Chapitre II - Du gouvernement représentatif


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CHAPITRE II.

DU GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF.

 

 

 

 

Quand, eu 1814, à la suite des désastres de l'Empire, le gouvernement représentatif fut rendu à la France, les esprits y étaient peu préparés, et les principes en étaient à peine compris. Qui les eût compris en effet? Ce n'était pas le parti de l'ancien régime, ce parti qui, dans la restauration de l'ancienne race royale, avait vu sa propre restauration, et pour qui le nom de Charte était un nom odieux, un nom détestable et révolutionnaire. Ce n'était pas non plus le parti de l'Empire, que dix années d'une glorieuse servitude avaient habitué à voir dans les assemblées délibérantes quelque chose de malfaisant ou de ridicule. Quant à ceux qui, à travers les excès de la Révolution, la corruption du Directoire, la [p.34] servilité de l'Empire, avaient su conserver l'amour et le respect des institutions représentatives, ils se rattachaient pour la plupart aux idées de l'Assemblée constituante, à ces idées qui, plaçant le pouvoir législatif d'un côté, le pouvoir exécutif de l'autre, détruisaient toute harmonie, toute unité dans le gouvernement, et créaient entre les grands pouvoirs un état permanent d'antagonisme. La Chambre des députés de 1814 avait d'ailleurs été léguée par l'Empire à la Restauration, et, de cette Chambre, un peu surprise d'avoir recouvré la parole, on ne pouvait attendre une connaissance bien nette de ses droits, un sentiment bien vif de son importance. Aussi la Chambre de 1814, malgré quelques efforts honorables, se montra-t-elle constamment faible, timide, peu jalouse de ses prérogatives. Dans la fameuse discussion où il s'agissait de décider si la censure était dans la Charte et si le mot réprimer était synonyme de prévenir, M. l'abbé de Montesquiou put, sans que personne le trouvât mauvais, prononcer les singulières paroles que voici :

« Si la Chambre des députés, et la Chambre des pairs se trouvent divisées d'opinions, qui est-ce qui décidera? J’ai peine à croire que ce ne soit pas le roi. » De la part de M. de Montesquiou, donner au roi le mot décisif dans un seul cas, celui de dissentiment entre les deux Chambres, c'était presque une hardiesse.

Dès cette époque pourtant, un homme qui, pendant 25 ans, a plus que tout autre contribué à notre [p.35] éducation constitutionnelle, M. Benjamin Constant, essayait d'établir les vrais principes du gouvernement représentatif et de prouver que la question fondamentale de ce gouvernement est insoluble, si l'on confond le pouvoir royal et le pouvoir exécutif. Mais en même temps, pour n'avoir pas l'air de trop dépouiller la royauté, il lui attribuait le rôle assez étrange, assez peu intelligible, d'intermédiaire et d'arbitre entre les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. M. Benjamin Constant d'ailleurs, et quelques autres avec lui, demandaient qu'au lieu de ministres isolés, il y eut un ministère solidaire, vraiment responsable et dont les membres appartinssent à l'une ou à l'autre des deux Chambres. C'était demander un pas considérable vers la réalité du gouvernement représentatif, et les défenseurs de l'ancien régime ne s'y trompaient pas. « Constituer un ministère un, solidaire, responsable, disait M. Fiévée dans sa correspondance administrative, c'est s'acheminer vers cet abominable système qui place le gouvernement dans le ministère. - Le gouvernement, ajoutait-il, c'est le roi; les ministres sont les délégués du roi, les Chambres sont ses conseils. » Ce que disait M. Fiévée, presque tout le monde alors le pensait.

Pendant les Cent-Jours, l'idée vraie du gouvernement représentatif se dégagea un peu mieux, et, vaincu par la nécessité, Napoléon lui-même parut l'admettre avec toutes ses conséquences. Ce n'est néanmoins ni dans l'acte additionnel ni dans les discussions [p.36] de la Chambre des représentants qu'elle apparut nettement ; c'est dans un livre[1] que publia M. Benjamin Constant pour défendre la nouvelle constitution. « Notre constitution, dit M. Benjamin Constant, en établissant la responsabilité des ministres, sépare clairement le pouvoir ministériel du pouvoir royal. — Le pouvoir royal est un pouvoir neutre, celui des ministres est un pouvoir actif. — Le roi, dans un pays libre, est un être à part, supérieur aux diversités des opinions, n'ayant d'autre intérêt que le maintien de l'ordre et le maintien de la liberté, planant en quelque sorte au-dessus des agitations humaines. — C'est le chef-d'œuvre de l'organisation politique, que d'avoir ainsi créé, dans le sein même des dissentiments sans lesquels nulle liberté n'existe, une sphère inviolable de sécurité, de majesté, d'impartialité, qui permet à ces dissentiments de se développer sans péril, tant qu'ils n'excèdent pas certaines limites. » N'est-ce pas, à peu de chose près, ce que disent aujourd'hui les partisans du principe parlementaire?

Tandis qu'à Paris le gouvernement représentatif faisait ainsi son chemin, à Gand même, grâce à de sages conseils, il gagnait aussi du terrain. Ainsi, dans son mémoire au roi, M. de Chateaubriand reconnaissait que les institutions royales avaient besoin d'être complétées ; il reconnaissait notamment que [p.37] le ministère devait acquérir plus d'unité et qu'il convenait que les ministres fussent membres des deux Chambres. Dans un autre mémoire qui fit bien plus de bruit, celui que le duc d'Otrante, ministre de Louis XVIII, adressa à celui-ci, en août 1815, peu de jours après la seconde Restauration, on lit enfin les paroles suivantes :

« Il y a deux régimes constitutionnels, bien différents l'un de l'autre. Dans l'un, le roi accorde le moins qu'il peut. Alors tout devient obstacle, parce que tout devient de part et d'autre un sujet de dispute... Dans le second état du régime constitutionnel, il y a un ministère homogène et responsable. Le monarque, qui est dépositaire de toute la puissance et de toute la majesté nationale, est comme placé, au moyen du ministère, dans une enceinte impénétrable, à l'abri de toutes les agitations politiques. »

Pour que, dans les conseils du roi comme dans ceux de l'empereur, les principes du gouvernement représentatif fussent aussi sainement établis, il fallait certes qu'ils eussent fait depuis une année de grands progrès dans le pays.

Cependant, au milieu de la réaction violente qui suivit les Cent-Jours, il est difficile de savoir ce qu'ils fussent devenus si, par une anomalie heureuse, cette réaction même n'eût pas dû leur demander force et s'en faire un appui. Les élections de 1815 avaient donné au parti de l'ancien régime une majorité incontestable, et ce parti, maître de la Chambre [p.38] élective, n'y rencontrait plus aucun obstacle à ses desseins. Le roi, la Chambre des pairs, les ministres inclinaient, au contraire, vers le parti constitutionnel, et voulaient arrêter la réaction. Il suivit de là ce qui s'est vu quelquefois en Angleterre : c'est que, dominés par les circonstances, les partis changèrent de rôle et de doctrine. Ainsi, pendant une longue session, ce fut le parti de l'ancien régime qui défendit avec ardeur, avec hardiesse, avec constance les vrais principes du gouvernement représentatif, et qui, par tous les moyens en son pouvoir, s'efforça d'agrandir la prérogative parlementaire. Ce fut le parti constitutionnel qui devint le champion dévoué de la prérogative royale, et qui fit aux vrais principes du gouvernement représentatif une guerre systématique et persévérante. Chaque jour le parti de l'ancien régime combattait, mutilait, rejetait les projets présentés au nom du roi, et, soit en vertu du droit d'initiative, soit au moyen du droit d'amendement, essayait de substituer à ces projets d'autres projets tout contraires. Chaque jour en outre, au nom de la Charte, il signifiait durement aux ministres qu'ils eussent à se retirer devant les chefs de la majorité. Pour résister à de si vives attaques, pour échapper à un si pressant danger, le parti constitutionnel, au contraire, se trouvait entraîné à se retrancher derrière la sagesse royale, à nier le droit d'initiative et d'amendement, à soutenir qu'en France il n'appartenait pas à la majorité de faire et défaire les ministères. Il faisait beau voir alors avec quelle fougueuse [p.39] indignation les orateurs du côté droit, M. de La Bourdonnaie, M. de Castelbajac, M. Clausel de Coussergue flétrissaient des doctrines aussi serviles, revendiquaient les droits de la Chambre, reléguaient la royauté dans l'asile impénétrable de son inviolabilité. Il faisait beau voir avec quelle énergie indomptable ils déclaraient que le gouvernement représentatif serait un vain mot, si les ministres prétendaient gouverner sans l'appui permanent, sans le concours actif de la majorité! Un jour, dans un débat sur la loi électorale, un ministre fort peu constitutionnel à la vérité, M. de Vaublanc, eut le malheur de dire « que le pouvoir électoral, pour n'être pas dangereux, devait être dépendant et subordonné. » A ces mots, le côté droit tout entier se souleva, et trois fois dans le cours de la session M. de Vaublanc dut s'en excuser. « Il faut, disait M. de La Bourdonnaie, organiser la Chambre élective de manière à ce qu'elle soit l'expression vraie de l'opinion générale. » — « Ce dont la France a besoin, disait M. de Bouville, c'est d'une Chambre forte, organe de l'opinion nationale, qui se retrempe dans le pays, et qui devienne ainsi l'interprète énergique et éclairée du vœu public. »

Quand, au milieu de cette confusion, on veut se rendre compte de l'état de la science politique, l'attention se porte naturellement sur deux hommes illustres, aussi puissants par la pensée que par la parole, et dont l'un, fidèle à la cause libérale, a eu la gloire, quinze ans après, d'attacher son nom [p.40] au triomphe éclatant, si ce n'est définitif, du principe parlementaire. Je veux parler de MM. de Serre et Royer-Collard. Tous deux étaient royalistes dévoués, mais en même temps amis sincères des institutions libres. Soit que leurs sentiments eussent encore trop d'influence sur leurs opinions, soit que, dans l'entraînement de la lutte, ils cédassent outre mesure à l'empire des circonstances, tous deux émirent des idées, établirent des doctrines dont l'application rigoureuse eût, en 1830, mis le droit contre la Chambre et pour M. de Polignac.

« Le seul moyen, disait M. de Serre à propos de la loi électorale, le seul moyen de concilier l'existence de la liberté publique avec la force du gouvernement consiste dans l'influence avouée, régulière, que le pouvoir monarchique exerce sur les Chambres qu'il a créées. — En Angleterre, ajoutait-il, l'harmonie ne s'établit dans l'État qu'au moyen de l'influence immense de la couronne et de l'aristocratie... En France, il n'y a point d'aristocratie. C'est ce qui rend plus nécessaire l'influence de la couronne, par conséquent des ministres de la couronne ; car on ne peut concevoir un roi sans ministres, organes de sa volonté. »

M. de Serre concluait de là qu'on avait fort de vouloir créer une chambre forte, indépendante, populaire, une chambre qui fût l'image et l'organe de l'esprit public. Selon lui, « La France, monarchique par ses habitudes, par ses affections, par toute sa constitution physique et morale, attendait un [p.41] concours filial de ses députés aux desseins paternels de son roi, et non pas une indépendance qui put le contrarier. La Chambre élective, en un mot, était le conseil nécessaire de la couronne, dans des cas déterminés, conjointement avec la Chambre des pairs. Son objet était d'éclairer, de régulariser la marche du gouvernement, sans prétendre diriger la royauté. »

Dans une autre occasion, combattant avec énergie la proposition d'une commission qui, au projet du gouvernement, avait substitué un projet tout nouveau, M. de Serre disait : « Nous soutenons que là où est la proposition de la loi, là est le gouvernement, là est la royauté. Nous soutenons que le roi, dépouillé de la proposition de la loi (et la partager, c'est la perdre), le roi ne conserve pas même la liberté de la sanction. Proposer la loi, c'est régner, c'est gouverner.

Je sais, disait-il encore, qu'on cite l'Angleterre, où sans inconvénient les Communes proposent la loi... Je réponds que l'Angleterre n'est point une » monarchie, que notre royauté, notre Charte ne sont ni la royauté ni la constitution anglaises. En Angleterre existent des partis tout formés. En France il ne nous faut point de partis. S'il en existait, le roi devrait planer sur tous, les dominer tous également. En France la royauté ne doit point être inerte, immobile, mais agissante. Elle ne doit point se cacher sous les voiles ou, comme l'a dit un député, dans les nues. Elle doit paraître [p.42] incessamment; elle doit briller, et briller seule aux yeux de tous. »

Donnant à sa pensée cette largeur et cette précision dont le secret appartient à lui seul, M. Royer-Collard suivait la même voie, et pénétrait plus avant encore dans la question.

« En Angleterre, disait-il, l'initiative, qui est le principe de l'action, la haute administration et une grande partie du gouvernement résident dans la Chambre des communes. Chez nous le gouvernement tout entier est dans les mains du roi. Il n'a besoin du concours des Chambres que s'il reconnaissait la nécessité d'une loi nouvelle et pour le budget.

J'irai plus loin, ajoutait-il ; je dirai : Le jour où le gouvernement n'existera que par la majorité de la Chambre ; le jour où il sera établi qu'en fait la Chambre peut repousser les ministres du roi et lui en imposer d'autres, qui seront ses propres ministres et non les ministres du roi; ce jour-là, c'en est fait non-seulement de la Charte, mais de toute royauté, de cette royauté indépendante qui a protégé nos pères ; ce jour-là, nous sommes en république : la France veut que son roi le soit véritablement, et qu'il ait le pouvoir nécessaire pour gouverner. »

Plus tard, conséquent avec lui-même, M. Royer-Collard établissait que la Chambre n'était pas réellement représentative, et que cette dénomination, importée d'un autre pays, était en France fausse et [p.43] trompeuse. « La Chambre, disait-il, est un pouvoir non une représentation. Or, entre plusieurs pouvoirs qui concourent, la force des choses et le besoin de l'unité font prédominer plus ou moins l'un ou l'autre de ces pouvoirs, qui acquiert sur les autres une influence ouverte ou cachée ; nul doute que dans notre gouvernement le pouvoir royal ne soit celui auquel doit appartenir cette influence de direction. »

Il est certes étrange de trouver de telles idées, de tels principes dans la bouche du président de la Chambre de 1830 ; il l'est plus encore de les entendre relever avec une fine ironie par M. de Bonald, contester avec une véhémence passionnée par M. de La Bourdonnaie ; mais, encore une fois, tous les rôles étaient alors intervertis, toutes les situations déplacées.

Quoi qu'il en soit, tout en détestant l'œuvre à laquelle le parti de l'ancien régime voulait employer le pouvoir de la Chambre élective, il faut reconnaître que ce parti contribua beaucoup à fonder ce pouvoir, et qu'il fit faire à la théorie comme à la pratique du gouvernement représentatif des progrès considérables. Tout en gardant une profonde reconnaissance aux hommes courageux qui luttèrent pour la France nouvelle contre la contre-révolution, on ne peut nier qu'involontairement ou à dessein, ils ne méconnussent souvent la nature, le caractère, les conséquences nécessaires de nos institutions. En définitive, c'est à la bonne cause, à la cause de la [p.44] France nouvelle et des institutions libérales que profitèrent les efforts des uns et des autres. A la fin de 1816, le principe fondamental du gouvernement représentatif et les droits qui en découlent, le droit d'initiative, le droit d'amendement, le droit d'enquête étaient acquis, et l'ordonnance du 5 septembre venait arracher le pays aux étreintes de la contre-révolution. De ces deux résultats également heureux, également salutaires, le premier était dû au parti de l'ancien régime, le second au parti constitutionnel ; mais c'est au parti constitutionnel seul qu'ils devaient profiter l'un et l'autre.

A dater de ce moment, il était clair que ni le parti de l'ancien régime ni le parti constitutionnel ne se piquerait d'être conséquent, et que bientôt chacun rentrerait dans ses voies naturelles. Ce double retour ne s'opéra pourtant pas tout de suite, et, pendant quelque temps l'impulsion donnée par la tribune se communiqua à la presse. Ainsi, oubliant ce qu'il avait dit en 1814, M. Fiévée[2] reconnaissait pleinement « que le ministère ne peut ni ne doit se maintenir sans le concours de la majorité. Pour défendre la royauté contre l'influence démocratique, la constitution avait donné au roi le droit de dissoudre la Chambre des députés. Si les députés n'étaient pas réélus, tout était fini. Dans le cas contraire, toute résistance de la part des agents de l'autorité royale devenait impossible, et ne pouvait [p.45] être tentée qu'en renversant les lois fondamentales de l'État. » Assurément le National et le Globe n'eussent pas mieux dit en 1830.

M. Fiévée allait plus loin, et, abordant une question non encore résolue, il maintenait « que dans le gouvernement représentatif l'initiative royale est une absurdité, et que les lois ne doivent jamais être proposées au nom de la couronne. »

On ne pouvait comprendre selon lui, « que le droit de proposer la loi et le droit de la sanctionner résidassent dans la même personne. Quand les ministres proposaient une loi, il convenait que ce fût en leur nom propre comme en Angleterre. Quant au roi, organe de la volonté de la société, c'était seulement après tous les débats parlementaires qu'il devait parler. » Déjà M. Benjamin Constant avait soutenu cette thèse fort sensée et fort juste, mais il était curieux qu'un écrivain royaliste s'en fit le défenseur.

A côté des passages que je viens de citer, il en était de fort différents, et M. Fiévée, en prenant la défense du principe parlementaire, paraissait un peu gêné. Mais il y avait alors dans le parti royaliste un homme de génie, un homme que les passions de son temps et de son parti ont pu égarer quelquefois, mais qui, au milieu de ses erreurs mêmes, a toujours compris la grandeur et la nécessité des institutions libérales. Dans un livre célèbre et dont la première partie doit obtenir grâce pour la seconde, cet homme, M. de Chateaubriand, posa, [p.46] maintint, développa avec une rare vigueur les vrais principes, les principes fondamentaux du gouvernement représentatif. La Monarchie selon la Charte est trop connue pour qu'il soit utile d'en donner ici l'analyse. J'en veux seulement citer deux passages, qui touchent directement à la question, telle qu'elle se débattait en 1830, telle qu'elle se débat encore aujourd'hui entre les deux prérogatives.

« Sous la monarchie constitutionnelle, dit M. de Chateaubriand, c'est l'opinion publique qui est la source et le principe du ministère, principium et fons, et, par une conséquence qui dérive de celle-ci, le ministère doit sortir de la majorité de la Chambre des députés, puisque les députés sont les principaux organes de l'opinion publique.

Le roi, dit-il ailleurs, étant environné de ministres responsables, tandis qu'il s'élève au-dessus de toute responsabilité, il est évident qu'il doit les laisser agir d'après eux-mêmes, puisqu'on s'en prendra à eux seuls de l'événement. S'ils n'étaient que les exécuteurs de la volonté royale, il y aurait injustice à les poursuivre pour des desseins qui ne seraient pas les leurs ».

M. de Chateaubriand d'ailleurs n'hésitait pas à prendre corps à corps « l'école prétendue libérale, qui professait hautement la doctrine que les Chambres ne sont qu'un conseil, et qu'il n'y a pas de représentation nationale. » Il n'hésitait pas davantage à soutenir, avec MM. Benjamin Constant et Fiévée, « que l'initiative est une attribution [p.47] parlementaire, et que la loi ne doit être proposée au nom du roi que dans des cas extraordinaires. »

On le voit, à la fin de 1816, les royalistes, sur la question du gouvernement représentatif, parlaient, écrivaient comme ont parlé, comme ont écrit, depuis, les libéraux de 1830. En revanche, dans la presse aussi bien qu'à la tribune, le parti constitutionnel venait vaillamment au secours de la prérogative royale menacée. C'était d'abord M. Villemain qui, répondant à la fois à MM. Fiévée et de Chateaubriand[3], niait « qu'en France le ministère dût nécessairement émaner de la majorité parlementaire, et que l'inviolabilité du roi fût incompatible avec son pouvoir effectif. » C'était ensuite M. Guizot qui, dans sa ferveur monarchique, s'indignait que l'on osât subordonner le ministère à la Chambre et condamner ainsi le roi à une pompeuse impuissance.

« La doctrine du parti, disait M. Guizot[4] dans un écrit où se trouvent d'ailleurs beaucoup d'idées fort justes, et alors fort neuves sur la nature du gouvernement représentatif et sur l'accord des pouvoirs, la doctrine du parti se réduit à ces deux propositions : 1° C'est le ministère qui gouverne au nom du roi ; 2° c'est la majorité des Chambres qui gouverne au nom des ministres. Or, c'est là une théorie républicaine et qui ne peut être acceptée que par ceux qui croient que le peuple [p.48] peut et doit se gouverner lui-même. Les institutions représentatives assignent à l'autorité souveraine des conditions et des limites, mais elles la placent entre les mains du roi, et du roi seul, dans toute sa liberté comme dans toute sa plénitude... C'est le roi qui veut et qui agit, qui seul a le droit de vouloir et le pouvoir d'agir. Les ministres sont chargés d'exécuter sa volonté. »

Examinant ensuite la question de savoir si c'est au gouvernement que doit appartenir la majorité, ou à la majorité que doit appartenir le gouvernement, M. Guizot niait que la majorité fût et dût être une quantité invariable. C'était, selon lui, « une quantité incertaine et mobile, que l'on gagne, que l'on perd, que l'on retrouve. » Considérée en elle-même, la majorité « n'était rien, ou plutôt elle n'était pas. » M. Guizot en concluait qu'il était impossible que la majorité gouvernât. Puis, venant au droit de dissolution : « Le droit de dissolution, disait-il, et l'influence que le gouvernement exerce sur les élections ont précisément pour objet de prévenir ce mal qu'on a voulu ériger en principe, savoir que le gouvernement doit appartenir à la majorité. On aura beau brouiller les idées, dénaturer les situations, abuser des théories, il sera éternellement vrai que le gouvernement appartient de droit, appartient de fait au pouvoir qui gouverne en effet partout et à tout moment, c'est-à-dire au pouvoir exécutif, participant à la puissance législative. »

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N'est-il pas fort curieux qu'après un voyage de trente années, M. Guizot soit exactement revenu à son point de départ?

Je pourrais multiplier ces citations. Elles suffisent pour montrer que, dès la première année de la Restauration, la question du gouvernement représentatif et du gouvernement consultatif s'est nettement posée et a été librement et profondément débattue. Seulement, je le répète, par un concours singulier de circonstances, c'était le parti de l'ancien régime qui défendait le gouvernement représentatif, c'était le parti constitutionnel qui plaidait pour le gouvernement consultatif.

Dans les deux sessions qui suivirent, le côté droit n'avait plus la majorité, et le côté gauche arrivait. Les circonstances n'étaient donc plus les mêmes, et chacun pouvait revenir à ses tendances naturelles. Mais la force des situations prises fait qu'elles se prolongent souvent au-delà des causes qui les ont produites. Pendant quelque temps la prérogative royale et la prérogative parlementaire conservèrent donc à peu près les mêmes défenseurs et les mêmes adversaires. Il y eut même parmi les constitutionnels, ou soi-disant tels, de nouveaux venus qui voulurent renchérir sur leurs prédécesseurs.

« Jamais, disait M. Ravez, la France, cherchant la vie dans ce qu'elle aime, ne s'accoutumerait à l'idée d'un gouvernement où son roi, simple abstraction devant les ministres, ne paraîtrait puissant qu'au jour des cérémonies, des grâces et des [p.50] vengeances. C'est parce qu'elle est fière de lui obéir qu'elle a besoin de savoir que le roi seul commande. C'est parce qu'il est roi qu'elle veut trouver en lui une volonté devant laquelle toutes les autres volontés fléchissent. Que les ministres obéissent comme elle.

Réduire le roi, en France, au veto des rois anglais, disait M. Courvoisier, c'est en faire une vaine idole et le réduire à user de séduction, de force, d'adresse pour reconquérir les justes prérogatives dont on le dépouille. »

Il est à remarquer que, le jour où il parlait ainsi, M. Courvoisier combattait M. Royer-Collard qui, proposant d'attribuer au jury le jugement des délits de la presse, venait de prononcer les belles paroles que voici :

« Une nation qui obéit à des lois qu'elle n'a point consenties peut être sagement gouvernée. Elle peut avoir de bons rois, de grands rois. Elle peut fleurir au dedans et acquérir de la gloire au dehors; mais elle n'est pas libre, elle ne s'appartient pas à elle-même...

Il n'y a de nations libres que celles qui participent sans relâche et au pouvoir législatif et au pouvoir judiciaire. »

Ainsi, en 1817, deux ans après la perturbation de 1815, chacun commençait à revenir à son drapeau et à reprendre sa place.

A partir de 1817, on le sait, la lutte s'engagea vivement, ardemment entre la France nouvelle et [p.51] l'ancien régime, entre la révolution et la contre-révolution. Au milieu de cette lutte et de ces alternatives, il y avait peu de place pour des discussions théoriques sur le gouvernement représentatif. Dans plusieurs écrits, M. Benjamin-Constant revint pourtant à la charge et démontra victorieusement « qu'il fallait, pour être inviolable, que le pouvoir royal ne pût pas faire de mal, et que, pour qu'il ne pût pas faire de mal, il fallait qu'il n'agît jamais dans la sphère où le mal peut avoir lieu. » Ce qu'il y a de singulier, c'est que, pendant cette période si agitée, le gouvernement représentatif dut encore au parti de l'ancien régime un bon précédent et une excellente loi. Le bon précédent, c'est l'adresse contre le second ministère Richelieu, présentée en 1821, par le côté droit et appuyée par le côté gauche. Alors comme plus tard, les ministériels et les courtisans prétendirent qu'il est peu respectueux et peu constitutionnel de blâmer, dans une adresse à la couronne, le ministère que la couronne a choisi dans la liberté, dans la plénitude de sa prérogative. Mais la Chambre passa, outre, et, après avoir refusé d'entendre la lecture de l'adresse, le roi dut en subir les conséquences. L'excellente loi, c'est la loi qui substitua le renouvellement intégral au renouvellement partiel. Cette loi, qui avait le grave inconvénient de maintenir pour plusieurs années au pouvoir le parti contre-révolutionnaire, fut, à ce titre, combattue par la gauche, et M. Royer-Collard essaya d'ébranler la droite en lui démontrant [p.52] « que, toutes choses égales d'ailleurs, le renouvellement intégral appartient davantage au principe républicain, le renouvellement partiel au principe monarchique. » Mais, pour la droite comme pour la gauche, l'intérêt du moment l'emportait sur tout autre intérêt. La loi passa donc, au grand chagrin de ceux qu'elle devait sauver, à la grande joie de ceux qu'elle devait perdre.

Je suis entré dans ces détails pour faire comprendre comment, de 1814 à 1827, le gouvernement représentatif en France s'est formé, a grandi, s'est développé. Pendant ce temps bien des erreurs avaient eu cours, bien des hérésies avaient été professées ; mais il y avait eu constamment en présence une majorité et une minorité ardentes, actives et se disputant le pouvoir par la parole comme par la tactique. Chaque parti d'ailleurs, dans son intérêt propre, avait dû successivement invoquer les vrais principes. Néanmoins la question fondamentale, la question suprême restait encore à vider. Il est aisé, il est commode dans les livres de faire avec art, avec symétrie la part de chacun des pouvoirs constitutionnels, et de les proclamer ensuite indépendants et égaux. Il est aisé, par exemple, de donner au pouvoir royal le choix des ministres, au pouvoir électif le vote de l'impôt, et d'établir entre ces deux grandes prérogatives un équilibre idéal. Mais un jour vient nécessairement où les deux prérogatives se rencontrent et se heurtent. Il faut alors savoir laquelle doit l'emporter sur l'autre, et fixer ainsi, non plus en droit, [p.53] mais en fait, le vrai caractère du gouvernement.

Cette crise inévitable et décisive eut lieu, personne ne l'ignore, de 1827 à 1830. En 1827, la couronne, sage et bien conseillée, avait cédé au vœu du pays manifesté par les élections générales. En 1829, elle entreprit de lutter contre ce vœu, et dès lors s'engagea entre la prérogative royale et la prérogative parlementaire, entre le gouvernement consultatif et le gouvernement représentatif, le combat glorieux où périt la plus ancienne des dynasties européennes. Pour cette fois la question était entre les deux prérogatives, entre les deux gouvernements trop nettement posée pour qu'aucune équivoque fût possible. Auquel des trois pouvoirs appartient l'influence prépondérante, le mot décisif dans le choix des ministres, et par conséquent dans la direction générale des affaires, tant au dedans qu'au dehors ? Voilà la question qu'il s'agissait de résoudre, et devant cette question s'évanouissaient, comme des fantômes, toutes les distinctions puériles, toutes les délimitations artificielles qu'on avait imaginées pour mettre d'accord les deux principes. Devant cette question aussi tombait la théorie surannée de l'équilibre des pouvoirs.

« Comme il est inévitable, avait dit M. Royer-Collard en 1824, que la volonté première qui est le principe de l'action réside quelque part, celui des pouvoirs qui possède légitimement ce principe imprime au gouvernement tout entier son propre caractère : monarchique, si c'est le pouvoir royal ; [p.54] républicain, sous la dénomination de monarchie, si ce sont le Chambres, et particulièrement la Chambre élective. »

En 1824, M. Royer-Collard semblait encore penser que le pouvoir moteur, régulateur, dominant est celui de la couronne. En 1830, heureusement pour la liberté, il pensa le contraire, et la majorité de la Chambre le pensa avec lui. Peut-être pourtant M. Royer-Collard et la Chambre se fussent-ils volontiers arrêtés en route. Mais il y avait derrière eux une opinion plus jeune, plus vive, plus hardie, qui les pressait, qui les poussait, qui les empêchait de s'attarder ou de regarder en arrière. C'est alors que, renonçant aux ménagements habituels, la presse libérale tout entière sut assigner à la royauté son véritable rôle, et décrire dans tous ses rouages l'ingénieux mécanisme à l'aide duquel le pays, sans désordre et sans violence, est appelé à se gouverner lui-même. C'est alors aussi que, clans le National, qu'il venait de fonder avec MM. Mignet et Carrel, M. Thiers résuma la pensée publique dans une formule simple et claire, à laquelle M. Guizot et ses amis adhérèrent pleinement dans le Globe : « LE ROI RÈGNE ET NE GOUVERNE PAS[5]]; » telle est cette formule, devenue célèbre et qui reste notre mot d'ordre au grand scandale des ultra-royalistes d'aujourd'hui comme des ultra-royalistes d'alors.

Voilà dix-sept ans que ces événements ont eu [p.55] lieu, et bien d'autres les ont suivis. Néanmoins, quand j'entends ce qui se dit, quand je lis ce qui s'écrit, quand je vois ce qui se passe, je ne puis sans une vive, sans une pénible émotion, me rappeler nos sentiments, nos opinions de 1830. Que nous n'ayons pas été tous d'accord sur certaines conséquences de la Révolution ni sur la conduite que le gouvernement né de cette Révolution devait tenir au dedans et au dehors, rien de plus naturel ; mais au moins devait-il y avoir quelque chose de sacré pour nous tous : c'est le principe que nous avions défendu tous ensemble, c'est le drapeau sous lequel nous avions combattu en commun. Si ce principe est mauvais, que signifie la révolution que nous avons faite? Si ce drapeau doit être déchiré, où irons-nous chercher celui qui le remplacera? Quand les royalistes de 1830 protestaient contre la maxime : « Le roi règne et ne gouverne pas, » ils n'étaient du moins coupables ni d'inconséquence ni d'ingratitude. Peut-on en dire autant des royalistes de 1846, et pensent-ils qu'on ait déjà oublié tout ce qu'ils doivent à cette maxime? Ce n'est pas la première fois, on le sait, qu'on a vu les partis au pouvoir renverser l'échelle qui les y a portés et renier, le lendemain de la victoire, les idées qui les ont fait vaincre. C'est la première fois peut-être que cela s'est fait avec si peu d'embarras et d'une façon si dégagée. C'est la première fois aussi qu'une telle action a trouvé tant d'approbateurs et de complices.

Quoi qu'il en soit, en 1830, grâce à l'héroïsme [p.56] populaire, le principe suprême du gouvernement représentatif l'emporta sur le principe contraire, et à une dynastie venue de l'hérédité succéda une dynastie créé par l'élection. Quand, au lieu d'octroyer une Charte en vertu de son droit propre, le chef de cette dynastie vint, au sein de la Chambre élective, accepter et jurer la Charte que la Chambre avait faite au nom de la souveraineté nationale ; quand, en outre, par un vote unanime, la souveraineté nationale elle-même fut inscrite en tête de la Constitution, comme souvenir et comme avertissement, on put croire, on dut croire que la lutte entre les deux prérogatives, entre les deux gouvernements était finie, et que désormais, en France comme en Angleterre, le roi régnerait sans gouverner. Malgré quelques velléités fâcheuses et quelques secrètes tentatives, il en fut à peu près ainsi tant que M. Périer vécut et tant qu'après M. Périer les principaux ministres du 11 octobre surent résister aux efforts persévérants qui tendaient à les désunir. Mais, en 1834, il fut aisé d'apercevoir que la prérogative parlementaire aurait bientôt de nouveaux combats à livrer. En 1834, en effet, deux faits graves, se passèrent presque dans le même moment : à Londres, l'ambassadeur de France s'unit secrètement aux puissances absolutistes pour renverser un ministère libéral et suspect d'aimer trop les révolutions ; à Paris, un ministère courageux, éprouvé, mais indépendant et parlementaire, se vit remplacé par un ministère plus complaisant, plus docile, et qui bien [p.57] évidemment ne relevait pas de la Chambre élective. C'était trop se hâter, et l'entreprise échoua à Londres comme à Paris. A Londres, le ministère libéral et révolutionnaire remonta au pouvoir, le cœur plein des ressentiments qui depuis ont si tristement éclaté. A Paris, le ministère royal vécut trois jours, et bientôt après malgré de vives répugnances, un président considérable, un président réel vint donner au ministère du 11 octobre une unité apparente. On peut blâmer la politique de M. Périer et de ses successeurs ; on ne peut nier que ce ne fussent là les beaux temps du gouvernement représentatif[6]].

Ainsi, en 1834, la maxime : « le roi règne et ne gouverne pas » avait triomphé. Elle échoua en 1837, à l'avènement du ministère, contre lequel, un an plus tard, la coalition se forma. En 1841[7] j'ai dit ce que je pensais de la coalition. Je ne puis aujourd'hui que persister dans mon opinion. En elles-mêmes, les coalitions sont un acte indifférent. Ce qui les caractérise, c'est le but qu'elles se proposent, c'est la pensée qui les forme et les dirige. Si l'on juge la coalition de 1838 par ses résultats et par la conduite actuelle de certains hommes qui y prirent une part active, c'est un événement déplorable et honteux. Si on la juge par les causes qui la déterminèrent, par les principes qui en furent le lien, [p.58] par les dangers qu'elle voulut prévenir, c'est un événement honorable et salutaire. Pour ma part, je le disais en 1841, et je le répète avec une conviction plus profonde : en signalant alors au pays les progrès de la prérogative royale, le déclin de la prérogative parlementaire, nous avions cent fois plus raison que nous ne le pensions nous-mêmes. J'ajoute que le principal membre du cabinet ne se rend pas justice quand, pour obtenir grâce en haut lieu, il dit ou laisse dire que le principe de la coalition n'avait pas son assentiment complet, et qu'il gardait dans cette lutte des deux prérogatives une position intermédiaire. J'étais avec M. Guizot membre de la commission de l'adresse, et j'ai eu souvent l'honneur de le voir avant, pendant, après la crise électorale. J'atteste que personne ne revendiquait avec plus de fermeté les droits de la prérogative parlementaire, ne s'élevait avec plus de résolution contre les empiétements d'une autre prérogative. J'atteste que personne ne paraissait plus décidé à remettre sérieusement en pratique la maxime qu'il combat aujourd'hui, et, comme il le répétait sans cesse, à aller jusqu'au bout. Si l'opposition n'avait pas eu un tort grave, celui d'estimer M. Guizot au-dessous de sa valeur et de lui refuser le prix légitime de ses services, M. Guizot serait aujourd'hui parmi les défenseurs les plus énergiques de la prérogative parlementaire, et je n'aurais pas le regret d'être séparé de lui depuis six ans.

Il serait superflu de revenir ici sur les arguments [p.59] de la coalition et sur ceux de ses adversaires. Il s'agissait encore une fois de décider quel est le pouvoir prépondérant, celui auquel doit appartenir, en fait comme en droit, la direction des affaires. Il s'agissait de décider en outre si des ministres, par cela seul que le roi les a choisis et que la majorité les tolère, sont des ministres vraiment parlementaires, vraiment constitutionnels. Il s'agissait de décider, en d'autres termes, si la majorité doit procéder du ministère, ou le ministère de la majorité. Là-dessus de longs et vifs débats eurent lieu, des débats où l'on vit, avec quelque surprise, exhumer au profit de la dynastie nouvelle les doctrines qui ont perdu l'ancienne dynastie. Elles n'eurent pas, en 1839, plus de crédit, plus de succès qu'en 1830, et, pour cette fois, on le sait, le vœu du pays fut promptement obéi. Rien de plus facile alors que d'achever l'œuvre et de donner aux vrais principes du gouvernement représentatif leur sanction définitive. L'opposition, qui avait su vaincre, ne sut pas profiter de la victoire ; et ses tristes querelles, habilement exploitées par le parti vaincu, rendirent à celui-ci le terrain qu'il avait perdu. Il faut être aveugle pour ne pas voir que, depuis ce jour, la prérogative royale, qui avait plié un moment, s'est redressée plus ferme, plus haute, plus inflexible que jamais. Il faut être aveugle pour ne pas voir que la prérogative parlementaire, au contraire, s'est de plus en plus rapetissée, assouplie, abaissée. Qu'un tel retour paraisse doux à ceux qui, soit en 1830, soit en 1839, [p.60] ont combattu le principe parlementaire, je le comprends : qu'ils permettent seulement que leur satisfaction ne soit pas partagée par tout le monde, et que d'autres aient un peu de leur persévérance.

Quand donc, dans la dernière session, l'opposition, après un silence de quelques années, a repris la question de 1830 et de 1839, ce n'est point, comme on l'a dit, par caprice ou pour tirer de quelques mécomptes récents une vengeance mesquine. C'est parce que cette question naissait d'elle-même et se mêlait à toutes les autres. Pour certains docteurs politiques, je le sais, la question est oiseuse, misérable, ridicule, digne à peine des Grecs du Bas-Empire. Et pourtant, chaque fois qu'on y touche, il y a des frémissements et des colères qui prouvent qu'on en sent comme nous la portée et l'à-propos. Il serait puéril d'aller, de gaieté de cœur, braver ces colères, provoquer ces frémissements ; mais il serait lâche de s'en laisser effrayer ou troubler. Dès que la question se présente naturellement, on doit donc la traiter avec mesure, mais en toute liberté. Je vais encore une fois essayer de le faire, en la dégageant de tout ce que l'ardeur de la polémique a pu y joindre d'irritant et de personnel. Et ce n'est point là une concession ; c'est un acte de justice aussi bien que de convenance. A mon sens, entre deux pouvoirs, dont l'un travaille à étendre sa prérogative, dont l'autre laisse envahir et diminuer la sienne, le vrai coupable est le second. Guillaume III, M. Thiers l'ajustement remarqué, voulait aussi [p.61] gouverner, et l'histoire ne lui en fait pas un grand reproche ; mais Guillaume III avait en face de lui des hommes aussi jaloux de leurs prérogatives qu'il l'était de la sienne, des hommes qui n'oubliaient pas que, peu d'années auparavant, ils lui avaient mis la couronne sur la tête ; des hommes qui, au lieu de ramper bassement à ses pieds, se tenaient debout devant lui. Si ces hommes n'avaient pas su lui résister, l'histoire, qui épargne Guillaume, les flétrirait avec justice.

Je veux prendre la question au point où elle est parvenue et la discuter dans les termes mêmes où on l'a posée. Ainsi on ne nie plus, cela est usé et dangereux, qu'en cas de conflit entre les pouvoirs, le dernier mot n'appartienne au pays ; mais on soutient qu'en prenant ses ministres au sein de la majorité, la couronne, quels que soient ultérieurement ses rapports avec eux, accomplit tous ses devoirs constitutionnels. On soutient qu'une seule condition lui est imposée, celle de céder le jour où la majorité l'exige, et qu'elle est d'ailleurs maîtresse de diriger elle-même, à son gré, les affaires du dehors comme celles du dedans, et d'avoir ouvertement, ostensiblement son parti et sa politique. Puis on gémit, on pleure sur le sort d'un prince sage, capable, éminent, que le sophisme constitutionnel réduirait à la nullité pompeuse de certains monarques de l'Asie. « Non-seulement, dit-on, cela est absurde, mais cela est impossible : et, pour avoir des rois tels qu'on les veut, il faudrait les abrutir dès l'enfance ou les enfermer [p.62] dans une étroite prison. Encore n'est-il pas certain que de sa prison même un roi habile ne gouvernât pas[8]. »

Ainsi, d'après cette manière d'entendre le gouvernement représentatif, il est bon, juste, convenable que le roi manifeste ses préférences pour certains hommes, pour certaines idées, et qu'il applique à les faire triompher toute son influence ; il est bon, juste, convenable qu'il soit, selon ses penchants, selon ses sentiments, selon ses opinions, avec les conservateurs contre les libéraux, ou avec les libéraux contre les conservateurs. Seulement, le jour où la majorité se retire, il doit céder et appeler au pouvoir le parti qu'il a combattu au grand jour, la politique que publiquement il a déclarée mauvaise. En d'autres termes, il y a deux hommes dans le roi : le chef permanent de l'État, investi à ce titre, quoi qu'il arrive, de certaines attributions constitutionnelles ; le chef de parti, soumis, comme tel, à toutes les vicissitudes, à tous les mécomptes de la vie politique ; tantôt vainqueur, tantôt vaincu ; aujourd'hui appelé au pouvoir par un vote, demain renversé du pouvoir par un autre vote ; également inviolable d'ailleurs, également respecté dans les deux situations.

Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que pour réfuter une telle théorie, il suffît de l'exposer. Les royautés élues ne sont sans doute point des idoles devant lesquelles les peuples se prosternent comme [p.63] ils se prosternaient jadis devant les royautés légitimes; les royautés élues ont aussi pourtant leur dignité à faire respecter, leur inviolabilité à maintenir, leur haute position à garder. Que devient cette dignité, si on les fait descendre dans la mêlée des partis, et si les Chambres ont à contrôler, à critiquer, à juger la politique du roi, non celle du ministère? Que devient cette inviolabilité, si toutes les attaques, toutes les injures dont cette politique peut être l'objet passent, comme on le disait en 1839, par-dessus la tête des ministres pour atteindre une tête auguste? Que devient cette haute position, s'il est bien avéré, bien constaté, le jour où la majorité change, que le roi lui-même est vaincu et qu'il rend son épée ? Ce n'est point là, quoi qu'on en dise, élever et fortifier la couronne; c'est l'abaisser et l'affaiblir. On prétend que, selon nous, « la Charte ne serait exécutée que s'il y avait hostilité entre les Chambres et le prince, et que les ministres tinssent constamment le pied sur la tête du roi[9]. » C'est précisément le contraire. Dans le système parlementaire, dans le système où le roi reste neutre et impartial entre les partis constitutionnels, les ministres ne tiennent jamais le pied sur sa tête ; ils l'y tiennent quelquefois, dans le système où le roi se fait chef de parti. Lequel des deux systèmes est le plus fait pour assurer à la couronne le respect qui lui est dû?

Ce n'est pas tout, et le système que je combats, si [p.64] dangereux qu'il soit pour la couronne, l'est encore plus pour l'État. Nous ne sommes plus au temps où l'on voyait, où l'on voulait voir dans les rois des êtres à part, étrangers ou supérieurs aux faiblesses humaines. Qu'on soit roi ou ministre, on a les mêmes sentiments au fond de l'âme, et l'on n'aime point à perdre le pouvoir quand une fois on l'a possédé. Le jour où on le perd, on songe donc aux moyens de le recouvrer, et on fait bien, puisqu'à la possession du pouvoir est attaché le triomphe des idées que l'on croit bonnes et justes. En conséquence, le ministre tombé devient membre de l'opposition, et continue, dans l'opposition, à défendre la politique qu'il défendait dans le ministère. Mais le roi, dont la politique a péri, dont le parti est vaincu, que fait-il ? passe-t-il, comme les ministres tombés, dans l'opposition, et travaille-t-il comme eux à renverser les ministres nouveaux, la politique nouvelle ? Voilà dès lors l'opposition, et quelle opposition! Placée, installée au cœur même du gouvernement, au sein même du pouvoir, et délibérant avec ceux dont elle déteste les projets, dont elle médite la ruine ! Voilà l'opposition maîtresse non-seulement de contrôler, mais de contrarier, d'entraver, d'arrêter à chaque pas la politique de la majorité! Voilà l'opposition en mesure de faire échouer par l'exécution, par le détail, les projets qu'elle désapprouve dans leur pensée, qu'elle condamne dans leur ensemble ! N’est-ce pas un désordre, une anarchie sans exemple? Personne assurément ne comprendrait lord Stanley ou lord George [p.65] Bentinck gouvernant avec lord John Russell, M. Thiers ou M. Odilon Barrot siégeant avec M. Guizot autour de la table du conseil ; c'est pourtant à quelque chose de pire qu'on arrive, quand on trouve bon que le roi gouverne et qu'il se fasse chef de parti.

Il est d'ailleurs évident qu'entre le roi, chef de parti, et le parti dont il est le chef, il se nouera certaines intelligences, certaines relations plus ou moins secrètes, et qui auront pour but le triomphe de l'opinion commune ; il est évident qu'ainsi, entre la couronne et ses conseillers légitimes, toute confiance, toute bienveillance réciproques auront bientôt disparu ; il est évident qu'ils se regarderont, mutuellement comme des ennemis, comme des rivaux, et qu'ils se conduiront en conséquence. L'opposition introduite dans le gouvernement, toute harmonie détruite entre les pouvoirs, telles sont les conséquences de la théorie, conséquences déplorables, absurdes, et qui ne peuvent manquer de paralyser toutes les forces de l'État.

Qu'on ne vienne pas avec une candeur hypocrite prétendre que ce sont là de vaines hypothèses, des hypothèses auxquelles un prince honnête donnera toujours un éclatant démenti. Quand on tient ce langage, on force à répondre d'abord que tous les princes ne sont pas honnêtes, ensuite que les plus honnêtes ont leurs passions, leurs préjugés, leurs affections. On s'est quelquefois appuyé, dans toute cette polémique, de l'exemple de certains rois anglais qui, dans le siècle dernier, ont eu un parti, [p.66] une politique, et qui ont voulu faire prédominer leur influence personnelle. A-t-on jamais vu que les rois dont il s'agit se résignassent, quand leur parti succombait, quand leur politique était vaincue, à déposer le pouvoir purement et simplement, et à le remettre de bonne grâce, sans arrière-pensée, entre les mains d'un autre parti, d'une autre politique? A-t-on jamais vu qu'ils n'employassent pas au profit de la politique qu'ils préféraient tout le pouvoir dont ils pouvaient disposer? A-t-on jamais vu, d'un autre côté, que le parti contre lequel ils agissaient respectât en eux la fiction légale et pliât le genou devant leur inviolabilité? S'il est un exemple qui puisse être cité, c'est celui de George III, de ce triste monarque dont la santé, fut cent fois plus funeste que la maladie, et qui, pour le plaisir de gouverner, condamna pendant vingt ans son pays à tous les désordres, à tous les désastres, à toutes les humiliations. Or, qui ne sait qu'aussitôt après la démission du ministre favori, lord Bute, il se forma sous les auspices, par les soins de la couronne, un parti qui s'intitulait « le parti des amis du roi, » et dont la mission unique était de soutenir, non les ministres contre l'opposition, mais le roi contre les ministres? Qui ne sait que, tenus en échec par ce déplorable parti, et privés, au dehors comme au dedans, de toute considération, de tout crédit, de toute force, quatre à cinq cabinets se succédèrent jusqu'au jour où un nouveau favori, lord North, vint satisfaire les penchants royaux en perdant l'Amérique? Qui ne sait qu'après [p.67] avoir été un moment toléré, ce régime honteux souleva contre la cour et contre le roi lui-même toutes les susceptibilités, toutes les jalousies, toutes les haines nationales? Assurément, de 1770 à 1780, on ne peut trouver en Angleterre quatre noms plus considérables que ceux de lord Chatham, du marquis de Rockingham, du duc de Grafton, de lord Shelburne : les trois premiers qui venaient d'être premiers ministres, le dernier qui devait l'être bientôt. Veut-on savoir ce qu'ils pensaient, ce qu'ils disaient du gouvernement personnel?

En 1770, en 1771, lord Chatham se levait dans la chambre des pairs, affaibli par la souffrance, courbé par la maladie, et déclarait que « depuis l'avènement du roi George III le pouvoir n'avait point appartenu aux ministres responsables, mais à une influence irresponsable, invisible, à une influence aussi basse que perverse. — Je dois avouer avec douleur, ajoutait-il, que j'ai été dupe moi-même, et que j'ai acquis, à mes propres dépens, la triste conviction qu'aucune administration indépendante ne peut exister. Si j'avais voulu me soumettre à l'influence dont il s'agit et accepter la responsabilité sans le pouvoir, je serais encore ministre. »

En 1777, en 1779, en 1780, le marquis de Rockingham, comparant la gloire de l'Angleterre sous George II aux désastres, à la décadence des dernières années, n'hésitait pas à en trouver la cause « dans le système pernicieux d'influences inconstitutionnelles [p.68] qui déplace le pouvoir et ne laisse subsister que les formes de la liberté. On a d'ailleurs tort, ajoutait le marquis de Buckingham, de s'en prendre uniquement à lord Bute; en honnête homme, je dois dire que le même système eût existé, quand lord Bute n'eût jamais joui de la confiance du roi et quand il ne serait point né. Mais ç'a été, dès les premiers; jours du règne, un axiome de cour, que le pouvoir et l'influence de la couronne doivent suffire pour maintenir tout ministère que Sa Majesté juge à propos de choisir. De là un système de corruption, de vénalité, de despotisme, dont il n'existe aucun exemple dans les gouvernements limités. Pendant le peu de temps que j'ai passé dans le ministère, je me suis efforcé de réduire, de limiter le pouvoir inconstitutionnel de la couronne. Je regrette de n'y avoir pas mieux réussi. »

A la même époque le duc de Grafton et lord Shelburne tenaient un langage analogue, et « déclaraient que, depuis le jour où George III était monté sur le trône, un gouvernement occulte et inconstitutionnel s'était emparé de l'Angleterre, et que les ministres, quoi qu'ils pussent dire, n'avaient ni pouvoir ni responsabilité véritable ; — s'il leur arrivait malheur, disait lord Shelburne, on en serait quitte pour en prendre d'autres, qui continueraient avec un zèle, avec un succès égal la sale besogne de leurs prédécesseurs. Le pays n'a rien à espérer, tant qu'il en sera, ainsi, et tant que le [p.69] parlement, au lieu d'obéir à sa conscience, obéira à des ordres supérieurs. »

Ainsi parlaient dans la Chambre des lords les quatre hommes d'État les plus considérables de l'époque. De son côté, dans la Chambre des communes, Fox déchirait tous les voiles et ne laissait rien à deviner.

« Ce n'est point, disait Fox en 1779, un vain bruit des rues que le roi est son propre ministre ; c'est une fatale vérité, une vérité connue de tous. Je sais que le premier ministre l'a niée, mais ses subordonnés, ses familiers la proclament avec complaisance. Or, il n'est point de doctrine plus dangereuse, plus inconstitutionnelle, puisqu'elle tend à décharger les ministres de leur responsabilité pour la faire peser sur une personne inviolable. Elle a pourtant un avantage, celui de rappeler aux rois que si, conformément aux principes de notre gouvernement, les malheurs d'un règne doivent être imputés aux mauvais conseils des ministres, il peut arriver, il arrive, quand ces malheurs dépassent une certaine mesure, que les ministres sont oubliés et que le prince seul est puni. Les Stuarts aussi avaient de détestables ministres ; ce qui ne les a pas empêchés d'être punis, l'un par la perte de la vie, l'autre par la perte de la couronne. »

Peu de jours après, lord Shelburne répétait l'accusation de Fox, et déplorait que la couronne, au lieu de laisser gouverner ses ministres, voulût gouverner [p.70] elle-même. « La couronne, disait-il, doit toujours être dirigée par ses ministres responsables, C'est là-dessus qu'est fondée la maxime que le roi ne peut mal faire. Cette maxime deviendrait scandaleuse et blasphématoire si le roi se dirigeait par son propre jugement. Malheur au monarque qui l'oublierait et qui exercerait personnellement les pouvoirs actifs que la constitution confie à ses ministres ! »

Quand, au sein même du parlement, les influences secrètes étaient dénoncées, attaquées avec cette audace, on peut juger si la presse restait muette. Demander au roi qui a un parti de l'abandonner le jour où il tombe, demander au parti qui a le roi pour ennemi de respecter en lui l'inviolabilité royale, c'est, il faut le dire, demander à la nature humaine plus qu'elle ne peut donner. Qu'on ne s'abuse donc pas : quand une fois il sera bien établi que le roi a un parti et une politique, rien n'empêchera que le parti et la politique contraires ne s'en prennent à lui de leurs revers, de leurs désappointements, même de leurs fautes ; rien n'empêchera que dans les actes les plus simples, quelquefois les plus légitimes, ils ne soupçonnent, ils ne dénoncent une odieuse trahison. Quand la couronne gouverne, quand elle agit, elle répond inévitablement de l'adversité comme de la prospérité, des revers comme des succès, de la honte comme de la gloire, du mauvais gouvernement comme du bon. C'est ce qui est arrivé, constamment arrivé en Angleterre, quand il a plu à la couronne de se [p.71] mêler personnellement aux querelles des partis. Ceux qui paraissent en douter ne savent pas un mot de l'histoire d'Angleterre, ou ne veulent pas dire ce qu'ils savent[10]].

Il ne faut d'ailleurs pas s'y méprendre : les choses ne sont plus ce qu'elles étaient en 1770, et un roi anglais qui voudrait aujourd'hui imiter George III en trouverait difficilement le moyen. En Angleterre la saine intelligence et la longue pratique du gouvernement représentatif ont établi, dans les rapports de la couronne avec les ministres, des règles sages, des règles salutaires et qui prêtent force aux principes. Le jour où un cabinet tombe, la couronne discerne au sein du parlement et appelle auprès d'elle l'homme qui lui est désigné par l'opinion publique, et qui lui paraît le plus propre à rallier la majorité nouvelle. C'est cet homme qui, investi de fonctions quasi royales, choisit ses collègues, arrête avec eux son programme et distribue comme il lui plaît les emplois inférieurs. C'est cet homme qui, premier ministre de fait comme de droit, gouverne ensuite d'accord avec les autres ministres, sans que personne en dehors du parlement le gêne ou le contrarie. Une fois constitué, le conseil d'ailleurs se réunit, discute, délibère hors de la présence de la couronne, qui peut approuver ou rejeter ses, délibérations, non les modifier. La couronne ainsi conserve son veto sur les grandes résolutions, non sur les résolutions [p.72] secondaires ; sur les questions d'État, non sur les mesures qui touchent à l'exécution. Il n'arrive donc jamais, il ne peut point arriver, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur, que la pensée royale et la pensée ministérielle soient en contradiction ostensible et se neutralisent. Il ne peut point arriver qu'au dehors les conversations et les dépêches officielles se trouvent démenties ou affaiblies par d'autres dépêches et par d'autres conversations. Il ne peut point arriver qu'au dedans l'administration reste ballottée et flottante entre deux maîtres, l'un immuable, l'autre passager. En Angleterre, l'initiative même n'appartient pas au pouvoir royal, et, quand les ministres l'exercent, c'est en leur propre nom, comme membres du parlement, non comme délégués de la couronne. Tout ce que peut faire la couronne, c'est donc de laisser percer la malveillance qu'elle porte à ses ministres ; c'est de permettre que dans le parlement et dans le pays on exploite cette malveillance.

Dans un tel pays, avec de telles habitudes, il importerait assez peu que la couronne eût sa politique et son parti. Et pourtant, je le répète, quand cela arrive, cela est considéré par tout le monde comme une infraction déplorable aux vrais principes de la constitution, comme un danger sérieux pour le gouvernement représentatif.

Que l'on retourne la question comme on le voudra, il faut toujours en revenir au point de départ. Dans l'hypothèse du roi qui gouverne, il est inévitable que la politique royale, le ministère royal, le [p.73] parti royal succombe quelquefois dans la Chambre et dans le pays. Alors si la terrible ressource des coups d'État est écartée, on aboutit au dilemme que voici : ou bien le roi dont la politique a succombé, dont le parti a été vaincu, dont le ministère est en minorité, se résignera franchement à devenir l'instrument d'une politique qui n'est pas la sienne, le soutien d'un parti qu'il blâme, le président d'un ministère qu'il regarde comme ennemi ; ou bien, conséquent avec lui-même, fidèle à ses opinions et à son parti, il transportera l'opposition au sein môme du pouvoir, et détruira dans le gouvernement toute unité, toute énergie, toute vitalité. Dans le premier cas, c'est faire à la royauté une position qu'aucun ministre, aucun député ne voudraient accepter ou subir. Dans le second, c'est condamner l'État, foutes les fois que l'avis du roi n'est pas celui de la Chambre élective, à la plus faible, à la plus irrésolue, à la plus contradictoire des politiques. C'est, dans un cas comme dans l'autre, compromettre gravement l'irresponsabilité royale, et exposer la personne môme du roi à tous les ressentiments, à toutes les haines de l'esprit de parti.

Est-il vrai maintenant que le système parlementaire soit à son tour plein de contradictions, plein d'impossibilités ! S'il en était ainsi, il faudrait reconnaître que les partis extrêmes ont raison et que la monarchie constitutionnelle est impossible. Mais il n'en est point ainsi, et l'exemple de l'Angleterre depuis plus d'un demi-siècle est là pour le prouver. Ce [p.74] n'est point sérieusement, en effet, qu'on nous parle d'un roi qui aurait des yeux pour ne rien voir, des oreilles pour ne rien entendre, et qui passerait à travers les grandes affaires de l'État sans se faire un avis. Quand le magistrat quitte son siège, il ne lui est point interdit de juger la loi qu'il vient d'appliquer. Quand le général d'armée est sous sa tente, il est libre d'approuver ou de blâmer la guerre qu'il est chargé de soutenir. Tout ce qu'on peut demander à la couronne au milieu de sa cour, comme au magistrat dans le prétoire, comme au général d'armée sur le champ de bataille, c'est de ne pas souffrir que ses opinions personnelles interviennent dans l'exercice des hautes fonctions que la constitution lui confère. Sans doute la distinction est délicate, la limite est étroite, et il faut, pour ne pas la dépasser, plus de sagesse que pour la franchir. Il arrivera donc qu'elle sera franchie quelquefois. Mais, depuis la monarchie absolue jusqu'à la démocratie pure, il n'est pas une forme de gouvernement qui n'ait ses imperfections et ses difficultés. Pour que celles dont il s'agit n'aient point de graves conséquences, il suffit d'une opinion publique qui veille d'un œil jaloux sur tous les empiétements et qui veuille y résister.

Je ne sais d'ailleurs si je dors ou si je veille quand, cinquante-sept ans après la révolution de 1789, seize ans après la révolution de 1830, j'entends dire que condamner la royauté à régner seulement, c'est lui assigner un rôle mesquin, insignifiant, indigne d'elle. Que la grandeur d'un tel rôle ne pût pas être comprise [p.75] par un Louis XIV, par un Napoléon, par un Charles X même et par ceux qui les servaient, cela est naturel ; mais nos bourgeois gentilshommes de la presse, de la Chambre, de la cour ont une expérience qui devrait les rendre plus clairvoyants et plus modestes. C'est donc peu de chose à leurs yeux que d'être, en France ou en Angleterre, le chef honoré, respecté, inviolable d'un grand peuple ? C'est peu de chose que de planer, dans une impartialité calme et sereine, au-dessus des orages politiques, au-dessus des agitations parlementaires? C'est peu de chose que de voir les partis se débattre et d'intervenir entre eux, quand le moment est venu, non pour donner la préférence à l'un ou à l'autre, mais pour provoquer l'expression libre et sincère de la volonté du pays? C'est peu de chose enfin, à travers les éternelles oscillations des hommes et des choses, que de représenter, que de personnifier constamment les idées, les intérêts communs à tous, et qui constituent la grande unité nationale ? Que les ultra-royalistes de 1846 y prennent garde pourtant, et que, dans l'intérêt même de la cause qu'ils croient servir, ils modèrent un peu l'effervescence de leur zèle. Le gouvernement établi en 1830, il faut toujours s'en souvenir, est une transaction entre la monarchie et la république. La république n'en a pas été satisfaite, et, pendant quatre années, a travaillé à la détruire. Il y aurait quelque danger à faire croire que la monarchie a aujourd'hui, bien que dans un sens contraire, le même dessein que la république.

[p.76]

Faut-il maintenant réfuter les tristes sophismes dont un des chefs de la coalition s'est fait l'éditeur responsable dans la dernière session? Selon M. Guizot, en 1846, c'est faire preuve d'un orgueil frivole que de s'interposer entre la couronne et le pays, que de revendiquer hautement l'indépendance de ses opinions. Un roi qui a sa politique propre, une Chambre qui a la sienne, et, pour les mettre d'accord, des ministres, simples intermédiaires, choisis par l'un, acceptés par l'autre, et qui s'effacent le plus possible, voilà le gouvernement représentatif tel que M. Guizot le comprend en 1846, tel du moins qu'il consent à le définir. Et quand on lui dit qu'avec de telles idées, avec une telle théorie, il est étrange qu'il ait fait partie de la coalition ; quand on lui rappelle les opinions, si parlementaires selon les uns, si factieuses selon les autres, qu'il professait alors, et qui le faisaient mettre au ban de la monarchie, non moins que MM. Thiers et Barrot, sait-on comment il s'en tire ? « Il est, répond-il, parfaitement constitutionnel, parfaitement légitime de dire aux ministres qu'ils sont coupables de laisser prendre à la couronne une influence excessive dans le gouvernement. Il n'est ni légitime ni constitutionnel de dire que la couronne prend une influence excessive. » Et après cette sublime distinction M. Guizot s'écrie : « Entre ces deux manières de parler, il y a un abîme, et c'est cet abîme qu'il n'est permis à personne de franchir[11]. »

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Qu'entre le tribun de 1839 et le courtisan de 1846 M. Guizot ait quelque peine à rétablir la bonne harmonie, cela se comprend et s'excuse ; mais, jusqu'à ce jour du moins, il avait habitué ses adversaires comme ses amis à prendre ses paroles au sérieux.

Dans ces derniers temps, au reste, M. Guizot a pu voir s'il est aisé de laisser passer le bien sans le mal, l'éloge sans le blâme, et si un roi qui gouverne est réellement couvert par un ministère qui s'efface. Il y a six mois, on trouvait bon, juste, constitutionnel, que dans un pays voisin on fît remonter jusqu'à la personne du roi tout le mérite, tout l'honneur, toute la gloire d'une certaine politique, et qu'à ce titre la presse entière retentît de ses louanges ; on trouve aujourd'hui mauvais, injuste, inconstitutionnel, que dans le même pays on fasse peser sur la même personne tous les torts d'une autre politique, et qu'aucun outrage ne lui soit épargné. Ce n'est pas, en vérité, faire preuve de beaucoup de bon sens et de perspicacité. Il en coûte peu d'écrire dans un livre ou dans un journal que le roi gouvernera, mais que ceux à qui le gouvernement royal pourrait déplaire seront censés n'en rien savoir; il en coûte peu de dire à la tribune que le bien remontera toujours à la couronne, jamais le mal, de telle sorte que le même acte, au même moment, sera l'œuvre du roi pour ceux qui en seront satisfaits, l'œuvre du ministère pour ceux qui en seront mécontents ; il en coûte peu d'introduire ainsi dans la fiction constitutionnelle une seconde fiction, et [p.78] d'exiger qu'on la respecte. Ce sont là des subtilités dont se rit, dont se joue l'opinion publique. Qu'au lieu de s'étonner, de s'indigner, de se lamenter, on reconnaisse donc qu'on avait tort il y a six mois, et que l'opposition avait raison. Qu'on reconnaisse que l'éloge conduit au blâme, et qu'il est puéril de vouloir échapper à l'un quand on a recherché l'autre ; qu'on reconnaisse, en un mot, que la responsabilité ne se divise pas, et qu'en dépit de toutes les conventions, de toutes les fictions légales, elle est, pour le mal comme pour le bien, inséparable de l'action.

Je crois avoir nettement établi qu'un roi constitutionnel ne peut être chef de parti sans que la dignité de la couronne en souffre, sans que les intérêts de l'État en soient gravement compromis. Je crois avoir établi qu'entre les deux positions il y a incompatibilité radicale, et que la théorie du roi qui gouverne, malgré l'amendement qu'elle a subi, n'est pas plus soutenable en 1846 qu'elle ne l'était en 1830. Je vais maintenant plus loin, et je dis qu'elle l'est moins. En 1830, on voulait que le roi gouvernât; mais on voulait en même temps que la Chambre des députés ne pût pas lui imposer, aux yeux de tous, des ministres qui lui déplussent, une politique qui ne fût pas la sienne. Si cela était mauvais, cela du moins était logique. Ce qui est mauvais et très-peu logique, c'est de vouloir que le roi gouverne, sans lui laisser le dernier mot et l'influence principale.

On est ainsi conduit à se demander si, entre les [p.79] deux systèmes, celui de 1830 et celui de 1846, il y a au fond beaucoup de différence, et s'il ne s'agirait pas seulement d'arriver au même but par un autre chemin. « Réduire le roi, en France, au rôle des rois anglais, disait M. Courvoisier, en 1817, c'est le réduire à user de force ou d'adresse pour recouvrer ses justes prérogatives. »

« Il est des gouvernements, disait M. Guizot en 1820, qui s'efforcent de suppléer à la force par l'astuce et de corrompre les institutions qu'ils sont contraints de subir. » L'histoire, en effet, est là pour prouver que, dans les pays où le gouvernement représentatif existe, il y a toujours eu deux manières de faire prévaloir la volonté de la couronne sur la volonté nationale, et que ces deux manières ont été successivement employées : on peut supprimer brutalement l'obstacle qui gêne, ou le tourner avec adresse; on peut briser par la force le corps qui résiste, ou l'assouplir par la ruse. En 1824, un des ministres actuels, M. de Salvandy, savait et pensait cela, quand, dans un pamphlet incisif, il accusait M. de Villèle de vouloir dépraver la France pour mieux l'asservir.

« On se récrie, disait-il[12], sur le maintien des formes constitutionnelles. Vous ne les avez pas détruites, en effet, vous avez fait quelque chose de pis. Vous avez imité ces juifs d'un siècle barbare, qui, dans leur haine contre la population [p.80] chrétienne, imaginaient de la perdre au moyen des fontaines publiques. Ne pouvant les tarir et n'osant les abattre, ils avaient pris le parti de les empoisonner. » N'en déplaise à M. de Salvandy, les fontaines ne sont pas aujourd'hui plus pures qu'en 1824, les juifs ne sont pas meilleurs, et, pendant ces vingt années, l'art des empoisonnements a fait des progrès inattendus.

S'il en est ainsi, la théorie de 1846 cesse d'être inconséquente, et se rapproche beaucoup de la théorie de 1830. Il reste entre elles cette seule différence que l'une aboutit fatalement à la violence, l'autre non moins fatalement à la corruption. La corruption alors n'est plus un simple accident, mais la conséquence nécessaire, logique de toute une théorie. Cette théorie donnée, le raisonnement peut l'en faire sortir avec certitude, comme de la théorie royaliste de 1830 il pouvait faire sortir les coups d'État.

Je touche ici au vif de la question. Si le système du roi qui gouverne n'avait d'inconvénients et de dangers que le jour où la politique royale est condamnée par la Chambre, on pourrait dire que le débat est peu opportun et qu'il convient de l'ajourner. Si, d'un autre côté, la corruption tenait uniquement à quelques circonstances passagères, telles que le caractère ou les penchants de tels ou tels ministres, on pourrait dire que le mal cessera avec ces ministres. Si, au contraire, entre le système du roi qui gouverne et la corruption politique il y a un lien [p.81] étroit et nécessaire; si, dans ce système, la corruption est le seul moyen d'échapper soit aux humiliations qui suivent la défaite, soit aux périls qui environnent les coups d'État, alors la question s'élargit, s'agrandit, et devient aussi pressante que sérieuse. Encore une fois, quand on veut faire prévaloir l'esprit et la pensée des monarchies absolues, tout en respectant les formes et les apparences des monarchies constitutionnelles, la corruption devient une nécessité. C'est là sans doute ce qui la rend, pour certains publicistes comme pour certains hommes d'État, si respectable et si sainte. C'est ce qui fait qu'on la pare des habits les plus splendides, qu'on la décore des noms les plus honorables. C'est ce qui fait qu'ainsi déguisée et ennoblie on la présente à l'admiration du monde, comme la compagne naturelle des institutions libres et comme un contrepoids obligé.

« il y a, disait M. Burke en 1770, peu d'hommes d'État assez maladroits, assez fous pour aller se briser exactement contre l'écueil qui a été fatal à leurs devanciers. Chaque temps d'ailleurs a ses mœurs, ses habitudes, sa politique, et l'on s'y prend autrement pour détruire une constitution toute formée et venue à maturité que pour l'étouffer dans son berceau. » Cela est vrai, et M. Guizot le comprenait en 1839, quand, dans la commission dont nous faisions partie l'un et l'autre, il insistait pour qu'une phrase formelle de l'adresse vint flétrir les influences illégitimes, corruptrices sur lesquelles, [p.82] selon lui, M. Mole appuyait sa politique et sa majorité. Aujourd'hui M. Guizot feint de ne plus le comprendre, et, du haut de sa chaire politique, il veut bien nous apprendre que ce sont là des misères auxquelles les petits esprits seuls peuvent attacher quelque importance. Faut-il rappeler à M. Guizot qu'à la tête de ces petits esprits se trouvent Montesquieu et après lui une foule d'hommes d'État éminents? Faut-il rappeler que dans tous les temps, dans tous les pays, ces misères ont été signalées comme la grande plaie, comme le grand péril des gouvernements où l'élection intervient?

En Angleterre, au reste, les choses ont à peu près suivi la même marche. Jusqu'au règne de Charles II, fière et forte de sa prérogative, la couronne ne songeait point à corrompre. Elle intimidait, elle commandait, au risque de rencontrer une énergique résistance. Charles II, dont le tempérament s'accommodait mal des luttes violentes, changea tout cela, et deux de ses ministres, Clifford d'abord, puis Danby, se chargèrent de conduire la Chambre des communes par des moyens moins dangereux. Ces moyens ayant peu réussi, Jacques II les dédaigna et en revint à ceux qui avaient fait monter son père sur l'échafaud. S'il n'y perdit pas la vie, on sait qu'il y perdit la couronne, et que, vaincue avec lui, la prérogative royale laissa sur le champ de bataille ses attributions principales. Il eût été insensé de vouloir les lui rendre au lendemain de la Révolution de 1688, d'une révolution qui avait eu précisément [p.83] pour but de placer la volonté nationale au-dessus de toutes les volontés personnelles. Mais, le système de Jacques II écarté, il restait celui de Charles II, qui, sans exposer aux mêmes dangers, pouvait conduire au même but. Ce système fut donc repris, étendu, perfectionné, et, pendant un siècle, presque constamment pratiqué. C'était ce qu'on appelait gouverner par l'influence au lieu de gouverner par la prérogative. Il ne manquait pas d'ailleurs de ministres ou de ministériels pour soutenir, pour démontrer que rien n'était plus légitime et plus nécessaire. « De quoi vous plaignez-vous? répondaient-ils à l'opposition ; est-ce qu'il n'y a pas une Chambre, élue aux époques et par les électeurs que la loi détermine? Est-ce que dans cette Chambre nous n'avons pas la majorité, une majorité considérable et qui va toujours augmentant? Est-ce que dix fois, vingt fois nous n'avons pas dit que nous céderions la place à d'autres, le jour où cette majorité nous échapperait? C'est là le régime constitutionnel véritable, celui que nos pères ont voulu en 1640, en 1688. N'est-il pas en outre fort naturel que dans la distribution des places, des pensions, des faveurs, les ministres préfèrent leurs amis à leurs ennemis? N’est-il pas juste que la couronne trouve dans cette distribution une compensation telle quelle des privilèges qu'elle a perdus? Ce n'est point là de la corruption, c'est de l'influence, une influence sans laquelle la monarchie ne pourrait pas subsister. »

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Je ne fais certes point aux ministres qui tenaient ce langage, à Walpole, notamment, l'injure de les comparer à ceux qui les imitent aujourd'hui. Walpole n'aimait pas moins qu'eux le pouvoir, et, pour le conserver, rien non plus ne lui coûtait. Comme eux il était donc toujours prêt soit à sacrifier les mesures qui lui paraissaient les meilleures, soit à adopter celles qui lui paraissaient les plus fâcheuses; comme eux, il prenait le moyen pour le but, et croyait ou feignait de croire qu'un Parlement assouvi constitue le gouvernement parlementaire. Mais Walpole, à beaucoup d'égards, était un homme d'État supérieur, et qui comprenait bien les grands intérêts de son pays. Cela n'empêche pas, malgré quelques tentatives tardives de réhabilitation, que le nom de Walpole n'éveille aujourd'hui encore dans tous les esprits l'idée d'une société pervertie et d'un gouvernement fondé uniquement sur la corruption politique[13]].

Si maintenant, pour mettre l'amour-propre national de son côté, on veut prétendre que tout cela est bon en Angleterre, pays de corruption électorale et parlementaire, mais qu'en France rien de semblable ne saurait avoir lieu, je demande qu'on s'explique. Il est, tout le monde le sait, deux sortes de corruptions : l'une privée, qui s'exerce aux dépens du corrupteur; l'autre publique, dont l'État fait les frais, Or, il est très-vrai qu'en France les candidats ne sont [p.85] pas assez riches pour que la première de ces corruptions y soit aussi habituelle, aussi efficace qu'en Angleterre. Elle est d'ailleurs de celles que tous les partis flétrissent volontiers, parce que tous la redoutent; de celles que le gouvernement ne protège pas, parce qu'il y voit une concurrence. On est donc plein de rigueur pour ceux qui payent de leur propre bourse les votes qu'ils achètent ; mais on est plein d'indulgence pour ceux qui les font payer par l'État, sous forme de places ou de faveurs. Or, des deux corruptions, je maintiens que la seconde est, à tous égards, la plus immorale, la plus étendue, la plus dangereuse. Je maintiens en outre que, pour envahir, pour inonder le pays, elle a en France une foule d'issues qui lui manquent en Angleterre. Il suffit, pour s'en convaincre, d'un coup d'œil jeté sur les institutions des deux peuples et sur les forces des deux gouvernements.