Appendice B.


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APPENDICE B.

Les seize années qui se sont écoulées depuis 1830 peuvent, à vrai dire, se partager en trois périodes.

Pendant la première (de 1830 à 1836), la prérogative royale et la prérogative parlementaire avaient un ennemi commun à combattre, un danger commun à éviter, une œuvre commune à faire. Au lieu de se quereller entre elles, il leur importait de s'unir et de s'appuyer l'une sur l'autre. C'est ce qui eut lieu, en effet, dans toutes les circonstances graves. Loin que les droits et le pouvoir de la Chambre fussent alors contestés, on les proclamait bien haut, on les bénissait, on s'en faisait un rempart. Néanmoins, dès cette époque, il existait entre les deux prérogatives une lutte sourde et qui, de temps à autre, se faisait jour. De là la faveur plus que médiocre dont jouissait Casimir Périer et les difficultés qu'il rencontrait ailleurs qu'à la Chambre. De là, après sa mort, la tentative de constituer un cabinet purement royal, en dehors de toutes les notabilités parlementaires. De là, cette entreprise ayant échoué, tant d'efforts pour séparer les trois hommes dont l'entente assurait l'indépendance du cabinet : M. de Broglie, M. Thiers, M. Guizot. De là le ministère des trois, jours, signalé par M. Fonfrède lui-même comme un ministère de camarilla et qui, on le disait ouvertement, devait affranchir la couronne d'un joug intolérable. De là enfin, au commencement de 1835, la fameuse brochure écrite par M. Rœderer, et dans laquelle il était tout doucement établi qu'il y a, d'après la [p.282] Charte, des ministres, point de ministère, et qu'au roi seul peut et doit appartenir la présidence de son conseil. Mais la gravité des événements et l'union du parti parlementaire étouffaient dans leur germe, sans pourtant les détruire entièrement, toutes ces velléités ultra-monarchiques, et, peu de jours après la brochure Rœderer, M. de Broglie, devenu président du conseil, prononçait, en plein Parlement, les paroles que voici :

« J'ai reçu du roi, j'ai reçu de la confiance et de l'amitié de mes collègues l'honorable mission d'imprimer au cabinet, autant qu'il dépend de moi, cet ensemble, cette unité de vues, de principes et de conduite, cette régularité dans l'ordre des travaux, dans la distribution des affaires, sans laquelle la vraie responsabilité ministérielle, la responsabilité collective, ne devient qu'un vain mot, et qui fait la force et la dignité des gouvernements. »

C'était une réponse directe aux doctrines dont M. Rœderer avait bien voulu se faire l'éditeur, et qui avaient, depuis quelque temps, si grand crédit à la cour.

La seconde période embrasse cinq années, du commencement de 1836 à la fin de 1840. L'émeute alors est vaincue, les associations sont supprimées, la cause de l'ordre a triomphé. A dater de ce moment, la lutte s'engage visiblement, ostensiblement entre les deux prérogatives, et les tristes divisions, depuis si longtemps fomentées, éclatent avec force au sein du parti parlementaire, qu'elles affaiblissent et qu'elles paralysent. On a commencé par séparer M. Thiers de M. Guizot; on sépare M. Guizot de M. de Broglie, et, ballottés au gré du vent qui souffle à la cour, les ministères tombent les uns sur les autres, jusqu'au jour où, sur les ruines du parti parlementaire, s'élève le ministère du 15 avril. Mais bientôt le [p.283] parti parlementaire s'aperçoit que ses discordes intestines l'ont perdu et que les grands principes dont il est le représentant lui commandent d'y mettre un terme. Le parti parlementaire, dans toutes ses nuances, oublie donc de vieilles querelles et forme la coalition. Alors on peut voir le chemin qu'on a fait depuis deux ans et tout le terrain que la prérogative royale a conquis sur la prérogative parlementaire. Ce ne sont plus les insinuations polies, modérées, doucereuses de M. Rœderer.

C'est M. Fonfrède, vrai tribun royal, niant avec emportement les droits de la Chambre, donnant raison à Charles X contre les 221, déclarant qu'au roi seul appartient le droit de gouverner, le droit de choisir les ministres, et que la Chambre, quand elle en veut sa part, est usurpatrice et factieuse.

Ce sont les publicistes habituels du ministère et de la cour entassant brochure sur brochure pour prouver que le roi doit régner et gouverner, que la prérogative royale est supérieure à toutes les autres, que les ministres sont purement et simplement les agents de la couronne et les exécuteurs de sa volonté.

Ce sont les journaux ministériels eux-mêmes dénonçant la théorie qui donne le dernier mot à la Chambre élective comme une théorie coupable, et établissant cette singulière doctrine que, d'après la Charte de 1830, la majorité légale, la majorité constitutionnelle, en France, est celle de deux pouvoirs contre un, et, par conséquent, que le roi et la Chambre des pairs réunis doivent toujours l'emporter sur la Chambre élective[1].

C'est enfin, dans la Chambre elle-même, une exaltation royaliste qui se manifeste par des clameurs plus encore [p.284] que par des discours, et, contre laquelle M. Guizot est obligé de lutter avec une admirable énergie, avec une énergie qui, plus que M. Thiers, plus que M, Barrot lui-même, le rend odieux au parti de la cour.

Cependant, victorieuse dans les collèges électoraux, la prérogative parlementaire se laisse vaincre dans les couloirs de la Chambre, et la prérogative royale, un moment étourdie, un moment déconcertée, ne tarde pas à reprendre son ascendant. La prérogative parlementaire lutte pourtant encore sous le ministère du 12 mai et regagne, pour quelques mois, le pouvoir, sous le ministère du 1er mars. C'est la fin de la seconde période.

La troisième commence au 29 octobre 1840 et dure encore. C'est celle du triomphe complet, absolu, incontesté de la prérogative royale. Quand finira-t-elle? Il est difficile de le dire. D'une part, en effet, la prérogative royale a su prendre à son service quelques déserteurs éminents de la cause parlementaire. De l'autre, elle a obtenu du pays une Chambre qui ne met à son dévouement ni conditions ni limites, une Chambre qui paraît redouter sa propre prérogative autant qu'elle aime la prérogative rivale. Dans l'état actuel des esprits et des cœurs, cela peut mener loin. Il m'est pourtant impossible de croire qu'un jour ou l'autre, le pays ne se réveille pas, et que les idées de 1789 et de 1830 soient pour toujours oubliées. Il m'est impossible de croire que la prérogative parlementaire ait abdiqué définitivement. En supposant que le Parlement soit mort, le pays ne l'est pas, et les événements, si je ne me trompe, se chargeront bientôt de le tirer de sa torpeur. Dieu veuille alors qu'on ne passe pas d'un extrême à l'autre !