Chapitre V - De la réforme électorale


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CHAPITRE V.

DE LA REFORME ÉLECTORALE




La souveraineté nationale est inscrite en tête de la Charte de 1830. Cela veut dire que la France s'appartient à elle-même, et que ni une personne, ni une famille, ni une classe n'a le droit d'en disposer. Cela veut dire encore que les intérêts particuliers ne doivent jamais se mettre au-dessus des intérêts généraux, et que le pays est maître et capable de se gouverner. Faut-il en conclure que chaque individu, quelle que soit sa position, quelles que soient ses lumières, ait le droit absolu de participer par son vote au gouvernement et, comme on le dit, de n'obéir qu'à des lois, de ne payer que des impôts auxquels il a consenti? Faut-il en conclure, en d'autres termes, que le vote électoral soit, comme la liberté religieuse, comme la liberté individuelle, comme la liberté de la pensée, au nombre des droits naturels, permanents, universels, au nombre des droits d'éternelle justice, « de ces droits (selon la belle expression de M. de La Fayette) qu'il n'est permis à aucune puissance, pas même à une nation tout [p.179] entière, de violer, pas même envers un seul homme ? » Faut-il en conclure enfin que toutes les lois électorales de la France et toutes celles de l'Angleterre aient jusqu'ici reposé sur l'injustice, consacré l'oppression ?

C'est là, on le comprend, une question fort grave et qu'il est impossible de passer sous silence. Cette question d'ailleurs se rattache étroitement à l'idée qu'on se fait de la souveraineté en elle-même, de sa nature et de ses limites. Ainsi, pour ceux qui croient à la souveraineté du nombre, le pouvoir, dans la rigueur de la logique, appartient à la majorité des individus, des volontés, et doit être absolu. Pour ceux qui font résider la souveraineté dans la justice et dans la raison, le pouvoir appartient à la majorité des droits, des intérêts, et doit être limité. Il est bon de remarquer d'ailleurs que, fort éloignées dans la théorie, les deux opinions tendent beaucoup à se rapprocher dans la pratique. Ainsi, parmi les partisans de la souveraineté du nombre, il s'en trouve peu qui pèsent au même poids le suffrage d'un idiot et celui d'un homme de génie, ou qui soient d'avis de livrer la minorité, sans protection, sans garantie à la toute-puissance de la majorité. D'un autre côté, parmi les défenseurs de la souveraineté de la raison, il ne s'en trouve pas qui attribuent à la raison le don de se manifester sous une forme sensible ou de se révéler mystérieusement à quelques esprits d'élite. Malgré qu'on en ait, il faut donc en venir : ceux-là à limiter la souveraineté du nombre, au nom de la raison et de la justice ; ceux-ci à déléguer au nombre, [p.180] dans une certaine mesure, la souveraineté de la raison. Pour ma part, entre cette formule : « l'aptitude confère le droit », et cette autre formule : « le droit, appartient à tous, mais sous la condition que l'aptitude en précède l'exercice », je ne vois pas, en fait, une très-grande différence. Ce sont, à ce qu'il me semble, deux manières de parler plutôt que de penser et d'agir.

Quoi qu'il en soit, je le dis en toute sincérité, je n'ai jamais pu comprendre comment ceux qui regardent le vote électoral comme un droit naturel, absolu, universel, le soumettent aussitôt eux-mêmes à des restrictions qui ruinent de fond en comble leur principe. Je n'ai jamais pu comprendre comment, par la force de la logique, ils ne se trouvent pas conduits à compter également le suffrage de toute créature humaine, dès qu'il est matériellement possible de le recueillir. Est-ce que les droits naturels n'appartiennent pas aux mineurs aussi bien qu'aux majeurs, aux domestiques aussi bien qu'aux maîtres, aux femmes aussi bien qu'aux hommes? Est-ce que le droit de pratiquer librement son culte, le droit de publier sa pensée, le droit d'être protégé dans sa personne, ne sont pas les mêmes pour tous les âges, pour toutes les conditions, pour tous les sexes? Quand on fait, pour certains droits politiques, des distinctions qu'on ne fait pas pour d'autres, on reconnaît que ce ne sont pas des droits identiques. On reconnaît que, si les uns ne peuvent être légitimement [p.181] retirés à personne, les autres doivent rester subordonnés à certaines conditions, que la raison publique détermine et dont le législateur est juge. Une fois cette concession faite, la question de principe n'existe plus.

A la vérité, on cherche à démontrer que plus, mieux que tout autre, le suffrage universel peut donner aux peuples le bon gouvernement auquel les peuples ont droit. Ainsi l'on dit que, par un heureux don de la Providence, les intelligences les moins vives, les moins cultivées s'éclairent, s'illuminent, en quelque sorte, par le contact et produisent en commun ce que, dans l'isolement, il serait absurde d'attendre d'elles. On dit que, grâce à cette faculté admirable, les hommes qui ne seraient pas propres à gouverner sont merveilleusement propres à choisir ceux qui gouvernent. On dit enfin que, pour empêcher les intérêts privés de prévaloir sur les intérêts généraux, l'intervention de la multitude est nécessaire. Dans une certaine mesure, tout cela peut être vrai ; mais qu'on y prenne garde : du moment où l'on se place sur ce terrain, ce n'est plus de droit qu'il s'agit, mais d'utilité. Or, devant le droit, qui est absolu, il n'y a qu'à courber la tête. L'utilité, qui est relative, s'examine, au contraire, et se discute. On en vient donc, par une autre voie, à reconnaître que les lois électorales n'ont rien de nécessaire, rien d'immuable, et qu'elles doivent se modifier sans cesse, selon le progrès de la civilisation, selon le degré des lumières, selon l'état général des [p.182] esprits et des mœurs. On en vient à reconnaître que le droit de suffrage doit avoir une double mesure : d'une part, l'aptitude de celui à qui on le confère ; de l'autre, la grandeur, l'étendue des intérêts auxquels il s'applique. On en vient à reconnaître que, dans le choix à faire par le législateur entre tous les systèmes, entre tous les modes d'élection, il faut qu'il tienne compte de l'expérience autant que de la logique. On en vient à reconnaître, en un mot, que les questions électorales sont des questions purement politiques, c'est-à-dire des questions complexes et dont la solution dépend de mille circonstances diverses.

J'ai d'ailleurs hâte de le dire : s'il fallait ici remonter à l'origine du droit électoral, en scruter la nature, en mesurer l'étendue, en déterminer les limites, je m'arrêterais devant la variété, devant la gravité des questions. Mon intention est plus modeste, et je la trouve clairement, nettement exprimée dans un discours que je prononçais il y a douze ans : « La loi électorale actuelle, disais-je alors, donne-t-elle au pays le gouvernement représentatif vrai, le gouvernement pour lequel, pendant quinze ans, la France a combattu ? Voilà la question. » A mon sens, la question est, aujourd'hui, la même, bien que je la résolve autrement. En 1835, il me semblait que la loi électorale, malgré ses imperfections notoires, fonctionnait bien, et qu'elle donnait à la France le gouvernement représentatif vrai. En 1847, il me semble qu'elle fonctionne [p.183] mal, et qu'elle laisse périr le gouvernement représentatif. Il me semble en outre, après y avoir regardé de près, que cela tient non pas à quelques circonstances passagères, accidentelles, mais aux vices mêmes de son mécanisme. Avais-je raison, ou tort, en 1835? Peu importe. Ce qui importe, c'est de savoir si j'ai tort ou raison en 1847. Si, comme je le pense, les lois électorales n'ont qu'une bonté relative, il serait d'ailleurs possible que la loi de 1831, bonne en 1835, fût mauvaise en 1847 ; il serait possible qu'il fût sage alors de la maintenir, et qu'il soit sage de la réformer aujourd'hui. Encore une fois, là n'est pas la question. Bonne ou mauvaise, salutaire ou nuisible à une autre époque, la loi électorale s'acquitte-t-elle aujourd'hui avec régularité, avec efficacité des fonctions qui, dans le mécanisme de notre constitution, lui sont spécialement attribuées? Si elle s'en acquitte mal, à quoi cela tient-il, et que faut-il faire pour la soustraire aux influences pernicieuses qui la paralysent et qui la faussent? Voilà ce qu'il s'agit de rechercher sans parti pris, sans prévention, avec le seul désir de rendre au gouvernement représentatif, dont la loi électorale est le pivot, la puissance qu'il a perdue.

Avant d'aller plus loin, il peut être utile de rappeler dans une courte analyse les dispositions principales des lois électorales qui ont régi la France, depuis 1789, et des projets qui, à diverses époques, ont été présentés.

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Dans un écrit[1], qui date de 1826 et qui est le résumé de ses opinions à cette époque, M. Guizot remarque avec raison qu'en Angleterre, l'élection directe est née naturellement, nécessairement du droit qu'avaient les francs-tenanciers d'abord, puis les bourgeois de prendre part, par eux-mêmes ou par leurs fondés de pouvoirs, aux affaires publiques. M. Guizot ajoute que c'est à la suite du suffrage universel et par l'impossibilité manifeste de faire passer cette théorie dans la pratique que l'élection indirecte a paru dans le monde. Je doute que cette dernière observation soit tout à fait exacte. Quand l'assemblée de 1789 se déclara Assemblée nationale, elle ne décréta point le suffrage universel et n'eut point à inventer l'élection indirecte. Bon ou mauvais, ce mode d'élection était dans les habitudes, dans les traditions nationales, et c'est ainsi que les députés du tiers-état avaient eux-mêmes été nommés. Aussi, le débat s'établit-il, non pas entre l'élection directe et l'élection indirecte, mais entre les diverses formes de cette dernière élection. Le comité de constitution avait proposé trois degrés ; l'assemblée en vota deux seulement, et le droit d'élire fut conféré, non pas à tous les citoyens, mais aux citoyens actifs, c'est-à-dire aux citoyens payant une contribution directe égale à la valeur de trois journées de travail. Les électeurs, ainsi élus par les assemblées [p.185] primaires, se réunissaient ensuite au chef-lieu de département et nommaient les représentants à l'Assemblée nationale. Le nombre de ceux-ci était fixé, pour chaque département, en raison composée du territoire, de la population et des contributions.

En 1792, l'Assemblée législative, par une mesure provisoire, maintint le système en supprimant tout cens électoral. En 1793, la Convention, à son tour, supprima l'élection départementale, comme tendant au fédéralisme, et le double degré, comme favorable à l'aristocratie. La population fut donc divisée, régulièrement, méthodiquement, en fractions de 39 mille à 41 mille individus, et chaque fraction eut, par le vote direct, un député à choisir. Mais, après avoir proclamé ce qu'elle appelait un grand principe, la Convention eut soin d'en ajourner l'application. Elle échappa ainsi à la nécessité assez pénible d'organiser son système et de lui donner vie ailleurs que sur le papier.

En 1795 (an III), malgré la commission des onze, chargée de préparer la nouvelle Constitution, la Convention abandonna le vote direct et revint au système de 1791. Seulement, prenant un terme moyen entre l'Assemblée constituante et l'Assemblée législative, elle attribua le droit électoral, dans les Assemblées primaires, à tout citoyen payant une contribution directe, foncière ou personnelle. De plus, elle partagea le pouvoir législatif en deux branches et fixa, d'après la population uniquement, [p.186] le nombre des représentants que les départements devaient envoyer à l'une ou à l'autre.

En l'an VII (1800), il ne s'agissait plus d'organiser le gouvernement représentatif, mais de le supprimer sans qu'il y parût trop. Ce fut alors qu'on inventa ces trois listes de notabilité, qui, partant des Assemblées primaires, s'engendraient l'une l'autre et remontaient ainsi jusqu'au Sénat, électeur unique. Dans ce système, les citoyens, réunis en assemblée primaire, choisissaient le dixième d'entre eux, pour en former une liste dite communale ; les citoyens faisant partie de la liste communale choisissaient, à leur tour, le dixième d'entre eux, pour en former la liste dite départementale ; enfin les citoyens portés sur la liste départementale choisissaient le dixième d'entre eux, pour en former la liste dite nationale. C'était sur la liste nationale, ainsi établie, que le Sénat élisait les législateurs et les tribuns. Pour comprendre toute la beauté du système, il est nécessaire d'ajouter que les listes communales, départementales, nationales, une fois faites, l'étaient pour toujours, et que les notables ne pouvaient en être retranchés que par une délibération formelle et spéciale. Il faut ajouter encore que l'élection ne devait avoir lieu qu'en l'an IX et que, provisoirement, tous les fonctionnaires nommés par le gouvernement faisaient partie nécessaire des listes.

Assurément la combinaison laissait peu à désirer, et le despotisme le plus ingénieux, le plus exigeant [p.187] pouvait s'en contenter. Il ne s'en contenta pas ; et, le 16 thermidor an x, au moment du Consulat à vie, le Sénat conservateur imagina quelque chose de mieux encore. D'après cette dernière combinaison, les citoyens portés sur la liste de notabilité communale, telle qu'elle existait alors, durent former, par voie d'élection, un collège d'arrondissement et un collège de département, le premier sans condition, le second parmi les six cents plus imposés. Au collège d'arrondissement, qui ne pouvait pas dépasser le nombre de 200, le premier Consul avait le droit d'ajouter dix notables à son choix, pris principalement parmi les chevaliers de la Légion d'Honneur. Il avait le droit d'en ajouter vingt au collège de département, qui -ne pouvait pas dépasser le nombre de 300. Ainsi constitués à vie, ces collèges nommaient des candidats pour le Tribunat, pour le Sénat, pour le Corps législatif ; et, parmi ces candidats, le Sénat choisissait.

On comprend qu'il fut tout à fait inutile de modifier encore cette organisation, quand le Consulat à vie céda la place à l'Empire. Aussi fut-elle maintenue, mais complétée par l'adjonction obligatoire des officiers de la Légion-d'Honneur au collège départemental et des simples légionnaires au collège d'arrondissement.

Telles sont les lois en vertu desquelles fut élu le Corps législatif de l'Empire, ce Corps législatif qui, à l'exemple du Sénat lui-même, resta fidèle à Napoléon aussi longtemps que la fortune. En 1814, la [p.188] Charte se borna à dire « que la Chambre des députés serait composée de députés élus par des collèges électoraux, dont la loi déterminerait l'organisation ; » mais, provisoirement, le Corps législatif et les lois de l'Empire se trouvèrent conservés. L'acte additionnel des Cent-Jours porta le nombre des représentants, à 629 et en répartit la nomination, d'après une proportion déterminée, entre les collèges de département et les collèges d'arrondissement, tels qu'ils étaient constitués par le sénatus-consulte de l'an x. Enfin, après les Cent-Jours, ces excellents collèges furent encore conservés[2] et chargés d'élire 395 députés d'après une combinaison nouvelle. Au lieu de nommer directement un député, chaque collège d'arrondissement dut seulement présenter un nombre de candidats égal au nombre total des députés du département, et les collèges de département durent choisir au moins la moitié des députés parmi ces candidats. De plus[3], les préfets, conformément à l'acte du 16 thermidor an x, furent autorisés à adjoindre vingt notables, à leur choix, aux collèges de département et dix aux collèges d'arrondissement. C'est ce système qui produisit la fameuse Chambre de 1815, la Chambre introuvable, comme l'appelèrent, à celte époque, ses partisans aussi bien que ses adversaires.

On voit, par cette rapide analyse, que, jusqu'à [p.189] 1815, l'élection directe était à peu près inconnue en France et que les assemblées primaires, plus ou moins faussées, plus ou moins dénaturées, n'avaient pas cessé d'être la base constante des collèges électoraux. On voit aussi que, depuis l'an x, les collèges étaient à vie, et qu'à vrai dire, le gouvernement représentatif n'existait plus. Ainsi que je l'ai expliqué ailleurs, la lutte des passions royalistes et de la prudence royale lui rendit tout à coup une vie nouvelle, et ses principes trouvèrent, au sein même du parti qui le détestait, des organes inattendus. Il fallut donc en finir avec cette merveilleuse invention du despotisme, les collèges à vie, et un projet de loi fut présenté par M. de Vaublanc, ministre de l'intérieur, qui consacrait encore l'élection à deux degrés. D'après ce projet, il y avait, par chaque canton, un collège électoral, lequel se composait des soixante plus imposés et de certaines catégories de notables, tels que juges, juges de paix, curés, etc. Ce collège avait pour mission de nommer un certain nombre d'électeurs départementaux, auxquels la loi adjoignait d'office : 1° les soixante plus imposés du département parmi les propriétaires ; 2° les dix plus imposés parmi les négociants et manufacturiers ; 3° les évêques et archevêques ; 4° les membres du conseil général ; 5° les présidents des consistoires ; 6° les présidents des cours royales, les procureurs-généraux et le premier avocat général. Le collège départemental, dont le chiffre ne pouvait être au-dessous [p.190] de 150 ni au-dessus de 250, étant ainsi composé, nommait ensuite les députés.

Dans d'autres circonstances, un tel projet eût charmé le parti de l'ancien régime. Mais, en 1816, ce parti était de l'opposition, et la création des électeurs de droit lui parut ce qu'elle est en effet, une création monstrueuse. En vain, pour la justifier, M. de Vaublanc soutint-il : en droit, que le pouvoir électoral doit être subordonné et dépendant ; en fait, que les personnes désignées étant celles dont tout bon citoyen désirait la nomination, il valait autant que la loi les choisît tout de suite : la commission dont M. de Villèle était rapporteur prit la liberté de trouver les raisonnements de M. de Vaublanc peu concluants, peu constitutionnels, et de proposer un tout autre projet. Celui-ci créait dans chaque canton une assemblée composée de tous les citoyens payant 50 fr. de contributions directes, et chargeait cette assemblée de choisir, parmi les citoyens du département payant 300 fr., un collège électoral de 150 à 300 électeurs. Les députés, au nombre de 402 pour toute la France, étaient nommés par ce collège, au scrutin de liste, et la Chambre se renouvelait intégralement tous les cinq ans.

Après des débats longs, vifs, curieux, le projet de la commission fut adopté dans ses dispositions principales par la Chambre des députés ; mais la Chambre des pairs le rejeta, et un projet provisoire intervint, pour donner force de loi aux ordonnances de [p.191] juillet 1815. Peu de temps après, l'ordonnance du 5 septembre réduisit à 258 le nombre total des députés, tout en dissolvant la Chambre introuvable.

Tel était l'état de la législation quand, à la fin de 1816, après des élections qui avaient enlevé la majorité au parti de l'ancien régime, le gouvernement présenta la loi de février 1817. Dans un moment où, comme au début de la révolution, la lutte était établie entre l'ancien régime et le nouveau, entre l'aristocratie et les classes moyennes, cette loi était un admirable coup de parti. Par le droit électoral, également conféré à tous ceux qui payaient 300 fr. d'impôt, elle donnait le pouvoir aux classes moyennes. Par l'élection directe, elle mettait l'élu sous l'œil, sous la main de l'électeur et rendait les trahisons difficiles. Par le vote au chef-lieu, elle affaiblissait les influences locales et personnelles, elle fortifiait les influences générales et politiques. Je ne sais si tous ceux qui votèrent la loi de 1817 en aperçurent toute la portée; mais le parti de l'ancien régime ne s'y trompa pas. On le vit donc tout entier combattre la loi de 1817, tandis que le parti libéral, sans s'arrêter à quelques imperfections théoriques, l'adoptait avec vivacité, avec passion, comme le complément naturel de la Charte. Par malheur, le parti libéral était alors peu nombreux dans la Chambre ; mais la loi de 1817 avait d'autres appuis, d'autres défenseurs; et M. de Richelieu, M. Lainé, M. Decazes, comme ministres, M. Cuvier, comme commissaire du roi, M. Pasquier, comme président de [p.192] la Chambre, parlaient pour elle ou la protégeaient de leur influence, non moins que M. Royer-Collard, M. de Sainte-Aulaire et M. Courvoisier. Grâce à cette union passagère du parti libéral et du parti administratif, la loi de 1817 finit par passer, et marqua clans l'histoire du gouvernement représentatif, en France, une ère toute nouvelle.

La Chambre alors, on le sait, se renouvelait annuellement par cinquième. Or, après l'élection des deux premières séries, le parti administratif, débordé, commença à regretter l'adhésion qu'il avait donnée à la loi de 1817. De là, en 1819, l'appui que rencontra dans les deux Chambres, dans la Chambre des pairs surtout, la proposition de M. Barthélémy, tendant à réviser cette loi. Mais le parti libéral était alors beaucoup plus fort qu'en 1817, et le ministère, présidé par M. Dessoles, avait contracté avec ce parti une union fort intime. La proposition de M. Barthélemy, adoptée par la Chambre des pairs, fut donc rejetée par la Chambre des députés, et une création de soixante pairs rétablit l'harmonie entre les pouvoirs de l'État. Malheureusement ce fut pour peu de temps ; et, en 1820, le lendemain même de l'assassinat du duc de Berry, M. Decazes, alors premier ministre, proposa une loi d'élection toute nouvelle et dont voici les dispositions principales : les 258 députés alors existant devaient être nommés non plus par les électeurs à 300 fr., réunis au chef-lieu du département, mais par les électeurs à 300 fr., répartis entre 258 collèges [p.193] d'arrondissement. Ces collèges, en outre, devaient choisir, parmi les électeurs payant 1,000 fr. d'impôt, un collège de département, auquel était attribuée la nomination de 172 députés. Le projet qui portait le nombre des députés à 430 établissait, en outre, bien que d'une manière un peu détournée, le renouvellement intégral et le vote public.

Ce projet, par des raisons diverses, fut mal accueilli de tout le monde, et il fallut bientôt y renoncer. Le ministère qui succéda à M. Decazes présenta donc un second projet, d'après lequel le nombre des députés restait fixé à 258. Ces députés étaient nommés par des collèges composés des plus imposés dans chaque département, jusqu'à concurrence du cinquième du nombre total des électeurs à 300 fr. Quant à ceux-ci, réunis dans 258 collèges d'arrondissement, ils n'avaient d'autre droit que celui de présenter au collège de département chacun autant de candidats qu'il y avait de députés à nommer.

Personne n'ignore à quels violents débats, à quels graves événements donna lieu la discussion de cette loi. Pour la gauche comme pour la droite, pour le parti de la France nouvelle comme pour le parti de l'ancien régime, c'était une question de vie ou de mort ; et le gouvernement, qui, par peur de l'un, venait de s'unir à l'autre, sembla, pendant près d'un mois, aussi incapable d'avancer que de reculer. Du 15 mai au 12 juin, la question se débattit ainsi dans la Chambre et sur la place publique, avec une vivacité, avec une persévérance dont rien, aujourd'hui, [p.194] ne peut donner une idée. Enfin, de cette discussion si agitée, si violente, si tumultueuse, il sortit un troisième projet qui ne ressemblait en rien aux deux projets précédents. On sait que ce projet créait deux sortes de collèges : les collèges d'arrondissement, qui nommaient 258 députés ; les collèges de département, qui en nommaient 172. Ces derniers collèges se composaient des électeurs les plus imposés, en nombre égal au quart de la totalité des électeurs du département. Ceux qui faisaient partie des collèges de département n'en votaient pas moins dans les collèges d'arrondissement, ce qui leur assurait un double vote.

Ce fut, en définitive, ce dernier projet qui passa; et ce furent les collèges, ainsi formés, qui, en 1827 et en 1830, nommèrent les deux assemblées dont la fermeté a fait prévaloir, même au prix d'une révolution, les vrais principes du gouvernement représentatif. Assurément, en 1820, on ne pouvait pas s'y attendre. Aussi n'est-il pas douteux que la loi de 1820 n'eût été changée, comme la loi de 1817, par le parti qui l'avait faite, si ce parti eût encore pu mesurer, année par année, le terrain qu'il perdait. Mais, ainsi que je l'ai rappelé plus haut, le parti de l'ancien régime, maître de la majorité en 1824, s'en était servi pour substituer le renouvellement intégral au renouvellement partiel. Il arriva ainsi, les yeux bandés, au bord du précipice ; et, quand il s'aperçut de sa faute, elle était irréparable.

On le voit : pendant la Restauration, les électeurs [p.195] à 300 fr. se montrèrent toujours, excepté en 1824, fidèles à leur origine et défenseurs indépendants, intelligents, des libertés et des intérêts du pays. Il était donc naturel qu'après 1830, ceux qui voulaient la réalité du gouvernement représentatif vissent dans les électeurs à 300 fr. l'élément le meilleur, la base la plus solide d'un bon système électoral. Ce n'était sans doute point l'avis des hommes pour qui la monarchie constitutionnelle ne valait guère mieux que la monarchie absolue, ni de ceux qui, fidèles aux idées de 1792 et de 1793, regardaient l'électoral comme un droit universel. C'était l'avis de tous les hommes qui ne désiraient rien au-delà de la Charte et de l'établissement nouveau. Aussi, une fois le double vote supprimé, le débat entre le parti du mouvement et le parti de la résistance se renfermât-il dans un cercle fort étroit. Le ministère dont M. Lafitte était président, dont M. Dupont (de l'Eure) était garde des sceaux, proposa un projet qui, tout en conservant les collèges d'arrondissement, désignait comme électeurs les citoyens les plus imposés jusqu'à concurrence du double du nombre des électeurs inscrits sur les dernières listes. On obtenait ainsi un chiffre de 180 mille électeurs à peu près, lequel pouvait s'élever à 200 mille, au moyen de certaines adjonctions empruntées à la loi du jury. D'un autre côté, la commission, après avoir admis le cens fixe comme préférable au cens variable, se divisa en deux fractions : l'une, qui proposait le chiffre de 240 fr. ; l'autre, qui voulait abaisser ce chiffre jusqu'à 200 fr. [p.196] Le système des plus imposés ayant été abandonné par le ministère et n'étant repris par personne, ce fut entre ces deux chiffres si voisins que s'agita tout le débat. Chacun sait que le chiffre de 200 fr. l'emporta, malgré la commission, et que ce vote fut regardé par la gauche comme un triomphe éclatant. Personne d'ailleurs ne proposa les deux degrés et les assemblées primaires, si ce n'est M. Berryer, dont l'amendement fut rejeté à la presque unanimité.

Quant au vote au chef-lieu, M. Odilon Barrot dit qu'il en restait partisan, mais qu'il lui paraissait impossible de le faire prévaloir. Il n'y eut donc de discussion qu'entre le projet du gouvernement, qui, attribuant un seul député à chaque collège électoral, fractionnait certains arrondissements administratifs, et un amendement de M. Viennet, qui faisait élire par un seul collège et par un seul vote tous les députés du même arrondissement. Enfin, malgré de vives réclamations contre la répartition des députés entre les départements, cette répartition se fit conformément aux tableaux du gouvernement, tableaux qui, à peu de chose près, respectaient les proportions établies. Personne d'ailleurs ne se dissimula qu'une loi aussi rapidement faite ne dût être défectueuse ; et les plus zélés conservateurs, M. Augustin Périer notamment, reconnurent qu'à une époque plus paisible, elle pourrait être utilement révisée. Tout le monde aussi s'empressa de déclarer que le droit de suffrage devait être donné à tous les citoyens [p.197] capables de l'exercer, et que, dans un délai prochain, il serait juste et convenable d'abaisser encore le cens. Ainsi, sur les principes de la loi comme sur ses dispositions importantes, il y eut entre les partis parlementaires accord presque complet. Ce ne fut point l'œuvre de quelques-uns, mais de tous.

Depuis cette époque, quinze ans se sont écoulés, six élections ont eu lieu, et l'on a eu le temps d'étudier la loi de 1831 dans son action, dans son mécanisme, dans ses résultats. La conséquence, c'est que les imperfections dont tout le monde convenait en 1831 ont entièrement disparu aux yeux des uns, tandis qu'aux yeux des autres, ces imperfections sont devenues plus sensibles. Dans les chapitres qui précèdent j'ai suffisamment expliqué pourquoi je me range au nombre de ces derniers. Je veux pourtant dire encore sur quel terrain je me place et comment j'entends la réforme. Pour ceux qui croient qu'au droit d'être bien gouverné correspond nécessairement, universellement le droit de participer au gouvernement, les lois électorales sont bonnes ou mauvaises, selon qu'elles se rapprochent plus ou moins du suffrage universel, le seul juste, le seul légitime en ce monde.

Pour ceux qui voient dans l'électorat une fonction sociale plutôt qu'un droit personnel, les lois électorales n'ont qu'un but : c'est de placer au faîte de l'État une assemblée qui, élue avec liberté, avec honnêteté, avec discernement, représente, dans de justes proportions, tous [p.198] les droits et tous les intérêts. Une loi électorale qui approche de ce but est bonne, quels que soient ses défauts théoriques. Elle est mauvaise, quelle que soit sa perfection philosophique, si elle s'en éloigne.

C'est à ce dernier point de vue que, pour ma part, j'examine la loi électorale actuelle. Je ne lui reproche point d'être en contradiction avec certaines théories plus ou moins contestables ; je lui reproche de ne point donner au pays le gouvernement représentatif vrai, le gouvernement représentatif tel que nous le voulions tous en 1830 ; je lui reproche d'agir en sens inverse de son but et de subordonner partout les intérêts généraux aux intérêts locaux, les intérêts locaux aux intérêts personnels ; je lui reproche, comme le lui reprochait M. Royer-Collard en 1824, « de reléguer tristement chacun au fond de sa faiblesse individuelle, au lieu d'exciter l'énergie commune ; d'étouffer le sentiment de l'honneur et l'esprit public, au lieu de nourrir l'un et l'autre. » Pour tout dire en un mot, je lui reproche de créer une représentation mensongère, une représentation viciée à sa source, faussée dans son action. Or, si, contrairement à la théorie du suffrage universel, on peut admettre qu'un échantillon suffise pour connaître, pour apprécier exactement les vœux et les besoins du pays, au moins faut-il que cet échantillon soit bien choisi et qu'il ne soit point frelaté. Je suis profondément convaincu qu'aujourd'hui l'échantillon n'a rien de sincère, et qu'ainsi, entre le pays et ceux qui le représentent, il n'y a plus cette ressemblance, [p.199] cette conformité qui font la force et la vie des gouvernements libres.

Mais, j'en conviens, ce n'est pas tout de reconnaître le mal dans ses effets, dans ses symptômes extérieurs ; il faut encore, en distinguer la cause, en découvrir le siège, avant d'en chercher le remède. Or, n'est-il pas évident que la cause directe du mal réside dans la dépendance, mutuelle des électeurs et des députés et dans les accommodements déplorables qui en résultent? N'est-il pas clair que le siège principal du mal est dans les collèges peu nombreux où cette dépendance est plus étroite, où ces accommodements sont plus profitables ? Si l'on ne veut point imiter ces médecins qui hâtent la fin du malade en le traitant pour une autre maladie que la sienne, c'est à détruire, ou du moins à atténuer ce double inconvénient que doit viser toute réforme sérieuse.

Le problème ainsi posé, j'en cherche la solution et j'examine tout de suite deux idées, deux systèmes qui paraissent en ce moment jouir d'une assez grande faveur. Je veux parler des deux degrés, comme en 1791, et du vote au chef-lieu, comme en 1817.

Quand on étudie la série de nos lois électorales et qu'on lit les débats auxquels ces lois ont donné lieu, on voit que, sur la question du vote direct ou indirect, les opinions ont subi, entre 1816 et 1820, un changement singulier. De 1789 à 1816, le principe des deux degrés était admis presque universellement, presque sans débat, et l'extrême démocratie [p.200] se rattachait seule au principe contraire. De 1816 à 1820, après une lutte fort vive, le principe de l'élection directe l'emporta définitivement, et, depuis cette époque, il règne en maître. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que, pendant la période transitoire, la question du vote direct ou indirect fut le terrain sur lequel la France nouvelle et l'ancien régime se livrèrent les combats les plus acharnés. A tort ou à raison, le parti de l'ancien régime croyait que, dans les assemblées cantonales ou communales, l'influence de la grande propriété serait toujours prépondérante. A tort ou à raison, le parti de la France nouvelle avait la même pensée. Chaque parti d'ailleurs, pour combattre son adversaire, se servait d'armes qui eussent trouvé dans le camp opposé un emploi plus naturel. Ainsi, le parti de l'ancien régime s'indignait qu'on voulût réduire à cent mille le nombre des électeurs et priver ainsi la majorité des Français d'un droit imprescriptible. Le parti de la France nouvelle, au contraire, étalait les souvenirs sanglants de la Révolution, et s'étonnait qu'on voulût rouvrir à l'anarchie la porte des collèges électoraux. Qu'on lise les débats de 1815, de 1816, de 1817, et partout on remarquera ce contraste entre la pensée et le langage.

Cependant, il faut le reconnaître, outre les raisons de convenance et d'utilité actuelle, les partisans de l'élection directe pouvaient alléguer, à l'appui de leur opinion, des motifs puissants et péremptoires. « Ce que vous appelez élection, disaient-ils, nous l'appelons [p.201] élimination. Que font, en effet, vos assemblées primaires? Elles choisissent entre des citoyens dont la loi a précédemment reconnu l'aptitude. Or, l'aptitude confère le droit; là où elle existe, elle est entière, indivisible, et l'on ne peut rien » demander au delà. Égalité des électeurs, égalité des suffrages, élection directe, c'est une seule et même chose. » Puis, après avoir invoqué le droit, les partisans du vote direct faisaient appel à l'expérience. « Qui ne sait, disaient-ils, que les assemblées primaires, passionnées et violentes au milieu des troubles civils, deviennent, dès que le calme renaît, indifférentes et serviles? Encore n'a-t-on jamais éprouvé ce que seraient ces assemblées si leur mission se bornait à choisir des électeurs. Avant la Révolution, ceux qui choisissaient les assemblées primaires étaient chargés non-seulement de nommer les députés, mais de rédiger des cahiers. Pendant la Révolution, les assemblées primaires nommaient, outre les électeurs, certains fonctionnaires publics dont le choix avait pour elles une très-grande importance. C'est par là que, soit avant, soit pendant la Révolution, les fonctions des assemblées primaires avaient quelque vie et quelque réalité. Si vous leur donnez seulement des électeurs à nommer, vous pourrez, sans danger, sans inconvénient, les faire aussi nombreuses qu'il vous plaira : la plus petite salle sera toujours assez vaste pour les contenir. »

Après avoir, pendant plusieurs sessions [p.202] consécutives, résisté aux efforts combinés du gouvernement et du parti de l'ancien régime ; après avoir, de 1817 à 1830, obtenu l'appui ferme, énergique, persévérant de l'opinion libérale tout entière, il semblait que l'élection directe n'eût plus rien à redouter, et qu'elle eût définitivement gagné sa cause. Cependant le procès se plaide de nouveau, et, au sein même du parti libéral, je crois apercevoir en ce moment quelque hésitation et quelques incertitudes, « Les systèmes électoraux, dit-on, tout le monde le reconnaît, ne sauraient être les mêmes, à toutes les époques et dans toutes les circonstances; il faut, pour être bons, qu'ils s'accommodent à l'état des esprits et des mœurs. Or, il est des temps où il est raisonnable, utile, nécessaire de créer entre l'électeur et l'élu des rapports immédiats, journaliers, intimes ; il en est d'autres où ces rapports sont mortels pour la probité de l'un, pour l'indépendance de l'autre, et, par-dessus tout, pour la moralité publique et pour la pureté du gouvernement représentatif. C'est là que nous en sommes venus, et ce sont ces liens funestes qu'il est indispensable de rompre. Or, comment les rompre, tant qu'il y aura, d'une part, des électeurs permanents, qui verront dans leur député le protecteur de leurs intérêts privés; de l'autre, un député temporaire, dont la réélection dépendra de certaines familles, de certaines personnes à lui connues? Qu'on augmente le nombre des électeurs, qu'on transporte le vote du chef-lieu d'arrondissement au chef-lieu de département : on pourra diminuer [p.203] le mal, on ne le supprimera pas. Le seul moyen de le supprimer, c'est que, pendant toute la durée de la législature et jusqu'au dernier moment, le député ne connaisse pas l'électeur et que l'électeur ne se connaisse pas lui-même ; c'est, en d'autres termes, qu'au moment où l'élection vient d'avoir lieu, la délégation disparaisse et que le collège électoral s'évanouisse. Sans doute ce système a ses défauts ; mais il ne faut point, dans les choses humaines, espérer la perfection. De quel côté est la plus grande somme d'avantages, la plus grande somme d'inconvénients? Voilà toujours la question. Eh bien ! Cette question doit se résoudre non par des principes absolus, mais par une appréciation juste et saine du mal auquel il s'agit de porter remède. Aujourd'hui, le mal, c'est la corruption, la corruption qui naît des relations habituelles entre l'électeur et l'élu. Donc ce sont ces relations qu'il faut détruire, si l'on ne veut pas qu'un jour le gouvernement représentatif s'éteigne, en France, dans l'avilissement et dans la honte. »

Je l'avoue sincèrement : en présence des scandales qui ont eu lieu et de ceux qui se préparent, ces raisons ont beaucoup de force à mes yeux. Elles n'avaient point, d'ailleurs, échappé à la commission de 1831, et je les trouve exposées avec beaucoup de netteté dans le remarquable rapport de M. Bérenger.

« Avec l'élection à deux degrés, dit M. Bérenger, on évite la permanence des collèges électoraux qui est nécessaire, indispensable dans l'élection [p.204] directe, afin de prévenir les fraudes ; mais qui, avec le temps, peut avoir ses dangers, c'est-à-dire favoriser des coalitions dans le but de protéger ou de défendre certains intérêts qui seraient contraires aux intérêts généraux. Cette permanence des collèges offre aussi l'inconvénient de mettre le député dans une dépendance trop grande de ceux qui l'ont élu ; car pourra-t-il oublier qu'à l'expiration de son mandat les mêmes hommes seront appelés à l'élire de nouveau ? Cette pensée ne le préoccupera-t-elle pas assez pour lui inspirer le désir de ménager leur susceptibilité, de les favoriser exclusivement dans le partage des emplois pour la distribution desquels il peut avoir quelque influence? De telle sorte que, par une réciprocité de bons offices, il est conduit à leur sacrifier jusqu'à ses propres devoirs.

Tous ces inconvénients disparaissent avec l'élection à deux degrés : ici, point de permanence, ou, pour mieux dire, point de corps électoral, les électeurs nommés par les citoyens se réunissent en assemblée qui n'a plus d'existence, ou plutôt qui s'évanouit aussitôt que l'élection est terminée ; ceux qui en ont fait partie ne sont point assurés d'entrer dans la composition de l'assemblée qui suivra ; toute coalition devient donc impossible ; tous suffrages préparés d'avance le deviennent également. Le député élu n'a plus d'autre intérêt que celui de remplir honorablement son mandat ; il sent que, pour lui, le meilleur moyen de témoigner sa [p.205] reconnaissance à ceux qui l'ont nommé, c'est de se livrer, tout entier aux soins qu'exigent les affaires générales du pays ; et, comme il ignore quels seront ceux qui seront appelés à le nommer de nouveau, il ne trouve dans la prévision de l'avenir aucun motif personnel de se ménager une clientèle et de favoriser des ambitions privés. »

Je suis fort loin de nier ce qu'il y a de vrai, de grave, dans ces observations, et je ne voudrais pas m'engager à repousser toujours, quoi qu'il arrive, le vote à deux degrés. Mais, d'une part, l'opinion publique est peu favorable à ce vote ; de l'autre, il ne me paraît nullement démontré que ses avantages surpassent ses inconvénients. Je ne veux point me rejeter dans la philosophie politique de 1820, ni rechercher si le droit d'élire est de ceux qui puissent se déléguer, et si les capacités sont ou non indivisibles. Je m'en tiens à des motifs plus simples, plus humbles, plus pratiques. Or, dans le système de l'élection indirecte, il est indubitable que, pour l'électeur du premier degré, le résultat est si éloigné, si incertain, qu'un grand intérêt ne saurait s'y attacher. Il est indubitable que presque toujours la première opération, celle de laquelle dépend la seconde, s'accomplit au milieu de la plus parfaite indifférence. Au lieu d'un droit considérable et qui s'exerce dans toute sa plénitude, avec tout son effet, on a ainsi un droit divisé, mutilé, dont l'exercice est plus apparent que réel. Au lieu d'une machine simple, puissante, efficace, on a une machine compliquée, embarrassée, [p.206] improductive. L'élection à deux degrés serait d'ailleurs une ridicule parodie, si le droit de voter dans les assemblées primaires ne s'étendait pas à presque tous les citoyens. On tombe alors dans cette singulière contradiction, de créer un corps électoral peu indépendant, peu éclairé, et de lui confier une opération difficile, complexe, une opération qui suppose autant de réflexion que de prévoyance. N'est-ce pas mettre ce corps électoral à la discrétion, à la merci de toutes les influences, de toutes les passions locales et personnelles? N'est-ce pas en faire un instrument aveugle et servile tantôt des factions, tantôt du pouvoir, selon les temps?

A ces raisons, souvent produites contre le vote à deux degrés, j'en ajoute une qui me paraît fort grave : ce que nous déplorons par-dessus tout, c'est que, chaque jour, la pensée politique tende à disparaître des collèges électoraux; rendre aux opérations électorales le mouvement politique, qui s'arrête, la vie politique, qui s'éteint, voilà notre désir et notre but; or, ce mouvement et cette vie, où trouveront-ils place, dans l'élection à deux degrés ? Ce qui constitue le mouvement et la vie politique, ce n'est point le fait d'écrire isolément et silencieusement sur un bulletin un ou plusieurs noms, connus ou inconnus ; ce sont les réunions où les électeurs, arrachés, pour quelques jours, à l'égoïsme de la vie privée, se communiquent, se transmettent leurs impressions, leurs sentiments, leurs idées ; ce sont surtout les assemblées où, en présence des électeurs, les candidats [p.207] viennent, comme en Angleterre, exposer leurs principes, débattre leurs opinions, justifier leurs votes. Quand auront lieu ces réunions, ces assemblées dont il importe tant aux vrais amis du gouvernement représentatif d'étendre l'usage, de consacrer l'habitude? Ce ne sera point, ce ne peut pas être au premier degré d'élection, au chef-lieu du canton ou de la commune. Ce sera donc au second degré, quand les électeurs se réuniront au chef-lieu de département, pour nommer les députés. Mais, qu'on y prenne garde : l'élection, alors, sera à peu près faite. Si l'élection primaire conserve encore quelque chose de politique, chaque électeur, en effet, aura été choisi clans l'intérêt de tel ou tel candidat, avec tel ou tel mandat positif. A quoi serviront, dès lors, si ce n'est à amuser l'auditoire, les questions des électeurs, les explications des candidats ?

De tout cela je conclus que, loin d'arracher la France à l'indifférence politique, l'élection indirecte; aurait probablement pour effet de l'y plonger davantage, et qu'ainsi elle pourrait aggraver le mal au lieu de le guérir. Je comprendrais peu, dès lors, que, pour la faire prévaloir, on se mît en lutte contre l'opinion publique, qui, depuis trente ans, la repousse.

Si les deux degrés sont impopulaires depuis trente ans, depuis trente ans, au contraire, le vote au chef-lieu jouit, en France, d'une certaine popularité. C'est par ce vote que le parti libéral, de 1817 à 1820, reprit force et s'approcha du pouvoir; c'est ce vote [p.208] que le parti rétrograde s'empressa de supprimer en 1820, quand, à la suite de tristes défections et d'une déplorable catastrophe, l'ascendant lui fut rendu. Il est naturel que, sans examiner si la situation est la même, le parti libéral conserve pour le vote au chef-lieu beaucoup d'affection et de reconnaissance. Le vote au chef-lieu a, d'ailleurs, des mérites évidents, incontestables, et qui, aujourd'hui comme en 1817, doivent frapper les bons esprits.

« La réunion de tous les électeurs d'un département pour la nomination des députés, disait M. Lainé, en 1817, tend à élever les élections, à les soustraire à l'esprit des petites localités et à diriger les choix vers les hommes les plus connus, les plus considérés, dans toute l'étendue du département, par leur fortune, leurs vertus, leurs lumières. L'intrigue et la médiocrité peuvent réussir dans un cercle étroit; mais, à mesure que le cercle s'étend, il faut que l'homme s'élève, pour attirer les regards et les suffrages. On arrête ainsi l'effet des petites et obscures influences, pour assurer celui des influences grandes et légitimes, et on garantit d'avance à la nation que la Chambre des députés ne sera composée que d'hommes vraiment considérables, effectivement revêtus de la confiance de leurs concitoyens, et vraiment dignes et capables, parleurs talents, leur existence et leur caractère, de concourir à la confection des lois. »

« La première et la plus indispensable condition de la meilleure élection, disait M. Royer-Collard, [p.209] en 1819, c'est le rapprochement des électeurs et leur réunion dans le même collège. Voulez-vous que l'électeur voie tout ce qu'il doit voir pour bien choisir, et qu'il ne voie rien de plus? Dégagez-le de l'atmosphère locale, élevez-le, agrandissez son horizon. Voulez-vous qu'il soit fort contre le pouvoir et contre les partis? Donnez-lui des compagnons, mettez les forces en commun, formez des masses. Les masses seules résistent ; seules elles ont de la dignité, de l'autorité, et ce vif sentiment des intérêts généraux, sans lequel il n'y a pas de gouvernement représentatif; seules enfin elles représentent véritablement la nation. L'objection de l'intrigue est trop forte. Là où l'intrigue serait rendue impossible, il n'y aurait plus d'élection, parce qu'il n'y aurait plus de liberté. La plus fatale des intrigues serait celle qui livrerait les électeurs, dispersés et désarmés, aux séductions du pouvoir et à la tyrannie des partis. »

« Des changements articulés, disait M. de Serre, à la même époque, le plus funeste serait celui qui briserait les collèges de département en sections siégeant dans les chefs-lieux d'arrondissement. On détruirait ainsi tout esprit public, c'est-à-dire le principe vital de tout état bien constitué. Les électeurs, réunis au chef-lieu, se confondent dans des intérêts généraux. Séparés par arrondissements, leurs sentiments et leurs votes se resserreraient avec leur sphère. Les choix, au lieu de s'élever vers l'homme en possession d'une influence, d'une considération [p.210] qui domine le département, s'abaisseraient vers les influences de localité. »

Quand, aujourd'hui, après bientôt trente années, on relit ces passages, en est frappé de les trouver si vrais, si précis, si concluants ; tout ce que prévoyaient M. Lainé, M. Royer-Collard, M. de Serre, nous l'avons vu ; tout ce qu'ils disaient, nous sommes forcés de le répéter, beaucoup moins bien, mais avec une conviction plus forte encore, puisqu'elle repose sur l'expérience. Il faut même reconnaître avec tristesse que la sagacité des grands orateurs, des grands penseurs de 1817 et de 1819 n'avait pas tout aperçu. Ils avaient prévu qu'en descendant du département à l'arrondissement, l'élection descendrait de la sphère large et pure des intérêts généraux à la sphère étroite et trouble des intérêts locaux; ils n'avaient pas prévu qu'elle descendrait encore davantage et que les intérêts locaux trouveraient, à leur tour, une concurrence redoutable dans les intérêts privés ; ils n'avaient pas prévu que, dans une foule de collèges, l'électorat, ce droit si noble, cette fonction si sainte, deviendrait ainsi l'occasion et le moyen des plus misérables trafics.

Placer l'élection sur un terrain élevé, où les intérêts généraux dominent à la fois les intérêts locaux et les intérêts privés ; transporter la lutte électorale des petits aux grands centres de population, et lui donner ainsi le caractère politique qui lui manque; rendre plus rares, plus difficiles les relations personnelles de l'électeur et de l'élu, tels sont [p.211] aujourd'hui, comme en 1817, les avantages, visibles, évidents, du vote au chef-lieu. Comme en 1817 aussi, ses inconvénients sont ceux qui résultent du scrutin de liste et de l'éloignement des électeurs.

Je n'hésite pas à le dire : si nous étions encore dans les conditions électorales de 1817, et si, comme alors, 90,000 électeurs seulement devaient nommer 258 députés, ni les inconvénients du scrutin de liste, ni ceux de l'éloignement ne pourraient m'arrêter. Mais, depuis 1817, il s'est opéré dans notre législation des changements considérables et dont il faut tenir compte. Ainsi, nous avons 240,000 électeurs, au lieu de 90,000, 459 députés, au lieu de 258. On ne peut nier que ces deux circonstances ne rendent la question plus difficile et n'ajoutent beaucoup à la force des anciennes objections. Peu de mots suffiront pour le prouver.

Quel est le vice essentiel du scrutin de liste ? le voici, ce me semble, tel qu'on l'a toujours signalé : quand chaque électeur doit écrire un seul nom sur son bulletin, il choisit naturellement, nécessairement celui des candidats qui lui convient le mieux ; mais qu'au lieu d'un seul nom, l'électeur en ait plusieurs à écrire, et il est impossible que, dans son choix, il y ait le même discernement, la même indépendance ; il est impossible qu'entre ses opinions et ses affections, entre ses devoirs et ses intérêts il ne s'opère pas, à son insu même, de funestes compromis. Presque toujours, d'ailleurs, chaque électeur a un candidat qu'il préfère à tous les autres et dont il désire [p.212] avant tout le succès. Pour faire passer ce candidat, il est prêt à entrer en négociation, en arrangement avec quiconque peut offrir un appoint. De là une porte ouverte à tous les calculs et à toutes les intrigues ; de là, non-seulement entre les partis, ce qui pourrait être légitime, mais entre les personnes, des transactions mystérieuses, des pactes secrets, qui vicient la sincérité de l'élection; de là aussi ces combinaisons étranges, imprévues, qui placent quelquefois à la tête de la liste le candidat dont, au fond, personne ne voulait. Si, comme M. Guizot le disait, en 1826, « le principe fondamental, en cette matière, est que l'électeur fasse ce qu'il veut et qu'il sache ce qu'il fait, » ce principe est violé à double titre. L'électeur ne fait pas ce qu'il veut et ne sait pas ce qu'il fait.

Cependant, tout réels, tout graves qu'ils sont, ces inconvénients se trouvent considérablement atténués quand le nombre des candidats à élire ne dépasse pas trois ou quatre, et quand ceux qui doivent les élire sont assez voisins pour avoir les uns avec les autres des rapports continus. L'élection alors se prépare, se discute entre eux longtemps à l'avance, et il y a chance que les calculs personnels soient dévoilés et déjoués. Mais supposez qu'au lieu de trois ou quatre noms à écrire, il y en ait huit, dix et même douze; supposez que ceux qui doivent les écrire, au lieu d'être voisins, se réunissent une fois tous les quatre ans, tous les cinq ans, de tous les points d'un vaste territoire, et soient appelés à remplir précipitamment, presque sans préparation, une mission [p.213] aussi difficile ; supposez, en un mot, que les candidats leur soient inconnus pour la plupart et qu'ils se connaissent à peine les uns les autres ; ne comprenez-vous pas quelle confusion aveugle dans les opérations électorales et quelle bizarrerie dans leurs résultats? C'est un combat où l'organisation et la discipline l'emporteront presque inévitablement sur le nombre; c'est une partie de jeu, dont les chances pourront varier, au gré du hasard ou du bien joué, mais qui tournera rarement en faveur de la vraie majorité. Il est possible que, dans ce conflit d'intrigues et de ruses diverses, les véritables élus de l'opinion publique se trouvent complètement écartés ; il est possible qu'à la place des représentants sérieux, considérables, significatifs de tous les partis, on voie surgir quelques-uns de ces hommes indécis, insignifiants, inoffensifs, qui ont le triste avantage de ne déplaire à personne ; il est possible, au contraire, que, par des coalitions subites, les hommes modérés de toutes les nuances se voient remplacés par les représentants extrêmes des opinions les plus opposées. A vrai dire, tout est possible, si ce n'est que l'élection soit véritablement sincère et libre.

Que l'on compare maintenant 1847 à 1817, et que l'on dise si le scrutin de liste ne serait pas aujourd'hui bien plus fâcheux qu'à cette époque. En 1817, deux à trois mille électeurs tout au plus venaient nommer six députés à Rouen, cinq à Bordeaux, huit à Lille. Aujourd'hui, il faudrait rassembler à Lille 8,500 électeurs pour nommer douze [p.214] députés ; à Bordeaux, 5,600 électeurs pour nommer neuf députés ; à Rouen, 7,300 électeurs pour nommer onze députés. N'est-il pas évident qu'avec cette masse d'électeurs, avec cette masse de candidats, le scrutin de liste deviendrait une vraie loterie? N'est-il pas évident qu'il n'y aurait plus, de la part des électeurs, acte de jugement, acte de volonté ?

Voilà pour le scrutin de liste. Je viens à l'éloignement des électeurs. Ici la différence entre 1817 et 1847 est encore plus frappante et plus décisive. Déjà, en 1817, on trouvait quelque difficulté à réunir au chef-lieu, des points les plus éloignés du département, 2 à 3 mille électeurs, et l'on se plaignait que, retenus par la distance, par la dépense, beaucoup d'entre eux se dispensassent d'accomplir leur devoir. Or, dans quinze départements, le nombre des électeurs varie aujourd'hui de 4 à 9 mille. Que serait-ce quand, à un jour donné, il faudrait que, des extrémités mêmes du département, ils vinssent tous voter au chef-lieu ? Ne craint-on pas, sans supprimer ainsi la corruption actuelle, d'en créer une toute nouvelle? Ne craint-on pas d'encourager les candidats à transporter les électeurs à leurs frais, à louer des logements, à tenir table ouverte? Déjà ces funestes pratiques tendent à s'introduire dans certains collèges, et l'on n'a oublié ni l'élection de Langres, en 1842, ni celle d'Altkirch, en 1846. Veut-on y pousser, et rendre, en France comme en Angleterre, l'élection à peu près inaccessible aux fortunes médiocres? Veut-on, d'un autre côté, priver, [p.215] en fait, de leur droit les électeurs peu zélés, peu riches, mais trop honnêtes pour accepter une indemnité honteuse ? Pour ma part, je suis loin de redouter les grandes réunions d'électeurs et le mouvement qui doit s'ensuivre. Ce que je redoute, c'est que ces réunions et ce mouvement n'aient lieu qu'à des conditions qui enlèvent au corps électoral toute liberté et toute moralité.

Il faut d'ailleurs qu'on y songe : en supposant qu'après tout, le cens électoral actuel fut assez élevé et le nombre des électeurs assez modéré pour que la réunion au chef-lieu fût possible, ne cesserait-elle pas de l'être, le jour où le cens électoral serait abaissé, le jour où le nombre des électeurs augmenterait notablement? Je crois ce jour très-prochain, et ceux qui demandent le vote au chef-lieu sont pour la plupart de cet avis. Qu'ils prennent garde de proposer deux réformes contradictoires et d'annuler les uns par les autres les vœux qu'ils forment, les opinions qu'ils soutiennent. Ce n'est certes pas aller bien loin que de supposer le nombre des électeurs porté de 240,000 à 400,000. Dès lors, ce ne serait plus d'une impossibilité morale qu'il s'agirait, mais d'une impossibilité matérielle. Je tiens donc pour certain qu'entre le vote au chef-lieu et l'augmentation du nombre des électeurs il y a incompatibilité radicale, absolue. Je liens pour certain que demander l'un, c'est repousser l'autre, et qu'il faut choisir entre les deux.

A la vérité, pour échapper à un choix qui [p.216] contrarie, on a emprunté à quelques ministres de 1819 une combinaison singulière. D'après cette combinaison, tous les électeurs d'un département seraient appelés à en nommer tous les députés ; mais, au lieu de se réunir au chef-lieu, ils se réuniraient à l'arrondissement ou au canton. Du canton ou de l'arrondissement, la boîte du scrutin serait envoyée au chef-lieu de département, où le dépouillement aurait lieu. Je remarque d'abord que cette combinaison a les inconvénients sans les avantages du vote au chef-lieu. L'inconvénient principal du vote au chef-lieu, c'est le scrutin de liste ; Je scrutin de liste est maintenu. L'avantage essentiel du vote au chef-lieu, c'est le rapprochement des électeurs dans un grand centre de population et de richesse, c'est le mouvement que ce rapprochement produit et l'enseignement qu'on y puise ; le rapprochement des électeurs est supprimé. Il faudra donc que, sans réunion qui les mette en rapport, sans assemblée préparatoire qui les éclaire, les électeurs viennent, au sortir de leurs maisons, écrire huit, dix et jusqu'à douze noms. Peut-on imaginer quelque chose de moins raisonnable, quelque chose qui ôte davantage à l'élection tout sérieux et toute réalité.

Mais il est, en outre, contre la combinaison dont il s'agit un argument péremptoire, un argument sans réplique. D'après notre législation électorale, l'élection n'a lieu qu'à la majorité absolue, du moins aux deux premiers tours de scrutin. C'est une question de savoir si l'on ne pourrait pas supprimer un [p.217] de ces deux tours et abréger ainsi l'opération ; mais personne jusqu'ici n'a proposé de le supprimer tous les deux. Or, qu'arriverait-il quand, les électeurs votant au chef-lieu de canton ou d'arrondissement, le dépouillement aurait lieu au chef-lieu de département? Il arriverait qu'avant de savoir si un nouveau tour de scrutin est nécessaire, les électeurs devraient attendre le retour du courrier un jour, deux jours, quelquefois trois jours. Pense-t-on qu'ils poussassent jusque-là la patience ; et, s'ils s'éloignaient une fois, pense-t-on qu'ils revinssent? Quelques-uns sans doute; la plupart, non certainement. Il semble, en vérité, que les auteurs de ces beaux projets aient toujours vécu dans les grandes villes et qu'ils n'aient pas la plus faible idée de ce que sont, de ce que font les électeurs des campagnes et des petites villes. On ne sait pas combien on a souvent de peine, même pour une élection prompte et décisive, à les détourner de leurs occupations, à les amener au chef-lieu. Qu'on en soit certain : après le premier tour, la moitié des électeurs présents disparaîtrait, et on ne la reverrait pas.

Il suit de là que le système dont il s'agit n'est praticable qu'à une condition : celle de substituer, comme en Angleterre, la majorité relative à la majorité absolue. Ainsi, il y aurait un seul tour de scrutin, et tout serait terminé en un jour. Mais qui ne comprend que ce serait ôter l'élection des mains des électeurs pour la mettre dans celles du ministère? Le ministère n'a d'ordinaire qu'un candidat, [p.218] soutenu par toutes les forces de l'administration, porté par tous ceux qui sont favorables à la politique ministérielle. En France, où la discipline politique est si rare, où la bonne entente des minorités s'établit avec tant de peine, il arrive presque toujours que l'opposition a plusieurs candidats, appartenant à des nuances diverses, et qui font, au premier tour, l'essai de leurs forces respectives. Substituez la majorité relative à la majorité absolue, et l'opposition perd la moitié de ses chances. La majorité légale, d'ailleurs, pour peu que les votes se divisent, peut être très-inférieure à la majorité réelle. Dans ce cas, grâce à une meilleure discipline, c'est la minorité qui l'emporte.

Voici, en définitive, comment je résume mon opinion sur le vote au chef-lieu : avec les 90,000 électeurs et les 258 députés de 1817, je crois le vote au chef-lieu bon en principe, désirable en fait, malgré les inconvénients du scrutin de liste. Avec les 240,000 électeurs et les 459 députés de 1847, je le crois contestable en principe, et, en fait, d'une application très-difficile. Avec un corps électoral plus nombreux, je le crois mauvais en principe, inexécutable en fait. Pour qu'il soit praticable, dans ce dernier cas, une seule combinaison se présente, celle qui sépare le vote du dépouillement. Or, cette combinaison aggrave les inconvénients du vote au chef-lieu, en même temps qu'elle en supprime les avantages. De plus, elle n'est elle-même applicable qu'à condition de substituer la majorité relative à [p.219] la majorité absolue et de rendre, par là, possible et probable le triomphe de la minorité.

Je voudrais qu'au lieu de se borner à faire valoir, après M. Lainé, après M. Royer-Collard, après M. de Serre, les mérites incontestables du vote au chef-lieu, les partisans de ce vote voulussent bien descendre de la théorie à la pratique et examiner sans prévention les objections que je leur soumets. S'ils pouvaient les détruire, je m'en réjouirais, pour ma part, et je m'empresserais de reconnaître mon erreur. Jusqu'à présent ils ne sont point parvenus à résoudre le problème, et, tout examen fait, je doute qu'ils y parviennent.

Il est une considération d'un ordre tout différent, mais qui a aussi sa valeur : depuis vingt-six ans, l'élection d'arrondissement est établie en France, et, depuis quinze ans, les collèges actuels sont en possession du droit d'élire chacun un député; Croit-on qu'ils y tiennent peu et qu'ils se résignassent facilement à le perdre? Je pense, pour ma part, tout le contraire, et je suis convaincu que, si le vote au chef-lieu faisait partie nécessaire du programme de l'opposition, la majorité, la grande majorité des collèges d'arrondissement s'en inquiéterait sérieusement. Je suis convaincu que, sur cette question, les candidats de l'administration auraient, pour la plupart, un grand avantage sur les nôtres. Nul doute qu'avant tout la réforme électorale ne doive être sérieuse et efficace ; si elle ne l'était pas, il vaudrait autant, il vaudrait mieux ne rien faire; mais, pour que la réforme [p.220] arrive à bon port, il faut que, non-seulement dans la presse, mais dans le pays, elle réunisse la majorité des suffrages. La réunira-t-elle jamais, si l'on se plaît à contrarier, sans nécessité, toutes les habitudes, à porter gratuitement atteinte à tous les intérêts?

On voit que je joue cartes sur table et que je n'entends rien dissimuler. Il est possible d'ailleurs qu'auprès de quelques esprits forts, la considération du succès paraisse bien mesquine et bien basse. J'avoue, en toute sincérité, en toute humilité, que je la trouve très-grave. J'ajoute que je ne suis pas le seul et que d'autres en ont été frappés avant moi. J'ai sous les yeux, en ce moment, deux projets de réforme électorale, qui, hormis en un point, se ressemblent beaucoup : celui que la gauche constitutionnelle avait préparé, en 1839, et celui que les directeurs de la presse libérale, dans les départements, ont rédigé à Paris, au commencement de 1846. Dans le premier, tout en regrettant le vote au chef-lieu, on le déclare impossible. Dans le second, on l'admet. Pourquoi cette différence? Ne tiendrait-elle pas à ce que les directeurs et rédacteurs des journaux de l'opposition, placés pour la plupart dans les grandes villes, connaissent moins bien que les députés l'esprit des arrondissements?

Il faut s'expliquer franchement. Si, comme quelques personnes semblent le penser, il s'agit seulement d'une question à débattre et d'une manifestation à faire, peu importent les difficultés, les impossibilités [p.221] morales ou matérielles. Pour une discussion comme pour une manifestation, le suffrage universel vaut les plus imposés, les deux degrés valent le vote au chef-lieu. Mais, si l'on veut que tout cela aboutisse à un projet réel, sérieux et qui ait chance d'être adopté ; si l'on trouve le mal assez grave, le danger assez pressant pour qu'il ne suffise plus d'en parler ; si, en un mot, on entend se mettre à l'œuvre avec énergie, avec persévérance, par les seuls moyens que fournit la constitution, alors on est tenu de chercher, de provoquer dans la majorité du pays, dans la majorité du corps électoral, un assentiment actif et des sympathies efficaces ; alors on est tenu d'éviter tout ce qui pourrait refroidir ces sympathies, retarder cet assentiment. Si c'est là ce qu'on appelle de la tactique, c'est du moins une tactique que l'intérêt du pays conseille et que le bon sens avoue. C'est une tactique qui, loin de chercher sa force dans le silence et dans l'ombre, peut et doit se produire et se proclamer publiquement.

Je n'hésite donc pas à le dire : plus je crois la réforme nécessaire, plus je désire qu'elle respecte, autant que possible, les habitudes établies, les idées dominantes, les positions faites et tout ce qu'on nomme les droits acquis. Plus je crois la réforme urgente, plus il me paraît sage de la rattacher aux principes, au système de la loi actuelle et à ses dispositions principales. En un mot, à une tentative audacieuse, mais qui échouerait certainement, je préfère une tentative modeste, mais qui puisse réussir.

[p.222]

J'écarte donc toutes les réformes qui détruiraient, qui ruineraient de fond en comble la loi électorale actuelle ; et, me plaçant au cœur même de cette loi, je me demande quels sont les principes sur lesquels elle est censée reposer. Les voici, ce me semble, tels qu'on les a toujours définis.

La Chambre des députés doit être, dans de justes proportions, la représentation fidèle des droits, des intérêts, des opinions du pays.

Le droit d'élire n'est ni un droit universel que tous puissent réclamer, ni un privilège créé au profit de quelques-uns. C'est un droit que la capacité confère, que la loi reconnaît et qui s'exerce au profit de la société tout entière.

Pour que l'attribution du droit électoral aux uns plutôt qu'aux autres se justifie aux yeux de la raison, de la justice, de la morale, il faut que ceux qui s'en trouvent investis y voient une fonction sociale à exercer, non une propriété privée à exploiter, et que l'élection soit toujours libre et pure.

Il suit de là : 1° que les collèges électoraux doivent être distribués de telle sorte que la minorité ait sa place dans la Chambre, mais que le gouvernement appartienne à la majorité ; 2° que toute capacité électorale doit être admise par la loi, à quelque signe qu'elle se manifeste ; 3° que des moyens efficaces doivent être pris pour mettre l'électeur à l'abri de la corruption comme de l'intimidation ; de la fraude comme de la violence, et pour assurer ainsi contre [p.223] le gouvernement, comme contre les partis, la sincérité, la pureté, la liberté du vote.

Tels sont les principes, très-vrais selon moi, sur lesquels le législateur a voulu établir la loi électorale; telles sont les conséquences très-sensées qui découlent naturellement de ces principes. Examinons jusqu'à quel point les principes ont été respectés et leurs conséquences réalisées.

Je lisais dernièrement, dans une revue radicale, que le meilleur système électoral, s'il était praticable, serait celui où tous les électeurs nommeraient tous les députés, de sorte que la Chambre tout entière fût bien évidemment la représentation et l'organe du pays tout entier. A mon sens, c'est ne pas comprendre la destination véritable du gouvernement représentatif, de ce gouvernement qui, au lieu de conférer le pouvoir suprême à une seule opinion, place toutes les opinions sur un théâtre élevé où elles se rencontrent, où elles se débattent, où elles luttent, comme dans la société elle-même. Or, dans le système d'un seul collège pour toute la France, pour toute la Chambre, les minorités seraient muettes et opprimées. A quoi bon, dès lors, 459 députés? Autant vaudrait, mieux vaudrait nommer un seul homme et l'investir de la dictature.

Mais, si c'est là une erreur grave, c'en serait une plus grave encore que de combiner la loi électorale de telle sorte que la majorité de la Chambre fût choisie par la minorité des électeurs, par la minorité des droits et des intérêts généraux. Or, dans un écrit [p.224] fort curieux, qui a paru l'an dernier, M. Charles Lesseps démontre par des chiffres positifs qu'il en est ainsi en France. Il démontre que, sur les 220,000 électeurs dont se composait, en 1845, le corps électoral, 92,000 nommaient 284 députés, tandis que 128,000 n'en nommaient que 175. Il démontre que, sur les 405,637,693 francs formant le total des quatre contributions directes, la somme de 208,411,820 fr. est payée par la portion du territoire qui nomme 181 députés, et celle de 197,425,873 fr. par la portion du territoire qui en nomme 278. Il démontre que, dans cette répartition singulière, les grands centres de richesse, d'instruction, d'intelligence sont particulièrement maltraités. Il démontre enfin qu'il n'a pas été plus tenu compte de la population que des autres éléments. Sa conclusion, c'est que la majorité de la Chambre ne correspond ni à la majorité du nombre, ni à la majorité de la richesse, ni à la majorité de l'intelligence.

Sans avoir beaucoup de goût pour la géométrie politique, on ne peut s'empêcher d'être frappé d'un tel résultat. Je le répète : il est nécessaire, il est indispensable que les minorités soient représentées dans la juste proportion de leur force numérique et de leur importance. Mais-il est tout aussi nécessaire, tout aussi indispensable que la vraie majorité sorte du creuset électoral et qu'elle se manifeste, qu'elle se produise dans la majorité de la Chambre élective. Si cette dernière majorité ne correspond ni à la majorité du nombre, ni à la majorité de la richesse, ni [p.225] à la majorité de l'intelligence, on ne sait trop à quoi elle correspond ni quelle est sa raison d'être.

Quand on y regarde de près, il n'est pas d'ailleurs fort difficile de comprendre comment se sont introduites toutes ces anomalies. La Constituante, on le sait, avait réparti les députés entre les départements, en raison composée du territoire, des contributions et de la population. Sous la Convention, l'élément du territoire disparut, comme aristocratique, l'élément des contributions, comme bourgeois. En l'an VI, en l'an VIII, en l'an x, on revint à l'élément des contributions, auquel on adjoignit encore l'élément du territoire, non plus en raison de son étendue géométrique, mais en raison de son fractionnement administratif. Sous la Restauration enfin, en 1820, la répartition se trouva encore modifiée par de pures combinaisons de parti. C'est de tous ces remaniements successifs, de toutes ces combinaisons contradictoires qu'est sortie la répartition de 1831. Faut-il s'étonner qu'elle ne soit ni régulière ni logique ?

Si l'on avait à faire entre les départements actuels une répartition toute nouvelle, il faudrait sans doute ne négliger aucun des trois éléments de la Constituante ; mais, pour rester fidèle à l'esprit de notre loi électorale, il deviendrait indispensable d'en ajouter un quatrième, celui du nombre des électeurs. Dans le système de notre loi électorale, il faut le répéter sans cesse, la capacité confère le droit et les capacités sont égales. Il est donc juste [p.226] et légitime que, là où elles sont plus nombreuses, elles aient un plus grand nombre de représentants. Il est juste et légitime que, dans la balance parlementaire, 3,000 électeurs pèsent plus que 150. Aujourd'hui, il n'en est point ainsi, et les 3,000 électeurs du deuxième arrondissement de Paris nomment un seul député, absolument comme les 150 d'Embrun et de Bourganeuf. N'est-ce pas une injustice criante?

Je ne pense pourtant point qu'il soit nécessaire d'enlever à ceux-ci pour donner à ceux-là. D'une part, ce serait nuire à des populations pauvres, peu nombreuses et dont la voix doit aussi se faire entendre à la Chambre ; d'autre part, ce serait troubler des positions faites. Mais, pour ramener la répartition de 1831 à une certaine égalité proportionnelle, il y a un autre moyen : c'est d'opérer, en sens inverse, comme on a opéré, comme on veut opérer encore en matière de contributions directes.

Pour dégrever les départements surimposés, sans charger les autres, on commence par réduire la somme totale des contributions, et on applique aux premiers seuls la totalité du dégrèvement. Il s'agirait ici d'augmenter le nombre des députés et d'attribuer aux collèges nombreux l'augmentation tout entière. Au-dessus d'un certain chiffre d'électeurs, chaque collège aurait deux nominations à faire; et ainsi, sans dommage pour aucun des collèges existants, se trouverait introduit dans la répartition [p.227] générale un élément important. Si l'on examine la liste des collèges auxquels s'appliquerait l'augmentation, on voit d'ailleurs que tous, ou presque tous sont placés dans de grandes villes, au milieu de populations riches, laborieuses, éclairées. On aurait donc le double avantage de réparer une inégalité choquante et de placer dans la sphère vraiment politique soixante ou quatre-vingts élections nouvelles ; de faire une part plus convenable à l'intelligence, au travail, à la richesse, et de favoriser, là seulement où elle peut être active et réelle, la lutte des opinions. J'ai déjà cité lord Chatham qui, pour combattre la corruption et pour retremper le Parlement, proposait, en 1770, d'augmenter le nombre des membres de la Chambre élective et d'attribuer la nomination des membres nouveaux soit aux comtés, soit aux grandes villes. Je puis citer également son fils, William Pitt, qui, en 1782 et 1783, présentait, dans le même but, un plan tout à fait analogue. Selon Pitt, à cette époque, « on avait raison de poursuivre dans le Parlement, dans l'administration, dans les finances, l'influence corruptrice de la couronne; mais il fallait la poursuivre aussi dans la loi électorale, si l'on voulait qu'elle ne pût pas revivre et qu'elle ne vînt pas de nouveau souiller le noble édifice de la constitution. Or, les choses en étaient venues à ce point qu'on avait vu une Chambre des communes assez basse, assez vile pour nourrir elle-même l'influence qui servait à l'asservir; de telle sorte qu'elle était à la fois [p.228] mère et fille de la corruption. Si cela pouvait se renouveler, la Chambre des communes, gardienne naturelle des droits du peuple, ne serait plus qu'un instrument de tyrannie, et la constitution anglaise, jadis l'orgueil et l'admiration du monde, en deviendrait la risée et l'opprobre. Pour prévenir un tel malheur, il était indispensable de remettre les représentants en rapport avec les représentés. C'est dans ce but qu'il convenait d'ajouter cent membres au moins à la Chambre des communes et de faire élire ces cent membres par les grandes populations du royaume. Ainsi, sans toucher aux droits acquis, une vie nouvelle ne pouvait manquer de se répandre dans l'organisation politique du pays. »

Il est bon de remarquer qu'en 1783, lorsque Pitt faisait cette proposition, il venait d'être ministre, et qu'en 1785, il la renouvela, avec certaines modifications, comme chef d'un cabinet conservateur.

Ce premier point vidé, j'en viens au second, et je cherche jusqu'à quel point la loi électorale actuelle est fidèle au principe de la capacité.

Entre le principe aristocratique, qui attribue à la propriété foncière seule l'exercice des droits politiques, et le principe démocratique, qui les donne à l'individu, la législation française, depuis 30 ans, a placé un autre principe, le principe rationnel, qui confère, qui distribue les droits politiques selon les aptitudes : « Partout où se rencontre la présomption d'un jugement libre et éclairé, disait M. Royer-Collard, [p.229] en 1817, elle déclare l'aptitude personnelle ; et l'aptitude est le fondement unique du droit, elle est le droit lui-même. » M. Royer-Collard en concluait que, si la loi excluait sciemment une seule aptitude, elle était injuste et tyrannique. « C'est la capacité qui confère le droit, écrivait M. Guizot, en 1826 ; et la capacité elle-même est un fait indépendant de la loi, que la loi ne peut ni créer ni détruire, mais qu'elle doit s'appliquer à reconnaître avec exactitude, pour reconnaître en même temps le droit qui en découle. Et pourquoi la capacité confère-t-elle le droit ! Parce que le droit est inhérent à la raison, et seulement à la raison. La capacité n'est autre chose que la faculté d'agir selon la raison. » M. Guizot ajoutait qu'au milieu d'une société nombreuse et civilisée, la capacité politique se révèle à des signes divers, à des signes variables, et qu'on doit tous les admettre.

Voilà donc le principe de notre législation électorale bien fixé, bien défini. La capacité confère le droit, et ce n'est point à un seul signe, mais à plusieurs que la présomption de la capacité doit être attribuée. Quelqu'un oserait-il prétendre que la loi électorale soit, dans ses dispositions fondamentales, conforme à ce principe? En 1831, on le sait, le gouvernement et la commission avaient essayé d'introduire dans la loi électorale une clause qui, selon les conseils de M. Guizot, en 1826, plaçait la présomption légale de la capacité ailleurs que dans la propriété. Cette clause fut rejetée, et, depuis, toutes [p.230] les fois qu'on l'a reproduite, la Chambre ne lui a pas même fait l'honneur de la prendre en considération. Assurément, l'admission au droit électoral de la seconde liste du jury était, en elle-même, une réforme bien insignifiante, bien inoffensive ; et, quand l'opposition avait la bonté de s'en contenter, il semblait qu'on dût la prendre au mot. On n'en a rien fait, et il n'est pas certain que, malgré le dernier programme de Lisieux, on ose encore porter aussi loin l'audace et l'esprit d'innovation.

Pourquoi cela? Le voici, selon moi : on s'est servi, on se sert encore du principe de l'aptitude, de la capacité pour combattre le principe démocratique ; mais, au fond, on ne déteste guère moins l'un que l'autre. Ce n'est donc point telle ou telle application du principe qu'on repousse ; c'est le principe lui-même, qui, une fois introduit dans notre législation, saurait bien y faire son chemin. Il serait puéril de croire, en effet, que le jour où la porte s'ouvrira, ce sera seulement pour la seconde liste du jury, et que d'autres aptitudes, tout aussi légitimes, tout aussi certaines pourront être longtemps écartées. « Qui dira, écrivait encore M. Guizot en 1826, qu'un avocat, un notaire, un médecin ont moins de lumières et d'indépendance que tout homme qui paye pour ses champs 300 fr. d'impôt ? La science, d'ailleurs, la situation sociale sont aussi des signes de fortune, et, si la richesse est nécessaire à la capacité politique, les professions industrielles et libérales la donnent aussi bien que la propriété du [p.231] sol... La capacité politique est un fait, il faut la prendre partout où on la rencontre et la reconnaître à tous les signes par lesquels elle se manifeste. Le législateur peut être aveugle ou fermer les yeux, mais les faits qu'il ne peut point ou ne veut point voir n'en subsistent pas moins, des capacités méconnues n'en restent pas moins réelles et actives, et il y a à leur refuser le droit qui leur appartient autant d'imprudence que d'injustice, un grand malaise pour la société, un grand péril pour le pouvoir. »

Il ne s'agit donc plus d'accepter de confiance, sur parole, une vieille liste rédigée, dans d'autres circonstances, pour un autre usage. Il s'agit d'appliquer sérieusement, largement, un principe souvent proclamé, jamais réalisé, un principe qui jusqu'ici a figuré au sommet de nos lois électorales sans y pénétrer. Il s'agit de faire ainsi à nouveau, d'après les lumières du bon sens, d'après les règles de la prudence, le catalogue des signes divers auxquels l'aptitude, la capacité politique peut être reconnue. Puis, ce catalogue terminé, il s'agit de lui donner droit de cité. Je n'ai point la prétention d'en écrire ici tous les articles. Je crois, pourtant, que les professions industrielles et libérales n'y doivent pas seules être comprises, et qu'il convient d'y placer également certaines fonctions électives, toutes les fois qu'elles supposent, chez celui qui les confère, comme chez celui à qui elles sont conférées, un degré suffisant d'indépendance et de discernement. Je comprendrais [p.232] peu, par exemple, que, pour l'élection des députés, comme pour l'élection des conseils généraux, on donnât le droit électoral aux maires et adjoints des villes populeuses sans le donner, en même temps, à tous les membres du conseil municipal. Dans les villes dont la population agglomérée s'élève à 2 ou 3,000 âmes, les éligibles sont assez nombreux, les intérêts assez considérables pour que le choix électoral discerne et indique suffisamment la capacité politique. Or, MM. Royer-Collard et Guizot l'ont dit, là où la capacité apparaît le droit apparaît avec elle.

Quoi qu'il en soit, il me paraît établi que la loi électorale de 1831 n'a pas plus respecté le principe de la capacité que le principe d'une juste répartition. Voyons si, du moins, elle a fait tout ce qu'elle devait faire pour assurer la pureté, la liberté du vote et la sincérité de l'élection.

Dans tous les pays libres on a eu recours, pour empêcher la corruption électorale, à deux sortes de moyens : des lois contre la brigue, une organisation des collèges électoraux qui la rendît plus rare et plus difficile. Quant aux lois contre la brigue, il y a dans notre législation lacune presque complète. En 1844, l'opposition s'était efforcée de combler cette lacune en présentant un projet rédigé avec soin, et qui pouvait atteindre quelques-uns des faits les plus habituels et les plus condamnables. La commission chargée d'examiner ce projet, imagina de le convertir en une mesure contre le mouvement [p.233] politique, contre les réunions électorales, contre le vote public, et, grâce à cette habile transformation, il tomba abandonné par tout le monde. Reste l'organisation des collèges électoraux, qui, on doit le reconnaître, peut être beaucoup plus efficace que les lois contre la brigue. Or, ici, deux dangers sont à éviter. On peut, comme dans certaines villes d'Angleterre, donner le droit électoral à une multitude aveugle, ignorante, grossière, toujours disposée à vendre son vote à qui veut et peut l'acheter. On peut le concentrer dans un petit nombre d'électeurs et en faire, pour ainsi dire, la propriété, le patrimoine de quelques hommes et de quelques familles. De ces deux dangers, le premier est loin d'exister en France. En est-il de môme du second, et n'y a-t-il aucun collège où le nombre des électeurs soit si restreint, si resserré, que l'élection perde presque nécessairement tout caractère général et politique? On peut en juger par les chiffres suivants. D'après les dernières listes, il y a 61 collèges qui ont plus de 800 électeurs, 139 qui en ont de 800 à 500, 87 qui en ont de 500 à 400, 95 qui en ont de 400 à 300, 77 enfin qui en ont moins de 300[4]]. Sur 459 collèges, en voilà donc 258 dont le chiffre n'atteint pas 500 votants ; en voilà 172 dont le chiffre n'atteint pas 400 ; en voilà 77 entre 150 et 300. Voilà par conséquent, en s'arrêtant à la dernière catégorie, 77 collèges dont nécessairement l'élection dépend [p.234] d'un très-petit nombre de familles, toujours les mêmes, et qui, pour la plupart, outre les intérêts locaux, ont des intérêts personnels à faire valoir. Placez maintenant à côté de ces familles, pendant quelques années, une autorité quelconque armée de toutes les forces de la centralisation, dispensatrice de toutes les faveurs administratives, et dites si la tentation ne sera pas presque toujours irrésistible ; dites si, comme M. de Beaumont le remarquait justement à propos d'Embrun, les collèges dont il s'agit ne sont pas tous destinés à devenir nécessairement, fatalement, des bourgs pourris ministériels? II suffit pour cela d'avoir quelque habileté, peu de scrupule et d'y mettre le temps.

Qu'on fasse juger cette question par des hommes de bonne foi, de bon sens, et dont aucun intérêt local ou personnel ne trouble l'esprit, et je suis certain qu'il n'y aura point deux avis parmi eux.

« Je regarde comme admis, disait encore M. Guizot en 1826, qu'il est à désirer qu'en général l'élection des députés ne soit pas l'œuvre d'un petit nombre d'électeurs. Quand les réunions électorales sont fort resserrées, non-seulement l'élection manque de ce mouvement, de cette énergie qui entretiennent dans la société la vie politique, et font ensuite, en partie du moins, la force du député lui-même ; mais les intérêts généraux, les idées étendues, les sentiments publics cessent d'en être le mobile et le régulateur. Des coteries se forment ; au lieu de brigues politiques, on a des [p.235] intrigues personnelles ; la lutte s'établit entre des intérêts, des sentiments et des rapports presque individuels. L'élection n'est pas moins disputée, mais elle est beaucoup moins nationale... Partons donc de ce point que les réunions électorales doivent être assez nombreuses pour que les considérations individuelles n'y dominent pas si aisément. »

M. Guizot pense-t-il que les intérêts généraux, les idées étendues, les sentiments publics soient aujourd'hui le mobile et le régulateur des collèges de 150 électeurs? pense-t-il que dans ces collèges il y ait beaucoup de vie politique et que les considérations individuelles n'y soient pas dominantes?

C'est là, je le dis sans hésiter, le vice principal de la loi, celui qui demande un prompt remède. Or, quand on a repoussé les deux degrés et qu'on n'adopte pas le vote au chef-lieu, je ne vois plus qu'une chose à faire, c'est d'augmenter notablement le chiffre nécessaire pour constituer un collège, et de le porter au moins à 400. Mais ici s'élève une grave question. Pour que le nombre des électeurs ne soit dans aucun collège au-dessous de 400, il y a deux moyens : on peut, laissant le cens à 200 fr., élever simplement le minimum fixé par la loi de 1831, et, comme aujourd'hui, demander aux plus imposés les électeurs supplémentaires; on peut, en abaissant le cens, faire en sorte que, par l'effet de la loi commune et sans mesure exceptionnelle, tous les collèges, la plupart des collèges au moins, arrivent au chiffre de 400. De ces deux moyens lequel [p.236] est le meilleur, le plus sage, le plus conforme à l'intérêt public et au développement plein et régulier de nos institutions constitutionnelles ? Voilà ce qu'il s'agit d'examiner.

Il me paraît, d'abord, démontré qu'en règle générale, le système du cens fixe est très-supérieur au système du cens variable et des plus imposés. Dans le système du cens variable, le nombre des électeurs conserve toujours le même rapport avec la population, quelles que soient la richesse, l'intelligence, tout ce qui constitue l'aptitude électorale. Il suit de là que dans certains collèges l'aptitude, une aptitude réelle et constatée, ne confère pas le droit, tandis qu'ailleurs le droit précède l'aptitude ; il suit de là que dans les grands foyers de lumière, dans les grands centres d'activité commerciale et industrielle, il faut payer un cens trois fois, six fois, dix fois plus élevé que dans les localités les plus ignorantes et les plus pauvres; il suit de là, en un mot, que, dans les Basses-Alpes, 50 ou 25 fr. suffisent peut-être pour faire un électeur, et que, dans tel collège de Paris, 500 fr. ne suffisent pas. Cela est directement contraire au système qui fait découler le droit de l'aptitude. Il n'en est pas de même quand le cens fixe est la règle, et que le cens variable vient seulement à titre exceptionnel, et dans un petit nombre de collèges, empêcher que le nombre des électeurs ne tombe à un chiffre ridicule.

Maintenant, si tout en conservant le cens fixe à 200 fr., on élève au chiffre de 400 électeurs le minimum [p.237] nécessaire pour former un collège, il est à craindre que l'exception ne devienne presque la règle. D'après les dernières listes, il y a 172 collèges qui devraient recourir aux plus imposés, de telle sorte que dans ces collèges comparés aux 287 autres se produirait l'inégalité et l'injustice que je signalais tout à l'heure.

La conséquence que j'en tire, c'est que, dans le système de notre législation actuelle, l'élévation du minimum entraîne, par une conséquence nécessaire, l'augmentation générale du nombre des électeurs. Est-ce donc un si grand mal, et faut-il aujourd'hui reculer d'effroi devant une mesure que, libéraux et conservateurs réunis, signalaient en 1831 comme désirable et prochaine. Je persiste à croire, quant à moi, que, dans l'organisation politique d'un pays, le nombre n'est pas l'élément principal, et qu'un corps électoral très-restreint peut produire une représentation bonne, sincère, complète. Mais, si le grand nombre a son fanatisme, le petit nombre peut aussi avoir le sien. Or est-il possible de nier que, toutes choses égales d'ailleurs, il ne soit désirable d'appeler à la vie politique une portion plus considérable de la population? Est-il possible de nier que cela n'ait le double avantage de rendre la corruption de l'électeur plus difficile et d'augmenter l'autorité morale de l'élu? Voici comment, en 1817, s'exprimait à cet égard l'adversaire permanent, le contempteur passionné de la force et du nombre, M. Royer-Collard :

[p.238]

« Il suit de là, disait-il, avec la dernière évidence que la Chambre élective remplira d'autant mieux la destination qui lui est assignée dans l'État, qu'elle sera investie d'une plus grande confiance ; et il n'est pas moins évident que cette confiance sera d'autant plus étendue que le nombre de ceux qui la lui auront donnée sera plus considérable. Il n'est donc pas indifférent que le nombre des électeurs des députés soit plus grand ou moindre, puisque l'autorité morale de la Chambre, qui est une si grande partie de son autorité politique, et son aptitude à ses fonctions constitutionnelles croissent et décroissent dans la même proportion. »

Il est bon d'ajouter qu'en 1846, après quinze ans, le nombre des électeurs en France n'atteint pas le chiffre auquel l'évaluaient en 1831 les ministres et les membres de la commission. D'après leurs conjectures, d'après leurs calculs, le cens de 200 fr. devait tripler subitement le chiffre total du corps électoral et donner à Paris 36,000 électeurs. Le chiffre total du corps électoral a seulement doublé, et Paris, au lieu de 36,000 électeurs, n'en a que 16,000.

La question est donc celle-ci : En 1831, sans autre pensée que celle d'appeler à la vie politique une portion plus considérable de la société française, on voulait tripler le nombre des électeurs, et on annonçait que bientôt on l'augmenterait encore. On est aujourd'hui fort en deçà de la limite fixée en 1831, et aux raisons qui déterminaient alors la Chambre il se joint d'antres raisons plus puissantes encore, [p.239] puisqu'elles touchent à la moralité même de l'élection. Ce qui, en 1831, était juste, opportun, prochainement réalisable, est-il, quinze ans après, injuste, intempestif, dangereux ? S'il en était ainsi, il faudrait avouer que, depuis quinze ans, la civilisation a fait peu de progrès en France et le gouvernement poussé peu de racines.

S'il faut dire toute ma pensée, il se pourrait qu'il en fût de l'abaissement du cens électoral comme de certaines réformes commerciales dont on s'exagère la portée, et qui, le lendemain de leur adoption, trompent à la fois les espérances et les craintes qu'elles avaient suscitées. Je n'attacherais donc pas à l'abaissement du cens électoral une très-grande importance si cette mesure se présentait isolément. Mais ceux qui tiennent à la pureté des élections ne doivent pas oublier que les petits collèges, les collèges de 150 électeurs, sont aujourd'hui ou deviendront bientôt des foyers de corruption. Il est donc nécessaire, indispensable d'agrandir ces collèges. Or, cela est difficile, presque impossible si, en même temps, par une mesure générale, on n'augmente pas dans tous les collèges le nombre des électeurs. L'abaissement du cens se présente ainsi, non comme une mesure isolée, mais comme le corollaire d'une autre mesure, d'une mesure sans laquelle la sincérité des élections ne saurait être rétablie. A ce titre surtout, je vois dans l'abaissement du cens une partie essentielle de la réforme et un moyen non pas [p.240] de détruire la loi de 1831, mais de la ramener à son principe.

Je n'entends point d'ailleurs me prononcer définitivement sur le chiffre. Mais il y a, ce me semble, d'utiles considérations à présenter sur la manière d'établir ce chiffre et de le compter. La propriété est, à grande raison, selon moi, considérée comme un des signes principaux de la capacité politique ; mais il est difficile de mesurer directement la propriété. De là la nécessité d'un signe intermédiaire, visible pour tous, et qui ne puisse pas prêter à l'arbitraire. Dans l'état actuel de notre législation, ce signe est l'impôt qui manifeste la propriété, de même que la propriété manifeste l'aptitude. Si l'impôt maintenait avec le revenu un rapport invariable et permanent, rien ne serait mieux imaginé. Mais il n'en est pas ainsi. Aujourd'hui, des centimes additionnels de toute nature viennent augmenter l'impôt; demain, ces centimes cessent d'être perçus, et l'impôt diminue en conséquence. Le revenu augmente-t-il et diminue-t-il dans la même proportion? Tout au contraire. Quand l'impôt augmente, le revenu diminue de tout le montant de l'augmentation ; quand l'impôt diminue, le revenu augmente de tout le montant de la diminution. Or, comme l'impôt, non le revenu, détermine en fait les droits électoraux, il en résulte cette singulière conséquence qu'on acquiert ou qu'on perd le droit électoral en raison inverse de l'augmentation et de la diminution de son revenu. Dans la [p.241] théorie, le revenu reste le signe de l'aptitude. Dans la pratique, il cesse de l'être, et le principe reçoit chaque jour un éclatant démenti.

Cette anomalie n'avait point échappé aux écrivains politiques de la Restauration. Ils l'avaient signalée, et, en 1831, la Chambre des pairs s'efforça d'y remédier. Le moyen était simple. Dans toute cote de contributions directes, il y a plusieurs éléments faciles à séparer et que l'on sépare habituellement; le principal, qui est fixe et dont le rapport avec le revenu est immuable; les centimes additionnels permanents et variables, ordinaires et extraordinaires, dont la quotité subit chaque année, dans chaque localité, des variations incessantes. Le chiffre total de l'impôt étant donné, il suffisait de le ramener au chiffre du principal et de prendre ce dernier pour signe de revenu. C'est ce que voulut faire la Chambre des pairs par un amendement à la loi électorale. Mais elle eut un tort grave et qui perdit son amendement. La Chambre des députés avait admis le cens de 200 fr. Bien que ce cens lui parût beaucoup trop bas, la Chambre des pairs n'osait guère le relever ostensiblement. La question de la forme sembla venir à propos pour réagir sur la question du fond, sans qu'il y parût trop. La Chambre des pairs établit donc par d'excellentes raisons que le principal de l'impôt était le vrai signe, le signe naturel du revenu. Puis, en vertu de calculs plus ingénieux qu'exacts, elle fixa à 150 fr., en principal, le droit électoral. C'était reprendre indirectement le chiffre de 240 fr., [p.242] ce chiffre proposé par la commission de la Chambre des députés et repoussé par la majorité.

La Chambre des députés rejeta donc, presque sans débat, l'amendement de la Chambre des pairs. Mais la question de forme reste entière et peut être reprise. Il ne faut pas qu'on s'abuse. La propriété foncière, chargée outre mesure de centimes départementaux, communaux, spéciaux, plie aujourd'hui sous le faix et demande un prompt soulagement. Que ce soulagement lui soit accordé, et voilà quarante, cinquante mille électeurs peut-être qui, tout en devenant plus riches, perdent leur aptitude et leur droit. N'est-ce pas absurde? Il est très-fâcheux en outre que le remaniement des impôts entraîne de telles conséquences, et que, soit le ministère, soit l'opposition, puisse y voir une occasion de gain ou de perte politique. Je me souviens, quant à moi, de la loi des patentes et des confidences que j'ai reçues après coup. Je me souviens aussi du dégrèvement de M. de Villèle et des résultats qu'il produisit. En prenant le principal pour signe, toutes ces petites manœuvres deviennent impossibles.

J'ai voulu me rendre compte du rapport moyen qui existe, dans un arrondissement du centre de la France, entre le principal des contributions directes, urbaines ou rurales, et les centimes de toute espèce. Ce rapport est de 120 à 80 pour les villes et de 99 à 101 pour les communes rurales. Il est en moyenne de 102 à 98. Si l'on voulait, dans le système actuel, substituer le cens de 150 fr. au cens de 200 fr., on [p.243] pourrait donc l'établir à peu près à 80 fr. en principal.

Je crois avoir démontré que la loi de 1831 est infidèle aux trois principes sur lesquels elle repose, et que, pour la ramener à ces principes sans brusquerie, sans violence, il doit suffire : 1° d'augmenter de cinquante à soixante le nombre des membres de la Chambre et d'attribuer ces cinquante à soixante nominations aux collèges les plus nombreux ; 2° de faire une liste sérieuse et complète de toutes les aptitudes électorales, à quelque signe qu'elles se manifestent ; 3° de fixer à un minimum beaucoup plus élevé que 150 par collège le nombre obligatoire des électeurs et d'abaisser par une mesure générale le cens électoral. Il ne m'appartient point d'ailleurs de décider, à moi seul, jusqu'où doit et peut aller la réforme. J'indique seulement dans quelle voie, à mon sens, il faut entrer et quelle méthode il convient d'employer. Quand, en 1831, l'opinion publique, pesant fortement sur les whigs, leur fit comprendre la nécessité, un peu oubliée par eux, de réviser, de réformer sérieusement les vieilles lois électorales, les whigs ne s'avisèrent pas de tout jeter à bas pour tout reconstruire ensuite. Prenant pour bons les principes, pour solides les bases de leur législation, c'est au contraire à une simple réparation qu'ils bornèrent leurs efforts. Ils avaient des bourgs où, par un abus traditionnel, le droit-électoral appartenait au propriétaire de deux ou trois maisons en ruines : ils les supprimèrent. Ils en avaient d'autres où le droit [p.244] électoral restait concentré, renfermé dans la main d'un petit nombre de personnes : ils les ouvrirent. Ils avaient enfin de grands centres de population, de richesse, d'intelligence, qui n'avaient point leur juste part dans la représentation nationale : ils la leur donnèrent. Partout d'ailleurs ils étendirent ou régularisèrent le droit électoral. A l'exception des bourgs sans électeurs, qui n'existent point en France, nous avons à peu près les mêmes abus à corriger, les mêmes réformes à opérer. Pourquoi serions-nous moins hardis que les whigs, et pourquoi ce qui leur a réussi ne nous réussirait-il pas à notre tour?

Parmi les objections que l'on fait, non pas à telle ou telle partie, mais à l'ensemble même de notre système électoral, il en est pourtant une qui me frappe et qui me touche. On dit que, dans son uniformité, ce système ne se prête pas suffisamment aux variétés sociales, aux diversités politiques, et qu'en fait il doit, à la longue, bannir de la Chambre les minorités, celles du moins que séparent du gouvernement actuel des dissentiments profonds et permanents. Il faut à cet égard s'expliquer très-nettement. Je n'appartiens ni à la minorité radicale ni à la minorité légitimiste, mais je reconnais qu'elles tiennent l'une et l'autre une place importante dans la société française, et je crois juste et bon qu'elles aient entrée à la Chambre. Je crois que, si elles en étaient exclues par le fait de la législation, la représentation des droits et des intérêts serait incomplète [p.245] et mutilée. Mais je ne pense pas que, pour la première au moins de ces minorités, pour la minorité radicale, il y ait aucun danger. La minorité radicale a dans le corps électoral des adhérents nombreux, ardents, et qui sauront toujours la faire respecter. Il est d'ailleurs inévitable que dans l'avenir, comme dans le passé, plus que dans le passé, il s'établisse entre les diverses fractions de l'opinion libérale un accord, une entente, dont la minorité radicale profitera comme les autres. A une certaine époque, la minorité radicale s'était fait grand tort dans le corps électoral, parce qu'elle annonçait le dessein de faire triompher ses idées par la force. Qu'elle renonce à ce dessein, et qu'elle demande son succès à la raison publique. Le corps électoral alors ne lui fera pas défaut.

La position de la minorité légitimiste est plus grave, et les dernières élections lui ont fait subir de grandes pertes. Mais, il serait inutile de le nier, la minorité légitimiste, comme parti homogène, organisé, discipliné, existe à peine aujourd'hui. Elle existera moins encore quand un événement inévitable lui aura enlevé ses dernières espérances, ses dernières illusions. Le temps d'ailleurs ne s'écoule pas en vain, et il est impossible qu'une classe riche, éclairée, influente, se résigne à émigrer pendant vingt ans à l'intérieur, et à rester systématiquement étrangère au gouvernement de son pays. Dès lors il arrivera ce qui arrive déjà : c'est que la minorité légitimiste voudra rentrer dans les affaires. [p.246] Pour cela deux voies lui sont ouvertes, celle des antichambres et celle des corps électifs, celle des fonctions salariées et celle des fonctions gratuites. On verra donc les uns se précipiter vers la cour ou vers l'administration, et transporter, purement et simplement, d'une dynastie à l'autre l'ardeur de, leur zèle et la plénitude de leur dévouement. On verra les autres briguer l'honneur de défendre dans les assemblées électives les libertés publiques, les intérêts généraux, la dignité nationale. C'est ainsi que les choses se sont passées dans le dernier siècle, en Angleterre, où la moitié des jacobites pliait déjà le genou devant la maison de Hanovre, tandis que l'autre moitié résistait aux empiétements de cette maison, au nom des principes mêmes de la révolution.

De ces deux manières de se rallier, il est inutile de dire laquelle est la plus digne, la plus noble, la plus honorable. Quoi qu'il en soit, il ne faut avoir nul souci de ceux qui adopteront la première. Le jour où ils frapperont à la porte des Tuileries ou des hôtels ministériels, on ouvrira les deux battants. Quant aux seconds, l'opposition se manquerait à elle-même si, se souvenant de leur origine, épiant leurs regrets, elle refusait de les compter parmi les siens. Ce serait tout simplement déclarer à la minorité légitimiste que la faveur royale ou ministérielle est la seule qu'elle puisse ambitionner et que la liberté est plus exclusive que le pouvoir. Comme candidats du gouvernement ou comme candidats de [p.247] l'opposition, les membres de la minorité légitimiste, selon qu'ils pencheront d'un côté ou de l'autre, trouveront des collèges pour les élire.

Je ne sais trop d'ailleurs par quel moyen, plus ou moins artificiel, on pourrait faire, d'une manière certaine et permanente, la part légitime des minorités. J'ai bien vu dans le principal organe du parti légitimiste un système où les électeurs se grouperaient d'après leur opinion ; mais ce système, ingénieux en théorie, est inapplicable dans la pratique et romprait, s'il pouvait être appliqué, la grande unité nationale. Il faut le dire : la prépondérance des intérêts privés sur les intérêts généraux, la corruption, voilà l'ennemi commun de toutes les minorités, voilà l'obstacle contre lequel elles se brisent les unes et les autres. Qu'elles s'unissent pour abattre cet ennemi, pour renverser cet obstacle, et elles auront beaucoup fait.

Je ne dis plus qu'un mot. La sincérité du vote électoral peut être faussée de deux façons : par la violence extérieure, par la corruption intérieure. Aux dernières élections, la violence extérieure a fait apparition sur deux ou trois points du territoire ; mais la force publique l'a bientôt réprimée, et nulle part elle n'a triomphé. Partout, au contraire, la corruption s'est déployée à son aise, en toute liberté, et l'on compterait difficilement les élections qu'elle a faites. Je sais, dans la majorité de la Chambre, des hommes honorables, honnêtes, qui avouent le fait et s'en affligent, mais qui croient le remède [p.248] impossible. Ils se trompent : le remède est inévitable. L'unique question est celle de savoir s'il sera tel que la raison l'indique, tel que la morale le conseille, tel que la loi le permet. On est certes maître de voir les progrès de la corruption, sans s'en inquiéter, sans s'en émouvoir, sans essayer d'y mettre obstacle ; on est maître de s'endormir ainsi dans une sécurité coupable et de profiter du mal, tout en le blâmant; mais la France n'est pas tombée assez bas pour supporter toujours un tel régime. J'aperçois, quant à moi, le moment où, à la veille d'une élection générale, la corruption verra tout à coup surgir en face d'elle un rival redoutable, la violence. Entre ces deux forces, également irrégulières, également condamnables, ce sera alors un duel terrible, un combat acharné, où, quel que soit le vainqueur, la liberté périra. Que la responsabilité de ce combat et de ses suites retombe tout entière sur ceux qui auront pu et qui n'auront pas voulu l'empêcher!