui ont été des scélérats couronnés, ne peuvent qu'ajouter à toutes les raisons qui militent en faveur de l'excellence d'un gouvernement libre.

 

Chapitre VII. Des principautés nouvelles que l'on acquiert par les forces d'autrui ou par bonheur.

 

Comme ceux qui, de particuliers, deviennent princes, seulement par bonheur, [p.178] ont peu de peine à le devenir, ils en ont beaucoup à se maintenir. Ils ne trouvent point d'achoppement en chemin, parce qu'ils volent au trône plutôt qu'ils n'y vont ; mais quand ils y sont assis, c'est alors qu'ils voient éclore toutes les difficultés. Or ces princes sont ceux à qui un état est donné, ou peur de l'argent, ou en pure grâce, tels qu'étoient ceux que fit Darius pour sa sûreté et pour sa gloire, en divers endroits de la Grèce et de l'Hellespont, et ces empereurs qui, de particuliers, parvenoient à l'empire par la faveur des soldats corrompus. Ceux-ci ne se maintiennent que par la volonté et la fortune de ceux qui les ont agrandis. Or ce sont deux choses très-sujettes à changement. Et d'ailleurs ils ne savent ni ne peuvent conserver ce rang : car si ce n'est pas un homme de grand esprit, comment saura-t-il commander, ayant toujours vécu dans une fortune privée ; et quand il sauroit commander, comment le pouroit-il, n'ayant point de milice qui lui doive être amie ni fidèle. De plus, il en est des états qui naissent tout à coup, comme de toutes les autres choses qui naissent et qui croissent [p.179] subitement. Ils ne peuvent avoir de si fortes racines, ni de si bonnes correspondances, que la première adversité ne les ruine, si ceux qui sont devenus subitement princes, de la manière que j'ai dit, ne sont assez habiles pour trouver d'abord les moyens de conserver ce que la fortune leur a mis entre les mains, et faire, dès qu'ils sont devenus princes, les fondemens que les autres ont faits avant que de l'être. Je veux rapporter deux exemples de mon tems, sur les deux manières de devenir prince par mérite ou par bonheur. L'un est de François Sforce, qui, d'homme privé, devint duc de Milan par sa grande habileté, et conserva sans peine ce qui lui en avoit tant coûté à acquérir. L'autre est de César Borgia, appelé communément le duc de Valentinois, qui acquit un état par la fortune de son père, et le perdit aussi-tôt que son père fut mort, quoiqu'il eût fait tout ce qu'un homme habile et prudent devoit faire pour s'enraciner dans un état qu'il tenoit de la fortune d'autrui. Car celui qui n'a pas jeté les fondemens avant que d'être prince, y peut suppléer par une grande adresse, après l'être devenu comme je l'ai [p.180] dit : mais l'architecte et l'édifice courent toujours grands risques. Si l'on considère tous les progrès du Valentinois, on verra qu'il avoit préparé de grands fondemens à sa future puissance : et je crois qu'il n'est pas superflu d'en parler, ne trouvant point de meilleur exemple à proposer à un prince nouveau, que le sien ; car si les mesures qu'il avoit prises ne lui réussirent pas, ce ne fut point par sa faute, mais par une extraordinaire malignité de la fortune. Son père rencontra force difficultés à le faire grand. 1°. Il voyoit qu'il ne lui pouvoit donner aucun état qui ne fut à l'église, et que, s'il en démembroit quelques villes, le duc de Milan et les Vénitiens, qui tenoient déjà Fayence et Rirnini sous leur protection, ne le souffriroient pas. 20. Que les armes d'Italie, dont il eût pu se servir, étoient entre les mains de ceux qui dévoient craindre l'agrandissement du pape, savoir, les Ursins et les Colonnes, avec leurs adhérens, et qu'ainsi il ne s'y pouvoit pas fier. Il falloit donc rompre ces obstacles, et déconcerter les états d'Italie, pour en pouvoir sûrement usurper une partie. Et cela lui fut aisé, à cause des [p.181] Vénitiens, qui, pour d'autres raisons, invitaient les Français à repasser en Italie ; ce qu'il facilita lui-même, en cassant le premier mariage du roi Louis. Ce roi étant donc venu en Italie, à la prière des Vénitiens, et du consentement d'Alexandre VI, il fut à peine à Milan, que, pour sa réputation, il entra dans les desseins du pape, et lui donna du inonde pour envahir la Romagne, dont le Valentinois s'empara en effet, malgré les Colonnes. Mais à la conserver, et à passer plus avant, il trouvoit deux obstacles, l'un de la part des Ursins, de qui il s étoit servi, craignant qu'ils ne lui manquassent au besoin, et non seulement qu'ils ne l'empêchassent d'acquérir, mais encore qu'ils ne lui ôtassent ce qu'il avoit acquis ; l'autre, de la part de la France, de qui il appréhendoit aussi d'être abandonné : car, quant aux Ursins, il avoit reconnu qu'après la prise de Fayence, ils s'étoient comportés mollement au siège de Bologne. Et comme, après s'être emparé du duché d'Urbin, le roi le lit désister de l'invasion de la Toscane, il jugea si bien des intentions de la France, qu'il résolut de ne plus dépendre de la fortune, [p.182] ni des armes d'autrui. Et la première chose qu'il fit, fut d'affoiblir les Ursins et les Colonnes, en attirant à son service ceux de leurs adhérens qui étoient gentilshommes, auxquels il donna de gros appointemens, des emplois et des gouvernemens, selon leur qualité ; de sorte qu'en peu de mois ils tournèrent vers lui toute l'affection qu'ils portoient au parti contraire. Après cela, ayant dispersé les Colonnes, il attendit l'occasion de perdre les Ursins, laquelle lui vint bien à point, et fut par lui heureusement ménagée. C'est que les Ursins s'étant apperçus trop tard, que la grandeur du duc et du pontificat faisoit leur ruine, ils tinrent une diète à la Magione dans le territoire de Pérouse. Cette diète produisit la révolte d'Urbin et les troubles de la Romagne, et exposa le duc à mille dangers, d’où il sortit heureusement avec l'aide des Français. Mais après qu'il eut rétabli ses affaires, bien loin de se fier, ni à eux, ni aux autres étrangers, à la discrétion de qui il ne vouloit plus être, il mit tout son esprit à les tromper ; ce qui lui réussit si bien auprès des Ursins, qu'ils se réconcilièrent avec [p.183] lui, par l'entremise du seigneur Paul, qu'il gagna à force de présens, et furent assez fous que de se mettre entre ses mains à Sinigaille. Ayant donc exterminé ces chefs, et fait leurs adhérens ses amis, sa puissance avoit des fondemens d'autant meilleurs, qu'il tenoit toute la Romagne et le duché d'Urbin, et que ces peuples se trou-voient bien de lui. Or, comme il mérite d'être imité en ce point, j'en veux dire quelque chose. Quand il eut pris la Romagne, considérant qu'elle avoit eu des seigneurs avares, qui avoient plutôt dépouillé que policé leurs sujets, et que le vol, les factions, les meurtres régnoient dans la province, il jugea, que, pour la pacifier et la rendre obéissante au bras-royal, il y falloit établir un bon gouvernement. Il choisit pour cela un Remiro d'Orco, homme cruel et actif, à qui il donna tout pouvoir. En peu de tems ce gouverneur remit tout en bon état, et s'acquit une très-grande réputation. Mais depuis, le duc craignant qu'une autorité si excessive ne devint odieuse[106], érigea, [p.184] au milieu de la province, une chambre civile, où chaque ville avoit son avocat. Et comme il voyoit que les rigueurs du passé lui avoient attiré de la haine, il s'avisa, un matin, de faire pourfendre Remiroet de faire exposer sur la place de Cesène les pièces de son corps, plantées sur un pieu, avec un couteau ensanglanté à coté, pour montrer au peuple que les cruautés commises ne venoient point de lui, mais, du naturel violent de son ministre[107] ; ce qui en effet surprit et contenta tout ensemble les esprits. Mais retournons à notre sujet. Le duc se voyant très-puissant, et presque à couvert de tous les dangers présens, pour s'être armé à sa mode, et s'être défait de la plupart de ceux qui lui pouvoient nuire de près, n'avoit plus à craindre que du côté de la France, sachant bien que ce roi, qui s'étoit apperçu trop tard de sa faute, ne souffriroit pas qu'il s'agrandit davantage. [p.185]

C'est pourquoi il commença de chercher de nouveaux amis, et de biaiser avec les Français, lorsqu'ils entrèrent dans le royaume de Naples pour chasser les Espagnols qui assiégeoient Caïète ; et la résolution qu'il avoit prise de s'assurer d'eux, lui eût bientôt réussi, si son père eût vécu encore quelque tems. Et telle fut sa conduite à l'égard des affaires présentes. Mais quant à celles de l'avenir, comme il avoit à craindre qu'un nouveau pape ne voulût lui ôter ce qu'Alexandre lui avoit donné, il tâcha d'y obvier par quatre moyens : 1°. en exterminant toute la race des seigneurs qu'il avoit dépouillés[108], pour ôter au pape toute occasion de les rétablir ; 20. en se conciliant tous les gentilshommes Romains,[p.186] pour pouvoir tenir le pape en bride par leur moyen ; 3°. en se faisant le plus-de créatures qu'il pouvoit dans le sacré collège ; 4°. en se rendant si grand seigneur, avant que le pape mourût, qu'il put de lui-même résister à un premier assaut. De ces quatre choses, il en avoit exécuté trois avant la mort d'Alexandre, et la quatrième étoit presque faite ; car des seigneurs dépouillés, il lui en échappa très-peu ; toute la noblesse Romaine étoit dans ses intérêts, et la plupart des cardinaux dans sa dépendance. Quant à l'accroissement de son état, il pensoit à se rendre maître de la Toscane, où il possédoit déjà Pérouse et Piombin, outre Pise qui s'étoit mise sous sa protection, et qu'il ne tenoit plus qu'à lui d'envahir, comme n'ayant plus à ménager les Français chassés du royaume de Naples par les Espagnols, et d'ailleurs les uns et les autres ayant besoin de son amitié. Après quoi Luques et Sienne faisoient joug, soit en haine des Florentins, ou par crainte. Et les Florentins n'y pouvoient remédier. Et si cela eût réussi, comme il fût arrivé sans doute l'année même qu'Alexandre mourut, il devenoit si [p.187] puissant et si accrédité, qu'il eût pu se soutenir lui-même, sans dépendre nullement d'autrui. Mais cinq ans après qu'il avoit commencé de tirer l'épée, Alexandre le laissa malade à mourir, environné des armées de deux grands rois ennemis, et n'ayant point d'autre état effectif que la Romagne, et tout le reste eu l'air. Or il étoit si brave, et si habile à connoître quand il falloit gagner ou ruiner les hommes, et les fondemens qu'il avoit jetés en si peu de tems, étoient si bons, que, s'il eût été en santé, ou qu'il n'eût pas eu deux puissantes armées à dos, il eût surmonté toi tes les difficultés. Et ce qui montre que ses fondemens étoient bons, c'est que la Romague l'attendit plus d'un mois, et que, bien que les Baglioni, les Vitelli et les Ursins fussent venus à Rome, ils n'y purent rien faire contre lui, tout moribond qu'il étoit. Et s'il ne put pas faire élire pape celui qu'il vouloit, du moins il fit exclure ceux qu'il ne vouloit pas. Mais tout lui étoit aisé, s'il n'eût pas été malade quand Alexandre mourut. Et dans le tems que Jules II fut élu, il me dit qu'il avoit pensé à tout ce qui pouvoit arriver [p.188] après la mort d'Alexandre, et mis remède à tout, mais qu'il n'avoit pas deviné qu'il dût être en danger de mort au tems même que mourroit son père. Tout cela bien considéré, je ne sais que reprendre dans la conduite du duc. Au contraire, il me semble le devoir proposer à imiter à tous ceux qui sont montés au trône par la fortune, et par les armes d'autrui, d'autant qu'ayant un grand courage et de grands desseins, il ne se pouvoit pas gouverner autrement ; car ses projets n'ont échoué que par sa maladie, et par la brièveté du pontificat d'Alexandre. C'est pourquoi le nouveau prince qui veut s'assurer de ses ennemis, se faire des amis, vaincre par la force ou par la ruse, être aimé et craint des peuples, respecté et obéi des soldats, se défaire de ceux qui peuvent ou qui doivent lui nuire, introduire de nouveaux usages, être grave et sévère, magnanime et libéral, détruire une milice infidèle, et en faire une à sa mode, entretenir l'amitié et l'estime des princes, afin qu'ils lui fassent du bien, on du moins qu'ils craignent de lui faire du mal ; celui-là, dis-je, ne sçauroît trouver des exemples plus récens, que les [p.189] actions du Valentinois. Tout ce qu'on lui peut reprocher, est le mauvais choix qu'il fit en la personne de Jules II ; car s'il ne pouvoit pas faire un pape à sa mode, il étoit maître de l'exclusion de tous ceux qu'il ne vouloit point. Or il ne devoit jamais consentir à l'exaltation des cardinaux qu'il avoit offensés, ou qui, devenant papes, avoient lieu de le craindre ; car les hommes nous offensent, ou par crainte[109], ou par haine. Il avoit offensé les cardinaux, SaintPierre-aux-liens[110], Colonne, Saint George, et Ascague. Tous les autres, excepté le cardinal de Rouen, et les sujets Espagnols qui étoient liés d'intérêt ou de [p.190] parenté avec lui, venant à être papes, le dévoient appréhender. Ainsi la prudence vouloit qu'il essayât premièrement de faire élire un Espagnol, et, ne le pouvant pas, qu'il acceptât le cardinal de Rouen, et non Saint Pierre-aux-liens. qui fut cause de sa mine. Tant se trompent ceux qui croient que les bienfaits nouveaux font oublier aux grands les anciennes offenses[111] ![p.191]

 

CHAPITRE VIII. De ceux qui sont devenus princes par des crimes.

 

Comme un particulier peut encore devenir prince en deux manières, sans que cela se puisse attribuer entièrement à la fortune ni à la valeur, il me semble à propos d'en traiter. L'une est, quand on monte au trône par quelque scélératesse ; l'autre, quand un citoyen particulier devient prince de sa patrie par la faveur de ses concitoyens. Quant à la première, sans entrer autrement dans le mérite de la cause, j'alléguerai deux exemples, l'un ancien, et l'autre moderne, qui, à mon avis, suffiront à ceux: qui auroient besoin de les imiter. Agatoclès, Sicilien, de fils d'un misérable potier de terre, devint roi de Siracuse. Il fut scélérat dans tous les divers états de sa fortune, mais toujours homme de cœur et d'esprit. Etant parvenu par les degrés de la milice à la dignité de préteur de Siracuse, il forma le dessein de s'en rendre prince, et de tenir indépendamment[p.192] d'autrui ce qu'on lui avoit accordé de plein gré. Après en avoir conféré avec Hamilcar, qui commandoit l'armée des Carthaginois en Sicile, un matin, il assembla le peuple et le sénat de Syracuse, comme pour délibérer des affaires publiques, et donnant un signal à ses soldats, il fit tuer tous les sénateurs et les plus riches citoyens, puis s'empara sans peine de la principauté de la ville. Et quoique les Carthaginois l'eussent défait deux fois, et puis l'eussent assiégé, non-seulement il put défendre sa ville, mais y ayant laissé unepartie de ses gens pour la garder, il assaillit l'Afrique avec l'autre, et en peu de tems fit lever le siège de Syracuse, et mit les Carthaginois si bas, qu'ils furent contraints de s'accorder avec lui, en lui laissant la Sicile. Quiconque considérera tout cela, n'y verra rien, ou du moins peu de chose qui se puisse attribuer à la fortune, attendu qu'il parvint à la principauté, non par la faveur d'autrui, mais par sa valeur militaire, et qu'il maintint depuis par des conseils également généreux et périlleux. Véritablement on ne peut pas dire que ce soit vertu de tuer [p.193] ses citoyens, de trahir ses amis, d'être sans foi, sans religion, sans humanité : moyens qui peuvent bien faire acquérir un empire, mais non une vraie gloire. Mais si je considère l'intrépidité d'Agatoclès dans les dangers, et sa constance invincible dans les adversités, je ne vois pas qu'il doive être estimé inférieur à pas un des plus grands capitaines, quoique d'ailleurs il ne mérite pas de tenir rang parmi les grands hommes, vu ses cruautés horribles et mille autres crimes. On ne peut pas donc attribuer à la fortune, ni à la vertu, des choses qu'il a faites sans l'une et sans l'autre.

De notre tems, Oliverotto da Fermo étant demeuré orphelin dès son enfance, Jean Fogliani, son oncle maternel, l'éleva, puis le donna tout jeune à Paul Vitelli, pour apprendre le métier de la guerre. Paul étant mort depuis, il servit sous Vitellozzo, son frère ; et comme il étoit spirituel, adroit et alerte, il ne mit guère à devenir un des premiers hommes de guerre. Mais d'autant qu'il lui sembloit lâche de rester comme les autres, il résolut, avec l'appui des Vitelli, de se saisir [p.194] de Fermo, par le moyen de quelques citoyens qui aimoient mieux voir leur patrie en servitude qu'en liberté. Il écrivit donc à son oncle, qu'après avoir été plusieurs années hors de la maison, il désiroit de revoir sa patrie, et de reconnoître un peu son patrimoine, ne s'étant encore mêlé d'autre chose que d'acquérir de la réputation ; et que, pour montrer à ses compatriotes qu'il n'avoit pas perdu son tems, il vouloit entrer avec pompe, accompagné de cent de ses amis ou serviteurs, à cheval. Qu'à cet effet, il le prioit de disposer les habitans à le recevoir honorablement : honneur qui rejailliroit sur lui-même, qui avoit pris soin de son éducation. L'oncle fit tout ce que l'autre désiroit. Oliverotto fut reçu en cérémonie dans la ville, où il fut quelques jours à concerter ce qui étoit nécessaire pour la réussite de son méchant dessein. Il fit un festin solemnel, où il invita Fogliani et tous les premiers de la ville ; puis, à la fin du repas, et des réjouissances ordinaires en ces rencontres, il ouvrit à dessein un entretien sérieux de la grandeur du pape Alexandre, et des exploits de son [p.195] fils ; et quand il vit son oncle et les autres conviés entrer en raisonnement, il se leva en sursaut, disant qu'il falloit un lieu plus secret pour parler de telles affaires, et entra avec eux dans une chambre où étoient cachés des soldats, qui les égorgèrent tous dès qu'ils furent assis. Après quoi Oliveretto monta à cheval, et alla assiéger le palais du magistrat, qui fut enfin contraint de le reconnoître pour prince : dignité où il sut si bien se maintenir, soit en étant la vie à tous ceux qui, étant mécontens, lui pouvoient nuire, soit en. faisant de nouvelles loix civiles et militaires, qu'il étoit non seulement en sûreté dans sa ville, mais même redoutable à tous ses voisins ; et qu'il eût été aussi difficile de le détrôner, .qu'Agatoclés, si, au bout d'un an, il ne se fût pas laissé tromper par le Valentinois. qui le prit avec les Ursins à Sinigaille. ou. il fut étranglé avec Vitellozzo, son maitre de guerre et de scélératesse. On pourroit s'étonner comment Agatoclès, et d'autres de même trempe, après mille trahisons et cruautés, ont vécu si long-tems dans leur patrie, sans voir jamais aucune conspiration [p.196] contre eux, et ont pu se défendre des ennemis du dehors, attendu que plusieurs autres, à cause de leur cruauté, n'ont pu conserver leur état, même en temps de paix, bien loin de tenir bon en tems de guerre. Je crois que cela vient du bon ou mauvais usage que l'on fait de la cruauté. On la peut appeler bien employée, s'il est jamais permis de dire qu'un mal est un bien, quand elle ne se fait qu'une fois, et encore par nécessité de se mettre en sûreté, et quelle tourne enfin au bien des sujets. Elle est mal exercée, quand on l'augmente dans la suite du tems, au lieu de la faire entièrement cesser. Ceux qui feront le premier usage, peuvent, avec l'aide de Dieu et des hommes, trouver quelque remède à leurs affaires, comme fit Agatoclès. Pour les autres, il est impossible qu'ils se maintiennent. D'où je conclusque l'usurpateur d'un état doit faire toutes ses cruautés à la fois, pour n'avoir pas à les recommencertous les jours, et pouvoir rassurer et gagner les esprits par des bienfaits[112]. Le prince qui [p.197] fait autrement, par timidité, ou par mauvais conseil, est forcé de tenir toujours le couteau en main ; et ne sçauroit jamais se fier à ses sujets, d'autant que les offenses continuelles qu'il leur fait, les empêchent de se fier à lui. Ainsi le mal se doit faire tout à la fois, afin que ceux à qui on le fait, n'aient pas le tems de le savourer. Au contraire, les bienfaits se doivent faire peu à peu, afin qu'on les savoure mieux. Enfin le prince doit vivre de telle sorte avec ses sujets, que nul accident, bon ou mauvais, ne le puisse faire varier. Car, quand la nécessité te presse,tu n'es plus à tems de te venger, et le bien que tu fais ne te sert de rien, parce que l'on, ne t'en sait point de gré, persuadé que l'on est que tu y es forcé[113]. [p.198][p.199]

Réflexions du Traducteur.

Je ne doute pas que les partisans du pouvoir absolu ne me demandent ce qu'ont de commun les préceptes de Machiavel,qui ne sont, disent-ils, que des conseils et non une manière de gouverner, dont les princes ne puissent s'écarter aussi souvent que les circonstances, le besoin des peuples, la bonté naturelle aux rois, et enfin le bonheur des tems, les y invitent. Qu'il me soit permis de leur demander si le conseil privé de la cour de S. James, sous le règne actuel (Pardonne à ma franchise, George III ; j'avoue que parmi tous les rois de l'Europe, il n'en est pas un qui soit, plus que toi, bon mari, bon père, bon frère, bon ami, et, ce qui est tout enfin, un roi adoré de ton peuple.), a dévié de cette politique. Oui, sous George III, il ne me sera pas fort difficile de prouver que la guerre de l'Amérique n'a été qu'une application des maximes de Machiavel ; et quoique les ministres aient été trompés dans leur attente, il n'en est pas moins, évident que, si, sous le règne de George III, [p.200] les ministres n'ont pas hésité à se livrer aux maximes de la politique de Machiavel ; si, sous Louis XVI, on les a suivies avec une adresse admirable ; si le rassemblement de trente mille hommes auprès de Paris, n'a été qu'une application en grand de tout le système du Florentin (Je remarquerai ici, combien ces hommes qui infestoient la cour de Versailles, ont prouvé leur ineptie, et combien ils montrèrent de bassesse, et que leur cœur est tout-à-fait corrompu ; en établissant leur problème d'après les conseils du Florentin, ils s'étoient dit : Si telle circonstance chez un peuple dont la force connue est de tant, et dont la résistance sera de .... combien pour une nation dont la population est de 25 millions d’âmes, dont les esprits sont à l'apogée des lumières, dont la résistance sera de ?... Et le quotient avoit été ce que tout le monde sait, une armée, etc. etc. J'observe d’abord, que ni la hauteur ni l'excellence des sentimens du roi n'étoient entrées pour rien dans leur manière de poser la question. Or on ne me contestera pas que, si, dans son application, la politique de Machiavel veut ; que toutes choses [p.201] soient examinées une à une et dans le plus grand détail, le caractère de bonté du roi, parfaitement connu, a évidemment échappé à la perspicacité et à la sagesse de ceux qui le conseilloient. J'observerai enfin, et cette observation mérite toute notre attention, que ces disciples du Florentin avoient tellement compté pour rien la bonté et toutes les qualités qui transmettront la mémoire du roi à la postérité la plus reculée ; ils s'étoient si fort persuadés que Louis XVI continueroit à se laisser gouverner par eux, et que son caractère, devoit être absolument nul dans la solution de leur problème, qu'ils comptoient aveuglément sur sa fuite, pour le ramener à la tête de l'armée : ainsi chacune de leurs démarches vient encore ajouter à la force de mes raisons. Mais Dieu, qui n'a pas permis, que la France éprouvât, sous un nouveau Titus, tous les maux que ceux-ci avoient médités, n'a pas daigné éclairer ces aigles de la politique du Florentin, qui ne virent par tout que ce qu'ils nommoient avec un si profond mépris, le peuple. Ils ne surent pas appercevoir cette puissance toujours irrésistible (la Nation [p.202] Française), quand elle agit avec union, toujours si grande et pleine de majesté, dont la sagesse émane essentiellement de laDivinité) : il résulte naturellement, et l'histoire dépose de cette vérité, que, dans les états libres, et seulement dans ces états, la politique de Machiavel, tout ce qui en approche d'une manière quelconque, ne peut être mis en usage par les chefs de l'administration ; et que, dès l'instant qu'il y a lieu de craindre le moindre progrès de cette politique, de ce moment, dis-je, le peuple n'a qu'un seul parti à prendre, courir aux armes. Peuples, si vous éprouvez jamais le besoin de vous défendre contre des chefs ambitieux, et dont la conduite vous feroit appréhender que le gouvernement dégénérât en tyrannie, courez aux armes ; ne les quittez plus ; que par-tout la tyrannie rencontre des citoyens, des boucliers, des armes, et encore une fois des citoyens !

La politique, dit Mably, doit être le ministre et le coopérateur de la Providence parmi les hommes ; et rien n'est plus méprisable que cet art illusoire, qui en emprunte le nom, qui n'a de règles que les préjugés [p.203] publics et les passions de la multitude, qui n'emploie que la ruse, l'injustice et la force, et qui, se flattant de réussir par des voies contraires à l'ordre éternel des choses, voit s'évanouir entre ses mains le bonheur qu'elle croyoit posséder.

La terre entière, dit encore ce grand homme, n’offre qu'un vaste tableau des erreurs de la politique ; elle s'égare presque toujours à la suite d'une fausse gloire : combien de préjugés, combien de vices même ne rend-elle pas respectables ! On n'a point compris combien ce sentiment est délicat, jaloux de ses droits, et combien il exige de ménagemens. La menace le choque, et la crainte l'éteint dans tous les cœurs. Voulez-vous rendre l'amour de la gloire plus vif et plus général ? que la honte vous suffise pour punir les coupables. Ce n'est qu'une morale outrée, et conduite par une haine aveugle contre les vices, qui les confond tous ; en voulant faire aimer la vertu ; elle détruit le sentiment d'humanité qui en est la base. Ne menacez de la mort que ces âmes serviles qui ne sont coupables que de crimes qui ne demandent aucun courage, ou ces [p.204] hommes dont l'atrocité ne suppose aucun retour à la vertu.

Ce sont, dit-il encore, les passions de l'âme, dont la politique peut se servir, parce qu'elles naissent avec nous, ne meurent qu'avec nous, ne se lassent point, et qu'on peut, en quelque sorte, leur donner la teinture de la vertu : telles sont l'envie, la jalousie, l'ambition, l'orgueil, la vanité. Ces passions sont hideuses par leur nature ; elles préparent l'âme à être injustes, et, abandonnées à elles-mêmes ; elles se portent aux excès les plus odieux : cependant elles deviennent quelquefois, entre les mains de la politique, émulation, amour de la gloire, prudence, fermeté, héroïsme; mais pour voir opérer ces miracles, il faut que les citoyens ne soient pas entièrement corrompus par l'avarice, la paresse, la volupté et les autres vices qui avilissent l'âme. Craignez de hâter la ruine de la république, en vous servant de ces passions, si vous ne trouvez auparavant l'art de leur inspirer une sorte de pudeur, et de les associer à quelque vertu qui les tempère et les dirige.

À quoi ne se portent point les hommes, [p.205]les grands entre autres[114], une fois détournés des voies de la justice ? et quand, pour les punir, Dieu lâche la bride à leurs passions, ruse, force, complots, trahisons, guerre ouverte, infraction des traités, poison, massacres, incendies, ravages, rien ne les épouvante ; tout, dans leurs crimes, porte le caractère de leur funeste grandeur ».

La sagesse d'un peuple libre, qui seule peut veiller à sa conservation, et qui seule peut rendre éternels les principes de son bonheur, en même tems qu'elle en garantit la source contre tous les vains projets de ceux qui tenteroient de l'altérer ou d'en interrompre le cours, ne peut être qu'une sagesse pleine de vérité, de franchise et de loyauté. Et « non cette sagesse[115] profane, oblique, artificieuse, qui, sous le nom de politique, se joue des hommes et des loix ; qui, toujours environnée de nuages, brouille, cabale, manœuvre dans les cours, noue dans l'ombre le fil de ses projets, et n'arrive à ses fins que par des crimes cachés : science d'intrigue, de dissimulation[p.206] profonde, d'injustices réfléchies, qui met sur la même ligue les forfaits et les vertus, et ne les différencie que par les degrés d'utilité quelle en tire : art funeste aux peuples et aux états, qui, sous un calme apparent, les conduit à leur ruine, forge en silence leurs fers, et ne les éveille au bruit de la terreur, que pour leur faire sentir qu'ils ne sont plus libres ».

« O vous, qui dirigez la marche des empires, et faites ici-bas le destin des nations, rois, ministres, négociateurs si vantés, le Seigneur nous l'a dit :Vous êtes les dieux de la terre ! mais si le voile qui couvre vos mystères politiques, venant tout-à-coup à tomber, laissait voir au grand jour les vrais mobiles de votre puissance, combien trop souvent n'auriez vous pas à rougir de ces moines succès dont 1'éclat nous étonne » ?

Et s'il m'étoit permis d'ajouter quelque chose à cette image sublime de la seule politique qui convienne aux nations libres, je demanderois aux partisans de la monarchie absolue, s'ils oseroient s'avouer à eux-mêmes que la politique des cours, si différente [p.207] de celle dont je viens de présenter ici le tableau ; si cette politique, toute fondée sur le mensonge, sur la perfidie, sur la foiblesse, et dont le succès dépend entièrement de la rencontre fortuite de plusieurs crimes médités dans le silence, avec la certitude probable d'en éluder les conséquences ; dans cette audace qui sait en imposer aux remords, et qui les bravetémérairement à force de crimes ; qui, pour les étouffer, voudroit pouvoir anéantir jusques aux vestiges des pas du tyran : je demanderois, dis-je, aux disciples de Machiavel, si, dans la constitution d'un état libre, sagement pondérée dans toutes ses parties, dont la force est à la fois excentrique et réfrangible comme les rayons du soleil, et dont tous les membres concourent avec une ardeur égale à augmenter la puissance et la splendeur, on souffrit jamais qu'aucun des chefs de la république se servit d'un seul des moyens tranquillement féroces, dont Machiavel nous a transmis avec éloge l'épouvantable histoire ?

Ainsi, et la sage politique qui convient à un état libre, et la résistance que ce mode [p.208]de gouvernement oppose, par sa nature, à tous les projets conçus par les agens ou par les partisans de la tyrannie, et l'austère équité qui fait la force de chacun des membres du gouvernement, et la mutation certaine et annuelle de chacun des chefs de l'administration, et le besoin où sont ces chefs de n'établir leur autorité que sur les seules bases des loix consenties par le peuple; tout, en un mot, dépose contre les despotes, quels qu'ils soient, en faveur de la préférence que nous devons à l'excellence d'un gouvernement dont le citoyen, par son courage, par sa sagesse et sou ardent patriotisme, soutient la majesté, la splendeur, en même-tems qu'il en assure la durée par son inviolable attachement aux loix, par ses vertus civiques ; et enfin, parce que sa félicité est inséparable de la gloire et de la prospérité de la république.

Fin du premier Volume.

 

DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE, ET DE L'EXCELLENCE D’UN ÉTAT LIBRE.

 

Par Marchamont Needham.

Traduit de l’anglais, et enrichi de notes de J. J. Rousseau, Mably, Bossuet, Condillac, Montesquieu, Letrosne, Raynal, etc. etc. etc.

Par Théophile Mandar.

Il faut saisir la circonstance de l'événement présent pour monter les âmes au ton des âmes antiques.

J. J. Rousseau, Gouv. de Pologne.

 

TOME SECOND.

 

À PARIS,

Chez Lavillette, Libraire, hôtel Boutillier,

rue des Poitevins.

I790. [p.1]

 

CONSTITUTION D'UN ÉTAT LIBRE.

 

Troisième partie. Le Peuple est la source de toute puissance légitime.

 

Ceux qui nient cette proposition, sont obligés de remonter jusqu'à Noé et Adam même, pour pouvoir soutenir leur opinion. Ils allèguent que les gouvernemens primitifs n'ont point été institués par le choix libre et du consentement de ceux qui étoient gouvernés, mais par une autorité absolue, remise à ceux qui gouvernoient. Ils ajoutent que notre premier père, et les patriarches avant et après le déluge, jouissoient dune autorité entière ; qu'ils l'exerçoient d'une manière absolue, et qu'ils devenoient princes en vertu de leur droit de paternité, sur toutes les familles qui descendaient d'eux ; en sorte que les pères, au moyen du grand nombre d'années qu'ils vivoient, [p.2] et par la pluralité de leurs femmes, se trou-voient les chefs d'un royaume, dont tous les sujets étoient leurs enfans. De là quelques personnes faisant descendre la souveraineté de ces prérogatives accordées aux patriarches, ont prétendu que l'origine du gouvernement n'a jamais été et ne doit pas être dans le peuple.

Pour répondre à cette assertion, nous dirons que la souveraineté (ou le gouvernement) doit être considérée comme naturelle ou politique : en la considérant comme naturelle, nous voyons que, sous les patriarches, celui qui exerçoit la souveraine puissance sur ses enfans et sur tous leurs descendans, étoit véritablement le magistrat suprême et le père de son pays. Or cette sorte de gouvernement ne fut que momentanée, et ne dura pas long-tems après le déluge. Nembrod le changea bientôt, en réunissant en un seul corps plusieurs familles étrangères les unes aux autres, eten les obligeant à se soumettre aux loix. et aux conditions qu'il jugea à propos de leur imposer.

Ce fut ainsi que le pouvoir paternel se trouva bientôt changé en un gouvernement [p.3] tyrannique. Ces deux modes de gouvernement ne dévoient point sans doute leur origine au peuple, et n'avoient aucun rapport avec celui dont nous voulons parier[116].

Il existe un mode de gouvernement, politique, qui n'est point fondé sur la nature, ni sur aucun droit paternel, mais sur le choix libre, le consentement et l'accord mutuel de plusieurs personnes formant une association civile[117] ; c'est de ce mode [p.4] qu'il s'agit; il a existé, pour ainsi dire, de tous les tems, et il subsiste encore. Le [p.5] mode contraire a été aboli peu de tems après sa naissance ; il ne convenoit qu'aux enfans des patriarches, dans l'enfance du monde : le gouvernement paternel paroissoit donc également naturel et avantageux dans le tems où il fut établi.

Et pour écarter toutes les objections ; par gouvernement politique, nous entendons la somme des forces résultantes de la réunion de toutes les volontés[118] Or de cette [p.6]agrégation est formé ce pouvoir permanent, par lequel chaque individu n'obéissant [p.7] qu'à la loi qu'il s'est imposée, jouit, d'une manière illimitée et sans crainte, de [p.8] tous les droits qui ne dévient ni de la justice, ni de la liberté publique. Il résulte donc que toutes les forces et toutes les volontés, se trouvait ainsi réunies, concourent à la fois vers un seul et même centre ; ce qui assure et multiplie la parfaite sécurité et la félicité de tous.

Or il est évident que sans l'accord de la volonté de chacun des membres qui composent cette association, le gouvernement n'offre qu'un affreux chaos de forces et d'intérêts opposés ; et il est incontestable que le mode par lequel toutes choses concourent avec cet ordre et cette activité qui donnent à l'autorité sa vigueur et toute son énergie, et sous lequel l'accord des citoyens est indispensable pour consentir et [p.9] agir ensemble, dépend essentiellement du peuple, et que tout ce qui constitue la souveraine puissance appartient au peuple, qui en est la source[119]. [p.10]

Quant au gouvernement des Israélites, d'abord sous Moïse, ensuite sous Josué et les Juges, l'Ecriture nous apprend qu'ils étoient des chefs particuliers, institués par Dieu, et qu'il daigna leur communiquer sa sagesse et sa puissance, en les plaçant à la tête de son peuple. Combien il fut heureux sous la conduite de ces hommes, dont le cœur étoit pur et la prudence infaillible ! Ce gouvernement a été nommé théocratique, ayant eu Dieu pour législateur. On ne doit donc point s'étonner de ne trouver, dans les premiers tems de cette nation, aucune trace que le peuple ait élu ses chefs, ni rien de tout ce qui approche d'un pacte social[p.11] consenti par le peuple. Mais nous voyons qu'après le gouvernement des Juges, lorsque le peuple rejeta ce mode qu'il tenoit de Dieu (ainsi que l'Éternel le dit à Samuel) : «[120] Ce n'est pas toi qu'ils rejettent, mais moi, afin que je ne règne " point sur eux à ; et qu'il voulut être gouverné comme les autres nations. Dieu lui-même parut céder à ses désirs, et lui permit d'user de sa liberté dans la création de son, nouveau gouvernement, et dans l'élection d'un chef par la voix des suffrages, et d'après les règles d'un pacte social

Le gouvernement que ce peuple adopta, fut celui des rois : Dieu même en fut mécontent ; et Samuel, dans l'espérance de pouvoir le ramener à l'ancien, et de le dégoûter de ce mode de gouvernement absolu, lui prédit ce que seroient les rois[121], et par quels excès ils envahiroient sa liberté, en vertu de leur pouvoir sans bornes. Samuel ne prétendoit pas cependant que les rois se porteroient tout naturellement, et en vertu de leur souveraine autorité, à tous [p.12] les excès de la tyrannie, et il n'en inféroit pas que les rois le pouvoient légitimement ; mais la sagesse, aidée des lumières de l'Es-prit-Saint, lui faisoit prévoir tous les abus qui seroient commis sous le gouvernement des rois. Malgré ces avis, le peuple répondit : Nous voulons un roi pour nous gouverner. Dieu dit alors à Samuel : Ecoutez leur demande[122]. Nous voyons clairement que Dieu laissa à son peuple la jouissance de tous ses droits à se choisir une nouvelle forme de gouvernement ; mais que voulant encore être son soutien et son protecteur immédiat, il daigna choisir lui-même son roi : néanmoins il laissa à ce peuple le droit de confirmer et de ratifier son choix, pour montrer qu'il en avoit reçu le droit de sa toute-puissance. Pour l'en convaincre, de l'ordre de Dieu même, Samuel convoqua l'assemblée du peuple à Maspha, comme si le roi devoit être élu une seconde fois ; et le sort étant tombé sur Saül, il fut aussitôt proclamé roi. Les Israélites ayant eu des preuves de sa valeur en combattant contre les Ammonites, se rassemblèrent à Galgala, [p.13] et le proclamèrent roi une seconde fois ; ce qui prouve incontestablement que la puissance souveraine n'a de bases solides, qu'autant que ses fondemens auront été affermis par le consentement libre et unanime du peuple. Nous voyons, par ce grand exemple, la première de toutes les agrégations politiques dont parle l'Ecriture, qu'il est démontré que l'origine de tout pouvoir légitime est dans le peuple, qui peut en disposer souverainement ; et, pour ne pas multiplier les citations, dont le nombre ne pourroit rien ajouter à la force de cette assertion, nous observerons seulement que Saint Pierre, dans sa première épître, appelle tout gouvernement la créature de l'homme(il est ainsi exprimé en hébreu), ou « l'œuvre de la main des hommes », pour prouver que, sous quelque mode qu'il soit établi, il dépend entièrement de la volonté et de l'approbation du peuple.

Sans employer toute la force du syllogisme pour démontrer cette vérité, il est facile de juger de son identité avec la saine raison, en la jugeant par les faits, et en considérant que toutes les nations ont joui du droit de consentir la forme de leur gouvernement,[p.14] et d'élire leurs rois dans toutes les occasions où, malgré les différens modes de gouvernement et les révolutions, ou enfin par la vacance du trône, on invoquoit toujours le vœu et le consentement du peuple.

Dans les siècles passés, l'Italie offroit beaucoup d'états libres, et seulement un petit nombre de principautés. Aujourd'hui tous les peuples sont soumis à des princes, et à peine on y voit quelques états libres. Le royaume de Naples, malgré le grand nombre de révolutions qu'il a éprouvées, appartient à l'Espagne. Rome obéit au pape, qui n'a sous lui qu'un sénateur, unique et foible image du sénat de Rome !... Venise [123][p.15] et Gênes ont des sénateurs et des doges ; mais ces derniers n'ont qu'une ombre d'autorité.[p.16] Florence, Ferrare, Mantoue, Parme et la Savoie n'ont point de sénateurs, mais seulement des ducs, qui sont absolus dans leurs états respectifs. La Bourgogne, la Lorraine,[p.17] la Gascogne et la Bretagne ont eu des rois et ensuite des ducs : ces vastes provinces ont été réunies à la France. Toutes les différentes principautés de l'Allemagne ne composoient autrefois qu'un seul empire. La Castille, le Portugal, l'Aragon et Barcelone étoient anciennement des royaumes distincts que l'Espagne a réunis sous son sceptre, si l'on en excepte le Portugal, qui s'en est séparé depuis 153 ans. La France, qui n'étoit d'abord qu'un état sous Pharamond, fut divisée en quatre différens royaumes sous ses successeurs, et est enfin sous la même domination[124]. L'Angleterre[p.18] renfermoit plusieurs états libres, jusqu'à ce que les Romains, qui en firent [p.19] la conquête, l'eussent soumise au joug : cette isle fut ensuite partagée en sept [p.20] royaumes, maintenant réunis en un seul[125]. [p.21]

À combien de vicissitudes les nations sont exposées, sous toutes les formes du [p.22] gouvernement, libre, ou absolu ? Et quoique les guerres qui les occasionnent, aient contribué[p.23] à ces grands événemens, qui ont fait passer une nation entière sous le joug du [p.24] vainqueur, cependant, au milieu de ces vicissitudes, les nations conservent encore [p.25] le droit de sanctionner le gouvernement. Ce droit a été respecté par tous les usurpateurs, et ils ont reconnu que leur puissance seroit odieuse et tyrannique, si le peuple n'en affermissoit la base par son consentement libre ; seul moyen de rendre leur titre respectable et leur autorité légitime. Et les rois qui ne l'avoient obtenu que par la violence et par la ruse, ont témoigné le besoin qu'ils en avoient, d'une manière aussi solemnelle que ceux qui étoient élus et proclamés dans les grandes assemblées du peuple.

Que peut-on ajouter à cet aveu tacite, de [p.26] la part des tyrans et de tous les usurpateurs, qui établit de la manière la plus authentique, que, « de droit, le peuple est la source de toute puissance légitime » ?[p.27]

 

Quatrième partie. Erreurs de gouvernement, et règles de politique.

 

Je viens de démontrer que le peuple est l'arbitre de son gouvernement, et qu'il ne peut y avoir de puissance légitime, si elle n'émane du peuple. J'ai aussi prouvé que le gouvernement, qui donne et qui assure au peuple la suprématie, afin qu'il jouisse de ses avantages dans les assemblées solemnelles, composées de citoyens envoyés par un choix libre, successif et régulier, est supérieur à tous les autres modes de gouvernement. Il convient maintenant d'observer et de relever les erreurs politiques, où la plupart des pays du monde (et particulièrement ceux qui suivent la doctrine du Christ) sont restés plongés, afin que, lorsque nous aurons pénétré dans le sanctuaire[p.28] de la tyrannie, que nous en aurons révélé les mystères, que nous l'aurons dépouillée de ses charmes perfides et de sa robe éclatante, les nations policées chassent ce monstre dans les contrées les plus barbares.

La première erreur que je découvre dans l'ancienne politique des états chrétiens, et qui a en effet servi de base à la tyrannie, c'est cette division corrompue en, état civil et ecclésiastique[126] ; cette division véritablement absurde, a été admise [p.29]par les écrivains qui, de nos jours, ont étudié la politique, et qui en ont traité avec le plus de succès, avec autant de confiance que par tous ceux qui les avoient précédés. Cependant aucun d'entre eux n'a encore prouvé qu'il y ait un seul passage dans l'Ecriture, qui prescrive aux Chrétiens de suivre une semblable division de gouvernement, ou qui permette l'établissement d'un pouvoir ecclésiastique, qui est la base de cette division ; tandis que la morale de l'Évangile est évidemment Contraire à ce principe. Nous lisons, à la vérité, que la république d'Israël fut ainsi divisée, par l'ordre immédiat de Dieu ; mais alors c'étoit la volonté de Dieu de se choisir un peuple, et de donner une forme nationale à son église, en faveur de ce même peuple, à l'exclusion de tous les autres. Néanmoins, si quelqu'un ose avancer qu'il convient à toutes les nations soumises à l'Évangile, de suivre ce modèle, il faudra qu'il prouve d'abord, que la volonté de Dieu a été que le mode du gouvernement Juif nous servit de règle à nous qui suivons l'Évangile ; et après s'être avancé jusque là, il faudra qu'il prouve ensuite que ce mode doit être [p.30]adopté en son entier, ou seulement en quelques points. Aucun homme raisonnable n'a jamais prétendu que l'on dût le suivre en tout : et si l'on doit le préférer dans certains cas, il s'agit de trouver dans l'Ecriture, des règles ou des commandemens qui indiquent ce qu'il faut en prendre et ce qu'il faut en rejeter : autrement il ne parviendra jamais à démontrer que la république d'Israël fut établie, soit dans son ensemble, soit dans les diverses parties de sa constitution, pour servir de modèle à des Chrétiens. Mais ceux qui prétendent établir une église nationale, n'ont jamais essayé de s'appuyer sur l'Ecriture. Si donc on réfléchit sérieusement sur le dessein de Dieu, en envoyant son Fils parmi nous, on verra que ce n'étoit que pour mettre fin à la pompe du gouvernement Juif, afin que l'étroite enceinte qui avoit auparavant renfermé son église et son peuple, fut détruite, non que toutes les nations ensemble, ou quelques nations en particulier, dussent former une église ; car le peuple de Dieu, qui reconnoît aujourd'hui son église, ne doit pas former un corps politique, mais un corps spirituel [p.31]et mystique : il ne consiste pas dans un mélange confus de personnes réunies au hazard, mais dans une assemblée choisie et bien ordonnée, dont les membres seront appelés et sanctifiés ; ce ne peut être une société dans laquelle on seroit engagé par des loix dictées par l'intérêt personnel, ou par des considérations humaines, et par l'esprit du siècle ; mais au contraire, une société de ceux qui sont attirés par le pouvoir et l'effet de la parole et de l'esprit de J.C, qui a dit lui-même : Mon royaume n'est pas de ce monde, il n'est pas d'ici-bas. Ceux donc qui ont osé jusqu'ici établir sur plusieurs nations un pouvoir ecclésiastique, rival tout-puissant du pouvoir civil, et dominer en forçant les consciences de reconnoître certaines idées comme orthodoxes, à peine d'encourir la rigueur des loix civiles, sous le prétexte spécieux de prudence, de bon ordre, de discipline, afin de prévenir les funestes effets de l'hérésie, en contribuant à étendre le royaume de Dieu, et qui, pour cet effet, ont confondu le pouvoir spirituel (c'est ainsi qu'on l'appelle) avec l'intérêt terrestre et temporel de l'état ; ceux-là, [p.32] dis-je, sont et ne doivent être considérés que comme de véritables antechrists ; ils sont, comme lui, ennemis de la doctrine du Sauveur, dont le royaume, le gouvernement, les ministres, les juges, les loix et les ordonnances, n'étant point de ce monde (je veux dire jure humano), ne peuvent jamais dépendre des principes ni de la sagesse humaine.

Ce fut sur ce fondement, et à l'aide de ce prétexte, que 1'iniquité foible, mais déjà pleine d'artifice, commença son œuvre impie dans l'enfance du christianisme. L'indulgence de Constantin lui laissa prendre une nouvelle force, qui alla toujours en augmentant. Cet empereur et ceux de ses successeurs qui embrassèrent le christianisme, et dont Dieu se servit pour détruire l'idolâtrie, se laissèrent emporter par leur zèle (par une permission divine) ; et les lumières de leur esprit furent tellement éblouies par les persuasions et par les argumens captieux dont les prélats et les évêques se servirent, avec un art infini, pour favoriser leurs projets, que ces empereurs ne purent appercevoir avec quelle rapidité et avec quelle énergie le serpent avançoit à pas [p.33] tortueux à l'ombre du mystère ; car Satan avoit à jouer un. nouveau rôle, qu'il remplit de la manière suivante. Ce lion rugissant, toujours habile à profiter des circonstances, sema, dans une grande partie du monde, des erreurs très-dangereuses, afin de fournir aux prélats l'occasion et les moyens de parvenir à leurs fins. Ils les combattirent, en publiant qu'il importoit. à la gloire de Dieu que ces erreurs fussent déracinées, et qu'ils dévoient eu prévenir les funestes progrès. Ils obtinrent donc, sous ce prétexte, une autorité rivale de la puissance civile, et qui n'en étoit qu'une émanation. Bientôt, pour s'en assurer à jamais la jouissance, ils osèrent rendre le nom de chrétien commun à toutes les nations en les baptisant, persuadés que, sous le même prétexte d'extirper les erreurs dont ils pourroient accuser les prosélytes conquis, ils auroient par-tout le droit de partager l'autorité des magistrats ; qu'ils soumettroient les tribunaux à leurs caprices, et que les rois et les juges seroient les complices et les instrumens de leur fureur et de leur ambition exclusive, insatiable et usurpatrice[127].[p.34]Ainsi ils s'efforcèrent d'affermir leur autorité, et ils parvinrent à en perpétuer les abus et tous les excès. Ces vils esclaves de Satan s'écartèrent de plus en plus avec la série des siècles, de la morale qu'ils enseignoient, et qui avoit été, dans son principe, une doctrine de paix, d'amour, d'union et de charité.

C'est ainsi que l'iniquité, couverte du bandeau de la religion, acquit en peu de tems un pouvoir capable d'assurer le succès de son œuvre impie (soit que sous ce nom on veuille, avec quelques personnes, désigner le pape) ; c'est ainsi, dis-je, que Satan parvint à couronner le grand projet que sa malice préparoit depuis si long-tems. À peine les prélats eurent obtenu ce degré de puissance qui les élevoit au dessus des magistrats, que la division se mit entre eux, pour savoir celui qui méritoit la préséance et la supériorité sur ses égaux. Elle fut, après bien des contestations, déférée à l'évêque de Rome ; et d'abord les prélats [p.35] s'empressèrent de réunir toutes les églises de l'univers sous 1'obéissance d'une mère-église de toutes les nations. Les progrès et la majesté de l'église de Rome doivent nous paroître bien étonnans sans doute. Un colosse aussi monstrueux fait un contraste admirable avec la foiblesse qui accompagne toutes les institutions, si nous les considérons dans leur origine[128]. Les prêtres étant parvenus à ce haut degré de gloire qui les associoit, aux yeux du peuple, à la toute-puissance divine, on les vit, la cloche, l'évangile et un cierge à la main, délier l'univers, excommunier et déposer les rois et les empereurs, et, sous le prétexte d'extirper l'hérésie, contraindre les [p.36] consciences à se soumettre, sans examen, à leurs décisions arbitraires ; quelque dangereuses, féroces, tyranniques et impies que pussent être ces décisions, ils firent un mélange odieux de la foi des premiers chrétiens, avec toutes les erreurs de la tradition. Vit-on jamais, dans l'univers, proférer des blasphèmes, enfanter des erreurs, produire des hérésies, dont les suites pussent être plus pernicieuses[129] ?

Nous avons vu par quels prestiges et par quelle série de moyens les prêtres parvinrent à ce haut degré d'élévation et d autorité, et combien ils en abusèrent. Observons maintenant les difficultés qu'il fallut surmonter, pour les dépouiller d'une partie de cette puissance usurpée au nom de Dieu ; quelle commotion dut causer la [p.37]hardiesse avec laquelle Luther osa, le premier, attaquer les fastueux privilèges des évêques. L'Angleterre ne fut pas moins agitée, lorsque nos premiers réformateurs commencèrent à répandre leurs opinions sur toutes les erreurs de son église. Combien ceux qui entreprirent ce grand ouvrage mériteroient nos éloges, et qu'ils en seroient dignes, si, en détruisant la tyrannie actuelle du pape[130], ils n'en avoient pas laissé subsister le germe et les principes en conservant cette union fatale de la puissance ecclésiastique et civile ! Les évêques confondirent de nouveau leurs intérêts avec ceux de la couronne, sous le prétexte de maintenir et de protège la religion Protestante ; ils persécutèrent avec acharnement [p.38] ceux qu'ils appeloient Puritains, seulement pour cette raison qu'ils prétendoient que les Puritains étoient moins orthodoxes que ceux qui avoient embrassé leurs opinions.

Si nous considérons enfin que la plupart des dissentions et des guerres qui ont agité l'Europe, ne doivent leur origine qu'à ce mélange des intérêts du clergé avec la puissance civile, on conclura sans peine que la division d'un état en pouvoir ecclésiastique et civil, est en effet une des principales erreurs qui se trouvent dans la politique chrétienne[131].

Une seconde erreur que nous observons, et qui est commune à toutes les [p.39] formes de gouvernement, c'est que dans tous les tems, et aussi souvent que le peuple a fait quelques changemens dans le mode de son gouvernement, on a négligé d'examiner si la tyrannie que l'on venoit de détruire, et qui avoit forcé le peuple à changer son gouvernement, ne se reproduiroit pas avec plus d'énergie sous la forme nouvelle de l'administration. Il n'est donc pas étonnant que, quels qu'aient été les changemens que l'on a vu s'opérer dans les différens modes du gouvernement des nations, la tyrannie se soit perpétuée avec les siècles. Et si toutes les nations en ont éprouvé les orages et la fureur, on doit en attribuer la cause au peu de soin des législateurs, qui ne s'appliquèrent pas avec assez de sagesse et de prévoyance à en détruire la cause et les principes.

En effet, si nous examinons ce qui s'est passé chez les peuples anciens, nous verrons que les principes d'une monarchie absolue, et tous les maux qui en résultent, ont, dans tous les tems, excité les justes réclamations des peuples ; que leur situation continuoit à être également insupportable, de quelque manière qu'ils établissent le [p.40] mode de leur gouvernement. Et c'est une vérité démontrée par l'expérience de tous les siècles, que le despotisme, ou le système absolu de la monarchie, peut résider dans les mains de plusieurs personnes qui se partagent la souveraine puissance, avec autant de succès et les mêmes malheurs que sous le gouvernement d'un seul homme.

On entend ordinairement par monarchie absolue, une puissance illimitée, qui n'est soumise à aucune censure, laquelle est exercée par une seule personne qui commande à tous de la manière la plus indépendante, sans avoir égard aux représentations et aux avis de qui que ce soit ; qui ne connoît de loi que sa suprême volonté: il lui suffit de prononcer ces mots, Je le veux ! je l'ordonne ! pour être obéie[132]. [p.41]

Et, quoique les sophistes en politique aient constamment déguisé la rigueur et les principes [p.42] de ce mode, qui donne à un seul homme une autorité dont ils changent la forme autant de fois qu’ils s'apperçoivent que son essence est connue. Néanmoins, quels que soient leurs efforts pour parvenir à nous persuader que le principe en a été détruit, et malgré toute leur adresse et leur artifice, on s'est facilement apperçu qu'au milieu des changemens différens, survenus dans le mode du gouvernement des peuples, la réalité de la tyrannie se reproduisoit sans cesse sous l'apparence des contraires. Combien donc il importe à des hommes qui jouissent des avantages infinis attachés à un état libre, de connoître les ruses dont on pourroit se servir pour les abuser et les égarer ? Car, si d'un côté nous leur annonçons par quels moyens ils parviendront à se maintenir dans une aussi heureuse situation, en même tems que nous examinons les pièges adroits à l'aide desquels leurs ancêtres ont été amenés sous la verge des tyrans, ils n'en deviendront [p.43]que plus zélés pour se conserver dans la première, et ils ne négligeront rien pour établir toutes choses dans un ordre si sage» qu'ils soient assurés que le second malheur ne se reposera jamais sur la tête de leurs descendans[133], quels que puissent être les ruses et le pouvoir des nouveaux partisans du despotisme.

Lorsqu'Athènes se fut affranchie du joug des rois, nous observons qu'elle ne diminua en rien les inconvéniens de l'autorité royale ; ils subsistèrent en entier sous les différens [p.44] modes de gouvernement que l'on substitua à la forme monarchique. Les rênes du gouvernement ayant été remises entre les mains de dix gouverneurs et de ceux connus sous le nom des trente tyrans, les uns et les autres prouvèrent aux Athéniens, que, quel que fut le nombre des dépositaires de l'autorité, ils l'exerceroient avec autant d'empire qu'un seul monarque, soit en privant le peuple de ses droits à participer, par ses avis, dans la création, des loix, et à les sanctionner, soit en déclarant que la souveraineté dont ils jouis-soient étoit exempte de toute censure. Ils ne se furent pas arrogé le droit dangereux de n'être responsables envers qui que ce soit, que dans l'exercice de leur autorité ils ne connurent aucunes bornes. Sous un pareil despotisme, la condition des Athéniens étoit infiniment plus insupportable qu'elle ne l'avoit jamais été sous les rois : eu effet, ces princes étoient surveillés par des censeurs, et les assemblées du sénat pouvoient, en leur représentant les fautes qu'ils auroient pu commettre, les porter à s'en corriger; mais ces nouveaux gouverneurs, qui ne voyoient personne au dessus [p.45] d’eux, se livroient sans pudeur à tous les excès que l'on doit attendre de gens revêtus d'une autorité sans limites. L'expérience des maux qui en résultoient tous les jours, dessilla les yeux du peuple, qui s'apperçut que tous ces changemens étoient autant de ruses employées avec succès par les partisans de la monarchie, pour en perpétuer la puissance et la durée, quoiqu'ils affectassent de vouloir l'anéantir.

On ne trouva d'autre moyen pour rendre inutiles des efforts si bien concertés, que celui de déposer ces magistrats, et de leur substituer des assemblées nationales, dont les membres seroient élus régulièrement et successivement pour tenir les rênes du gouvernement. Qui auroit présumé que cette sage disposition ne suffiroit pas pour ôter aux partisans de la monarchie toute espèce de moyens et d'espérance ? Mais, hélas ! les Athéniens furent bientôt convaincus du contraire. Ayant négligé de s'attacher constamment aux principes fondamentaux d'un état libre, ils se laissèrent persuader par les prétextes spécieux dont on se servit pour leur prouver que leur situation exigeoit qu'ils confiassent à quelques[p.46] particuliers l'exercice de leur puissance. Il n'y eurent point consenti, que ces nouveaux agens se formèrent des partisans, se perpétuèrent dans leurs places ; bientôt ils furent en état d'agir indépendamment du peuple, ce qui fut la marque du plus profond mépris : le peuple qui les avoit élevés à ce haut rang, éprouva la honte que son avis ne lui fut jamais demandé ; ils le méprisoient à ce point! Ce fut alors qu'on vit non seulement discontinuer, mais encore abolir dans Athènes les assemblées générales.

Rome ne fut pas plus heureuse dans toutes les altérations de son gouvernement. On vit naître les mêmes désordres, causés par la ruse, l'ambition et la scélératesse des grands. Avec quelle facilité le peuple s'est toujours laissé tromper ! Lorsque les Tarquins furent chassés, ainsi que l'ont observé Tite-Live et plusieurs autres historiens, le nom de roi fut banni avec eux ; le pouvoir et le système de la royauté furent conservés par le sénat, et possédés par les consuls.

Si l'on excepte le viol de Lucrèce, ces derniers magistrats furent aussi coupables que les rois ; ils avoient accusé les [p.47] Tarquins de tout soumettre à leur caprice et de ne plus prendre les avis du sénat, ce qu'ils regardoient avec raison comme la preuve du pouvoir arbitraire ; mais le sénat, oubliant bientôt de quels crimes il avoit accusé les rois, se livra aux mêmes erreurs, en se créant un pouvoir absolu, héréditaire, et à l'abri de toute censure. Le peuple, dont il avoit défendu les privilèges, et qu'il affectoit de protéger, ne put obtenir aucune part dans l'administration ; on ne le consulta point comme on auroit été obligé de le faire, si le peuple avoit eu l'attention d'exiger qu'il fût établi des assemblées successives : ainsi les droits régaliens, dont on avoit dépouillé un seul homme, furent de nouveau conservés entre les mains d'un nombre de citoyens. Cette observation n'est pas échappée aux Romains ; et Tite-Live, dans le second livre de ses décades, ainsi que dans tout le cours de son histoire, dit que les sénateurs n'avoient pas créé des consuls, cùm à patribus, non consules, sed carnifices, mais des bourreaux et des tyrans pour vexer et déchirer le peuple, par l'abus qu'ils firent de leur puissance. Et, dans un autre passage[p.48] du même livre, il ajoute :Consules, immoderatâ infinitâque potestate omnes metuslegum ; et les consuls, ayant un pouvoir sans limites, faisoient trembler le peuple par l'appareil effrayant des loix et des châtimens qu'ils prononçôient contre lui ; ils étoient d'autant plus assurés de l'impunité, qu'ils ne rendoient compte de leurs actions qu'à eux et à leurs collègues.

Au gouvernement des consuls succéda celui des décemvirs, qui avoient uni la puissance sonsulaire à l'autorité royale :Cum consulari imperio ac regio, sine provocatione. C'étoit, dit le même auteur dans son troisième livre, dix monarques absolus, qui rendirent la misère dix fois plus affreuse qu'elle ne l'avoit été sous les rois et sous les consuls. Il fallut y remédier : en conséquence ces dix chefs furent déposés, et on créa d'abord la dictature, espèce de souveraineté indépendante, que les circonstances faisoient paroître et disparoître ; et ensuite des tribuns du peuple, comme des officiers dont l'autorité et la prudence seroient suffisantes pour s'opposer efficacement au rétablissement de la monarchie, aussi long-tems qu'ils seroient soutenus par [p.49] l'autorité des assemblées successives et périodiques de la nation. Rien de plus admirable que cet ordre, s'il eut été constamment observé. Mais le peuple fut encore trompé par une suite de sa négligence, et de la trop grande confiance qu'il avoit mise en ceux qui lui paroissoient zélés pour sa gloire ; car, lorsque le peuple s'écarta des loix d'un état libre, qu'il négligea de s'y soumettre (avec autant d'indifférence que si la liberté n'étoit pas inséparable de l'exacte observation de ces loix, et comme s'il étoit possible de conserver la liberté dans ce mode de gouvernement, sans la chérir, ce qui arriva en continuant trop long-tems la dictature), alors on vit renaître le système de la monarchie, comme sous Sylla, César, et les autres. On le vit encore, lorsque le commandement des armées fut continué sans interruption aux mêmes généraux, comme Marius, Cinna, et Pompée lui-même, qui se souvint de la perfidie des deux triumvirats, dont les membres, sous les noms de consuls, de dictateurs, ou de tribuns du peuple, s'étoient portés à tous les excès les plus odieux qui puissent être, commis dans une monarchie .absolue. [p.50] L'histoire nous apprend que la république de Florence, lors même qu'elle paroissoit le plus jouir de sa liberté, ne put jamais détruire dans l'esprit du peuple, un penchant à la monarchie ; on y voyoit toujours germer le système affreux du despotisme. Il se trouva toujours dans son sénat, ou parmi le peuple, quelques audacieux qui, n'écoutant que leur ambition téméraire, osoient tout tenter pour parvenir à se former un pouvoir absolu, à l'aide de la faveur du peuple. On en voit des exemples frappans dans la conduite du moine Savanarola, de Soderino, et des Médicis. De nos jours, cette dernière famille l'a réduite enfin sous le joug d'une monarchie absolue, en prenant le nom de Duc. Nous ne pouvons nous dissimuler, et tout le monde voit avec nous, combien la république des Provinces-Unies a aujourd'hui d'affinité, par le despotisme qui s'y est établi, avec une monarchie absolue[134]. [p.51] Si donc il résulte de tout ce que je viens de dire, qu'un consul ou un dictateur n'est qu'un monarque déguisé ; que le despotisme peut se propager dans l'administration de plusieurs personnes, comme dans celle d'un seul individu ; que ce système odieux s'est reproduit sous toutes les formes que l'on a données au gouvernement, et que tous les changemens survenus dans les états ont été insuffisans contre les ruses et la férocité, et contre les tranquilles, profondes et ténébreuses machinations des partisans de la tyrannie ; si les législateurs, malgré toute leur sagesse pour en prévenir la renaissance et les progrès, ont reconnu que l'esprit public et l'amour de la liberté n'avoient aucunes bases solides [p.52] chez un peuple qui pourroit cesser d'être jaloux et empressé de s'opposer aux empiètemens combinés des différentes espèces de pouvoir : combien il importe à un peuple qui jouit de sa liberté, de ne s écarter jamais des règles d'un état libre ? C'est ainsi, et seulement par ce moyen, qu'il pourra s'opposer au despotisme d'un seul ou de plusieurs tyrans, et qu'il évitera les conséquences si dangereuses de la seconde erreur en politique que je viens de combattre, et contre laquelle il doit se servir de toute son énergie et de sa prudence, afin de n'être jamais surpris par les agens du pouvoir arbitraire. Le citoyen doit encore conserver le plus profond respect pour ces grands hommes qui, en établissant les républiques, ont fermé à la tyrannie toutes les voies par lesquelles on pourroit tenter de l'y introduire ; qui ont affermi la liberté des peuples, et conservé l'autorité dans les grandes assemblées régulières et successives de la nation, seules dépositaires de la souveraine puissance.

La troisième erreur en politique, que nous devons faire observer, et qu'on doit éviter avec soin dans un état libre, consiste[p.53] à laisser ignorer au peuple les moyens les plus essentiellement nécessaires pour la conservation de sa liberté. Jusqu'à ce jour, la pratique constante des grands, soit de l'église ou du siècle, a été d'exiger des hommes de toutes les classes, et sans distinction, à l'égard de leurs supérieurs, une foi implicite et une obéissance aveugle : c'est par ce moyen qu'ils se sont partagé entre eux toute l'autorité ; car, quoiqu'il se soit autrefois élevé de grandes querelles entre les rois et le clergé, pour régler les limites de leurs jurisdictions respectives[135], [p.54] néanmoins on est forcé d'avouer que les deux parties se sont conduites d'une manière si mystérieuse, que le peuple n'est jamais parvenu à bien connoître de quel côté étoit le bon droit, ni sur quels fonde-mens la prérogative-pouvoit être contestée avec quelque apparence de raison. Ainsi les rois et les grands affermirent de plus en plus les bases de leur autorité ; ils en rendirent les principes respectables, en confirmant eux-mêmes la grandeur des papes qui avoient consacré leurs attentats [p.55]

Contre les droits imprescriptibles des nations, en se servant de cette maxime odieuse, que l'ignorance est la mère de la dévotion.

Que la conduite et les opinions d'un peuple qui a fait la conquête de sa liberté, doivent être différente[136]s ! Un peuple libre doit connoître en quoi consiste cette liberté[137] dont il jouit ; il [p.56] doit se la représenter sous les formes les plus agréables, afin d'avoir pour elle un [p.57] zèle ardent et jaloux, qui croisse de jour en jour ; il faut que ce zèle ardent soit [p.58] l'effet de la circonstance, et qu'il n'ait d'autre but que des projets équitables. Alors le peuple sera suffisamment instruit des moyens de mettre sa liberté à l'abri des tentatives que pourroient employer, dans les tems à venir, ces sophistes de la politique et de la morale, qui auroient intérêt à la détruire et à l'en priver pour jamais.

Je ne doute pas que l'on approuve toutes les peines que je prends pour indiquer à mes concitoyens, par quelles règles certaines il leur importe de maintenir la liberté dans un état ; elles sont d'autant plus nécessaires, que l'histoire de toutes les nations démontre évidemment que c'est à la négligence du peuple, et à l'ignorance où il a été de ces loix, que nous devons [p.59] reprocher les succès étonnans des ennemis de la liberté.

Après avoir étudié les annales de tous les siècles, je proposerai ici un abrégé des loix, dont la connoissance est indispensable pour un peuple jaloux de maintenir ses privilèges, afin que sa conduite soit éclairée par les grands exemples qui nous ont été transmis par toutes les nations qui ont passé avant nous sur la terre.

Premièrement. C'étoit un usage consacré chez les nations libres, que les pères inspirassent, dès l'âge le plus tendre, à leurs enfans, une haine éternelle pour le gouvernement monarchique ; et lorsque ces enfans étoient parvenus à un âge raisonnable, les magistrats avoient soin qu'ils vinssent former un serment solemnel entre leurs mains, par lequel ils abjuroient là royauté, et juroient de ne souffrir jamais qu'on en fit revivre le nom.

Brutus ayant affranchi les Romains, les engagea par serment à ne jamais consentir qu'aucun homme régnât dans Rome. Ce fut par le même moyen que les Hollandois parvinrent à secouer le joug de l'Espagne ; ils ne se conservèrent libres que [p.60] parce qu'ils avoient abjuré pour jamais $ non seulement la domination du roi Philippe II et de sa famille, mais encore celle de tout autre roi.

Brutus voulant rendre éternelle la liberté du peuple Romain, après avoir ainsi enchaîné la volonté du peuple, lui abandonna tous les revenus dont jouissoient ses rois. Ce grand homme ne connut pas de plus sûr moyen pour engager le peuple à se défendre contre les Tarquins jusqu'à la dernière extrémité, afin que si les rois étoient rétablis, ils ne pussent pas, en vertu des prérogatives de la couronne, rentrer dans la possession de leurs anciens droits et privilèges, et priver le peuple de cette riche dépouille. Cet ennemi de la royauté brisa encore les statues et les images des derniers rois, et fit raser leurs palais, afin, de détruire dans l'esprit des hommes toute idée d'ambition.

Ce fut en suivant les mêmes principes, que Henri VIII, ayant disposé des revenus des abbayes, eu fit démolir les bâtimens, et dit :Détruisez les nids, et les corbeaux n'y reviendront plus. C'étoit effectivement, en ces circonstances, le parti le plus sage [p.61] qu'il y eût à prendre, puisque le danger, qu'il est raisonnable de supposer, est infiniment au dessus des avantages que l'on pourroit se promettre de la conservation de tous les établissemens qui pourroient ranimer les espérances et exciter l'ambition et la cupidité de tous ceux qui y prétendroient.

Secondement. On doit s'opposer avec le plus grand soin, dans une république, à ce qu'aucun citoyen ne s'élève avec fierté, qu'il ne puisse acquérir plus de crédit, et ne paroisse avec un éclat qui in suite à légalité des citoyens. Les Romains ne voyoient dans ce désir de grandeur et de puissance, que ce qu'ils appeloient affectatio regis, soif de la royauté. Mœlius et Manlius, ces deux nobles Romains si distingués par les grands services qu'ils avoient rendus à l'état, ayant donné des marques de cette disposition, le peuple Romain oubliant aussi-tôt tout le mérite de leurs actions passées, ne purent échapper à sa juste fureur ; et, par sa sévérité, la mort de ces deux grands hommes a servi d'exemple à tous les siècles.

L'impression que leur châtiment avoit [p.62]laissée, fut si grande, que le nom du dernier, qui, comme l'observe Tite-Live, n'auroit jamais eu d'égal s'il n'eut vécu dans un état libre, devint si odieux, même à sa famille, qu'elle ne voulut plus porter un nom qui datoit depuis si long-tems dans les fastes de Rome ; et, par un arrêt du sénat, il fut ordonné que le nom de Manlius, et le consulat de ce grand homme, et le souvenir de ses actions, seroient biffés des registres publics.

La république des Provinces-Unies, s'étant écartée de cette règle, s'est vue exposée, dans le dix-septième siècle, à perdre une liberté dont la conquête lui avait coûté tant de sang. La complaisance aveugle avec laquelle elle souffrit l'agrandissement excessif de la maison d'Orange, et l'incurie qu'elle fit paroître en donnant à Guillaume II la permission de s'allier avec une princesse d'Angleterre, firent concevoir à ce dernier, des projets qui convenoient peu à un membre d'un état libre. Il les conduisit avec un secret et une adresse si admirables, que, sans la protection de la Providence, qui se servit de l'obscurité de la nuit pour opérer le salut de la Hollande,[p.63] ce prince auroit, suivant toutes les probabilités, soumis les Hollandois sous le joug odieux du pouvoir royal.

Troisièmement. Dans les états libres, on doit avoir un soin extrême, non diurnare imperia, de ne point permettre que le commandement soit continué trop long-tems dans les mains d'un particulier, ou dans une même famille. Nous avons, dans le cours de cet ouvrage, fort insisté sur l'importance et la nécessité de cette maxime ; et les Romains, jusqu'au tems où la corruption prévalut dans la république, ne s'en écartèrent jamais. Tïte-Live dit dans sou-quatrième livre :Libertatis magna custodia est, si magna imperia esse non sinas, et temporis modus imponatur. C'est un moyen assuré de conserver sa liberté, que de ne point permettre que les grands emplois soient possédés long-tems par une même personne, et de fixer le tems auquel ceux qui les exercent devront les quitter. Ce fut dans cette vue que la loi Emilienne fut promulguée ; et nous voyons dans le neuvième livre du même auteur, où il introduit un noble Romain, qui, s'adressant à ses concitoyens, leur dit :Hoc quidem[p.64]regno simile est ;«c'est me charger du fardeau de la royauté, que de me continuer dans l'office important de censeur au delà de trois ans et six mois[138], que prescrit la loi Emilienne ». Dans son troisième livre, il observe aussi, comme une chose monstrueuse, et contre laquelle il ne peut assez s'élever, que les ides de Mai soient arrivées sans qu'on ait encore fixé le tems de la nouvelle élection :Id vero regnum haud dubiè videre, deploratur in perpetuum libertas. C'est, dit-il, faire revivre la royauté, et la liberté est dès-lors perdue pour jamais. Tout citoyen qui se maintenoit dans l'exercice de la dictature au delà de six mois, étoit regardé comme traître à la patrie ; et ceux qui, sur ce sujet, voudront lire des instructions solides, peuvent consulter les Epitres de Cicéron à Atticus ; on y verra ce qu'il dit de César : enfin, pour juger à quel point les Romains portoient la délicatesse à cet égard, il suffit de remarquer qu'ils ne souffrirent jamais qu'un même sujet fût élevé deux fois de suite à la même dignité. [p.65]

Cette politique, au rapport d'Aristote, étoit aussi celle de toutes les républiques de la Grèce.

Nous voyons à Rome Cincinnatus, un de ses plus grands généraux, haranguer le peuple pour en obtenir la liberté de se démettre du commandement des armées. Le teins prescrit par la loi étoit expiré ; mais quoique l'ennemi fut presque aux portes de la ville, et que l'on eut alors, plus que jamais, besoin de ses services, de sa valeur et de sa prudence, le peuple le lui représenta en vain : on ne put le faire changer de résolution ; il résigna le commandement, en disant à ses concitoyens, « qu'il y avoit plus à craindre pour l'état que le pouvoir lui fût continué, que de tous les efforts des ennemis, puisqu'une pareille prolongation seroit un exemple dont les conséquences seroient infiniment dangereuses à la liberté Romaine ». Lorsque M. Rutilius Censorimus fut forcé par le peuple d'accepter une seconde fois, et sans interruption, l'office de censeur, il mit tout en usage pour détourner le peuple d'une chose qui étoit aussi manifestement contraire à ce qu'avoient fait leurs ancêtres ; et [p.66] Plutarque rapporte, que ne pouvant le persuader, il n'accepta cet office que sous la condition exprese, « que la république feroit une loi pour que son exemple ne put jamais autoriser à continuer deux fois de suite un même sujet dans la censure, ou dans toute autre dignité ». Le peuple en usa de même avec les tribuns, et fit une loi pour qu'aucun d'eux ne put être continué dans le tribunat plus de deux ans de suite. Ainsi les Romains se montrèrent toujoursfidèles observateurs de cette régie, et ils prouvèrent, par leur conduite, combien il importe à la liberté publique que le peuple ne s'écarte jamais de la troisième règle de politique que nous venons d'établir.

Quatrièmement. On ne doit jamais souffrir que deux personnes d'une même famille remplissent en même tems des emplois importans, ni qu'aucune dignité considérable soit continuée dans une seule et même maison. La première de ces erreurs mène tout naturellement à la seconde ; mais si on a soin de se prémunir contre celle-ci, l'autre sera bien moins dangereuse. Cependant il est prudent de les éviter également ;[p.67] car il est évident qu'une semblable disposition met une famille dans le cas de chercher à balancer ses intérêts particuliers avec ceux de la république : d'où il sait nécessairement que le bien général ne sera effectué, qu'autant qu'il concourra à l'avantage de quelques individus. Dès-lors on n'admettra plus aucun plan, on n'exécutera aucun projet, qu'en considération de ce que l'un ou l'autre rendra indissolublement unis la prospérité de la république, et l'agrandissement d'un particulier ou d'une famille. Les .Romains regardèrent donc comme une maxime fondamentale de leur république, ne duo vel plures ex unâ familiâ magnas magistratus gerant eodem tempore, de ne jamais élever en même tems aux grandes charges de l'état, deux membres d'une même famille ; et un peu après il est dit, ne magna imperia ab unâ familià prœscribantur ; que les hautes dignités et les places importantes ne soient pas continuées dans une même famille, qui pourroit, par la suite, se former des droits pour y succéder.

L'ombre de liberté dont jouit la république Romaine, après le coup qui termina[p.68] les jours de César dans le sénat, auroit pu devenir une liberté réelle, si les Romains avoient empêché Octave, neveu et fils adoptif de César, de s'emparer de la puissance excessive de son prédécesseur. Sa grandeur fut l'ouvrage de Cicéron, qui n'hésite pas à dire qu'il se rendit en cela coupable d'une grande faute ; ce qui prouve que l'homme le plus sage peut aussi se tromper: aussi ce grand homme opposa-t-il Antoine à César ; et s'il eût moins suivi les mouvement d'une haine personnelle, et qu'il se fût consulté lui-même, il auroit vu combien il lui étoit plus avantageux d'épouser le parti d'Antoine que celui de son compétiteur ; car ce dernier n'eut pas obtenu le droit de partager la souveraine autorité, que, se faisant des partisans de toutes les créatures de son oncle Julius, non seulement il abandonna Cicéron, son ami, mais encore il consentit à sa mort, et finit par machiner la ruine entière de la république.

La famille des Médicis, qui a gouverné en despote le peuple de Florence, n'est devenue si considérable, que par une continuation non interrompue de pouvoir ; et [p.69] elle n'auroit pas, avec autant de succès, sapé les fondemens de la liberté, si les. Florentins se fussent opposés à ce que Casinus succédât avec autant de facilité à toute la puissance de sou cousin Alexandre.

Nous observons aussi que la famille des Médicis, voyant un pape de son nom sur le siège de Rome, forma le dessein de soumettre à sa puissancediverses parties de l'Italie, ne doutant point de la réussite de ses projets sous la direction de ce pontife mais sa mort ayant déjoué toutes les espérances de la famille des Médicis, elle employa tous ses soins pour porter le conclave à élever, sur la chaire de St. Pierre, Julien de Médicis, frère du dernier pape. Tout favorisoit son ambition, lorsque Pompeïus Colomba, se levant, fit sentir aux cardinaux combien il seroit dangereux et préjudiciable à la liberté de l'Italie, qu'ils se laissassent aller aux insinuations de ceux qui, pour perpétuer la papauté dans une même maison, proposoient d'y faire succéder deux frères consécutivement.

Il n'est personne qui ne se soit apperçu, sous le prince d'Orange, Guillaume II, des effets funestes qui pouvoient résulter de la [p.70] trop longue continuation du pouvoir dans cette maison. Il a été heureux, pour les Provinces-Unies, que ce prince, d'un génie entreprenant, ne laissant qu'un fils trop jeune pour lui succéder, ait donné aux Hollandois l'occasion favorable de s'opposer à l'agrandissement de ses successeurs, en réduisant cette famille à une condition plus analogue à celle qui lui convenoit dans un état libre[139]. [p.71]

Comment le sénat de Rome s'aliéna-t-il, en si peu de tems, l'esprit du peuple, sinon en lui faisant éprouver combien l'intérêt des familles patriciennes avoit d'influence sur les décisions du sénat ? De nos jours, le sénat de Venise ne suit-il pas les mêmes principes ? Les Vénitiens connoîtroient mieux ce qu'ils doivent à la république, et en quoi consiste la liberté ; et si la constitution de Venise étoit plus sagement pondérée, le peuple y jouiroit du bonheur de vivre dans un état libre.

Cinquièmement. Personne, dans un état libre, ne doit attaquer la majesté des décisions, ni en révoquer en doute la légalité, lorsqu'elles sont prononcées par un sénat, ou qu'elles présentent le résultat des assemblées générales de la nation. S'il pouvoit exister une autorité capable de les altérer à son gré ou de les contredire, la liberté disparoîtroit à l'instant :Actum erat de libertate. Les Romains ne furent véritablement libres, que lorsqu'ils reçurent avec [p.72] respect les oracles de leurs tribuns ou des assemblées populaires : mais aussi-tôt que, par une négligence impardonnable, ils donnèrent à Sylla et au parti qu'il s'étoit fait, le pouvoir d'en diminuer la puissance ; leurs arrêts, loin de passer pour sacrés comme auparavant, tombèrent dans le mépris, et bientôt ils ne délibérèrent et n'agirent plus que pour la forme, laissant à Sylla le droit de tout décider à sa volonté : privilège qu'en quittant la dictature il remit à un sénat héréditaire, et dont le peuple ne put jamais rentrer en possession. Ce sénat lui-même ne le garda pas long-tems ; car César étant entré dans Rome, priva ces magistrats suprêmes du droit de rien décider : il leur laissa à la vérité celui de délibérer et de lui communiquer leurs avis; mais, sous cette apparence de légalité, il s'arrogea l'autorité de prononcer sur tout à son gré, sans que qui que ce fût osât s'y opposer.

Cosme se conduisit de cette manière avec le sénat de Florence ; il exigeoit ses avis sur les affaires d'état : mais ce ne fut qu'après s'être si absolument emparé de l'esprit des sénateurs, qu'il étoit certain [p.73] qu'aucun d'eux ne prononcerait que de manière à favoriser ses ambitieux projets. Tibère veut-il parvenir à l'empire ? il s'attache tellement à soumettre le sénat, qu'il ne s'y trouve personne en état de s'opposer à son élévation. Dès-lors il dispose de tout, sans qu'il fût permis de soupçonner, même par les apparences, qu'il agit sans le consentement de cette assemblée suprême ; et lors même qu'il accepte l'empire, il paroît se faire violence en cédant aux prières des sénateurs : de façon qu'on peut dire de ce prince, qu'il ne fut proclamé que long-tems après avoir joui dune souveraineté réelle.

Il résulte donc qu'aucune république ne peut conserver sa liberté, si, en suivant les traces de celles qui l'ont précédée, elle ne se fait une maxime inviolable de faire respecter et exécuter, avec la plus sévère exactitude, les décisions émanées du libre suffrage du peuple, sans permettre jamais qu'aucune autre puissance ait la faculté de les interpréter ou de les contredire.

La sixième loi qu'ont pratiquée les états libres, a été d'exercer continuellement les citoyens dans le maniement des armes, et [p.74] de confier toute la force militaire[140] entre les mains du peuple, ou du moins de ceux des citoyens qui sont les plus zélés pour la-conservation de la liberté ; de façon que les assemblées, suprêmes soient toujours en état d'en disposer à leur gré.

L'effet qu'on s'en proposoit, étoit qu'on, ne put jamais mettre aucun impôt sur le peuple, sans qu'il y eût préalablement consenti par l'organe de ceux en qui il avoit placé sa confiance. Telle a été la pratique des républiques Grecques, qui, selon Aristote,[p.75] avoient une attention toute particulière de ne confier l'usage des armes qu'à ceux des citoyens qu'ils connoissoient zélés pour la prospérité publique. On étoit persuadé que la disposition des armes règle celle de la souveraineté, et que 1'epée et la suprême autorité se prêtent en tout tems un mutuel et puissant soutien.

Les Romains étoient eux-mêmes convaincus de l'avantage qui pouvoit résulter de cet usage, si essentiellement lié à la force publique. Lorsqu'ils eurent obtenu la jouissance entière de leur liberté par l'élection des tribuns et la formation des assemblées nationales, on vit les habitans de Rome, et ceux des environs, se livrer continuellement à tous les exercices militaires : la république trouvoit en eux une milice toujours subsistante. Une précaution aussi sage rendoit habile dans le maniement des armes, la plus saine partie des citoyens ; ce qui élevoit un rempart inaccessible contre les ennemis de la liberté, et mettoit toujours les citoyens en état de se défendre contre ceux qui tenteroient de l'attaquer au dedans, et contre les ennemis du dehors. Ainsi la majesté du peuple étoit à [p.76] l'abri des projets conçus par l'ambition y et le citoyen, dans ces états, étoit toujours prêt à repousser les attaques d'un voisin inquiet et jaloux.

On ne permettoit de porter les armes qu'à ceux dont le patriotisme et l'amour pour la liberté étoient publiquement reconnus ; ou n'enrôloit que ceux qui, fortement animés de ces sentimens, n’étoient attirés par aucune vue sordide, et jamais ceux qu'un intérêt mercenaire auroit pu inviter au service de la patrie. On préféroit ces hommes qui, lorsqu'après avoir vaincu l'ennemi, s'ils se voyoient en liberté de reprendre la conduite de leurs affaires domestiques, se croyoient suffisamment récompensés. Aussi long-tems que Rome se conduisit d'après les principes purs d'un état libre, elle n'eut besoin d'aucune armée stipendiée, pour défendre ses murs ; la nécessité seule faisoit prendre les armes, et, dans une semblable circonstance, la république n'appeloit sous ses enseignes que des citoyens établis, des chefs de famille, qui, intéressés à vaincre, endossoient la cotte d'armes et combattoient pro aris et focis, pour le salut de leurs femmes, de [p.77] leurs enfans et de la patrie. Dans ces tems heureux, ou ne mettoit aucune différence entre le citoyen, le laboureur et le soldat ; et le même qu'on avoit vu dans un jour citadin ou païsan, paroissoit le lendemain dans le camp, si la liberté ou la chose publique éprouvoient quelque danger, et que sa présence y devint utile pour le salut commun ; et lorsque son bras avoit affermi l'état contre les ennemis du dehors ou ceux du dedans, le soldat redevenoit citoyen. Ainsi on vit souvent de simples laboureurs remplir les fonctions de soldats courageux ou de généraux expérimentés, qui s'en retournoient avec joie tracer de nouveaux sillons, après avoir assuré le triomphe de leur patrie.

Telle étoit la méthode ordinaire du peuple Romain, même avant qu'il eût obtenu des tribuns et des assemblées, c'est-à-dire, dans l'enfance du sénat, et immédiatement après l'expulsion de ses rois : il y avoit déjà quelques étincelles du feu sacré de la liberté ; on cherchoit à les entretenir par cette conduite ; et lorsque les Tarquins eurent été chassés, quoiqu'ils eussent un parti dans l'état qui se flattait de les rétablir, on [p.78] ne trouve cependant pas que Rome eût d'autres soldats que ceux de ses citoyens qui étoient zélés pour la cause de la liberté, et qui, dans toutes les occasions, étoient prêts à prendre les armes au premier ordre du sénat, à très-peu de frais pour le trésor public. Ces citoyens, par leur bravoure, parvinrent, néanmoins à se soustraire au joug des tyrans.

Il est vrai que, dans les siècles suivans, Rome ayant étendu son empire, se vit forcée de former un corps toujours subsistant de soldats stipendiés, soit pour conserver les provinces qui avoient été soumises à ses loix, soit pour en ajouter de nouvelles à ses anciennes conquêtes. Cette milice, si étrangère à un état libre, introduisit le luxe, qui s'accrut à proportion que les domaines augmentoient. Bientôt on s'écarta entièrement de la sévérité des loix, de ces loix qui seules peuvent assurer la liberté. La capitale partagea le malheur des provinces, en confiant sa garde à des soldats mercenaires, et l'histoire nous a transmis l'affreux tableau des conséquences qui en résultèrent.

L'ambition de Cinna, la tyrannie horrible [p.79] de Sylla, l'insolence de Marius, et les vues intéressées des différens conspirateurs qui les précédèrent ou qui parurent après eux, ont rempli l'Italie de ces scènes tragiques dont le seul souvenir fait frémir d'horreur. Le peuple, voyant les malheurs qu'il s'étoit attirés en conservant des armées dans le sein de l'empire, et voulant y remédier par la suite en les employant au dehors, passa en loi, que tout général qui passeroit le fleuve Rubicon à la tête de ses troupes, seroit déclaré ennemi de la patrie. On fit plus; afin qu'aucun militaire ne put oublier le devoir que lui imposoit cette loi, on érigea sur les bords de cette rivière l'inscription suivante :Imperator, sive miles, sive tyrannus armatus quisquis, sistito ; vexil-tum, armaque deponito, nec citra hunc amnen transito. Général ou soldat, ou tyran armé, qui que tu sois, arrête ici tes pas, quitte tes drapeaux, mets bas les armes, ou bien ne traverse pas cette rivière.

Ce fut par cette raison que César ayant osé prendre sur lui de passer le Rubicon, se crut trop avancé pour devoir reculer : il s'avança vers Rome, et s'empara de l'empire.[p.80] La république ayant ainsi perdu son armée, Fut bientôt anéantie, puisque, dès ce moment, elle fut réduite à la nécessité de voir toute l'autorité entre les mains d'un seul et de ses adhérens, qui eurent le plus grand soin de tenir les armes hors des mains du peuple. César substitua à la milice nationale, des bandes ou gardes prétoriennes, qui furent entretenues par Auguste et ses successeurs : exemple imité de nos jours par le grand-seigneur, par Cosme, le premier duc de Toscane, et par les Moscovites, les Tartares et les Français, dont les rois devinrent, par ce moyen, audacieux et absolus. Charles I, roi d'Angleterre, fit tous ses efforts pour introduire cet usage dans ses états. Il forma d'abord le dessein d'y faire recevoir un corps de cavalerie Allemande ; et lorsqu'ensuite il chercha à tyranniser ses sujets en manœuvrant l'armée dans le nord, pour, à son retour, priver le parlement de ses droits, ce prince négligea les milices nationales, et finit par user de sa puissance contre son peuple.

Ainsi nous voyons qu'il n'y a pas de plus sur moyen pour conserver la liberté d'un peuple, que de ne confier l'exercice des [p.81] armes qu'à ceux qui sont fermement attachés à la forme d'un état libre, et dont le zèle et les sentimens pour la chose publique sont connus ; qui ne déserteront jamais la cause de la liberté, de quelque prétexte que l'on use, et de quelque moyen que se servent les agens du pouvoir pour égarer leur patriotisme.

Septièmement. Dans les états libres, il est nécessaire que les enfans soient élevés et instruits dans les principes de la liberté, afin qu'ils les chérissent par préférence à tout, que leur âme se pénètre de bonne heure de toutes les vertus, sans lesquelles la liberté ne peut être maintenue long-tems ; de ces vertus, par l'ensemble desquelles la liberté est un bienfait[141]. Aristote[p.82] recommande l'exécution de cette règle ; et, dit-il, l'éducation de la jeunesse doit [p.83] être appropriée à la forme gouvernement sous lequel on vit, attendu que cela importe[p.84] beaucoup à la conservation du gouvernement, quel qu'il soit. La raison en est simple : tous les hommes conservent, dans la force de l'âge, les impressions qu'ils ont reçues dans leur jeunesse, quelque pernicieuses qu'elles soient en elles-mêmes, à. moins que la Providence ne les ait doués d'un jugement et d'une pénétration capables de rectifier ce qu'il y auroit de vicieux dans les principes de leur éducation.

Nous pourrions invoquer le sentiment de Plutarque, d'Isocrate, et d'un grand nombre de philosophes et d'orateurs, qui ont tous également démontré combien l'éducation des enfans importe au bonheur et à la prospérité publique, soit qu'on la considère dans ses rapports avec la vie civile et politique, on soit qu'on se borne à la félicité domestique de chacun des citoyens. Mais nous sommes persuadés que personne ne niera quel est le pouvoir et l'influence de l'éducation sur les enfans, et par combien de rapports la prospérité d'un état libre, la sagesse de son administration, le bienfait de la liberté, la soumission aux loix, le courage, en un mot, toutes les vertus du citoyen, son indépendance, et la [p.85] durée des républiques, sont étroitement liés à l'éducation de la jeunesse. Et il est incontestable que si l'on n'a pas soin d'inspirer à la jeunesse, dans un état libre, des principes propres à lui faire goûter et aimer la liberté ; si les instituteurs ne prennent un soin tout particulier de lui faire apprécier tous les avantages de ce mode de gouvernement, on ne pourra jamais se flatter que l'administration repose sur des bases certaines, et que la paix règne dans l'état. Les écoles, les académies, tous les établissemens consacrés à l'éducation de la jeunesse, ne retentiront que des maximes les plus propres à porter les jeunes citoyens à la révolte ; ces maximes formeront, au milieu de l'état, un principe de division qui deviendra de plus en plus dangereux, et qui suscitera, contre le gouvernement de la république, autant d'ennemis qu'il s'y trouvera de gens qui auront été égarés par les sophistes stipendiés par les grands : ces ennemis seront à craindre, ils seront très fort à redouter ; car il peut se trouver parmi ceux qui les écouteront, de ces scélérats qui n'attendent, pour exécuter leurs projets ambitieux, que le moment où la division,[p.86] et la guerre civile qui en est la suite, et l'anarchie qui détruit et qui renverse tontes choses et le crime qui l'accompagne avec toute son audace et toutes ses horreurs ; ces scélérats de la politique n'attendront, dis-je, que le moment où, le désordre et la confusion étant devenus universels, ils fixeront, par la nature même de leurs excès, toute l'attention des plus sages, afin de circonvenir les citoyens sans distinction, de les assujettir et de les soumettre sans pudeur à leurs volontés injustes et tyranniques. Quelques-uns, moins ambitieux, mais non moins méprisables, ne commettront toutes ces choses que pour le plaisir de s'en glorifier : il y aura parmi ces derniers une émulation de bassesse, une émulation de crime.

Mais si l'on se rendoit coupable de cette négligence, à la suite d'une guerre civile qui auroit produit quelque altération dans le gouvernement, les effets n'en seront que plus dangereux ; car, le changement étant nouveau, les maîtres préposés pour l'enseignement de la jeunesse n'auront à lui donner que des principes analogues au système de l'ancien gouvernement, et leurs [p.87] élèves seront, par cette raison, entretenus dans l'amour et la soumission à toutes les maximes du gouvernement que l'on se sera efforcé d'anéantir ; l'inclination que la jeunesse témoignera pour les anciennes loix, suffira pour que l'état soit dans le danger de les voir revivre[142]. Ainsi, si l'on négligeoit d'astreindre à des règles favorables au gouvernemens reçu, ceux qui sont chargés de l'éducation, ce seroit donner lieu à une inimitié éternelle entre les citoyens ; on rendroit incertaine et versatile la constitution actuelle, et, loin de former une société civile, on entretiendroit au contraire[p.88] entre les citoyens une semence de division, qui, en faisant naître les guerres civiles, mettroit la chose publique dans un danger continuel.

Plutarque et Isocrate assurent que les républiques de la Grèce appréhendoient tellement de tomber dans cette négligence, que la sagesse de leurs précautions alloit jusqu'à prescrire aux maîtres les livres dont ils pourroient permettre la lecture dans leurs exercices. Jules César, dans ses commentaires, rapporte que les Gaulois, tout barbares qu'ils étoient, avoient une attention si scrupuleuse a cet égard, qu'ils ne confioient qu'à leurs Druïdes le soin d'instruire leurs enfans dans les principes de la religion et du gouvernement, afin que, sur ces deux points, ils s'accoutumassent de bonne heure à ne recevoir que les idées universellement adoptées.

Si l'on considère attentivement la série de ces révolutions, qui, après avoir fait passer Rome de l'état monarchique sous la forme d'un état libre, ont enfin changé son gouvernement en une monarchie absolue ; on se persuadera facilement de la vérité et de la profonde sagesse de chacune des [p.89] raisons qui viennent à l'appui de cette maxime : qu'il importe, dans un état libre, que la jeunesse soit instruite des principes de la liberté, des loix, afin qu'elle se porte tout naturellement à chérir le gouvernement et à le défendre.

On voit d'abord quelles difficultés les Romains ont été obligés de surmonter, pour conserver la liberté qu'ils venoient d'acquérir. Ces difficultés prenoient leur source dans les principes purement monarchiques dont la jeunesse avoit été imbue, parce que les personnes préposées à surveiller les maîtres, et qui présidoient aux exercices, profitoient habilement de toutes les occasions, pour confirmer dans les esprits (encore susceptibles, par leur foiblesse même, de toutes les impressions) de la jeunesse Romaine, toutes les idées qui pouvoient lui faire préférer la forme du gouvernement monarchique. C'est pour cette raison que, dès la naissance de la république, on vit les propres enfans du fondateur de la liberté étouffer l'affection naturelle qu'ils dévoient à leur père (à leur patrie) ; et ne suivant que les principes du despotisme qu'on leur avoit si souvent répétés dans les [p.90] écoles, on les vit se joindre à une grande partie de la jeunesse Romaine, pour rétablir les Tarquins sur le trône.

Et nous devons observer encore combien il lut difficile à la république de s'établir sur des bases certaines, aussi long-tems qu'il se trouva dans son sein des citoyens qui avoient été nourris dans les principes corrompus de l'ancien gouvernement. Ces principes étoient si profondément gravés dans les esprits, qu’ils ne purent être effacés même par l'âge. On vit un grand nombre de ces vieux adorateurs du despotisme, toujours disposés à grossir les orages causés par les insurrections ou par les invasions des ennemis de la république.

D'un autre côté, lorsque la monarchie fut rétablie sur les ruines de la république, quelles difficultés César n'éprouva-t-il pas pour étendre son empire sur un peuple nourri dans les maximes d'un état libre ? Ces principes qu'il avoit voulu détruire, son audace a les attaquer, et son ambition, lui ont fait perdre la vie au milieu des efforts qu'il faisoit pour affermir son usurpation. Et tel étoit encore le pouvoir d'une éducation toute fondée sur l'amour de la liberté [p.91] que le meurtre de César, commis par quelques sénateurs, fut applaudi, non seulement par le peuple, mais encore par Cicéron, et par tous les écrivains qui ont été élevés et qui ont vécu sous un gouvernement libre, Auguste, instruit des causes qui avoient précipité les jours de son oncle, et voulant marcher sur ses traces sans devenir victime du zèle que le peuple avoit encore pour la liberté, résolut de se frayer, à pas insensibles, une route à l'empire.

Et Tacite observe qu'Auguste facilita son élévation, en ne faisant paroitre le dessein qu'il avoit formé d'y parvenir, qu'après avoir insensiblement accoutumé le peuple à le continuer, sous différens prétextes, à la tête de l'administration ; de telle sorte que quand il prit le titre d'empereur, il ne voyoit sa cour formée que d'une nouvelle génération d'hommes accoutumés à reconnoître son autorité souveraine. Les paroles de Tacite méritent d'être rapportées. « Tout étoit tranquille à Rome ; les magistrats avoient les mêmes noms. Les jeunes gens étant nés depuis la bataille d'Actium, et la plupart des vieux durant sa les guerres civiles, que pouvoit-il rester [p.92] de gens qui eussent vu le tems de la liberté ? Toute la ville ayant donc changé de face, il ne s'y voyoit plus rien de la force et de la vigueur de l'ancien gouvernement. L'égalité ayant fini avec la liberté, l'on ne se soucioit plus que d'obéir au prince, sans se mettre en peine de rien ».

Nous pourrions nous étendre davantage à ce sujet : mais ce que nous avons rapporté doit suffire pour prouver combien la constitution d'un état dépend de la manière dont l'éducation de la jeunesse est dirigée. C'est donc un point essentiel à observer dans l'établissement d'un état libre, qu'il ne faut négliger aucun moyen pour que les écoles retentissent du nom, des avantages de la liberté, et des moyens de la conserver.

La huitième règle que la politique prescrit à un état libre, et qui regarde plus spécialement la conduite du peuple, c'est qu'il doit user avec modération de la liberté qu'il vient d'acquérir, pour qu'elle ne dégénère point en licence, parce que devenant alors une espèce de tyrannie, elle occasionne ordinairement la dissolution de la [p.93] république qu'elle a corrompue, et fait que l'on y préfère le système de la monarchie. Pour que les peuples puissent éviter un malheur aussi grand, je vais établir ici quelques règles, qui serviront à les prémunir contre tous les moyens dont on se serviroit pour les priver de tous les avantages inséparables du bienfait de la liberté.

Premièrement. Dans un état libre, il est sur-tout nécessaire d'éviter les dissentions civiles, et de se souvenir sans cesse des dangers qu'il y auroit à recourir à la violence, pour punir les fautes que la foiblesse pourroit faire commettre aux citoyens entre les mains desquels on a placé l'exercice de l'autorité et toute sa confiance. Si en effet on sévissoit avec trop de rigueur et de promptitude contre toutes les fautes des chefs qui pourroient préjudicier à la chose publique ; si on en exigeoit, dis-je, une réparation, et que l'on usât d'un remède trop violent, on en verroit aussitôt naître une infinité d'autres. La ressource fatale d'une guerre civile ne doit être employée que pour anéantir un gouvernement dangereux, et dont tous les ressorts se contrarient ou s'entrechoquent ;[p.94] et pour parler plus simplement, on ne doit se servir de l'épée que pour le rétablissement d'un état malade. Si les citoyens recouroient aveuglément à ce moyen, ce seroit un symptôme de folie aussi pernicieuse dans ses effets, que celle d'un médecin qui prescriroit l'usage des liqueurs spiritueuses pour appaiser l'ardeur de la fièvre, ou qui conseilleroit à un malade de se percer le cœur pour se guérir d'un mal de tête.

Et parce que les rois, les courtisans, et tous les agens des pouvoirs permanens, reprochent au gouvernement d'un état libre, que les citoyens y sont sans cesse inquiétés par les tumultes, les dissentions, la discorde, et enfin par la sédition ; que tel a été l'objection favorite des partisans du despotisme : les citoyens qui vivent dans un état libre, qui y jouissent d'une liberté assurée, et qui sont animés du désir de l'affermir et de la conserver, doivent, pour réfuter une objection (qui malheureusement a été trop souvent fondée) aussi injurieuse, se conduire, dans toutes les circonstances, avec autant de modération que de prudence ! Dans un état libre, il importe[p.95] que les citoyens fassent toujours paroître une sorte de vénération, et qu'ils respectent essentiellement ceux des citoyens qui, par une élection libre, sont devenus leurs supérieurs.

Mais si, d'un côté, les citoyens ont besoin d'une si grande sagesse lorsqu'il s'agit d'user avec équité de ces moyens puissans et rapides, qui seuls peuvent sauver la république dans un danger imminent ; dans ce cas, il importe que l'on soit bien convaincu que cette ressource est la seule que l'urgence des circonstances et la nécessité laissent aux amis de la liberté et de l'ordre. C'est donc au peuple qu'il appartient d'en faire l'application, parce qu'en lui seul résident essentiellement et la majesté de la république et la souveraine autorité j que seul il est tout-puissant pour y remédier ; et enfin que les citoyens qu'il a rendus dépositaires de son autorité, ne sont que ses représentans, qu'ils ne peuvent agir que ministériellement, et jamais avec cette puissance coactive et régénérative que le peuple ne leur a pas déléguée, et dont le peuple seul est le principe : mais, et nous ne saurions trop le répéter, on ne doit [p.96] avoir recours à ces moyens, que. dans le cas où l'on découvriroit que les chefs du gouvernement forment des projets, ou qu'ils agissent manifestement contre les principes, sans l'observation desquels la liberté ne sçauroit subsister.

On voit par ce que nous avons dit ci-dessus, en quoi consiste l'essence de la liberté, et le droit du peuple à la défendre contre ses ennemis. Cependant, pour en former au lecteur une idée plus positive, nous prendrons pour exemple Cette fameuse querelle qui dura à Rome pendant trois cents ans, au sujet du partage des terres conquises sur l'ennemi.

Les sénateurs chargés d'en faire le partage, se les divisèrent entre eux, n'en laissant au peuple qu'une très-petite partie. Cette injustice irrita tellement le peuple, qu'il promulgua une loi, par laquelle aucun sénateur ne pouvoit posséder plus de 5oo acres de terre. Les sénateurs se récrièrent contre cette loi, et qu'elle portoit atteinte à leur liberté en limitant leurs possessions. Le peuple, de son côté, répétoit qu'il étoit dangereux pour la liberté, et même incompatible, que les sénateurs cherchassent, en [p.97] s'agrandissant, à réunir entre leurs mains les richesses et l'autorité. Tite-Live, en avouant que le peuple avoit la justice de son côté, et que le sénat étoit dans l'erreur, blâme néanmoins les deux parties d'avoir fait de cette contestation le fondement d'une guerre civile. En effet, dans la suite des tems, les Gracchus, qu'on regardoit comme les protecteurs de la liberté, s'étant mis à la tête du peuple, dont ils avoient épousé la querelle, loin de recourir aux moyens qu'offroit la prudence pour ramener le sénat à la raison, agirent avec tant de violence et d'emportement, que ce premier ordre de l'état fut obligé, pour pourvoir à sa sûreté, de se nommer Sylla pour général. Le peuple ayant été instruit de cette démarche, leva aussi-tôt une armée, dont il donna le commandement à Marius, et dès-lors Rome fut livrée aux horreurs d'une guerre civile. On ne peut disconvenir que les sénateurs qui s'étoient enrichis d'une façon si injuste, n'en aient été la première cause : mais aussi ce prétexte n'auroit pas dû exciter parmi le peuple une aussi grande fureur ; il ne devoit pas le saisir avec tant de [p.98] précipitation, ni le poursuivre d'une manière si violente. Le peuple aurait dû se rappeler la prudence de ses ancêtres, et il y auroit trouvé des moyens de modérer l'injuste ambition des nobles. Combien donc il est essentiel pour le peuple d'user de tous les moyens de conciliation, avant que de courir aux armes pour obtenir la réparation dont il auroit à se plaindre, puisque ce dernier remède étant le plus désespéré, il est de la prudence de ne le jamais employer qu'après avoir mis inutilement tous les autres en usage, et encore quand une nécessité impérieuse nous fait voir que la chose publique, que la liberté enfin est dans un danger imminent! Mais cette querelle, qu'il auroit sans doute été possible d'accommoder, fut la cause et le prétexte d'une guerre civile, qui, par les proscriptions, les supplices, les batailles gagnées ou perdues, par les massacres qui furent commis dans la capitale, fit verser le plus pur sang des deux ordres de l'état, dont elle avoit dissipé les richesses, et finit par détruire la liberté publique.

Et néanmoins il n'est pas indifférent de remarquer que cette guerre civile donna [p.99] lieu à la guerre si glorieuse que la république eut à soutenir sous la conduite de Pompée contre César ; cette observation me servira à prouver la nécessité de prendre les moyens les plus violens contre un sujet dont les actions et les paroles menacent évidemment la liberté publique. César s'étoit, avec raison, rendu également suspect au sénat et au peuple, soit par la conduite qu'il tenoit à l'égard de ses soldats, soit en faisant passer le Rubicon à son armée, au mépris du décret qui déclaroit traître à la patrie celui qui traverseroit cette rivière en armes : on ne pouvoit plus douter que son dessein étoit d'usurper l'autorité souveraine, et cette conviction imposoit à tous les ordres de l'état l'obligation de s'armer pour défendre la liberté publique. Ce fut donc alors pour les Romains une nécessité que de s'armer contre ce traître, et de commencer la guerre civile sous la conduite de Pompée. Nous observons que si la première fut entreprise trop légèrement, la seconde étoit indispensable : sans doute ni l'une ni l'autre n'auroient eu lieu, si le peuple avoit montré plus de prudence dans le choix des moyens dont il se servit pour obtenir la [p.100] réparation de ses premiers griefs contre le sénat.

Dans le siècle dernier, l'Angleterre donna à l'univers un grand exemple de la modération que les citoyens doivent employer avant que de prendre les armes. Si nous examinons avec impartialité les fautes que -commit Charles I, nous ne pourrons qu'admirer la patience étonnante avec laquelle les Anglais souffrirent les tentatives extraordinaires que ce prince ne cessa de faire contre les droits les plus précieux de la nation. Le soin que les historiens de ce tems ont pris d'en transmettre le souvenir à la postérité, me dispense de rappeler les monopoles exercés par ce roi, les taxes imposées par ses ordres, les divers moyens qu'il inventa pour faire gémir ses sujets sous un joug tantôt spirituel et tantôt politique, et non seulement l'autorité avec laquelle il dissolvoit ses parlemens, mais encore le dessein qu'il avoit formé de les abolir. Quels que fussent ces excès, le peuple sembla oublier qu'il avoit en mains la ressource des armes et de la résistance, et ne se détermina enfin à y avoir recours, que lorsqu'il se vit forcé de défendre ses [p.101] jours, sa liberté, ses droits, et de garantir la majesté du peuple contre les attentats réitérés d'un roi foible, mal conseillé, et dont tous les desseins sembloient n'avoir pour but que l'asservissement de sa nation[143]. [p.102] Ainsi, par tous ces exemples, un peuple libre sera suffisamment instruit de la manière dont il doit se conduire pour éviter la licence, le tumulte et les dissentions civiles, qui sont les principaux inconvéniens objectés par les royalistes contre les états libres. Un peuple libre doit connoître encore les limites de la prudence et de la [p.103] patience qu'il doit avoir à l'égard de ses chefs, jusqu'à ce qu'il soit évident aux yeux du peuple, « qu'il y a un dessein formé pour envahir sa liberté ».

La seconde précaution est relative au droit dont jouissent les citoyens, d'émettre leur vœu pour l'élection des magistrats : ils doivent avoir sans cesse les yeux ouverts sur le mérite des candidats qui se présentent, et ne choisir que les personnes qui ont été les plus actives et les plus ardentes dans leur amour pour la patrie, que ceux dont la sagesse et le patriotisme ont affermi la liberté, et qui leur en assureront la jouissance.

C'est en de telles mains que la garde de la liberté peut être sûrement confiée, parce que ces citoyens se sont fait une précieuse habitude de ne trouver de bonheur que dans celui de la nation ; ils ne l'abandonneront et ne la trahiront ni dans l'adversité, ni dans la prospérité. Si, par une erreur impardonnable, on élevoit aux grands emplois des gens qui eussent des sentimens opposés, on doit s'attendre qu'ils ne se régleront dans toutes leurs démarches qu'eu, raison de l'avantage qu’ils y verront pour [p.104]eux-mêmes, et qu'ils n'embrasseront d'autre parti que celui qui se conciliera avec leurs intérêts. C'est donc une maxime incontestestable, que si dans une république on élève aux premières places un sujet dans le cœur duquel l'amour de la patrie ne tient pas le premier rang[144], elle n'a qu'un [p.105] chef toujours facile à corrompre ; son âme mercenaire, ouverte à l'appât du gain, se décidera d'après les offres qu'on pourra lui faire, tantôt à conserver la fidélité qu'il doit à sa patrie, tantôt à se lier avec ses ennemis, et à l'occasion, il servira à la fois la république et son ennemi, s'il peut le faire sans trop s'exposer.

Mais afin que l'on soit persuadé que les principes que nous professons ne sont pas nouveaux, et qu'ils sont aussi anciens que les gouvernemens, nous rapporterons l'opinion d'Aristote, dans son premier livre de la Politique. Il dit :Per negligentiam mutatur status reipublica, cùm ad potestates assumuntur illi qui prœsentem statum[p.106]non amant, « L'on a déjà, par négligence, altéré la forme d'une république, quand on y a élevé aux emplois des hommes qui ne sont pas sincèrement attachés à sa constitution ». Il ne suffit donc pas, pour rendre permanente l'heureuse situation d'un état libre, d'éloigner des postes honorables ceux des citoyens qui n'y sont pas attachés, qui la calomnient et qui la haïssent ; il faut en exclure ceux qui ne la chérissent pas avec sincérité, c'est-à-dire, ceux qui ne sont pas intérieurement convaincus qu'il ne peut y avoir de situation préférable à celle de citoyen dans un état libre. Ces derniers, en effet, n'ayant qu'un cœur indifférent pour la république, prêteront facilement l'oreille à toute idée de changement, sur-tout si la personne qui doit en profiter parvient à intéresser la vanité ou l'avarice de ces chefs, pour lesquels la patrie n'est qu'un nom, et la liberté-un fardeau insupportable.

L'histoire ne nous fourniroit que trop d'exemples des effets désastreux qui ont été causés par un pareil choix : mais il a été suffisamment prouvé dans cet ouvrage, que la plupart des dissentions qui ont [p.107] ébranlé ou renversé les états libres, n'ont du leur origine qu'aux machinations, aux sourdes menées, à l'ambition et à la perfidie de ceux qui avoient été promus aux grandes places, sans qu'ils eussent réellement à cœur les véritables intérêts de la patrie. La république Romaine nous offre une preuve convaincante de cette maxime, dans la révolution qu'elle éprouva dans le tems même où sa liberté paroissoit le plus fermement établie par la succession périodique de ses grandes assemblées.

La noblesse, dont les vues étoient opposées à celles du reste de la nation, n'épargna ni soins ni largesses pour se concilier la confiance du peuple ; dès qu'elle y fut parvenue, elle s'attacha de concert à faire naître des contestations sur les droits respectifs des deux ordres, à embrouiller les affaires, à diviser les esprits, et parvint, par une conduite aussi artificieuse, à priver le peuple de la liberté dont elle n'a-voit pu le dépouiller par la force.

En troisième lieu, le peuple, dans un état libre, doit prendre garde de ne donner à qui que ce soit le droit de siéger sur un tribunal ou dans un conseil suprême, sans [p.108] y être déterminé par un mérite reconnu il faut que, dans ce choix, l'esprit de faction, la voix du sang, les liens de l'amitié rien de tout ce qui peut illustrer un candidat, ne puisse influer dans les élections. Si les suffrages du peuple ne tombent que sur celui qui réunit la probité la plu scrupuleuse à une profonde sagesse, on verra l'univers entier applaudir à ce choix et l'équité fermera la bouche à ceux-1à même qui pourroient avoir des désirs opposes : mais si le peuple, dans ses élections, se laissoit guider par des motifs différens, on doit s'attendre à ce que la promotion des citoyens, ainsi immoralement élus, excitera le mécontentement, si elle n'engendre pas une division dans l'état[145][p.109]. La quatrième précaution qu'il importe d'avoir dans un état libre, est, d'une part, [p.110] de se conserver toujours le droit de faire rendre compte à ses officiers et à ses magistrats, de leur conduite et de leurs actions ; comme aussi de permettre en tout tems aux citoyens de se porter accusateurs contre ceux dont ils croient avoir raison de se plaindre : d'un autre côté, elle exige aussi qu'on évite, avec le plus grand soin, d'imputer à ces chefs des fautes qui n'ont d'existence que dans la haine ou la calomnie qui les répand ; si l'on souffroit un pareil excès, ce seroit abuser honteusement de la liberté. L'expérience des siècles passés nous fait voir qu'une tolérance aussi impolitique et aussi contraire à la tranquillité et à la prospérité des citoyens, a seule été la cause la plus ordinaire des tumultes et des dissentions.

La peine du bannissement, connue sous le nom d'ostracisme à Athènes, fut instituée, dans son origine, sur un principe juste et raisonnable, ainsi que celle nommée [p.111]pétatisme chez les Lacédémoniens, afin d'éloigner de la république ceux qui étoient soupçonnés de former des desseins contraires à la liberté générale : mais ces deux républiques s'apperçurent bientôt combien cette institution étoit pernicieuse, en éprouvant les dissentions civiles occasionnées par l'abus que quelques particuliers faisoient de cet exil ; et les Grecs virent avec douleur que l'on n'y avoit recours que pour assouvir la haine que certaines gens portoient aux citoyens les plus respectables, et qui avoient le plus mérité de la patrie.

Les Romains, pendant tout le tems qu'ils furent dans la pleine possession de leur liberté, ne renoncèrent jamais à la faculté de pouvoir exiger de ceux à qui ils avoient confié les rênes du gouvernement, qu'ils rendissent compte de leur administration, à celle de les accuser, quand ils le jugeoient à propos, devant le tribunal du peuple ; mais ils conservoient également dans toute sa vigueur un décret du sénat, appelé Turpilianum, qui condamnoit à une amende considérable ceux qui intentoient des accusations sur de faux exposés, et tous les calomniateurs. [p.112]

Aussi long-temps que l'on ne s'écarta pas de l'observation de cette règle, la république Romaine n'eut à redouter ni de se voir victime des projets ambitieux de ses chefs, ni ceux-ci, le danger d'être exposés aux clameurs et aux soulèvemens d'un peuple facile à égarer, et qui, dans sa fureur, devient sourd à toutes les persuasions de la sagesse et de la raison.

Et parce qu'il importe à la gloire et à la prospérité d'un état libre d'éviter tout reproche d'ingratitude envers les citoyens qui ont rendu des services importans à la république, la cinquième précaution consiste à ne confier à une même personne qu'une telle portion d'autorité, qu'il soit toujours facile de la limiter ou de la suspendre, plutôt que de souffrir que l'exercice en devienne dangereux entre ses mains ; et, par cette raison, il est nécessaire que l'on ait la faculté de la lui retirer, sans danger pour la chose publique, et à volonté.

La raison de la circonspection avec laquelle on doit confier l'exercice de l'autorité, est fondée sur ce proverbe :Honores mutant mores, les honneurs changent les mœurs ; et plus on a étudié le cœur [p.113] humain, plus on est persuadé que les honneurs, les richesses, les dignités acquises ou conservées, exposent l'homme à des tentations irrésistibles ; que toute sa vertu et toute sa sagesse opposent à leur effort une résistance qui est toujours trop foible contre le flot impétueux de toutes ces puissances réunies.

La royauté, la gloire et l'éclat qui l'accompagnent, ont un attrait si séduisant que, sans un courage extraordinaire (le corn âge de la vertu), il est presque impossible de s'y refuser. Celui-là seul qui s'élève par sa sagesse autant au dessus des autres hommes, que le citoyen d'un état libre l'est lui-même au dessus de ces hommes que le hazard de la naissance à placés sur le trône, (et qui n'échappent un peu plus tard à l'oubli, que parce qu'ils ont été des rois), pourra dédaigner la royauté et ses illusions, et sa grandeur trop souvent fragile ; Combien de républiques et d'états libres ont éprouvé, par leur négligence à cet égard, tous les maux qui résultent de la permanence du pouvoir, et qui se sont vus dans la nécessité d'obéir enfin, et de se soumettre aux volontés d'un sujet qui n'a [p.114] voit de puissance que leur amour, et qui s'étoit fait de leur faveur même un titre de plus pour les asservir. On n'en sera point étonné, si l'on considère que l'homme du moment qu'il parvient à une puissance sans bornes, s'abandonne à des pensées pleines d'ambition et d'orgueil : esclave de sa grandeur, il accueille toutes les idées qui lui semblent propres à l'accomplissement de ses désirs, sans examiner toute leur absurdité, et sans que ni ses remords ni ses réflexions puissent l'en détourner ; car l'ambition est une espèce de frénésie[146], qui ôte à celui qui s'y livre, [p.115] la liberté de suivre sa raison. Il suffit à l'homme le plus sage d'en écouter les mouvemens,[p.116] pour que bientôt il paroisse dépourvu d'esprit et d'intelligence ; pressé[p.117] d'arriver au terme de ses désirs, il y court avec une vivacité indiscrète, sans être guidé par la prudence, ni retenu par la crainte.

Il est donc de la dernière imprudence pour un peuple habitué à jouir de sa liberté, et particulièrement pour celui qui vient de la conquérir, après avoir subjugué la tyrannie, de disposer tellement de l'exercice de son autorité, qu'il ne laisse à l'ambition aucune sorte d’espérance. C'est ainsi qu'il prémunira ses chefs contre toutes les tentations de l'intérêt personnel, et qu'il parviendra à éviter ces dissentions intestines,[p.118] dont la suite a toujours, fini par la» ruine de la liberté publique.

César prend les armes pour soutenir les intérêts du peuple, qui lui défère le commandement des années : mais à peine il se voit revêtu d'un pouvoir sans bornes, qu'il se livre aux projets les plus ambitieux ; il oublie ses fidèles amis ; il perd de vue ces devoirs qui n'étoient que la conséquence de ses anciens principes, et il saisit la première occasion favorable de tourner ses armes contre la liberté publique.

Ce fut ainsi que Sylla, défenseur du sénat, et Marius, protecteur du peuple, ont été respectivement deux tyrans réels, quoiqu'ils n'en eussent pas le nom et qu'ils n'en eussent point pris le titre, ni la pompe extérieure, qui accompagne ordinairement, la puissance absolue.

Pisistrates à Athènes, Agathocle en Sicile, Cosme de Médicis, Soderino et Savanarola à Florence, Castruccio à Luques, suivirent les mêmes principes, et firent éprouver à leurs concitoyens tous les malheurs qui résultent du renversement de la liberté. On se souvient encore des dangers ; auxquels la maison d'Orange a exposé la [p.119] liberté des Hollandois ; et ce fut toujours cette même cause qui, dans toutes les parties de l'univers, opéra la dissolution des états libres.

La neuvième et dernière règle que l'on doit observer dans un état libre, laquelle est essentiellement liée à la liberté publique, consiste à regarder comme criminel de haute trahison, et indigne d'aucune espèce de faveur et de grâce, celui des citoyens qui auroit attenté contre les droits et la majesté du peuple.

Afin de traiter cet article avec toute la clarté dont il est susceptible, il nous semble nécessaire de retracer ici quelques exemples de ces actions qui, suivant la coutume et les actions différentes de chaque nation, ont été considérées comme un crime de trahison.

La première dont parle l'histoire Romaine, est la conspiration formée par les fils de Brutus, pour rétablir à main armée les Tarquins sur le trône. Tout paroissoit inviter la nouvelle république à user d'indulgence à l'égard des enfans du fondateur de sa liberté ; néanmoins ils furent cou-damnés à la mort, et Brutus parut lui-même [p.120] le plus inflexible et le plus empressé à faire exécuter cet arrêt, quelque cruel qu'il fût pour lui, afin de montrer aux siècles à venir qu'un crime de cette nature ne laissoit aux coupables aucune espérance de rémission, Cette trahison des fils de Brutus étoit un véritable attentat contre la liberté publique ; mais il s'en forma par la suite dont la trame étoit ourdie avec plus d'art et de raffinement, et qui, par cette raison, furent plus difficiles à éviter. Telles furent celles dont les Romains se virent menacés par laconduite de Manlius. et Mœlius, de ces citoyens qui avoient rendu à la république les servicesles plus signalés, et notamment le dernier, qui avoit mérité le surnom de Capitolinus, en repoussant les Gaulois déjà maîtres de Rome et qui assiégeoient le capitole. Mais dans la suite, la reconnoissance du peuple, prodigue en, vers ces deux grands hommes, les ayant élevés au dessus de cette égalité qui doit régner parmi les citoyens, ils formèrent le dessein d'envahir la liberté publique : le peuple Romain se vit alors forcé à prononcer, quoique la douleur que cette sentence lui causoit, se manifestât par l'abondance[p.121] de ses larmes, l'arrêt qui condamnent à la mort deux citoyens dont le premier avoit sauvé la république.

Une autre espèce de trahison dont ce peuple éprouva encore toute l'horreur, fut celle dont se rendirent coupables les décemvirs. Tite-Live, Pomponius, et tous les écrivains qui ont parlé de l'ancienne Rome, dévoilent leur crime et leur punition.

Une quatrième sorte de trahison, enfin (contre laquelle un peuple libre ne sçauroit se défendre avec trop de sagesse), consiste dans les usurpations manifestes, telles que celles qui ont été si souvent commises long-tems avant celle de Jules César.

Dans toutes ces circonstances, on voit par l'histoire, que la république se montra toujours inflexible à l'égard de ceux de ses citoyens qui, soit ouvertement, soit par des moyens plus lents, attaquèrent une liberté dont elle se crut toujours obligée de venger les droits, sans que, pour aucune considération, il fût possible de fléchir sa rigueur,

J'ajouterai à ces exemples tirés de la politique de l'ancienne Rome, ce que celle des Vénitiens prescrit à ce sujet, Ce [p.122] peuple, le plus sévère sur ce point, de tous les peuples qui existent, ne doit sa conservation qu'à la peine de mort qu'il fait indistinctement subir à quiconque est convaincu d'avoir formé un dessein contre sa liberté, et qui auroit conspiré contre la république. Et, par la raison que cette sévérité des Vénitiens s'étend à plusieurs crimes d'une nature moins alarmante pour la chose publique, je vais en rapporter ici les principaux.

Un sénateur qui révèle les décisions du conseil, se rend coupable de trahison : là c'est un crime qui ne se pardonne point, et qui est toujours puni de mort.

Cette rigueur excessive étoit aussi en usage, dans la république Romaine, qui avoit pensé que le feu ou le gibet pourvoient seuls venger une faute aussi énorme. De là le profond mystère qui voiloit les délibérations du sénat, puisque, selon Valère Maxime, livre 11, lorsque quelque question y étoit proposée ou débattue, elle étoit dans l'état de celles dont personne n'avoit entendu parler, quoiqu'elle eut été agitée dans une assemblée nombreuse. Cette coutume admirable, et qui par son immutabilité, [p.123] étoit si précieuse, avoit fait donner aux décrets du sénat Romain le nom de Tacita, parce que les projets qui y étoient arrêtés n'étoient connus du public que par leur exécution.

En troisième lieu, c'est un acte de trahison, et pour lequel tout sénateur ou officier de la république de Venise est irrévocablement condamné à une mort honteuse, sans qu'il soit jamais possible d'espérer de pardon, que d'enfreindre la loi qui défend, sous quelque prétexte que ce soit, de devenir pensionnaire ou de recevoir des gratifications d'aucun prince ou d'aucun état étranger[147]. Si en effet les [p.124] Païens ont pensé que les dieux pourroient se laisser fléchir par des offrandes, quels [p.125] funestes effets les présens ne doivent-ils pas produire sur de simples mortels ? Arbitres de l'état, ils envisageront moins ce qui peut être avantageux à la république, que ce qui peut concourir aux desseins et flatter les vues de leurs bienfaiteurs particuliers : c'est ainsi qu'une pluralité servile étouffera souvent la voix de la patrie. La république de Venise ne craint point une trahison si odieuse, et les états qui veulent entrer en négociation avec elle, doivent, avant que de s'y engager, moins consulter ce que leur permet leur opulence, que ce qu'ils doivent espérer de la justice de leur cause. La France, dit M. [p.126] de Thou, aura toujours beaucoup de facilité à gagner par argent les princes et les états d'Italie, si l'on en excepte la république de Venise, parce que celle-ci est inflexible dans sa rigueur contre ceux de ses chefs qui reçoivent une solde étrangères, lorsque ; dans les autres états, de pareils lâches échappent assez facilement à la vengeance publique.

Nul sénateur ne peut, sans se rendre coupable d'une quatrième espèce de trahison, avoir une conférence particulière avec les ambassadeurs, les ministres, ou les agens que les puissances étrangères entretiennent auprès de la république. Et certes on ne peut reprocher aux Vénitiens d'être trop rigides en ce point, si l'on observe avec attention que, parmi les chefs d'accusation qui firent condamner le fameux Barneveld à avoir la tête tranchée les ennemis de ce grand homme insistèrent sur les conférences qu'il avoit eues, et sur la façon familière dont il avoit vécu avec l'ambassadeur Espagnol, malgré que les deux peuples fussent en guerre.

Après cet exposé de la conduite et des sentimens des états libres les plus renommes[p.127] qui aient paru dans le monde, on peut conclure naturellement, avec les peuples de ces états, que le moyen le plus sûr de conserver la liberté d'une nation, est de regarder, en tout tems, comme un crime qui ne peut être pardonné, toute action qui, semblable, par sa nature, à celles que l'on vient de rapporter, peut mettre en danger l'intérêt et la majesté du, peuple dans un état libre.

Mais revenons au but principal de cette partie de notre ouvrage, qui est d'exposer les erreurs que l'usage a consacrées dans la politique.

La quatrième erreur en politique, et qui est devenue si générale qu'on pourroit la comparer à une épidémie qui infecte et qui détruit la morale des états, consiste à se laisser gouverner dans l'administration des affaires, sans aucun égard pour ce qu'exigent les loix d'une probité rigoureuse. Cette erreur, connue sous le nom de raison d'état, est d'autant plus dangereuse, qu'elle est commune à presque toutes les nations de l'univers. Mais afin d'éviter que l'on ne donne à ce mot une acception différente que celle que nous [p.128] lui dormons nous-mêmes, et que nous condamnons, pur raison d'état nous ne voulons pas entendre ces sages résultats de la prudence, de l'équité et de la saine raison, qui seuls suffisent, et desquels dépend essentiellement la sûreté des princes et des états ; mais au contraire, et particulièrement, ces décisions fondées sur des principes corrompus, que les rois ont invoqués pour légitimer et pour avouer des fautes commises par des vues secrètes et cachées. Cette raison d'état, proprement dite, est celle qui n'a pour base que la volonté d'un ministre qui considère l'occasion d'accroître son crédit, d'assouvir son avarice, ou de satisfaire sa vengeance, comme un motif suffisant pour exécuter un projet qui pourra, à la vérité, procurer un avantage momentané, mais qui est évidemment contraire aux préceptes divins et aux loix de la probité, qui soumettent toutes les nations, les unes à l'égard des autres, à tous les principes d'une morale équitable et sévère, et dont la justice repose sur les bases d'une réciprocité bienfaisante. Je vais donc la définir telle qu'elle doit l'être, afin que ses principaux caractères étant parfaitement[p.129] connus, on ne puisse plus s'y méprendre. Nous donnerons donc ici une description plus vraie de cet étrange moteur appelé raison d'état, au nom duquel on commande avec le plus d'empire, et qui est consulté avec le plus de soin ;âme de l'état, il en règle les mouvemens, et proscrit les moyens d'en maintenir la gloire : c'est par cette raison d'état que l'on répond aux: objections, et que se décident les querelles survenues par les suites d'une mauvaise administration ; c'est sous le prétexte de la raison d'état, que l'on entreprend des guerres, que l'on publie des édits bursaux, pour exiger de nouveaux impôts ; c'est en son nom et d'après ses principes, que l'on soustrait les criminels à la rigueur des loix, ou qu'on les sacrifie ; cette raison d'état, enfin, est ce qui a souvent déterminé si l'on enverroit et si l'on recevroit des ambassadeurs.

C'est elle qui autorise le politique à se dédire de ce qu'il avoit avancé, à renverser l'ouvrage qu'il venoit d'élever[148], à [p.130] abandonner les anciennes coutumes pour en substituer de nouvelles, et à trouver de la conformité entre les choses les plus contraires. Si vous lui proposez une difficulté qui semble d'autant plus insurmontable, que le cas n'en a pas été prévu, que l'antiquité n'en offre point d'exemples, et que les loix divines sont comme non avenues en cette occasion, par l'ensemble et la complication extraordinaire du fait dont il s'agit, la raison d'état la fera découvrir à ceux qui s'en sont rendus les interprètes et les ministres ; et à l'instant même, mille moyens de la résoudre, qui échappent à un homme droit, sage, et plein de franchise. Cette souveraine absolue, que les Italiens appellent raggiano di stato, paroît tantôt avec l'insolence d'un soldat, et tantôt avec l'amabilité, les grâces et l'insignifiante suffisance d'un courtisan ; elle affecte dans une circonstance le ton folâtre d'un histrion ; une autre fois vous la voyez avec [p.131] toute la gravité imposante d'un premier magistrat ; en un mot, elle est plus variée dans les formes, que la lune paroît inconstante par ses phases.

Telle est cette raison d'état à laquelle on doit opposer une méthode beaucoup plus excellente, qui consiste à mettre toute sa confiance en Dieu, lorsque l'on se trouve dans la nécessité de faire des actions vigoureuses qu'exige la justice ; c'est alors que l'homme de probité satisfait doit se dire :Fiat justitia, et fractus illabatur orbis. Qu'un homme se conduise suivant les loix de la plus exacte doctrine, que, fidèle à remplir ses promesses, il soit inébranlable dans ses principes, il verra d'un œil égal toutes les puissances conjurées contre lui ; toute sa force est en Dieu, en qui il a mis sa confiance ; il sait que Dieu seul peut le soutenir ; et ne s'écartant jamais des voies que l'Éternel lui a tracées, il marchera d'un pas ferme ; il ne sera point agité par ces inquiétudes dévorantes qui viennent atterrer sans cesse le succès des méchans ; il n'éprouvera ni ces ardeurs brûlantes, ni ces frissonnemens, qui sont le supplice de ceux qui redoutent à chaque instant [p.132] qu'on ne dévoile leurs perfidies et leur ruse ; Si cet homme juste, enfin, obtient le succès qu'il désire, n'est-il pas suffisamment récompensé en considérant qu'il a procuré le bien de sa patrie ? et s'il meurt avant que d'avoir couronné ses entreprises, il descend au tombeau couvert d'une gloire que rien ne peut diminuer. Il n'en est pas ainsi de ceux qui immolent sans cesse leurs remords à cette divinité fatale, raggione di stato ! Ils vivent comme des dieux ; mais la mort les confond avec les hommes les plus vils, et leur mémoire se perd avec celle des princes qu'ils ont servis.

Mais parce que ni les paroles, ni tous les efforts de l'éloquence ne pourroient déterminer les peuples à rejeter une erreur consacrée par un usage qui est devenu presque général, je vais, pour la combattre avec ses propres armes, rassembler les différens exemples que nous présente dans les siècles passés, l'histoire de toutes les nations.

Ce fut cette raison d'état qui engagea Pharaon à retenir les Israélites en esclavage ; et quand ensuite il les eut affranchis, il fit tout ce qu'il lui étoit possible [p.133] pour les y assujettir de nouveau : tout le monde sait quel fut le sort de ce prince. Ce fut cette raison d'état qui détermina Saül à épargner Agag, et à tramer la perte de David. Elle porta Achitopel à conseiller à Absalon le crime qu'il commit, en abusant des concubines de son père, à la face de tout Israël. Elle fit entrer Abner dans les intérêts de Saul, et décida Joab à le tuer, dès qu'il fut devenu son rival. L'Ecriture nous apprend quelle a été la fin malheureuse de ces deux personnages.

Cette raison d'état fît que Salomon prit un léger prétexte pour faire périr Adonias, quoiqu'il lui eût antérieurement accordé un pardon généreux. Cette raison d'état persuada à Hérode d'attenter à la vie de J.C. par le massacre de tant d'innocens, aussi-tôt qu'il fut instruit de sa naissance, et fut la cause de l'union de ce prince et des Juifs, pour faire souffrir une mort infâme au Sauveur des hommes, qui a été suivie de la punition des Hébreux, dont la ville fut détruite et la nation dispersée.

Cette raison d'état est le fondement de l'étroite alliance que le pape et les cardinaux entretiennent entre eux et les princes [p.134]de leur communion, pour maintenir les peuples dans un état d'esclavage ; mais, quelle que puisse être la prudence avec laquelle ils continuent cette association fatale, elle occasionnera leur ruine tôt ou tard.

Cette raison d'état engendra les croisades, qui coûtèrent tant de millions d'hommes à l'Europe. Cette guerre si sainte, excitée parles papes, fut formée, d'une part, pour ôter aux princes tous les moyens de s'opposer aux usurpations des pontifes, et, de l'autre, pour détourner les peuples de toute idée, et leur retirer la facilité de s'affranchir de la tyrannie sous laquelle les princes les faisoient gémir.On s'est servi de cette raison d'état pour justifier les crimes atroces dont César Borgia se rendit coupable, et les torrens de sang dont il inonda une province de l'Italie : mais ce monstre ne jouit pas du fruit de ses forfaits ; la Providence le retira de dessus la terre, avant que ses espérances aient été couronnées.

La même raison conduisit un grand roi au pied des autels, pour y abjurer sa religion et reconnoître l'autorité du pape. Il [p.135] pensa que cette conversion lui concilieroit tous les esprits du parti catholique ; mais il succomba bientôt, et il expira sous le poignard du fanatisme.

Richard III, roi d'Angleterre, n'écoutant que cette raison d'état, devient l'assassin de son propre neveu ; mais la vengeance divine le poursuivit même après sa mort.

Cette raison d'état fit prendre les armes à Henri VII[149], pour détruire la famille des Plantagenet, et porta son fils et son successeur à rougir les échafauds du sang d'un grand nombre de ses sujets, qu'il persécuta tour-à-tour, soit qu’ils professassent la religion Protestante, ou qu'ils demeurassent constamment attachés aux dogmes de l'église de Rome.

Fidèle à cette même raison d'état, les injustices de Marie surpassèrent les crimes et les iniquités de son père ; et les vertus de sa sœur, qui lui succéda, ne purent en [p.136] effacer la mémoire. Si l'illustre Elisabeth a mérité les reproches de la postérité, ce fut en préférant cette raison d'état aux véritables intérêts de la religion, par la protection quelle accorda toujours à l'ordre des prélats. Cette reine, ne laissant après elle aucun héritier de la maison d'York, présentoit une occasion favorable d'abolir la monarchie ; mais cette perfide raison d'état persuada aux Anglais de perpétuer la royauté dans la personne de Jacques VI, roi d'Écosse. Ce prince en fit la règle de sa conduite, et lui sacrifia également ce qu'exigeoient les intérêts de la foi et les règles de la probité. Il en donna des preuves manifestes à l'Europe entière, lorsqu'abandonnant la cause de la religion Protestante, liée avec celle de l'électeur Palatin, il prétexta des engagemens qu'il avoit contractée avec la maison d'Autriche.

Enfin cette même raison d'état aveugla tellement son fils, que, dans le dessein d'abolir la religion et la liberté de son pays, ce prince malheureux (et dont les courtisans avoit calomnié toutes les vertus, en en empoisonnant la source, [p.137] entreprit une guerre qui lui coûta la vie, et qui devint la source de tous les malheurs qui n'ont cessé d'accabler sa famille[150][p.138].

Tous ces exemples suffisent pour démontrer que faire dépendre sa conduite, et par préférence à tout, de cette raison d'état, qui dévie sans cesse des loix de la justice et de l'équité, c'est donner dans une erreur politique, dont les suites ont toujours été funestes à ceux-mêmes qui en ont suivi les maximes avec le plus de circonspection, puisque, dans tous les tems et chez toutes les nations, cette raison d'état a précipité la ruine des particuliers, des familles ou des nations qui l'ont suivie.

Cinquièmement, une nouvelle erreur très-préjudiciable en politique, ce seroit de confier à un seul homme, ou à plusieurs familles constamment unies à cet effet, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif de l'état.

Par le pouvoir législatif, nous entendons [p.139] l'autorité absolue de créer, d'interpréter et d'annuler les loix, dans un gouvernement bien administré : ce pouvoir n'a jamais résidé que dans les conseils et dans les assemblées solemnelles et successives de la nation. Le second, qui émane du premier, est cette autorité confiée à une seule personne, connue sous le nom de prince, ou celle conférée à plusieurs individus que l'on a appelés sénateurs : cette autorité donne le droit de faire exécuter les loix qui ont été faites pour le plus grand avantage du gouvernement. De cette division bien entendue, il résulte que, dans un cas tout-à-fait extraordinaire, on ne peut unir ces deux pouvoirs dans les mains d'une même classe de citoyens, dont les intérêts réunis deviendroient directement contraires à celui de l'état, sans exposer la république aux plus grands dangers[151], Il est donc nécessaire[p.140] que ces deux pouvoirs, placés dans des mains différentes, ne se rencontrent jamais dans les mains d'un seul, excepté clans le cas d'un péril imminent pour la liberté publique ; or la gravité et l'importance même d'un péril aussi grand ne peuvent, jamais être que d'une courte durée.

Si en effet les Législateurs en qui réside le pouvoir suprême de la nation qui leur en a confié l'exercice, devenoient eux-mêmes les interprètes et les dispensateurs des loix et de la justice, le peuple se verroit, par une conséquence nécessaire et naturelle, privé de toute ressource pour obtenir la réparation des griefs dont il auroit à se plaindre, parce qu'il est absurde d'appeler en jugement ceux-là mêmes qui, en vertu du souverain pouvoir dont ils se trouvent investis, ne font avec la loi qu'une et même puissance. Admettre un pareil paradoxe, c'est saper la politique des peuples dans ses fonde-mens, puisqu'il a toujours été raisonnable de supposer qu'il se trouveroit des magistrats ou des gouverneurs qui pourroient se rendre coupables de transgression,[p.141] et commettre des actions injustes : or il est contraire aux règles dune sage politique, que le peuple n'ait aucun moyen de se mettre à l'abri des passions et de l'iniquité de ceux auxquels le pouvoir de faire les loix auroit été confié.

Et il est certain que toutes les nations libres qui ont existé avant nous, ont eu le plus grand soin de diviser ces deux espèces de pouvoirs, et de ne pas les confier dans les mêmes mains, mais au contraire dans celles de personnes différentes, afin que les officiers ou magistrats que le peuple avoit chargés de la création et de la rédaction des loix qui doivent servir de règles à l'administration, ne fussent jamais les mêmes qui dussent, en y obéissant, veiller à ce que le peuple s'y conformât. Ainsi ces nations étoient toujours heureuses, parce que ceux à qui on avoit confié l'exécution des loix et de la discipline, ne pouvoient jamais s'affranchir de l'obligation de rendre compte au tribunal suprême à qui le peuple avoit remis le pouvoir de faire les loix, et en qui résidoit ce que nous nommons le pouvoir législatif. On remarquera en outre, [p.142] que, si les rois ou les magistrats héréditaires ont toujours exercé une autorité absolue sur le peuple, ce n'a été que lorsque par mie adresse criminelle, ils sont parvenus à usurper et à s'arroger l'exercice de ces deux pouvoirs ; ce qui n'a du avoir lieu que par degrés insensibles, et par une suite de cette propension du pouvoir vers le despotisme. Ainsi au gouvernement paternel des patriarches et des bons rois, on a vu succéder le régime absolu des monarques, qui, n’écoutant que leurs volontés arbitraires, ont enfin assujetti l'univers, après avoir dépouillé les peuples de leur liberté et de tous leurs droits à sanctionner les loix.

Cicéron, dans son IIe. livre De Officiis, et dans son IIIe. De Legibus, en parlant de la première institution des rois, nous dit que le premier moyen dont ils se servirent pour substituer leur volonté à l'autorité sacrée des loix, et se livrer aveuglément à leurs caprices, fut de réunir en leur personne la double puissance de créer les loix. et de les faire exécuter. Que résulta-t-il d'une union aussi monstrueuse, et d'une conduite aussi absurde ? On ne vit [p.143] plus qu'injustices ; et ces injustices étoient telles, qu'il devenoit impossible d'obtenir aucune réparation, jusqu'à ce que le peuple sentit la nécessité de se donner des loix qui fixassent le mode de son gouvernement. Ce fut alors qu'il institua les assemblées solemnelles et successives de la nation, dans lesquelles résidoient essentiellement le pouvoir législatif; et que, par ce moyen, les rois, dans les états où ils furent conservés, virent leur puissance tellement limitée, qu'ils ne pouvoient plus rien faire dans le gouvernement qui ne fût conforme à ses loix, dans la crainte, s'ils s'en écartoient, que leur empiétement ou leurs fautes ne fussent soumis au jugement des grandes assemblées, qui auroient usé du droit de s'y opposer, et de les punir suivant la gravité des circonstances. Les anciennes histoires d'Athènes, de Sparte, et des autres provinces de la Grèce, nous prouvent que c'étoit, pour ces états libres, une maxime constante de ne point confondre le pouvoir législatif et la puissance exécutrice ; car, quelque différence qu'il y eût dans le mode de leur gouvernement, toutes ces [p.144] républiques jouiront d'abord plus ou moins de leur liberté, jusqu'à ces époques malheureuses, et si différentes, auxquelles ces états furent soumis au joug des tyrans.

Le sénat de Rome, dans les premiers tems de soi institution, ne balança pas à sacrifier son premier roi (dont le corps fut déchiré et mis en pièces), parce qu'il s'étoit arrogé un pouvoir arbitraire, qu'il faisoit les loix, et qu'il en régloit l'exécution au gré de son caprice ; et Tite-Live attribue l'expulsion du dernier des Tarquins à la manière odieuse dont ce prince, après avoir rédigé et promulgué les loix, interprétoit ces mêmes loix dans leur exécution d'après les seules inspirations de sa volonté, et inconsulto senatù, sans prendre l'avis du sénat. Mais les sénateurs eux-mêmes, étant devenus les chefs du peuple Romain, depuis l'abolition de la royauté, et devenant de jour en jour plus audacieux et plus absolus, parvinrent à réunir dans leurs mains cette double puissance ; ce qui devint si insupportable au peuple, qu'il se porta à des excès de désespoir, et finit par enlever au sénat le pouvoir législatif, pour le placer dans ses assemblées successives. [p.145]

Quant au pouvoir exécutif, il le confia eu partie à ses propres officiers, et en partie au sénat. Cette constitution dura plusieurs siècles pour le bonheur et la satisfaction de tous les ordres, jusqu'au moment où, par des subtilités et des détours, le sénat fut parvenu à reprendre les deux pouvoirs, ce qui causa la plus horrible confusion.

Dans les siècles postérieurs, les empereurs, malgré leurs usurpations, n'osèrent pas d'abord réunir dans leurs mains ces deux branches du gouvernement : ils crurent ne pouvoir parvenir à ce despotisme, qu'en accoutumant par degrés leurs nouveaux sujets à devenir insensiblesà la perte de leur liberté ; et ce fut alors qu'ils commencèrent à manifester hautement que leur intention étoit de réunir en leurs personnes le droit de créer et de faire exécuter les loix selon leur bon plaisir, sans reconnoître d'autorité supérieure à laquelle ils dussent rendre compte de leurs actions ; Rome, dès lors, perdit sa liberté pour jamais.

Mais en nous rapprochant davantage de notre tems, nous voyons que, parmi [p.146] les états d'Italie, Venise, en confiant exclusivement au sénat, composé de sa seule noblesse, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif réunis, n'est jamais parvenue à ce degré de liberté dont on a vu jouir Florence, Sienne, Milan et les autres états d'Italie, jusques au moment où ils en furent dépouillés par des citoyens qui, en s'emparant de deux pouvoirs si incompatibles avec la liberté, usurpèrent la souveraineté sous le titre de ducs.

De tous ces états, Gênes est le seul qui ait conservé sa liberté, en maintenant le pouvoir législatif dans les grandes assemblées, et en confiant seulement l'exécution des loin à un duc titulaire et au conseil : la séparation de ces deux pouvoirs, et le soin que l'on y prend de ne souffrir jamais qu'ils puissent être réunis dans les mêmes mains, est une des raisons principales pour laquelle cette république s'est conservée libre au milieu de l'Italie, malgré qu'elle soit avoisinée par des nations soumises au joug de la tyrannie, et qui n'ont ni le courage ni la vertu nécessaires pour s'en affranchir.

Comment le Grand-Seigneur est-il devenu [p.147] autrefois si puissant et si absolu, sinon par la réunion et la progression de ces deux pouvoirs entre ses mains ? Et n'a-ce pas été par le même moyen que les rois de France et d'Espagne ont acquis une autorité despotique ? Dans les tems anciens, il n'en étoit pas ainsi, et nous voyons dans les Chroniques d'Ambroise Moralès, qu'en Espagne le pouvoir législatif résidoit essentiellement clans les conseils tenus par les grandes assemblées du peuple ; que le roi étoit seulement un officier qu'ils avoient élu, et auquel on confioit le soin de faire exécuter les loix émanées de ces grandes assemblées : il étoit soumis à rendre compte de son administration, et s'il eut osé enfreindre les loix, il en auroit éprouvé toute la sévérité ; c'étoit une coutume universellement reconnue, et Mariana nous en a transmis les preuves dans son histoire de ce royaume. Il en étoit ainsi dans l'Aragon[152], jusqu'à ce que cette [p.148] couronne eût été réunie à l'Espagne par le mariage de Ferdinand et d'Isabelle, et dès [p.149] lors ces deux états perdirent leur liberté par les empiètemens et les ruses de Ferdinand et de ses successeurs, qui réunirent le pouvoir de faire les loix et celui de les faire exécuter, et qui anéantirent tous les avantages dont on avoit joui lorsqu'ils étaient séparés et distincts, en les confondant sous le nom de la prérogative royale. Aussi long-tems que le peuple de ces états sut conserver ces deux pouvoirs dans des canaux différens, ils connurent tous les avantages de la liberté: mais du moment que le roi d'Espagne fit parvenu à les réunir entre ses mains, on vit tarir à la fois toutes les sources de la prospérité et de la félicité publique.

Les Français ont peut-être été le peuple le plus libre qui ait jamais existé sur la terre, aussi long-tems qu’il a maintenu [p.150] la puissance législative dans l'union des trois ordres de l'état ; son monarque, quoique l'âme de toute administration, n'étoit en effet qu'un officier soumis aux loix, qu'il étoit chargé de faire exécuter. Louis XI fut le premier qui troubla cet ordre merveilleux, en réunissant à sa couronne la double puissance de faire les loix et d'en ordonner l'exécution ; et ses successeurs, en conservant cette prérogative, privèrent les Français de cette douce liberté, dont ils se ressaisiront sans doute, s'ils veulent user de leur courage, et s'ils se rappellent un jour des usages chéris par leurs ancêtres.

Charles I, sans se rappeler qu'un roi d'Angleterre n'est qu'un premier magistrat honoré de la confiance de ses sujets, voulant marcher sur les traces du destructeur de la liberté française, tenta d'usurper les deux puissances en abolissant les parlemens : mais au lieu de la tyrannie absolue à laquelle Louis parvint, Charles vit trancher ses jours avec ignominie.

Or il est évident que l'intérêt du peuple est de ne jamais souffrir la réunion de ces deux puissances, et nous voyons que, dans tous les âges et chez toutes les nations, [p.151] cette réunion fatale a toujours fini par l'anéantissement de la liberté publique.

Une autre erreur, fort commune dans les anciens tems, fut cette facilité avec laquelle le peuple a soumis à la décision de quelques individus, ce qui regardoit ses affaires ou ses intérêts.

Voici les conséquences qui en sont résultées. Les questions n'étoient pas proposées avec candeur, ni débattues avec sincérité, on cherchoit seulement à se surprendre pour assurer un projet chéri ; nulle liberté dans les suffrages, nulle nécessité d'avoir le consentement du peuple, nulles assemblées publiques ; on faisoit peu d'attention aux intérêts de l'état, et l'on se conduisoit d'après les vues du parti que l'on avoit embrassé. Sans s'inquiéter de l'avantage du gros de la nation, on ne paroissoit plus occupé que de l'entretenir dans la plus méprisable ignorance, afin de la tenir dans un vil esclavage, sous le prétexte de l'assujettir aux loix et de maintenir le bon ordre. Enfin, de toutes ces conséquences, il n'en fut jamais de plus funeste que la rivalité, qui armoit ordinairement ces chefs les uns contre les autres, incapables de [p.152] conserver leur autorité et de la rendre respectable. Il auroit peu importé à la nation que leur animosité décidât de leur ruine commune, si le peuple, toujours forcé de prendre part à ces divisions, suivant que le sang, l'amitié ou l'intérêt l'attachoit à l'un ou à l'autre des partis, n'avoit éprouvé toutes les horreurs inséparables des guerres civiles, qui finissent par dissoudre les états, et qui les livrent en proie à la tyrannie d'un seul.

Athènes éprouva ce sort fatal en se donnant trente chefs, que l'histoire désigne sous Je nom odieux de tyrans. Ces trente monstres, dit Xénophon, maîtres de toute la puissance de l'état, discutoient et décidoient tontes les affaires entre eux, et s'ils affectoient quelquefois de consulter les assemblées du peuple, ce n'étoit jamais qu'après s'être assurés d'une multitude toujours contrainte de se conformer à leur volonté. Si par hazard il se trouvoit un citoyen assez vertueux pour censurer leurs, actions, ou pour revendiquer les droits de la nation, il étoit condamné à mort, sous la vague accusation d'ennemi de la paix et de perturbateur du repos public. Ces tyrans [p.153] ne jouirent pas long-tems de cette autorité absolue, et qu'ils exerçoient en commun ; chacun d'eux désira d'en dépouiller ses collègues : et si les querelles que l'ambition suscitoit chaque jour entre eux, n'eurent pas les suites funestes qu'on en devoit naturellement redouter, c'est que le peuple, incapable de supporter plus long-tems leur joug, courut aux armes, les attaqua de toutes parts, et les mit dans la nécessité de se réunir pour leur défense mutuelle. Les dissentions nées entre ces tyrans donnèrent lieu à une guerre civile, qui finit avec leur bannissement. Mais, hélas ! sans être instruits par ce qu'ils venoient d'éprouver, les Athéniens se donnèrent dix chefs, qui, animés du même esprit que les trente, engagèrent à changer de nouveau l'administration, qui parut toujours incertaine, jusqu'à ce qu'un seul tyran parvint à se faire conférer la disposition arbitraire de toute l'autorité.

Il ne fut jamais de nation, même sauvage, qui, après avoir éprouvé les funestes conséquences qu'entraîne une lâche docilité à se soumettre aveuglément aux projets que l'orgueil suggère aux particuliers puissans,[p.154] n'ait paru combattre d'émulation avec les nations les plus civilisées, pour réparer cette erreur, en n'épargnant aucun moyen, de se remettre en possession de son autorité primitive, et de faire revivre la majesté de son peuple, en rétablissant les assemblées suprêmes dans l'exercice de tous leurs droits.

Hérodote rapporte, liv II, que les Egyptiens ayant aboli la monarchie, après la mort du roi Sethol, par une déclaration qui rendoit la liberté au peuple, abandonnèrent l'administration des affaires à douze hommes, qui ne se furent pas plus tôt mis en état de ne rien redouter du peuple, qu'ils se divisèrent entre eux pour déterminer la part que chacun auroit dans le gouvernement. Cette discorde entre les chefs entraîna le peuple dans une guerre qui ne finit qu'en laissant toute l'autorité entre les mains de Stammeticus, vainqueur de tous ses collègues.

De tous les exemples que je pourrois-citer, il n'en est point de plus frappant que celui des deux triumvirats de Rome. Le premier, composé de Pompée, César et Crassus, ôta d'abord à la république la [p.155] connoissance qu’elle avoit eue des affaires : ces trois hommes s'habituèrent tellement à décider de tout entre eux, qu'on ne les vit jamais assembler le peuple pour requérir son opinion, que lorsqu'ils vouloient donner une apparence de l'égalité à quelques projets dangereux. Ils convinrent que rien ne se feroit dans la république, qui ne répondit à leurs vues particulières ; ces ambitieux ne purent voir la facilité avec laquelle le peuple se sonmettoit, sans que chacun d'eux n'éprouvât le désir ambitieux de s'élever au dessus de ses collègues : à l'instant l'univers est dévasté, de toutes parts on prend les armes, et le sang ne cessa de couler que lorsque Pompée eut affermi, par sa mort, la tyrannie de César.

La mort tragique de ce dernier donna lieu au second triumvirat, par lequel Octave, Lépide et Antoine s'emparèrent de la puissance suprême, et partagèrent entre eux l'empire de l'univers. Une pareille distribution devoit satisfaire l'orgueil de chacun ; cependant Auguste, indigné de ne pas jouir de toute l'autorité dont César avoit été revêtu, se brouilla avec Lépide, le poursuivit, et le retint dans une étroite [p.156] captivité. Enflé de ce premier succès, il croit y voir une facilité à se défaire d'Antoine : on reprend les armes, la guerre civile recommence, Rome et l'univers entier prennent part à la querelle ; enfin une bataille décide du sort des compétiteurs ; Antoine vaincu se donne la mort ; Auguste marche à Rome victorieux, s'asseoit sur le trône impérial, l'objet de ses désirs et de ses travaux.

L'Histoire d Angleterre nous fournit un exemple qui mérite d'être rapporté. Sous le règne d'Henri III, Il s'éleva une dispute entre les princes et les barons de son royaume, concernant leurs droits respectifs et ceux du peuple : le roi se vit dans la nécessité de céder ; mais les seigneurs, au lieu d'affranchir la nation, s'emparèrent de toute l'autorité, en choisissant parmi eux vingt-quatre tyrans, qui, sous le nom de conservateurs du royaume, disposoient de tout à leur gré, sans avoir égard aux résolutions des parle-mens, dont ils cassoient même les décrets. Incapables de conserver long-tems l'intérêt qui les unissoit, ils se divisèrent, et vingt furent obligés de céder à la puissance des comtes de Leicester, des Gloucester, d'Hereton[p.157] et de Spencer ; ces trois derniers plièrent sous l'ascendant de Simon de Montfort, comte de Leicester, jusqu'à ce que celui de Gloucester, jaloux de son autorité, le poursuivit, l'attaqua, et le fit mourir les armes à la main, ce qui mit le roi dans le cas de se ressaisir de la puissance dont il avoit été dépouillé, et même d'augmenter les prérogatives de sa couronne. Le peuple Anglois n'obtint, dans cette circonstance, par l'effusion de tant de sang, qu'un changement d'esclavage, qui le fit passer du joug d'un tyran sous celui de vingt quatre, qui, par leurs propres inimitiés, se réduisent à quatre, forcés de céder au despotisme de Montfort, dont la mort ouvrit un nouveau champ à la tyrannie de Henri. Si ces prétendus défenseurs de leur patrie avoient été animés par des principes équitables, loin d'envahir une autorité absolue, ils auroient rendu à la nation l'exercice de sa liberté, en lui donnant une juste prééminence sur la prérogative royale, pat l'établissement de ses assemblées générales, composées de membres choisis successivement et régulièrement par le peuple. Une conduite si sage eut suffi pour immortaliser[p.158] leur nom, et auroit prévenu tous les malheurs dont je viens d'esquisser l'affreux tableau ; la terre n'auroit point été rougie du sang de leurs concitoyens, leurs personnes auroient été à l'abri de tout danger, la monarchie eut été abolie, ou tout au moins resserrée dans de justes bornes, et le peuple, en possession de sa liberté, n'auroit pas été exposé à ces actes de despotisme qui l'ont fait gémir long-tems sous Henri et les princes de son sang, qui, en héritant de sa couronne, ont constamment suivi ses maximes corrompues.

Quoique l'univers n'ait cessé de produire des exemples de cette espèce, je crois devoir me borner à ceux que je viens de rapporter ; ils prouvent suffisamment qu'une des principales erreurs de la politique a été de laisser la disposition des affaires et des intérêts du peuple, au jugement versatile et arbitraire de quelques individus.

Un peuple libre qui se laisse conduire par un esprit de faction ou de parti, suit non seulement une politique erronée, mais encore il détruit, jusque dans ses fondemens, les bases de la félicité et de la prospérité publiques. Et si l'on veut connoître [p.159] ce que l'on doit entendre par le mot de faction, et quel parti mérite le nom de factieux dans un état divisé, il faut être d'abord parfaitement instruit des véritables intérêts du peuple ; si alors on découvre des desseins, des conseils, des actions qui combattent ses intérêts réels, et avoués par la constitution, on eu peut infailliblement conclure qu'il y a une faction, et que les citoyens qui les donnent, ou qui les protègent, composent le parti des factieux, qui est toujours d'autant plus à craindre, que les dissentions intérieures, qui en sont la suite, en déchirant l'état, le livrent à la merci des ennemis domestiques ou étrangers, et exposent les biens, les jours et la liberté du peuple à toutes les horreurs du pillage et de la guerre civile. L'histoire Romaine rapporte qu'il y avoit une faction réelle dans la conduite des décemvirs, qui, chargés de l'administration publique pour un tems limité, ne voulurent point remettre le dépôt qui leur avoit été confié. Loin de résigner leurs emplois, ils se liguèrent entre eux pour perpétuer leur autorité, sans aucun égard à la loi, qui déclaroit qu'il étoit de l'intérêt de la [p.160] république que les sujets élus pour remplir leurs places, n'y fussent jamais conservés plus de douze mois. Le principal promoteur de cette entreprise téméraire des décemvirs, fut Apprius Claudius, qui crut assurer ses succès en en imposant à l'assemblée, par la promesse favorable à son ambition, que ses collègues et lui feroient cause commune avec le sénat, et lui soumettroient le peuple et ses tribuns, en abolissant l'usage de convoquer les assemblées suprêmes de la nation. Le sénat se laissa séduire par cet artifice ; mais le peuple en évita les dangereuses conséquences, en dépouillant de l'autorité qu'ils avoient usurpée, Appius et ses collègues. Les maux de Carthage et sa destruction furent les suites des factions que formèrent dans son sein les intérêts contraires d'Annibal et d'Hannon. Affoiblis intérieurement par ces brouilleries intestines, les Carthaginois n'eurent plus cette unanimité dans les conseils, ni cette vigueur dans les combats, qui leur étoient nécessaires pour se défendre contre un peuple aussi sage et aussi courageux que les Romains, qui profitèrent de ces divisions domestiques [p.161] pour ensevelir sous les cendres de la capitale, la gloire qu'avoit acquise cette république.

Si Rome elle-même perdit ensuite sa liberté en recevant le joug que lui imposa César, on ne doit attribuer ce malheur qu'aux dissentions qui régnoient dans son sein. Qui ignore d'ailleurs, qu'à peine délivrée de ses rois, elle vit ses citoyens, divisés, présenter eux-mêmes aux Tarquins bannis, des moyens de se rétablir sur le trône ? Pisistrate, chassé d'Athènes, profita des sentimens qui divisoient ses concitoyens, pour se rétablir dans l'autorité souveraine.

Philippe de Commines avoue que les Turcs se frayèrent le chemin de la Hongrie par une faction, et que ce fut par ce moyen qu'ils se rendirent les maîtres de Constantinople : cet esprit de faction introduisit les Goths et les Vandales en Espagne et dans l'Italie ; ce fut par ses fureurs que Jérusalem devint la proie des Romains, d'abord sous Pompée, et ensuite sous Vespasien et Titus.

Ne fut-ce pas par une suite de dissentions que la république de Gènes fut soumise[p.162] à reconnoître la puissance des ducs de Milan, et que les Espagnols se sont introduits dans Naples et en Sicile ? Ce fut encore par une faction que Milan a été livré aux François, qui en chassèrent les Sforces.

Ainsi on peut naturellement conclure qu'il n'est point d'erreur plus dangereuse, ni de trahison plus funeste pour le salut d'une république, que d y enfanter ou d'y soutenir un esprit de faction.

La dernière erreur que j'entreprendrai de combattre, est ce penchant que les nations ont montré dans tous les siècles, à s'affranchir de leurs engagemens et de leurs promesses encore qu'elles aient été faites sous la foi du serment, selon que les tems ou les circonstances leur faisoient appercevoir un avantage à les enfreindre.

Cette impiété, qui paroit en contradiction manifeste avec le nom de chrétien, n'en a pas moins passé, sous le règne du Christ, parmi les plus éclairés, pour une réforme admirable ; et l'on a mis au rang des hommes les plus habiles, ceux qui ont le mieux su mettre en usage cette mauvaise foi, condamnable à si juste titre. [p.163]

Mais, dans la crainte que ceux qui se sont fait une monstrueuse habitude de cette pratique, ne pensent que ce soit sans raison que je m'élève contre elle, qu'ils jettent les yeux sur le portrait qu'en a tracé Machiavel ! Or, comme la plus grande partie des hommes sont méchans, injustes, trompeurs, portés à trahir et à surprendre, il est nécessaire que les citoyens qui s'astreignent aux règles exactes de la probité, n'épargnent rien pour se soustraire à la perfidie qui les assiège sans cesse ; certains, comme ils le doivent être, que l'homme qui voudra n'agir que conformément aux loix de la plus sévère équité, sera à la fin la victime du grand nombre. N'est-ce pas imposer aux hommes la nécessité d'être perfides et scélérats, parce qu'il y a sur la terre de la perfidie et de la scélératesse ? Peut-on tirer une conclusion plus absurde, digne seulement de l'Italie, au sein de laquelle l'auteur écrivoit ?

Les Païens l'avoient en horreur, ainsi que le prouve la conduite des Romains, qui regardèrent toujours une probité sincère comme la règle de leur politique et le fondement de leur grandeur. Rome ne [p.164] dut toute sa prospérité et tous ses succès qu'à sa fidélité dans ses engagemens, et à sa piété envers les dieux. Le lecteur en pourra juger d'après les exemples suivans. Porsenna, roi des Toscans, réduit la ville de Home aux dernières extrémités, et ne consent à la paix, que sous la condition de lui livrer un nombre de vierges, nées d'un sang noble, pour otages de l'accomplissement des conditions du traité. Ces vierges sont remises aux Toscans ; mais bientôt après, elles s'échappent, et reviennent. Porsenna les redemande. Que fera le sénat ? Il est en état de braver la vengeance du monarque, et de se soustraire à une condition si odieuse. Mais, sans prendre avantage de sa situation, fidèle à rengagement qu'il a pris, il oblige ces vierges à retourner en Etrurie.

Qui peut se rappeler sans admiration, la conduite d'Attilius Regulus ! Ce grand homme, prisonnier à Carthage, obtient la permission de retourner à Home sur sa parole, pour faire valoir, par sa présence, les propositions de paix que les ambassadeurs Carthaginois dévoient y faire. Il savoit que si elles étoient acceptées, sa liberté [p.165] étoit le prix du succès de celle ambassade, tandis qu'au contraire une mort cruelle l'attendoit dans cette ville ennemie. Mais rien ne l'arrête ; il fortifie lui-même le sénat dans ses sentimens de refus, et, fidèle à sa parole, il retourne à Carthage et se livre lui-même au supplice. Qu'on ne croie pas que cette fermeté des Romains se borne à ces deux exemples ; l'histoire Romaine fournit mille modèles de la fidélité si commune de ce peuple, particulièrement dans les traités ou les ligues qu'il faisoit avec les nations étrangères.

On ne peut mieux faire connoître toute l'horreur que mérite la doctrine de ces hommes pervers, qui prétendent que les Etats ne sont point tenus d'être fidèles à leurs engagemens, qu'en citant les propres paroles de Machiavel ; et comme, plusieurs souverains ont cru devoir se conformer aux leçons pernicieuses qu'il en donne, j'y opposerai deux ou trois réflexions, pour mettre le peuple en garde contre les funestes conséquences qui doivent résulter de ces maximes impies. Voyez comme s'exprime cet auteur dans son livre infâme, intitulé Le Prince, chap. 18. [p.166]

 

Chapitre XVIII du livre intitulé Le Prince. Si les Princes doivent tenir leur parole.

 

Unchacun sait combien il est louable dans un prince, de garder la foi et de procéder rondement et sans finesse. Mais l'expérience de ces tems-ci montre qu'il n'est arrivé de faire de grandes choses qu'aux princes qui ont fait peu de cas de leur parole, et qui ont su tromper les autres ; au lieu que ceux qui ont procédé loyalement, s'en sont toujours mal trouvés à la fin. Il est donc à savoir qu'il y a deux manières de combattre ; l'une avec les loix, l'autre avec la force. La première est celle des hommes, et la seconde celle des bêtes. Mais comme très-souvent la première ne suffit pas, il est besoin de recourir à la seconde. Il est donc nécessaire aux princes de savoir bien faire l'homme et la bête ; et c'est ce que les anciens leur enseignent figurément, quand ils racontent qu'Achilles, et divers autres princes, furent donnés à élever au centaure Chiron, pour signifier que, comme [p.167] le précepteur étoit demi-homme et demi-bête, ses disciples dévoient tenir des deux natures, l'une ne pouvant pas durer long-tems sans l'autre. Or le prince ayant besoin de savoir bien contrefaire la bête, il doit revêtir le renard et le lion, parce que le lion ne se défend point des filets, ni le renard des loups. Il faut donc être renard pour connoître les filets, et lion pour faire peur aux loups. Ceux-là ne l'entendent pas, qui ne contrefont que le lion ; et par conséquent un prince prudent ne doit point tenir sa parole[153], quand cela lui tourne à [p.168] dommage, et que les occasions qui la lui ont fait engager ne sont plus. Cette maxime [p.169] ne vaudroit rien, si tous les hommes étoient bons ; mais comme ils sont tous méchans, [p.170] et qu'ils ne te tiendroient pas leur parole, tu ne dois pas non plus la leur tenir, et tu ne manqueras jamais de prétextes pour en colorer l'inobservation. J'en pourrois donner mille exemples modernes, et montrer combien de promesses, combien de traités ont échoué par l'infidélité des princes, entre qui, celui qui a le mieux su faire le renard, a le mieux réussi dans ses affaires. Mais il faut savoir bien déguiser cet esprit de renard ; il faut être propre à feindre et à dissimuler ; car les hommes sont si simples et si accoutumés à céder au tems, que celui qui trompe en trouvera toujours qui se laisseront tromper. De tous les exemples récens, je n'en sçaurois oublier un. Le pape Alexandre VIne fit jamais autre chose que tromper : jamais homme ne fut plus persuasif ; jamais homme ne promit rien avec de plus grands sermens, ni ne tint moins sa parole, et néanmoins ses tromperies lui réussirent toujours ; tant il savoit [p.171] bien ce métier, et par où il falloit prendre les hommes ! Il n'est donc pas nécessaire qu'un prince ait toutes les qualités que j'ai marquées, mais seulement qu'il paroisse les avoir. J'ose même avancer qu'il lui seroit dangereux de les avoir et de les mettre en pratique, au lieu qu'il lui est utile de paroître les avoir. Tu dois paroître clément, fidèle, courtois, intègre et religieux ; mais avec cela tu dois être si bien ton maître, qu'au besoin tu saches et tu puisses faire tout le contraire ; et je pose en fait qu'un prince, et particulièrement un prince nouveau, ne peut pas observer toutes les. choses qui font passer les hommes pour bons, parce que les besoins de son état l'obligent souvent de violer la foi et d'agir contre la charité, l'humanité et la religion ; de sorte qu'il faut qu'il tourne et manie son esprit selon les vents de la fortune, sans s'écarter du bien, tant qu'il le peut, mais aussi sans faire scrupule d'entrer dans le mal, quand il le faut. Au reste, le prince doit s'étudier à ne dire jamais rien qui ne sente les cinq qualités que j'ai marquées ; en sorte qu'à le voir et à l'entendre, l'on croie que c'est la bonté même, la fidélité, [p.172] l'intégrité, la civilité, et la religion. Mais cette dernière qualité est celle qu'il lui importe davantage d'avoir extérieurement, d'autant que les hommes, en général, jugent plus par les yeux que par les mains, un chacun ayant la liberté de voir, mais très-peu ayant celle de toucher. Un chacun voit ce que tu parois être ; mais presque personne ne connoît ce que tu es, et le petit nombre n'ose pas contredire la multitude, qui a la majesté de l'état pour bouclier. Or, dans les actions de tous les hommes, et sur-tout de tous les princes contre qui il n'y a point de juges à réclamer, on ne regarde qu'à l'issue qu'elles ont. Un prince n'a donc qu'à maintenir son état ; tous les moyens dont il se sera servi seront toujours trouvés honnêtes, et chacun l'en louera ; car le vulgaire ne se prend qu'aux apparences et ne juge que par les évènemens et il n'y a presque dans le monde que le vulgaire, et le petit nombre n'a lieu que lorsque la multitude ne sait à quoi se déterminer.

Un prince de ce tems-ci, qu'il n'est pas à propos de nommer, nous prêche rien que la paix et la bonne foi ; mais s'il eût [p.173] gardé lui-même l'une et l'autre, il eût perdu bien des fois sa réputation et ses états[154].

Telle est cette politique et cette doctrine abominable, si souvent prêchée dans les cours, qu'elle y a fait une quantité innombrable de prosélytes ; mais qu'il me soit permis d'en développer toutes les conséquences qu'on en a tirées.

S'il y a dans le monde si peu de potentats qui aient la vertu de se prémunir contre des maximes aussi dangereuses, le peuple n'en est que plus obligé d'être circonspect et modéré dans le pouvoir qu'il confie à ceux qui sont chargés de l'administration, et il doit avoir en tout tems les yeux ouverts sur leurs actions, et la main prête à réprimer leurs écarts.

Si en effet on instruit un monarque, ou que son penchant naturel le porte à se servir, suivant ses dispositions, ou des loix, comme homme, ou de la violence, selon [p.174] l'instinct des bêtes, son peuple doit empêcher qu'il ne s'abbaisse à la vile condition des brutes ; et il y parviendra, s'il sait maintenir inviolablement sa liberté, ses privilèges, les droits qu'il tient de la nature, la puissance de choisir des chefs, et l'inviolable exécution des loix.

Si un prince doit prendre alternativement la ressemblance du lion et du renard, ses sujets doivent attentivement l'épier sous ces deux formes, jusqu'à ce qu'ils soient certains d'avoir mis le lion en esclavage, et d'avoir déterré le renard, afin de pouvoir sans difficulté dépouiller l'un, et empêcher l'antre de sortir de son trou.

Si un prince n'est ni dans la possibilité ? ni dans l'obligation de garder la foi qu'il a jurée, ou de tenir Les promesses qu'il a faites, dès que les suites de sa fidélité entraînent quelques désavantages, ou que les circonstances sont passées, il est certainement de l'intérêt du peuple de ne se fier à aucun prince, et de ne jamais se reposer tranquillement sur les promesses qu'il peut recevoir de ses monarques, mais de conserver entre ses propres mains une portion d'autorité qui le mette toujours en [p.175] état de forcer ses chefs à accomplir leurs engagemens, ou qui lui permette de dépouiller de leurs dignités ceux qui persistent opiniâtrement à le rendre victime de leur infidélité.

Si donc les princes ne manquent jamais de prétextes spécieux pour motiver leur manque de bonne foi, il est de l'intérêt d'un peuple qui a fait la conquête de sa liberté, d'étudier chaque circonstance de leur vie, pour ne pas se laisser surprendre, duper ou tromper par de simples apparences.

Enfin, si, comme l'assure Machiavel, l'on ne peut exercer les grands postes d'un état, sans être parfaitement instruit dans l'art de feindre et de dissimuler, parce que celui qui a dessein de tromper, en trouve toujours un autre prêt à se laisser trahir, il résulte nécessairement que le peuple ne sçauroit être trop attentif à sonder le caractère de ses chefs, à examiner si les motifs qu'ils donnent à leurs actions sont fondés sur une nécessité récite, ou seulement apparente ; et lorsque le peuple découvre que l'on veut surprendre sa droiture, il mérite d'être réduit en esclavage, s'il a la patience de s'exposer de nouveau à être trompé. [p.176] J'achèverai, par ces mots, de combattre les erreurs trop ordinaires à la politique ; et après en avoir donné les véritables règles, je conclurai par un conseil sur la manière dont on doit choisir les sujets destinés à Composer les assemblées suprêmes d'une nation.

On a dû voir que les droits, la liberté et la sûreté du peuple, dépendent de la conservation d'un ordre régulièrement successif dans des assemblées générales ; et l'on en a conclu, sans doute, qu'il est de la plus grande conséquence pour un peuple libre, d'établir sa manière de régler cette succession avec autant de sagesse que de prudence : semblable en cela à un pilote, qui n'épargne ni soins, ni veilles, ni peines, pour bien diriger la manœuvre de son vaisseau, parce qu'il sait que la moindre erreur peut en causer la perte infaillible, si un secours imprévu ne vient l'aider à surmonter la fureur des flots. Il faut donc ne jamais perdre de vue, et spécialement dans une république régénérée sur les débris sanglans d'une guerre civile, qu'il est raisonnable de supposer qu'il est des esprits mécontens et actifs, qui, voyant le peuple [p.177] prêt à s'assembler pour choisir ses représentans, se donneront tous les mouvemens imaginables pour s'insinuer dans ses bonnes grâces et gagner sa confiance, dans la vue perfide de partager l'administration actuelle, pour gagner ensuite l'esprit de leurs collègues, et donner une nouvelle vie à l'ancien gouvernement par la destruction de l'administration populaire.

On ne peut douter que, dans ce cas, le choix des hommes à nommer n'exige de grandes précautions de la part des électeurs, qui doivent également se défendre des ennemis anciens et nouveaux de la constitution, et qui, selon mon avis, doivent encore, avec plus de soin, éloigner de leurs assemblées suprêmes ces gens indifférens, qui ne sont d'aucun parti, parce que, semblables à l'animal amphibie de Laodicée, qui vivoit également dans les deux élémens, ces gens n'ont jamais d'opinions qui leur soient propres, et qu'ils suivent en toutes circonstances le parti qui flatte leur malignité naturelle : remettre l'autorité à la discrétion de pareils sujets, c'est exposer la constitution la plus sage à être totalement renversée. On ne peut donc être [p.178] trop exact, dans tous les tems (mais sur-tout à la fin dune guerre civile, qui a rendu au peuple sa liberté), à fermer l'entrée des assemblées suprêmes de la nation, à ces hommes ouvertement ou secrètement déclarés contre la forme de son administration, ainsi qu'à ceux qui n'épousent que foiblement les intérêts du peuple ; le reste a un droit incontestable à partager le pouvoir suprême, et à jouir de tous les droits qui y sont attachés.

On doit être bien persuadé que le peuple ne se conserve jamais une liberté acquise par l'effusion du sang, si son essence n'est pas entre les mains de ce peuple, c'est-à-dire, de ceux des citoyens qui ont constamment travaillé à l'affermir, sans épargner leursconseils, leurs richesses et leur sang. Ceux-là seuls, n'ayant jamais offert le moindre prétexte de soupçonner leur attachement, méritent le nom glorieux de citoyens, lorsque ceux qui, en se prêtant aux projets des traîtres par principes, par indifférence, ou par complaisance, ayant directement ou indirectement concouru à 1'anéantissement de la cause du peuple, se sont rendus indignes de jamais, [p.179] partager les droits et les privilèges qui leur appartenoient naturellement comme faisant partie du peuple.

Dans ce cas, la nation doit s'armer de sagesse et de courage pour faire un choix légitime, et se reposer sur la Providence, du soin de protéger ses vues équitables ; car rien n'est plus conforme à la justice, que de mettre le peuple en possession de la liberté et des droits qu'il tient de la nature. Quelque abus qu'il en puisse faire, il est de la justice qu'il en jouisse ; et les inconveniens qui en peuvent résulter ne seront jamais comparables à ceux qui suivroient la témérité de l'en dépouiller ou de les lui refuser.

Toutes les nations, tous les siècles ont donc toujours regardé comme une vérité incontestable, et c'est aussi l'opinion de nos jours qu'un état qui a nouvellement acquis la liberté, ou celui dans lequel les tems l'ont affermie, doit maintenir un cours successif et régulier d'assemblées générales, dépositaires de ses plus chers intérêts ; car on ne sçauroit priver le peuple de ce droit légitime, sans introduire dans le gouvernement la dissention et la discorde. [p.180] C'est aussi dans cette persuasion que l'Orateur Romain définit la faction, toute conduite qui a quelque opposition à l'intérêt connu du peuple. S'il arrive donc à un citoyen d'abandonner l'intérêt public de sa nation, il perd à l'instant le nom de patriote, ne peut prétendre aux honneurs qui y sont attachés, et il n'est qu'un factieux dont tous les siècles ne rappelleront le nom qu'avec horreur.

Fin de la quatrième et dernière partie. [p.181]

 

Appendice du tome second.

 

Quelques lecteurs, peut-être, jugeront que l'addition du chapitre I du livre III du Contrat social est absolument inutile à la suite de la traduction d'un livre publié sous Cromwell. Mais j'observerai que c'est la même raison qui m’a déterminé à insérer les chapitres VII et VIII du Prince de Nicolas Machiavel, à la fin du premier volume de cet ouvrage, en considérant que les maximes de ce chef de la politique des cours ont été souvent adoptées par les rois et par leurs mandataires, qu'il étoit important de mettre en opposition les profondeurs de la morale et de la doctrine des despotes en politique, avec celle suivie par les états libres. Je l'ai donc inséré, afin que nos citoyens, après avoir, sur les ruines d'un gouvernement corrompu, et dont tous les ressorts étoient cariés, s'il m'est permis de me servir de cette expression, après avoir, dis-je, régénéré[p.182] toutes les branches de l'administration, (en ne les confiant qu'à ceux des citoyens qui, par une élection libre, ont été portés au timon des affaires ; en ne permettant plus cette permanence si dangereuse de l'autorité dans les mains de ceux à qui elle sera confiée désormais ; en obligeant les administrateurs à rendre compte de leur conduite, et en se soumettant enfin à tous les articles dune constitution, dont la profonde sagesse se perpétuera d'âge en âge, et sera pour nos neveux une cause féconde de bonheur, de puissance et de prospérité, voient dans leur naissance les premiers principes de la liberté.

Et comme la liberté et l'indépendance de l'homme sont fondées sur une infinité de preuves différentes, qui tendent toutes au même but, et qui subsistent depuis la création du monde, il ne se peut que ce ne soit un enchaînement de vérités infini, que chaque siècle n'y ait ajouté une nouvelle accumulation de preuves, et que quelque part que l'on commence, à quelque point que l'on s'applique, on arrive toujours à une telle série de principes et une telle abondance de lumière, qu'il est impossible d'y résister. [p.183]

Par quels progrès continuels, rapides et infinis, les rois étoient-ils enfin parvenus à courber l'homme vers la terre, et à le détourner de tout ce qui pouvoit lui rappeler sa dignité, ses droits, sa puissance ? Il a donc été nécessaire que ces hommes qui, par leur génie, sont autant au dessus des autres hommes, que les cèdres du Liban le sont eux-mêmes, comparés aux forêts, que ces hommes aimassent leurs semblables, de cet amour immense qui peut seul nous faire mépriser tous les dangers, l'exil, l'emprisonnement et la mort. Un homme habile pourroit nous, faire le tableau des premiers progrès du despotisme, et certes ce tableau ne seroit pas indifférent pour un peuple qui en a, détourné le cours, et qui a la volonté de s'opposer à sa renaissance.

C'est à la philosophie que nous devons-ce concours de l'opinion, qui a donné à tous les esprits le mot de l'ordre, qui les a fait agir d'accord et à la fois ; c'est à ce changement survenu tout-à-coup dans les opinions, que l'on doit attribuer l'effort qui a été par-tout le même, et qui a fait que la résistance a été par-tout si foible, [p.184] en raison de la commotion qui s'est communiquée de la capitale dans les provinces.

J'ai inséré le chapitre suivant, extrait du Contrat social, afin que le lecteur puisse faire d'abord la comparaison de cette division du gouvernement d'un état, en pouvoir législatif et en pouvoir exécutif, que Needham a, dans le siècle dernier, proposé aux législateurs et à ceux qui se livrent à une étude profonde, sur-tout ce qui a quelque rapport aux droits primitifs de l'homme (avant qu'il vécut en société, du moment qu'il a formé avec ses égaux une convention tacite, et que cette première convention, après avoir acquis un certain degré de puissance, bientôt changée en souveraineté, prit enfin le nom de société civile) ; afin, dis-je, que le lecteur, en rendant hommage au citoyen de Genève, pour la profondeur et la majesté avec, lesquelles il a établi et prouvé la nécessité de cette division, puisse en même tems rendre à Needham ce tribut d’admiration que les Anglois s'honorent de lui accorder. J'ai, par cette raison, jugé à propos de l'insérer en entier, et par appendice, à cette quatrième partie. [p.185]

Sans doute les raisonnemens du philosophe de Genève réunissent à une concision admirable des principes si lumineux et si sublimes, que nous ne sçaurions rendre à sa mémoire un tribut d'éloges égal à sa gloire ; mais si telle est notre admiration pour J.J. Rousseau, que nous ne le comparions qu'à lui-même, cependant, par cette seule raison que peut-être Newton doit une partie des découvertes qu'il a faites, et toute sa gloire, au succès avec lequel il a médité ces principes par lesquels Descartes à éclairé toutes les branches de la philosophie ; et si ce grand homme a été le précurseur de Newton dans unecarrière où Newton et Leibnitz ont laissé bien loin derrière eux tous ceux qui ont été tentés de la parcourir ; si Leibnitz et Newton se sont acquis une gloire égale dans l'invention du calcul différentiel ; si celui qui, dans un prisme savant, décomposa la lumière, et renversa les bornes de l'esprit humain, ne peut diminuer la gloire de Descartes dont il a soumis les idées les plus abstraites à un examen rigoureux, qui réduit son système des tourbillons à des [p.186] principes purement hypothétiques : il résulte naturellement que Needam sera, avec bien plus de raison, comparé au citoyen de Genève, ce que le philosophe des mondes est lui même comparé au chevalier Newton.

On m'observera peut-être que cette division du pouvoir se trouve dans les ouvrages d'Aristote et dans quelques anciens auteurs ; mais quoique ce philosophe, et, plusieurs siècles après lui, Machiavel, dans ses œuvres sur la Politique, aient enseigné que de cette division du pouvoir, dépendraient essentiellement la liberté et la félicité du peuple, néanmoins, soit que les principes d'Aristote aient été regardés comme un essor de ce grand homme vers le mieux, et que l'on en ait fait l'application seulement à des républiques ; soit enfin que Machiavel, par les principes odieux qu'il a professés, n'ait semblé offrir au public que les principes d'Aristote à cet égard ; en un mot, les ouvrages de ce dernier n'ont inspiré l'amour de la liberté que par l'horreur de ses maximes, si favorables à la tyrannie.

Ainsi, quels qu'aient été pour les modernes[p.187] les heureux effets que l'on devoit se promettre de cette sage division de la puissance législative et de la puissance exécutive, nous voyons que Needham, qui, dans le siècle dernier, a redoublé d'efforts pour établir la liberté sur les bases de l'égalité et de 1'indépendance de l'homme, et qui a considéré l'homme jouissant de la plénitude de ses droits, et revêtu de toute sa majesté primitive ; nous voyons, dis-je, que tout ce que l'ouvrage de cet auteur contenoit de sage et de raisonnable auroit été éludé (de siècle en siècle) par les rois et par leurs favoris, si le philosophe de Genève n'avoit lui-même invité les nations à se ressaisir de leurs droits à l'exercice de leur liberté ; de ces droits qu'il leur a révélés avec une abondance et une profondeur de principes si admirables !... C'est donc particulièrement à ces deux grands hommes que nous sommes redevables de ces lumières, à l'aide desquelles les amis de la liberté parviendront toujours à s'opposer à toutes les ruses, et à déjouer toutes les entreprises des agens de la tyrannie.

Et s'il se trouvoit parmi les partisans de la monarchie absolue, de ce mode de gouvernement[p.188] qui comprend en soi tous les principes du despotisme, par le moyen desquels le genre humain, par-tout dégradé, par-tout avili, méprisé, profondément corrompu, sembloit, au milieu des merveilles de l'univers, une contradiction à la sagesse et à la liberté d'un Dieu créateur ; s'il se trouvoit, dis-je, des hommes assez enorgueillis des prérogatives dont ils jouissoient sous ce mode de gouvernement odieux, et assez audacieux pour s'élever contre les principes de Needham et de J.J. Rousseau, que la pitié, que la commisération soient le seul sentiment qu'ils exciteront ![p.189]

 

Du contrat social, ou principes du droit politique.

 

Livre III.

 

Avant de parler des diverses formes de gouvernement, tâchons de fixer le sens précis de ce mot, qui n'a pas encore été fort bien expliqué.

 

Chapitre premier. Du Gouvernement en général.

 

J'avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu posément, et que je ne sais pas l'art d'être clair pour qui ne veut pas être attentif.

Toute action libre a deux causes qui concourent à la produire : l'une morale, savoir, la volonté qui détermine l'acte ; l'autre physique, savoir, la puissance qui l'exécute. Quand je marche vers un objet, il faut premièrement[p.190] que j'y veuille aller ; en second lieu, que mes pieds m'y portent. Qu'un paralytique veuille courir, qu'un homme agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les mêmes mobiles : on y distingue de même la force et la volonté ; celles-ci sous le nom de puissance législative, l'autre sous le nom de puissance exécutive. Rien ne s'y fait ou ne s'y doit faire sans leur concours.

Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui. Il est aisé de voir, au contraire, par les principes ci-devant établis, que la puissance exécutive ne peut appartenir à la généralité comme législatrice ou souveraine, parce que cette puissance ne consiste qu'en des actes particuliers qui ne sont point du ressort de la loi, ni par conséquent de celui du souverain, doit tous les actes ne peuvent être que des loix.

Il faut donc à la force publique un agent propre qui la réunisse et la mette eu œuvre, selon les directions de la volonté générale, qui serve à la communication de l'état et du souverain, qui fasse [p.191]en quelque façon dans la personne publique ce que fait dans l'homme l'union de l'âme et du corps. Voilà quelle est dans l'état la raison du gouvernement, confondu mal-à-propos avec le souverain, dont il n'est que le ministre.

Qu'est-ce donc que le gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre les sujets et le souverain, pour leur mutuelle correspondance, chargé de l'exécution des loix, et du maintien de la liberté, tant civile que politique.

Les membres de ce corps s'appellent magistrats ou rois, c'est-à-dire, gouverneurs, et le corps entier porte le nom de prince[155]. Ainsi ceux qui prétendent que l'acte par lequel un peuple se soumet à des chefs, n'est point un contrat, ont grande raison. Ce n'est absolument qu'une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il les a fait dépositaires, et qu'il peut limiter, modifier et reprendre [p.192] quand il lui plaît, l'aliénation d'un tel droit : étant incompatible avec la nature du corps social, et contraire au but de l'association.

J'appelle donc gouvernement ou suprême administration, l'exercice légitime de la puissance exécutive ; et prince ou magistrat, l'homme ou le corps chargé de cette administration.

C'est dans le gouvernement que se trouvent les forces intermédiaires dont les rapports composent celui du tout au tout, ou du souverain à l'état. On peut représenter ce dernier rapport par celui des extrêmes, d'une proportion continue, dont la moyenne proportionnelle est le gouvernement. Le gouvernement reçoit du souverain les ordres qu'il donne au peuple ; et pour que l'état soit dans un bon équilibre, il faut, tout compensé, qu'il y ait égalité entre le produit ou la puissance du gouvernement pris en lui-même, et le produit ou la puissance des citoyens, qui sont souverains d'un côté et sujets de l'autre.

De plus, on ne sçauroit altérer aucun des trois termes, sans rompre à l'instant la proportion. Si le souverain veut gouverner, ou si le magistrat veut donner des loix, [p.193] ou si les sujets refusent d'obéir, le désordre succède à la règle, la force et la volonté n'agissent plus de concert, et l'état dissous tombe ainsi dans le despotisme ou dans l'anarchie. Enfin, comme il n'y a qu'une moyenne proportionnelle entre chaque rapport, il n'y a non plus qu'un bon gouvernement possible dans un état. Mais comme mille évènemens peuvent changer les rapports d'un peuple, non seulement différens gouvernemens peuvent être bons à divers peuples, mais au même peuple en différens tems.

Pour tacher de donner une idée des divers rapports qui peuvent régner entre ces deux extrêmes, je prendrai pour exemple le nombre du peuple, comme un rapport plus facile à exprimer.

Supposons que l'état soit composé de dix mille citoyens : le souverain ne peut être considéré que collectivement et en corps ; mais chaque particulier, en qualité de sujet, est considéré comme individu : ainsi le souverain est au sujet comme dix mille est à un ; c'est-à-dire que chaque membre de l'état n'a pour sa part que la dix millième partie de l'autorité souveraine, [p.194] quoiqu'il lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l'état des sujets ne change pas, et chacun porte également tout l'empire des loix, tandis que son suffrage, réduit à un cent millième, a dix fois moins d'influence dans leur rédaction. Alors le sujet restant toujours un, le rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens. D'où il suit que plus l'état s'agrandit, plus la liberté diminue.

Quand je dis que le rapport augmente, j'entends qu'il s'éloigne de l'égalité. Ainsi, plus le rapport est grand dans l'acception des géomètres, moins il y a de rapport dans l'acception commune ; dans la première, le rapport, considéré selon la quantité, se mesure par l'exposant ; et dans l'autre, considéré selon l'identité, il s'estime par la similitude.

Or, moins les volontés particulières se rapportent à la volonté générale, c'est-à-dire, les mœurs aux loix, plus la force réprimante doit augmenter. Donc le gouvernement, pour être bon, doit être relativement plus fort à mesure que le peuple est plus nombreux.

D'un autre côté, l'agrandissement de [p.195] l'état donnant aux dépositaires de l'autorité publique plus de tentations et de moyens d'abuser de leur pouvoir, plus le gouvernement doit avoir de force pour contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à son tour pour contenir le gouvernement. Je ne parle pas ici d'une force absolue, mais de la force relative des diverses parties de l'état.

Il suit de ce double rapport, que la proportion continue entre le souverain, le prince et le peuple, n'est point une idée arbitraire, mais une conséquence nécessaire de la nature du corps politique. Il suit encore que, l'un des extrêmes, savoir, le peuple comme sujet, étant fixe et représenté par l'unité, toutes les fois que la raison doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou diminue semblablement, et que par conséquent le moyen terme est changé. Ce qui fait voir qu'il n'y a pas une constitution de gouvernement unique et absolue, mais qu'il peut y avoir autant de gouvernemens différens en nature, que d'états en grandeur.

Si, tournant ce système en ridicule, on disoit que, pour trouver cette moyenne [p.196] proportionnelle et former le corps du gouvernement, il ne faut, selon moi, que tirer la racine quarrée du nombre du peuple ; je répondrois que je ne prends ici Ce nombre que pour un exemple ; que les rapports dont je parle ne se mesurent pas seulement par le nombre des hommes, mais en général par la quantité d'action, laquelle se combine par des multitudes de causes ; qu'au reste, si, pour m'exprimer en moins de paroles, j'emprunte un moment des termes de géométrie, je n'ignore pas cependant que la précision géométrique n'a point lieu dans les quantités morales.

Le gouvernement est en petit, ce que le corps politique qui le renferme est en grand. C'est une personne morale douée de certaines facultés, active comme le souverain, passive comme l'état, et qu'on peut décomposer en d'autres rapports semblables ; d'où naît par conséquent une nouvelle proportion, une autre encore dans celle-ci, selon l'ordre des tribunaux, jusqu’à ce qu'on arrive à un moyen terme indivisible, c'est-à-dire, à un seul chef ou magistrat suprême, qu'on peut se représenter, au milieu de cette progression, [p.197] comme l'unité entre la série des fractions et celle des nombres.

Sans nous embarrasser dans cette multiplication de termes, contentons-nous de considérer le gouvernement comme un nouveau corps dans l'état, distinct du peuple et du souverain, et intermédiaire entre l'un et l'autre.

Il y a cette différence essentielle entre ces deux corps, que l'état existe par lui-même, et que le gouvernement n'existe que par le souverain. Ainsi la volonté dominante du prince n'est ou ne doit être que la volonté générale ou la loi ; sa force n'est que la force publique concentrée en lui : si-tôt qu'il veut tirer de lui-même quelque acte absolu et indépendant, la liaison du tout commence à se relâcher. S'il arrivoit enfin que le prince eût une volonté particulière plus active que celle du souverain, et qu'il usât, pour faire obéir à cette volonté particulière, de la force publique qui est dans ses mains, en sorte qu'on eût, pour-ainsi-dire, deux souverains, l'un de droit et l'autre de fait ; à. l'instant l'union sociale s'évanouiroit, et le corps politique seroit dissous. [p.198]

Cependant, pour que le corps du gouvernement ait une existence, une vie réelle qui le distingue du corps de l'état ; pour que tous ses membres puissent agir de concert, et répondre à la fin pour laquelle il est institué, il lui faut un moi particulier, une sensibilité commune à ses membres, une force, une volonté propre qui tende à sa conservation. Cette existence particulière suppose des assemblées, des conseils ; un pouvoir de délibérer, de résoudre, des droits, des titres, des privilèges qui appartiennent au prince exclusivement, et qui rendent la condition du magistrat plus honorable à proportion qu'elle est plus pénible. Les difficultés sont dans la manière d'ordonner, dans le tout, ce tout subalterne, de sorte qu'il n'altère point la constitution générale en affermissant la sienne ; qu'il distingue toujours sa force particulière destinée à sa propre conservation, de la force publique destinée à la conservation de l'état ; et qu'en un mot il soit toujours prêt à sacrifier le gouvernement au peuple, et non le peuple au gouvernement.

D'ailleurs, bien que le corps artificiel [p.199] du gouvernement soit l'ouvrage d'un autre corps artificiel, et qu'il n'ait en quelque sorte qu'une vie empruntée et subordonnée, cela n'empêche pas qu'il ne puisse agir avec plus ou moins de vigueur ou de célérité ; jouir, pour ainsi dire, d'une santé plus ou moins robuste. Enfin, sans s'éloigner directement du but de son institution, il peut s'en écarter plus ou moins, selon la manière dont il est constitué.

C'est de toutes ces différences que naissent les rapports divers que le gouvernement doit avoir avec le corps de l'état, selon les rapports accidentels, et particuliers par lesquels ce même état est modifié ; car souvent le gouvernement le meilleur en soi, deviendra le plus vicieux, si ses rapports ne sont altérés selon les défauts du corps politique auquel il appartient.

Fin de l'Appendice. [p.200]

 

Note de l'Éditeur.

 

La lettre suivante, de M. Théophile Mandar, nous ayant paru contenir des détails et des réflexions propres à entretenir dans le cœur des citoyens le zèle et l'amour de la liberté, en même tems que cette lettre contient le récit fidèle de la démarche véritablement patriotique de M. Mandar auprès du général qui commandoit le camp du champ de Mars, le 14 juillet 1789, nous avons profité de la liberté qu'il nous a laissée en partant pour l'Angleterre (où il est maintenant), de l'insérer à la fin de ce second volume.

Quant aux Observations sur le commerce et l'esclavage des Nègres, nous les donnons au public plutôt comme un abrégé de ce qui pourroit être dit sur une question aussi essentiellement liée à la prospérité de notre commerce, à celle de nos manufactures, et relativement à la morale des nations les unes envers les autres, que comme un discours achevé.

M. Mandar a rédigé ces observations en décembre 1788 ; il ne les avoit faites que pour être envoyées à M. B. S. Frossard, à qui elles parvinrent trop tard. [p.201]

 

Lettre du traducteur à M. Guillaume Tibbatts.

 

Paris, le 2 septembre 1790.

Vous désirez, mon ami, que je vous envoie, avec la traduction du livre de Needham, toutes les notes qui n'ont pu être insérées dans le corps de l'ouvrage. Vous me demandez encore de vous communiquer mes réflexions sur les évènemens arrivés en France depuis votre départ de Paris. Je vous l'avouerai, mon ami, je m'étois promis de supprimer tout ce qui n'a que des rapports éloignés avec la cause de la liberté des nations. Nous avons, vous le savez, un bon nombre d'esprits des auteurs célèbres, au moyen desquels un auteur, après avoir employé plusieurs lustres à perfectionner son ouvrage, se voit morceler de la même manière que le seroit le chef-d'œuvre d'un peintre, dont le graveur ne nous donnerait que la figure principale[p.202] d'un, tableau qui en contiendroit plusieurs. C'est à l'avidité mal raisonnée de quelques libraires, et plus encore à la frivolité et à la vélocité des instans que nous donnons à l'étude, que l'on doit attribuer un usage qui rend nuls pour nous tous les avantages que nous obtiendrions de la lecture entière d'un bon ouvrage.

Ce n'est que par une étude raisonnée de l'histoire, qu'un, peuple, devenu libre, pourra connoître combien il lui importe de redouter la tyrannie et d'observer quelle est la conduite de ses agens.

Je crains, mon ami, je tremble que les peuples qui auront recouvré leur liberté, ne se laissent aller à une trompeuse sécurité : et « si, comme le dit Condillac, les désordres ont un terme ; si la multitude brave témérairement les maux dont elle n'est encore que menacée ; si elle s'abat lâchement sous ceux qu'elle éprouve, voilà, continue-t-il, le moment propre à lui faire subir le joug des loix ; c'est un animal féroce, il faut saisir le moment deson sommeil pour l'enchaîner ». Peuples ! n'oubliez jamais que les rois sont ardens et habiles à profiter des premiers momens [p.203] de sommeil et d'indolence auxquels vous pourrez vous livrer, pour vous asservir, vous de qui ils tiennent toute leur puissance, vous qui êtes leurs maîtres !

Un état despotique, dit Montesquieu, est un corps malade, qui ne se soutient pas par un régime doux et tempéré, mais par des remèdes violens qui l'épuisent et le minent sans cesse. Et, dit Tite-Live, les particuliers ne sentent les misères de l'état, qu'autant qu'elles nuisent à leur fortune. Je proposerois donc, qu'afin de nous tenir sans cesse les yeux ouverts sur les empiètemens combinés de toutes les espèces de pouvoirs, les juges montassent tous les ans dans les chaires des églises, ou, à leur défaut, celui des citoyens à qui on auroit déféré cet honneur (La nouveauté de ce spectacle y attireroit le public en foule.). Là, l'orateur exposeroit au peuple tous les excès, tous les crimes et toutes les atrocités qui ont eu lieu dans les gouvernemens absolus ; là, il exciteroitdans les âmes haine et aversion contre toute espèce de gouvernement arbitraire ; là, l'orateur rappelleroit à 1'homme quelle source de maux les rois absolus ont versée sur les peuples. Les [p.204] voûtes sacrées retentiroient de ces ouvrages immortels, qui nous ont transmis le souvenir des excès commis dans tous les tems envers tous les peuples par les agens de la tyrannie. Je voudrois, mon ami, que les spectacles nous représentassent dans leur multiformité tous les crimes de l'ancien régime ; les citoyens, à la vue de ces images de la tranquille et profonde scélératesse des rois et des grands, se tiendroient sur la défensive, en considérant que, sous le règne d'un roi qui n'est que bon, les ministres se sont joués de la force publique, et tour-à-tour ont souillé le diadème, du sang et des pleurs de l'innocent. Le jour de la fête de la liberté, il seroit utile de mettre sous les yeux du peuple, les scènes les plus propres à lui inspirer de l'horreur pour tout ce qui a rapport au système odieux dune monarchie absolue ; l'embrasement de Rome, le meurtre d'Agrippine, la mort de Sénèque, les féroces plaisirs de Néron, les crimes et les fureurs de ses successeurs !... et le massacre de la Saint-Barthèlemy, ce crime porté pendant sept mois dans le sein de la tyrannie, qui inonda Paris et [p.205] la France, de sang et d'ignominie ; et les pieuses dragonnades de Louis XIV, et les saintes exécutions du tribunal de l'inquisition. Marie[156], reine implacable, toi qui souillas ton règne de tous les crimes que la superstition et le fanatisme avoient imprimés dans ton âme ; Marie, digne épouse de Philippe II, couple féroce, [p.206] vous seriez, au jour de la fête de la liberté, l'emblème de la tyrannie ! O Néron ! ton règne fut un bienfait, si je le compare à celui de Philippe et de Marie ! Il suffira, pour en donner une idée, que je vous envoie le caractère de ce roi. « Et vous despotes, qui ne soupçonnez pas qu'avec une excessive autorité (nous dit M. de Mirabeau, dans son ouvrage intitulé, Aux Bataves), on puisse être le plus vil comme le plus exécrable des hommes, lisez la vie de Philippe II ! Maître d'un empire, dont la plus petite partie eût excédé les bornes de son intelligence, il épuisa les trésors de l'Amérique, il avilit et dépeupla l'Espagne, dans l'espoir d'ajouter à sa monstrueuse puissance, la France et l'Angleterre. Des millions d'hommes devinrent les instrumens et les victimes de son despotisme. Implacable dans ses haines, impitoyable dans ses vengeances, incestueux, adultère, banqueroutier, empoisonneur, ennemi d'un père qui l'avoit trop aimé, assassin de son fils et de son épouse, digne de tous les supplices, puisqu'il avoit commis tous les crimes, il mourut sans [p.207] remords, croyant avoir glorieusement régné, parce qu'il avoit dépouillé ses sujets de leurs antiques prérogatives ; il mourut plein de confiance dans le Dieu de l'univers, lui qui avoit envié à Charles IX le massacre de la St-Barthélemy ; lui qui, non content d'avoir immolé, pendant quarante-trois ans, à des dogmes inintelligibles, des milliers de ses semblables, s'étoit fait au besoin d'animer, de la voix et du geste, le fer deleurs bourreaux ».

Et s'il étoit nécessaire de ne présenter à nos regards que des sujets tirés de l'histoire de France, Catherine de Médicis, Charles IX, et le dissimulé Louis XI[157], pour ne rien dire de Louis XIV et de [p.208]Louis XV, le bien aimé, nous offriroient tous les genres de scélératesse, de bassesse et d'oppression, que les tyrans ont tour-à-tour et à la fois mis en usage, pour avilir les peuples, les courber et les assujettir.

Ce n'est que sur une nation avilie, que les rois parviennent à exercer un empire absolu. Un citoyen est, à leur égard, ce cèdre que les vents et les tempêtes ne peuvent courber ; il cessera de vivre, mais ils ne sera pas assoupli.

Citoyens ! sans la liberté, il n'est pour vous aucun asyle où vous puissiez dire avec vérité : Ici je suis à couvert des attentats de l'autorité. Sans la liberté, toutes vos jouissances seroient précaires. Citoyens ! si vous pouviez cesser, d'être libres, vos filles seroient vêtues de honte et rassasiées d'ignominie, par les infâmes amours du tyran[158] et de ses agens. Vos vieillards, à l'aspect de leurs petits enfans déshonorés, appelleroient la mort, [p.209] et ce seroit tout bas, dans la crainte que le tyran ne les prévînt. Vos fils seroient comptés parmi les plus vils animaux. Et, sous le règne de la tyrannie, ce front, trône de la valeur, qu'aujourd'hui je vois ombragé du superbe panache de la liberté, ce front sera découvert par le tyran ; il y imprimera, écoutez bien, écoutez tous ceci, le tyran y gravera la crainte, il y imprimera les sentimens abjects. Citoyens ! ne l'oubliez jamais ; cette crainte, ces sentimens abjects que le tyran aura tracés sur vos fronts, souffrez, pendant que nous sommes libres, souffrez que je vous parle avec cette rudesse qui sied à des hommes libres, il fera que votre âme en éprouve les impressions profondes ; il la tiendra courbée jusques à terre ; il l'y tiendra enchaînée.

Que ne puis-je faire entendre au peuple cette vérité ! que ne peut-il la comprendre à ce point, qu'il ait sans cesse les yeux ouverts sur les maux dont sa faveur grossit l'orage, sur les fers qu'il se forge par son amour idolâtre pour des chefs habiles à le caresser ! Orage affreux de tous les maux qui résultent de la privation de [p.210] la liberté, vous serez facilement conjuré, si le peuple se résout enfin à écouter, et s'il protège de toute sa puissance les auteurs attentifs à jeter l'alarme au premier mouvement qui se feroit pour dissiper le moindre des avantages de la liberté. Peuple ! c'est par toi et pour toi, que nous aimons a. jouir du bienfait de la liberté ! Toute notre énergie fait partie de ton énergie ; ta puissance est notre force ; ta majesté, semblable à la majesté de l'Océan, fait notre gloire, et seule peut suffire à notre orgueil et à notre ambition !

Rappelez-vous, mon ami, la conversation que j'eus avec vous dans le sallon de la Guerre, et dans les belles allées du parc, à Versailles ; vous n'aurez pas oublié que j'avois projeté de publier un ouvrage intitulé :Théorie des moyens qu'un peuple doit employer pour s'affranchir du joug de la monarchie absolue. Je vous entretins alors du chapitre dans lequel, après avoir invité les peuples à se ressaisir de leurs droits à l'exercice de la souveraineté, pour consentir, instituer ou abroger les loix, je leur en indiquois les moyens. Je m'étois particulièrement appliqué à combiner[p.211] tous les mouvemens du peuple, ses passions, leurs effets ; j'en avois prévu toutes les vagues et toute la violence ; je m'armois de cette puissance, comme des eaux grossies d'un torrent que l'on dirigeroit à. la fois et à volonté, pour inonder et pour détruire en peu de tems l'édifice d'une administration chancelante, odieuse et tyrannique. Tous mes moyens étoient brusques, violens, impétueux[159] ; ils devoient l'être, et le choc auroit été tel, que les [p.212] ministres se fussent trouvés tout-à-coup extrêmement embarrassés dans le choix du parti qu'il leur auroit fait prendre, chacune de leurs démarches auroit encore accéléré les effets de l'insurrection. Je bouleversois le sol sur lequel le gouvernement avoit édifié ; je communiquois aux esprits une commotion violente, qui auroit ébranlé le trône de la tyrannie jusque dans ses fondemens. Souvenez-vous encore, mon ami, que je mettois la personne du roi et toute la famille royale à l'abri de l'écroulement qui seroit résulté de la commotion. Je !... Il y a actuellement deux ans que je [p.213] n'ai eu le plaisir de vous voir, mon ami ; si je considère la longue série des évènemens survenus dans ma patrie, il me semble qu'un siècle entier tout-à-coup se soit écoulé. Vous jugez bien que l'auteur de la Théorie, etc. (Je n'ai point achevé cet ouvrage, et j'ai livré au feu tout ce que j'en avois), n'a pas été oisif dans les jours où la liberté, s'élançant de tous les cœurs, déjoua, par sa seule présence, tous les projets concertés par la tyrannie ; vastes et admirables projets, dont l'exécution devoit, en un jour, appesantir les chaînes de la servitude, et courber pour jamais le plus grand peuple de l'univers sous le joug de la tyrannie et de la honte. Vous aurez reçu tous les journaux, toutes les feuilles, et il ne vous reste rien à désirer sur les détails des grands jours de la liberté du peuple Français. Je vous entends vous plaindre de n'y pas voir une seule fois le nom de votre ami. Il faut que je vous mette dans la confidence de nos journalistes. Quelques-uns abrègent le récit des évènemens avec tant d'art et d'habileté, qu'on les croiroit payés par les agens de la cour, pour nous faire oublier tout ce qui peut concourir à exciter, à [p.214] nourrir notre amour-propre, à encourager nos premiers succès. D'autres veulent tout dire, et encore tout prédire : or, dans un tems où les évènemens se suivent avec autant de rapidité, pour embrasser aussi l'avenir, il faut réunir le talent rare, de ne dire, des choses qui arrivent, que celles qui pourront être confondantes des évènemens que l'on veut prédire ; effet admirable de la liberté sur nos journalistes, qui leur fait lire dans l'avenir, en omettant avec art, des choses qui se passent sous nos yeux, tout ce qui nous porteroit à douter. Aucun de nos journalistes, en un mot, n'a fait mention de la manière dont le général qui commandoit le camp du champ de Mars, s'est vu forcé à précipiter sa retraite. Un auteur, célèbre par sa gaîté, fait lever le camp un jour plus tôt ; et parmi tant de témoins oculaires, qui ont tout vu du fond de leur cabinet, il s'en est trouvé qui mentoient au siècle actuel avec autant d'audace et de simplicité, que si les faits dont ils avoient à nous entretenir, se fussent passés chez les Hottentots.

Tout le monde ; excepté vous, mon ami, qui connoissez l'impétuosité de mon caractère,[p.215] révoquera en doute ce que je pourrai dire qui me concerne ; disons plus équitablement, les lâches ne le pourront jamais croire (Il est nécessaire d'être courageux soi-même, pour croire à l'ardeur et à l'énergie des autres). Le 12 juillet, j'élevai la voix dans le jardin du Palais-royal ; il étoit près de cinq heures après midi. Je m'écriai de toutes mes forces :« Il faut aller démolirla Bastille » ! Aussi-tôt de mes amis, qui y étoient venus avec moi, m'abandonnèrent, dans la crainte que je ne fusse arrêté.

Je rentrai chez moi, bien résolu de me joindre à tous ceux : qui se déclareroient pour la cause du peuple, dans la journée du lendemain.

Le 13, je me rendis, l'épée à la main, à l'hôtel-de-ville, au moment où M. de Flesselles fut destitué de sa place par le peuple, par la raison qu'il avoit été nommé par la cour, et non pas élu. Dans la même heure, le peuple le confirma dans la place qu'il occupoit. Tout ceci se passa tumultueusement dans la grande salle où s'assemblent aujourd'hui MM. de la Commune. Je pris part à toutes les vagues de la furreur[p.216] du peuple; je fis tout ce qu'il me fut possible de faire, pour les diriger contre un gouvernement odieux. — Je parcourois, j'alignois, je serrois les rangs, en communiquant à ceux qui me paroissoient lents et indécis, la vivacité nécessaire pour déterminer leur courage à tout oser, pour nous affranchir. J'électrisois du geste et de la voix tout ce qui n'avoit qu'un commencement de vie, afin de développer de plus en plus le torrent des flammes qui commençoient à s'allumer dans tous les esprits, de l'augmenter, et, par un commun effort, de consumer et d'anéantir les débris infects de l'administration.

Les Français connurent alors que le souffle brûlant de la liberté pouvoit embraser et anéantir l'édifice gothique d'une monarchie étayée jusque dans ses fondemens. Il leur a suffi de faire montre de leurs moyens, contre un gouvernement dont les ressorts trop compliqués s'embarrassoient ; le mouvement en étoit ralenti, on ne pouvoit le rétablir qu'à l'aide de la puissance toute entière du siècle à venir. Ceux qui arrivoient au ministère, étoient obligés d'en accélérer la vitesse. [p.217] pendant quelque tems, et cette vitesse-là même expospoit toute la machine au danger d'un embrasement prompt à se manifester. Souvent ils avoient recours à des mouvemens rétrogrades, qui plongeoient tous les esprits dans une consternation universelle. Tout l'état languissait dans une profonde inertie, par l'incurie du monarque et de son conseil, par l'indifférence des uns, et par l'apathie des autres. La cour, entravée dans toutes ses opérations, ne rencontrant plus par-tout que cette léthargie profonde, avant-coureur de la mort des états, étoit semblable à un malade qui lutte avec effort contre le feu de la maladie et contre l'impéritie des médecins. Il fait quelques mouvemens, il retombe, et déjà il exhale une odeur infecte et pestiférée, qui nous force à l'ensevelir vivant.

Dans la matinée du 14, la fureur du peuple acquit le plus haut degré de puissance et d'énergie. On vit tous les Parisiens, oubliant leur amabilité, et cette politesse qui les caractérise, animés du plus grand courage, se rendre les maîtres de toutes les armes qui étoient aux Invalides; et en deux heures, la bastille fut attaquée, prise ; Delaunay,[p.218] Flesselles, immolés. Le roi et toute la cour furent muets, et enchaînés par la terreur et par la crainte. L'assemblée nationale, en considérant cet incendie, jugea quels en seroient les effets. Le roi abandonna volontiers un sceptre de fer, et, plein de confiance dans les sentimens connus du peuple pour sa personne, Sa Majesté vint à Paris le 17. Je m'apperçois, mon ami, que je ne fais que répéter ce que vous avez appris de mille manières. Ce fut le même jour, que, profitant de tout l'ascendant que nous venions d'obtenir sur le gouvernement par la prise de la Bastille, profondément ému de ce deuil qui viendront se mêler au souvenir de nos triomphes, si nos héros citoyens venoient attaquer une armée campée, et toute disposée à se défendre ; jugeant d'abord toute l'inutilité d'un engagement avec les troupes royales, incertain si elles agiroient, je me rendis au camp du champ de Mars à quatre heures du soir. J'annonçai au général tout ce qui venoit de se passer : je lui dis que la Bastille étoit conquise ; que M. Delaunay venoit de périr de la mort des traîtres ; que c'étoit ainsi que nous traiterions[p.219] les agens du pouvoir absolu. Ce vieil officier arguoit de l'invraisemblance de tous mes récits, et que Henri IV, qui avoit assiégé la Bastille, ne l'avoit point prise. J'étois seul ; il ne m'étoit point venu à l’idée de prier qui que ce soit de se joindre à moi : je remplis, dans ce moment, les fonctions de ministre plénipotentiaire, envoyé par les Parisiens ; je n'avois point de lettres de créance, j'offris ma tête pour preuve de la vérité de nos triomphes. Je dis au baron de Bezenval : Je vous observe que je suis ici dans un camp ; vous seul y commandez, je ne puis en sortir que de votre consentement : que je perde la liberté et la vie, si ce que je dis n'est point vrai. Ne pouvant plus long-tems douter de la vérité de mes récits, étonné que j'eusse osé pénétrer seul dans le camp ; plus étonné encore des choses invraisemblables (elles lui parurent telles) que je lui annonçois, conservant alors un sang froid qui n'avoit rien que de naturel, mais d'un ton de voix ému et pénétré, ce général me répondit : «Retournez vers vos concitoyens, et leur dites que je ne sers point contre eux. Je ne sortirai point de mon camp pour aller [p.220] à eux, je ne tirerai point l'épée contre les Parisiens ; je suis ici pour donner du secours à Paris, dans le cas où il en auroit besoin contre des brigands[160], etc.Je répliquai : Le seul moyen de persuader mes concitoyens de la sincérité de votre promesse, seroit que je pusse leur assurer que déjà vous n'êtes plus ici ; fuyez, Monsieur, fuyez ; n'emportez ni tentes ni matelas ; c'est l'amour de l'humanité qui m'a inspiré le dessein de me rendre auprès de vous ; fuyez !..... Si. dans une heure vous êtes encore ici, je vois le sang couler; ce combat peut être évité par votre retraite ; fuyez ! vous ne sçauriez, avec trop de hâte, mettre la plus grande distance entre votre armée et Paris. — Je vais expédier un courrier, pour recevoir les ordres de la cour. — Ne prenez l'ordre, Monsieur, que de votre amour pour la paix, si vous ne voulez être attaqué et vous défendre ; il est encore tems, fuyez ! Dans une demi-heure, peut-être, cent mille de nos citoyens vont se précipiter au champ de Mars ; ils demanderont votre tête ; je crains, Monsieur,[p.221] non pour vos troupes, mais qu'il ne périsse ici un seul de nos citoyens ; et quand mille de vos soldats périroient, leur mort seroit inutile ; rien ne peut compenser la perte d'un citoyen, que l'avantage de la-patrie ; le combat est inutile ; la fuite est le seul parti que vous ayez à prendre. Le général assembla ses officiers, me réitéra sa promesse de ne point venir à Paris, d'éviter un engagement avec nos citoyens, et me congédia. À peine j'étois hors du camp, que j'entendis sonner la retraite.

Je rendis compte de l'entretien que je venois d'avoir avec le baron de Bezenval, à plusieurs citoyens auxquels j'avois fait part, avant que de pénétrer dans le camp, de tout le désir que j'aurois de faire décamper l'armée que nous avions sous les yeux. Quelques uns d'entré eux avoient été d'avis que je laissasse arriver l'armée Parisienne, plutôt que de me livrer à la merci d'un officier général, dont la sévérité connue leur faisoit appréhender pour moi des suites fâcheuses ; une personne, entre autres, me prédit que ce général me regarderoit comme un imposteur, et qu'il me feroit pendre. L'avis de tous étoit unanime,[p.222] pour que j'abandonnasse l'idée de faire lever le camp. Eh ! bien, repartis-je, si le général me fait périr, je périrai seul ; il ne tardera pas à décamper, et nos citoyens ne viendront point ici ensanglanter leurs lauriers..... Vous dirai-je quelle fut la surprise de ces citoyens, en me revoyant libre et plein de joie, porteur des promesses verbales du général ? Ils jugèrent alors de la vérité de ces promesses, par le bruit des tambours et le mouvement qui se faisoit dans le camp, d'où, par parenthèse, on jetoit un regard sur Paris, mêlé de je ne sais quelle terreur pour les officiers, et de joie pour les soldats qui y étoient mal nourris et à découvert de tous côtés. Enfin, mon ami, ces citoyens me contemplèrent avec un étonnement et une joie qui faisoient un contraste admirable avec les craintes qu'ils avoient éprouvées sur mon sort, et plus encore avec le ha ha des troupes du camp. Je ne pensai, pas, mon ami, que je pusse expier le tort que j'avois de ne mètre point trouvé à la prise de la Bastille, autrement que par une démarche tranchante, utile, et qui a en effet contribué à accélérer la fuite d'une armée. [p.223] Malgré toute la joie que je ressens de ma démarche au camp du champ de Mars, il est nécessaire que je vous dise, mon ami, pourquoi je ne fus pas à la prise de la Bastille. Le 13, je me rendis à Saint-Eustache, et je fis des patrouilles depuis huit heures du soir jusqu'à deux heures du matin. Je me levai tard le 14, et ce ne fut que sur les onze heures que je me rendis au District. Je partis de Saint-Eustache avec 60 hommes ; je signai le procès-verbal de la visite que nous fîmes de la maison, du jardin, des caves, greniers, etc., chez les sieurs Leleu et compagnie, accusés de faire des accaparemens de farines. Cette visite nous retint plus de deux heures. De la rue des Jeûneurs, où ces MM. font leur résidence, je me rendis aux Invalides pour y prendre des armes ; là étoient 15 à 20000 hommes, qui s'empressoient pour se procurer de mauvais fusils : je renonçai à ces armes ; et comme, chemin faisant, le public nous avoit annoncé que la Bastille étoit prise, j'accueillis cette nouvelle avec joie, et je formai aussitôt la résolution de la porter au camp. Je vous avouerai, mon ami, que, lorsque j'y [p.224] fus entré, l'officier; qui commandoit. le poste avancé, m'ayant donné une sentinelle qui m'accompagna, à hautes armes, jusque dans le premier appartement du général, j'éprouvai une frayeur involontaire, qui provenoit, sans doute, de l'assurance que l'on m'avoit donnée que je perdrois la vie ; je regrettois de n'avoir pas salué, avant que de me sacrifier, une personne qui m'est infiniment chère : je m'efforçai donc pour surmonter cette vaine terreur, et me livrant tout entier aux sentimens du plus ardent patriotisme, je me dis :« C'est savoir aimer les hommes, c'est mériter d'en être aimé, que de contribuer à anéantir jusqu'aux moindres espérances des agens de la tyrannie. C'est penser en homme, que de s'occuper des moyens de prévenir les empiètemens des gens puissans, des'opposer à l'accroissement de leur autorité, d'en dénoncer les abus et tous les excès. C'est mourir dignement, que de perdre la vie en luttant contre la force qui opprime, et en attaquant la tyrannie dans sa retraite. Celui-là est heureux, qui, s'immolant pour sa patrie, parvient à briser les fers de ses concitoyens ;[p.225] un tel trépas est un triomphe ! O mon ami ! telles étoient les courageuses pensées qui agitoient mon âme toute entière. Peut-on craindre la mort, pendant que la tyrannie est debout, qu'elle exerce ses fureurs, et qu'elle dévore les nations après les avoir avilies ?.... La tyrannie respire, et je craindrois la mort ! Aujourd'hui tous ses agens sont égarés dans les sentiers de leur politique tortueuse ; les enfans de Machiavel sont à bout de moyens ; ils ne savent lequel, du fer ou du poison .... (c’est quand la tyrannie s'avise, qu'il faut agir) ; aujourd'hui la liberté se réveille, s'arme, et triomphe : mourons, s'il le faut !... Cette armée combattroit-elle nos citoyens ? Non, je ne le souffrirai pas. Que l'officier qui la commande, apprenne nos triomphes ! il fuira : que l'amour de l'humanité, de la paix, lui donne des ailes ! il en croira la naïveté et la rapidité de mes récits ; sa délibération sera une prompte retraite. Je sentis renaître tout mon courage, à mesure que j'approchois de l'École Militaire (le général y étoit logé).

Je ne vous fatiguerai pas, mon ami, de mon retour à Paris, à la tête d'un corps [p.226]des 1800 à 2000 hommes, que je joignis à la grille royale des Invalides : je ne les commandois point; mais l'un[161]des officiers de ce corps avoit bien voulu souffrir que je marchasse à leur tête. Ainsi j'avois, eu apparence, les honneurs du commandement, sans en avoir ni la capacité ni la charge. Il me suffira de vous dire que ces 2000 hommes étoient précédés de cinq pièces de canons, prises aux Invalides, et qu'ils étoient suivis de deux canons de 18. Nous arrivâmes, tambour battant, drapeaux déployés[162] et mèches allumées, dans le jardin du palais-royal. Là, mon ami, j'eus part aux applaudissemens a un public immense, qui parut étonné du grand nombre de citoyens armés, à la tête desquels j'avois l'honneur de me trouver. La vue de nos cinq pièces de canons causa une extrême joie ; mais elle fut au comble, lorsque l'on se fut apperçu que tous étoient armés de fusils avec leurs [p.227]baïonnettes, de sabres et d'épées ; on considéra aussi que presque tous avoient des gibernes ; et les deux pièces de canons que nous avions en queue, ayant été placées près des cinq premières, chacun répétoit ; Sept canons ! La troupe fît halte, et je dînai ; il étoit six heures et demie. Le tambour bat, cette petite armée s'achemine vers la Grève ; mais au moment où les canons, déjà passés, étoient suivis par les tambours sous la voûte de l'appartement du duc, un dragon obtint que toute là troupe suspendit sa marche ; il là harangua (Un des avantages de là liberté, c'est de changer en orateurs les hommes les plus simples, et de leur donner une puissance à laquelle rien ne résiste). Pour la conduire droit au champ de Mars, et faire de gré ou de force décamper l'armée du roi, je me crus obligé alors de haranguer le peuple. Je rendis compte de la promesse que le général du camp m'avoit faite ; j'insistai pour qu'on ne l'inquiétât pas dans sa retraite. Le dragon avoit été applaudi ; un cri général :« Au camp » ! s'étoit fait entendre de par-tout. Je parlai, et je fus assez heureux pour persuader à ces généreux citoyens, [p.228] malgré la harangue du dragon, que le camp faisoit sa retraite.

Depuis ce jour, mon ami, je me suis livré, plus que jamais, à la lecture des ouvrages qui ont contribué à éclairer les hommes sur leurs intérêts. Le premier auquel je donnai mes veilles, fut celui de Needham. Mais afin de me rendre plus familière l'intelligence de la langue angloise, je donnai la traduction de quelques voyages : je reconnus bientôt que les traductions de ces sortes d'ouvrages ne pouvoient être tout au plus qu'un délassement, si on les compare à celle du livre de Needham, dont les Anglois font le plus grand cas, et qui est regardé parmi eux comme un des génies les plus hardis qui aient écrit sur la liberté des peuples, et celui dont les ouvrages offrent, par la concision et la sublimité de ses idées, les armes les plus propres à combattre tous les partisans d'une monarchie absolue.

Si vous étiez ici, mon ami, je vous ferois observer avec quelle sagesse les députés qui composent l'assemblée nationale, ont réalisé (comme si tous les bienfaits d'une constitution libre avoient dû ne se répandre [p.229] sur nous qu'avec cette harmonie et cet ensemble qui ajoutent encore à leur majesté) toutes les idées sur la liberté et l'indépendance de l'homme ; sur l'inviolabilité de ses droits à se gouverner, à n'obéir qu'aux loix qu'il aura consenties, à les abolir, les proroger, les interpréter et les maintenir : principes sublimes que Needham a consacrés en Angleterre sous Charles II, et que Sydney a revêtus des charmes de son éloquence. Oui, mon ami, tout ce que ces deux grands hommes avoient osé désirer, dans ces momens où le génie, prenant un libre essor, ne se repose que sur des vérités utiles, pour amender, si j'ose ainsi m'exprimer, l'espèce humaine ; leurs principes favoris, accueillis par nos modernes, étudiés avec amour par l'abbé de Condillac, ces principes que l'abbé de Mably a présentes à l'univers sous une forme méthodique et sublime, par l'heureuse simplicité de son style, ces principes ont été réduits en système, d'abord par Montesquieu. Ce grand homme les a divisés, pour en apprécier tous les avantages, les comparer entre eux, les lier dans un ordre parfait, et en faire découler tous les avantages d'une sage [p.230] constitution. Ces auteurs, mon ami, ont applani la route qui nous conduisoit vers les grands principes de la législation. J.J Rousseau l'a rendue facile ; il l'a éclairée, il en a reculé les limites. La sagesse divine a comblé le Genevois de ses dons ; elle lui a permis de lire, avec elle, les pages du livre des loix faites pour l'homme : il a saisi les rapports qui les unit, ceux qui les distinguent ; il a donné à ces principes éternels, cette noblesse inséparable de tout ce qui ne peut changer ; il nous les a présentés avec énergie et avec clarté. Les savans ont été remplis d'étonnement ; les rois ont connu qu'une lumière douce se réfléchissoit sur eux ; qu'elle pourroit, par son intensité, parvenir à dissoudre tous les ressorts de leur administration féroce et tyrannique ; ils ont senti que cette lumière suffisoit pour éclairer tous les esprits sur la vanité de cette prétention monstrueuse,« que les rois ne tiennent leur couronne que de Dieu, que le droit de faire des loix leur appartient à eux seuls, sans dépendance et sans partage[163] ». Ils ont [p.231] redoublé leurs efforts pour soutenir une proposition aussi impie, et dès-lors ils en ont éprouvé la faiblesse. L'assemblée nationale, composée d'hommes qui aiment l'homme, n'a eu besoin que de vouloir, pour nous présenter ces décrets constitutionnels, qui sont le résultat de tout ce que Needham, Sydney, Locke, Fénélon, Mably, Boulanger, Raynal, etc., avoient pensé. Son amour pour la liberté, et son zèle à promulguer, à la face du ciel, à tout un [p.232] peuple assemblé, ces vérités innées, si étroitement liées au bonheur des nations (et que l'ardente philanthropie de J.J. Rousseau, qui les avoit prononcées en la présence des rois, avoit rendues célèbres par toute la terre), mériteront à l'assemblée nationale la reconnoissance de nos derniers neveux, toute notre confiance et notre soumission.

Les voici, mon ami, dans l'ordre avec lequel ils nous ont été donnés.

 

Extrait des procès-verbaux de l'assemblée nationale, des 20, 21, 22, 23, 24, 26 août et premier octobre 1789.

 

Déclaration des Droits de l'Homme en société.

 

Les représentans du peuple Français, constitués en assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme, sont les seules causes des malheurs publics et. de la corruption des gouvernemens, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solemnelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme ; afin que cette déclaration,[p.233] constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désarmais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et au bonheur de tous.

 

Article premier.

 

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.

 

II.

 

Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.

 

III.

 

Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ; nul [p.234]corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.

 

IV.

 

La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

 

V.

 

La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi, ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.

 

VI.

 

La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentans, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse : tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et [p.235]sans autre distinction que celle de leurs, vertus et de leurs talens.

 

VII.

 

Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance.

 

VIII.

 

La loi ne doit établir que des peines strictement, évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.

 

IX.

 

Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne seroit pas nécessaire pour s'assurer de sa personne, doit être réprimée par la loi.

 

X.

 

Nul ne doit être inquiété pour ses [p.236]opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.

 

XI.

 

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

 

XII.

 

La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

 

XIII.

 

Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses de l'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs, facultés.

 

XIV.

 

Tous les citoyens ont le droit de [p.237] constater, par eux-mêmes, ou par leurs représentant, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.

 

XV.

 

La société a le droit de demander compte à tout agent public, de son administration.

 

XVI.

 

Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution.

 

XVII.

 

Les propriétés étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.

 

Extrait du procès-verbal de l'assemblée nationale, du jeudi premier octobre 1789.

 

L'assemblée a arrêté que M. le président se retirera devers le roi, à l'effet de [p.238] présenter à son acceptation la déclaration des droits

Collationné conforme à l'original.

Signé Mounier, président, le vicomte de Mirabeau, Demeunier, Bureaux dePuly, l'ÉvêQUE de Nancy, Faydel, l'abbé d'Eymar, secrétaire.

Et en date des 9, 11, 12, 14, 17,21,30 septembre et 1 octobre 1789.

 

Articles de Constitution.

 

Article premier.

 

« Tous les pouvoirs émanent essentiellement de la nation, et ne peuvent émaner que d'elle.

 

II.

 

Le gouvernement Français est monarchique ; il n'y a point en France d'autorité supérieure à la loi ; le roi ne règne que par elle, et ce n'est qu'en vertu des loix qu'il peut exiger l'obéissance.

 

III.

 

L'assemblée nationale a reconnu et déclaré comme points fondamentaux de [p.239] la monarchie Française, que la personne du roi est inviolable et sacrée ; que le trône est indivisible ; que la couronne est héréditaire dans la race régnante, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, à l'exclusion perpétuelle et absolue des femmes et de leurs descendances, sans entendre rien préjuger sur l'effet des renonciations.

 

IV.

 

L'assemblée nationale sera permanente.

 

V.

 

L'assemblée nationale ne sera composée que d'une chambre.

 

VI.

 

Chaque législature sera de deux ans.

 

VII.

 

Le renouvellement des membres de chaque législature sera fait en totalité.

 

VIII.

 

Le pouvoir législatif réside dans l'assemblée nationale, qui l'exercera ainsi qu'il suit :

 

IX.

 

Aucun acte du corps législatif ne. [p.240] pourra être considéré comme loi, s'il n'est fait par les représentans de la nation librement et légalement élus, et s'il n'est sanctionné par le monarque.

 

X.

 

Le roi peut refuser son consentement aux actes du corps législatif.

 

XI.

 

Dans le cas où le roi refusera son consentement, ce refus ne sera que suspensif.

 

XII.

 

Le refus suspensif du roi cessera à la seconde des législatures qui suivront celle qui aura proposé la loi.

 

XIII.

 

Le roi peut inviter l'assemblée nationale à prendre un objet en considération ; mais la proposition des loix appartient exclusivement aux représentans de la nation.

 

XIV.

 

La création et suppression des offices ne pourront avoir lieu qu'en exécution d'un acte du corps législatif, sanctionné par le roi.

 

XV.

 

Aucun impôt ou contribution, en nature[p.241] ou eu argent, ne peut être levé ; aucun emprunt, direct et indirect, ne peut être fait autrement que par un décret exprès de l'assemblée des représentans de la nation.

 

XVI.

 

Le pouvoir exécutif suprême réside exclusivement dans la main du roi.

 

XVII.

 

Le pouvoir exécutif ne peut faire aucune loi, même provisoire ; mais seulement des proclamations conformes aux loix, pour en ordonner ou en rappeler l'observation.

 

XVIII.

 

Les ministres et les autres agens du pouvoir exécutif sont responsables de l'emploi des fonds de leur département, ainsi que de toutes les infractions qu'ils pourront commettre envers les loix, quels que soient les ordres qu'ils aient reçus ; mais aucun ordre du roi ne pourra être exécuté, s'il n'a pas été signé par sa majesté, et contre-signé par un secrétaire d'état ou par l'ordonnateur du département.

 

XIX.

 

Le pouvoir judiciaire ne pourra, en aucun cas, être exercé par le roi, ni par [p.242] le corps législatif ; mais la justice sera administrée, au nom du roi par les seuls tribunaux établis par la loi, suivant les principes de la constitution, et selon les formes déterminées par la loi ».

 

Extrait du procès-verbal de l'assemblée nationale, du jeudi premier octobre 1789.

 

L'assemblée nationale a arrêté que M. le président se retirera devers le roi, à l'effet de présenter à son acceptation les divers articles déjà décrétés de la constitution.

Collationné conforme à l'original.

Signé Mounier, président, Demeunier,Faydel, l'abbé d'Eymar, l'évêque de Nancy, le vicomtede Mirabeau, Bureaux de Puly, secrétaires.

 

Réponse du Roi, 5 octobre au soir.

 

« J'accepte purement et simplement les articles de constitution, et la déclaration des droits de l'homme, que l'assemblée nationale m'a présentés. Signé LOUIS ».

Je vous laisse le plaisir de comparer ces articles décrétés par l'assemblée nationale, à tout ce que vous avez lu ; et je vous [p.243] prie, mon ami, de faire parvenir à l'assemblée, celles de vos observations qui vous auront paru mériter de lui être soumises.

Je me refuse à vous entretenir de quelques décrets de l'assemblée nationale, qui établissent parmi les hommes une échelle de mérite et de lumières absolument soumises à la quotité des moyens de chaque individu. J'ai lu ces décrets ; ils ne peuvent diminuer ni mon enthousiasme pour la liberté, ni mon amour pour l'égalité, ni enfin mon admiration pour l'ensemble des opérations de l'assemblée nationale. Mon ami, j'entrevois que tous ceux dont la fortune se trouvera en raison inverse de leur patriotisme, de leurs talens et de leur zèle pour la chose publique, sont, dès ce jour, écartés des assemblées législatives ; et cette perspective auroit suffi pour me décourager, si nous n'avions l'espérance des amendemens que la seconde législature apportera à ce décret.

Vous recevrez par le courrier de la semaine prochaine, la partie de la préface qui contenoit une assez longue digression sur l'esclavage des Nègres ; vous jugerez, mon ami, [p.244] de tout le désir que j'aurois de contribuer à l'affranchissement de tant de milliers de nos frères.

Je vous envoie enfin, mon ami, quelques notes prises dans les ouvrages de nos modernes philanthropes ; vous en ferez vous-même l'application aux principes de Needham ; vous saisirez leurs rapporta avec la cause de la liberté des peuples : elles contiennent des principes purs, et elles m'ont paru susceptibles d'être insérées, comme par appendice, à l'excellence d'un état libre.

Un peuple qui a fait la conquête de sa liberté, doit mépriser tous les plaisirs qui diminueroient de son attention et de son amour pour la chose publique. Il doit écarter ces jeux et ces amusemens que les ministres avoient imaginés pour occuper tous nos instans. Semblable à un élève qui a passé de la classe des adolescens sur les bancs des sages, il ne doit regretter ni les récréations ni les divertissemens. Un peuple libre doit, par préférence, se rendre habile à tous les exercices militaires. Il doit se tenir en garde contre l'envie, qui nous rend injustes sur le mérite d'autrui, et contre cette admiration aveugle et confiante, qui [p.245] fait un héros, d'un citoyen adroit et heureux, et qui, d'un héros, fait un dieu.

L'enthousiasme du peuple pour ses chefs, ne tarde pas à devenir préjudiciable à son bonheur ; c'est un brasier qui dissout sans effort le bouclier et les armes de la liberté.

Dira-t-on que ce soit un bien ? Parmi ce nombre immense de héros citoyens qui ont rallumé les flambeaux du patriotisme, qui ont détruit et les asyles et les remparts du despotisme, qui ont immolé ses agens, qui ont fait pâlir l'aristocratie, qui ont enfin terrassé et foulé aux pieds tout ce qui pouvoit servir à perpétuer le souvenir de l'asservissement de nos aïeux ; au milieu d'une ville qui a opposé trois cent mille combattans à un roi qui s'étoit laissé tromper, et qui s'en est bien sincèrement excusé et repenti ; cette ville, dont les habitans ont éternisé à jamais le glorieux souvenir, par leur ardent amour pour la liberté, par leur énergie, par leur prudence, et par leur constante sagesse pour en assurer les bases ; ô douleur ! quatorze mille seulement ont voté pour la nomination du Maire. Mon ami, je ne puis me réconcilier avec cette indifférence des citoyens ; j'en suis profondément,[p.246] amèrement affecté. Seroit-ce l'effet du décret qui fait un choix parmi les citoyens, qui les a classés sous la dénomination de citoyens actifs non éligibles, et de citoyens actifs éligibles ? Il seroit bien intéressant pour la chose publique, que la municipalité, qui va s'organiser, ouvrît les, yeux sur les causes de ce refroidissement, qui suffirent tout seul pour anéantir notre liberté. Les citoyens se seroient-ils donc retirés des assemblées, par indifférente ou par mépris ? De quelque manière que j'examine quels ont pu être les motifs qui ont tout-à-coup ralenti leur zèle, et qui les a fait dédaigner de concourir aux élections, cette considération, que le mépris ou l'indifférence sont les seuls motifs qui ont éloigné des assemblées primaires nos héros citoyens, me pénètre d'un sentiment si douloureux, que je serois tenté de proposer un jeûne de trois jours, pour expier, en quelque sorte, l'énormité de ce crime. Citoyens, ce jeûne vous paroît-il ridicule ? Eh bien, couvrez vos drapeaux d'un crêpe funèbre ; que ce bras qui déracina l'arbre de la tyrannie, qui le fit tomber sous la hache ; que ce chapeau qui vous honore plus. [p.247] que toutes les couronnes, que vos épées, que tout porte les marques d'un deuil général. À Sparte, on pleuroit la mort d'unsimple citoyen ; il s'agit ici de votre indifférence pour la chose publique : que diront nos frères d'armes de Bordeaux, de Nantes ? Ils en frémiront de colère ; que dis-je, Parisiens ? nos frères d'armes, justement alarmés, se demanderont : Où donc étoient les vainqueurs de la. Bastille ? Que sont devenus ces zélés patriotes, dont le nombre a excité dans leur âme un souvenir mêlé de confiance et de respect ?

La liberté d'un peuple est donc essentiellement liée à ses opinions. Ses ennemis auront-ils toujours, pour asservir les citoyens, tout l'avantage qu'ils sauroient retirer de cette puissance active, qui agit sur le moral, qui l'enchaîne, et qui accroît ou diminue toute l'énergie et l'enthousiasme du peuple ? Souffrirez-vous que les partisans de la monarchie absolue nous ramènent, au son de nos tambours et sous les étendards de la liberté, sur le sol miné de la tyrannie, afin de pouvoir se rire et se jouer de nous ? Souffrirons-nous que les courtisans, par leur adresse et à force de [p.248] moyens insidieux, nous contraignent enfin à rassembler dans nos mains les cendres éparses de la tyrannie, pour les leur offrir en expiation de nos triomphes ? Parisiens ? si les ennemis de votre liberté parvenoient à vous humilier à ce point, savez-vous, Parisiens, quel succès ils s'en promettent ? Eh bien, car je ne puis croire que vous y ayez songé, la prudence, qui fait prévoir les maux à venir, est l'arme et le bouclier de la valeur, comme elle fait toute la force des héros. Si jamais les ossemens de la tyrannie étoient rapprochés, je ne sais quel feu les ranimeroit ; une force inconnue, inhérente à chacun des débris du monstre, se déployeroit à la fois, et vous, la reverriez, plus audacieuse et plus cruelle ; le monstrejetteroit un cri qui se feroit entendre avec une force si grande, que ce cri !.... Je m'adresse à vous, Héros citoyens, qui, dans toutes les villes de la France, apprendrez que seulement quatorze mille citoyens ont concouru à Paris pour la nomination duMaire ; c'est à vous qu'il appartient d'entretenir et de perpétuer le bienfait de la liberté ; et quand toutes les branches seront saines et pleines de vie,... Parisiens, ô [p.249] vous, dont la valeur ne peut être surpassée ni ternie ; ô mes concitoyens ! à quel point la douleur m'a égaré ! déjà je fermois les yeux sur votre gloire ; et dans l'abattement où m'a plongé ce sentiment, j'ai adressé ma plainte à ces généreux frères d'armes que vous honorez, que vous estimez, que vous aimez, et que déjà je vois accourir pour s'opposer à toutes les espèces de tyrannies.

Par votre lettre du mois de janvier dernier, mon ami, vous désirez savoir ce que la révolution aura opéré en Angleterre : la révolution a été considérée par les Anglois avec cet étonnement rapide et subit, qui nous laisse à peine la faculté de nous en rendre compte. Avant le mois de juillet 1789, il n'y avoit, selon les Anglois, rien au monde de plus, méprisable que le régime auquel nous étions soumis : ils nous estimoient individuellement ; ce sentiment s'étendoit rarement sur le gros de la nation. Aujourd'hui les idées de ce peuple varient, selon que ses individus sont plus ou moins rapprochés de l'administration et des affaires. Interrogez un membre de la chambre haute sur ce qu'il pense de la révolution de [p.250] 1789, il se défendra de vous répondre, ou, s'il agit d'une façon plus franche, il gémira de la honteuse inconstance d'un peuple qui se refuse à porter ces chaînes dont l'orgueil, l'avarice et la voracité des grands avoient couvert l'homme et ses propriétés ; il se plaindra qu'il n'y ait plus pour les grands d'autre dignité que celle de citoyen. Il trouvera étrange qu'une nation entière ait dit, Je veux, et que sa volonté soit enfin substituée à celle de tant de ministres, de favoris, de favorites, et de commis (cette dernière, s'il n'y avoit pas de favorites, seroit incontestablement la pire de tout es), de valets, etc. etc. Il s'indignera que les évêques soient redevenus éligibles, comme si la route que les anciens avoient tracée pour faire arriver les hommes aux honneurs et aux dignités, ne pouvoit aussi servir aux nations modernes. Un d'eux me disoit : Vos évêques seront nommés au cabaret !... Je lui répliquai : Ceux-ci, Mylord, vaudront bien les évêques qui ont été nommés dans les boudoirs ; et, ajoutai-je, avez-vous « donc oublié comment, et en quelle circonstance Dubois obtint du Régent l'archevêché de Cambrai ? — Il n'en [p.251] étoit pas de même de vos juges, et vous avez aussi le droit de les élire. — Sans doute, Mylord, nos juges valoient quelquefois mieux que nos évêques ; mais souffrez que je chasse du parlement un d'Al..., un S..., dont la bassesse et la complaisance ont influencé dans la rédaction de tant d'arrêts[164] ! —- Je le croyois homme à talent, vertueux, et plein de zèle pour la justice. — Mylord, voyez le livre rouge, et [p.252] jugez si un magistrat qui a reçu de la cour des gratifications et des dons aussi considérables et aussi souvent répétés, mérite la réputation d'homme vertueux[165]. — Ce S... ! il m'humilie ! Il n'y a pas un homme dont j'aie autant de fois fait l'éloge ; mais il a pu avoir des besoins : j'aurois tant de plaisir à le trouver homme de bien ! —Mylord, c'étoit celui de nos magistrats dont j'admirois le plus les talens, jusqu'à ce que j'eusse lu ses réquisitoires contre les bons ouvrages. M. S..... étoit ce serrurier, pardonnez-moi la comparaison, qui doubloit les anneaux de la chaîne qui nous embrassoit de la tête aux pieds, dans le tems où la Bastille pouvoit être, bien plus que les canons, l'ultima ratio régis. Je ne vous proposerai pour exemple que son réquisitoire sur les ouvrages del'abbé Raynal. Milord, si M. S... eût été le seul homme vendu à la cour, nous n'aurions[p.253]éprouvé que bien tard sa maligne influence ; mais un d'A...! eh ! qui sais-je encore ?...

Souvenez-vous, mon ami, qu'il y a peu d'hommes qui parviennent à cette ataraxie, qui laisse à la sagesse toute sa vigueur et à la raison toute sa dignité et toutes ses grâces. Je suis, etc.

 

Notes annoncées dans la Lettre du Traducteur.

 

(1) L'état le plus corrompu de la société humaine, est celui où les hommes ont perdu leur indépendance et leur simplicité de mœurs primitives, sans être arrivés à ce degré de civilisation où un sentiment de justice et d'honnêteté sert de frein aux passions féroces et cruelles. Robertson.

(2) Les moindres désirs des souverains sont des ordres chez un peuple accoutumé à les respecter comme des divinités. Robertson.

(3) À mesure que les hommes s'unissent en société, et vivent sous l'empire des loix [p.254] et d'une police régulière, leurs mœurs s'adoucissent, les sentimens d'humanité naissent en eux. Robertson.

(4) Tel est le caractère odieux et distinctif du despotisme oriental, qu'afin d'élever le prince, il anéantit toutes les autre classes d'hommes ; qu'il ôte tout à ceux-ci pour donner tout au despote ; qu'enfin il tend à effacer de l'esprit des peuples toute autre idée de relation entre les hommes, que celle d'un maître avec des esclaves ; le premier destiné à commander et à punir, ceux-ci nés pour commander, et pour obéir.Robertson.

(5) Plusieurs familles réunies ayant continué de vivre en société, c'est d'elles que descendent les premières nations policées ; ces familles ne cessent point pour cela de vivre sous la discipline de l'âge d'or ; elles se maintiennent par les seules loix de la religion ; elles ne reconnoissent d'autre roi que le Dieu qu'elles adorent et qu'elles attendent sans cesse. Cette manière de vivre habitue insensiblement ces premières sociétés à un gouvernement mystique et surnaturel, dont le plan n'est qu'une pieuse [p.255] fiction, et dont on soutient l'extérieur et la forme par un appareil deconvention qu'on imagine, qu'on augmente, et que l'on exagère peu à peu. La multitude des pratiques, des usages et des suppositions auxquels on est obligé de recourir, confond, d'âge en âge, les premières idées des hommes; leur esprit s'égare, ils prennent à la lettre tous leurs rites et leur culte ; il en résulte nécessairement une foule de préjugés religieux et politiques, une infinité d'usages bizarres et déraisonnables, des abus, et des fables sans nombre pour les expliquer. Toutes ces choses venant à fermenter dans l'esprit des hommes, changent avec le tems la nature de ce gouvernement théocratique, en font oublier le nom, les principes et l'origine, et précipitent enfin la religion, la police et l'histoire des premiers âges dans le chaos le plus obscur.

Ce gouvernement mystique et surnaturel, qui succéda à l'âge d'or, et qui fut une de ses suites, est le même qu'une mythologie universelle qui a recueilli les foibles restes de ces premiers âges, a appelé le règne des Dieux. Cette façon de s'exprimer ne désigne autre chose que le règne de Dieu, [p.256] connu de quelques anciens peuples sous le nom de théocratie.

Le tems, qui a enveloppé de ses voiles les plus épais la théocratie primitive des nations Païennes, n'a point permis jusqu'ici à l'histoire d'en connoître les annales et d'en montrer les monumens : le seul moyen de connoître ce gouvernement, est de consulter la chose même. Qu'est-ce qu'une théocratie ? C'est un gouvernement dans lequel la société non seulement adore l'Être suprême comme son Dieu, mais suppose encore qu'il est son roi immédiat et particulier ; en sorte que toutes les loix dérivent de lui, et s'exécutent en conséquence de cette supposition C'est un gouvernement dans lequel, moins le lien civil et politique est sensible et visible, plus on fait d'efforts pour y suppléer par un extérieur et par un appareil de convention. Ainsi l'Être suprême, dansce gouvernement, fut traité comme un monarque, c'est-à-dire, comme un homme ; dès-lors il fut avili, la politique fut subordonnée à la religion, ce qui a corrompu et perverti l'une et l'autre. On donna une maison au Dieu monarque, et cette maison devint un temple ; on y [p.257] plaça un temple, qui devint un sanctuaire ; on y plaça par là suite un emblème ou une image quelconque, et cette image attira les regards et les vœux des peuples, et devint une idole. On dressa une table devant le Dieu monarque, et cette table se convertit en autel. On couvrit cette table d'abord de pain, de vin, de fruits, et ensuite on y immola des animaux, puis des hommes, des rois, des enfans de rois, et des milliers de victimes humaines. En regardant Dieu comme un roi, on se crut obligé de le nourrir ; et comme le préjugé le fit regarder pour un roi méchant et qui se plaît à la destruction des hommes, on voulut le repaître du sang des hommes. Enfin on donna à ce monarque des ministres et des officiers ; de là le sacerdoce.

Dans un tel gouvernement, il fallut supposer que toutes les loix que suivoit la société, émanoient du Dieu monarque. Voilà la source de toutes les révélations vraies ou fausses. On fut obligé d'imaginer des moyens pour connoître les intentions d'un roi qu'on ne voyoit point et qu'on ne pouvoit entendre ; de là, les oracles, les divinations, les augures, les aruspices :[p.258] enfin on eut recours à mille suppositions et à mille conventions de cette nature, fondées sur des principes illusoires, et dont l'imposture ne profita que trop souvent pour aveugler les hommes. Le Dieu monarque reçut des tributs, des dîmes, des troupeaux, des terres, des chevaux, des armes ; et, traité en tout comme un monarque ordinaire, il eut des femmes et des enfans. Chacun de ces usages fut ensuite le principe d'une foule d'erreurs plus ou moins ridicules ou criminelles ; chaque partie du cérémonial fut la source de quelques abus ; ces erreurs et ces abus, consacrés par le tems, ne cessèrent plus d'infecter les législations, les religions et les mœurs, et d'altérer le bons sens de toutes les nations de la terre.

Si la théocratie, par les abus quelle entraîna, ne servit qu'à avilir la divinité en la faisant descendre au rang d'un homme quelquefois cruel et méchant ; si elle corrompit la religion primitive, elle contribua aussi à dégrader l'homme, et à le rendre esclave de la société. La grandeur excessive d'un Dieu monarque exigeoit de ses sujets une soumission sans bornes : cette soumission fut d'abord toute religieuse [p.259] et légitime ; niais elle se convertit bientôt en un esclavage politique et injuste ; Le règne d'un Dieu ne peut être que despotique et absolu par sa nature ; il ne peut y avoir de conventions ou de traités entre la créature et l'auteur de son être. Dieu ; sous ce gouvernement mystique ; étoit un sultan invisible ; ses officiers ou ses prêtres furent ses visirs, et ils devinrent à la fin les seuls maîtres de la société. On pourroit donc donner au règne des Dieux le nom de règne des prêtres : en effet, c'est sous ce règne ; que l'histoire ne nous a point fait connoître, que le sacerdoce à jeté les fondemens de cette énorme puissance dont on voit déjà les effets dans les annales des plus anciens peuples, et dont l'abus s'est fait sentir jusqu'à nous. Chargés du soin des biens du Dieu monarque, les prêtres ont fini par s'identifier avec lui ; et même, sous le christianisme, peu s'en est fallu que le vicaire d'un Dieu qui a déclaré que son royaume n'étoit pas de ce monde, n'ait envahi en Europe la monarchie universelle, et n'ait asservi les souverains mêmes à ses loix. Boulanger, Antiquité dévoilée, tome III, liv. VI, chapitre XII, XIII et XIV. [p.260]

(6) Les patriciens s'étant emparés des terres conquises, les avoient renfermées de murailles ; on avoit élevé dessus des batimens ; des troupes d'esclaves faits des prisonniers de guerre, les cultivoient pour le compte des grands, et déjà une longue prescription couvroit ces usurpations scandaleuses. Les sénateurs et les patriciens n'avoient guère d'autres possessions que ces terres du public, qui étoient passées successivement en différentes familles par partage ou par vente. C'est ainsi que l'amour des richesses et des jouissances prit la place de l'honorable pauvreté. La volupté succéda à la tempérance, l'oisiveté et la mollesse au travail.

L'intérêt personnel éteignit le zèle et l'ardeur pour le bien public ; l'égoïsme s'établit sur les ruines du patriotisme ; une corruption générale se répandit dans tous les ordres de l'état ; on vendit publiquement la justice dans tous les tribunaux ; les tribuns mirent à prix le salut de la ville, et les services du peuple dans les dangers les plus pressans. Ceux-là consignoient sur la place, pour acheter le suffrage de celui-ci ; les dignités acquises par l'argent et la [p.261] brigue, enrichissoient les dignitaires des dépouillas de l'état ; ils ravageoient eux-mêmes les provinces qu'ils auroient dû conserver et défendre ; les revenus publics n'étoient plus qu'un pillage, et l'état s'affoiblit à mesure que les Patriciens devinrent plus puissans. Alors aux tributs on ajouta de nouvelles sommes, ou à titre de présens, ou par forme d'emprunt, ou même on ne chercha plus de prétexte : quand le gouvernement n'osa, plus exiger lui-même pour avoir de l'argent comptant, il remit la levée de ces tributs à des publicains, qui, sous prétexte d'avoir avancé les fonds, triplèrent ces mêmes tributs, et absorbèrent, par des vexations ou des usures énormes, les revenus de l'année suivante.

C'est ainsi, enfin, que Rome corrompue mina sa perte, que le patrimoine des pauvres devint celui des riches, et que les richesses s'engouffrèrent dans cette capitale de l'univers. Un luxe affreux circula avec des fleuves d'or formés du sang des peuples : on vit s'élever tout-à-coup, et comme par enchantement, de superbes palais, dont les murailles, les voûtes et les plafonds étoient dorés. Ce n'étoit pas assez que les [p.262] lits et les tables fussent d'argent, il fallut encore que ce métal fût gravé ou orné de bas-reliefs, de la main des plus excellens ouvriers. O pater urbis ! disoit Juvénal, unde nefas tantum lattis pastoribus. C'est de Sénèque que nous apprenons un changement si prompt et si funeste dans les mœurs des Romains. Tout l'argent de l'empire se trouva dans les mains de quelques publicains, de quelques grands, et de quelques affranchis plus riches que leurs patrons. Ce furent ces filons de l'empire qui seuls produisirent de l'or. C'est Démétrius, affranchi de Pompée, qui fit bâtir ce magnifique amphithéâtre qui pouvoit contenir jusqu'à quarante mille personnes.

Ils n'étoient point contens, dit Paccatus, si, au milieu de l'hiver, les rosées ne nageoient sur le vin de Falerne qu'on leur présentoit ; et si, dans l'été, on ne l'avoit fait rafraîchir dans des vases d'or. Ils n'estimoient les festins que par le prix des mets qu'on y servoit. Il falloit, au travers des périls de la mer, leur aller chercher les ciseaux du Phase ; et, pour comble de corruption, on commença, après la conquête de l'Asie, à l'introduire dans ces festins, des chanteuses [p.263] et des baladines. Les jeunes gens en faisoient l'objet de leurs ridicules affections ils se frisaient comme elle ; ils imitoient tout leur artifice ; ils ne surpassoient ces. femmes perdues, que par leur mollesse et leur lâcheté. Aussi Jules César, qui connoissoit la fausse délicatesse de cette jeunesse efféminée, ordonna à ses soldats, dans la bataille de Pharsale, au lieu de lancer de loin les javelots, de les porter droit au visage ; et il arriva, comme ce grand homme l'avoit prévu, que ces jeunes gens prirent la fuite, de peur de s'exposer à être défigurés par des blessures et des cicatrices.

Qu'elle ressource pour la liberté, ou, pour mieux dire, quel augure d'une servitude prochaine ! Il n'en falloit point d'autre que de voir un état où le pauvre officier languissoit dans les honneurs obscurs d'une légion, pendant que les grands tâchoient de couvrir leur lâcheté, et d'éblouir le public par la magnificence de leur train et par l'éclat de leur dépense.

Un luxe aussi général eut bientôt consumé les richesses des grands. Pour fournir à une dépense si excessive, après avoir vendu [p.264] ses maisons et ses terres, on vendit, par d'indignes adoptions, par des alliances, honteuses, le sang illustre de ses ancêtres ; et quand on n'eut plus rien à y vendre, on trafiqua de sa liberté. Le luxe et la mollesse étoient passés de la ville jusque dans le camp ; les chefs y négligeoient la discipline militaire, à laquelle leurs ancêtres, devoient leurs conquêtes et la gloire de la république. On voyoit une foule de valets et d'esclaves, avec tout l'attirail de la volupté, suivre l'armée comme une autre armée. César, après avoir forcé le camp de Pompée dans les plaines de Pharsale, y trouva les tables dressées comme pour des festins. Après, cela, faut-il s'étonner que des hommes qui cherchoient les voluptés au milieu même des périls, et qui ne s'y exposoient que pour pouvoir fournir ensuite à leurs plaisirs, aient vu ensevelir leur liberté dans les champs de Pharsale ?M. le Clerc, Histoire de la Chine.

(7) Les juges, qui doivent imiter Dieu, n'étant pas lajustice, même, ils la doivent aimer, et concevoir une noble indignation contre l'injustice, afin d'agir contre elle de toutes leur forces, et de vaincre toutes [p.265] sortes de difficultés pour rendre justice ; et s'ils ne sont pas indépendans par leur condition, il faut qu'ils le deviennent par leur courage, afin qu'ils ne se laissent jamais affoiblir, ni par le désir d'obliger, ni par la crainte d'offenser les personnes les plus puissantes, et qu'ils se rendent inexorables et inflexibles comme Dieu, même à. toute espérance et à toute crainte.Domat.

(8) Les grands craignent plus que la mort, une sorte d'état qui les force à respecter les hommes. J.J. Rousseau.

(9) Le luxe, impossible à prévenir chez des hommes avides de leurs propres commodités et de la considération des autres, achève bientôt le mal que les sociétés ont Commencé ; et, sous prétexte de faire vivre les pauvres, qu'il n'eût pas fallu ; faire, il appauvrit tout le reste, et dépeuple l'état tôt ou tard.

Le luxe est un remède beaucoup pire que le mal qu'il prétend guérir ; ou plutôt il est lui-même le pire de tous les maux, dans quelque état, grand ou petit, que ce puisse être, et, pour nourrir des foules de valets et de misérables qu'il a faits, il [p.266] accable et ruine le laboureur et le citoyen : semblable à ces vents brûlans du Midi, qui, couvrant l'herbe et la verdure d'insectes dévorans, ôtent la substance aux animaux utiles, et perlent la disette et la mort dans tous les lieux où ils se font sentir. J.J. Rousseau.

(1o) César disoit ce qu'un serment ou un parjure ne devoit rien coûter, quand il s'agissoit de monter sur le trône.

(11) Les sages Tlascalans, dont le gouvernement étoit républicain, avoient une discipline militaire qui alloit de pair avec celle des Espagnols. Ils fournirent à Cortex (après lui avoir livré deux sanglans combats, dans lesquels Cortez et les siens eurent occasion d'éprouver que la valeur, toujours inséparable de la liberté, étoit chez ce peuple une habitude et non pas un effort) une armée de cinquante mille hommes. Cortez dut à leur courage, autant qu'a cette haine pour toute forme d'état monarchique ou despotique, qui avoit si souvent excité des guerres entre l'empereur du Mexique et la république de Tlascala, tous les succès qu'il obtint d'abord, et qui contribuèrent enfin à lui assurer la con [p.267] quête du Mexique. Note du Traducteur.

(12) La morale est la base delà politique : ainsi, sans les mœurs, les loix s'écroulent et le bonheur fuit. Aux Bataves.

(13) Il est dans la nature des gouvernemens vraiment libres, d'être agités pendant la paix : c'est par ces mouvemens intestins, que les esprits conservent leur énergie, et le souvenir toujours présent des droits de la nation ; mais dans la guerre il faut que toute fermentation cesse, que les haines soient étouffées, que les intérêts se confondent et se servent les uns les autres. Raynal.

(14) Dès que le prince institue les loix, les abolit, les restreint, les suspend à son gré ; dès que l'intérêt de ses passions, est la seule règle de sa conduite ; dès qu'il devient un être unique et central où tout aboutit ; dès qu'il crée le juste et l'injuste ; dès que son caprice devient loi, et que sa faveur est la mesure de l'estime publique, si ce n'est pas là le despotisme, qu'on nous dise quelle espèce de gouvernement ce pourroit être !Raynal.

(16) Un état où la prospérité de la nation est sacrifiée à la forme du gouvernement ;[p.268] où l'ait de tromper les hommes est l'art de façonner les sujets ; où l'on veut des esclaves et non des citoyens ; où l'on fait la guerre et la paix, sans consulter ni l'opinion ni le vœu du public ; où les mauvais desseins ont toujours des appuis dans les intrigues, dans la débauche, dans la pratique du monopole ; où les bons, sujets ne sont reçus qu'avec des moyens et des entraves qui les font avorter ; est-ce là la patrie à qui l'on doit son sang ?Raynal.

(17) La rapacité des gouvernemens est inconcevable. On ne trouvera pas peut-être un seul exemple où l'imposition n'ait été concomitante de l'entreprise ; pas un souverain qui n'ait voulu une partie de la moisson avant que la récolte fût faite, sans s'appercevoir que ces exactions prématurées, étoient des moyens sûrs de la détruire. D'où nait cette espèce de vertige ? est-ce de l'ignorance ? est-ce de l'indigence ? seroit-ce une séparation secrète de l'intérêt propre de l'administration, de l'intérêt général de l'état ? Le gouvernement qui se joue partout de la crédulité du peuple, et que rien ne sçauroit distraire de son empressement à reculer les limites de l'autorité, [p.269] devient plus entreprenant au moment que la nation devient plus timide ; Des conscienses hardies opprimèrent les consciences foibles, et l'époque de ce grand phénomène fut celle d'une grande servitude. Triste et commun effet des catastrophes de la nature ! elles livrent presque toujours les hommes à l'artifice de ceux qui ont l'ambition de les dominer. C'est alors qu'on cherche à multiplier sans fin les actes d'une autorité arbitraire ; soit que ceux qui gouvernent croient qu'en étendant le pouvoir de leur personne, ils augmentent la force publique. Ces faux politiques ne voient pas qu'avec de tels principes, un état est comme un ressort qu'on force à agir sur lui-même, et qui, parvenu au point où finit son élasticité, se brise tout-à-coup et déchire la main qui le comprime. Raynal.

(18) La guerre, heureuse ou malheureuse, sert toujours de prétexte aux usurpateurs des gouvernemens : comme si les chefs des nations belligérantes s'y proposoient moins de vaincre leurs ennemis, que d'asservir leurs sujets !Raynal.

(19) Le meilleur des princes laisse toujours[p.270] beaucoup de bien à l'aire à ses successeurs ; un premier despote ne laisse presque jamais de mal à faire à un second.Raynal.

(20) Dans l'anarchie ; le calme renaît ; et il n'en coûte la vie à personne ; sous la tyrannie, le calme est suivi de la chute de plusieurs têtes ou d'une seule. Raynal.

(21) une ordonnance est ridicule toutes les fois qu'il y a des voies certaines pour l'éluder. Raynal.

(22) C'est le sentiment du malheur qui dégoûte les hommes de leur patrie, plutôt que le désir des richesses. Raynal.

(23) La superstition explique tout ce que la raison trouve inconcevable ; elle seule pouvoit ôter la liberté à des hommes qui n'avoient guère à perdre que la liberté. Raynal.

(24) Le bonheur est sans doute, compagnon de l'ordre et de la paix ; et les passions mêmes, ennemies les unes des autres, sont dans un état perpétuel de guerre. Quels biens peut-on en attendre ? quels maux au contraire ne doit-on pas en craindre, si la raison ne se rend leur médiatrice, leur arbitre et leur juge ? Comme [p.271]autant de furies, elles portent la désolation dans toute la terre ; elles changent les magistrats en ennemis de la société ; elles foulent aux pieds les loix les plus saintes de l'humanité, et détruisent dans un instant les empires les plus formidables. Mably.

(25) Les ministres d'un Dieu de paix jouissoient alors de toute la confiance du peuple ; ils avoient été appelés dans les assemblées nationales par les vœux de tous les citoyens, à raison de leur savoir et de leurs vertus ; mais, à cette époque, ils oublièrent les saintes maximes des Apôtres, ils suivirent l'exemple des chefs de l'armée, et ils firent une caste à part dans la nation, sous le nom de clergé. Mably.

(26) De même qu'il y a des vertus fécondes, qui se prêtent un secours mutuel, et que la politique doit principalement cultiver dans une république qui les possède encore ; il y a aussi des vices féconds, et qui servent, pour ainsi dire, de matrice et de foyer à la corruption ; et c'est à les proscrire que la politique doit d'abord travailler dans une république corrompue. À leur tête est ce vice dont je [p.272] ne sais pas le nom, monstre à deux corps y composé d'avarice et de prodigalité, qui ne se lasse jamais ni d'acquérir ni de dissiper, et dont les besoins ; toujours renaissans et toujours insatiables, ne se refusent à aucune injustice. S'il est foible et ne se montre encore qu'avec quelque retenue, réunissez toutes vos forces, et osez l'attaquer avec courage, poursuivez-le jusque dans ses derniers retranchemens ; s'il ne succombe pas, vous n'avez rien fait. Quelle erreur à quelques républiques de proscrire le luxe dans le public, et de le tolérer dans le sein des familles, d'inviter à la modestie des mœurs par des loix somptuaires, et de les altérer par la pompe des fêtes publiques !Mably.

(27) La justice elle-même, ce lien principal de la société, a besoin d'être éclairée par la prudence, et d'apprendre d'elle à connoître la nature des passions, à prévoir leur entreprise, à étudier les moyens de les gêner par de sages établissemens et des loix salutaires. Mably.

(28) La liberté est nécessaire aux hommes, parce qu'ils sont des êtres intelligens ; dès qu'ils en sont privés, ils ne conservent [p.273] ni courage ni industrie, et la société composée d'automates doit périr, si elle et attaquée par des ennemis qui soient des hommes. Mably.

(29) Faites rougir de leur absurdité ces politiques insensés, qui, pour rendre quelque vigueur à la république, voudroient y attirer tout l'or et tout l'argent du monde entier. Les aveugles ! ils entreprennent de rassasier, à force d'argent, des passions insatiables. Nous en sommes déjà venus au point de confondre le luxe et le faste des riches avec la prospérité de la république ; leur fortune domestique, qu'il faut ménager ; leurs plaisirs, qu'il ne faut pas troubler, voilà les objets ridicules que la politique, désormais impuissante, est obligée de regarder comme les vrais besoins de l'état. Augmentez la corruption avec nos richesses, et nos maux deviendront encore plus accablans. Nos politiques, avides d'or et d'argent, jettent des semences d'avarice, de volupté, de mollesse, d'injustice, de fraude, de haine, etc. ; et ils s'attendent à en voir naître la justice, la tempérance, le courage, la générosité et la concorde !Mably. [p.274]

(3o) Un grand modèle de vertus s'élève au milieu de la Grèce ; la fière et rigide Lacédémone, que Lycurgue, généreux conspirateur, force à recevoir des loix et à devenir heureuse. Ce législateur forme, de plusieurs pouvoirs balancés, le gouvernement le plus parfait, où deux rois, maîtres absolus comme généraux, ne sont, comme magistrats, que les ministres des loix ; où le peuple, comme souverain, mais surveillé par les magistrats, ne peut abuser de son autorité ; où les magistrats, trop puissans pour exécuter la loi, sentent peser sur eux la puissance supérieure du peuple, dès qu'ils osent s'en écarter ; république qui réunit sous deux rois les avantages du gouvernement monarchique, de l'aristocratie, et du régime populaire ; état où ne peut entrer le poison de l'or ni celui des arts, et qui, étranger à la richesse et à la misère, doit l'être en même tems à la corruption des mœurs. Sparte prend sur la Grèce l'ascendant que donne la vertu, et n'a souvent besoin que du ministère d'un héraut, pour réconcilier des villes ennemies et réduire des tyrans à l'état de citoyens.

(31) Il n'y a d'autorité légitime que celle [p.275] qui est fondée sur un contrat raisonnable ; la loi seule est en droit de régner sur les hommes, et tout est permis pour établir son empire. Tout peuple libre peut donc affermir sa liberté, en limitant, divisant ou multipliant les fondions de ses magistrats ; tout peuple asservi peut donc travailler à recouvrer sa liberté. Mably.

(32) On demandoit un jour à Solon, législateur des Athéniens, quelle ville lui paroissoit la plus heureuse et la mieux policée. Ce seroit, répondit-il, celle où chaque citoyen regarderoit l'injure faite à son concitoyen comme la sienne propre, et en poursuivroit la vengeance avec la même chaleur.

(33) Les passions les plus favorables au succès du despotisme, telles que la crainte, la paresse, l'avarice, la prodigalité, l'amour des dignités et du luxe, sont aussi communes que le courage de l'âme, la modestie dans les mœurs, le goût de la frugalité, du travail et du bien public, sont rares.

(33) Tandis qu'un peuple libre ne s'occupe pas assez du danger qui le menace, et s'endort quelquefois avec trop de sécurité ; tandis que les grands d'une monarchie[p.276] courent au devant de la servitude, et que des petits bourgeois orgueilleux croient augmenter leur état en huilant le langage et la bassesse des courtisans, il est donc du devoir des honnêtes gens de faire sentinelle et de venir au secours de la liberté, si elle est sourdement attaquée, ou d'élever des barrières contre le despotisme. Mably.

(34) Ne croupissons pas dans une monstrueuse ignorance ; que les gens de bien travail lent à dissiper ces préjugés, qui, comme autant de chaînes, nous attachent au joug. Tâchons de faire connoître aux derniers des hommes leur dignité. Mably.

(35) Cromwel ne se souleva contre le despotisme qu'affectoit Charles I, que par ambition et par fanatisme, c'est un tyran, qui a puni un tyran. Mably.

(36) Avec quelque empire que ces magistrats commandent aux citoyens, jamais, leur autorité ne sera dangereuse, s'ils ne possèdent que des magistratures courtes et passagères, qui ne leur donneront pas des intérêts distingués de ceux de la république. Mably.

Fin des Notes. [p.277]

 

Observations sur l'esclavage et le commerce des nègres.Pour répondre aux questions insérées dans le Journal de Paris, et qui avoient été faites par M.B.S. Frossard, auteur d'un excellent ouvrage, intitulé : La Cause des Noirs portée au tribunal de l'humanité, de la justice et de la religion ; par M. Théophile Mandar[166].

 

Si un peuple libre a dans ses pensées dans ses discours, dans sa marche, et jusque dans ses gestes et dans ses regards, cette fierté qu'il ne tient que du sentiment[p.278] de son indépendance, cettenoblesse et cette majesté que l'exercice de la souveraineté imprime sur le front du citoyen, et qui ne l'abandonne qu'à la mort si la liberté donne à l'homme, dignité, grandeur, sentiment, noblesse, force, courage et magnanimité, le rendroit-elle indifférent aux maux de ses semblables ? Dira-t-on que l'homme libre, le citoyen-roi conserve dans son caractère cette atrocité qui ferme à la sensibilité le cœur des tyrans, et qu'il aime à s'en défendre ? L'homme libre, le citoyen-roi formera-t-il aussi le désir de se nourrir du sang et des sueurs de l'homme, lui qui élève librement ses mains vers le ciel pour y adresser ses vœux, lui dont la voix est ce foudre qui écrase et punit les rois ?Le citoyen dont le bonheur et la liberté font l'objet de l'admiration de tous les peuples, consentiroit-il à être servi par des esclaves ? Si les Français possèdent 600,000 esclaves à 1ooo livres l'un portant l'autre, voilà, s'écriera-t-on, une perte réelle de six cents millions, ce qui est immense.

Je réponds ; ces 600,000 hommes ne vous appartinrent jamais ; sans pudeur vous les [p.279] avez mis au nombre de vos propriétés ; offrez-leur un salaire, ils continueront de multiplier pour vous lé produit de vos terres : les Quakersnous ont donné cet exemple,serions-nous moins susceptibles d'humanité, de désintéressement et l'équité ne seroit-elle pour nous qu'un nom, et la justice un problème ? Les loix saintes de la nature feroient-elles sur nos cœurs moins d'impression, que ses merveilles, sur nos esprits ?

Le travail de l'homme qui jouit de sa liberté, est plus considérable ; son intelligence lui donne une main que n'a pas l'esclave ; il se sert de sa raison, c'est pour lui un excellent maître : l'esclave, au contraire, n'a qu'un de tout ce que le libre a par deux,

Et que l'on ne dise pas que ce sont encore des idées purement philosophiques que l'expérience n'a pas démontrées, et quelle démentiroit : j'en appelle à tous les colons qui voudroient être de bonne foi, et je fonde la vérité de cette assertion sur leur propre témoignage ; je l'ai avec eux, observé, et ils l'ont souvent reconnu entre eux. [p.280] La liberté nous élève vers les cieux, d'où elle tire son origine, et la servitude nous retient vers la terre, où elle est née.

On ne peut se défendre de la plus profonde compassion, à la vue de cette classe nombreuse d'hommes qui reçoivent avec l'existence, ce bienfait du Créateur, les marques d'un esclavage aussi long que la vie ; de ces hommes qui comptent les années par la variété de leurs souffrances, et dont les sentimens toujours flétris, toujours calomniés, n'ont jamais été bien connus.

Madame Sennard vécut quatre-ving-six à quatre-vingt-sept ans ; j'ai fait les honneurs de ses funérailles. Quelques années avant sa mort, elle avoit donné la liberté à plusieurs nègres. Il y avoit, de l'habitation à l'église, une distance de trois lieues ; j'accompagnois le corps: arrivé au bourg, on le déposa dans une bière commune, sous un grand arbre qui sert de lieu de rendez-vous, d'où le clergé pari pour aller à l'église. Les habitans et les amis arrivèrent par toutes les routes, et bientôt leur nombre indiqua que le corps qui venoit d'être déposé sous l'arbre, étoit celui d'un riche. Le petit-fils [p.281] de la défunte pleuroit ; je le consolois, quand tout-à-coup j'apperçus deux vieux nègres qui accoururent s'aidant de leur bâton ; ils jetèrent un cri perçant, et se dirent : La voilà, notrebonne maîtresse, elle est morte ! et ils pleuroient. Je considérai attentivement ces deux vieillards : ils soulevèrent le drap mortuaire ; je leur demandai pourquoi. Je vous en supplie, monsieur, que je baise les pieds de notre maîtresse ; notre maîtresse étoit si bonne ! nous voulons pleurer sur ses pieds, sur son visage ; permettez que je lui baise les pieds ! Je leur défendis de découdre le linceul : Nos larmes le mouilleront, nos larmes sur les pieds de notre bonne maitresse !... Je me retirai, ne pouvant en imposer à deux hommes dont les supplications étoient interrompues par les sanglots : ils décousirent le linceul à l'endroit des pieds, les lui baisèrent en versant des larmes avec abondance : ils jetèrent de grands cris, élevèrent les mains au ciel, et les reposèrent sur les pieds froids de madame Sennard. L'un d'eux commença à découvrir la face de cette morte respectable : je ne voulois pas le souffrir ; mais [p.282] je sentis jusques au fond du cœur le pouvoir que cet acte de leur reconnoissance exerçoit sur moi. Plein d'admiration pour ces deux vieillards, je détournai pour quelques momens. la vue d'un spectacle aussi nouveau et aussi attendrissant : cependant les amis, le clergé vinrent. On plaça en hâte le corps dans la bière. Ce n'est qu'avec beaucoup de larmes que je pourrois, raconter ce qui se passa au moment où l'on cloua la. bière ; leurs cris, leurs gémissemens, furent l'oraison funèbre de madame Sennard : ils suivirent le deuil dans, le chœur, se placèrent à genoux au bord de la fosse, et, tandis que les, amis et moi y jettions de l'eau bénite, ils y déposèrent leurs pieuses larmes. Je les vis baiser la terre dont j'avois fait combler la fosse, et pendant plus d'une heure ils y parurent immobiles. Je les entendis répéter ces mots :Elle étoit si bonne !

La servitude, qui isole les hommes comme, leurs sentimens et leurs volontés, fera place à la liberté qui les réunit, qui leur donne je ne sais quoi de grand et de noble. À l'abri ; de la liberté, les nègres bâtiront des bourgades; les mariages seront fréquens, la population[p.283] en sera l'effet, et, tout aussi longtemps que les blancs pourront se maintenir à ce degré de supériorité qu'ils ont sur les Africains, et du coté des lumières, des sciences et des arts, autant que par cet ascendant légitime et naturel qu'un bienfaiteur conserve sur ses protégés, de l'accroissement des nègres suivra celui des richesses de l'habitant, et du commerce de la métropole avec les colonies.

Cet arbrisseau que le soleil n'avoit jamais vivifié de ses rayons, vous l'avez transplanté ; la main de l'homme a protégé ses jeunes branches ; il le couvre bientôt de son ombre, le couronne de fleurs, et l'enrichit de ses fruits : voici, ô Français ! une race nombreuse d'êtres qui n'attendent que la lumière bienfaisante de la liberté, pour devenir des hommes.

Les hommages de nos inférieurs nous flattent peu, nous n'y faisons qu'une légère attention, ce sont nos inférieurs ; mais 1'hommage et la reconnoissance de nos égaux nous élève au dessus de nous-mêmes : notre âme et tous nos sentimens sont d'accord. On ne sçauroit ajouter à notre bonheur : nous régnons, et nos sujets sont nos égaux ![p.284]

Aujourd'hui, ô mes compatriotes ! livrez vous à tous les sentimens de la charité, qui compatit, qui soulage et qui nourrit ; plusieurs milliers d'hommes, vos égaux dans l'ordre de la nature, vos frères en Dieu, élèvent tous ensemble leurs mains suppliantes ; leurs regards sont fixés sur vous ; ils ne se plaignent pas, ils oublient leurs maux ; ils vous implorent, vous qui êtes leurs maures ; ils vous supplient, eux par qui vous prosperez ! Ils sont dansles profondes ténèbres de l'ignorance, vous possède toutes les lumière ; ils ont encore cette âme vierge, susceptible des sentimens les plus purs ; par cette longue patience à attendre de vous le bienfait de la liberté, ce zèle à vous servir, par cet amour ce leurs jeunes épouses en allaitant vos enfuis, toutes les années de leur vie, vous en avez joui !...

Depuis trois siècles, vos aïeux, et vous-mêmes qui m'entendez, possédez de vastes domaines ; leurs travaux les ont mis dans vos mains. Jouissez-en, jouissez de ces biens, plusieurs milliers d'esclaves vous, en ont donné la propriété ; ceux qui vous, supplient sont leurs enfans. [p.285]

La liberté dont les peuples les plus libres font la base de la grandeur, de la prospérité et de la gloire, ainsi que du bonheur des nations, sera-t-elle un bienfait pour les nègres ? Leur caractère naturellement indolent, l'habitude d'obéir, l'insouciance absolue du lendemain, cette existence, ou plutôt ce sommeil continuel dans lequel toutes les facultés de leur âme paroissent plongées comme dans un abîme, pardonnez-moi l'expression, font qu'ils vivent de la vie des morts, et je les appellerois plus volontiers des êtres qui aspirent à devenir des hommes : ils naissent, les années se rassemblent sur leur tête ; ils les ont passées en gémissant sur la terre ; leur vie a été un long et horrible songe.

Ces hommes sont à une distance qui ne peut s'apprécier ; pour les élever à notre hauteur, leur tendrons-nous, comme à des enfans, une main secourable et protectrice ?

Ces êtres sont nés pour nos plaisirs, pour multiplier nos richesses, et jouir, sous notre protection, de la portion des biens dont nous daignons leur laisser le libre usage.

Si j'ai bien entendu, habitans des colonies, ce sont là vos discours. [p.286] Vous connoissez le cours des astres : les saisons ont une marche invariable, malgré leur inconstance ; Connoissons-nous les bornes de la tyrannie, les loix qui lui seront supérieures, les institutions que nous devons rechercher pour prévenir sa naissance, son accroissement continuel, enfin pour empêcher ses dangereux desseins ?

Que l'un de ces habitans, riche des flots de sang et des larmes qui coulent sur de vastes habitations, soit soumis au supplice les plus ordinaire parmi les plus extrêmes ; ordonnez qu'un nabot soit arrondi au dessus de la cheville de son pied droit, qu'une chaîne prenne de ce nabot, et soit fixée à un collier de fer, qui sera son carcan. Donnez-lui une nourriture grossière, un travail continu ; que son sommeil soit court, ses heures de repos rares ; qu'il ignore à jamais le terme de ses maux ; s'il se plaint, répondez-lui par un châtiment atroce ; s'il murmure, que ses douleurs augmentent : avec qu'elle éloquence il fera retentir les tribunaux de ses justes réclamations ! Que dis-je ? les tribunaux ! Un esclave ! il n'en est pas pour lui : ses [p.287] larmes n'exciteront point la pitié, ou, s'il parvenoit à trouver des âmes qui voulussent compatir à ses peines, ce sera pour lui comme le bon grain de l'Évangile, qui est tombé parmi les épines. J'aborde cet homme doublement malheureux ; son âme fuit la présence des hommes ; l'espérance d'un sort plus heureux n'est pour lui qu'un songe : il ne s'y livrera pas ; Sa situation actuelle disperse ses pensées, ses réflexions sont, à l'égard de son cœur, ce que le nabot, ce que la chaîne et le carcan sont à l'égard de son corps.

O vous, qui jouissez en paix du bienfait inestimable de la liberté ! considérez, et voyez cet homme dont toute la force suffit à peine à ses tourmens ; son courage est courbé par la douleur ; il ne peut plus pleurer, il a versé sa dernière larme !

Elevez vos pensées vers cet avenir qui s'ouvre à vos neveux ; ils vantent votre générosité, ils gémissent d'être nés deux siècles après vous, ils vous envient l'honneur de ce bienfait, et la gloire qui en rejaillit sur eux ne leur semble qu'une foible lumière, comparée à la gloire infinie que vous vous êtes acquise. [p.288]

O français !peuple généreux et magnanime, tes enfans vont mettre au nombre de l'héritage de leurs pères, les continuelles actions de grâces des esclaves qui tiennent la liberté de leur magnificence ; et, d'âge en âge, le vieillard redira à ses petits-enfans : Nos pères eurent des esclaves ; ces esclaves ont imploré nos pères ; nous sommes Français : ô mes petits enfans ! nos pères les ont affranchis ; ces hommes ont loué Dieu et béni nos pères ; leurs enfans en conservent le précieux souvenir ; ils nous chérissent ; leurs cabanes sont pour nous un sûr asyle ; et leurs fruits, ils les trouvent meilleurs quand ils nous les ont offerts.

Mots sublimes, qui retentissez de la terre au ciel, accens des milliers d'hommes, qui s'écrient, transportés, ravis de joie :Nous libres ! les Français !.... nous libres ! Vieillards, enfans répètent ces mots ; pour eux une seconde naissance : Nous libres ! Voilà d'éternels titres de noblesse ; vous aviez 600,000 esclaves ; ce sont six cent mille hommes, et c'est par vous, par votre unanime consentement, qu'ils ont franchi l'intervalle immense de l'esclave àl'homme !

Quelques personnes, peut-être, me diront[p.289] que la traite des nègres a été faite sous la sanction du gouvernement ; que si ce trafic n'eût pas été permis, on ne l'auroit osé faire. Et encore que ces hommes vous appartiennent en toute propriété, comme la maison de votre père, qu'il a héritée de votre aïeul, est la vôtre par succession, ne me dites pas non plus, habitans des colonies, que vous avez nourri et soigné les enfans de vos esclaves, que vous les avez logés, vêtus, que vous les avez instruits, et que, par tous ces titres, ils vous appartiennent de droit comme vos propres enfans.

Si tels sont vos argumens, je vous en conjure, et par tous ces généreux Français, vos ancêtres, donc vous avez trop négligé les grands exemples ; par cette naissance dont vous vous targuez, être blancs ! et par cette humanité que vous montrez en donnant l'hospitalité aux étrangers ; par l'amour que vous devez à votre patrie, dont le nom fait tout seul votre joie et votre bonheur ; par tous vos concitoyens, qui d'une voix unanime vous y invitent et vous en pressent ; et si l'on peut ajouter à d'aussi puissans motifs, je vous en conjure [p.290] par vous-mêmes, par votre gloire, le silence est préférable à ces raisons ; il est préférable à la honte ineffaçable d'une telle excuse ; avec quelque éloquence que vous la présentiez, il est préférable au crime et à l'infamie dont vous vous rendriez coupables ; redites-vous à vous-mêmes ce qu'un étranger (qui n'auroit aucun intérêt à cette cause, que celui dont il ne pourroit se défendre à la vue d'un si grand nombre d'hommes malheureux et opprimés) se diroit, que les prérogatives de l'homme sont scellées du sceau de la sagesse divine, qui l'a doué de facultés nobles, distinctes de celle de la brute.

Mais, me direz-vous, les esclaves que nous achetons sont des criminels condamnés au dernier supplice, nous les en délivrons.

Ainsi vous, qui êtes des Français, devenez les généreux libérateurs des criminels de l'Afrique ; vous ravissez à la loi le coupable qu'elle a condamné ; et afin que votre générosité soit digne du nom que vous portez, Français ! et vous, nations de l'Europe, venez et oyez ! Ils ne dérobent à un supplice infâme plusieurs milliers d'hommes, [p.291] que pour les faire jouir d'une vie longue d'infamies, d'une vie douloureuse, et qu'ils prolongent avec art par un alternatif raisonné de bien-être instantané et de maux infinis ; ainsi, de notre aveu, nous devenons les exécuteurs des sentences portées contre les criminels de l'Afrique, nous qui répétons avec orgueil les noms de nos héros, de nos savans, de nos philosophes, et qui, ô comble d'horreur ! ô honte ! nous les législateurs des nations, en devenons les bourreaux.

Que si je vous accorde qu'ils sont des prisonniers de guerre, vous vous plongez plus avant dans l'infamie. Des prisonniers de guerre ! ces hommes qui sont échappés du carnage, leur vie est sacrée. Quand ils étoient des Criminels, vous n'étiez que les exécuteurs de la loi ; et quels exécuteurs encore ! Dans le second cas, vous violez le droit des gens ; vous faites le mal que Dieu avoit permis qui n'arrivât pas à ces prisonniers, j'entends, qu'ils ne succombassent pas a la guerre ; vous vous pressez comme des animaux de carnage, et ne pouvant, comme eux, dévorer les victimes immolées sur le champ de bataille, vous [p.292] vous appropriez les malheureux prisonniers, pour les détruire ensuite par le glaive de la tyrannie, par le feu de la douleur et par tous les tourmens.

Quel moment, ô mes compatriotes, que celui où le vieillard nègre dira à son fils : Moi, qui suis libre par les années[167], je vois ma [p.293]liberté se prolonger comme un rayon de lumière sur mes enfans ; tu es libre avant l'âge, tes enfans naîtront libres ; et d'un esclavage, longtems malheureux, je vois naître, avec les siècles, une nation d'hommes libres !.... Oui, ils seront tous libres, ils ne seront jamais esclaves, Dieu ne le permet plus.

J'entends des hommes respectables épouvantés de l'affranchissement subit des nègres ; le moment de la liberté sera pour eux une surabondance de jouissances de toute espèce, leur âme sera plongée dans une sorte de délire, et les plus modérés ne[p.294]seront pas exempts de cette ivresse générale qui s'emparera des esprits ; elle est légitime : seroit-ce donc un crime à ces malheureux, de ne plus se souvenir de leur déplorable situation, à l'instant où ils sont affranchis ? Hommes respectables, voyez avec moi l'Homme pénétrer ces foibles êtres, en même tems que le sentiment de la liberté efface pour eux toute l'horreur des années ; écoulées. Ivresse sublime, l'esclavage n'est plus !

L'acte par lequel un blanc achète d'un noir sa liberté, est illégal ; il est criminel, il est atroce.

Le nègre vend la propriété de sa personne, de ses volontés et doses actions sa personne appartient à la société dans, laquelle il est né, à sa patrie après Dieu : sa volonté, dénuée des lumières de la raison, et ses actions, delà moralité desquelles, son bonheur présent et futur dépend tous entier, ne peuvent, sous aucun rapport, être concédées ni vendues.

Le nègre qui se vend, ignore certainement le prix infini de l'existence, celui plus, grand encore de la liberté ; il ignore jusqu'à quel point on pourrai abuser du droit[p.295]illimité qu'il a donné sur sa personne : ce que l'on ne commit pas n'a pu être apprécié, n'a pu être payé, ne peut être cédé ; comment pourroit-on le vendre ? Le blanc qui achète le nègre du nègre, a par-dessus lui l'avantage de savoir qu'il achète un homme ; il reconnoît si le nègre à vendre a essentiellement toutes les facultés de l'homme, l'intelligence, la force, l'adresse, la mémoire ; s'il ne les a pas toutes, il diminue de sa valeur ; et de quelque manière que I l'un et l'autre établissent leurs principes, ils. sont, et le vendeur et l'acheteur, dans une erreur égale : je n'y trouve qu'une différence, c'est que le vendeur ne connoît pas bien précisément le prix de ce qu'il vend ; pourquoi il est digne de pitié : l'acheteur, au contraire, le sait parfaitement ; c'est parce qu'il le sait, qu'il contracte ;c'est parce qu'il achète sciemment la liberté et l'existence d'un être, son égal dans la classe des êtres, son frère en Dieu? qu'il est criminel, qu'il est méprisable, qu'il est infâme ; et, par toutes ces raisons, le mépris qu'on a pour les esclaves doit, à plus juste titre, s'étendre sur leurs maîtres.

La liberté ! la liberté est un bienfait inhérent[p.296]à l'existence de l'homme ; elle est inaliénable et incessible. D'où nous viennent tant d'argumens, sinon de la peine que vous ressentez à vous dessaisir d'un bien acquis contre les loix saintes et inviolables de la nature ? Ces loix augustes sont sacrées ; elles sont éternelles.

En examinant quels ont été l'es motifs qui ont pu vous déterminera faire la traite des nègres, si je vous demande, Français ! est-ce l'amour de l'humanité, de la justice ? vous gardez le silence d'un homme accablé sous l'énormité de son crime ; ce silence dévoile à la fois votre honte et vos forfaits ; ce silence vous accuse, il vous convainc ce silence fixe sur vos actions, sur vos pensées, tous les sentimens de l'horreur et de l'exécration, ce silence change à mes yeux tout ce qui vous environne en objets d'indignation, ce silence appelle sur vous les supplices réservés aux plus grands criminels, l'ignominie qui les précède, et ce long souvenir par lequel les hommes expient sur les enfans et les crimes et les bassesses de leurs ancêtres ; et comme si le tems de notre vie ne suffisoit pas à notre honte, la vengeance divine, toujours implacable[p.297]et infinie dans ses moyens, transmet le souvenir de nos crimes ; et, de siècle en siècle, ces mêmes sentimens de courroux, et d'indignation dont nous sommes, émus, parviendront à nos derniers neveux avec la même horreur, et votre infamie sera encore une infamie dans tous les siècles à venir.

Ce fleuve, dont la source est éloignée de la mer par plusieurs centaines de lieues, et qui, par sa largeur et sa profondeur, vous laisse à douter si vous cessez de naviguer en pleine nier, vous l'appelez grand, et, par comparaison à d'autres fleuves, vous, dites, c'est le plus grand de tous les fleuves ; vous nommez le lieu d'où il prend sa source, et celui où ses eaux se confondent avec les eaux de la mer ; leur distance excite en vous une profonde admiration ; vous ne connoissez rien au monde dont la grandeur puisse être comparée à la grandeur de ce fleuve : je m'en étonne avec vous ; comme vous je l'admire ; et, quelle que soit l'immensité de ce fleuve, vous en connoissez la naissance et vous voyez son embouchure.

Voici, ô Français, un long cours de crimes ; il a commencé depuis plusieurs[p.298]générations : placés à une grande distance du lieu où il coule avec les années, nous n'en connoissons que ce que les voyageurs, dont l'exagération est toujours loin de la vérité, nous en disent ; si leur nombre, qui est infini, n'inspire pas une confiance sans bornes, vous convenez néanmoins que le peu que vous en savez, et à quoi votre scepticisme ne peut rien opposer, est au dessus de tout ce dont l'homme est capable : ce cours de crimes est l'œuvre, j'en frémis d'épouvante et d'effroi, il est l'œuvre de l'homme civilisé ; il est ce cours de crimes ; il est immense, puisqu'il couvre toutes entières des îles plus grandes ensemble que des royaumes de l'ancien monde ; il traverse les mers ; il dépeuple l'Afrique et l'Amérique ; l'Amérique entière n'est pas assez vaste pour ses ravages :etce crime n'en sera pas un tres-grand !

Les nègres libres sont de tous les maîtres. les plus durs ; et quand un Européen veut effrayer son nègre et lui inspirer une grande crainte, il le menace de le vendre à un nègre libre : ces hommes, parvenus, tout-à-coup de l'esclavage à la liberté, conservent dans leur cœur le souvenir affreux[p.299]de ce qu'ils ont été capables de souffrir sans mourir, et ils épuisent sur leurs malheureux esclaves les tourmens et les tortures que l'homme a inventés dans sa fureur ; ils les exécutent avec un raffinement de cruauté, et cet air de satisfaction et de calme que nous aurions un jour de fête. Rien n'approche de la tranquille férocité, de cette ironie dans les paroles, dans le regard et dans les gestes, par lesquels ils froissent tous les sentimens du patient, à l'instant où son corps offre l'image d'une plaie inguérissable, et dont les douleurs ne se peuvent concevoir.

Si un Européen le sollicite de faire grâce, il lui réplique avec un respect mêlé de reproches : C'est mon nègre, c'est mon esclave, etc.

Trente-deux mille esclaves importés dans nos colonies ont perdu, avant leur arrivée, le sixième de leurs compagnons, ou par les suites d'une épidémie ou par les accidens de la mer, et, ce qui est pire, par la férocité et l'intempérance des blancs, et enfin par le défaut d'espace et la mauvaise nourriture, autant que par les précautions, mêmes, que les blancs, prennent pour leur[p.300]conservation : si vous ajoutez à ces trente, deux mille hommes qui ont été faits prisonniers de guerre pour nous, être vendus,. le nombre de ceux qui sont péris dans la mêlée, avant ou après la bataille, en se précipitant dans les rivières ceux qui sont morts à la guerre en combattant pour leurliberté, et qu'ils ont défendue avec la plus grande intrépidité ; ceux que le spectacle, de leur patrie dévastée aura affectés, profondément, et qui sont allés attendre la mort sur les tombeaux de leurs ancêtres, en nous maudissant ; ceux qui savent que les fers de la servitude entrent jusque dans, l'âme, et qui préfèrent la mort à l'esclavage et à la clémence des blancs : si vous réfléchissez sur tous, ces objets, vous conviendrez que, pour convertir tous les ans trente-deux mille hommes en animaux domestiques et en instrumens de labourage, nous avons imité un homme qui, voulant transporter des arbres, détruiroit plusieurs forêts.

Et en effet, on ne peut estimer la dépopulation annuelle moindre de 60 à 70,000 hommes pour la partie de l'Afrique avec laquelle nous faisons la traite des nègres,[p.301]ce qui donne, pour dix années, un nombre de 6 à 7oo ooo ! Depuis trois cents années, nous continuons ce commerce avec les rois de la côte d'Afrique.

Si je me transporte en Afrique, je vois des Français exciter les rois à dépeupler leurs provinces, et un chargement d'eau-de-vie faire verser une plus grande quantité de sang : un miroir, un peigne, une pièce de toile, sont le prix que nous offrons en échange de meurtres que l'on vient de commettre ; ces vils objets, pour la liberté d'un homme, pour la liberté de plusieurs milliers d'hommes, pour la mort d'un plus grand nombre. Je succombe à la vue de tant d'horreurs ; et tous les hommes assemblés applaudiroient à ce commerce, que j'élèverois ma voix du milieu de leurs criminelles acclamations, et seul je m'écrie-rois :Ayez horreur !

Les larmes que ce nègre verse avec amertume, ses aïeux les ont répandues avant lui; son fils les répandra à son tour, et ses arrière-petits-enfans arroseront de leur sang et de leurs pleurs ce même sol sur lequel leur aïeul a gémi : la douleur, l'ignominie, les tourmens, la servitude, voilà[p.302]donc l'héritage que l'esclave promet à sa postérité ! Ecrit-il donc réservé aux peuples modernes de commettre un crime dont toute l'horreur fût transmise et par l'agresseur et par l'offensé, de générations en générations ?

Dans la supposition-même où les nègres que vous achetez seroient, contre toute vraisemblance, coupables de crimes, ne les ont-ils pas déjà expiés en devenant vos esclaves ? Cette peine n'est-elle pas infiniment supérieure à toutes les peines qui ont jamais été infligées par tous les législateurs ? Mais leur postérité est-elle aussi complice des crimes commis par leurs parens en Afrique ? Non sans doute ; c'est votre postérité, au contraire, qui se rend complice de vos fureurs et de vos cruautés ; vos successions sont un héritage de crimes à expier, que l'on continue, un héritage de pleurs à essuyer, un héritage de plaies à guérir, de consolations à donner, au lieu desquelles vous prodiguez les tourmens, un héritage de torts à réparer, et que vous aggravez, de malheurs et de maux infinis que vous augmentez tous les jours.

On me pardonnera sans doute cette[p.303]digression sur l'esclavage des nègres, dans un ouvrage consacré tout entier à redire quelle est la splendeur d'un peuple qui, à l'énergie de la liberté, ajoute encore la majesté du pouvoir souverain ; un ouvrage destiné à faire connoître à l'homme ses droits et leur étendue, sa dignité, sa puissance, et quels biens il a droit d'en espérer ! Sans doute un sujet aussi grand, les droits et la souveraineté du peuple, n'est pas éloigné de la cause des noirs. Français ! ô Français ! peuple magnanime qui vois le trône et sa splendeur comme une prairie, où tes Législateurs viennent de s'asseoir en ton nom, il est tems que ta puissance se manifeste par des bienfaits ! la cause des nègres rencontre sans cesse aux pieds du trône de ton roi, des hommes, des intérêts et des passions. O Peuple-roi ! jusqu'à quand souffriras-tu que la majesté du nom Français soit avilie et offensée ?

C'est dans l'auguste Assemblée Nationale que l'humanité fera entendre sa voix touchante : eh ! que puisse-t-elle s'y montrer précédée de ces gémissemens que fait entendre dans les provinces de l'Afrique le [p.304]vieillard isolé, qui demande aux vents sur quelles côtes ont abordé ces hommes blancs, qui ont emporté les noirs pour ne les ramener jamais ! Heureux ce vieillard dans sa douleur ! trois fois heureux ! il ignore ce que sont devenus, sur une rive étrangère, son frère, sa femme, les fils de sa sœur, et ses propres enfans.

 

Déclaration du Traducteur.

 

Je déclare ne connoître directement ni indirectement M. le Cardinal de Rohan, M. Desprémenil, et n'avoir jamais connu M. de Bezenval, avant le 14 juillet 1789. À Paris, le 20 octobre 1790. T. Mandar.

 

Errata.

 

Préface, page xxiij, ligne 3,supprimez des rois. Page 162, ligne 22, devenoit, lisez devient. Ibid. ligne 23, mettoit, lisezmet.

TomeII, page 117, ligne 4, imprudence, lisez importance.

Fin du second, et dernier volume

De l'imprimerie de J. Grand, rue du Foin-Saint-Jacques, N°. 6.