Considérations sur les gouvernemens, et principalement sur celui qui convient à la France


Par M. MOUNIER.

À GRENOBLE,

De l'Imprimerie de J. M. CUCHET, Imprimeur des États de la province de Dauphiné.

M.DCCLXXXIX.

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INTRODUCTION.

 

Il est peut-être des circonstances où l'on est excusable de parler de foi. Je sais que plusieurs personnes m'accusent d'avoir des principes, foibles. On conviendra du moins que, dans le moment présent, on n'a nul besoin de courage pour montrer de l'énergie dans les prétentions & de la philosophie dans les moyens ; mais que pour avouer des principes foibles, il faut avoir un peu de fermeté.

Ceux qu'on me reproche sont cependant les mêmes qu'on a souvent jugés exagérés, dans le cours de l'année précédente; c'est que mes opinions n'ont point changé avec les événements ; je ne crois pas qu'elles aient été jusqu'à ce jour favorables au despotisme. Je ne crois pas que j'aie pu nuire[p.4] à ma patrie en prouvant les dangers des privilèges des Provinces, dans l'Assemblée tenue à Vizille, le 21 Juillet 1788, où l'on déclara que les États de Dauphiné ne reconnoitroient jamais d'autres subsides que ceux qui seroient accordés par les États-Généraux — en publiant, sans relâche, qu'il falloit oublier tous les préjugés de lieux, de corps & de protection, adopter pour patrie la France entière,& mettre la liberté publique sous la garde de tous ; — en contribuant à la constitution des États de Dauphiné, à laquelle les circonstances ont donné de grands défauts, mais qui a porté les autres Provinces à réfléchir sur les droits des peuples ; — en dénonçant dans l'Assemblée tenue à Romans pendant le cours du mois de Novembre, les inconvénients de là séparation des Ordres,& en y soutenant la nécessité de faire délibérer les trois Ordres constamment réunis,& de compter les suffrages [p.5] par tête, dans les États Généraux de 1789, pour faciliter l'établissement de la constitution ; vérités qui furent consacrées dans une lettre écrite au Roi, au nom du Dauphiné ; — en combattant dans les États de la même Province les systèmes présentés par la majorité des Notables ;— en distinguant, dans mes observations sur les États-Généraux, les moyens propres à établir la constitution de ceux qui doivent la maintenir.

Il pourroit m'être permis de dire que, dans un temps où il étoit dangereux de résister aux Ministres, j'ai donné quelques preuves de zèle& de fermeté ;mais je dois avouer que je n'aime point à créer les obstacles, pour le plaisir de les combattre; que je ne suis l'ennemi de l'autorité, que lorsqu'elle veut opprimer le peuple ; que j'abhorre l'abus de la force, la tyrannie ou la licence de la multitude, autant que le pouvoir arbitraire d'un seul ; que dans[p.6] tout ce que j'ai fait, dans tout ce que j'ai écrit pour la révolution présente, j'ai tâché d'exprimer l'amour de la justice & de la modération; que j'ai hautement professé mon attachement extrême au Gouvernement Monarchique ; que je n'ai jamais séparé la liberté du peuple, de la puissance légitime du Monarque ; que ma Province m'en a donné l'exemple,& prescrit le devoir.

C'est encore d'après les mêmes principes, que je hasarde de publier quelques réflexions rédigées à la hâte, sur la constitution qui convient a la France.[p.7]

 

De la Liberté.

 

LE peuple François veut la liberté ; ce nom sacré comprend lui seul tous les droits dont l'home doit jouir dans l'ordre social. Il n'exprime pas la faculté de faire sa volonté sans aucune réserve ; car si chaque individu possédoit cette faculté, il auroit le droit de nuire à ses semblables : le plus fort, le plus adroit parviendroit à subjuguer les autres : la liberté deviendroit l'appanage d'un petit nombre ; ou si la servitude générale n'étoit pas établie, tout se décideroit par la violence, & les Citoyens [p.8] seroient dans un état de guerre perpétuelle.

La liberté appartient à tous les hommes ; mais pour qu'ils puissent tous en jouir, il faut que nul n'attaque impunément celle des autres. La liberté consiste donc à pouvoir faire tout ce qui n'est pas nuisible à autrui.

Pour empêcher un Citoyen d'attenter à la liberté d'un autre, il faut déterminer les droits & les devoirs de tous : il faut défendre les actions nuisibles,& établir des peines contre ceux qui s'en rendent coupables.

Pour déterminer les droits & les devoirs, il faut établir des règles que les Citoyens puissent connoître,& auxquelles ils puissent se conformer. Ces règles sont appellées des loix, parce qu'elles lient & qu'elles obligent tous les membres de la société. C'est donc 1'autorité de la loi qui assure la liberté générale; c'est la loi qui détruit l'empire de la force; c'est elle qui protège tous les droits ; sans elle il ne peut point exister de liberté.

Mais remarquons bien les caractères des loix. On ne peut donner ce nom qu'à des règles précises qui apprennent aux Citoyens ce qu'ils doivent faire & ce qu'ils doivent éviter, qui n'aient pas un effet rétroactif ou une exécution relative à des faits antérieurs, qui soient le résultat d'une volonté calme & réfléchie,& qui ne soient jamais dirigées par la prévention ou la haine contre un individu, ou par le désir de lui être favorable. Ainsi les loix ont cet avantage que, n'étant rendues que pour la société en général, elles imposent à tous les Citoyens des obligations communes ; que lorsqu'il faut décider les cas particuliers, elles préviennent la partialité des jugements, elles éclairent ou contraignent la volonté des Magistrats ; qu'elles avertissent sans [p.9]cesse chaque individu de ses devoirs ; qu'elles offrent un secours confiant à la foiblesse ;& enfin qu'elles instruisent le Peuple des bons ou des mauvais des-seins de ses chefs, en lui donnant une mesure certaine pour juger leur conduite dans l'exercice de leurs fonctions.

 

Du pouvoir Arbitraire & de l'Anarchie.

 

Une nation qui n'a point de loix ne peut se régir que par les décisions d'une volonté passagère qui change suivant les temps, les circonstances, les personnes,& qui n'étant éclairée par aucune règle, cède à la prévention, à la haine, à la pitié, à toutes les passions.

Le pouvoir ainsi exercé sans règles, sans principes confiants, est celui que nous appelions pouvoir arbitraire. En quelques mains qu'il soit placé, les citoyens ne sont pas libres. Ils ne peuvent jouir en sûreté d'aucun de leurs droits ; leur vie même est toujours en danger ; l'innocence peut être facilement confondue avec le crime ;& les actions les plus indifférentes peuvent être qualifiées de délit.

Que le pouvoir arbitraire soit confié à un seul, ou à plusieurs, ou à la multitude, il a toujours les mêmes effets ;& je n'y mets d'autre différence, si ce n'est que, plus le nombre de ceux qui l'exercent est considérable, plus la liberté personnelle est en péril.

Le despotisme d'un seul est: ordinairement tempéré par le sentiment de fa foiblesse,& par la crainte de trop irriter ses sujets. Mais quelle digue opposer au pouvoir arbitraire de la multitude ?

C'est sans doute un superbe spectacle pour un ami des hommes, de voir un peuple sentir qu'il[p.10]n'est pas né pour servir les caprices de ceux qui le gouvernent, & pour être possédé comme un vil troupeau, se réveiller d'une longue léthargie r s'indigner du poids de ses fers, & braver la mort pour briser le joug de l'esclavage. Sans doute un Peuple qui possède ce noble courage, est digne d'être libre : mais combien il importe à son bonheur qu'après s'être affranchi de la servitude, il se soumette à l'empire de la loi ; car s'il exerce lui-même la souveraineté, entrainé par le sentiment de sa force, la moindre résistance lui paroit un crime digne de mort. C'est dans le feu des passions qu'il prononce ses volontés. S'il n'étoit pas passionné, il ne gouverneroit pas ; l'obstacle qu'apporte nécessairement le grand nombre aux délibérations, les rendroient impossibles ; si l'on vouloit, s'obstiner à les prendre dans le calme, il faudroit renoncer à délibérer. On ne peut y parvenir qu'en captivant l'attention, en dominant le tumulte par la force de l'éloquence, en réveillant les passions des Auditeurs, en excitant leur enthousiasme. Les partis violents sont les seuls qui peuvent être entendus ; la modération & la prudence paroissent des actes de foiblesse. Cédant aux premières impressions, un pareil Peuple ne prendra jamais le temps nécessaire pour consulter les avis du savoir & de l'expérience. Il se laissera séduire par de faux bruits, parce qu'il est essentiellement crédule ;& dans ses moments de fureur, il exercera l'ostracisme envers un grand homme. Il voudra la mort de Socrate, le pleurera le lendemain,& quelques jours après lui dressera des autels.

Dans cet état d'anarchie, l'observateur est d'abord séduit par l'image flatteuse de l'indépendance ; mais il est bientôt convaincu qu'au milieu de cette multitude en agitation, aucun homme ne [p.11]jouit de la liberté & de la sûreté. Une calomnie, un simple soupçon suffisent pour le mettre en danger : la faveur du peuple ne sauroit même l'en garantir ;& comme les sentiments extrêmes sont les seuls qui animent les Assemblées tumultueuses, il n'est point d'intervalle entre l'amour & la haine ;& rien n'est plus commun, dans les fastes de la puissance populaire, .que de voir la multitude briser de ses mains l'idole qu'elle avoit encensée le jour précédent.

Ce qui sur-tout est de la plus terrible conséquence dans le despotisme de la multitude, c'est que ceux qui ne savent pas réfléchir (& c'est toujours le plus grand nombre) soutiennent cette autorité jusqu'au moment où ils en deviennent le-victimes ; qu'ils la soutiennent parce qu'ils la partagent ; c'est que peu d'hommes ont le courage de lui résister. Rien n'est plus fréquent que de rencontrer des gens d'honneur qui s'empressent de lutter contre l'autorité arbitraire d'un seul : mais devant la force de la multitude, tout cède à l'instant, on obéit sans rougir ;& comme elle distribue elle-même la gloire, puisqu'elle forme l'opinion publique, il faut avoir le plus sublime courage pour ne pas flatter toutes ses passions ; il faut savoir dédaigner la gloire & même braver la honte.

Pour achever de caractériser le despotisme populaire, on doit ajouter qu'il se termine le plus souvent par le pouvoir arbitraire d'un seul. Quand la multitude est: venue an point de redouter ses propres excès, elle se choisit un chef, & finit : par obéir à tous ses caprices.

Je le répète donc ; la véritable liberté n'est que la sûreté des biens & des personnes ; cette sûreté n'a point d'autres fondements que le respect des[p.12]loix. La-licence ou l'anarchie est donc la plus, cruelle ennemie de la liberté. La licence n'est autre chose que le pouvoir arbitraire, c'est la faculté de pouvoir nuire impunément, & dans ce sens, le despotisme d'un Monarque absolu, n'est: que la licence d'un seul, comme l'anarchie est la licence de la multitude.

 

De la division des pouvoirs.

 

Pour que les loix puissent maintenir la liberté, Il faut assurer leur exécution : c'est la nécessité d'établir des loix & de les exécuter, qui exige des institutions que nous appellons Gouvernement.

Pour empêcher la tyrannie, il est absolument indispensable de ne pas confondre avec le pouvoir de faire les loix, celui qui doit les faire exécuter ; si leur exécution étoit confiée à ceux qui les établissent, ils ne se considéreroient jamais comme engagés par des loix antérieures.

L'exécution des loix est fréquemment arrêtée par le choc des passions qu'elles combattent. Les passions de ceux qui sont chargés de les faire observer sont aussi mises en mouvement par une sorte de réaction. S'il leur est permis d'écouter leurs volontés particulières, la loi n'est plus impartiale, ou plutôt on abuse de son nom pour déguiser un régime oppresseur.

Quant au pouvoir judiciaire, il n'est qu'une émanation du pouvoir exécutif qui doit le mettre en activité & le surveiller constamment : mais afin que le pouvoir exécutif n'introduise pas l'arbitraire dans les tribunaux, & ne domine pas la conscience des Juges, les loix doivent garantir leur liberté dans l'exercice de leurs fonctions, & ne [p.13]pas permettre qu'ils soient dépossédés de leur emploi pendant le temps qu'elles auront déterminé, si ce n'est pour une prévarication,& en vertu d'un jugement légal.

C'est une vérité incontestable que la réunion des pouvoirs détruit entièrement l'autorité des loix,& forme le despotisme.

Dans les Républiques anciennes on n'avoit point assez connu l'importance de la division des pouvoirs législatif & exécutif. On avoit établi des Corps, des Magistrats à qui l'on avoit confié divers degrés de puissance : mais le pouvoir arbitraire étoit sans cesse à coté de la loi. Aussi de violentes convulsions troubloient souvent la paix publique. La liberté, la licence & la servitude se succédoient rapidement. À Rome, par exemple, le droit de faire des loix appartenoit au Peuple, au Sénat, au Préteur ; ils avoient aussi le droit de les faire exécuter,& même celui de juger. On ne doit pas être surpris qu'avec un pareil gouvernement, le peuple romain n'ait pu conserver sa liberté. Il n'auroit pas autant tardé de déchirer lui-même le sein de sa patrie, pour la précipiter ensuite dans l'esclavage, si ses chefs n'eussent eu le soin de le conduire souvent à l'ennemi, & de diriger son ardeurvers la conquête du monde.

Mais comment doivent être exercés les pouvoirs législatif & exécutif? Il faut prendre ici pour seul guide le plus grand avantage de la société, & se rappeler que le meilleur gouvernement est celui qui porte au plus haut degré le bonheur & la sûreté du peuple.

Pour qu'un peuple puisse, sans de très-grands inconvénients, se réserver le pouvoir de faire des loix, il faudroit qu'il fût très-peu nombreux, qu'il [p.14]eut des mœurs simples, que ses intérêts fussentfacile à régler,& que les; fortunes fussent à-peu-près égales; c'est-à-dire, qu'il n'existe pas sur la terre de peuple connu, à qui la démocratie, dans le sens qu'on attache pour l'ordinaire à cette expression, puisse véritablement convenir.

Si le nombre des personnes qui délibèrent est trop considérable, les résolutions sont prises au milieu du tumulte ; on ne s'éclaire point par la discussion, on ne réfléchit pas sur les conséquences. Tous les individus sont entraînés par l'imitation, ou par la crainte d'encourir l'indignation publique, en combattant les opinions qui plaisent à la multitude. Si les fortunes sont inégales, les pauvres: seront forcés d'abandonner le soin des affaires publiques,& sans leur conserver aucune influence, les riches s'empareront du gouvernement.

Je suis même si frappé des inconvénients inséparables de la démocratie pure, qu'en supposant qu'il existât une Nation digne de la posséder, je ne pourrois lui en conseiller l'usage. En effet, un peuple dont le nombre n'excéderoit pas douze ou quinze cents hommes éclairés, égaux en richesses, pleins de zèle pour leur patrie, seroit certainement, par sa situation, le plus propre à exercer en corps le pouvoir législatif.

Cependant n'agiroit-il pas plus prudemment s'il considéroit que les circonstances qui lui facilitent 1'exercice de ce pouvoir, doivent bientô.t cesser ; que la population s'augmentera ; que les richesses seront bientôt inégales; qu'il deviendra impossible à tous les citoyens de passer leur temps à délibérer, sur. l'intérêt général; que les Magistrats chargés de l'exécution des loix, usurperont le droit exclusif de les proposer, tromperont la[p.15]multitude, ne lui laisseront qu'une influence apparente, ou que, dans un moment d'effervescence, elle se choisira un chef, & lui donnera tous les genres d'autorité.

D'ailleurs, quand un peuple réunit en corps pour faire des loix, peut-il exister une puissance capable de balancer la sienne ? Est-il facile de le convaincre du danger de la réunion des pouvoirs? Est-il facile de s'opposer à ses volontés ? Si les Magistrats chargés de l'exécution des loix, ne parviennent pas à le tromper ou à le séduire, à multiplier leurs prérogatives, à se rendre maîtres du temps & des sujets de délibération, auront-ils quelques moyens de prévenir des changements continuels dans les loix ? Pourront-ils empêcher le peuple d'ordonner, d'exécuter, de juger arbitrairement ?

Qu'on ne me cite pas les exemples des anciennes républiques; elles pourroient fournir beaucoup de preuves en faveur de ces réflexions : d'ailleurs les anciennes républiques étoient toutes de véritables aristocraties, puisque la plus grande partie de leurs habitants étoient esclaves,& que les citoyens pauvres vendoient leur liberté pour se procurer leur subsistance. Ainsi, par cette affreuse politique, ils excluoient du gouvernement la classe la plus nombreuse,& rendoient les délibérations moins difficiles. On doit aussi remarquer que, malgré la confusion des pouvoirs législatif, exécutif & judiciaire, plusieurs corps différents en partageoient l'exercice avec le peuple, & ce partage, en suscitant des rivalités & des agitations continuelles, tempéroit le pouvoir arbitraire, & empêchoit les divers partis de s'y livrer avec sécurité.

Il est inutile de démontrer combien il seroit absurde, pour éviter les inconvéniens de la démocratie, [p.16]de rendre un seul homme le maître absolu. de tout un peuple, ou de réserver le droit de faire des loix à un petit nombre de personnes à qui il appartiendroit héréditairement, ou qui choisiroient elles-mêmes pour remplir les places vacantes. L'aristocratie est le pire des gouvernemens, lors même qu'elle use avec modération de son autorité; elle avilit le caractère public ; elle voue le plus grand nombre des citoyens au mépris de quelques familles.

S'il est dangereux de laisser la législation au peuple en corps, il seroit bien plus dangereux encore de lui laisser les pouvoirs exécutif & judiciaire ; ils acquerroient dans ses mains une force supérieure à celle des loix. Ils ne seraient plus destinés à faire respecter les révolutions du corps législatif, mais les décisions arbitraires de la multitude.

Tous les peuples doivent donc confier ou déléguer l'exercice des pouvoirs, mais ils doivent aussi tellement les diviser & en assigner les limites, que ce qu'ils ont établi pour l'utilité commune, ne puisse jamais être employé contre le but de son institution. Ils doivent s'interdire tous les moyens de. résistance contre les loix,& ne s'en doivent réserver que contre la tyrannie.

On ne me soupçonnera pas sans doute de vouloir nier que toute autorité émane de la nation: mais la seule conséquence qu'il faut tirer de ce principe, c'est qu'aucun Gouvernement n'existe pour l'intérêt de ceux qui gouvernent ; car si tous les pouvoirs émanent du peuple, il importe à sa félicité qu'il n'en ait pas l'exercice, & qu'il ne conserve que l'influence nécessaire pour empêcher les dépositaires de ses pouvoirs d'en faire un usage contraire à ses intérêts.[p17]

De toutes les républiques anciennes & modernes, celles qui se sont le plus rapprochées des vrais principes, sont certainement les États-Unis de 1'Amérique ; ils ont confié le pouvoir législatif à des représentants du Peuple,& le pouvoir exécutif à un Magistrat.

La représentation du Peuple étoit inconnue aux Anciens ;& quand on réfléchit à tous ses avantages, on est tenté de pardonner au Gouvernement féodal, dont elle tire son origine, tous les maux qu'il a faits à l'Europe. La représentation du Peuple, malgré tous les sophismes des admirateurs outrés des Grecs & des Romains, est véritablement la plus belle, la plus heureuse de toutes les institutions politiques.

Le peuple a toujours assez de lumières pour sentir le prix de la vertu. Les hommes qu'il choisit sont ordinairement dignes de sa confiance. Il exerce par la nomination de ses représentans la véritable autorité qu'il importe de lui réserver, pour la conservation de la liberté publique,& qui bien loin d'avoir des inconvéniens, est la source des plus grands avantages.

Le pouvoir législatif ne doit pas être confié à des hommes sans fortune, qui n'auroient ni assez de loisir, ni assez de lumières pour s'occuper avec succès du bien général : mais par la représentation il s'établit des liens de fraternité entre les riches & ceux qui sont forcés de travailler pour leur subsistance. Les premiers ont intérêt à mériter les suffrages des autres ; ils cherchent à se concilier l'opinion publique. Dans tous les pays où les représentants du Peuple sont librement élus, le rang & l'opulence inspirent moins d'orgueil, les mœurs sont moins corrompues,& le luxe moins effréné.[p.18]

 

Du pouvoir exécutif, confié à temps & par élection.

 

Dans les républiques Américaines tous les: genres de pouvoirs sont confiés pour un temps déterminé & par élection. Il est facile de voir qu'un pareil gouvernement ne peut convenir qu'à une population peu considérable.

Le pouvoir exécutif est, pour la félicité publique, d'une importance absolument égale au pouvoir législatif, ou plutôt, ils ne peuvent pas exister l'un sans l'autre. À quoi serviroit une loi, si la force publique ne la faisoit pas observer. Ainsi le pouvoir exécutif & l'autorité de la loi sont absolument inséparables.

L'exécution de la loi éprouve plus d'obstacles en proportion du nombre des citoyens. Dans un petit État il y a moins de crimes à punir. Les abus sont facilement apperçus & réformés. Au contraire, dans un État d'une grande étendue & d'une immense population, il faut une surveillance continuelle pour maintenir-la tranquillité publique. Les infractions envers les loix. sont plus multipliées, plus difficiles à découvrir,& les troubles beaucoup plus dangereux. Il y a donc nécessité de confierplus de force au pouvoir exécutif dans un grand État, que dans une petite République. On ne dirige pas une armée comme une légion,& une légion comme une compagnie de soldats ; il faut toujours proportionner le levier à la pesanteur du corps qu'on veut mettre en mouvement.

Rien ne prouve mieux la nécessité de donner au pouvoir exécutif une grande force que les précautions prises par les anciens, pour suppléer à la[p.19] foiblesse des moyens employés ordinairement à l'exécution des loix. Delolme a fait lui-même cette réflexion,& rappelle les imprudentes ressources de l'ostracisme & de la dictature auxquelles les Athéniens & les Romains avoient recours dans certaines circonstances. Il est difficile de concevoir une constitution plus vicieuse que celle qui obligeoit un peuple à bannir tous les hommes qui obtenoient un grand crédit par leurs talens ou leurs vertus, ou celle qui forçoit un autre peuple â donner à un seul, le droit de vie & de mort sur tous les citoyens.

Le pouvoir exécutif est nécessairement foible, s'il est confié à temps & par élection. Le Magistrat qui en est revêtu, est alors dans une certaine dépendance de ceux qui l'ont choisi. Il est lié par la reconnoissance envers les personnes qui lui ont procuré des suffrages ; il peut être sur-tout retenu par la crainte de susciter, pendant l'exercice de ses fonctions, des ennemis qui puissent répandre l'amertume sur le reste de ses jours. Les intrigues, les sollicitations, les menaces rallentiront sans cesse son courage ; les ordres qu'il fera transmettre aux agens qui lui sont subordonnés, ne seront pas fidèlement remplis, ils auront souvent intérêt à lui désobéir,& rarement à lui témoigner de la soumission, & de la fidélité ; ils ne pourront penser à sa puissance, sans entrevoir le jour déterminé où elle finira. Il doit même exister un intervalle, dans tous les États-Unis, où le pouvoir exécutif est presque sans force C'est celui où le dépositaire est près du terme de ses fonctions. Aussi plusieurs observateurs, en approuvant toutes les résolutions de la plupart, des législatures Américaines ont cru appercevoir que, jusqu'à ce jour, le pouvoir exécutif n'avoit pas eu une assez grande autorité, que[p.20] les subsides ne sont pas payés, les tribunaux peu respectés,& les délits impunis ; mais que l'inobservation des loix n'y entraîne pas de grands désordres, parce que les mœurs y sont douces, les besoins faciles à satisfaire,& que les hommes n'y sont pas entassés comme en Europe : quoi qu'il en soit, il est du moins certain que si le pouvoir exécutif des Gouverneurs Américains est suffisant pour les États-Unis, il ne le seroit pas pour une grande Nation.

 

Du Gouvernement fédératif.

 

Il est vrai qu'un peuple nombreux pourroit se diviser & former plusieurs Souverainetés qui se ligueroient entr'elles, comme les Cantons Suisses, les Provinces-Unies, et les États-Unis de l'Amérique : mais voici, je crois, les suites nécessaires de l'union fédérative. Elle pourra subsister sans trouble, si les diverses parties de l'union n'ont d'autre intérêt commun que celui de la paix & de la guerre; c'est-à-dire, si elles se bornent à contracter une alliance, si elles ne forment pas une assemblée permanente de leurs envoyés respectifs ; si ces envoyés ne s'occupent que du soin de veiller à la défense générale du pays, qu'ils n'aient aucune armée à leurs ordres, qu'ils ne puissent faire aucune loi, imposer aucun subside,& enfin, si chaque Province dispose à son gré de ses forces particulières, sauf à fournir les secours stipulés par les traités d'association : mais sur-tout, il faut que ce peuple soit purement agricole, qu'il soit à l'abri des invasions, par sa position naturelle, que les diverses provinces aient à peu près, les mêmes produits, les mêmes moyens d'industrie, qu'elles [p.21]ne puissent jamais se trouver en concurrence pour leur commerce, qu'elles n'exigent pas différents genres de protection. Il faut que ce peuple reste pauvre, indifférent aux querelles de ses voisins, & que s'il y prend quelque part, ce soit comme auxiliaire stipendié.

Si un peuple veut être commerçant, s'il veut avoir quelqu'influence sur les intérêts des Nations, protéger les moyens de maintenir la paix générale ; si les Provinces ont divers genres de richesse ; s'il faut, pour l'intérêt des unes, des forces maritimes, pour celui des autres, de grandes forces de terre ; si plusieurs, entourées de voisins puissants, sont obligées d'assurer leurs frontières par des troupes nombreuses, il est évident qu'une simple alliance ne suffiroit pas pour les mettre en sûreté contre les invasions de leurs ennemis, que les Provinces maritimes ne sauroient supporter seules les frais de l'entretien d'une flotte, les provinces frontières, les frais d'une forte armée. Il faudroit donc alors resserrer les liens & confondre les intérêts, assujettir toutes les parties de l'union aux mêmes charges, aux mêmes avantages, créer un corps législatif & une puissance exécutrice pour régler tout ce qui intéresse l'association en général, leur confier des armées, les autoriser à établir des impôts.

Mais bientôt la jalousie éclatera entre les provinces. La différence de leurs intérêts les mettra souvent en opposition ; chacune d'elles ayant ses loix, son gouvernement, aura des préjugés particuliers ; chacune d'elles voudra retirer les plus grands avantages de l'association ; il n'y aura point d'esprit public. On supportera avec peine les sacrifices qu'exige le maintien de l'union. Pour faire respecter les décrets du corps fédératif, il [p.22]faudra sans cesse augmenter ses prérogatives ; la, place du chef de ce corps deviendra bientôt, par son importance, un sujet de brigues & de querelles. Pour les prévenir, un Stathoudérat héréditaire sera établi ;& enfin le Stathouder en profitant des rivalités des provinces, parviendra bientôt à les assujettir, les unes par les autres, à son autorité absolue[1].

Mais qu'importe, au reste, la question de savoir si un gouvernement fédératif peut être durable ? Comment regretteroit-on de n'être pas né sous un pareil gouvernement, puisqu'il est vrai que le pouvoir exécutif y obtient rarement assez d'autorité pour faire observer les loix, puisqu'il est vrai que toute société, pour peu qu'elle soit nombreuse, n'a pas de parti plus prudent à suivre, que de confier le pouvoir exécutif héréditairement à un seul Magistrat, soit qu'on l'appelle Roi, Duc, Comte & Marquis, suivant l'étendue du territoire ;& personne n'ignore que, dans la situation actuelle de l'Europe, qui probablement sera à peu-près la même dans bien des siècles, on doit s'estimer très-heureux d'appartenir à un grand État, afin de n'être pas traité avec injustice ou considéré [p.23]comme tributaire par une puissance voisine.

 

Du Gouvernement monarchique.

 

Quel gouvernement convient donc le plus à une grande Nation ? Il est impossible d'hésiter dans la réponse : c'est le gouvernement monarchique.

Je ne comprends pas, sous le nom de monarchie, tous les gouvernements auxquels on est en usage de le prodiguer. Par-tout où la volonté du Prince est une loi, je ne puis appercevoir que le despotisme : mais j'entends par monarchie le gouvernement où un seul régit suivant la loi, où un seul est chargé de la faire exécuter ;& personne n'ignore que lorsque le pouvoir exécutif est dans les mains d'un seul, il a plus de force & de célérité que lorsqu'il est confié à un corps qui perd à délibérer, le temps où il est nécessaire d'agir.

Ainsi la véritable monarchie est le gouvernement de la loi ;& certainement on ne peut pas en faire un plus bel éloge ; car il n'est point de citoyen qui ne soit libre, lorsque la loi est supérieure à toute autorité

La dissertation précédente sur les autres gouvernements peut faire naître quelques réflexions sur l'excellence de la monarchie, elle paroîtra peut-être inutile, car en général les François aiment la monarchie ; mais il est bon de rappeller tous ses avantages : ceux qui les connoîtront délireront bien plus encore de voir établir, dans la constitution du royaume, toutes les parties nécessaires à la perfection de cette forme de gouvernement.

Je crois non-seulement que le gouvernement [p.24]monarchique est le seul qui convienne à un grand peuple, mais encore que c'est celui qui convient; le plus à tout peuple dont le nombre excède deux ou trois cents mille hommes. Il a sur-tout l'avantage de pouvoir se concilier avec la liberté générale de tous les membres de la société ; tandis que sous le nom de république, sous le nom même de démocratie, existent tant d'aristocraties réelles. On peut même dire que chez les Anciens, aucun peuple n'étoit libre, puisque la multitude étoit esclave dans tous les pays ;& c'est la raison pour laquelle leurs institutions peuvent si rarement convenir aux peuples modernes.

En fixant la constitution de la France, il faut bien considérer l'immense population de ce royaume Une association aussi nombreuse est si loin de la nature qu'il ne faut pas prétendre la gouverner avec des moyens simples, tels que ceux qui pourvoient suffire pour régir une ville ou une petite province.

Quand on réfléchit sur ce sujet important, on est surpris de voir que le moyen qui séduit le plus l'imagination, est souvent celui qui s'oppose le plus au bonheur public,& qu'on est forcé d'en préférer un autre qui, au premier apperçu, sembloit contredire les lumières de la raison.

On doit sur-tout ne pas suivre aveuglément toutes les leçons des philosophes : leur juste prévention contre les préjugés vulgaires, les a presque toujours entraînés au-delà des bornes. Ils ont trop souvent qualifié d'erreurs méprisables, des maximes ou des opinions nécessaires à la félicité des citoyens ; ils n'ont pas assez considéré que les institutions politiques, malgré leurs vices apparents, doivent quelquefois leur origine à l'expérience. En matière de gouvernement, beaucoup de philosophes [p.25]ont imité l'exemple de Platon,& créé des républiques qui ne pourront jamais exister que dans leurs livres.

On doit encore observer que ceux qui proposent, pour bases du gouvernement, des principes puisés dans les écrits des moralistes & des philosophes, ont un grand avantage sur ceux qui veulent diriger les institutions d'après la foiblesse & les passions des hommes. Il est plus facile aux premiers de se faire entendre,& d'exalter l'imagination de la multitude qui confond si fréquemment la licence avec la liberté : mais ceux qui donnent à cette dernière expression le véritable sens qu'elle doit avoir, ont de grandes difficultés à vaincre. Les précautions qu'ils désirent, pour rendre la liberté durable, exigent, pour être approuvées, bien plus de sang-froid & de réflexion.

Sans doute il ne peut exister aucun gouvernement parfait. Les défauts s'augmentent avec la complication des moyens nécessaires pour maintenir l'ordre public dans un vaste royaume : mais il faut examiner ces moyens avec l'attention la plus sévère,& adopter ceux qui offrent le moins d'inconvénients & le plus d'avantages.

L'organisation d'un gouvernement monarchique doit être telle que le Monarque jouisse de toute l'autorité nécessaire pour faire exécuter les loix, pour maintenir la sûreté & la tranquillité dans l'intérieur,& garantir l'État des entreprises de ses ennemis.

Si la dignité royale étoit élective, elle exciteroit tellement l'ambition, que chaque vacance du trône susciteroit des brigues, des complots, entraîneroit des querelles sanglantes,ainsi que le [p.26]prouvent les exemples de plusieurs peuples anciens & modernes. D'ailleurs, pendant le temps consacré aux élections, il n'y auroit point, dans le Royaume, de pouvoir exécutif assez respecté pour taire observer les loix ; c'est-à-dire, que la mort d'un Roi feroit toujours le signal du trouble & de l'anarchie. La Couronne doit donc être indivisible & héréditaire ;& la loi de l'hérédité doit toujours être inviolable, afin que les citoyens ne s'égorgent pas sur les marches du trône, pour se donner des Rois.

L'autorité du Roi n'étant que l'exécution de la loi, il n'est aucune partie du gouvernement & de l'administration à laquelle cette autorité puisse être étrangère. Mais je ne veux point ici faire le détail des prérogatives qui doivent lui être réservées.

En examinant les principes qui doivent régler l'organisation du gouvernement François,n'oublions jamais que, pour prévenir le despotisme, il faut rendre impossible la réunion de tous les pouvoirs, dans quelques mains qu'elle dut être placée.

Quels moyens doivent être destinés à empêcher le Roi d'abjurer de la force publique,pour faire exécuter ses volontés particulières, & pour s'emparer exclusivement de la puissance législative ? Ces moyens sont très-simples & très-connus : la permanence ou le retour annuel des Assemblées nationales, = la nullité de tous les subsides qui ne seroient pas accordés par ces Assemblées, = la liberté de la presse, = l'armée constituée de manière à ne pouvoir jamais être employée contre la liberté publique, = des administrations provinciales, = des municipalités, = tous les citoyens plus directement intéressés aux affaires publiques, = la responsabilité des Minières,de tous les autres agens de l'autorité, & la destruction des ordres arbitraires.[p.27]

Il faudroit trop de temps pour analyser ces diverses parties de la constitution : mon objet n'a pas été d'expliquer tous les principes de la monarchie, mais seulement de proposer quelques réflexions sur des points importants que j'ai cru n'être pas assez médités.

L'autorité du Monarque devant être tellement réglée, qu'elle puisse faire le bonheur du peuple, mais qu'elle ne puisse jamais lui imposer le joug d'une honteuse servitude, il est absolument nécessaire que cette autorité soit rendue ferme & stable dans ses mains, afin qu'il soit impossible à tout corps, à tout particulier de la lui ravir ; car une autorité usurpée n'est plus réglée par la loi : en lui ôtant la place que la constitution lui avoit assignée, on la met hors des limites, elle n'a plus aucun frein, & rien ne peut l'empêcher de nuire.

Pour maintenir les droits de !a Couronne, il faut que la personne du Roi soit inviolable & sacrée ; car s'il n'étoit pas hors de l'atteinte des tribunaux ou de toute autre autorité, il existeroit un pouvoir exécutif supérieur au sien, il ne seroit plus Monarque.

Il doit être considéré comme le chef de la Nation & le représentant de la majesté du peuple François : il doit être le distributeur des honneurs & des grâces : un grand éclat doit annoncer son éminente dignité.

La constitution doit, en organisant le pouvoir législatif, l'environner de tous les obstacles nécessaires, pour qu'il ne porte jamais atteinte au pouvoir exécutif, ou qu'il ne puisse pas s'en emparer.

On dira, peut-être, quand on aura lu mes réflexions sur ce sujet, que je parle avec prolixité des précautions à prendre pour garantir l'autorité du Roi des entreprises du corps législatif, tandis que je ne donne aucun développement aux moyens d'arrêter [p.28]les entreprises de l'autorité royale. Mais la raison de cette différence est facile à comprendre. Dès qu'un peuple est éclairé sur ses droits, dès qu'il a recouvré sa liberté, il ne sauroit la perdre que par le mauvais usage qu'il peut en faire. Mais quand il importe à la conservation de cette même liberté, de placer une grande puissance dans les mains d'un seul homme, il faut bien plus de combinaisons pour la défendre de toute usurpation,& pour l'invertir d'une force réelle, qu'il n'en faut pour l'empêcher d'asservir le peuple. Nul n'est plus pénétré que moi de la nécessité de retenir l'autorité royale dans de justes limites : mais les moyens me paroissent trouvés, ils sont dans la bouche de tout le monde.

 

Du corps législatif.

 

Nous avons vu précédemment que la loi, pour être Toujours dirigée vers l'intérêt public, ne doit pas être faite sans l'intervention des représentants librement élus par le peuple : ils ne peuvent être nommés que pour un temps court, afin que, devant rentrer bientôt dans la condition de simples citoyens, ils n'oublient ou ne trahissent jamais les droits attachés à ce titre.

On doit faire participer au choix des représentants, le plus grand nombre de citoyens possible, en prenant seulement quelques précautions pour ne pas admettre des hommes sans domicile ou d'une extrême indigence.

On doit exiger qu'on n'élise pour représentants, que des personnes ayant une propriété en immeubles, sans qu'il soit nécessaire qu'elle ait une valeur considérable. Je croirois qu'elle devroit suffire, si elle valoit 12,000 liv. en capital.[p.29]

On dira que c'est mettre obstacle à la confiance : mais les électeurs ne choisissent pas un représentant pour leur seul intérêt ; c'est pour celui de la Nation entière : il est bon d'éclairer leur choix par des règles précises. Il faut qu'un membre du corps législatif soit au-dessus du besoin, qu'il soit intéressé à tous les genres de loix & de Subsides, qu'il soit intéressé au maintien de l'ordre public, aux progrès de l'agriculture, à la prospérité de sa patrie ; il est donc utile qu'il ait une propriété. Les Anglois, les treize États-Unis de l'Amérique ont exigé un revenu considérable, pour qu'un citoyen puisse prétendre à la qualité d'éligible. Il faudroit avoir une philosophie bien hardie pour vouloir être plus exempt de préjugés que les Américains.

Je ne pense pas que le Monarque doive jamais former lui-même des loix : il peut seulement recommander de prendre un objet en considération ;& cette recommandation ne peut produire quelque effet qu'autant qu'elle donneront lieu à un des membres de proposer une loi nouvelle, suivant les formes déterminées : mais Si le Roi envoyoit aux représentants de la Nation des Édits, dont tous les articles seroient préparés, la Couronne pourroit se hâter de prévenir leurs desseins, toutes les fois qu'elle en seroit instruite, leur faire perdre ainsi l'usage de former eux-mêmes les loix,& se l'attribuer exclusivement : la liberté seroit moins assurée ; car un Monarque qui a le droit exclusif de proposer les loix, saisit l'instant favorable pour accroître sa puissance par un acte de la législation, ou bien il laisse les abus se multiplier ;& au lieu de les combattre par les loix, il les protège & les tourne à son avantage. Je crois donc, comme Delolme, que l'initiative, en matière de législation, ne doit [p.30]jamais appartenir au Monarque,& qu'en cela le gouvernement monarchique offre une perfection qu'il est impossible de rencontrer dans la plupart des républiques, où, pour empêcher les corps législatifs de se livrer aux changements avec trop de précipitation, les Magistrats jouissent du droit exclusif de proposer les loix.

Au surplus, l'initiative, exercée par le sénat ou les représentants. est plutôt favorable qu'elle n'est nuisible à la majesté du trône. Il n'est plus exposé au danger de proposer des loix qui pourroient être rejetées. II refuse ou il approuve, sans en expliquer les motifs.

 

De la sanction Royale.

 

Les représentants ne doivent pas faire des loix sans le concours du Monarque, dont la sanction est absolument nécessaire. Cette question est déjà décidée par les cahiers ; car, dans le plus grand nombre, il est dit expressément que toutes les loix seront concertées avec le Roi. On ne pourroit donc déclarer cette sanction inutile, sans contredire le vœu de la Nation. Mais quand ce principe ne seroit pas exprimé dans les pouvoirs donnés par les commettants, il suffiroit qu'ils n'eussent pas indiqué clairement une volonté contraire, pour qu'il dût être respecté.

Tout corps, de quelque manière qu'on le compose, cherche à augmenter ses prérogatives : toute autorité veut s'accroître, si l'on n'oppose une digue à son ambition. Les représentants du peuple pourroient devenir les maîtres absolus du Royaume, si leurs résolutions ne rencontroient aucun obstacle.[p.31]

Il est certainement impossible d'espérer que les représentants de la Nation aient toujours les mêmes opinions & les mêmes desseins que le Prince & ses Ministres : dans beaucoup de circonstances, ces diverses autorités auroient à se combattre. La prudence & la sagesse exigent qu'on ne laisse à aucun des deux partis des armes assez dangereuses pour qu'il soit facile à l'un d'opprimer l'autre & d'usurper ses droits. Donner aux représentants de la Nation la faculté de faire seuls toutes les lois,seroit soumettre à leur volonté les prérogatives de la Couronne.

L'élection libre des représentants permet, sans doute, d'espérer que la plupart seront toujours des hommes vertueux : mais par-tout où seront les hommes, il faut prévoir les effets de leurs passions. Ne seroit-il pas à craindre qu'à l'avenir une Assemblée nombreuse de représentants, si ses résolutions n'éprouvoient jamais la moindre résistance, se laissât facilement entraîner par des orateurs adroits ou enthousiastes ?& le désir même du bien ne pourroit-il pas. être un, moyen certain de l'égarer ? On lui persuaderoit que tout ce qui seroit fait par elle le seroit plus justement, plus exactement que par une autre autorité. Par exemple, on se plaindroit d'une injustice dans la distribution des emplois, elle voudroit se la réserver : on blâmeroit la discipline de l'armée, elle voudroit en régler, les détails : elle finiroitbientôt par oublier qu'il existe un Monarque : n'étant retenue par aucun frein, elle prendroit sa volonté pour unique règle ;& alors elle établiroit des loix pour les personnes, pour les circonstances, pour des actions antérieures.

Quand l'Assemblée des représentants disputeroit au trône une portion d'autorité, elle auroit pour ses prétentions l'appui de la multitude, flattée de[p.32] l'accroissement du pouvoir dans les mains de ceux qu'elle auroit choisis ;& la Couronne n'auroit aucun moyen de défense, s'il ne lui étoit assuré par la constitution.

Qu'on ne pense pas qu'il soit facile de suppléer la sanction royale,& qu'en traçant dans la constitution les limites de l'autorité des représentants, il leur soit impossible de les franchir ; certainement, toutes les règles seront inutiles, lorsqu'on s'en rapportera à ceux qu'elles intéressent, pour le foin de les interpréter. Certainement, on ne sauroit commettre une plus grande imprudence, que de confier à un corps, ou à un individu, l'exécution de la loi qui doit enchaîner sa volonté.

La loi n'est qu'un vain mot, quand il n'existe aucun moyen pour la faire respecter. D'après ce principe incontestable, comment pourroit-on lier les représentants & prévenir l'accroissement de leur puissance, si l'on se bornoit à écrire leurs devoirs,& si la combinaison des ressorts du gouvernement ne défendoit pas 1'autorité royale ?

Espérer que la Nation pourroit empêcher le corps législatif de s'emparer du pouvoir exécutif, seroit admettre qu'elle est en état de se gouverner elle-même sans chef & sans loix. Il faudroit donc laisser à tous les districts la faculté de censurer le corps législatif, exposer les représentans à perdre la confiance publique sur les moindres soupçons, sur la moindre calomnie,& permettre à chaque individu de condamner la loi. Ainsi, vouloir établir par la constitution, comme quelques-uns le proposent, un droit de veto en faveur des Commettans, seroit introduire dans le Gouvernement François la source des troubles les plus affreux, livrer les loix au mépris, & tout subordonnés [p.33] donner à la violence. D'ailleurs, dans les districts appercevroit-on les changemens insensibles ? Et si ces changemensétoient trop favorables à la démocratie, la multitude voudroit-elle s'en plaindre?

Toutes les fois que la Nation voudra juger entre ses représentans& le Roi, elle ne pourra le faire sans se placer au dessus d'eux, sans anéantir leurs pouvoirs ; elle ne pourra donc intervenir que par le désordre, l'insurrection ou l'anarchie. Cette triste intervention ne peut jamais être désirée par les bons citoyens, à moins que la tyrannie ne soit au comble : mais il ne faut jamais la provoquer,&sur-tout ne jamais calculer l'organisation d'un. Gouvernement, sur les moyens propres à le détruire.

Et que peut-on redouter de la sanction royale, lorsque la fiscalité qui corrompoit précédemment, toutes les loix, n'existera plus ? Comment le Roi pourroit-il avoir intérêt à rejeter celles qui seroient utiles au Peuple ?

Certainement les plus belles fonctions de la souveraineté sont celles du corps législatif ; si le Monarque n'en étoit pas une portion intégrante, s'il n'avoit aucune influence fur l'établissement des loix, il ne seroit absolument qu'un Magistrat à ses ordres, ou un simple général d'armée; le Gouvernement ne seroit plus monarchique, mais républicain : l'autorité royale n'obtiendroit plus le respect: du Peuple, puisqu'elle ne contribueroit plus à lui procurer de bonnes loix. Remarquons ici qu'il est infiniment important pour le bien public de conserver au trône une grande majesté ; que comme chef de la nation, le Roi doit toujours être traité avec respect,& que si la nation elle-même étoit assemblée, elle auroit besoin d'un chef, &devroit avoir pour lui les plus grands égards.[p.34]

Mais ceux qui s'opposent à la sanction royale, disent que le Roi n'est qu'un délégué de la nation, & qu'il ne peut pas avoir le droit de s'opposer à sa volonté ; c'est ainsi que, par l'abus des expressions, on obscurcit les vérités les plus simples.

Il est très-vrai que le Roi est le délégué de sa nation ; il doit s'honorer de ce titre : mais les Députés choisis dans chaque district ne sont pas la nation; ils ne sont aussi que délégués : ils n'ont d'autre pouvoir, d'autre autorité que celle qu'ils ont reçue par leurs mandats, & à l'avenir, ils n'en auront d'autre que celle qu'établira la constitution. Cette autorité se bornera toujours à concerter les loix avec le Monarque, tandis que celui-ci est délégué tout-à-la-fois pour être chef suprême de la nation, portion intégrante du corps législatif, dépositaire des forces publiques,& chargé de faire exécuter la loi.

La nation n'exerçant pas elle-même sa puissance,& ne devant pas l'exercer ne peut avoir d'autre volonté que celle des personnes qu'elle en a rendues dépositaires, à moins qu'elles n'en abusent pour la retenir dans l'oppression. Ainsi, la volonté de la Nation Françoise se formera par le concours des volontés de son Roi & de ses représentans.

Et qu'on réfléchisse combien il seroit injuste d'ôter au Prince le droit de sanctionner les loix -, tandis que la Couronne a exercé pendant plusieurs siècles, toute la plénitude du pouvoir législatif. Les Députés qu'il a convoqués, qu'il a invités à la réforme des abus, à la régénération du royaume ; les Députés qui l'ont nommé le Restaurateur de la liberté Françoise, pourroient-ils vouloir jusqu'à ce point affoiblir l'autorité royale, ne lui laisser, pour ainsi dire, que le vain titre de Roi ?

Je sais que la reconnaissance ne doit jamais, faire [p.35]sacrifier les droits d'un peuple : mais lorsqu'un Monarque s'est rendu digne de l'amour de ses sujets, c'est au moins un motif de plus pour ne détruire aucune de ses prérogatives, sans la plus évidente nécessité.

Qu'on ne dise pas qu'en laissant au Monarque le droit d'approuver ou de rejeter une loi nouvelle, on réunit les pouvoirs législatif & exécutif dans les mêmes mains : un pareil droit n'est pas le pouvoir législatif, mais seulement une portion de ce pouvoir, puisque le Roi n'aura pas la faculté de donner force de loi à ses volontés particulières. Ainsi, ce droit ne réunit pas tous les pouvoirs dans les mains du Roi,& il prévient cette réunion dans celles des représentans. Delolme a très-judicieusement observé que la partage du pouvoir exécutif l'énerve entièrement,& qu'il est un malheur pour l'État ; tandis que le partage du pouvoir législatif produit au contraire les plus grands avantages, en ce qu'il ralentit la marche de la législation,& la rend sage & réfléchie. Il faut en effet beaucoup de lenteur & de prudence pour l'établissement des loix, & beaucoup de promptitude & d'activité dans leur exécution.

C'est donc un des principes les plus sacrés de la Monarchie, que le Roi est portion intégrante du corps législatif,& que, pour conserver l'indépendance de la couronne, pour garantir la liberté du peuple des entreprises qui pourroient être faites dans la suite par ses représentans ; pour la dignité du trône, pour le bonheur public, il a le droit de rejeter une loi par un veto, ou de l'approuver par sa fonction, sans être forcé de donner les motifs de son refus ; car s'il étoit obligé de les faire connoître aux représentans, ceux-ci pourroient se croire en [p.36]droit de les juger,& conséquemment de ne point y avoir égard.

Les constitutions Américaines ne laissent au gouverneur, en matière de législation, qu'un pouvoir suspensif, dont le temps est déterminé : mais cet exemple ne peut certainement être appliqué à une monarchie. Les gouverneurs de l'Amérique ont une très-foible autorité ; elle ne sauroitprévenir les abus de pouvoir des Sénateurs & des représentans,& j'ignore si elle peut suffire à la population de leurs États : mais la puissance de ces Gouverneurs est trop peu considérable, pour que les chambres législatives en soient envieuses,& cherchent à la diminuer, pour augmenter la leur.

D'ailleurs, les prérogatives des Gouverneurs ou présidens Américains sont sous la sauvegarde de tous ceux qui peuvent espérer de leur succéder. Comme ils ne possèdent leur place que pour un petit nombre d'années, il est peu de membres du corps législatif qui ne conçoivent l'espérance d'y parvenir un jour. L'autorité du Roi de France doit être au contraire très-grande pour le bonheur de ses sujets, elle doit être héréditaire. Tous les efforts peuvent être dirigés contr'elle, il faut que la Constitution lui assure les moyens de s'en garantir.

Plusieurs de ceux qui reconnoissent la nécessité de la sanction du Monarque pour toutes les loix, prétendent qu'on ne doit pas la demander pour la constitution : ils se fondent sur une supposition métaphysique ; ils disent que l'Assemblée actuelle étant une Convention Nationale pour fixer la constitution, exerce tous les droits du peuple François, & qu'elle doit régler tous les pouvoirs, sans que le consentement du Prince soit nécessaire.[p.37]

Voici mes réflexions sur ce sujet : j'ignore pourquoi on se plaît à considérer une Nation comme une société sans gouvernement, sans loix, sans Magistrats,& enfin comme un corps désorganisé ; j'ignore pourquoi on cite des hypothèses chimériques ; car vingt-quatre millions d'hommes ne peuvent être réunis dans une seule assemblée, & s'il étoit possible qu'ils fussent réunis, je demande si la puissance royale, une fois établie,cesseroit d'exister. Un peuple en corps qui ne reconnoîtroit aucun chef, seroit dans les convulsions de la plus horrible anarchie.

Ainsi, supposer que l'Assemblée nationale représente une Nation sans Monarque, une société naissante, est vraiment une supposition absurde. Si l'Assemblée nationale est ce qu'on nomme chez les Anglois une Convention, il faut au moins reconnoître qu'elle a été formée pour agir de concert avec le Roi, & que la puissance du Monarque qui l'a convoquée,existoit avant elle.

On ne peut sans doute comparer cette Convention à celle qu'établirent les Anglo-Américains, lors de leur insurrection contre l'Angleterre. Ce peuple avoir brisé tous les liens qui l'attachoient à la Grande-Bretagne, il étoit rentré dans son indépendance naturelle, il n'avoit aucun pouvoir à maintenir, il avoit, pour ainsi dire, tout à créer. Ainsi, la convention de chaque État ne devoit consulter que la pluralité des suffrages de ses Membres. L'Assemblée de France, au contraire, a été convoquée par le Roi. La Nation n'a jamais eu le dessein de porter atteinte aux véritables principes de la Monarchie ; elle a voulu seulement qu'on déterminât des limites pour qu'elle ne dégénère plus à l'avenir, en puissance arbitraire. Tous les Députés trouvent, à cet égard, [p.38] leurs devoirs écrits dans leurs mandats. Il leur est recommandé de joindre leurs efforts à ceux du Prince, pour rétablir, fur des bases solides, la félicité générale.

S'il est vrai que jusqu'à ce jour on ait pu dire que le peuple François n'avoit point de constitution, on ne doit pas cependant le considérer comme dépourvu de tout Gouvernement. L'Assemblée Nationale est chargée, par ses commettans, de faire respecter l'autorité du Roi. Si elle avoit le droit de fixer la constitution sans qu'il y prit aucune part, il faudroit en conclure. qu'elle auroit le droit de disposer à son gré de toutes les prérogatives de la Couronne.

Je suis loin de comparer l'influence qui peut appartenir au Roi sur la constitution, avec celle qui doit lui être réservée sur les loix. Il peut refuser des loix sans en expliquer les motifs, tandis qu'il n'auroit pas le droit de déclarer qu'il s'oppose à l'établissement d'une constitution ; car après avoir appellé les Sujets à la liberté, il ne peut pas dire, je ne veux plus qu'ils soient libres. Je soutiens seulement qu'étant intéressé à la constitution, étant chargé de la faire observer, ayant un pouvoir antérieur qu'elle doit régler & non pas détruire, il est nécessaire qu'il la signe & la ratifie. S'il trouvoit, dans quelques articles, de grands inconvénients, il pourroit demander qu'ils fussent changés ;& les représentansverroient à leur tour si les changements exigés ne compromettroient point la liberté publique.[p.39]

 

Suite des observations sur la composition du Corps législatif.

 

Je crois avoir démontré, par les réflexions précédentes, combien il importe à la liberté publique d'empêcher, par la constitution, la réunion de tous les pouvoirs dans les mains des représentans,& de maintenir l'indépendance de l'autorité du Roi. J'ajoute maintenant que, pour remplir, ce but important, il ne suffiroit pas de déclarer nécessaire la sanction royale.

La sanction royale peut être, dans quelques occasions importantes, de la. plus grande utilité : mais il est impossible de se dissimuler que ce moyen seroitfoible& presqu'inutile, s'il n'étoit secondé par d'autres ressorts. Les représentansauroient, pour enchaîner le veto du Roi, une arme, à laquelle un Monarque peut rarement réfuter, c'est le refus de l'impôt.

J'avoue que cette arme est si dangereuse qu'elle peur blesser ceux même qui l'emploient, s'ils ne s'en servent pas avec les plus grandes précautions. Il est certain qu'en refusant, avec obstination, les subsides, on brise à la fois tous les liens du Gouvernement : mais dans la chute de l'édifice la puissance royale seroit la première écrasée : c'est elle qui en soutient toutes les parties, elle courroit le premier danger ;& dans l'instant où tout paiement lui deviendroit impossible, elle cesseroit d'être une puissance. Il est sans doute bien inutile de présenter ici toutes les conséquences qui résultent de la nécessité du consentement des représentans de la Nation, pour la perception des subsides. Il est facile de juger, [p.40]par la cruelle situation où se trouve un Gouvernement lorsque le désordre est dans ses Finances, quelle arme terrible ont ceux qui peuvent à leur gré empêcher ou faire naître ce désordre.

Quelques personnes ont tort de prétendre que la ressource de l'impôt soit illusoire. Je la trouve d'une si grande force, si propre à gêner tous les mouvements de l'autorité, que je n'hésite pas de croire que la constitution de France imitera l'exemple de celle de l'Angleterre,& défendra expressément aux représentans de la Nation, de joindre aux loix de subsides, d'autres loix, pour forcer le Roi àles sanctionner sansdistinction.

En prenant même la précaution de séparer les subsides des autres loix, l'impôt n'est pas moins un ressort efficace pour affoiblir, pour annuller, pour ainsi dire, le moyen de résistance qu'on laisse au Monarque, par la faculté de fonctionner ou de refuser une loi nouvelle. Comme l'impôt est la base- de sa puissance, le terme confiant des efforts de ses ministres, il faut sans cesse observer les plus grands ménagements envers le corps qui en dispose. Il faut craindre de l'irriter; & la nécessité d'opposer le veto royal à une de ses résolutions, est une extrémité très-fâcheuse qui peut avoir les plus funestes conséquences. Si les représentants attaquoient, avec passion, une partie des prérogatives du Prince, & qu'ils eussent sur-tout en leur faveur l'opinion de la multitude, le vetopourroit compromettre l'autorité de la Couronne.

Le veto du Roi offre donc, pour la constitution, une protection bien insuffisante ; il ne pourroit certainement mettre la liberté publique & son autorité à l'abri des erreurs ou des entreprises d'une seule assemblée.Personne n'a été plus convaincu que moi de la[p.41] nécessité de délibérer par tête & en un seul corps, dans les États-Généraux de 1789. Pour donner une constitution à un peuple, il faut nécessairement adopter des moyens qui triomphent de tous les obstacles & qui facilitent la destruction des abus : mais j'ai pensé & je pense encore que les mêmes moyens mis en usage après la constitution, la rendroient incertaine, favoriseroient les changements, ne permettoient jamais une bonne législation,&auroient une force irrésistible qui pourroit entraîner la France dans les plus grands malheurs.

Je sens que la constitution d'un Peuple ne peut pas être éternelle, mais on sera du moins forcé d'avouer qu'il ne faut rien négliger pour la rendre durable ; que le moindre dérangement dans l'organisation des pouvoirs, peut exciter des troubles, occasionner la réunion des pouvoirs dans les mêmes mains, c'est-à-dire, le despotisme. Il faut donc que la constitution, une fois établie, soit respectée,& qu'elle ne puisse subir aucun changement qui n'ait été préparé par de longues réflexions & par la nécessité la plus évidente.

Malgré le veto du Roi, malgré toutes les défenses, toutes les précautions qui pourroient faire partie de la constitution elle-même, elle ne reposera jamais sur des bases solides ; les inconvénients retracés précédemment pour démontrer la nécessité de la sanction royale, subsisteront dans toute leur force, & rien ne pourra retenir l'autorité des représentants dans de justes limites, si le corps qui prépare les loix, n'est formé que par une seule Assemblée. Lorsqu'elle seroit entraînée par l'enthousiasme ou la prévention, je demande si elle obéiroit facilement à un principe constitutionnel. Ne pourroit-il pas arriver des circonstances où des projets chimériques de perfection [p.42]auroient séduit un instant l'opinion publique & les représentants ? Assurés d'un pareil appui, ne se hâteroient-ils pas d'exécuter ces projets ?Voudroient-ils se sou mettre aux formes qui leur auroient été tracées ?& leur impatience ne les jugerait-elle pas inutiles ? Ne tâcheroient-ils pas de vaincre la résistance du Monarque, par tous les moyens qui seroient en leur pouvoir ? Et n'est-il pas évident que, dans cette lutte dangereuse entre le trône & les représentants, il n'existeroit alors aucun conciliateur, aucun moyen de tempérer la violence des efforts respectifs, qu'aucun principe ne soit respecté, & que la querelle ne se termineroit que lorsque l'une des deux autorités auroit subjugué l'autre, & conséquemment détruir la liberté publique ?

D'ailleurs, toutes les fois qu'on agit avec passion, on se fait aisément illusion à soi-même, on ferme volontairement les yeux sur les infractions des loix, on les interprète, on les élude au gré de ses désirs. La passion même du bien public produit les mêmes effets. Une seule Assemblée qui croira qu'un changement importe au bonheur de l'État, brisera l'obstacle que lui opposeroit la constitution ;& en supposant qu'on n'osât point la mépriser trop évidemment, on lui porterait des atteintes indirectes, qui ne seroient pas facilement apperçues, ou qui ne paroîtroient pas importantes. Personne n'ignore comment toutes les institutions s'éloignent, avec le temps, du but qui les a formées, comment tous les corps altèrent, d'une manière sensible, le régime qui leur étoit prescrit & comment surtout ils savent invoquer l'éternelle excuse des circonstances.

Dans la première session d'un corps délibérant qui avoit une constitution à observer, & qui ne [p.43]pouvoit, y faire aucun changement sans la participation des constituants, j'ai compté trois infractions pendant l'espace d'un mois.

La plupart des États-Unis de l'Amérique ont formé leur corps législatif de deux Chambres & d'un Gouverneur. La Pensilvanie n'a établi qu'une seule Chambre : mais les Pennsilvaniensreconnoissent aujourd'hui que leur constitution a été dirigée par des idées trop abstraites & trop métaphysiques, & qu'on n'avoit pas assez examiné quel frein exigent les passions des hommes,& quelles institutions contribuent le plus à leur bonheur. Les bons citoyens de cet État demandent deux Chambres, & sont au moment de les obtenir.

Non seulement une seule Assemblée pourroit rendre la constitution incertaine, mais elle bouleverseroit fréquemment toutes les loix : chaque jour une proportion nouvelle conduirait à une délibération précipitée ; ou si l'on observoit des formes, des délais, si l'on faisoit plusieurs lectures d'une proportion,lorsqu’elleauroit séduit le plus grand nombre, il n'y auroit aucun moyen de mettre à profit le temps fixé par les règlements, les discussions seroient troublées,& les discours qui combattraient un système favorisé, ne seroient pas entendus. L'instabilité de la législation la feroit mépriser par le peuple. Les Juges, dans l'impossibilité de retenir toutes les loix, de calculer les époques de leur établissement & celles de leur abrogation; finiroient par se décider arbitrairement; le calme seroit sans cesse interrompu dans le Royaume par des innovations ; la Monarchie Françoise seroit un édifice dont les bases n'auroient aucune solidité ; le goût des changements, & le dessein même de l'embellir, l'ébranleroit sans cesse,& bientôt occasionneroit sa chute.[p.44]

Je suis même convaincu qu'aucune Assemblée ne peut observer un règlement avec exactitude : mais qu'importent quelques inobservations d'un règlement pour la police intérieure, lorsque la loi n'est pas à la disposition d'une seule Assemblée ? Je cite cet exemple pour prouver qu'il est impossible de limiter les résolutions d'un corps délibérant, s'il a, lui seul, la garde des limites, & s'il n'est pas arrêté par des obstacles qui puissent l'empêcher de les détruire ou de les franchir.

Confier à l'avenir la législation à une seule Assemblée, pourroit être également favorable à une aristocratie de représentants, en leur procurant la réunion des pouvoirs,& à la tyrannie démocratique, en exaltant les idées de la multitude; enfin, cette forme de gouvernement pourroit être favorable au despotisme d'un seul, & conséquemment elle seroit toujours funeste à la liberté de la Nation. Combien de fois l'Assemblée n'appercevroit pas les pièges que lui tendroient des Orateurs animés par la plus funeste des passions, celle de la célébrité, ou des Orateurs vendus à un parti de factieux qui chercheroîent à s'élever sur les ruines de l'autorité royale, ou enfin ceux dont des Ministres ambitieux dirigeroient les discours.

Ces réflexions prouveroient l'utilité d'un corps placé entre le Roi & les représentants. Ce corps devroit être constitué de manière qu'il ne pût jamais nuire à la liberté publique, qu'il fût intéressé à maintenir la constitution, à empêcher les représentants de détruire ou d'usurper l'autorité royale, à empêcher le Roi d'empiéter sur les droits des représentants.

Ce que je conçois de plus parfait en ce genre, est la pairie, de l'Angleterre. Les Membres de la Chambre des Pairs n'ont aucun rapport avec ce[p.45]que nous appelions un Ordre de Noblesse : leur famille ne forme pas une classe distincte &séparée des autres citoyens : leurs fils ainés seuls peuvent prétendre à l'espoir de parvenir à la Chambre haute ; mais les cadets & tous ceux qui leur, succèdent, ne peuvent entrer que dans la Chambre des Communes. Les Lords n'ont donc aucun intérêt à délibérer contre la félicité générale, puisque leurs frères & leurs enfants n'échapperoient pas à l'avilissement & à l'infortune des autres citoyens ; mais ils ont les plus puissants motifs pour conserver l'autorité de la Couronne contre les entreprises des représentants du Peuple,& à défendre la liberté du Peuple contre les entreprises de la Couronne.

Que deviendroit le pouvoir & la dignité des Pairs d'Angleterre, si le Roi acquéroit le despotisme absolu, ou si les représentants du Peuple s'emparoient du pouvoir exécutif ? Dans le premier cas, ils subiroient, comme les autres citoyens, le joug de l'esclavage ; dans le second, ils seroient subordonnés à la Chambre des Communes.

Les Pairs Britanniques doivent donc être confédérés comme des Magistrats héréditaires, établis pour le maintien de la constitution.

Cette hérédité choque d'abord les notions philosophiques. Il est absurde, dit-on, qu'un homme naisse Magistrat. Mais, encore une fois, rien n'est plus dangereux en politique, que de s'arrêter au premier apperçu. Ce qui paroît un inconvénient, est un grand bien dans certaines circonstances, parce qu'il prévient des inconvénients plus funestes. La magistrature des Pairs est héréditaire en Angleterre comme celle du Roi, parce que cette hérédité présente des avantages inappréciables elle rend les Pairs indépendants du Prince & du Peuple, [p.46]& les attache au maintien des droits de laChambre haute.

Je connois les vices de la Constitution Britannique, &sur-tout l'irrégularité de la représentation dans la Chambre des Communes : mais je suis toujours convaincu qu'on ne peut organiser avec quelque perfection un Gouvernement monarchique, sans se rapprocher des principes de celui des Anglois. On ne prétendroit pas pouvoir faire mieux que cette Nation, si l'on se rappelloit qu'elle a profité des leçons de l'expérience,& qu'elle a employé des siècles à concilier la liberté publique avec l'autorité du Roi.

Les opinions en France sont très souvent des opinions de mode qui changent & se répandent aussi subitement que les variétés dans les costumes. Il y a peu de temps que, sur la foi de quelques Écrivains, on professoit l'admiration la plus outrée pour la constitution d'Angleterre. Aujourd'hui on affecte de la mépriser, d'après un Auteur Américain rempli de contradictions. On ne voit pas qu'il est plus facile de censurer cette constitution, que de bien saisir la liaison de toutes ses parties. On ne voit pas que presque tous les États-Unis de l'Amérique ont calqué leur gouvernement sur celui d'Angleterre, avec des changements que la foiblesse de leur population a pu autoriser.

Les reproches si souvent répétés de vénalité & de corruption sont infiniment exagérés. Ce qu'ils ont de réel est étranger à la constitution,& se rencontre par-tout où ceux qui gouvernent ont des grâces à distribuer, c'est-à-dire dans tous les pays connus. Les résolutions du Parlement, lors de la dernière maladie du Roi, prouvent, il est vrai, l'influence extrême de M. Pitt : mais cette influence même démontre qu'il n'existoit pas de [p.47]corruption. La corruption auroit dû faire pencher la balance en faveur du Prince de Galles qui étoit au moment d'acquérir la dignité suprême, & qui tôt ou tard, en supposant même la guérison du Roi,devoit avoir la possibilité de récompenser : on devoit abandonner un Ministre contre lequel tous les amis du Prince héréditaire formoient une opposition déclarée,& de qui on ne pouvait lien espérer ; car naturellement on devoit croire la maladie du Roi incurable. Ainsi, l'influence de M. Pitt. a été celle de la vertu.

Mais il faudroit trop prolonger cet écrit, si je voulois défendre la constitution Britannique contre toutes les attaques de ses adversaires,& démontrer ce que je regarde comme certain, (malgré l'infâme presse des matelots & d'autres abus qui ternissent ce Gouvernement) que l'Angleterre est actuellement le pays de l'Europe où 1'on jouit de la plus grande liberté.

Il seroit au pouvoir des François de former une institution à-peu-près semblable à la Pairie d'Angleterre : mais les idées actuellement reçues, s'y opposent tellement, qu'il est inutile de s'en occuper davantage :& je n'en ai parlé que pour la satisfaction d'avoir indiqué la forme que je croyais la plus parfaite, pour un corps législatif dans une monarchie. D'autres feront peut-être plus d'efforts pour détruire les préjugés actuellement répandus sur ce sujet, & cette noble entreprise seroit digne de 1'éloquence de M. Bergasse, qui, dans un de ses ouvrages, a déjà fait connoître combien il désireroit en France l'établissement d'une Chambre des Pairs.

Dans mes observations sur les États-Généraux, j'avois présenté l'esquisse d'un projet de deux Chambres dont je n'avois pu combiner tous les détails [p.48]avec assez de réflexion : mais du moins j'avois été dirigé par le désir de confier le maintien de la dignité & de la puissance du Trône à des personnes qui, par leurs distinctions, étoient intéressées à les maintenir, en évitant néanmoins de faire renaître la séparation des Ordres,& en ne leur donnant même aucune représentation particulière.

Plusieurs personnes voudroient établir en France dans le corps législatif, au lieu d'une magistrature héréditaire, un Sénat dont tous les membres seroient élus pour rester en place pendant leur vie. Je ne pense pas qu'on puisse adopter ce projet qui n'auroit point l'avantage de la pairie héréditaire. Un Pair Britannique s'intéresse à la conservation de sa dignité qui doit passer à l'un de ses enfants. Il consentiroit difficilement à la sacrifier pour son intérêt personnel,& il refuseroit son suffrage à des loix qui, en donnant trop d'extension aux prérogatives de la Couronne,anéantiroient l'autorité de la pairie.

Un sénateur à vie ne pourroit s'affectionner autant à son emploi. Il seroit à craindre qu'il ne s'en fît un moyen de fortune pour sa famille,sur-tout sur la fin de sa carrière, lorsque le désir du repos le rendroit indifférent au maintien des droits de sa place. Il feroit à craindre que le Sénat ne fût trop dirigé par l'influence ministérielle : au surplus, si l'on démontroit que ces craintes sont chimériques, je cesserois de combattre ce projet.

D'autres proposent aussi de diviser les représentants de la Nation en deux Chambres qui ne présenteroient aucune différence, ni dans l'élection de leurs Membres, ni dans la durée de leurs fonctions. On doit préférer sans doute une division quelconque de Chambres à une seule Assemblée: mais il faut réfléchir que deux Chambres absolument[p.49]semblablesn'offrent qu'une séparation en deux bureaux ; que ceux qui les composeroientseroient susceptibles de se laisser entraîner par les mêmes moyens,& qu'un enthousiasme ou un homme corrompu pourroit, pour préparer le succès de ses vues, rassembler la majorité d'une Chambre,& la disposer en faveur de l'opinion qu’il devroit soutenir dans l'autre Chambre.

Si l'on veut rallentir les délibérations,& donner une sorte de révision à deux Chambres sur leurs résolutions respectives, ni faut, non pas qu'elles aient des intérêts opposés, mais une position différente qui les empêche de s'animer des mêmes passions, & qui permette d espérer que les mêmes circonstances ne pourront les égarer toutes les deux en même-temps ; il faut conséquemment établir des règles différentes pour le choix & les qualités des membres qui les composent.

Nous devons au moins espérer qu'on établira un sénat formé comme la plupart des premières Chambres Américaines & une Chambre de représentants. Celle-ci pourroit être composée d'environ six cents personnes élues par les citoyens de tous les rangs, dans chaque district,& nommée pour le terme de trois ans. C'est dans la Chambre des représentants que toutes les loix de l'impôt prendroient naissance, ainsi que dans celle d'Angleterre, sans que le sénat pût jamais y faire le moindre changement.

Le sénat seroit formé par trois cents représentants élus par les Administrations Provinciales, pour le terme de six ans. Pour que cette nomination ne pût pas donner aux Administrations Provinciales une trop grande prépondérance,& qu'elles ne devinssent pas un centre de cabales & d intrigues, il faudrait ordonner que lors de l'élection des Sénateurs, on joindrait aux Administrations Provinciales, un [p.50]nombre égal de Députés particuliers, choisis d'après les mêmes règles que les membres des Administrations.

Les Sénateurs devroient être âgés de trente-cinq ans accomplis,& posséder en immeubles dix mille livres de revenu. On trouvera peut-être que c'est accorder la préférence aux richesses,& accroître la cupidité ; mais puisque le bien public exige une différence de position entre les deux Chambres, & qu'on ne veut pas adopter une magistrature héréditaire, il faut nécessairement profiter de la distinction des fortunes. Le nombre des propriétaires qui ont dix mille livres de revenus en immeubles est très-considérable. L'opulence procure tant d'avantages, qu'il est impossible de ne rien ajouter aux efforts multipliés de tous les citoyens, pour y parvenir. Ces efforts sont même très-utiles au bien public, quand ils ne sont pas contraires aux loix, puisqu'ils nécessitent l'amour du travail & l'emploi de tous les talents,& qu'ils diminuent les inconvénients de la trop grande inégalité des fortunes.

Un riche propriétaire a plus d'intérêt au maintien de la tranquillité publique, il a plus de motifs pour redouter les innovations. Par la composition d'un sénat telle qu'on vient de l'indiquer, on joindroit à la différence des richesses, la prudence que donne l'âge le plus avancé. Ce Sénat seroit chargé de l'honorable soin de maintenir la constitution, de ne pas souffrir qu'il y fût fait le moindre changement, si ce n'est par les formes qu'elle auroit déterminées, & de défendre les prérogatives de la Couronne.

Les Sénateurs restant plus de temps en place que les représentants,& ne pouvant jamais être renouvelles à la fois, mais feulement par portion,apprendroient mieux à connoître combien il est important [p.51] de ne jamais changer une Foi sans nécessité, &suivroient avec plus de confiance les mêmes principes.

Je pense que le sénat devroit avoir le droit de refuser une loi par un Veto. S'il n'avoit qu'un droit suspensif, une mauvaise loi triompheroit de ses efforts ; l'amour-propre irrité de ceux qui en auroient été les auteurs dans la chambre des représentants, la feroitreparoître subitement après les termes fixés. L'obstacle passager, causé par le Sénat, ne seroit propre souvent qu'à redoubler leur impatience ;& alors le Veto royal ne seroit plus assez fort pour l'arrêter.

Indépendamment de cette considération, je vais en proposer une autre que je crois sans réplique. Pour que le sénat puisse être utile au maintien de la liberté & de l'autorité royale, il est évident qu'il doit être respecté, il doit être une sorte de magistrature créée par la Nation, avoir la préséance sur la Chambre des représentants, frapper les regards par quelque appareil, quelques marques de dignité ; mais il est facile de voir que s'il n'avoit que le pouvoir suspensif, les riches propriétaires, les hommes éclairés préféreroient d'être élus représentants ;& le sénat ne seroit formé que par ceux qui n'auroient pu réussir à se faire nommer dans l'autre chambre, il seroit bientôt ridiculisé par son impuissance,& par le peu d'importance de ses fonctions.

Il faudroit donner au Sénat le droit de proposer des loix comme à la Chambre des représentants. Les hommes aiment à faire usage de leur puissance. Si le Sénat ne pouvoit montrer la sienne qu'en exerçant le droit de Veto, il seroit à craindre qu'il n'en fît trop souvent usage ; car il pourroit s'en servir avec moins d'inconvénients pour lui-même, que l'autorité royale ne pourroit se servir du sien. En [p.52]laissant au sénat la faculté de proposer une loi, on le rend moins empressé d'exercer, sans une grande nécessité, le droit de Veto.

Cette composition du Sénat doit plaire même aux plus démocrates. Je n'imagine pas que l'orgueil puisse s'irriter de voir accorder la préséance à un Sénat formé par des hommes plus favorisés de la fortunecar c'est toujours le même intérêt. D'ailleurs les personnes riches ne se destineroient pas toutes au Sénat, un très-grand nombre s'empresseroit d'entrer dans la Chambre des représentants. Il ne sera jamais humiliant d'avouer qu'on n'a pas en immeubles un revenu de dix mille livres.En Angleterre, les chevaliers qui représentent les comtés doivent être plus riches que les représentants des bourgs & des cités, & les pairs doivent l'être plus encore. Chez les Américains, les membres des Sénats ou des conseils doivent avoir un revenu plus considérable que ceux de la Chambre des représentants. Je pourrois trouver des exemples à-peu-près semblables dans un grand nombre de Républiques. On fait que les Romains ont été longtemps classés par leurs revenus dans les Assemblées générales.

Ceux qui ont profondément réfléchi sur le Gouvernement monarchique, trouveront peut-être la formation de ce Sénat, insuffisante pour remplir le but auquel il seroit destiné. Je déclare que j'appréhende aussi qu’il ne le soit,& que je ne le trouve pas assez intéressé à soutenir les prérogatives royales : mais enfin cette composition des deux Chambres est au moins ce qu'il faut obtenir pour le salut de la France. Si elles sont formées avec moins de différence encore, ou si l'on n'en établit qu'une seule, on peut s'attendre à l'incertitude ou à la versatilité dans la législation, à la foiblesse du pouvoir [p.53]exécutif, à l'anarchie, à tous les maux qu'elle peut produire.

Qu'on ne dise pas que les Veto du Roi & des deux Chambres pourraient retenir le corps législatif dans l'inaction. Le Roi & les Sénateurs auroient intérêt à passer une loi pour augmenter leur puissance ;& dans ce cas, ce seroit leur consentement & non pas leur Veto, qui seroit funeste. Ils s'opposeroient probablement aux innovations qui tendroient à diminuer leurs prérogatives,& alors ils ne feroient que maintenir la constitution : mais pour toutes les loix qui ne seront relatives qu'à la liberté personnelle à la police, à l'administration, aux propriétés, quel motif auroient-ils de les rejeter, si elles leur paroissent avantageuses à l'État ? Il faudra donc, pour qu'ils les combattent, qu'elles leur paroissent contraires à la constitution, ou nuisibles au bien public. Ainsi les veto du Roi & du Sénat ne seroient pas un obstacle à l'établissement des bonnes loix.

Il est impossible que le Roi, le Sénat & les représentants s'accordent à repousser toutes les loix nécessaires, & à détruire le Gouvernement ;& comme je l'ai déjà observé dans un de mes précédents ouvrages, l'inconvénient de manquer une loi utile est bien moindre que celui d'en faire trop facilement de mauvaises.

Jamais aucun Peuple n'a jusqu'à ce jour fait consister la liberté publique dans la faculté illimitée de multiplier les loix. Sous les formes les plus démocratiques, on a décidé qu'on ne pouvoit être forcé d'obéir à ce qui étoit contraire à la volonté générale : mais on n'a jamais pensé qu'il fallut mettre cette volonté générale toujours en activité. On a aligné aux Magistrats, presque dans toutes les Républiques, le droit exclusif de proposer [p.54] les loix ; le peuple n'y peut donc pas faire autant de loix qu'il en désire. On pourroit citer une foule de précautions auxquelles les Anciens avoient recours pour éviter les changemens inconsidérés dans la législation. Il est plus avantageux sans doute de ne pas réserver à des Magistrats le droit de proposer des loix ; mais créons au moins des obstacles pour en prévenir la multiplicité & pour assurer leur sagesse.

Deux Chambres paroissent encore plus indispensables quand on réfléchit aux moyens simples & naturels qu'elles procurent pour le jugement des crimes, dans les fonctions publiques, par les Ministres ou d'autres personnes constituées dans les hautes dignités. Le pouvoir exécutif seroit sans force si les Ministres du Roi étoient exposés à la vengeance des mécontens, dont ils ne peuvent éviter d'accroître chaque jour le nombre. Il importe autant à la sûreté publique de garantir les Ministres des vexations suscitées par des animosités particulières, que d'assurer leur punition quand ils sont coupables. Autoriser contr'eux des poursuites criminelles, sur les plaintes d'un seul dénonciateur,seroit empêcher le Prince de pouvoir former son conseil. Un Ministre, relativement à ses fonctions, ne doit être accusé que par les représentans du Peuple : c'est à eux seuls à décider s'il est criminel envers la Nation,& à demander qu'il soit puni, lorsque les preuves de ses fautes leur auront paru évidentes.

Si les représentanspoursuivoient un Ministre devant un tribunal ordinaire, ils donneroient à ce tribunal un autorité dangereuse : s'il le poursuivoient devant des Jurés, les Ministres ont tant d'ennemis, que souvent la récusation ne suffiroit pas pour exclure tous ceux qui devroient lui être suspects ; d'ailleurs, un petit nombre de particuliers [p.55]seroit facilement entraîné par le cri public & par l'influence des représentans.

Mais en formant deux Chambres, les représentanspoursuivroient les coupables devant le sénat ;& l'on ne pourroit avoir aucun doute sur les crimes d'un Ministre ou d'un autre agent de l'autorité, jugé coupable par les représentans& ensuite par les Sénateurs. La faculté de juger les accusations connues en Angleterre sous le nom d'Empéachement, ne pourroit pas être considéré comme une réunion de pouvoirs ; car le Sénat n'auroit pas le droit de faire des loix, mais seulement celui d'y concourir ;& conséquemment, en exerçant pour ce genre de délit le pouvoir judiciaire, il seroit dirigé par des règles antérieures qu'il ne pourroit pas abroger à son gré. Ainsi il n'y auroit point de réunion de pouvoirs ou d'autorité arbitraire.

On ne fait point encore allez pour la sûreté & l'indépendance du trône, si le Roi n'a pas le droit de dissoudre la Chambre des représentants, & le former, par ce moyen, une forte d'appel au peuple, de leurs résolutions. Il peut arriver des circonstances malheureuses où l'une des deux Chambres & même toutes les deux, irritées contre l'autorité royale, ou contre ses agens,adopteroient des mesures alarmantes qui, malgré le veto royal,seroient propres à bouleverser la constitution, & à mettre le trône en danger. Je ne citerai pas ici un exemple connu de tous mes lecteurs. Cet exemple n'eût jamais existé, si le droit de dissoudre n'eût pas été abandonné par l'infortuné, qui fut la victime de sa foiblesse. Ce droit essentiel pour la conservation du Gouvernement monarchique, ne sera nullement contraire à la liberté, s'il est décidé par la constitution que, dans l'acte même qui dissout une des Chambres, une nouvelle convocation sera indiquée, afin [p.56]qu'une autre Assemblée soit formée dans le plus court délai.

 

Des pouvoirs qui doivent être à l'avenir confiés aux Représentants.

 

Si l'on désire d'assurer à la Nation Françoise une jouissance longue & paisible du bonheur qu'on lui prépare, il faut que la constitution trace précisément les fonctions des représentants, que celles des électeurs soient bornées à les choisir, qu'ils puissent. leur donner des instructions,& non leur dicter des ordres absolusni gêner leur conscience.

Si la constitution elle-même n'investit pas de plein droit à l'avenir les représentants d'une sorte de magistrature, d'une fonction publique & légale, si chacun d'eux n'est que le porteur de la volonté de son district, il sera au pouvoir d'un seul homme, dans le plus petit village, de bouleverser le Gouvernement.

Il n'aura qu'à faire dans l'assemblée de la Commune une proposition bien exagérée, bien propre à séduire la multitude. Elle deviendra un ordre pour le député ; elle sera publiée, imitée dans toutes les assemblées du même genre, les représentants seront envoyés pour en faire une loi. La constitution sera détruite ou changée,& le royaume livré à des troubles funestes. D'ailleurs les loixseroient souvent impossibles ; car, dans une foule de circonstances, les mandats seroient impératifs en sens contraire ; il n'y auroit, par ce moyen i aucune majorité de suffrages.

Actuellement les représentants ne peuvent agir qu'en vertu des pouvoirs qu’ils ont reçus, parce [p.57]qu'aucune loi n'a réglé leurs fonctions : mais après l'établissement de la constitution, il seroit certainement contraire à tous les principes, qu'une ville, un district ou une province pût faire la loi à tout le royaume,& menacer de se séparer de l'association, ou de désobéir aux décisions du corps législatif. Certainement une petite partie de la Nation ne peut pas exercer un droit qui n'appartiendroit qu'à la Nation entière, s'il étoit possible qu'elle s'assemblât dans une vaste plaine, & qu'elle y délibérât à la pluralité des voix.

On objectera peut-être que la pluralité des mandats formerait alors la pluralité des suffrages de la Nation : mais comment concilier les vœux contraires, pour former une majorité de voix entre des personnes qui ont délibéré sur des questions différentes à un grand éloignement les unes des autres, & sans s'être communiqué leurs avis. Au surplus, je. crois avoir démontré qu'il n'est jamais convenable à un peuple,&sur-tout à un peuple nombreux, de se réserver le pouvoir législatif. J'ajouterai qu'il lui seroit bien plus funeste encore de l'exercer partiellement, & de transporter la souveraineté dans chaque division du territoire.

Il définiroit alors le corps social qui seroit bientôt détruit.

Pour que le gouvernement Français ait quelque fiabilité, le corps législatif quelque puissance,& le corps social une force d'ensemble, il faut donc que l'assemblée nationale, chargée par ses commettants d'établir une constitution,& conséquemment d'organiser tous les pouvoirs, détermine précisément, en vertu de l'autorité qui lui a été confiée, les fonctions des Membres du corps législatif, & qu'il soit défendu aux Electeurs d'imposer des loix à leurs Députés, & d'exiger d'eux [p.58]des engagements de se conformer à leurs volontés, à peine de nullité de l'élection.

 

La Constitution doit être promulguée comme définitive.

 

Je voudrois faire appercevoir les dangers d'un système excessivement répandu, sur la manière de promulguer la constitution. Un grand nombre de personnesparoissent croire qu'on ne peut la présenter comme définitive,& qu'il faut en soumettre le projet aux provinces, ou à une nouvelle Assemblée. On se fonde sur les prétendus vices de la représentation actuelle : mais quand il seroit vrai que la représentation auroit été défectueuse en quelques points,n'est-elle pas devenue légitime par le consentement du peuple français ?

Le premier caractère que doit avoir une représentation, est certainement la confiance de ceux qui l'ont formée. Il est vrai que, dans plusieurs parties du royaume, on s'est plaint de quelques articles du règlement provisoire, & qu'on a témoigné le désir de voir adopter, pour les Assemblées futures, une organisationplus régulière : mais existe-t-il un seul district, dans le royaume, où, le corps des habitants ait refusé d'élire, où il ait désavoué la représentation. Les mandats donnés aux membres de l'Assemblée, renferment tous les pouvoirs suffisans pour reconnoître, déclarer ou établir les loix fondamentales de la constitution de la France ;& je ne pense pas qu'aucun député eût accepté ses pouvoirs, s'il eût pu croire qu'ils étoient rendus nuls par la nature de la représentation ; j'observe encore que si la représentation actuelle étoit assez irrégulière pour annuller les pouvoirs relatifs à la constitution, elle annulleroit également ceux qui[p.59]seroient relatifs à toute autre matière, & alorstoutes les résolutions prises par l'Assemblée, ne seroient que de simples projets.

La France est actuellement en proie à l'anarchie la plus alarmante. Tous les liens de la subordination sont brisés : si l'on ne se hâte de les renouer, bientôt il ne sera plus tems. L'habitude de la force & de la violence se sera tellement enracinée, que les loix ne pourront plus obtenir les respects de la multitude. Il faut donc donner le plutôt possible au royaume une constitution. Tous les bons Citoyens la désirent comme un port dans la tempête ; ils s'empresseront de s'y mettre à l'abri. Elle sera un signal de ralliement, pour les amis de l'ordre & de la liberté : mais oser entreprendre de soumettre la constitution au jugement des provinces ou d'une nouvelle Assemblée,seroit vouloir sacrifier la France pour des subtilités méthaphysiques, l'exposer à tous les fléaux réunis,& ruiner pour jamais la plus belle contrée de l'Univers.

Toutes les provinces n'ont-elles pas récemment adressé à l'Assemblée Nationale des témoignages de confiances ;& si l'on croit qu'elles doivent ratifier les résolutions de leurs représentans, il est évident qu'elles pourront chercher vainement une constitution pendant des siècles. Les différences d'avis dans les districts, exigeraient des délibérations nouvelles, ensuite une autre ratification ;& il n'y a point de motif pour croire qu'on pourroit enfin parvenir à un résultat.

Une constitution provisoire, bien-loin d'être un remède aux maux actuels, un moyen de rétablir la tranquillité, ne seroit certainement qu'un sujet fécond de troubles & de malheurs. En la renvoyant à la décision des provinces, il seroit impossible d'espérer qu'elles parvinrent à adopter les mêmes opinions.En attendant la volonté d'une [p.60]autre assemblée, on maintiendroit l'anarchie, on lui donneroit de nouvelles forces. Il seroit impossible d'espérer qu'elle pensât sur tout les points, comme la première. Le résultat commun de ces deux partis seroit donc de nouveaux débats, de nouvelles haines, la ruine du royaume,& la perte de la liberté sans retour.

 

Des moyens de corriger les vices de la Constitution.

 

Je trouve aussi les plus grands dangers dans le système de ceux qui voudroient annoncer desépoques fixes, & des convocations extraordinairespour corriger la constitution ; c'est comme si l'on vouloit, à des tems remarqués, rendre les loix sans force, rompre tous les ressorts du gouvernement,& livrer la France à toutes les fureurs de la discorde.

Certainement on ne pourroit pas désigner un terme pour des changemens indéterminés dans le gouvernement, sans que chaque individu ne prît soin de les prévoir,& de les calculer au gré de ses désirs. On méprise une autorité dont on espère l'anéantissement prochain, & l'empire de la violence seroit bientôt le seul en vigueur. Le bonheur public étant inséparable de la force des loix, il faut que le gouvernement soit fiable & qu'on inspire aux François, dès leur enfance, le plus profond respect pour la constitution. Il n'est pas à craindre que ce respect soit un moyen d'oppression ; car la constitution ne peut être chérie du peuple que lorsqu'ellelui procure des avantages sensibles. Les hommes ont plus de penchant à maudire leur sort qu'à le bénir. Il faut calmer les inquiétudes de leur imagination, pour leur apprendre à sentir le prix des biens dont ils jouissent : mais, [p.61]si ces biens ne sont pas réels, il est difficile de leur en faire supposer l'existence.

J'admire le respect religieux des Anglois, pour les défauts même de leur constitution ; c'est qu'ils savent que le bien & le mal sont quelquefois si intimement liés, qu'en voulant ôter celui-ci on arrache l'autre,& que le bien étant plus difficile à rétablir, le mal seul est ensuite replacé.

Je ne veux pas dire qu'une constitution puisse être éternelle : mais il me semble que les changemens ne devroient jamais être précipités, que sur-tout il faudroit employer les moyens qui n'excitent ni trouble ni convulsion ; qu'il est inutile, ou plutôt, qu'il est funeste d'indiquer des époques fixes pour en renouveller l'examen. Ceux qui connoissent les hommes, savent que mille ou douze cents personnes ne s'assembleroient pas extraordinairement pour déclarer que tout est bien & digne d'être conservé. Quelqu'excellente que pût être la constitution, elle auroit sûrement des inconvéniens, & souvent, sans réfléchir qu'ils tiennent à de plus grands avantages, dans le dessein de la perfectionner, on la détruiroit ou on la rendroit plus vicieuse encore.

Je désirerois donc qu'il n'y eût jamais d'Assemblée extraordinaire, soit pour maintenir, soit pour corriger la constitution ; que sa solidité résultât de l'organisation des pouvoirs ; que les moyens de corriger ses défauts fussent placés dans cette même organisation, & que les corrections fussent lentes & difficiles. Pour changer un seul article de la constitution, le consentement du Roi & des deux Chambres seroit nécessaire. Le consentement étant donné, le changement seroit annoncé dans le Royaume, comme un simple projet, afin de profiter de toutes les lumières. Le projet ne deviendroit une loi définitive que lorsqu'il auroit obtenu un second consentement [p.62] du corps législatif, après un terme où il y aurait eu une nouvelle élection de représentans.

Il me semble qu'on parviendroit à concilier ainsi les motifs qui proscrivent la trop grande facilité des changements,& ceux qui ne permettent pas qu'on les rende impossibles. Je crois sur-tout qu'il ne pourroit être proposé, de cette manière, que des changemens utiles,& qu'ils n'exciteroient aucune commotion.

Les partisans d'une convocation extraordinaire ne manqueront pas de dire que cette forme attenteroit aux droits du peuple : mais je répondrai que le peuple n'a point de droits contraires à son bonheur, & qu'on confond trop souvent sa force & sa puissance avec ses droits.

Dès qu'il est prouvé que la Nation ne peut, sans nuire à son bonheur, exercer par elle-même la souveraineté, il ne faut donc pas l'exciter à la reprendre, sous le prétexte de corriger la constitution, puisqu'on provoqueroit la plus affreuse anarchie.

Il n'est nullement contraire aux droits du peuple François de confier, en son nom, au corps législatif le droit de faire des changements dans la constitution, avec les précautions qu'on vient d'indiquer, ou d'autres du même genre. Une convocation extraordinaire qui ne seroit pas combinée de manière à prévenir la réunion des pouvoirs,pourroit opérer la tyrannie démocratique ou la dissolution de la société. Je ne crois pas qu'il soit prudent, qu'il soit même juste d'inviter le peuple à désorganiser le corps politique.

S'il est utile à la félicité générale de garantir le Monarque & les représentans de toute entreprise sur leur autorité respective, cette utilité ne doit-elle pas être constamment protégée ? Après avoir ôté à la Couronne tous les moyens de nuire, & ne lui [p.63]avoir laissé que ce qu'exige le bonheur public, voudroit-on ne pas lui assurer la jouissance paisible de ces prérogatives ? faut-il fixer un terme où ces limites feront arrachées, & où l'une de ces autorités pourra devenir arbitraire ?

Mais je prévois une autre objection : c'est qu'on priveroit le peuple de tous les moyens de secouer le joug, si tous les pouvoirs s'accordoient pour le lui rendre insupportable. Premièrement, cet accord est impossible, & s'il ne l'étoit pas il existe un remède terrible, il est vrai, celui de l'insurrection : mais, dira-t-on, ne vaudroit-il pas mieux éviter ce cruel moyen & en indiquer d'autres? — Un bonne constitution n'impose jamais au peuple la nécessité de l’insurrection,& la rend impossible, tant qu'elle n'est pas nécessaire ;car, si elle l'est une fois, il n'est point de pouvoir sur la terre capable de l'empêcher : mais les moyens que vous présentez pour éviter l'insurrection, ne sont précisément autre chose que les maux de l'insurrection elle-même, rendus fréquents & inévitables. Ceux que je propose ne laissent cette ressource que lorsqu'elle est absolument indispensable. Et vous ! vous voudriez la transformer en fléau périodique.

Puisse une heureuse constitution être bientôt le fruit des travaux de l'Assemblée nationale ! Jamais il ne fut plus dangereux de perdre un seul moment. Puisse-t-on sentir que si l'on voulait trop entreprendre, on s'exposeroit à manquer tous les succès, que le plus important devoir est d'assurer la liberté publique,& que pour l'assurer, il suffit d'organiser le corps législatif, & de placer les limites nécessaires pour que les différens pouvoirs ne s'entre-détruisent pas & ne se réunissent jamais entièrement dans les mêmes mains.

Sans doute les bases des réformes essentielles doivent être posées, & aucun abus ne peut être [p.64] consacré : mais que tous les abus ne soient pas détruits à la fois car leur destruction doit être faite avec justice & lenteur ;& quand on s'occupe du bonheur général, il ne faut pas tellement oublier celui des individus qu'on les prive de tous les moyens de se procurer leur subsistance.

Quel Citoyen ne doit pas frémir d'impatience, dans l'attente d'une constitution qui doit faite cesser l'anarchie, nous permettre de remplir une de nos obligations les plus sacrées, celle d'acquitter les dettes de l'État, de rétablir l'ordre & 1'économie dans les Finances, de rendre l'activité à la perception des subsides, & de mettre l'égalité entre la recette & la dépense.

Si l'on ne place dans la constitution que ce qui est nécessaire pour le maintien de la liberté, elle sera courte, simple & claire.

Ah ! puisqu'une destinée fatale a voulu que la liberté fût toujours achetée par de grands sacrifices, puisque la témérité des ennemis du bien public avoit inspiré de fausses mesures qui, en provoquant l'emploi des forces individuelles, ont préparé la plus funeste anarchie ; puisque cette anarchie n'a pas encore cédé aux preuves de justice & de bonté données par le Roi, à son dévouement généreux, c'est de la vertu, c'est du Courage des bons Citoyens qu'il faut espérer le salut de la patrie. Ils sentiront la nécessité de n'établir dans aucune partie du Royaume, un pouvoir indépendant du corps législatif. Dans ma province, on a juré de défendre la liberté publique &de maintenir dans toute son intégrité l'autorité royale, sans laquelle la liberté ne peut pas exister en France. C'étoit jurer de combattre l'anarchie,& ce serment doit être écrit dans le cœur de tous les bons François.

FIN.