Dixième Partie - Le Second Empire, 2 décembre 1851-4 septembre 1870. Le régime plébiscitaire : du gouvernement personnel et autoritaire au gouvernement parlementaire


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DIXIÈME PARTIE

LE SECOND EMPIRE, 2 DÉCEMBRE 1851 – 4 SEPTEMBRE 1870

LE RÉGIME PLÉBISCITAIRE : DU GOUVERNEMENT PERSONNEL ET AUTORITAIRE AU GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE

La caractéristique du Gouvernement, qui prit possession le 2 décembre 1851 du pouvoir par un coup de force et qui finit par un désastre militaire le 2 septembre 1870, fut qu'il évolua dans le sens du libéralisme à l'inverse du Consulat auquel il se rattachait et comme n'avait fait aucun de nos régimes antérieurs.

Il commença par une dictature absolue, suivie d'un régime de Gouvernement personnel et autoritaire, qui conférait au chef de l'État à peu près toute l'autorité, les autres corps de l'État étant dans une situation tout à fait subordonnée vis-à-vis de lui, et qui étouffait dans les Assemblées et dans le pays toute vie politique réelle. Il finit par un parlementarisme à peu près intégralement reconstitué. Comprendre cette évolution est du point de vue de la science politique des plus intéressants, d'autant plus qu'elle se fit en plusieurs étapes, graduellement, et qu'elle ne fut pas le fait d'événements révolutionnaires brusques, mais d'une sorte de mouvement progressif, qui permet mieux de suivre les forces internes qui la déterminaient.

Ce personnalisme absolutiste du début et cette transformation progressive se comprennent d'ailleurs aisément.

Le régime de 1851-1852 s'explique et par la réaction dont il est le produit contre celui qui l'avait précédé, régime dans lequel le [p.462] heurt de principes contradictoires, principe révolutionnaire, principe parlementaire et principe plébiscitaire qui s'opposaient, créait l'antagonisme et l'anarchie des pouvoirs et par la tradition napoléonienne, que Louis-Napoléon incarnait, qui faisait sa force et qui le dirigeait.

L'évolution du régime s'explique lui aussi par deux causes qui la provoquèrent: par le jeu du principe plébiscitaire et par le jeu des événements eux-mêmes. L'Empereur reconnaissait la souveraineté du peuple, son pouvoir venait exclusivement du plébiscite qui l'avait consacré, et il avait comme conséquence rétabli le suffrage universel intégral, par suite les manifestations électorales devenaient des sortes de plébiscites qui devaient orienter sa politique et les tendances libérales qu'elles allaient manifester ne pouvaient pas ne pas retentir sur sa conduite. Les événements devaient de même orienter l'évolution du régime, car un régime autoritaire qui prive un pays de la liberté, n'est, on l'a vu, au sujet du premier Empire, supportable et supporté que s'il assure au pays des compensations : la fortune, le prestige, la gloire. Or après la prospérité et des succès le régime connut le ralentissement et la gêne des affaires en même temps que de désastreuses entreprises et de graves revers diplomatiques. Il dut alors payer en liberté son déficit de prospérité et de gloire.

L'évolution, qu'il s'agira donc de retracer, comporte à peu près trois phases. Dans la première, qui va jusqu'en 1860, l'autoritarisme du début demeure entier, le souvenir des misères de la seconde République est présent aux esprits, la tradition napoléonienne est agissante, la fortune sourit au Souverain et au pays. Dans la seconde période qui va de 1860 à 1859, les manifestations électorales sont moins favorables, on assiste au réveil et aux progrès de l'opposition, la politique étrangère est malheureuse, les affaires sont difficiles. Par de petites concessions successives l'Empire fait fléchir son autoritarisme. La troisième période s'ouvre en 1869, c'est le retour au parlementarisme, le retour à l'équilibre et à la collaboration des pouvoirs. On pourrait se croire à l'avènement d'une ère de stabilité. Mais ce parlementarisme inexpérimenté et les manœuvres de ses adversaires lancent la France dans une folle aventure et le régime s'abîme dans les revers lamentables de la guerre franco-allemande.

C'est donc un régime non pas fixe, immobile dans son absolutisme, mais mouvant dans sa vie très agitée et qui laisse bien voir les ressorts des institutions aux prises avec les vicissitudes d'une Nation, qu'il s'agit de décrire pour clore le cycle de l'histoire de nos Constitutions.

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CHAPITRE PREMIER

LA DICTATURE ET LA CONSTITUTION DE 1852

I

LA DICTATURE

 

Le coup d'État avait instauré en France une dictature de fait que le plébiscite transforma, en une certaine mesure, en une dictature de droit. Louis-Napoléon, tous les pouvoirs étant dissous, concentrait en sa personne tous les attributs de la souveraineté. Il prit en conséquence les mesures les plus graves non seulement de l'ordre gouvernemental, mais de l'ordre législatif et de l'ordre judiciaire. Bonaparte lui-même, après le 18 Brumaire, n'avait pas été investi d'une pareille autorité.

Ses tâches étaient écrasantes. Il y avait à liquider le coup d'État en donnant les suites qu'elles comportaient aux innombrables arrestations qui avaient eu lieu. — Il y avait à assurer le régime et l'ordre contre les retours offensifs possibles d'adversaires pour l'instant abattus, mais qui devaient reprendre courage, s'organiser et agir, il fallait armer contre eux le pouvoir. — Il y avait à donner le plus vite possible une Constitution à la France pour que des pouvoirs réguliers collaborassent avec le Président et partageassent ses responsabilités.

Or les collaborateurs du Président dont la pensée, dont la volonté étaient souveraines, étaient extrêmement peu nombreux et leur expérience des affaires était courte, si bien qu'on peut s'étonner qu'ils aient pu faire face aux nécessités d'une situation si difficile, quelque jugement que l'on porte d'ailleurs sur les mesures qu'ils prirent.

Liquidation du coup d'État. — Il fallait statuer au plus vite [p.464] sur le sort des individus arrêtés le 2 décembre ou par la suite. La force et l'arbitraire soulèvent les consciences quand leur règne se prolonge après les événements qui ont pu paraître les justifier.

Les deux cent dix-huit députés arrêtés à la mairie du Xe arrondissement, furent en principe libérés de suite. Certains refusèrent leur élargissement pour faire éclater l'arbitraire de leur détention, et on dut user de la force pour leur rendre la liberté. Pour certains, on l'a vu, le chemin de Mazas avait été le chemin de Damas, celui du ralliement, et sortis de prison ils se précipitèrent à l'Élysée.

Mais la liberté ne fut pas le sort de tous. Se transformant en haut justicier le Président prit contre certains des détenus, à lui seul, arbitrairement, des mesures rigoureuses. Cinq d'entre eux, considérés comme ayant fait acte d'insurrection, furent soumis à la transportation à Cayenne, transformée pour quatre d'entre eux en exil et pour le cinquième en déportation en Algérie. Soixante-dix députés de la Montagne, dont Victor Hugo, Schoelcher, Charras, qualifiés chefs du parti socialiste, furent exilés, d'autres « qui s'étaient fait remarquer par leur hostilité violente », étaient « éloignés », tels les généraux d'Afrique : Le Flô, Bedeau, Changarnier, Lamoricière, et des hommes politiques comme Thiers, de Rémusat, Edgard Quinet, de Girardin[1]. C'étaient 90 personnes dont la liberté était gravement atteinte, qui subissaient pour la plupart la dure peine de l'exil, et cela sans jugement, par la décision tout arbitraire du chef de l'État.

Restaient les 26.000 détenus. A Paris ils étaient 4.000. Les commissaires de police et les juges d'instruction en élargirent un très grand nombre. Ceux qui étaient prévenus de délits ou de crimes véritables furent déférés aux tribunaux ou aux conseils de guerre. Ceux que l'on considérait comme des révolutionnaires dangereux, en vertu du décret du 8 décembre furent acheminés par bandes lamentables vers les ports pour être transportés. Beaucoup d'entre eux furent exilés ou transportés en Algérie et échappèrent à Cayenne.

Pour les 22.000 incarcérés de province l'embarras était grand. La circulaire des ministres de la Justice, de la Guerre et de l'Intérieur, créant les « commissions départementales mixtes pour le prompt jugement des individus arrêtés à la suite des événements de décembre 1851[2] », recommandait de statuer sur leur sort « dans le [p.465] plus bref délai ». Le Gouvernement avait déjà donné l'ordre aux préfets de faire relâcher les « égarés ». Pour juger les autres cette simple circulaire constituait « une sorte de tribunal mixte composé de fonctionnaires de divers ordres, assez rapprochés des lieux où les faits se sont passés pour en apprécier le véritable caractère, assez haut placés dans la hiérarchie pour comprendre l'importance d'une pareille mission, en accepter résolument la responsabilité et offrir à la société comme aux particuliers toute garantie d'intelligence et d'impartialité ». Ce furent les fameuses « commissions mixtes » formées du commandant de la division militaire, du préfet, du procureur général ou du procureur de la République. Elles siégeaient à l'hôtel de la Préfecture, « compulsaient tous documents » mis à leur disposition et « après mûr examen » statuaient de suite ou prescrivaient un supplément d'information, confié à « tout agent judiciaire, administratif ou militaire ». Elles pouvaient ou renvoyer devant un conseil de guerre ou condamner soit à la transportation à Cayenne ou en Algérie, soit à l'expulsion, soit à l'éloignement momentanée du territoire, soit à l'internement, soit au renvoi en police correctionnelle, soit à la mise en surveillance. Le pouvoir des commissions était donc considérable et les garanties de compétence, d'impartialité, d'étude des affaires des plus minimes. Elles constituaient de redoutables juridictions devant lesquelles les règles les plus élémentaires de la procédure criminelle étaient supprimées. L'accord entre les autorités et la célérité dans les jugements étaient le mot d'ordre donné. Il était prescrit de terminer « tout le travail » « au plus tard à la fin du mois de février ». C'était la parodie de la justice. L'excuse, en effet, c'était de ne pas prolonger des internements faits en masse, à l'aveugle. L'arbitraire dans l'arrestation commandait l'arbitraire dans le jugement.

L'indulgence dans cette incertitude des vraies responsabilités s'imposait. Or le bilan du « travail » des commissions fut celui-ci : 2.804 condamnations à l'internement, 1.545 condamnations à l'expulsion, à l'éloignement du territoire, 9.530 déportations en Algérie, 239 transportations à Cayenne; sur 22.000 inculpés cela faisait 14.000 condamnés dont près de 10.000 transportés. Il était difficile de voir dans ces mesures des actes de justice, c'étaient des mesures politiques destinées à supprimer des adversaires politiques, à supprimer [p.466] d'éventuels éléments de troubles. C'était une sorte de terreur sans condamnations à mort, qui prouverait la force et la décision du Gouvernement. Le Président oubliait que le respect qui n'est que l'effet de la force est précaire et que de pareilles répressions préparent des représailles.

Mesures de sûreté. — Le Gouvernement sans plus de souci de la légalité et de la liberté n'hésita pas à prendre les mesures les plus rigoureuses pour briser tout ce qui pouvait être suspect d'hostilité, étouffer toute opposition au Gouvernement, entraver toute propagande d'idées subversives. Il institua un régime de compression sans précédent.

Il fallait s'assurer de l'obéissance et de la fidélité de l'administration destinée à être le soutien du régime. Les préfets reçurent donc l'ordre de remplacer tous les fonctionnaires, dont le dévouement ne serait pas certain. En même temps furent dissoutes toutes les municipalités dont on pouvait craindre l'hostilité.

Et comme l'autorité militaire a la main plus ferme que l'autorité civile on la substitua à celle-ci dans un grand nombre de départements en y proclamant l'état de siège. Partout où des troubles avaient eu lieu, des décrets se multiplièrent pour l'établir. Les 2, 5, 7, 9 10, 15 et 17 décembre ils se succédèrent sans interruption.

D'innombrables perquisitions eurent lieu pour rechercher des coupables, des dépôts d'armes, des pièces à conviction. Des poursuites furent intentées contre les personnes suspectes de donner asile aux insurgés. Des garnisaires furent établis dans les familles des suspects non saisis.

Décret du 8 décembre 1851, mesures de sûreté générale. — La mesure la plus exceptionnelle fut le décret qui arma les autorités administratives du droit de prononcer contre des catégories d'individus très indéterminées la peine de transportation à Cayenne ou en Algérie. Le décret dénonçait les affiliés aux sociétés secrètes et les repris de justice comme les instigateurs des troubles insurrectionnels et sociaux dont la France souffrait depuis si longtemps de façon chronique, et « considérant que par ses constantes habitudes de révolte contre toutes les lois, cette classe d'hommes, non seulement compromet la tranquillité, le travail et l'ordre public, mais encore autorise d'injustes attaques et de déplorables calomnies contre la saine population ouvrière de Lyon et de Paris... » le décret autorisait la transportation à Cayenne ou en Algérie « par mesure de sûreté générale », c'est-à-dire arbitrairement, par simple mesure administrative, des individus [p.467] qui placés sous la surveillance de la haute police se rendraient coupables de rupture de ban, ou qui seraient reconnus avoir fait partie d'une société secrète. C'était ainsi un nombre considérable d'hommes qui arbitrairement pouvaient être frappés d'une peine terrible équivalente le plus souvent à la mort, car il était facile de prétendre qu'un individu avait appartenu à une société secrète et nombreux étaient ceux qui en avaient fait partie[3].

Mesures concernant la garde nationale. — La suspicion, qui était à l'ordre du jour, atteignit naturellement la garde nationale. Certaines légions parisiennes furent de suite dissoutes. Puis le décret du 11 janvier 1852 prononça sa dissolution pour toute la France. Elle ne pouvait être rétablie que dans les communes où le Gouvernement jugerait bon de l'organiser et dans des conditions toutes nouvelles, soit pour son recrutement, soit pour son commandement, soit quant aux autorités qui pouvaient en disposer « considérant, disait le décret, que la garde nationale doit être non une garantie contre le pouvoir, mais une garantie contre le désordre et l'insurrection ».

De même le Gouvernement s'en prit aux sociétés coopératives. Elles avaient été encouragées par la seconde République, on y avait vu la réalisation de « l'organisation du travail », alors à l'ordre du jour. Mais elles pouvaient dissimuler des sociétés politiques, elles pouvaient être des centres de propagande et de groupement, elles pouvaient alimenter de leurs fonds la propagande et l'action révolutionnaires. Presque toutes furent dissoutes ainsi que les associations fraternelles de Lyon.

Mesures contre la presse. — La presse devait tout particulièrement attirer les mesures de répression et de prévention contre les propagandes suspectes ou dangereuses. Dès les 4 et 6 décembre le ministre de l'Intérieur ordonna la suspension de tous les journaux qui pouvaient troubler la tranquillité publique et soumit par la suite au visa administratif leurs articles, en attendant une loi à intervenir. La première mesure prise fut le décret du 31 décembre 1851[4].

Il attribua aux tribunaux correctionnels « la connaissance de tous les délits prévus par les lois sur la presse et commis au moyen de la parole » et cela rétroactivement.

Puis un décret du 17 février[5] ramena la France au régime le [p.468] plus oppressif de la Restauration. — Tous les journaux ou écrits périodiques paraissant même irrégulièrement, traitant de politique ou d'économie sociale étaient soumis à l'autorisation préalable du Gouvernement. Celle-ci devait être obtenue à nouveau pour tout changement dans la gérance, la rédaction en chef, parmi les administrateurs et les propriétaires ; ce qui permettait au Gouvernement d'imposer qui bon lui semblait. L'autorisation était exigée naturellement pour l'introduction des journaux étrangers en France.

Le cautionnement rétabli était de 50.000 francs ou 30.000 selon la périodicité pour la Seine, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne et le Rhône, à 25.000 francs et 15.000 francs pour les villes de plus ou de moins de 50.000 habitants.

Les infractions à ces règles étaient frappées d'amendes élevées ou d'emprisonnement d'un mois à deux ans, l'imprimeur étant solidairement responsable et le journal devant cesser de paraître.

Le droit de timbre était porté comme point de départ de 5 à 6 centimes et un droit de poste de 4 centimes s'y ajoutait, ce qui faisait 10 centimes de charges par numéro et entravait la diffusion des journaux dans les classes populaires.

Puis toute une série de publications étaient interdites et réglementées. Le compte rendu des séances de la Chambre devait se borner à la reproduction du procès-verbal, celui des séances du Sénat devait n'être que la reproduction des articles insérés au journal officiel. Ainsi était étouffé l'écho des débats législatifs, s'il devait y en avoir. Même silence était imposé concernant les procès de presse.

Par contre l'administration avait le droit d'imposer des insertions de documents officiels, de relations authentiques, de réponses ou de rectifications d'autorités publiques.

La presse était ainsi de toutes façons paralysée. Et l'administration la tenait par la bourse, le préfet désignant chaque année les journaux qui pouvaient insérer des annonces légales ; ressource importante pour eux. De plus, pour la librairie le brevet était rétabli, qu'il fallait obtenir de l'autorité. Enfin le Gouvernement était armé vis-à-vis des journaux des droits draconiens de suspension et de suppression. — En définitive la presse était en état de servitude : ne paraissaient que les journaux agréés par le Gouvernement, dirigés à son gré, pouvant payer un cautionnement élevé, et supporter les droits de timbre et de poste, les journaux chers. Sans liberté dans leurs publication, ils vivaient sous menace de mort s'ils déplaisaient. Le plus [p.469] puissant moyen de formation et d'information de l'opinion publique était entre les mains du Gouvernement.

De ses droits sur la presse il n'hésita pas à se servir avec une très grande énergie. En six mois, 63 avertissements furent adressés à des journaux. Et de leurs motifs, M. Seignobos[6] donne de significatifs exemples. « Le Guetteur (de Saint-Quentin) est averti pour avoir reproduit la publication mensongère du Charivari qui annonçait ironiquement que la torture était rétablie pour les prisonniers politique. » Ces sévérités contre la presse étaient-elles une preuve de force pour le Gouvernement ? Sans doute il gênait ainsi la propagande de ses adversaires, mais il montrait en même temps qu'il la redoutait, que donc il ne se sentait pas sûr de lui-même.

Mesures contre les associations, les débits et les cafés. — Le Gouvernement devait entraver de même tous les organes de l'opinion.

La loi du 28 juillet 1848 avait établi la liberté d'association en y comprenant les clubs, une loi du 19 juin 1849 l'avait supprimée pour une année, et d'année en année cette loi avait été prorogée. Le Gouvernement, sans attendre le 22 juin 1852, le 25 mars abrogea définitivement la loi du 28 juillet 1848 et clubs et associations retombèrent sous le régime du code pénal renforcé par la loi du 10 avril 1834 si restrictif de la liberté. Il voulait exercer « sur toutes les réunions publiques une surveillance qui est la sauvegarde de l'ordre et de la sûreté de l'État ».

Il s'en prit de même aux débits et cafés. « Considérant, disait le préambule du décret du 29 décembre 1851, que dans les campagnes surtout ces établissements sont devenus, en grand nombre des lieux de réunion et d'affiliation pour les sociétés secrètes, et ont favorisé d'une manière déplorable le développement des mauvaises passions, qu'il est du devoir du Gouvernement de protéger par des mesures efficaces les mœurs publiques et la sûreté générale », il était décidé que les préfets pouvaient fermer les établissements existants à la suite d'une infraction aux lois en la matière et aussi par « mesure de sûreté générale », et que de nouveaux établissements ne pourraient pas être ouverts sans l'autorisation préalable des mêmes autorités.

Tout ce qui pouvait former, propager les idées, les opinions, était donc livré à l'arbitraire du pouvoir.

L'administration instrument de règne. — Toutes ces me[su]res [p.470] exigeaient le concours d'autorités administratives sûres et dévouées. Le décret sur la décentralisation administrative du 25 mars 1852 y pourvut. La situation des préfets fut relevée, et par une augmentation de leur traitement allant en province de 20.000 à 40.000 francs, ce qui était alors un gros traitement, et par l'attribution d'un droit de décision propre pour des affaires antérieurement soumises à l'approbation du Ministre.

Quant aux maires, leur docilité devait être assurée par le droit de nomination attribuée aux préfets pour les communes de moins de 3.000 habitants et au chef de l'État pour les autres.

Une sérieuse épuration des préfets, la menace de la révocation suspendue sur tous complétèrent cette politique de Gouvernement par action et compression administratives. Les « préfets de l'Empire » devaient jouer un grand rôle dans l'histoire du régime, Ils furent ses auxiliaires zélés dès son début.

Mesures antirépublicaines. — Le Président ne s'attaquait pas seulement à la liberté, il prit des mesures contraires au régime républicain. Il se fit appeler « prince-président » et « Monseigneur ». A Notre-Dame lors d'un Te Deum, à l'invocation Domine salvam fac Rempublicam on ajouta celle-ci : Salvum fac Ludovicum Napoleonem. La devise Liberté-Égalité-Fraternité dut être effacée, les arbres de la liberté abattus. La célébration de l'anniversaire de la République le 24 février fut supprimée. Au 10 mai les aigles impériales furent rendues à l'armée et le Président évoqua les gloires de l'Empire. « L'histoire des peuples, s'écriait-il, est en grande partie l'histoire des armées... Aussi les Nations comme les armées, portent-elles une vénération religieuse à ces emblèmes de l'honneur militaire... L'aigle romaine, adoptée au commencement de ce siècle par l'Empereur Napoléon, fut la signification la plus éclatante de la régénération et de la grandeur de la France. Elle disparut dans nos malheurs. Elle devait revenir lorsque la France, relevée de ses défaites, maîtresse d'elle-même, ne semblerait plus répudier ses propres gloires. »

Par tous ces actes le Président, affranchi de toute contrainte, de toute manifestation hostile ébranlait dans la conscience publique le régime qu'il affectait de protéger.

Les décrets du 22 janvier 1852 sur les biens de la famille d'Orléans. — Parmi les mesures arbitraires qui soulevèrent l'opinion et provoquèrent des résistances sérieuses, il faut relever un premier décret qui prescrivait aux membres de la famille d'Orléans de vendre les biens meubles et immeubles qu'ils possédaient en France [p.471] et un second décret du même jour, 22 janvier, prescrivant la restitution au domaine de l'État des « biens meubles et immeubles qui sont l'objet de la donation faite le 7 août 1830 par le Roi Louis-Philippe ». Pour le premier décret le Président invoquait les précédents de Louis XVIII et de Louis-Philippe lui-même, ayant pris la même mesure vis à-vis de la famille Bonaparte et pour le second il invoquait le principe selon lequel les biens appartenant à un prince à son avènement au trône sont de plein droit réunis au domaine de la couronne. Et pour faire accepter cette mesure, il affectait 10 millions aux sociétés de secours mutuels, 10 millions à des constructions de logements ouvriers, 10 millions à des sociétés de crédit, 5 millions à une caisse de retraite, le surplus à la Légion d'honneur au profit de laquelle d'autres dispositions favorables étaient prises.

Ces mesures atteignant non plus la liberté, mais la propriété suscitèrent des résistances de la part du conseil d'État. Le maître des requêtes Reverchon, qui conclut au rejet du projet et qui n'avait pas voulu renoncer au rapport, fut destitué. Trois conseillers s'élevèrent contre cette mesure, deux furent révoqués. Le Ministère lui-même fut disloqué. De Morny, Fortoul. Magne, Rouher démissionnèrent. Ce fut la cause de tout un remaniement ministériel. A la Cour de cassation, Dupin abandonna son poste de procureur général étant exécuteur testamentaire de Louis-Philippe. Le Tribunal de la Seine fut saisi par la famille d'Orléans de cette affaire, le Gouvernement souleva le conflit et le Conseil d'État n'admit la validité des décrets qu'à une voix de majorité. La société, l'opinion qui avaient supporté sans protester les atteintes à toutes les libertés s'insurgèrent donc. Rien ne montre mieux la lassitude du pays devant toutes les insurrections, tous les troubles de ces dernières années. La liberté, dont on avait tant abusé, ne l'intéressait plus. Le pays s'abandonnait à l'arbitraire d'un Gouvernement fort qui matait la Révolution. Mais la fortune des d'Orléans ne lui apparaissait pas comme un danger justifiant une confiscation et cette mesure lui parut être une menace pour la propriété en général, il s'insurgea.

Ces décrets furent les plus maladroites mesures de la dictature. Ils montrent que l'habitude de l'arbitraire fait perdre le sentiment de la révolte possible de l'opinion et des limites qu'il ne faut pas dépasser.

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II

LA CONSTITUTION DU 14 JANVIER 1852

Son élaboration. — En même temps qu'il prenait ces mesures de liquidation et de protection, Louis-Napoléon poursuivait l'œuvre de la Constitution qui devait rendre sa dictature plus régulière.

Dans sa proclamation il en avait posé en cinq paragraphes les bases fondamentales, et le plébiscite les avait sanctionnées. Elles devaient servir d'assises aux divers organes de l'État, Président, Ministres, Conseil d'État, Corps législatif, Sénat, et pour chacun d'eux établir sa caractéristique.

Sur ces fondements l'édifice constitutionnel était à édifier. Quel en serait l'architecte ? Le Président, sous la réserve du plébiscite, se considérait comme investi du pouvoir constituant. Il confia pourtant à d'autres la rédaction de la Constitution. Mais, comme pour affirmer sa puissance, ce ne fut pas à la Commission consultative qu'il avait établie le 3 décembre, mais à une commission spéciale formée de Troplong, Rouher, Mesnard, de Persigny et Flahaut. De leurs travaux on ne trouve pas trace et ceci fait que les idées qui les inspirèrent ne nous sont pas parvenues. Il n'y a donc pas à retracer l'histoire de ces débats et à y chercher des lumières. On sait seulement que le 11 janvier pas un article n'était rédigé et que le 14 elle l'était toute entière[7]. Le Président avait exigé qu'on allât vite. Aucune de nos Constitutions ne fut rédigée avec une telle hâte.

Proclamation du 14 janvier. — A défaut de travaux préparatoires la proclamation[8] qui l'accompagnait est à consulter pour saisir la pensée de son auteur.

Avant tout il est soucieux de la rattacher aux Constitutions consulaires. Il n'a pas voulu « substituer une théorie personnelle à l'expérience des siècles », mais « chercher dans le passé quels étaient les meilleurs exemples à suivre ». Il a donc « pris comme modèles les institutions politiques qui, déjà au commencement du siècle, dans des circonstances analogues ont affermi la société ébranlée et élevé la France à un haut degré de prospérité et de grandeur ».

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Depuis cinquante ans « la France ne marche qu'en vertu de l'organisation administrative, militaire, judiciaire, religieuse, financière du Consulat, pourquoi n'adopterions-nous pas aussi les institutions politiques de cette époque ? »

Puis il rejette l'idée du chef d'État irresponsable, que trois fois les faits ont démenti. Le chef élu sera donc responsable devant le peuple, son électeur.

« Il faut donc que son action soit libre et sans entraves. » Les Ministres seront « les auxiliaires honorés et puissants de sa pensée », mais ne formeront plus « un Conseil responsable composé de membres solidaires », « expression d'une politique émanée des Chambres ».

A cet homme il faut « des conseils éclairés et consciencieux ». Ils lui viendront du Conseil d'État, « véritable conseil du Gouvernement ».

Mais il faut aussi un contrôle : d'où la Chambre des députés élue au suffrage universel, peu nombreuse, votant les lois et l'impôt, limitée dans le droit d'amendement, sans contact avec les Ministres.

De là aussi le Sénat dépositaire du pacte fondamental et des libertés compatibles avec la Constitution pouvant « annuler tout acte arbitraire et illégal », mais sans pouvoir judiciaire.

Une Haute Cour de justice formée de magistrats pris « dans la haute magistrature », et de jurés pris dans les conseils généraux. Elle sera chargée de « réprimer seule les attentats contre la sûreté de l'État et la sûreté publique ».

C'était le reniement du régime parlementaire, de la séparation des pouvoirs, l'annonce d'une Constitution essentiellement autoritaire et personnelle.

Coup d'œil sur le texte constitutionnel. — Un simple coup d'œil sur la Constitution permet de dégager quelques-uns de ses traits.

Son intitulé inusité montre tout d'abord qu'elle est bien une émanation de la volonté de l'auteur du coup d'État. Le titre: Constitution du 14 janvier 1852, est suivi de cette adjonction : « Faite en vertu des pouvoirs délégués par le peuple français à Louis-Napoléon Bonaparte par le vote des 20 et 21 décembre 1851. » Sans doute il y a là un hommage à la souveraineté du peuple. Le Président tient ses pouvoirs de lui. Mais il lui a confié le droit de faire la Constitution. D'ailleurs le texte continue ainsi : « Le Président de la République, [p.474] considérant... promulgue la Constitution dont la teneur suit. » Elle est son œuvre.

On remarque ensuite la brièveté de l'acte, qui ne compte que 58 articles, brièveté qui prouve la simplicité du régime, la concentration du pouvoir en un organe suprême.

On remarque encore que les expressions « pouvoir exécutif », « pouvoir législatif », « pouvoir judiciaire » ne se trouvent pas dans la Constitution. Ses litres sont consacrés au « Président», au « Corps législatif », au « Sénat », etc. C'est que ces divers corps n'ont plus les attributions qui en feraient des « pouvoirs », ce sont des collaborateurs du chef de l'État, qui seul a vraiment le pouvoir.

On remarque enfin que la Constitution ne contient pas de déclaration des droits. Elle se borne à dire en son article premier : « La Constitution confirme et garantit les grands principes proclamés en 1789, et qui sont la base du droit public des Français. » Il valait mieux ne pas les énumérer au moment où on les méconnaissait tous.

Analyse de la Constitution du 14 janvier 1852. — De son titre I, sans en-tête, qui ne contient qu'un article pour dire que les principes de 1789 sont conservés, il n'y a plus rien à dire.

Titre II. Formes du Gouvernement de la République. — Presque aussi court est le titre II, il ne compte que trois articles, mais il est très important. L'article 2 proclame que « le Gouvernement de la République française est confié pour dix ans au prince Louis-Napoléon Bonaparte, Président actuel de la République ». L'article 3 pose que « le Président gouverne au moyen des Ministres, du Conseil d'État, du Corps législatif et du Sénat », et l'article 4 dit que « la puissance législative s'exerce collectivement par le Président de la République, le Sénat et le Corps législatif ».

Le rapprochement avec la Constitution consulaire de l'an VIII, dont le Président se prévalait, est extrêmement instructif.

On voit tout d'abord que le Gouvernement prend ici la première place, il figure en tête de la Constitution, alors qu'en l'an VIII il n'apparaît qu'au titre IV. C'est que la tradition révolutionnaire qui faisait du Gouvernement, exécuteur de la loi, un pouvoir subalterne était en l'an VIII encore puissante, tandis qu'en 1852 elle est singulièrement moins vivante.

On voit surtout que le Gouvernement de l'an VIII était un pouvoir collectif de trois hommes, malgré la présence de Bonaparte, tandis que le Gouvernement de 1852 est un Gouvernement personnel, [p.475] d'un seul homme, de Louis-Napoléon Bonaparte, c'est qu'en l'an VIII le sentiment antimonarchique est tout-puissant et que le Gouvernement même temporaire d'un homme, semble être monarchique et est jugé intolérable.

La durée seule des pouvoirs, le décennat, est la même dans les deux Constitutions. La différence est ici avec la Constitution de 1848. La durée du pouvoir présidentiel était plus que doublée et la Constitution ne disait pas que le mandat du Président ne pouvait pas être renouvelé.

Ce qui ressort également de ces dispositions, c'est l'importance des pouvoirs du Président. Quand l'article 3 dit qu'il « gouverne au moyen des Ministres, du Sénat et du Corps législatif », il marque que par « gouverner » il ne faut pas entendre prendre des mesures d'exécution, de gestion des services publics, de gouvernement stricto sensu, mais bien exercer tous les attributs de l'État. L'article 4, ajoutant que « la puissance législative s'exerce collectivement par le Président de la République, le Sénat et le Corps législatif », montre d'ailleurs que la législation qui rentre dans ses attributions est une branche de son Gouvernement.

L'exaltation du Gouvernement, placé en tête de la Constitution, englobant tous les attributs de l'État, la concentration du Gouvernement sur la tête d'un seul homme, le « prince Louis-Napoléon Bonaparte », désigné par la Constitution elle-même, telle est sa première préoccupation. Elle est en grand progrès dans le sens autoritaire et monarchique sur la Constitution de l'an VIII, son prétendu modèle.

Titre III. Du Président de la République. — Sa responsabilité. — C'est en déclarant : « Le Président de la République est responsable devant le peuple français, auquel il a toujours le droit de faire appel », art. 5, que s'ouvre le titre consacré au Président. Dans sa proclamation Louis-Napoléon s'était violemment élevé contre l'inviolabilité du chef de l'État démentie par les trois Révolutions de 1815, 1830 et 1848. L'inviolabilité lui apparaissait comme un mensonge.

Mais la responsabilité du Président, telle qu'il la concevait n'en était-elle pas un ? Il n'était responsable ni devant le Corps législatif, ni devant le Sénat, aucune interpellation ne pouvait lui être adressée devant l'un ou l'autre, et aucun blâme ne pouvait être formulé par eux. Il n'était pas davantage responsable devant la Haute Cour, on le verra.

Il ne relevait donc que du peuple. Mais personne ne pouvait le traduire devant ce tribunal suprême, aucune des Assemblées, aucune [p.476] fraction de la Nation. C'était lui seul qui pouvait en effet faire « appel au peuple ». Singulière responsabilité qu'une responsabilité que seul le responsable peut mettre en mouvement ; singulier tribunal qu'un tribunal devant lequel l'accusé ne peut être accusé que par lui-même.

La responsabilité ainsi comprise n'est qu'un trompe l'œil, elle a uniquement pour but de créer une illusion et d'éviter qu'on ne la fasse porter sur d'autres, ou qu'on l'invoque devant d'autres. L'appel au peuple, c'était une arme pour et non contre le Président, Une garantie pour lui et non contre lui.

Si le Président avait pu traiter du point de vue historique l'irresponsabilité des chefs d'État monarchiques de mensonge, du point de vue constitutionnel et légal on pouvait encore mieux considérer comme un mensonge la prétendue responsabilité présidentielle pompeusement proclamée par l'article 5.

Le « chef de l'État » et ses pouvoirs. — « Le Président de la République est le chef de l'État », disait l'article 6, avant d'énumérer ses pouvoirs. Cette formule était nouvelle pour une Constitution républicaine. Ni l'article 43 de la Constitution de 1848, ni l'article 39 de celle de l'an VIII ne l'avaient employée. C'est à la Charte, à son article 14 disant : « Le Roi est le chef suprême de l'État », que les rédacteurs de la nouvelle Constitution l'avaient empruntée. C'était une façon de plus de magnifier la dignité du Président, d'habituer les esprits à voir en lui plus qu'un simple titulaire du pouvoir exécutif. L'Empire perçait ici sous la République.

Investi du « Gouvernement » au sens le plus large du mot, « responsable », « chef d'État », le Président de 1852, inspirateur et bénéficiaire de la Constitution, devait être pourvu des plus grands et des plus nombreux pouvoirs.

Leur énumération est le premier objectif positif de la Constitution.

Le Président « commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de commerce », dit l'article 6. Il n'est soumis à aucune condition d'approbation de la part des représentants du pays. Dans le domaine de la défense extérieure et des relations étrangères il est donc le maître sans restriction.

L'opposition avec les articles 50, 51, 53 et 54 de la Constitution de 1848 et même avec l'article 50 de la Constitution de l'an VIII est flagrante. Celle-ci, pour ne parler que d'elle, ne soumettait-elle pas les déclarations de guerre et les traités en général à la procédure des lois ordinaires ?

[p.477]

Louis-Napoléon Bonaparte en janvier 1852, dans le domaine des affaires étrangères, ne se contentait donc pas des pouvoirs que Bonaparte, vainqueur d'Italie, sauveur de la France, restaurateur de l'ordre avait possédés en 1800.

Le même article 6 lui conférait le droit de « nommer à tous les emplois », de « faire les règlements et décrets nécessaires pour l'exécution des lois », et à cela il n'y a rien à dire.

Mais l'article 7, disant : « La justice se rend en son nom », mérite au contraire d'être signalé. « La justice se rend au nom du peuple français », disait l'article 81 de la Constitution de 1848 et la Constitution de l'an VIII n'avait rien dit sur ce point. C'était donc encore à la Charte monarchique de 1814, qui avait proclamé que « toute justice émane du Roi », que la nouvelle Constitution « républicaine » se rattachait.

Celle-ci pouvait au contraire se prévaloir du précédent de l'an VIII quand dans son article 8 elle disait du Président : « Il a seul l'initiative des lois. » L'article 44 de la Constitution consulaire avait dit : « Le Gouvernement propose les lois », ce qui était une formule moins absolue, moins brutale. On n'avait pas jugé bon alors de dire que le Gouvernement pourrait « seul » le faire, et même la Charte de 1814 en son article 16 n'avait pas estimé bon également de le dire. Il y avait en 1852 un parti pris de violence dans les formules adoptées.

Le droit de grâce attribué au Président par l'article 9 prêtait moins à redire, on pouvait pourtant remarquer que Bonaparte ne se l'était attribué qu'en l'an X avec le Consulat à vie.

Le droit pour le Président de sanctionner comme de promulguer les lois, art. 10, était plus significatif. La sanction implique le veto. Non seulement le Président avait seul l'initiative des lois, mais encore ces lois présentées par lui, après le vote du Corps législatif, qui était à peine en état de les amender, il pouvait les arrêter définitivement. La Constitution de 1852, abandonnant la tradition républicaine, se rattachait encore par là aux Chartes de 1814, art. 22, et de 1830, art. 18.

C'était au contraire à la Constitution de 1848 que la nouvelle Constitution avait emprunté son article 11 prescrivant au Président de présenter chaque année au Sénat et au Corps législatif l'état des affaires de la République.

Mais elle abandonnait la tradition du régime précédent au sujet de l'état de siège. Aux termes de son article 12 le Président pouvait l'établir, quitte seulement à « en référer au Sénat dans le plus bref [p.478] délai », au Sénat, qui était la créature du Président et qui ne disposait d'aucun moyen pour rapporter la mesure prise par le chef de l'État s'il la désapprouvait.

De ce tableau rapide des prérogatives du Président, on conclura qu'il constituait bien un « pouvoir fort et respecté », mais aussi que sur bien des points la conception du Président dans ce nouvel acte constitutionnel ne ressemblait guère à celle qu'on avait pu se faire antérieurement du chef de l'État en Gouvernement républicain. D'ailleurs, en analysant les dispositions de la Constitution relatives aux autres corps de l'État, on verra que là ne s'arrêtaient pas les prérogatives du Président de 1852.

Les Ministres. — La conception des Ministres dans la Constitution de 1852 n'était pas moins originale, ni moins significative que celle du Président.

Ils ne pouvaient, aux termes de l'article 44, être membres du Corps législatif. La Constitution de 1791 à la suite de longs débats avait dit la même chose, mais la même mesure, à soixante ans de distance, s'inspirait de motifs opposés. En 1789 on avait voulu ainsi affaiblir le chef de l'État en le privant du concours des hommes qui avaient le plus de crédit sur l'Assemblée et en l'empêchant de se gagner les membres les plus éminents de l'Assemblée en les nommant Ministres. En 1852 on voulait éviter que les membres du Corps législatif, s'imposant comme Ministres, n'imposassent au Gouvernement la domination de l'Assemblée.

C'était déjà en tous cas la rupture catégorique avec le parlementarisme.

Ces Ministres non parlementaires, la Constitution proclamait qu'ils n'étaient responsables que devant le chef de l'État, art. 13. Nul article ne mentionnait pour les membres du Corps législatif le droit de les questionner ou de les interpeller. Le rôle de cette Assemblée était borné à la discussion et au vote des lois et du budget. Elle n'exerçait donc aucun contrôle sur le Gouvernement.

Les Ministres d'autre part cessaient d'être solidaires entre eux. Vis-à-vis du chef de l'État ils ne répondaient « que chacun en ce qui le concernait des actes du Gouvernement, il n'y avait pas de solidarité entre eux ». Ils ne formaient donc pas un corps, ils n'arrêtaient pas dans des délibérations communes les actes du Gouvernement. Par là le rôle du Président prenait une importance suprême. Comme il faut bien que l'unité règne dans la direction des affaires, c'était lui seul, traitant avec chacun de ses Ministres séparément, qui [p.479] l'assurait. Le caractère personnel du Gouvernement si violemment reproché à Charles X et à Louis-Philippe, devenait donc l'un des axiomes du nouveau régime. Et la responsabilité d'ailleurs nominale du Président, comme l'irresponsabilité des Ministres le consacrait de la manière la plus catégorique sans risque d'ailleurs pour le Gouvernement.

Les prérogatives personnelles du Président. — A côté de ses fonctions le Président possédait quelques prérogatives comme attachées à sa personne.

On peut concevoir ainsi le serment imposé aux Ministres, aux membres du Sénat, du Corps législatif, du Conseil d'État, aux officiers des armées de terre et de mer, aux magistrats et fonctionnaires publics en général. « J e jure obéissance à la Constitution et fidélité au Président », devaient-ils dire. Et ainsi un lien personnel, fondé sur le respect de la parole donnée, s'établissait d'eux à lui. Il n'était plus seulement une autorité à laquelle, de par la loi, ils devaient obéissance, il était un homme auquel ils avaient promis, par engagement d'honneur, fidélité.

Le serment à un homme, ce n'était pas non plus une institution d'esprit républicain, c'était une institution d'esprit féodal.

Le Président jouissait d'autre part d'une dotation. On sait à quelles difficultés sous le règne de la Constitution de 1818 elle avait donné lieu toutes les fois qu'il s'était agi de l'augmenter. Celle de 1852 les écartait pour l'avenir, pensait-elle, en confiant non plus au Corps législatif, mais au Sénat, formé par le Président lui-même, le droit, par un sénatus-consulte, d'en fixer l'importance.

Droit particulier aussi et d'esprit bien peu républicain celui de désigner « par un acte secret et déposé aux archives du Sénat » en cas d'expiration de son mandat par décès avant son terme le citoyen qu'il recommandait, dans l'intérêt de la Fiance, à la confiance du peuple et à ses suffrages. Ce même droit si le Président arrivait au terme de ses dix années de fonction il ne l'avait plus, il avait épuisé son droit, mais si la mort prématurément l'interrompait dans son mandat on considérait que cette présentation était comme une compensation de ce que le sort lui enlevait. Cette prérogative avait été empruntée à la Constitution de l'an X, alors qu'avec le Consulat à vie on s'acheminait vers l'Empire.

Titre IV. Du Sénat. — Il était encore symptomatique que la Constitution s'occupât du Sénat, après s'être occupé du Président, et non du Corps législatif.

[p.480]

Le Sénat n'était pas une émanation du peuple, et il n'était pas investi de la puissance législative, par suite à d'autres époques on eût fait passer le Corps législatif avant lui. Mais il était la créature du Président et il était le gardien de la Constitution, à ce double titre, étant donné l'esprit de celle-ci, il devait prendre le pas sur le Corps législatif.

Ce corps ainsi mis à l'honneur, quel était-il ?

Il était peu nombreux, comptait 80 membres pour commencer et ne devait pas dépasser 150 membres, art. 19. Ce sera donc un corps calme et il y aura honneur à faire partie de ce cénacle.

Ses membres tiendront tous leur titre du Président. Il était formé « des citoyens que le Président de la République jugera convenable d'élever à la dignité de sénateur et aussi des cardinaux, des maréchaux et amiraux qui doivent d'ailleurs au Président leurs titres. Par là le Sénat prenait un caractère nettement monarchique. En Monarchie il était courant, normal que les membres de la Chambre haute fussent nommés par le chef de l'État. Bonaparte au contraire dans ses deux Constitutions consulaires n'avait pas osé aller jusque là. C'était le Sénat qui choisissait alors ses membres et le premier Consul avait seulement le droit de désigner un des trois candidats parmi lesquels son choix devait s'exercer. C'était à la Constitution impériale elle-même que l'acte de 1852 se rattachait. C'est elle qui avait attribué à l'Empereur le choix des sénateurs et encore ces sénateurs nommés par l'Empereur n'étaient-ils pas les seuls à constituer le Sénat. La Constitution de 1852 dans le régime de la formation du Sénat était donc essentiellement monarchique.

Nommés, les sénateurs exerçaient leurs fonctions à vie. Elles n'étaient pas héréditaires. Celles du Président ne l'étaient pas elles-mêmes, il était difficile que les sénateurs fussent placés sous un autre régime que lui-même.

Leurs fonctions étaient gratuites, mais une dotation de 30.000 francs étant prévue comme pouvant être accordée par le Président à raison de leurs services ou de leur « position de fortune », art. 22 ; ils ne tardèrent pas à en bénéficier tous.

La soumission du Sénat au Président n'était pas assurée seulement par la nomination des sénateurs par lui. — Il nommait pour un an son président et son vice-président parmi ses membres et fixait le traitement du premier, art. 23, le tenant ainsi par une chaîne dorée.

Il le convoquait, le prorogeait, fixait la durée de ses sessions, art. 24.

[p.481]

Quelles étaient donc les attributions de ce corps dévoué au Président ?

Presque exclusivement la défense de la Constitution et des libertés publiques, aussi bien vis-à-vis du Gouvernement que du Corps législatif.

Toutes les lois avant d'être promulguées devaient lui être déférées. Il les arrêtait si elles portaient atteinte à la Constitution, à la religion, à la morale, à la liberté des cultes, à la liberté individuelle, à l'inamovibilité de la magistrature. Cela faisait bien des choses à défendre. Il avait de plus à s'assurer que les lois ne « compromettaient pas la défense du territoire ».

Et ce n'étaient pas seulement les lois, c'étaient tous les actes administratifs qui pouvaient lui être déférés comme portant atteinte à ces grands principes.

Gardien de la Constitution, le Sénat avait d'autres fonctions encore.

Il exerçait le pouvoir constituant en ce qui concernait l'organisation de l'Algérie et des colonies, — de même pour les réformes que pouvait requérir la marche de la Constitution, — de même pour fixer le sens de ses dispositions incertaines ; les droits du peuple étant réservés pour approuver les changements qui pourraient être affectés aux « bases fondamentales de la Constitution », art. 33.

Le Sénat pouvait aussi sortir du terrain constitutionnel pour proposer au Président « les bases de projets de lois d'un grand intérêt national », art. 30. En cas de dissolution du Corps législatif il pouvait, à la requête du Président, pourvoir à ce qu'exigerait la marche du Gouvernement, art. 33.

Mais, essentiellement, le Sénat c'est bien le gardien de la Constitution et ainsi il est bien, ressuscité en 1852, le Sénat de Napoléon Ier, un corps impérial.

Titre V. Du Corps législatif. — Ce n'est qu'au troisième ou quatrième rang qu'apparaît dans la Constitution le Corps législatif. On est prévenu par là qu'on l'a considéré comme un corps inférieur. Par de nombreuses dispositions d'ailleurs se marque le caractère subalterne qu'on a voulu lui imprimer. Il porte du reste le nom même de l'Assemblée législative du Consulat et de l'Empire, dont on se rappelle la situation tout à fait effacée.

Mais la condition du Corps législatif de 1852 est pourtant tout autre que celle de son homonyme de 1800. — La différence essentielle, capitale qui les sépare est que le Corps législatif était composé [p.482] de députés nommés par le Sénat lui-même sur la fameuse liste nationale. C'était donc un corps détaché de la Nation, devant la nomination de ses membres à un autre corps, celui-là d'attache gouvernementale. Le Corps législatif de 1852 au contraire est formé de députés élus par le suffrage universel directement, art. 36, sur la base de la population. C'est donc cette fois une Assemblée essentiellement nationale, représentative, qui sort du pays lui-même comme le chef de l'État et qui, son mandat étant de six ans et non de dix ans, se retrempe plus souvent que lui aux sources de la souveraineté. Les deux Corps législatifs de 1852 et de 1800 peuvent porter le même nom, parce qu'ils ont deux origines différentes et que pour les corps politiques l'origine est presque tout, ils sont deux corps très différents.

Différents, ils le sont par leurs attributions. Tandis que le Corps législatif de 1800 ne participait pas à la discussion des lois et ne pouvait les amender, corps de muets ne faisant qu'écouter les tribuns et les conseillers d'État, le Corps législatif de 1852 aux termes des articles 39 et 40 non seulement votait, mais discutait, et même pouvait amender les projets que le Gouvernement seul pouvait, il est vrai, présenter.

Corps législatif et Président de la République, issus tous deux du suffrage universel comme en 1848, n'allaient-ils pas continuer à se livrer la guerre ? Le Président s'était efforcé d'y parer.

Il avait aboli le parlementarisme en supprimant la responsabilité des Ministres et leur action dans le Corps législatif.

Il avait pris toute une série de précautions, notamment pour exercer sur le Corps législatif une tutelle étroite. — Il avait réduit le nombre de ses membres à 260, une Assemblée peu nombreuse ayant toujours moins de force ; les membres du Corps législatif étaient élus au scrutin uninominal non plus par département, mais par des circonscriptions moins considérables, arbitrairement constituées par le Gouvernement et sur lesquelles le Gouvernement pouvait exercer une pression plus forte.

La vie du Corps législatif était éphémère et subordonnée à la volonté du Président. Ses sessions ordinaires n'étaient que de trois mois. L'Assemblée devait être convoquée par le Président lui-même. Le Président pouvait la proroger, l'ajourner et par dessus tout la dissoudre. Dans ce cas, les élections pouvaient n'avoir lieu pour le renouvellement que six mois plus tard, art. 46. L'arme défensive de la dissolution, qui avait tant manqué au Président sous le règne de [p.483] la Constitution précédente, lui était rendue. Il pouvait dès lors en cas de conflit entre lui et l'Assemblée en appeler au peuple le deus ex machina du régime.

Enfin c'était le Président qui nommait le président et les vice-présidents du Corps législatif et qui fixait le traitement du président et ce choix et cette sujétion de la reconnaissance pour les hommes qui dirigeaient les travaux du Corps législatif, étaient pour lui-même une cause de subordination.

Corps de second plan et subordonné le Corps législatif se voyait privé de certains droits naturels des Assemblées législatives.

Il était privé, et cela est capital, de l'initiative des lois. Il les discutait, mais son droit d'amendement était singulièrement entravé. Ne fallait-il pas que les amendements proposés fussent adoptés par la commission chargée de l'étude du projet gouvernemental et que renvoyés au Conseil d'État ils fussent également approuvés par lui, art. 40 ?

Et ce n'est pas tout, le Président était armé vis-à-vis de ses projets ainsi discutés, amendés peut-être et votés par le Corps législatif du droit de sanction, qui lui permettait de les annuler. — De quel luxe d'entraves et de précautions l'action législative du Corps législatif n'était-elle donc pas entourée ?

Il n'en était pas moins vrai qu'il avait recouvré la parole, qu'il n'était plus le corps de muets de 1800 et qu'en discutant les projets du Gouvernement il pouvait faire entendre la voix du pays, formuler des critiques contre les projets du Gouvernement ou même contre sa politique. — Mais ici encore bien des précautions étaient prises. Les séances du Corps législatif n'étaient en principe publiques qu'à la demande de cinq membres. Il pouvait se former en comité secret. Les journaux ne pouvaient reproduire que les procès-verbaux des séances, dressés par les soins de son président. Les membres du Corps législatif parlaient donc, mais non librement au pays, le Gouvernement filtrait leurs discours. Le pays n'entendait que ce qu'il voulait bien lui laisser entendre des paroles de ses représentants.

Et pour achever il était interdit au Corps législatif de recevoir aucune pétition. C'était au Sénat, corps sûr, que les pétitionnaires devaient s'adresser. Le Corps législatif ne pouvait parler au pays et le pays ne pouvait lui parler.

De quels liens, de quelles entraves la Constitution de 1852 n'entourait-elle pas le Corps législatif ? Elle révélait ainsi la peur que son auteur en avait, son auteur, qui avait voulu être le « pouvoir fort et [p.484] respecté » donc sans rival. Mais la Constitution édifiée par celui qui pour parvenir s'était fait le champion du suffrage universel, qui en était l'élu, et qui avait fait de l'appel au peuple le palladium de son régime, n'avait pas pu ne pas recourir au suffrage pour l'élection des membres du Corps législatif. Or le suffrage universel est un géant que l'on n'enchaîne que quand par hasard il tombe en sommeil. Après les déceptions, les troubles de la seconde République, il dormit en effet et se laissa enchaîner. Mais son réveil se produisit assez vite et toute l'histoire du second Empire se trouve dans les efforts qu'il fit pour desserrer alors ses entraves jusqu'au jour où, le pouvoir qui l'avait enchaîné perdant de sa force, il put reconquérir sa liberté.

Titre VI. Le Conseil d'État. — Que la Constitution consacrât un titre au Conseil d'État comme elle l'avait fait pour le Sénat et le Corps législatif, c'était quelque chose de très significatif. Cela montrait qu'un corps formé par le Gouvernement, à sa dévotion, chargé de fonctions administratives était mis sur le même plan que ces Assemblées politiques, qu'il était un des organes de l'organisation constitutionnelle, c'était une nouvelle atteinte au principe démocratique et représentatif, selon lequel les corps politiques sont des émanations de la souveraineté nationale.

Le Conseil d'État revenait aux traditions consulaires. Ses 40 à 50 membres, art. 47, étaient nommés par le Président et révocables par lui, art. 48. On était loin du régime de 1848, c'était le régime de la complète dépendance vis-à-vis du Gouvernement. Cette dépendance s'affirmait par sa présidence par le Président de la République, qui nommait d'ailleurs un vice-président pour le remplacer en cas d'empêchement, art. 49.

Ce corps, dépendant du Gouvernement, exerçait, il est vrai, de très importantes fonctions. Il était naturellement chargé de « résoudre les difficultés qui s'élevaient en matière d'administration », mais de plus il devait rédiger les projets de loi et les règlements d'administration publique, art. 50, et de plus encore il « soutenait au nom du Gouvernement la discussion des projets de loi devant le Sénat et le Corps législatif », ses orateurs étant désignés pour cela par le Président, art. 51. Le souvenir du Consulat se marquait ici de manière éclatante. La seule différence était qu'à la place des tribuns les conseillers d'État rencontraient pour partenaires les membres du Corps législatif eux-mêmes.

Cette substitution des conseillers d'État aux Ministres pour la discussion des lois était de grande portée. Elle diminuait l'importance [p.485] politique des Ministres et vis-à-vis du chef de l'État et vis-à-vis des Assemblées. Elle atténuait les conflits entre celles-ci et le Gouvernement qui pouvaient à l'occasion des débats législatifs se produire.

Le rôle du Conseil d'État était donc considérable. Il était bien un corps politique, mais c'était un corps subordonné, l'auxiliaire soumis du Gouvernement.

Titre VII. Haute Cour de Justice. — La Constitution remettait à un sénatus-consulte le soin d'organiser la Haute Cour de justice. Elle se bornait à fixer ses attributions. Elle ne devait connaître que des crimes et des attentats ou complots contre le Président de la République et contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État, art. 54. Quiconque en était accusé pouvait lui être déféré. Elle ne pouvait d'ailleurs, et cela était très important, « être saisie qu'en vertu d'un décret du Président de la République ».

ESPRIT GÉNÉRAL DE LA CONSTITUTION

Ce qui se dégage d'une vue d'ensemble de la Constitution, c'est que, œuvre de la volonté en fait toute-puissante de l'auteur du coup d'État, maître de la France, qui par le plébiscite s'est donnée à lui, elle a tout naturellement consacré la dictature de son auteur. C'est un régime essentiellement autoritaire, impérialiste déjà et non républicain, qu'elle a fondé.

La proclamation qui la précède affirmait sa filiation vis-à-vis de ses devancières de 1800, 1802, 1804, et son objectif, l'établissement du pouvoir personnel d'un chef d'État seul responsable, à côté duquel les autres corps politiques ne joueraient qu'un rôle atténué de conseil et de contrôle.

Et les dispositions de la Constitution ne sont que la réalisation de ce plan.

A la tête de l'État elles placent un chef unique. — Elles le font responsable, mais seulement vis-à-vis du peuple et sans que celui-ci ait le moyen de mettre en jeu cette responsabilité. — Elles l'investissent du Gouvernement au sens le plus large du mot, en y comprenant la puissance législative. — Elles multipliaient ses prérogatives, — comme l'exclusive représentation du pays vis-à-vis de l'étranger sans la tempérer par la ratification par les représentants de la Nation des actes les plus graves de la vie internationale, — comme l'exclusif [p.486] droit d'initiative législative, — comme le droit absolu de sanction des lois, — comme le droit de suspendre les libertés publiques par la proclamation de l'état de siège, — comme le droit de présenter un candidat à sa succession au cas de son décès en cours de mandat. Le Président recevait ainsi des droits que les Souverains les plus favorisés pouvaient lui envier.

Ces droits le chef de l'État les exerçait librement. Ses Ministres n'étaient que des collaborateurs inférieurs, non responsables sauf vis-à-vis de lui, sans solidarité entre eux, et non ces collaborateurs du régime parlementaire, qui sont les vrais maîtres du Gouvernement, parce qu'ils en sont les responsables.

A côté de l'homme, qui était ainsi la tête de l'État, la Constitution ne plaçait que des corps, on ne peut dire des pouvoirs, subalternes.

Un Sénat nommé par lui, et confiné dans un rôle de contrôle.

Un Corps législatif, détaché du peuple, autant que possible, et dont le Président réglait la vie, pouvant même la briser, limité dans sa fonction essentielle, la confection des lois, à un rôle d'approbation, exerçant difficilement le droit d'amendement ; le Président demeurant armé vis-à-vis de lui du droit de sanctionner ou non les lois qu'il avait votées.

Un Conseil d'État, aux membres nommés et révocables par le Président, aux attributions étendues, mais lui-même subordonné.

Une Haute Cour que seul il pouvait mettre en mouvement.

On ne pouvait guère rêver régime au pouvoir plus concentré et plus indépendant, plus absolu que ce régime de pseudo-République.

Mais ce chef d'État si puissant tirait sa force uniquement d'un plébiscite, il avait proclamé comme principe de son Gouvernement l'appel au peuple. C'étaient les millions de voix qui s'étaient prononcées pour lui qui créaient sa légitimité.

Or en face de lui un autre corps politique avait lui aussi son origine et le principe de son autorité dans le suffrage universel, c'était le Corps législatif. Aussi malgré tous ses efforts pour exagérer les pouvoirs du chef de l'État, pour minimiser ceux du Corps législatif, il était manifeste que la Constitution de 1852 contenait un principe de contradiction et de conflit, qui devait amener en temps normal l'évolution et, en cas de catastrophe pour le chef de l'État, la mort du régime.

[p.487]

Décrets organiques, complémentaires de la Constitution. — Hâtivement rédigée la Constitution était à compléter, ce fut l'œuvre de trois décrets.

Le décret organique du 2 février 1852 « pour l'élection des députés au Corps législatif » est d'autant plus important que beaucoup de ses dispositions sont encore en valeur.

Son titre I « du Corps législatif » pose divers principes généraux essentiels.

Le nombre des députés est de un pour 35.000 électeurs avec un en plus s'il y a un excédent de 25.000 électeurs. — Le Gouvernement établit dans les départements autant de circonscriptions qu'il y a à élire de députés, et révise ce travail tous les cinq ans. — Le vote est universel, direct, secret, il a lieu au chef-lieu de la commune. — Le Président de la République convoque les électeurs par un décret rendu au moins vingt jours avant le vote. — La vérification des opérations électorales est confiée au Corps législatif. — Les conditions de l'élection sont : au premier tour la majorité absolue des suffrages exprimés et un nombre de voix égal au quart des électeurs inscrits ; au second tour la majorité relative avec le privilège de l'âge en cas d'égalité des voix. — La possibilité des candidatures multiples. — La nécessité pour le Président de convoquer les électeurs pour une élection partielle dans les six mois de la vacance d'un siège. — L'irresponsabilité et l'inviolabilité des représentants dans les conditions ordinaires.

Le décret consacrait son titre II aux électeurs et aux listes électorales. Les conditions de l'électorat étaient : la qualité de Français, l'âge de 21 ans, la jouissance des droits civils et politiques ; le cens était expressément supprimé.

Les listes électorales étaient permanentes pour une année, dressées par le maire, comprenant les habitants résidant dans la commune depuis six mois au moins et devant remplir à la clôture des listes la condition d'âge requise. Ces listes contenaient les noms des militaires en activité portés sur les listes lors de leur départ et qui votaient dans la commune, s'ils y étaient présents lors de l'élection; le vote des militaires dans les casernes, si défectueux, était supprimé. L'article 15 en dix-sept paragraphes et l'article 13 énuméraient les individus qui pour cause d'indignité ou d'incapacité ne devaient pas être portés sur les listes, donc les exclus du droit de vote.

En matière d'inscription, condition du vote, des recours étaient ouverts aux intéressés et à tous les électeurs, aux préfets mêmes et [p.488] aux sous-préfets. Adressés au maire, ils étaient jugés par une commission composée du maire et de deux conseillers municipaux avec appel au juge de paix et recours possible à la Cour de cassation.

Le décret fixait aussi les conditions d'éligibilité, et les causes soit d'inéligibilité, soit d'incompatibltê. L'élégibilité supposait seulement l'âge de 25 ans, sans condition de résidence. Étaient inéligibles absolument les personnes qui ne pouvaient pas être inscrites sur une liste électorale. Étaient inéligibiles dans une ou plusieurs circonscriptions seulement les individus qui par leurs fonctions y exerçaient une autorité pouvant porter atteinte à la liberté des électeurs : premiers présidents et procureurs généraux, présidents de tribunaux civils et procureurs de la République, préfets de police et préfets des départements ou maritimes, sous-préfets, archevêques, évêques, maires, généraux, officiers généraux commandant des divisions ou subdivisions militaires.

Étaient incompatibles avec le mandat législatif les fonctions publiques rétribuées. Le fonctionnaire élu était réputé démissionnaire de sa fonction et le député nommé fonctionnaire était réputé démissionnaire de son mandat de député.

Le décret contenait encore de nombreuses dispositions pénales destinées à réprimer les fraudes électorales sous toutes leurs formes. Étaient punies les propagations de fausses nouvelles, les troubles contre les opérations électorales, les attroupements, les démonstrations menaçantes, l'irruption dans les collèges électoraux, les violences envers les membres des bureaux de vote, l'enlèvement des urnes électorales, la violation du scrutin par les membres du bureau, etc., etc. Les articles 31 à 52 du décret par la multiplicité de leurs prévisions font entrevoir des mœurs électorales singulières qu'ils s'efforcent de corriger.

En résumé le décret du 2 février instaurait le suffrage universel dans des conditions très libérales. Le Président qui, après avoir présenté la loi du 31 mai 1850 s'en était déclaré l'adversaire et avait voulu être le restaurateur du suffrage universel, tenait parole.

Mais il ne faut pas oublier qu'il l'entravait dans sa préparation et qu'il en réduisait étrangement la portée. La suppression de la liberté de la presse, de la liberté de réunion, de la liberté d'association empêchait l'opinion publique de se former et de s'exprimer. Or un suffrage universel sans une opinion publique éclairée et forte est paralysé. D'autre part la seule Assemblée élue par le suffrage universel [p.489] était diminuée dans sa vie, dans son activité, dans ses fonctions ; or un suffrage universel qui ne donne naissance qu'à un corps débile est un suffrage universel découronné.

C'est là, il faudra sans cesse y revenir, la contradiction pernicieuse qui sera la tare du régime. Suffrage universel, appel au peuple, c'était le peuple vraiment souverain ; suppression des libertés publiques, anéantissement du Corps législatif, corruption du corps électoral par la pression administrative, c'était le peuple frustré de sa souveraineté.

Décret du 22 mars 1 8 5 2 sur les rapports des pouvoirs publics et l'exercice de leurs fonctions. — Ce fut comme une seconde Constitution que ce décret qui ne comptait pas moins de 88 articles et qui pour tous les corps de l'État posait des règles très minutieuses réglant leur activité et leur compétence. On ne peut qu'en faire ressortir l'esprit général. C'est un esprit de méfiance qui se traduit par une réglementation très étroite.

En ce qui concerne le Conseil d'État, c'était l'initiative qui recevait des règles précises. Les projets de lois, de sénatus-consultes, de règlements d'administration publique, préparés par les Ministres étaient soumis au chef de l'État, transmis par lui, s'il y avait lieu, au Conseil d'État, qui ne les discutait qu'après en avoir informé le ministre d'État, l'ordre du jour des séances lui étant communiqué. Les projets élaborés par le Conseil étaient transmis au Président avec l'indication des conseillers proposés pour suivre la discussion au Corps législatif. Un décret du Président pouvait ordonner la présentation du projet et nommait les conseillers chargés de le soutenir.

En ce qui concernait le Sénat de nombreuses dispositions réglaient la procédure de ses travaux concernant les projets de loi dont la constitutionnalité était contrôlée par lui, — les sénatus-consultes, — l'examen des actes dénoncés comme inconstitutionnels, — les « bases proposées de projets de loi d'un grand intérêt national », — les propositions de modifications à la Constitution, — l'examen des pétitions.

Il est impossible de présenter même résumées toutes ces procédures.

Quant à l'examen des lois votées dont la constitutionnalité était à contrôler, c'était le Ministre d'État qui les lui communiquait, le président du Sénat en donnait lecture, le Sénat par assis et levés décidait si le projet serait discuté dans les bureaux, et examiné par une [p.490] commission ou s'il serait d'emblée soumis au Sénat en assemblée générale. Le Sénat ne pouvait y apporter aucun amendement et votait ou « le Sénat s'oppose » ou « le Sénat ne s'oppose pas à la promulgation ». Ce vote était transmis au Ministre d'État. Et ainsi s'exerçait la plus importante des attributions du Sénat.

La procédure concernant l'élaboration des sénatus-consultes était très compliquée. Ils pouvaient être proposés soit par le Président de la République, soit par des sénateurs et dans ce dernier cas surtout les formalités et les précautions étaient très multipliées.

Ce décret ne se bornait pas à réglementer toutes ces procédures, il consacrait les droits du chef de l'État vis-à-vis du Sénat. Par proclamation il pouvait l'ajourner, le proroger, clôturer sa session, et toute affaire cessante il devait alors se séparer. Dans tous les débats le Gouvernement pouvait intervenir par des conseillers d'État désignés à cet effet. Ainsi par un simple décret le Président s'attribuait vis-à-vis d'un corps politique comme le Sénat des droits que la Constitution n'avait pas elle-même consacrés. Ainsi s'affirme l'arbitraire et la toute-puissance de sa volonté.

Le décret réglementait aussi minutieusement le fonctionnement du Corps législatif. C'était en effet un véritable règlement qu'il constituait pour lui comme pour le Sénat. Il est impossible de le suivre dans ses dispositions minutieuses. En principe les règlements des Assemblées politiques sont restés hors du cadre de ces études parce que si leurs dispositions sont importantes pour le fonctionnement de ces corps, elles n'ont pas une portée politique réelle, profonde, caractéristique du régime, et elles n'ont pas sur sa marche, sur son fonctionnement une influence considérable. Ce qui est caractéristique, c'est que le Président de la République s'est emparé cette fois du pouvoir réglementaire des Assemblées, qui, dans les régimes tant soit peu libéraux, constitue un de leurs attributs naturels.

On notera seulement que le décret du 22 mars réglait la question de la protection des Assemblées et du droit de réquisition des forces militaires pour leur défense. Son dernier article disait en effet : « La garde militaire du Sénat et du Corps législatif est sous les ordres du ministre de la Guerre, qui s'entend à ce sujet avec le président du Sénat et le président du Corps législatif. — Pendant la session une garde d'honneur rend les honneurs aux présidents des deux corps lorsqu'ils se rendent aux séances. » Les Assemblées ne disposaient donc pas même des troupes qui formaient leur garde.

[p.491]

Sénatus-consulte du 12 juillet 1852. La Haute cour de justice. — La Constitution annonçait dans son article 55 qu'un sénatus-consulte déterminerait l'organisation de la Haute Cour. Il ne fut promulgué que le 12 juillet. Ce qui domine dans son organisation, c'est le rôle prépondérant du Président dans son organisation et dans son fonctionnement.

La Cour est composée de deux chambres et d'un haut jury.

Les deux chambres sont la chambre des mises en accusation et la chambre de jugement. Chaque chambre compte cinq membres et deux suppléants. Leurs membres sont pris parmi les conseillers à la Cour de cassation. Ils sont nommés chaque année par le chef de l'État lui-même, qui peut choisir des hommes dévoués au Gouvernement et qui peut éliminer ceux qui dans telle ou telle affaire auraient fait preuve d'une certaine indépendance. C'est aussi le Président de la République qui, pour chaque affaire, désigne parmi les membres de la Chambre le conseiller qui la présidera et exercera par la direction des débats l'influence prépondérante. Et c'est aussi le Président qui, de même pour chaque affaire nomme le procureur général près la Haute Cour et les autres magistrats du ministère public. Ces nominations en vue de chaque affaire tendaient manifestement à donner au chef de l'État une influence et des garanties toutes particulières, qui n'avaient rien de commun avec le souci de l'impartialité, qui doit tout dominer dans le domaine de la justice.

En ce qui concerne les jurés l'indépendance était plus assurée. Ils étaient au nombre de trente-six titulaires et de quatre suppléants pris parmi les membres des Conseils généraux par tirage au sort dans chaque département. Et c'était parmi eux, réunis à Paris au nombre d'au moins soixante au jour fixé pour le jugement que les noms des titulaires et suppléants étaient tirés au sort. Là du moins l'arbitraire du Président ne s'exerçait pas.

Il ne faut pas oublier que le Président seul pouvait saisir la Haute cour d'une affaire. Mais comment était-il informé des crimes, attentats ou complots à lui déférer ? Quand un parquet recueillait les indices de crimes prévus par l'article 54 de la Constitution il devait transmettre toutes les pièces et documents au ministre de la Justice. L'instruction se poursuivait d'ailleurs, la chambre des mises en accusation saisie de l'affaire devait surseoir à statuer et les pièces complètes étaient envoyées au ministère de la Justice. Le Président se trouvait ainsi informé et dans les quinze jours il devait saisir la Haute cour, sinon les pièces étaient retournées au procureur général [p.492] et la Cour d'appel statuait « conformément au code d'instruction criminelle », disait l'article 10 du sénatus-consulte.

En définitive, malgré son caractère judiciaire, la Haute cour apparaissait comme un véritable instrument de règne.

Le personnalisme, l'autoritarisme caractérisaient en somme toute la Constitution et ses annexes. C'était déjà, on ne peut que le redire, une Constitution bien plus impériale que républicaine.

[p.493]

CHAPITRE II

MISE EN MARCHE DU NOUVEAU RÉGIME

RÉTABLISSEMENT DE L'EMPIRE

I

LA FORMATION DES CORPS POLITIQUES

La mise en marche du nouveau régime exigeait tout d'abord l'organisation des divers corps politiques prévus par la Constitution.

Le Ministère, après le remaniement nécessité par les démissions provoquées par la loi de confiscation des biens de la famille d'Orléans, était sur pied le 22 janvier 1852. Il était composé de de Casabianca au Ministère d'Etat, Abattuci à la Justice, de Persigny à l'Intérieur, à l'Agriculture et au Commerce, Turgot aux Affaires étrangères, Bineau aux Finances, de Saint-Arnaud à la Guerre, Th. Ducos à la Marine, Fortoul à l'Instruction publique, Lefebvre-Duruflé aux Travaux publics, et de Maupas à la Police générale.

Le Sénat. — Comme le Sénat était à la nomination du Président, c'était le premier corps à constituer. Il comptait avec les cardinaux, les maréchaux et amiraux douze membres de droit. Pour arriver à quatre-vingts membres, maximum pour sa première année, le Président n'aurait dû en nommer que soixante-huit, il en nomma en réalité soixante-douze. Les généraux y furent nombreux, le Président avait parmi eux nommé : Achard de Bar, Baraguey d'Hilliers, de Castellane, d'Hautpoul, Husson, de Saint-Arnaud, Magnan, Ordener, de La Padoue, de La Woestyne, Begnaud de Saint-Jean-d'Angély, de Schramm, etc. Le nouveau règne entendait s'appuyer sur l'armée et suivre les traditions impériales. — Furent nommés aussi d'anciens [p.494] Ministres : d'Argout, de Crouzeilhes, Drouyn de Lhuys, Dumas, A. Fould, Gauthier, Lacroix, de La Hitte etc. — Puis de nombreux membres de la Législative du parti de l'Elysée : de Beaumont, le comte Curial, Dupin, de Saint-Germain, de Ladoucette, de La Grange, de Lariboisière, Mimorel, le prince de La Moskowa, Lucien Murat, le duc de Padoue, de Ségur, d'Aguesseau, le comte Siméon, — puis encore d'anciens pairs de France : le prince de Beauveau, le comte de Breteuil, de Cambacérès aîné, le comte Lemercier, le duc de Plaisance, serviteurs de la Monarchie, prêts à servir l'Empire, — puis encore des hommes que désignaient leurs fonctions, leurs positions: Elie de Beaumont, membre de l'Institut; Lebeuf, régent de la Banque; Leverrier, de l'Institut ; Mesnard, président à la Cour de cassation ; Poinsot, de l'Institut ; Portalis, président à la Cour de cassation ; Thibaudeau, ancien conseiller d'Etat de l'Empire, un revenant ; Troplong, premier président de la Cour d'appel de Paris ; d'autres enfin avaient été choisis à raison de leur notoriété personnelle.

Manifestement le Président avait voulu opérer un ralliement d'hommes représentatifs pris dans des milieux divers plutôt que grouper des hommes politiques proprement dits à raison de leurs opinions. Le Président avait d'ailleurs éprouvé certains mécomptes, des refus de de Montalembert, de de Mérode, de d'Albuféra que la confiscation des biens des d'Orléans avait éloignés de lui.

Le Conseil d'État se vit par décrets des 25 et 26 janvier 1852 pourvu de son personnel. Baroche, ancien Ministre en fut le vice-président, Rouher était président de la section de législation, justice et affaires étrangères ; Maillard, ancien conseiller d'État, présidait la section du contentieux ; Delangle, ancien procureur général, celle de l'Intérieur, de l'Instruction publique, des Cultes ; Magne, ancien Ministre, celle du Commerce et de l'Agriculture ; Leblanc, vice-amiral, celle de la Guerre et de la Marine. Furent nommés ensuite les conseillers, les maîtres des requêtes, les auditeurs, les conseillers en service ordinaire hors sections, ceux-ci hauts fonctionnaires des divers Ministères. Ce fut une vaste promotion d'hommes dont certains ont laissé un nom, dont d'autres tenaient leurs fonctions en raison du nom qu'ils portaient, dont certains n'étaient là que par népotisme. Les anciens membres du Conseil se trouvaient là en faible minorité.

Cette double distribution des plus hautes fonctions de l'État s'inspirait dans une certaine mesure du souci de s'assurer des compétences, plus encore de celui de se gagner des partisans.

[p.495]

Le Corps législatif. — La formation du Corps législatif présentait beaucoup plus de difficulté. Sans doute le Gouvernement aurait pu laisser le suffrage universel, ce maître devant lequel il s'inclinait, faire ses choix. Mais on voulait que le Gouvernement fût fort. Or une Chambre élue librement, quoique réduite dans ses attributions naturelles comme l'initiative des lois, quoique privée du contrôle sur le Gouvernement, pouvait, si elle lui était opposée, lui créer les plus grosses difficultés, par le rejet de ses projets de lois et de ses demandes de crédits le paralyser.

Le Gouvernement était donc condamné par l'esprit même du régime à se rendre maître de la composition du Corps législatif, à « faire » les élections.

Pour cela il disposait et usa du découpage des circonscriptions, de la « géographie électorale ». Ces circonscriptions n'étaient ni l'arrondissement, ni le département, elles étaient taillées arbitrairement tous les cinq ans par le Gouvernement. Il pouvait organiser chaque circonscription de manière à noyer les centres d'opposition dans la masse des régions favorables. Il ne s'en fit pas faute. Le 3 février, les élections étant fixées au 29, il publia le tableau des circonscriptions dressé par le ministre de l'Intérieur. Les combinaisons électorales s'y révélaient. Par exemple l'arrondissement de Saintes était réparti en trois circonscriptions avec dans l'une une partie de Rochefort et de Marennes, dans une autre, Jonzac et dans la troisième Saint-Jean d'Angély ; combinaison extraordinaire, dont le souci électoral donnait seul la clé. De même dans la Drôme, Die était réparti entre trois circonscriptions également, alors que les arrondissements de Valence et de Montélimart étaient aussi découpés. C'était du maquignonnage électoral.

La candidature officielle et la pression administrative, sa compagne nécessaire, furent le second moyen employé pour « faire les élections ».

La candidature et l'action de l'administration dans les élections furent présentées comme une thèse, comme le droit du Gouvernement, en trois circulaires ministérielles des 8 et 20 janvier par de Morny, du 11 février par de Persigny, son successeur.

Le 8 janvier, de Morny demandait aux préfets de lui désigner les hommes qui pourraient être candidats aux élections et sur qui devrait porter le patronage du Gouvernement. C'était annoncer la candidature officielle. D'ailleurs elle devait porter sur des « hommes entourés de l'estime publique, plus soucieux des intérêts du pays que des [p.496] luttes de partis, sympathiques aux souffrances des classes laborieuses, s'étant acquis par un bienfaisant usage de leurs fortunes une influence et une considération méritées ». Il n'ajoutait pas qu'il fallait être sûr de leur dévouement au Gouvernement.

Plus caractéristique et presque doctrinale fut la circulaire du 20 janvier[9]. Les élections seront « une opération grave, qui sera ou un corollaire ou une contradiction du 20 décembre, selon l'emploi que vous saurez faire de votre légitime influence ». — Les élections étaient rattachées au plébiscite et devaient le confirmer.

Le Ministre reconnaissait que les élections présentaient plus de difficultés que le plébiscite, le suffrage universel étant « facile à conquérir à un nom glorieux, unique dans l'histoire, représentant aux yeux des populations l'autorité et la puissance, mais très difficile à fixer sur des individualités secondaires », « aussi n'est-ce pas par les anciens errements que vous y parviendrez ».

Que faire alors ? D'abord choisir des candidats indépendants par leur fortune, populaires par l'usage qu'ils en font, qui « seconderont le Gouvernement dans son œuvre de pacification et de réédification ».

Ne pas recourir aux comités électoraux, la recommandation gouvernementale devant y suppléer sans entraîner de luttes électorales. En effet « l'opinion politique d'un département dépend bien plus qu'on ne croit de l'esprit et de la conduite de son administration ». C'est donc en faisant de la bonne administration que l'on gagnera du crédit auprès des populations et qu'on les amènera à voter pour les candidats du Gouvernement. « Alors, disait le Ministre, soyez sûrs qu'au lieu de voir dans le Gouvernement et dans l'administration locale des ennemis le peuple n'y verra qu'un appui et qu'un secours. Et quand vous viendrez ensuite, au nom de ce Gouvernement loyal et paternel, recommander un candidat au choix des électeurs, ils écouteront votre voix et suivront votre conseil. » Façon vraiment idyllique de présenter la candidature officielle. Le malheur est qu'il est bien plus facile de gagner des voix par des promesses, des faveurs administratives, des pressions, des intimidations que par une administration bienfaisante et juste et que les représentants du Gouvernement, quand ils doivent soutenir des candidats gouvernementaux, sont amenés fatalement à se servir de ces moyens plus efficaces quoique inavouables.

La circulaire de Persigny était encore plus catégorique et plus [p.497] pressante[10]. Lui aussi partait du plébiscite que les élections devaient confirmer. « Par un seul vote, clair, simple, compris de tous le peuple a donc créé lui-même tous les pouvoirs publics et il ne lui reste plus pour terminer son œuvre, qu'à nommer les députés. » C'est là une tâche bien inférieure à la précédente, mais pourtant encore importante. « Ce second vote du peuple, quoique infiniment moins solennel que le premier, a cependant son importance. » « Il faut rendre le Gouvernement puissant pour faire le bien. Or le bien ne peut se faire aujourd'hui qu'à une condition : c'est que le Sénat, le Conseil d'État, le Corps législatif, l'Administration soient avec le chef de l'État en parfaite harmonie d'idées, de sentiments, d'intérêts ; car c'est l'unité de vue dans les pouvoirs publics qui seule constitue la force et la grandeur des Nations. »

Le peuple français a donc un grand rôle à jouer, mais il doit être guidé. « Quel ne serait pas son embarras sans l'intervention du Gouvernement ! Comment huit millions d'électeurs pourraient-ils s'entendre pour distinguer entre tant de candidats recommandables à tant de titres divers, et sur tant de points à la fois 261 députés animés du même esprit, dévoués aux mêmes intérêts et disposés également à compléter la victoire populaire du 20 décembre ? »

Les préfets devaient donc « par l'intermédiaire des divers agents de l'administration, par toutes les voies qu'ils jugeraient convenables, selon l'esprit des localités, et, au besoin, par des proclamations affichées dans les communes, faire connaître aux électeurs celui des candidats que le Gouvernement de Louis-Napoléon juge le plus propre à l'aider dans son œuvre réparatrice. » Pour cela on devait accueillir, quels que fussent leurs antécédents politiques, comme candidats ceux qui accepteraient « avec franchise et sincérité le nouvel ordre de choses » et « prémunir les populations contre ceux dont les tendances connues, quels que soient d'ailleurs leurs titres, ne seraient pas dans l'esprit des institutions nouvelles ».

Le plébiscite exprime la volonté du peuple, les élections doivent la confirmer, le peuple ne peut seul distinguer les partisans de son élu du 20 décembre, il faut éclairer, guider le suffrage universel aveugle et impuissant par lui-même « tous les agents de l'administration », par « toutes les voies qu'ils jugeront convenables », doivent soutenir les candidatures de ceux qui sont prêts à l'aider dans son [p.498] œuvre, et combattre celles de ses adversaires quels que soient d'ailleurs leurs titres. Telle était la thèse.

La candidature officielle si pleine de danger et d'abus était la résultante naturelle du paradoxe constitutionnel qui voulait un Gouvernement fort, indépendant, respecté, armé de droits extraordinaires et qui plaçait en face de lui une Assemblée issue du suffrage universel libre et souverain. Pour éviter le conflit fatal il fallait que l'homme issu lui-même du suffrage universel le domestiquât, c'était dans la logique des choses.

Les élections législatives. — Les élections de 1852 devaient présenter un gros intérêt. Sans doute ce n'était pas la première fois que le suffrage universel fonctionnait, c'était même la troisième fois depuis février 1848, mais c'était la première fois qu'il fonctionnerait sous un Gouvernement autoritaire pratiquant la candidature officielle et la première fois après les déceptions de la deuxième République, le coup d'État et le plébiscite.

La candidature officielle se heurta à une difficulté imprévue. Le Gouvernement eut de la peine à trouver ses candidats. — Il avait selon ses propres paroles placé au Sénat « les hommes les plus illustres », au Conseil d'État « les hommes les plus distingués », il avait ainsi déprécié le titre de député, et rendu moins tentante une candidature. Il fallait accepter avec le patronage du Gouvernement une servitude. Il fallait se solidariser avec un Gouvernement dont l'avenir malgré le plébiscite était incertain. Il fallait s'adresser au corps électoral dont les dispositions étaient malgré tout inconnues. Le ministre de l'Intérieur fut amené à solliciter des candidatures et plus d'une fois de membres de l'Assemblée qu'il avait dissoute.

La candidature officielle s'affirma d'ailleurs sans scrupule. Le Moniteur, journal officiel d'alors, dans ses numéros des 22 et 25 février contint la liste des candidats « recommandés par MM. les préfets au suffrage des électeurs ». Les noms de ces candidats étaient donnés par les journaux sans indication ni de leurs opinions, ni de leurs qualités ou professions. Le titre de candidat recommandé devait suffire.

Les candidatures libres n'étaient pas tentantes. Elles se heurtaient même à des difficultés pratiques. On trouvait difficilement un imprimeur pour faire imprimer même ses bulletins, les imprimeurs à licence révocable craignant la colère du Gouvernement. Pour la distribution des bulletins et des circulaires les colporteurs, eux aussi soumis à une autorisation préfectorale révocable, manquaient [p.499] souvent. Beaucoup de départements étaient en état de siège, sans liberté. Les journaux ne se risquaient guère à publier des articles de propagande. Les réunions électorales n'étaient pas libres. Tous les moyens d'action électorale manquaient donc. Les chefs du parti républicain étaient décimés. Les légitimistes eux hésitaient à combattre un Gouvernement qui malgré tout assurait l'ordre, ou se préparaient à des ralliements, dont les listes des sénateurs fournissaient déjà des exemples.

Aussi dans bien des circonscriptions il n'y eut qu'un candidat, l'officiel. Quand il y en avait plusieurs, la lutte était tout à fait bénigne, les moyens et l'audace manquaient pour agiter l'opinion et combattre avec vigueur le candidat gouvernemental. Au premier tour de scrutin, il n'y eut par suite que huit ballottages, résultat extraordinaire. Le Moniteur du 9 mars, qui donne les noms des élus, ne donne pas ceux de leurs concurrents, pas plus qu'il n'indique le nombre des électeurs inscrits, celui des votants, ou les nombres de voix obtenues. Tout se passait dans l'ombre et le silence.

Le triomphe du Gouvernement fut éclatant, sur 261 élus il en compta à son actif 253. L'opposition comptait donc huit élus, trois républicains : Cavaignac, Carnot et Hénon ; trois légitimistes de l'Ouest : de Kerdrel, Bouhier de l'Escluse et Durfort de Civrac, le marquis de Calvière, légitimiste du Gard et Pierre Legrand, républicain si modéré qu'on ne lui avait pas opposé de candidat gouvernemental. Parmi les « officiels » des hommes comme de Montalembert, de Flavigny, Chasseloup-Laubat étaient surtout des indépendants.

Les élections étaient à peu près la réédition du plébiscite encore si récent. Il y avait pourtant un nombre bien plus considérable de voix d'opposition et dans la nouvelle Chambre se trouva un embryon d'opposition, noyau d'une opposition qui devait grandir dans l'avenir.

II

PREMIER FONCTIONNEMENT DES POUVOIRS DE L'ÉTAT

Les nouveaux corps de l'État étaient constitués, il appartenait au Président de les mettre en mouvement. Ce ne fut pourtant que le 29 mars 1852 qu'il tint la séance d'ouverture de la session du Sénat et du Corps législatif.

[p.500]

Séance d'ouverture de la session de 1852. Discours de Louis-Napoléon. — Elle rompit avec les traditions républicaines et même du Gouvernement de Juillet pour reprendre celles de l'Empire. Ce fut aux Tuileries, la future résidence du Président et non au Palais Bourbon qu'elle eut lieu. Trône, présence de la Maison militaire et du Conseil d'État, éclat de l'assistance conviée dans les tribunes, salve de 101 coups de canon annonçant la cérémonie, entrée du Président entouré de sa suite nombreuse et chamarrée, les sénateurs et les députés, à droite et à gauche, étant déjà à leur place et se levant pour l'accueillir, tout ce décor, toute cette pompe rappelaient les cérémonies du premier Empire et non celles de 1791 ou même du règne de Louis-Philippe.

Le discours du Président fut une sorte de programme du Gouvernement[11].

« La dictature que le peuple m'a confiée cesse aujourd'hui », déclarait-il, en exprimant sa satisfaction de voir fonctionner les nouvelles institutions.

Rappelant les oppositions qu'il avait rencontrées, il déclarait qu'il aurait abandonné le pouvoir, s'il n'avait vu que l'anarchie pour lui succéder.

Évoquant le coup d'État, il déclarait que grâce au concours de quelques hommes courageux et à l'armée, « tous les périls avaient été conjurés en quelques heures ».

Il se déclarait heureux du rétablissement du suffrage universel. « Depuis trop longtemps la société ressemblait à une pyramide qu'on avait retournée et voulu faire reposer sur son sommet ; je l'ai replacée sur sa base. Le suffrage universel fut immédiatement rétabli, l'autorité reconquit son ascendant. » Maintenant toutes les autorités étaient debout. Toutes devaient recevoir des limites, « l'histoire prouvait que c'était quand on les avait méconnues que les catastrophes s'étaient produites ».

Quelle devait donc être la première garantie d'un peuple au lendemain d'une révolution ? « Elle ne consiste pas dans l'usage immodéré de la tribune et de la presse, elle est dans le droit de choisir le Gouvernement qui lui convient. » C'est ce que la France a fait « en toute liberté ». « Ainsi le chef d'État que vous avez devant vous est bien l'expression de la volonté populaire et devant moi, que vois-je ? Deux Chambres l'une élue en vertu de la loi la plus libérale qui existe, [p.501] l'autre nommée par moi, il est vrai, mais indépendante aussi parce qu'elle est inamovible. »

Suivait l'exposé des progrès réalisés : « la confiance rétablie », « le travail repris », « la fortune publique accrue », de nombreuses entreprises utiles encouragées, des misères secourues. « Si la paix est garantie au dedans, elle l'est également au dehors. Tant que l'honneur de la France ne sera pas engagé le devoir du Gouvernement sera d'éviter avec soin toute cause de perturbation de l'Europe. »

Puis le Président abordait la question du rétablissement de l'Empire. Les occasions ne lui avaient, disait-il, pas manqué, lors de son élection, puis au 13 juin 1849, enfin au 2 décembre. « Résolu, aujourd'hui comme avant, de faire tout pour la France, rien pour moi, je n'accepterai de modification à l'état présent des choses que si j'y étais contraint par une nécessité évidente. » « Si les partis se résignent, rien ne sera changé. Si par leurs sourdes menées ils cherchent à saper les bases de mon Gouvernement, si dans leur aveuglement ils niaient la légitimité du résultat des élections populaires, si, enfin, ils venaient sans cesse, par leurs attaques mettre en question l'avenir du pays, alors, mais alors seulement il pourrait être raisonnable de demander au peuple, au nom du repos de la France, un nouveau titre, qui fixe irrévocablement sur ma tête le pouvoir dont il m'a revêtu. » « Conservons la République, elle ne menace personne, elle peut rassurer tout le monde. Sous sa bannière, je veux inaugurer de nouveau une ère d'oubli et de conciliation. »

Ce discours était un plaidoyer, le passé avec le coup d'État était expliqué, le présent avec sa dictature était voilé, l'avenir avec le rétablissement de l'Empire, avec quelques réticences, était presque annoncé.

D'unanimes acclamations, au dire du Moniteur, l'accueillirent ; tous les auditeurs n'étaient-ils pas les créatures de l'orateur[12] ?

Le serment. — La séance comportait la prestation du serment prescrit par l'article 14 de la Constitution. Le Ministre d'État en lut la formule et chacun des sénateurs et des députés prononça les mots: « Je le jure », la main levée. Les trois députés républicains ne répondirent pas à l'appel de leur nom. Ils avaient écrit au président du Corps législatif cette lettre collective : « Les électeurs de Paris et de Lyon sont venus nous chercher dans notre retraite ou dans notre exil; nous les remercions d'avoir pensé que nos noms protestaient d'eux-mêmes [p.502] contre la destruction des libertés publiques et les rigueurs de l'arbitraire, mais ils n'ont pas voulu nous envoyer siéger dans un Corps législatif, dont les pouvoirs ne vont pas jusqu'à réparer les violations du droit ; nous repoussons la théorie immorale des réticences et des arrière-pensées. » L'incident ne fut pas rapporté au Moniteur. Ils furent déclarés démissionnaires.

Première session législative. — La session s'ouvrit le 30 mars. Le Corps législatif avait reçu du chef d'État pour président, Billault. De Morny eût semblé indiqué. Sa démission comme Ministre avait indisposé le Président contre lui, puis ses opérations de spéculation et ses irrégularités inquiétaient. Le passé de Billault, qui sous Louis-Philippe avait appartenu au tiers parti et qui sous la seconde République avait professé des idées avancées, rendait son choix surprenant. L'Assemblée en conçut quelque dépit.

Le Corps législatif se trouva en face du néant et eut le sentiment de sa condition humiliante. Le Président s'était hâté, avant de le réunir, de faire une quantité de réformes par décrets, librement. Il ne lui soumit qu'un projet de refonte des monnaies de cuivre ! Et, comme il ne pouvait prendre une initiative quelconque, il se trouva réuni pour ne rien faire. En même temps il était sans contact avec les Ministres, qui le prenaient de haut avec ses membres dans les démarches qu'ils faisaient auprès d'eux. Le Corps législatif était donc inerte, sans rapport avec les autres corps politiques. Dans son sein ne pouvaient même pas se former de groupements. Il ne restait comme républicain que Pierre Legrand, dernier représentant d'une espèce disparue. Autour des quatre légitimistes quelques royalistes, comme d'Uzès, de Mortemart se groupèrent. Des hommes d'affaires, financiers, économistes, industriels : Gouin, Louvet, Lequien, de Chasseloup-Laubat, de Talhouet, Ancel, Lemercier s'unirent, désireux de reprendre les traditions au moins du régime représentatif. De Montalembert, qui avait cru de l'intérêt de la religion, qui était son but politique, de se rallier au nouveau régime, qui avait brisé pour cela des amitiés précieuses, s'irritait dans l'inaction de la représentation du pays. Il y avait donc malgré la décadence et malgré l'asservissement des élus de la candidature officielle, au sein du Corps législatif, des principes de mécontentement et d'opposition.

Le budget de 1853[13]. — Le budget fut la première affaire sérieuse soumise au Corps législatif. La commission était composée [p.503] d'hommes compétents. Elle étudia sérieusement le projet du Gouvernement et proposa de nombreux amendements. Soumis au Conseil d'État, ils turent presque tous écartés par lui. La commission en fut grandement irritée. Fallait-il accepter l'hécatombe de ses propositions, ou rejeter le budget en bloc et arrêter les services de l'État ? Le rapporteur, Chasseloup-Laubat, mit en relief cette situation inacceptable et émit le vœu d'une réforme de la Constitution, en même temps il formulait les critiques qui justifiaient les amendements proposés et rejetés. De Kerdel accentua ces griefs.

Mais c'est Montalembert qui dénonça la misérable situation faite au Corps législatif et réveilla ce corps endormi. « Notre règlement nous a été imposé, nous n'avons été admis ni à le discuter, ni à le voter ; nous avons été privés du droit d'élire, non seulement le président et les secrétaires de la Chambre, mais les présidents et les secrétaires des bureaux. On a interdit à la presse non seulement les comptes rendus partiaux et passionnés, mais les plus simples réflexions, les simples mentions de ce qui se passe au Corps législatif ; vraiment on dirait que la réunion de 250 honnêtes gens comme nous a quelque chose de factieux. » « J e sais très bien, disait encore Montalembert, quel est le sort modeste qui nous est réservé par la Constitution ! Nous ne sommes pas des « illustrations ». elles sont et elles seront toutes au Sénat... Nous ne sommes pas des « capacités hors ligne », elles sont toutes au Conseil d'État... Que sommes-nous donc ? Mon Dieu, nous sommes une poignée d'honnêtes gens qu'on a fait venir de leurs provinces pour prêter leur concours au Gouvernement en le contrôlant. Je rêvais donc pour le Corps législatif une existence modeste et utile comme celle d'un grand conseil général de département sans prétentions oratoires, sans prétentions politiques, qui ne s'occupât pas le moins du monde de faire ou de défaire des Ministres... Sommes-nous cela ? Non. Nous sommes une espèce de conseil général, à la merci du conseil de préfecture que voilà[14] », et il désignait les conseillers d'État présents à la séance[15]. C'étaient les premières paroles vivantes prononcées dans cette Assemblée déchue de ses droits naturels, la première protestation éloquente contre un régime d'oppression et de mort.

Montalembert se défendait de vouloir attaquer le Gouvernement fort comme tous les Gouvernements naissants, mais il se croyait [p.504] obligé de lui signaler les défauts qui causeraient avec le temps sa faiblesse. « Je le défendais, ajoutait-il, contre l'ingratitude et l'injustice des partis, je voudrais le défendre aujourd'hui contre les dangers de la toute-puissance, contre les enivrements de la victoire, contre les éblouissements de la dictature, contre ses propres entraînements, contre ceux de ses conseillers imprudents, ou de ses adulateurs s'il en a. » Et il faisait appel à l'esprit d'indépendance des membres de l'Assemblée. L'émoi fut grand dans l'Assemblée en entendant ces protestations, d'autant plus grand que le Président était venu assister dans une loge à la séance et qu'il avait entendu ce discours. Dans la séance même un message du ministre d'État fut déposé sur le bureau de la Chambre protestant contre l'attitude de la commission et de l'Assemblée, qui discutaient au sujet d'amendements non approuvés par le Conseil d'État, malgré « les dispositions formelles de l'article 40 de la Constitution et de l'article 51 du décret du 22 mars dernier ». « Le Prince-Président de la République, disait-il, est convaincu que le Corps législatif, qui a déjà tant donné de preuves de son dévouement au pays, ne s'engagera pas dans une voie qui conduirait à la violation de notre pacte fondamental. »

Cette semonce n'empêcha pas les discussions de porter sur des points tels que les fonds secrets, les dépenses du Louvre, l'institution du ministère de Police, des avancements injustifiés de fonctionnaires, alors que les amendements proposés sur ces sujets avaient été rejetés. On vota même par 75 voix contre 59 l'autorisation demandée par Montalembert d'imprimer son discours, c'était un blâme pour le Gouvernement et la critique du régime.

La machine constitutionnelle au premier travail sérieux qui lui était demandé faisait donc entendre d'inquiétants grincements. Le corps législatif, élu du peuple protestait centre le rôle subalterne, servile même, auquel il était condamné. Mais pour que la lutte reprît et que la vérité des institutions l'emportât sur les machinations qui l'étouffaient, de longs délais et l'usure du régime étaient nécessaires.

Clôture de la session législative, son bilan, la vie du Corps législatif. — La session ouverte le 29 mars fut close le 28 juin. La vie parlementaire suspendue depuis le 2 décembre se réduisit donc à trois mois d'activité.

Le bilan du travail législatif accompli fut des plus faibles. Quand on parcourt les recueils des lois de 1852, après les innombrables décrets de la période dictatoriale, on en voit encore un bon nombre [p.505] promulgués après le 29 mars, mais la première loi n'apparaît qu'à la date du 6 mai ; c'est celle dont l'Assemblée avait à son début été saisie, celle sur la monnaie de cuivre. Le 25 mai vient une loi sur des impôts extraordinaires. Le 11 juin on trouve une loi sur l'armée et une autre sur de nouveaux impôts extraordinaires ; le 29 se présentent le budget et des lois sur les travaux publics, et encore sur des impôts extraordinaires. Puis dans les premiers jours de juillet sont promulguées les lois votées en fin de session par l'Assemblée. Il y en a quelques-unes, mais elles se rapportent en principe à des objets particuliers, il y en a pourtant sur la réhabilitation des condamnés, les conseils généraux, les maires, la liberté individuelle, qui ont une certaine portée. Le bilan au total est des plus maigres.

Le contraste était saisissant avec le tableau que Billault avait tracé de la mission du Corps législatif à sa première séance. « Nous n'aurons plus, il est vrai, disait-il, autour de l'urne législative, toutes ces évolutions des partis, tenant sans cesse le Ministère en échec, le forçant à s'absorber en un soin unique, celui de sa défense, et n'aboutissant le plus souvent qu'à énerver le pouvoir. Tout le temps que, Ministres ou députés, nous donnions à cette stratégie parlementaire, c'est aux affaires maintenant qu'il faudra le consacrer : les affaires sérieuses, pratiques, voilà notre lot dans la Constitution ; ce qu'elle nous donne, c'est le vote de l'impôt, la discussion du budget, celle de toutes les lois. Ce n'est pas seulement le droit de délibérer librement, publiquement, d'adopter ou de rejeter, c'est aussi celui d'amender, non plus sans doute avec cette facilité d'improvisation contre laquelle les Assemblées antérieures cherchaient vainement à se défendre, mais avec cette maturité qui n'est funeste qu'aux utopies[16]. »

Combien la pratique avait démenti ces belles perspectives !

Le rendement du Corps législatif avait été des plus médiocres, son activité naturellement avait été des plus réduites. Ses séances étaient loin, pendant ses trois uniques mois de session, d'être quotidiennes. Elles le furent au début, lors de la vérification des pouvoirs, elles le furent à la fin, quand six jours seulement lui furent donnés pour discuter le budget, mais entre ces deux périodes que de jours vides ou avec seulement des réunions de bureaux ou de commissions. Et quand se tiennent des séances de la Chambre entière leur durée est souvent très courte. Celles qui ne durent qu'une heure, une heure [p.506] et demie, deux heures ne sont pas rares. La fameuse loi sur la monnaie de cuivre est discutée et votée en deux heures et demie. Tout ceci révèle une vie parlementaire au ralenti.

Comment le Corps législatif aurait-il été plus actif, alors qu'il ne pouvait pas prendre d'initiative, que de parti-pris le Gouvernement le sevrait de travail, et qu'il ne pouvait pratiquement pas amender les projets qui lui étaient soumis ?

Le retentissement de ses travaux était lui aussi réduit au minimum.

Les procès-verbaux officiels dressés par les soins du président de l'Assemblée sont souvent de quelques lignes, quelquefois ils occupent un quart de colonne, une demi-colonne du Moniteur. Voilà tout ce que la France saura de ce qu'auront fait et dit ses représentants. Il est vrai qu'ils prennent plus d'ampleur quand il y a eu de sérieuses discussions, ainsi dans les célèbres séances consacrées au budget, les discours sont très résumés, mais il en est donné une sérieuse et sincère analyse. Ce ne sont pourtant que des résumés secs et sans chaleur. Ainsi ce n'est pas seulement la vie parlementaire qu'on a voulu étouffer, c'est la vie politique dans le pays. Il faut endormir l'opinion. Le pays pendant quelques semaines savait qu'il avait des représentants réunis à Paris, de quoi ils s'occupaient sans entendre leurs voix, sans sentir le souffle de leur pensée, puis tout retombait dans un silence à peine quelque temps interrompu. La vie publique était morte et la France après quatre années d'agitation politique fébrile était entrée en léthargie.

Quand le 28 juin, dans son message de clôture, le Président écrivit que « l'épreuve qu'on venait de faire d'une Constitution d'origine française démontrait que la France possédait toutes les conditions d'un Gouvernement fort et libre[17] » il avait raison si le Gouvernement d'un pays est tout entier dans le pouvoir exécutif et si sa force ne tient qu'à l'anéantissement du pouvoir législatif. Il avait singulièrement tort si le Gouvernement c'est l'action des deux pouvoirs collaborant entre eux et se contrôlant.

[p.507]

III

RÉTABLISSEMENT DE L'EMPIRE

État des esprits. — La Constitution du 14 janvier 1852 n'était républicaine que de nom. Ce nom ne convenait-il pas de le changer et d'appeler Empire ce qui l'était déjà, en rendant seulement le pouvoir du chef de l'État héréditaire ?

Beaucoup des partisans de Louis-Napoléon l'y poussaient. De Persigny notamment regrettait la timidité du prince en face de la dernière démarche à faire pour achever une entreprise si heureusement poursuivie. Le prince montrait plus de sagesse et de perspicacité. Il avait au fond le sens démocratique. Il comprenait que l'opinion, la volonté du peuple, seules pouvaient assurer à son règne un fondement solide. Il voulait que les dernières oppositions tombassent et que l'appel du pays se produisit pour y répondre.

Le courant des esprits était favorable. Les légitimistes ou voyaient dans Louis-Napoléon un Monck qu'on gagnerait à la Restauration, ou voyaient en lui un distributeur de faveurs à ménager, ou découragés se retiraient de la politique. Les libéraux, les républicains étaient abattus devant les résultats du plébiscite et des élections. Le pays les avait brutalement désavoués, certains d'entre eux passaient à l'ennemi. Seuls les exilés : Victor Hugo, le comité révolutionnaire de Londres cherchaient à galvaniser leurs anciens partisans.

L'attention générale se détachait de la politique et allait aux affaires. Leur reprise, leur développement déchaînaient la spéculation. Les yeux se tournaient plus vers la Bourse que vers le Palais Bourbon, où n'apparaissait que passagèrement un corps de législateurs inoccupés.

Les ouvriers bénéficiaient de la reprise du travail, d'une hausse des salaires, et n'oubliaient pas le chômage et les déceptions de la seconde République. Louis-Napoléon s'était toujours montré soucieux de leur sort et de leurs revendications. La société s'amusait, les fêtes, les réjouissances brillantes et fréquentes de l'Élysée, des Tuileries la satisfaisaient et attiraient son attention. L'indifférence, le scepticisme étaient à l'ordre du jour.

Un changement, apparemment nominal, dans le régime établi semblait devoir, en cet état des esprits, être facilement accepté.

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Le Gouvernement voulut provoquer un courant plus positif en faveur de l'Empire. Le Président y accoutuma l'opinion en reprenant les traditions impériales, en recevant avec faste les corps de l'État, en rouvrant pour ces réceptions et pour les fêtes qu'il donnait les Tuileries, alors qu'il n'y résidait pas encore, en faisant frapper les monnaies à son effigie, en faisant chanter dans les églises le Domine salvum fac Ludovicum-Napoleonem ; en réunissant au Champ de Mars les délégués de tous les régiments pour la remise des aigles aux cris de : « Vive l'Empereur ! », en redonnant au Code civil son nom de Code Napoléon, et en faisant célébrer le 15 août la fête de l'Empereur.

Voyage présidentiel et discours de Bordeaux. — Mais ce fut par un voyage dans les régions de la France qui pouvaient sembler les plus réfractaires qu'il voulut provoquer le vœu national. Il fut donc organisé une grande randonnée dans le centre, la vallée du Rhône, Marseille, le Gard, l'Hérault, l'Aude, la vallée de la Garonne, Toulouse, Bordeaux, les Charentes tout acquises et Tours. On la représentait comme une « interrogation ». Quelle serait la réponse du pays ?

Elle fut très suggérée. Les préfets par des fêtes, des réjouissances, des facilités de transports, par la mobilisation des partisans acquis, des anciens soldats, par tous les moyens d'action déjà employés pour les élections devaient la rendre éclatante.

Dès Bourges, les troupes passées en revue, leur général donnant l'exemple, crièrent : « Vive l'Empereur ! », la population y répondit et on le fit savoir à tous les pays qui allaient être visités ; aussi à Nevers, Clamecy, Moulins, La Palisse, où des mouvements révolutionnaires avaient eu lieu après le 2 décembre, l'accueil fut le même. A Lyon, pays de révolution, le 19 septembre, Louis-Napoléon prononça un discours qui ne contint pas l'annonce que l'on attendait. Il célébrait la gloire de Napoléon Ier « élu trois fois par le peuple » et il constatait l'accueil qu'en 1848 et au cours de son voyage la Nation lui avait faite. — « Dès que le peuple s'est vu libre de son choix il a jeté les yeux sur l'héritier de Napoléon, et par la même raison, depuis Paris jusqu'à Lyon, sur tous les points de mon passage, s'est élevé le cri de Vive l'Empereur ! » Il ajoutait que le pays devait encore réfléchir avant de se prononcer définitivement. « Si le titre modeste de Président pouvait faciliter la mission qui m'est confiée et devant laquelle [p.509] je n'ai pas reculé, ce n'est pas moi qui, par intérêt personnel, désirerais changer ce titre contre celui d'Empereur[18]. »

La question n'en était pas moins posée. En Dauphiné, à Grenoble, à Valence, à Avignon, à Arles l'enthousiasme fut le même. A Marseille, la découverte d'une machine infernale, la présence du Légat du Pape, d'un représentant du Roi de Naples, de chefs arabes surexcitèrent l'opinion. Les villes qui avaient été le théâtre de troubles récents, Béziers, Bédarieux ne virent se produire aucune manifestation hostile. A Toulouse le préfet évoqua le souvenir de Charlemagne et de saint Louis. Partout les arcs de triomphe portaient le mot d'Imperator. Le voyage se présentait comme un plébiscite continu.

C'est à Bordeaux, au banquet de la Chambre de commerce, que Louis-Napoléon prit acte, en quelque sorte de l'acclamation populaire. Dans son célèbre discours[19], il disait : « Je le dis avec une franchise aussi éloignée de l'orgueil que d'une fausse modestie, jamais peuple n'a témoigné d'une manière plus directe, plus spontanée, plus unanime sa volonté de s'affranchir des préoccupations de l'avenir, en consolidant dans la même main un pouvoir qui lui est sympathique... Il sait qu'en 1852 la société courait à sa perte. Il me sait gré d'avoir sauvé le vaisseau en arborant seulement le drapeau de la France... Pour faire le bien du pays il n'est pas besoin d'appliquer de nouveaux systèmes, mais de donner, avant tout, confiance dans le présent, sécurité dans l'avenir. Voilà pourquoi la France semble vouloir revenir à l'Empire. »

Mais il connaissait l'objection : « L'Empire, c'est la guerre ». Il y répondait : « Par esprit de défiance, certaines personnes se disent: l'Empire, c'est la guerre. Moi je dis : l'Empire, c'est la paix. C'est la paix, car la France la désire et quand la France est satisfaite, le monde est tranquille. La gloire se lègue bien à titre d'héritage, mais non la guerre... Malheur à celui qui le premier donnerait en Europe le signal d'une collision, dont les conséquences seraient incalculables. » En fait de conquêtes, le Président énumérait toutes celles qu'il ambitionnait : « conquérir à la conciliation les partis dissidents », « conquérir à la religion, à la morale, à l'aisance cette partie encore si nombreuse de la population qui, au milieu d'un pays de foi et de croyance, connaît à peine les préceptes du Christ, qui au sein de la terre la plus fertile du monde, peut à peine jouir de ses [p.510] produits de première nécessité, défricher d'immenses territoires incultes, ouvrir des routes, creuser des canaux et des ports, achever le réseau ferré, assimiler l'Algérie à la France et partout des ruines à relever, des faux dieux à abattre, des vérités à faire triompher ». « Voilà comment je comprendrais l'Empire, si l'Empire doit se rétablir. »

Le « discours de Bordeaux », si célèbre, fut prononcé le 9 octobre. Il eut naturellement un immense retentissement. Dans les Charentes, demeurées bonapartistes, le voyage fut triomphal. Puis après des arrêts à Tours et à Amboise, où Abd-el-Kader prisonnier fut rendu à la liberté, ce fut, le 16 octobre, le retour à Paris, où se produisit une immense acclamation. Le président du conseil municipal, Delangle, s'écria : « La voix du peuple demande que votre pouvoir s'affermisse, afin que la stabilité du présent soit la garantie de l'avenir[20] » Sur la longue route de la gare d'Orléans aux Tuileries par la place de la Bastille et les boulevards, voie de toutes les grandes manifestations triomphales ou révolutionnaires, le Président fut accueilli aux cris de : « Vive l'Empereur ! »

Il n'y avait plus qu'à entériner la réponse de la France à la question qu'avait été son voyage.

Le 9 octobre, le Moniteur annonça qu'après le vœu de la France le Président avait le devoir de consulter le Sénat[21].

Il se réunit le 4 novembre sous la présidence du prince Jérôme Bonaparte[22]. Il s'agissait de répondre à « la volonté nationale », déclara-t-il, et d'établir « les bases de l'Empire ». Le ministre d'État Fould lut un message : « La Nation, disait le Président, vient de manifester hautement sa volonté de rétablir l'Empire. Je vous ai convoqués pour délibérer légalement sur cette grave question, et vous remettre le soin de régler le nouvel ordre de choses. Si vous l'adoptez, vous penserez sans doute comme moi que la Constitution de 1852 doit être maintenue et alors les modifications, reconnues indispensables, ne toucheront en rien aux bases fondamentales. » Ainsi, c'était toujours la volonté nationale qui était considérée comme le principe de la nouvelle légitimité.

Le Sénatus-consulte. — De suite dix des principaux sénateurs présentèrent une proposition qui fut de suite prise en considération et portée au ministère d'État. Une demi-heure après, le Gouvernement [p.511] répondait qu'il ne s'opposait pas à la prise en considération. Il déléguait pour soutenir le projet : Rouher, Baroche et Delangle. Le Sénat nomma comme membres de sa commission, Troplong, les cardinaux Dupont et Donnet, d'Agout, Lariboissière, Cambacérès, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Hautpoul, Leverrier, de Mortemart. Le 6 novembre, Troplong communiquait au Sénat son rapport. C'est encore « l'immense pétition de tout un peuple accouru sur les pas de son libérateur... le plébiscite anticipé de millions d'agriculteurs, d'ouvriers, d'industriels, de commerçants » qu'il invoqua en faveur de l'Empire. Il rappela que ce furent toujours les Révolutions qui appelèrent au pouvoir « des hommes qui étaient des sauveurs ». « Cet homme fort s'est rencontré au 10 décembre 1848, au 2 décembre 1851 et la France lui a confié le drapeau prêt à périr. » Suivait l'éloge de la « Monarchie impériale », « qui a tous les avantages de la République sans en avoir les dangers ! » Il ajoutait : « La République est virtuellement dans l'Empire à cause du caractère contractuel de l'institution et de la délégation expresse du pouvoir par le peuple. » Il terminait en rappelant que le peuple lui-même serait convoqué pour ratifier ou non l'institution impériale. La thèse de l'appel au peuple de plus en plus devenait le fondement du régime. Il se révélerait plus tard que c'était un fondement peu solide.

Sans débat on passa au vote et 86 sénateurs sur 87 se prononcèrent en faveur du sénatus-consulte qui rétablissait l'Empire, l'unique opposant était Vieillard, l'ancien précepteur de Louis-Napoléon, 7 novembre.

Les adresses, les adhésions à l'Empire se multiplièrent, Seuls les exilés protestèrent. Victor Hugo déclara : « Tout citoyen, digne de ce nom, n'a qu'une chose à faire, charger son fusil et attendre. » Le comte de Chambord lança un de ces manifestes, où toute sa vie il réserva « son droit » et maintint « son principe ». Le Gouvernement, sûr de son inefficacité, lui prêta la publicité du Moniteur.

Le plébiscite eut lieu les 21 et 22 novembre. Le Corps législatif fut convoqué pour le dépouillement du vote, le 25 novembre deux de ses membres, de Kerdrel et de Calvières, donnèrent leur démission pour ne pas participer à l'érection de l'Empire. Le résultat, proclamé le 1er décembre, fut le suivant : 7.824.189 voix pour, 253.145 contre, 2.062.798 abstentions.

Le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d'État se rendirent le soir même à Saint-Cloud pour communiquer à « l'Empereur Napoléon III » le résultat. « La France se livre à vous tout entière », dit [p.512] Billault, et l'Empereur, une fois de plus, affirma que c'était d'elle, de son vote, non de son hérédité, qu'il tenait son pouvoir. « Mon règne, dit-il, ne date pas de 1815, il date de ce moment même où vous venez me faire connaître les volontés de la Nation[23]. »

Les suites du plébiscite. Le sénatus-consulte du 25 décembre 1852. — Le 2 décembre, un anniversaire, Napoléon III fit son entrée d'Empereur à Paris. Bonaparte avait mis quatre ans pour devenir de Consul Empereur. Le même jour il promulgua le sénatus-consulte du 6 novembre ratifié par le peuple. L'article premier disait: « La dignité impériale est rétablie, Louis-Napoléon Bonaparte est Empereur des Français sous le nom de Napoléon III. » Ce qui en faisait malgré tout un Empereur à titre héréditaire, successeur même de Napoléon II — Les articles 2 à 5 réglaient la dévolution du pouvoir impérial en cas de décès de l'Empereur. — L'article 6 établissait le statut de la « famille impériale », il conférait autorité sur ses membres à l'Empereur. — L'article 7 déclarait maintenue la Constitution du 14 janvier dans toutes ses dispositions qui n'étaient pas contraires au présent sénatus-consulte, qui ne serait modifié que par les voies légales. Et ceci établissait bien que cette Constitution était bien plus impériale que républicaine, puisque l'Empire s'établissait sans qu'on eut à la changer.

Clémences et générosités suivirent. On réclamait l'amnistie. L'Empereur accorda de très nombreuses grâces, notamment aux condamnés politiques de 1848 et de 1849. Les bannis de décembre 1851 non exilés eurent l'autorisation de rentrer en France en reconnaissant le nouveau Gouvernement, ce qui en arrêta beaucoup. Saint-Arnaud, Magnan, Castellane furent faits maréchaux comme s'ils avaient remporté d'extraordinaires victoires. Les sénateurs reçurent un traitement de 30.000 francs. La liste civile fut élevée de 12 à 25 millions.

La Constitution du 14 janvier était donc maintenue. Certaines de ses dispositions se référant à la République devaient pourtant être changées, ne fût-ce que dans leurs termes. Mais entré dans la voie des retouches on devait aller plus loin.

Un projet de sénatus-consulte fut donc élaboré par les conseillers d'État : Baroche, Delangle et Rouher. L'inévitable Troplong lut son rapport le 21 décembre. Il y eut en séance des observations présentées par quelques sénateurs : Ch. Dupin, Segris, d'Aguesseau, [p.513] Audiffret, Boulay de la Meurthe ; le 22, le décret fut voté avec seulement 7 voix opposantes, ce qui n'était considéré que comme un demi-succès, il fut promulgué le 25 décembre 1852[24].

Les changements étaient de faible importance. L'Empereur obtenait en plus du droit de grâce, le droit d'amnistie. On le présentait comme « un attribut de la puissance souveraine », qui lui appartenait donc de droit. On voulait sans doute aussi au moment où l'amnistie était l'objet de pétitions, mais aussi protestations contraires, la soustraire aux discussions du Corps législatif.

L'Empereur obtenait le droit de présider le Corps législatif et le Conseil d'État, ce qui était considéré comme devant rehausser leur prestige.

Un peu plus substantiel, l'article 3 accordait « force de loi » aux traités de commerce. Jusque-là le Président pouvait les conclure, mais s'ils contenaient des modifications de tarifs le Corps législatif devait par des dispositions législatives les ratifier ; désormais les tarifs des traités valaient sans vote des représentants.

Dans le même esprit il était établi que les travaux d'utilité publique et les entreprises d'utilité générale seraient ordonnés et autorisés par décret en la forme des décrets d'administration publique. Une loi demeurait nécessaire si ces travaux exigeaient des engagements ou des subsides du Trésor. On invoquait que l'intervention du Corps législatif entraînait des lenteurs, comportait des préoccupations excessives d'intérêt local, que depuis le 2 décembre la liberté du Gouvernement avait favorisé le développement de ces travaux et favorisé aussi les ouvriers.

Plus important l'article 5 du sénatus-consulte reconnaissait à l'Empereur le droit de modifier par décret les dispositions des fameux décrets du 22 mars, qui étaient le complément si important de la Constitution. Puisque, disait-on, il avait eu le pouvoir de les édicter, il devait avoir celui de les retoucher. C'était un raisonnement vicieux, les décrets dataient de la période dictatoriale pendant laquelle il n'y avait de pouvoir que le Président, ce qui lui conférait toute la plénitude de la souveraineté. Depuis la constitution des corps politiques l'autorité était partagée, celle de l'Empereur était inférieure à celle du Président.

Puis venait sans grande logique quatre articles concernant les [p.514] membres de la famille impériale appelés éventuellement à lui succéder.

Deux autres articles, 10 et 11, concernaient le Sénat, l'un permettant à l'Empereur de nommer jusqu'à 150 sénateurs, moyen de récompenser plus de services rendus, ou de désarmer plus d'hostilités menaçantes, l'autre portant à 30.000 francs « la dotation annuelle et viagère affectée à leur dignité ». Cette mesure était présentée comme démocratique, comme permettant de nommer sénateur quiconque, sans avoir à examiner préalablement sa « situation de fortune », en tenant compte seulement de « l'éclat du talent », de « la noblesse du caractère », de la « grandeur des services rendus ».

La disposition au point de vue pratique peut-être la plus considérable du sénatus-consulte, était son article 12 qui visait le budget des dépenses. Il s'exprimait ainsi : « Le budget des dépenses est présenté au Corps législatif, avec ses divisions administratives par chapitres et par articles. — Il est voté par Ministères. — La répartition par chapitres des crédits accordés à chaque Ministère est réglée par décret de l'Empereur rendu en Conseil d'État. — Des décrets spéciaux, rendus dans la même forme, peuvent autoriser des virements d'un chapitre à l'autre. »

Au lieu de voter le budget par chapitre, le Corps législatif ne le voterait plus que par blocs énormes, par Ministères, et le Gouvernement aurait pour l'exécuter une liberté considérable. En même temps le contrôle du Corps législatif sur le budget perdant considérablement de sa portée pratique, les débats budgétaires perdraient simultanément de leur importance et de leur ardeur. C'était la réponse aux manifestations d'indépendance du Corps législatif au sujet du budget de 1853.

Une autre disposition du sénatus-consulte relative au Corps législatif est à signaler. Confondant compte rendu et procès-verbal des séances, on avait pris l'habitude de soumettre l'un et l'autre au Corps législatif. Or ce n'était que le procès-verbal qui constitutionnellement devait être approuvé par l'Assemblée. L'article 13 décida qu'il en serait ainsi désormais. Mais il associa pour la rédaction du procès-verbal au président du Corps législatif les présidents de ses bureaux, c'était un gage de sincérité.

L'Empereur, pour atténuer l'effet de ces mesures restrictives à l'égard de l'Assemblée, accorda à ses membres une indemnité de 2.500 francs par mois de session. La politique constante du régime [p.515] était de demander le plus de sacrifice possible à la liberté et d'accorder le plus d'avantages possible aux intérêts.

Que ce fussent là les réformes constitutionnelles destinées à réaliser l'Empire, on pouvait en être étonné. Elles étaient de détail et ne touchaient pas au fond du régime. Dès le 14 janvier, il faut le dire encore, l'Empire au nom près avait été constitué.

Mais ce n'était pas sans inconvénient que si vite on avait procédé à une réforme constitutionnelle. Le régime, qui se présentait comme celui de la stabilité et s'en faisait son premier mérite, subissait au bout de quelques mois seulement une révision justifiée par la volonté du pays. On pourrait donc invoquer celle-ci contre lui pour exiger d'autres transformations. L'Empire n'était plus un régime rigide, mais un régime transformable.

[p.516]

CHAPITRE III

LA FRANCE SOUS LE SECOND EMPIRE

La République plébiscitaire a évolué selon la nature des choses, l'Empire s'est constitué. Quelles seront les destinées du régime nouveau, régime personnel, autoritaire, de force gouvernementale, mais en même temps régime plébiscitaire, de souveraineté nationale et de suffrage universel.

Quelle sera tout d'abord la vie de la France, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, sous la direction de ce nouveau Gouvernement, si différent de ceux qui ont conduit la France depuis 1814 ? Sera-ce la paix, comme il l'a promis, ou la guerre comme on l'a craint? Sera-ce la paix intérieure des partis ou la reprise des luttes politiques ? Sera-ce le désarmement des conspirateurs ou le déchaînement de nouveaux attentats ? Sera-ce la prospérité et la paix sociale ou les crises économiques et des troubles populaires ? Aux prises avec les difficultés habituelles de la conduite des affaires d'un grand pays, quel sera le rendement, quels seront les résultats de ce Gouvernement qui a voulu être fort pour pouvoir faire le bien du pays ?

Et ce régime, si les circonstances se modifient, si des événements graves se produisent, si les conditions politiques intérieures et extérieures se transforment, si les dispositions des esprits évoluent, sous l'influence du suffrage universel si impressionnable et si changeant, pourra-t-il rester immuable ou évoluera-t-il à nouveau comme il l'a déjà fait une première fois ?

Pour répondre à ces questions une étude, ou mieux, un coup d'œil aussi rapide que possible de la Vie de la France sous le second Empire s'impose, l'histoire des institutions politiques ne s'en peut détacher.

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I

POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE SOUS LE SECOND EMPIRE

Une politique extérieure active, énergique, suppose un Gouvernement fort et autoritaire. Quand on a des ambitions internationales, qu'on ne fuit pas devant les compétitions et les conflits, voire même la guerre, il faut être libre dans sa diplomatie, être maître de ses alliances, pouvoir imposer à la Nation des charges militaires lourdes, saisir son moment pour agir, la lutte engagée, ne pas subir la pression de l'opinion publique. Sous la Révolution, quand la France révolutionnaire s'est trouvée en guerre, la dictature conventionnelle de plus en plus autoritaire, concentrée et cruelle a répondu à cette nécessité. De même un Gouvernement autoritaire et fort est porté vers une politique extérieure active, belliqueuse, conquérante, il est en mesure de la poursuivre, c'est le développement naturel de sa puissance, il y a intérêt pour détourner sur la politique étrangère l'attention du pays et être libre d'agir à l'intérieur, pour offrir en gloire, en satisfaction d'amour-propre national à ses sujets la compensation des sacrifices imposés à leur liberté.

C'est donc sur la politique extérieure de l'Empire qu'il faut se tourner d'abord et l'on peut s'attendre à la trouver très active.

Le développement et l'activité de la politique extérieure et guerrière de la France de 1852 à 1870. — A Bordeaux, le Prince-Président, posant sa candidature à l'Empire, avait lancé la parole fameuse : « L'Empire, c'est la paix ! » Or pendant les dix-huit ans de son règne, d'année en année, c'est de guerre en guerre qu'il a conduit le pays. Pour se rendre compte à quel point sa politique a été active et belliqueuse il faut aussi sommairement que possible retracer les campagnes diplomatiques et militaires qui, de 1853 à 1870, se sont succédé. Le jeu des pouvoirs publics, l'évolution du régime ne sauraient se comprendre si l'on n'en a pas sous les yeux le schéma. Force est bien de le tracer ici aussi rapide et élémentaire que possible.

Dès l'année 1853 l'Empire mène la guerre en Algérie, poussant la conquête dans le Sud, où se reforment les tribus insoumises et nous nous emparons de Lagouhat. — La même année aux antipodes, [p.518] la Nouvelle-Zélande nous ayant précédemment échappé, nous occupons la Nouvelle-Calédonie, qui s'ajoute à quelques autres rares possessions françaises australiennes. — En même temps l'Orient s'ouvre à notre action diplomatique. Après avoir revendiqué nos droits à la garde des lieux saints, l'action diplomatique de la Russie éveille notre attention. Elle a posé le problème du sort de « l'homme malade » et proposé à l'Angleterre de le régler sans nous. L'opposition de l'Angleterre à ces projets, l'avance des forces militaires russes en territoire turc, la déclaration de guerre de la Turquie, soutenue par l'Angleterre, à la Russie, nous décident à l'alliance avec la Turquie et l'Angleterre contre la Russie.

En janvier 1854 notre flotte agit dans la mer Noire avec la flotte anglaise, et le 27 mars nous déclarons la guerre à la Russie.

La guerre se poursuit en Algérie et nous nous emparons de Ouargla et de Touggourt. Puis c'est sur la côte ouest de l'Afrique que notre activité se porte. Nous n'occupions qu'un comptoir Saint-Louis à l'embouchure du Sénégal, nous commençons la conquête d'une longue bande de côtes et d'un vaste hinterland, point de départ d'un Empire colonial africain nouveau. Pendant onze années la volonté d'un des précurseurs de nos grands coloniaux africains, Faidherbe, s'y emploiera. En deux ans notre action coloniale s'est donc singulièrement étendue et nous sommes entrés dans une grande guerre. — L'Empire, c'est vraiment la paix.

La guerre contre la Russie, dite guerre de Crimée, portée d'abord sur le Danube, puis en Crimée, de l'été de 1854 à mars 1856 se concentre en un siège interminable, celui de Sébastopol dont la chute met fin à la guerre. La fin de 1854, tout 1855, une partie de 1856 sont donc occupés par cette lutte aux vicissitudes redoutables. Elle se termine par le Congrès et le traité de Paris du 3 mars 1856, extrêmement important. Ses clauses principales sont : 1° la neutralisation de la mer Noire ; — 2° l'autonomie des principautés de Moldavie, de Valachie et de Serbie, sous la suzeraineté de la Turquie ; — 3° l'indépendance et l'intégrité territoriale de la Turquie garantie par les signataires du traité ; — 4° la reconnaissance par le Sultan des droits de ses sujets chrétiens ; — 5° la liberté de la navigation du Danube contrôlée par une commission internationale et assurée par la cession du sud de la Bessarabie à la Moldavie, imposée par l'Autriche, dont la Russie gardera un vif ressentiment pour cette puissance.

L'importance du traité de Paris était énorme. Il mettait fin aux [p.519] ambitions de la Russie en Europe, à son rêve d'extension à l'ouest, d'accès à la Méditerranée. Ce fut vers l'Asie qu'elle tourna ses vues. Elle en garda une grande rancune vis-à-vis de l'Angleterre et de l'Autriche, ce fut la fin de l'entente entre les anciens coalisés de 1814 et de 1815. Le traité de Vienne, qui était resté pour nous une obsession, était effacé et la France, qui depuis cette époque avait eu une situation internationale diminuée, semblait redevenue l'arbitre de l'Europe. C'était pourtant au point de vue pratique pour les autres que nous nous étions battus ; nous avions travaillé pour les principautés chrétiennes du Danube, affranchies du protectorat turc, mais qui restaient pourtant sous la suzeraineté de la Turquie. Nous avions délivré l'Angleterre d'une rivale dangereuse. Nous avions, en introduisant le royaume de Sardaigne dans l'alliance contre la Russie, donné à cette puissance une importance internationale qu'elle n'avait pas et préparé ses grandes destinées.

Mais notre rôle prédominant dans la lutte, dans les négociations de paix constituaient un très grand succès d'ordre moral tout au moins. Et le pays, malgré les lourds sacrifices que la guerre lui avait imposés, devait savoir gré au Gouvernement qui lavait ainsi les affronts de nos défaites de 1814, de 1815 et de notre isolement de 1840. L'Empereur, pendant deux ans, par la guerre et finalement par la victoire, avait donné à la France la rançon de ses libertés perdues.

La guerre de Crimée aux proportions sans cesse accrues n'avait pas empêché la France de poursuivre son action au Sénégal et de la porter en Extrême-Orient, un traité conclu avec le Siam en 1856 nous concédait le droit d'y résider et d'y commercer.

De plus, au cours du Congrès de Paris, une nouvelle question internationale surgit. La Sardaigne, encouragée par nous, posa la question italienne, le problème de la libération de l'Italie.

Les quatre premières années du règne de Napoléon furent donc ainsi marquées par une activité diplomatique et militaire intense de la France.

L'année 1857 ne présente qu'une accalmie relative. En Algérie, la grande Kabylie, grâce à ses montagnes, malgré sa proximité de la mer forme un îlot de résistance redoutable et constitue une menace constante pour notre occupation. Une véritable campagne est menée avec 35.000 hommes par le général Randon. Et la même année notre effort se porte en Chine. Le désordre y règne, la persécution des chrétiens sévit. Nous nous unissons à l'Angleterre qui veut ouvrir aussi [p.520] ce pays au commerce extérieur. Nos ambassadeurs, le baron Gros et lord Elgin, à Hong-Kong, en octobre 1857, décident des opérations militaires qui, le 27 décembre, nous rendent maîtres de Canton, c'est le commencement de deux campagnes.

L'année 1858 voit notre activité diplomatique et militaire se développer encore. Nous soutenons, malgré les résistances de l'Autriche et de l'Angleterre, la Moldavie et la Valachie, qui voudraient s'unir et former un État. Nous obtenons qu'elles forment les Principautés unies de Moldavie et de Valachie avec une législation et une Haute cour de justice communes. Elles élisent chacune de son côté le même hospodar, un patriote Couza qui s'intitule Prince de Roumanie.

L'Empereur, de sa propre initiative, à Plombières, sans ses Ministres, nous engage dans une nouvelle très grosse entreprise. Cavour qui a préparé la Sardaigne au rôle d'émancipatrice et d'unificatrice de l'Italie, qui pour cela l'a conduite en Crimée pour la mener au Congrès de Paris et y faire entendre ses revendications, gagne sa cause auprès de Napoléon III, influencé dans une certaine mesure par la politique des nationalités. Ils concluent entre eux seuls l'entente qui nous entraînera dans une grande guerre avec l'Autriche, juillet 1858.

En même temps la campagne de Chine se déroulait. En mai 1858, l'entrée du Pei-ho était forcée et nos vaisseaux menaçaient Tientsin, dont les forts furent abandonnés par les Chinois. En juin, la Chine accédait à nos demandes et signait quatre traités avec la France, l'Angleterre, les États-Unis et la Russie.

En même temps encore nous agissions en Annam, où l'Empereur Tu-Duc persécutait les chrétiens et fermait son Empire à nos compatriotes. En une expédition maritime nous attaquions Tourane au sud d'Hué.

C'est pourtant en 1859 que notre activité extérieure se développe au maximum. En janvier, sur des bases arrêtées à Plombières, nous passons un traité d'alliance défensive et offensive avec la Sardaigne contre l'Autriche. Celle-ci, devant la menace, croyant la victoire facile, le 23 avril, lance l'ultimatum, qui déclenche la guerre. Les 4 et 24 juin, Magenta et Solferino, victoires françaises, décident de la guerre et font de Napoléon l'arbitre du conflit. L'offre de paix qu'à Villafranca, le 11 juillet, il fait à l'Autriche arrête les hostilités. Ses conditions sont conformes à l'entente de Plombières, mais moins favorables à l'Italie que de vagues promesses faites à Milan, où il avait parlé de l'Italie libre jusqu'à l'Adriatique, si bien qu'il mécontente [p.521] ce pays, qui aspire à l'unité politique. Malgré les protestations italiennes la paix de Zurich, novembre 1859, s'établit sur les bases de l'armistice.

La grande guerre d'Italie ne nous empêche pas de recommencer une expédition en Chine, où le Gouvernement manque à ses engagements, de poursuivre en Indo-Chine la lutte contre Tu-Duc en occupant Saïgon et d'élargir de plus en plus notre occupation au Sénégal. C'est de tous côtés que notre activité se déploie.

L'année 1860 la voit un peu décroître. Nous achevons notre deuxième campagne de Chine, où nous aurons été quatre ans en expédition. Dans le plus proche Orient, en Syrie, Druses et Maronites chrétiens sont en guerre, 6.000 chrétiens périssent. Appel est fait à la France protectrice des chrétiens. Napoléon III envoie un corps expéditionnaire de 6.000 hommes qui rétablit provisoirement la paix. Mais l'hostilité de la Turquie, la méfiance de l'Angleterre nous ont fait accepter le mandat provisoire de l'Europe, qui rend notre intervention temporaire, nous rapatrions nos troupes dès 1861.

L'Italie est pourtant notre champ d'action diplomatique le plus important. Elle se soulève contre les Souverains de Toscane, de Parme, de Modène. Garibaldi révolutionne la Sicile, le royaume des deux Siciles, chasse de Naples François II. La Romagne se révolte, les troupes sardes pénètrent dans les Marches, l'Ombrie, le royaume de Naples, les États de l'Église, elles entrent en collision à Castelfidardo avec les troupes pontificales commandées par Lamoricière, 18 septembre. Le 22 octobre et le 6 novembre, les populations des deux Siciles et des États pontificaux votent leur annexion à la Sardaigne. La politique et les prévisions de Napoléon III sont singulièrement dépassées. Nous obtenons à Turin la cession du comté de Nice et de la Savoie, prévue à Plombières et dans le traité d'alliance de janvier 1859. Par des plébiscites qui inaugurent un nouveau principe de droit international, celui du droit des populations à décider d'elles-mêmes, ces pays s'incorporent à la France.

Avec 1861 commencent ou s'aggravent deux questions qui seront longtemps de lourdes hypothèques pour nous. L'expédition du Mexique, qui ne prendra fin et lamentablement qu'en 1867 et la question romaine, qui ne se résoudra que lors de nos défaites de 1870.

Le Mexique souffrait d'une anarchie chronique. Il était la proie d'insurrections successives des divers partis. Les étrangers dans le pays, ou en rapports avec lui, souffraient dans leurs intérêts de cet état de choses. Mais les États-Unis par la doctrine de Monroë repoussaient [p.522] toute intervention européenne en Amérique, et empêchaient les États européens de détendre les droits de leurs nationaux. Or en 1861 la guerre de Sécession les paralysait. A ce moment, Juarez, chef des libéraux, s'étant emparé du pouvoir refusait de payer les intérêts des créanciers du Trésor. La France, au nom des intérêts de ses nombreux nationaux lésés et soutenant les droits plus ou moins sûrs du banquier suisse Jecker, se joignit à l'Angleterre et à l'Espagne pour intervenir. Une flotte fut envoyée à Vera Cruz, un corps expéditionnaire peu nombreux fut débarqué. Napoléon III, à la différence de ses alliés, poursuivait un but politique. Il était hanté d'idées grandioses. Depuis longtemps il envisageait le Mexique comme un pays de grand avenir par suite de ses propres richesses, par suite du percement possible d'un canal entre les deux Océans, par suite de sa position au sud des États-Unis, qui pouvait en faire un barrage entre cette puissance et les États de l'Amérique latine. La France, y assurant sa prépondérance, c'était « la plus grande idée de son règne », assurait-il. La divergence de vues entre les alliés était complète, l'Angleterre, l'Espagne ne songeaient qu'à une démonstration pour la protection d'intérêts financiers compromis. C'était d'ailleurs le thème de la Convention de Londres du 31 octobre 1861, qui stipulait notamment que les puissances intervenantes n'exerceraient dans les affaires mexicaines aucune action qui pût gêner la Nation dans le choix de son Gouvernement. Tandis que l'Angleterre donnait à ses troupes l'ordre de ne pas suivre les Espagnols et les Français dans leur marche sur Mexico, l'Espagne et la France prévoyaient qu'il pourrait être donné un « appui moral » à « la partie saine de la population qui pourrait vouloir sortir de l'état actuel de dissolution sociale en profitant de la présence des forces alliées ». La France s'engageait manifestement dans une entreprise de grande envergure.

Le débarquement eut lieu à la fin de 1861. La France allait donc de l'avant sans entente avec ses alliés, sans connaître l'état réel du pays, ni les chances du parti conservateur que l'on voulait soutenir et qui avait été vaincu, sans idée des méthodes de guerre à employer et des forces qui seraient nécessaires. La « grande idée du règne » allait devenir l'idée la plus ruineuse pour lui.

En Italie ce ne fut pas par sa faute que Napoléon III se trouva aux prises avec des difficultés insolubles. Après les plébiscites qui avaient eux-mêmes suivi l'insurrection générale provoquée par la défaite autrichienne, en février 1861 se tint à Turin le premier parlement italien. Le 14 mars il proclama Victor-Emmanuel « Roi d'Italie » [p.523] par la grâce de Dieu et par le peuple. En même temps les représentants de l'Italie réclamèrent « l'union à l'Italie de Rome capitale, acclamée par l'opinion nationale ». Ce n'était plus de l'intégrité des États pontificaux qu'il s'agissait, mais de Rome même, et du pouvoir temporel du Pape considéré par le monde catholique comme la garantie de son indépendance. Pie IX protesta avec la dernière énergie. Il avait déjà refusé de consentir à l'union de l'Ombrie, des Marches, de la Romagne au royaume de Sardaigne, et prononcé l'excommunication contre l'usurpateur. Il protesta contre la spoliation dont on le menaçait.

La question romaine mettait l'Empereur dans une situation difficile. Nos troupes occupaient Rome défendant le Saint-Siège contre les séditions intérieures possibles et contre d'éventuelles agressions extérieures. Les retirer, c'était trahir la cause dont on s'était fait le champion. C'était aussi mécontenter gravement en France les catholiques, sur lesquels le Gouvernement s'appuyait. Mais les maintenir et s'opposer à l'unification en maintenant à Rome le Gouvernement pontifical, c'était irriter le sentiment italien et perdre dans l'opinion italienne le bénéfice moral de la campagne d'Italie.

Rome et le Mexique étaient ainsi deux épines douloureuses, gênant les mouvements de notre diplomatie.

L'année suivante, 1832, l'expédition du Mexique s'engagea définitivement et dans les plus mauvaises conditions. Les Anglais et les Espagnols à la fin d'août retirèrent leurs troupes. Le parti conservateur n'appuya pas notre action. Le peuple se prononça en majorité pour Juarez, champion désormais de l'indépendance nationale, et nous revendiquions pour le peuple le droit de se prononcer librement sur son sort. Nous annoncions en effet dans une note du 16 avril que nous voulions permettre « à la portion honnête du pays, aux neuf dixièmes de la population de faire connaître ses vœux ». En réalité, c'était la guerre contre Juarez, qui dégénérait en guerre contre le Mexique et qui s'engageait. Un corps de 7.000 hommes dès 1862 se mit en marche vers Mexico. Puebla, fortifiée, barrait la route. Nos forces insuffisantes furent repoussées avec une perte de 500 hommes. L'insalubrité du pays, le défaut d'organisation, de mesures sanitaires les faisaient fondre. Il fallait les renforcer.

L'année 1863 parut plus favorable. Nous avions 28.000 hommes commandés par les deux généraux Bazaine et Forey. Puebla fut prise après soixante-deux jours de siège, mais avec une perte de 200 morts et de 1.200 blessés. Le 10 juin nous entrions à Mexico. Alors s'ouvrit [p.524] une guerre de guérillas. Nos détachements, nos convois étant attaqués sans que nous puissions livrer bataille à l'armée de Juarez, retirée dans le nord aux confins des États-Unis.

Il fallait établir un Gouvernement. Nous aurions voulu suivant nos principes faire appel au pays, mais il n'aurait pas répondu. On réunit tant bien que mal une Assemblée de 215 notables, qui se prononcèrent pour la création d'un Empire et Napoléon, pour donner une compensation à l'Autriche, à laquelle nous avions enlevé le Milanais, la Lombardie, fit faire appel à l'archiduc Maximilien pour ce nouveau trône.

En Algérie notre politique fut aussi active, Là encore, Napoléon, après un voyage qu'il y avait fait, voulut appliquer ses principes et rêva d'établir un « royaume arabe ». Il proclama qu'il était « aussi bien l'Empereur des Arabes que l'Empereur des Français ». « J'aime mieux, disait-il, utiliser la bravoure des Arabes que pressurer leur pauvreté. » C'était un changement de front. Le Ministère de l'Algérie fut supprimé, la colonisation proprement dite presque complètement arrêtée.

Au Sénégal, Faidherbe multiplia les missions qui étendirent notre influence jusqu'à l'embouchure du Niger.

En Cochinchine, sous notre pression, Tu-Duc nous céda trois provinces, qui formèrent avec Saigon comme centre une véritable colonie. En même temps, malgré le Siam et l'Angleterre, qui était derrière lui, le Cambodge reconnaissait notre protectorat.

En Europe les événements sollicitaient toute notre attention, et se compliquaient au moment où le Mexique nous paralysait.

Cavour au début de sa campagne pour l'unité italienne avait annoncé que l'Allemagne s'engagerait dans la même voie. La confédération germanique par l'antagonisme de l'Autriche et de la Prusse était impuissante. Les patriotes souhaitaient une réforme qui tendît à l'unité. Le Congrès des princes, dû à l'initiative de l'Autriche, échoua grâce aux manœuvres de Bismarck, qui venait d'arriver au pouvoir. Si l'unité italienne, dépassant les prévisions de Napoléon III, nous inquiétait, celle de l'Allemagne devait encore bien plus nous préoccuper. La propagande des idées de nationalité nous créait ainsi de tous côtés les plus grands embarras.

Survint en 1863 la mort de Frédéric VII, Roi de Danemarck, qui soulevait une très épineuse question. Les lois de dévolution de la couronne n'étaient pas les mêmes en Danemarck et dans les duchés de l'Elbe. Christian de Glucksbourg, marié à une cousine du Roi défunt [p.525] était héritier selon les lois danoises, Frédéric d'Augustenbourg était le successeur du Roi pour le Holstein. Une convention de Londres en 1852 à la suite de troubles avait reconnu le droit de succession intégral de Christian. Cela n'empêcha pas, après la mort du Roi, le parti allemand dans les duchés de se prononcer pour Frédéric d'Augustenbourg et les troupes allemandes à son appel d'y pénétrer. C'était dans un milieu surchauffé un brandon qui pouvait tout enflammer. Nous devions y porter toute notre attention.

La Pologne elle aussi se saisissait du principe des nationalités et se soulevait contre la Russie. Le Gouvernement russe réprimait durement son insurrection. La Prusse, intéressée à la répression de tout mouvement national polonais, promit à la Russie son concours militaire et gagna ainsi sa sympathie. La France qui n'avait pas sa part de Pologne, qui avait toujours manifesté sa sympathie à la Nation polonaise, qui avait favorisé la liberté de l'Italie, ne pouvait faire de même. Napoléon proposa la réunion d'un Congrès qui examinerait toutes les questions pendantes en Europe. L'Angleterre s'y opposa. La Russie nous devint hostile.

L'orage grondait partout et nous étions liés soit par notre aventure mexicaine, soit par les principes que nous avions affichés en Italie.

En l'année 1864 nos difficultés ne firent que croître.

Au Mexique notre domination ne fit aucun progrès et l'acceptation du trône par Maximilien, sans que l'Autriche, ni la Belgique (il avait épousé une princesse belge), fissent aucun effort en sa faveur, ne fit que nous engager à poursuivre une entreprise sans issue, qui usait nos ressources financières et militaires et nous paralysait de plus en plus.

En Italie, Napoléon amena Victor-Emmanuel à une convention du 14 septembre, par laquelle celui-ci renonçait à occuper Rome, tandis que nous nous engagions à l'évacuer. Cette convention nous aliéna encore davantage le peuple italien déçu dans son rêve d'unification nationale qui visait à la reprise de Rome, berceau de sa grandeur, redevenant sa capitale. Des émeutes se produisirent à Turin. Les sacrifices que nous avions faits pour sauver la Sardaigne battue par l'Autriche, pour donner à l'Italie le Milanais et la liberté, sacrifices dont la cession de Nice et de la Savoie, en fait déjà gagnées à la France, n'était pas la compensation, étaient de ce côté perdus.

Le Saint-Siège peu confiant, à juste titre, dans les engagements de Victor-Emmanuel, exposé à l'agression de bandes garibaldiennes, [p.526] avait le sentiment que nous l'abandonnions et nous en gardait du ressentiment. A l'intérieur les catholiques se détachaient de l'Empereur. L'encyclique Quanta cura et le Syllabus, qui condamnaient les maximes du libéralisme et de la démocratie moderne augmentaient le conflit, Napoléon s'étant fait le champion du droit des peuples.

En Allemagne la situation se compliquait. La Prusse et l'Autriche se prononçaient pour Christian IX, en opposition avec la Confédération. Mais elles prétendaient soustraire le Schleswig à l'union avec le Danemark, et firent la guerre à Christian IX, après avoir chassé du Schleswig les troupes fédérales. La paix conclue à Vienne en octobre 1864 abandonnait à l'Autriche et à la Prusse les duchés. La Confédération était brisée, un germe de division entre la Prusse et l'Autriche était semé, la Prusse commençait son travail souterrain. Napoléon, cherchant une alliance qu'il ne trouvait ni en Italie, ni en Russie, ni en Autriche, ni en Angleterre, favorisa les ambitions prussiennes. Il admit que la Prusse s'agrandît au détriment de l'Autriche, si la population des duchés se prononçait en sa faveur.

L'année 1865 ne fut pas plus favorable. Le traité de Vienne livrait les duchés danois à l'Autriche et à la Prusse sans attribution à l'une ni à l'autre. La Prusse prétendit se les annexer tous les deux. L'Autriche se rapprocha des États allemands, prête à reconnaître Frédérick ; la guerre faillit éclater. La Prusse n'avait pas achevé sa préparation, elle conclut la convention de Gastein, en août 1865. L'administration du Schleswig était attribuée à la Prusse, celle du Holstein à l'Autriche, le Lauenbourg moins important était abandonné à la Prusse contre indemnité à l'Autriche. De plébiscite il n'était pas question, Bismarck avec les ambitions qu'il nourrissait n'allait pas suivre l'exemple que semblait donner Napoléon et s'embarrasser du droit des peuples, il avait déjà professé ses théories sur celui de la force.

Il voulait éliminer l'Autriche de l'Allemagne. Il était sûr de la Russie qu'il avait appuyée dans la crise polonaise. Il comptait sur l'Italie qui voulait la Vénétie laissée à l'Autriche par le traité de Zurich. Mais il fallait s'assurer que nous laisserions déchirer le traité que nous avions dicté. Bismarck, s'ouvrant de ses projets à notre représentant à Berlin, déclara que si nous restions neutres la Prusse ne s'opposerait pas à ce que nous annexions les pays de langue française. Il vint à Biarritz et l'Empereur accéda à l'alliance italo-prussienne. Paralysé par la guerre du Mexique, influencé par le principe des nationalités, dont il s'était parfois recommandé, fidèle à l'antagonisme [p.527] traditionnel de l'Autriche et de la France, d'ailleurs diminué dans ses forces physiques et intellectuelles, il ne vit pas le danger prussien, celui de la constitution de l'unité allemande par la Prusse. Lui qui faisait la guerre depuis douze ans il allait rester neutre dans la lutte qui déciderait de son sort.

L'année 1866 fut l'année décisive et déplorable entre toutes.

Le 8 avril fut conclue l'alliance de la Prusse et de l'Italie encouragée par Napoléon. La Prusse n'avait plus qu'à agir. Des difficultés provoquées par elle dans l'administration des duchés lui firent déclarer rompue la convention de Gastein et ses troupes envahirent le Holstein, 8 juin. Elle présenta une réforme fédérale, qui mettait l'Autriche hors de l'Allemagne. L'Autriche répondit à ces provocations par la guerre et obtint de la Diète la mobilisation des troupes fédérales contre la Prusse. L'excellente préparation de l'armée prussienne, sa rapide mobilisation, le génie de de Moltke, l'unité des forces et du commandement emportèrent la victoire. Les Hanovriens furent défaits à Langensalze, les Bavarois à Kissingen, les Autrichiens et les Saxons à Sadowa, le 3 juillet. En trois semaines l'armée prussienne était arrivée à 60 kilomètres de Vienne. Il est vrai que les Autrichiens infligeaient de sanglantes défaites aux Italiens, que ne soutenaient plus l'armée française, sur terre à Custozza et sur mer à Lissa ; mais elles ne pouvaient compenser le désastre de Bohême.

Napoléon, qui escomptait ou la victoire de l'Autriche, ou une lutte prolongée, et qui pensait s'imposer comme médiateur, vit ses calculs déjoués. Ce ne fut que le 4 juillet, au lendemain de Sadowa, qu'il proposa sa médiation. Or il ne l'appuya sur aucune préparation, ni démonstration militaire. Les Prussiens n'en tinrent pas compte, alors qu'il est établi que n'importe quelle menace française sur le Rhin permettait aux États du sud de se ressaisir et changeait la face des choses.

La Prusse, maîtresse de dicter ses conditions, imposa à l'Autriche : 1° la dissolution de la Confédération germanique, ce qui l'excluait de l'Allemagne ; 2° la constitution d'une Confédération de l'Allemagne du Nord, limitée au Mein ; 3° l'annexion par elle des pays de l'Allemagne du Nord nécessaires à son unité territoriale. Napoléon réclama seulement la faculté pour les États du Sud de former une autre Confédération, qu'ils conclurent en signant avec celle du Nord une alliance qui unissait les forces de l'une et de l'autre.

La Prusse avait laissé l'Italie hors de ses stipulations. Mais la France avait réclamé comme prix de sa neutralité que l'Autriche lui [p.528] céderait la Vénétie, sans rien exiger de pareil de la Prusse, et ce fut par notre canal que l'Italie la reçut et acheva son unité, non par le concours de son alliée !

Ainsi la France qui guerroyait depuis le début du règne, qui s'épuisait depuis six ans au Mexique sans un but quelconque, était demeurée inerte dans une guerre où les forces étant équilibrées un apport de forces quelconque de sa part eût tout emporté. Nous n'avions pas empêché, nous avions favorisé les ambitions de la Prusse. Après avoir fait le jeu de Cavour sans profit pour nous, Napoléon avait fait celui de Bismarck pour notre perte.

Sadowa, la paix de Prague du 23 août secouèrent l'Europe entière. La France, selon Thiers, n'avait pas connu de plus grand malheur depuis 800 ans : 1870 et 1914 devaient le prouver, hélas ! avec éclat.

Napoléon parut se réveiller, il courut après des compensations, alors qu'il n'avait plus aucun moyen de les obtenir. Il réclama les territoires de la Bavière sur la rive gauche du Rhin, sans succès et sans succès non plus le Luxembourg et la Belgique. La première de ces réclamations révélée de suite nous aliéna les États du sud. La seconde ne fut révélée qu'en 1870 et nous aliéna alors notamment l'Angleterre. Aux yeux de l'Europe nous étions des ambitieux, des conquérants et la Prusse dissimulait ainsi ses formidables progrès.

En cette année 1866 nous consommions l'évacuation de Rome où les troupes pontificales ne constituaient pas une garantie sérieuse.

Au Mexique, devant la vanité de nos efforts, qui demeuraient sans résultat, devant l'hostilité des États-Unis redevenus libres d'agir, ne pouvant obtenir l'abdication de Maximilien, nous commencions une évacuation qui ressemblait à une trahison.

L'avènement de Charles de Hohenzollern, un neveu de Guillaume sur le trône de Roumanie, grâce à notre appui, notre expédition au Mékong étaient de pâles lueurs de succès en comparaison de si lamentables faiblesses. Notre situation internationale après une telle activité diplomatique et guerrière était irrémédiablement compromise.

Les quatre dernières années du règne de Napoléon III furent à l'extérieur moins agitées, mais non plus heureuses. Le pays était las de guerres sans profit dont la dernière, après nous avoir privés de notre liberté d'action en des heures décisives, s'était terminée en une faillite totale. L'Empereur pratiqua une politique de paix qui ne releva pas notre crédit.

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Au Mexique, où nous l'avions abandonné, Maximilien finit lamentablement, mais courageusement, sa triste carrière. Malgré l'intervention des puissances, et des États-Unis, qui auraient pu agir plus énergiquement, il fut condamné à mort par un conseil de guerre et exécuté le 19 juin 1837. Sa responsabilité morale dans cette fin tragique était particulièrement lourde pour l'Empereur.

L'affront subi par notre diplomatie au sujet du Luxembourg, où nous aurions voulu trouver une compensation à nos déboires, ne fit que confirmer sa maladresse et notre faiblesse.

L'Italie nous ménagea de nouvelles difficultés et de pénibles aventures.

L'opinion était de plus en plus enflammée pour l'occupation de Rome et sa proclamation comme capitale. Victor-Emmanuel était lié par la convention de septembre 1861. Son Ministre Ratazzi faisait entendre aux Romains des paroles ambiguës faites pour les pousser à la révolte. Ils ne devaient pas attendre le Gouvernement qui était lié. « Libérez-vous, disait-il... Et vous verrez que tout Italien sait faire son devoir. »

A défaut des Romains ce fut Garibaldi qui répondit en levant des bandes pour marcher sur Rome. Mais Victor-Emmanuel, dénonçant les paroles de son Ministre, fit marcher contre lui des troupes, il fut pris et fait prisonnier. Des négociations confuses entre les Gouvernements italiens et français eurent lieu pour obtenir que les engagements de 1864 fussent observés. N'obtenant pas satisfaction, l'Empereur donna l'ordre aux troupes françaises d'embarquer pour retourner à Rome et Ménahea, successeur de Ratazzi, ayant fait avancer des troupes sardes on put craindre un conflit entre Français et Sardes. Ce fut avec des bandes garibaldiennes à Mentana que le 3 novembre nos troupes furent engagées. Le Gouvernement pontifical fut ainsi une nouvelle fois sauvé et nos troupes demeurèrent à Rome.

L'opinion italienne, oubliant qu'alors que la Prusse avait fait la paix avec l'Autriche sans s'occuper de l'Italie nous lui avions assuré la Vénétie, se déchaîna contre la France, qui ne faisait qu'imposer le respect de la convention passée avec la Sardaigne. Pour échapper à cette colère, nous provoquâmes une conférence des États catholiques pour statuer sur la question romaine. Ils reconnurent le principe de l'indépendance du Saint-Siège, mais ils manquaient de moyens pour l'imposer.

Au Corps législatif la question romaine fut portée. Les passions se déchaînèrent. Le Gouvernement fit entendre que notre occupation [p.530] serait brève. Thiers blâma l'appui donné à l'unité italienne ; Rouher promit que l'occupation durerait tant que la sécurité du Pape l'exigerait, et s'écria : « Jamais l'Italie n'entrera dans Rome, jamais ! » Ces paroles retentirent dans toute l'Italie et la fureur contre la France s'exaspéra. Tous nos sacrifices en faveur de l'Italie, la cession de Nice et de la Savoie mise à part, aboutissaient à nous en faire une ennemie.

Nous ne trouvions quelque succès qu'en Indochine. En 1867 l'Annam dut nous abandonner toute la Cochinchine et notre protectorat sur le Cambodge fut confirmé au regard du Siam.

Tant d'expéditions, tant d'années de guerre, une activité diplomatique extrême aboutissaient aux plus déplorables résultats. En Russie, en Italie nous avions travaillé pour les autres, du moins avec gloire, mais sans nous gagner d'alliances, même de sympathies et de reconnaissances. Puis nous, qui nous étions mêlés de tout, nous étions restés étrangers aux grandes affaires d'où sortait une puissance forte et ambitieuse, à mi-chemin de la réalisation de son rêve, et nous n'obtenions rien en échange d'une abstention, que la désastreuse entreprise du Mexique, « la plus grande idée du règne », nous avait imposée. Seules nos campagnes coloniales avaient été fructueuses, faible compensation pour tant de pertes d'hommes subies, tant d'humiliations, tant d'hostilité encourues.

La responsabilité du régime dans la conduite de la politique extérieure de la France. — Il faut se demander dans quelle mesure le Gouvernement personnel et autoritaire de l'Empire est responsable de l'agitation extrême et des résultats déplorables de notre politique étrangère de 1852 à 1870.

On a vu que tout Gouvernement présentant ces caractères doit tendre à une action extérieure particulièrement active. Il n'est pas douteux que le second Empire, qui privait le pays de ses libertés, qui s'affranchissait de tout contrôle, qui étouffait la vie politique dans le pays même, fut porté à détourner son attention vers les affaires extérieures, à lui donner par des succès militaires une gloire compensatrice de sa liberté, et à prouver sa force par des guerres heureuses qui la rendraient éclatante. En 1870 le parti de la guerre fut le parti dynastique, qui luttait contre l'évolution libérale du régime, qui voulait un retour à l'Empire autoritaire.

Il serait pourtant inexact et injuste de faire porter au régime seul, à la forme de notre Gouvernement, nos déboires et nos fautes extérieures. L'Europe et le monde même se trouvaient par suite de [p.531] circonstances nouvelles et exceptionnelles dans une phase de conflits dont la solution pacifique n'a malheureusement pas encore été imaginée. Beaucoup de pays vivaient sous la domination de puissances étrangères, que les peuples, de plus en plus jaloux de leur indépendance, supportaient impatiemment. La Pologne, les pays balkaniques, certaines parties de l'Italie étaient dans cette situation et en souffraient. D'autres pays se débattaient dans un état de division et de confusion qui paralysait leur développement économique et ne cadrait pas avec le sentiment qui les travaillait de leur unité, une aspiration à l'unification nationale les agitait, c'était le cas de l'Allemagne et de l'Italie. La décadence de tel État, la Turquie, l'aspiration à des débouchés favorables à une plus grande activité économique, la Russie, éveillaient chez d'autres peuples des désirs d'extension et de conquêtes.

De même les découvertes géographiques, la connaissance de nouveaux pays de civilisation inférieure, les nouveaux moyens de communication, les capitaux et la main-d’œuvre accrus et disponibles réveillaient les aspirations colonisatrices de jadis. Le monde se trouvait donc dans une phase d'agitation et d'activité de la vie internationale. Le Gouvernement impérial n'était donc pas porté par ses seules dispositions intérieures à développer l'action extérieure de la France. Le milieu international l'y appelait également. Sa responsabilité de ce chef est quelque peu atténuée.

On peut se demander également si le Gouvernement de Napoléon III se présentait dans d'heureuses conditions pour diriger la politique extérieure de la France. Et il semble que non, parce qu'il éveillait parmi les puissances étrangères de sérieuses défiances. Elles se manifestèrent par l'hésitation et le retard avec lesquels les États étrangers reconnurent après le coup d'État le nouveau Gouvernement. Les Souverains auraient dû être satisfaits pourtant de voir finie ou destinée à finir l'expérience républicaine, qui les avait inquiétés à juste titre, puisqu'elle avait suscité en bien des pays des mouvements ou des velléités révolutionnaires. Malgré cela les défiances des puissances étrangères vis-à-vis de nous se formulèrent expressément. A la veille de la proclamation de l'Empire, lord Derby, Premier Ministre, écrivait à Malmesbury, ministre des Affaires étrangères : « La guerre avec l'Angleterre est non seulement souhaitée par le Président, mais rendue inévitable par sa position. Une fois l'Empire établi et les feux d'artifice éteints, un débarquement en Angleterre lui sera [p.532] imposé par les aspirations des Français et l'ardeur de l'armée[25] » On devait penser que Napoléon s'inspirerait de la tradition napoléonienne, qu'il voudrait venger les défaites de 1814 et de 1815, effacer le traité de Vienne et faire sortir la France de son isolement, qui en 1840 lui avait été si pénible. L'Angleterre, même après notre alliance contre la Russie, ne cessa jamais de redouter sinon un débarquement des Français, du moins l'annexion de la Belgique, son éternel cauchemar, crainte que Louis-Philippe avait dû ménager en n'acceptant pas pour ses enfants le trône qui s'offrait. La même méfiance existait par exemple dans les États de l'Allemagne du sud, qui laissaient la Prusse s'emparer au nord du Mein de pays allemands et qui se hérissaient quand ils apprenaient que la France pouvait songer à des annexions sur la rive gauche du Rhin. Ces méfiances existaient en Suisse, où l'on se rappelait que sous le premier Empire Genève avait été le chef-lieu d'un département français et où l'on ne voyait pas sans inquiétude l'annexion de la Savoie à la France.

Des Français, adversaires du régime, s'employaient à entretenir ces méfiances contre le Gouvernement français. Guizot, dans une lettre à Aberdeen, le 9 mars 1852, écrivait que Napoléon III ne renoncerait jamais à la conquête de la rive gauche du Rhin. Victor Hugo, dans un discours à Anvers, du 1e r août 1852, dénonçait aux Belges les ambitions conquérantes de Louis-Napoléon, leur prêchait la vigilance et en cas d'attaque, la résistance. Par le fait de la présence de Louis-Napoléon Bonaparte à la tête de l'État notre politique étrangère se développa donc dans une atmosphère de défiance, qui fut pour elle une gêne et une faiblesse.

Action personnelle de l'Empereur dans la politique extérieure de la France. — On peut encore se demander quelle fut, sous ce régime personnel, l'influence personnelle du Président et de l'Empereur sur la direction de notre politique à l'extérieur. Et la réponse certaine est qu'elle fut tout à fait prépondérante.

Sous son apparence de rêveur et de taciturne, Napoléon III était animé d'un très grand « personnalisme ». C'est sa confiance en son étoile, sa foi en sa destinée qui lui avaient fait concevoir l'espoir d'une restauration, à laquelle personne ne croyait. C'était lui-même, aidé seulement de quelques amis, qui s'était poussé à la présidence de la République. Il n'avait pas cherché alors à constituer vraiment un parti, dont il fût le chef. C'est par son action personnelle qu'il [p.533] avait lutté contre l'Assemblée législative. Le coup d'État avait été son oeuvre propre, quelques partisans seulement l'ayant assisté en la circonstance. Et c'est bien par lui-même, par son action personnelle, qu'il était arrivé à l'Empire. Comment cette action personnelle ne se serait-elle pas poursuivie dans le Gouvernement impérial et notamment en matière de politique étrangère ? On la trouve dans une série de démarches de Napoléon agissant seul en dehors de ses Ministres. On la voit, par exemple, dans la lettre qu'au début des affaires russo-turques, il écrivit à Nicolas Ier pour lui proposer une négociation directe avec la Turquie, les puissances devant ratifier ensuite la convention qui serait ainsi conclue. On la voit à l'origine des affaires italiennes dans l'invitation adressée à Cavour de venir le trouver à Plombières, où il est sans son Ministre des Affaires étrangères, dans la conversation qu'il y eut avec lui et qui posait les principes de la politique italienne, de la France et de la Sardaigne. On la voit dans l'arrêt brusque de la campagne d'Italie après Solférino, alors que tout était préparé pour reprendre la marche en avant. Les divers corps avaient reçu leurs ordres de marche, ils avaient quitté leurs cantonnements, à l'improviste ils y furent ramenés. Un armistice avait été conclu directement entre Napoléon III et François-Joseph. L'Empereur avait pris cette décision seul et dans une entrevue sans témoins avec l'Empereur d'Autriche sur la route de Villafranca en une obscure maison, Guadini Morelli, le 11 juillet 1859 ; les conditions préliminaires de la paix avaient été arrêtés entre eux. Personne n'était là, même pour les fixer par écrit. Cette décision qui arrêtait non seulement notre campagne, mais celle des Sardes était de la plus grande importance. Elle limitait les sacrifices de l'Autriche à la Lombardie, elle mécontentait les Italiens qui estimaient que nous manquions à nos engagements et que nous nous opposions à la libération de leur pays. Et cet ordre si grave était l'acte de l'Empereur seul. Conception personnelle de l'Empereur encore l'expédition du Mexique. Acte personnel de l'Empereur son arrêt malgré les supplications des représentants de Maximilien. Action personnelle de l'Empereur sa politique vis-à-vis de la Prusse, après la visite de Bismarck à Biarritz. On reprendrait toutes les décisions qui ont fixé notre action diplomatique au cours de son règne, on verrait que sa volonté a été ou seule agissante, ou déterminante.

Émile Ollivier[26] s'est efforcé d'expliquer et par suite de justifier [p.534] l'action personnelle de l'Empereur et sa prépondérance dans notre diplomatie par les divergences de vues de ses conseillers principaux. « Persigny ne concevait que l'alliance anglaise... elle devait être la base constante de notre politique extérieure. » « Drouyn de Lhuys, sans être contraire à l'alliance anglaise, attachait plus d'importance à l'établissement de liens étroits avec une grande puissance continentale telle que l'Autriche. » « L'idée fondamentale de de Morny était un rapprochement entre la France et la Russie... on serait peut-être amené à donner au peuple français la satisfaction d'un accroissement de territoire, la Russie était la seule puissance qui s'en accommoderait. » « Persigny, Drouyn de Lhuys, ne s'accordaient que dans leur peu de goût pour le principe des nationalités. » Entre nos diplomates il y avait donc conflit et ils étaient hostiles aux « aspirations du Souverain dont ils étaient chargés d'être les représentants ou les auxiliaires. La France selon eux devait renoncer à être conquérante et libératrice et ne plus aspirer qu'à la grandeur qui résulte de la petitesse d'autrui. » Comment, dans cet état de division des esprits, l'Empereur n'aurait-il pas résolu de suivre ses idées propres ?

Il devait accentuer le caractère personnel de son action d'autant plus que ses collaborateurs ne se gênaient pas pour dénigrer sa politique et la combattre même au moyen de graves indiscrétions vis-à-vis d'adversaires comme Thiers et Guizot si bien que « de confidence en confidence, la nouvelle courait les chancelleries ». Ce fut le motif qui poussa l'Empereur à avoir « une diplomatie personnelle et occulte, qui agissait sans se soucier de la diplomatie officielle ». « Son ami Arese Pepoli Vimercali, Conneau, le général Türr ont été bien plus que Walewsky, Thouvenel ou Drouyn de Lhuys ses intermédiaires auprès du Roi et des hommes d'Etat italiens ». « Il prit l'habitude, dans les occasions solennelles, de traiter directement avec les ambassadeurs en dehors de ses Ministres auxquels il ne pouvait se fier. » « L'Empereur n'ouvrait pas seulement ses audiences privées aux ambassadeurs, il leur créait des facilités de le pénétrer, de l'influencer, de l'engager, de profiter de ses premiers mouvements irréfléchis en les admettant parmi les familiers de sa Cour. » Et Émile Ollivier montre que ces procédés amenaient entre les actes de l'Empereur et ceux de ses Ministres des contradictions véritables. Après l'entrevue de Plombières, Walewsky, qui l'ignore, reproche à Cavour sa politique ambitieuse à laquelle l'Empereur s'est lié. Au Congrès de Paris, Walewsky annonçait aux représentants de la Sardaigne qu'ils n'assisteraient qu'aux séances dans lesquelles on s'occuperait [p.535] de leurs affaires, alors que le même jour l'Empereur leur déclarait qu'ils seraient admis à toutes.

Émile Ollivier rapporte ces paroles de l'Empereur à l'ambassadeur de Prusse, de Göltz : « Une déclaration d'un de mes Ministres n'aurait pas d'importance. Je sais seul quelle sera la politique extérieure de la France[27]. »

Ces indications sont d'une suprême importance. Elles montrent à quoi aboutit, en politique étrangère, là où l'unité de direction et de vues est essentielle, un Gouvernement personnel, que l'opinion, qu'une représentation nationale ne contrôlent pas. — Cette politique personnelle du Souverain avait toute chance d'être mal informée, rien ne pouvant remplacer une diplomatie au courant des affaires, des hommes et des choses. — Cette politique personnelle du Souverain s'entrecroisant avec la politique ministérielle avait toute chance de la contredire, de la paralyser ou d'être entravée par elle. — Cette double diplomatie devait donner à notre politique un caractère de duplicité qui devait la rendre suspecte à l'étranger, nous enlever sa confiance et lui rendre difficile l'entente avec la France. — Cette politique personnelle du Souverain devait s'écarter de notre politique traditionnelle fondée sur de multiples et anciennes expériences, d'autant plus que le Souverain était un homme qui avait vécu à l'étranger, que rien ne préparait à la direction de notre diplomatie. — Cette politique personnelle était exposée à l'instabilité, à un manque de suite et de continuité, les impressions d'un homme qui agit par lui-même sans contrôle étant forcément changeantes et instables. D'ailleurs il arrivait que l'Empereur après avoir agi par lui-même subissait l'influence de conseillers qui, mieux informés ou plus perspicaces, lui révélaient l'erreur de ses premières décisions.

Il est universellement reconnu que la politique extérieure du second Empire fut agitée, brouillonne, contradictoire et que ce fut une des causes qui la rendirent, pour tous les sacrifices consentis et tous les risques courus, si peu productive, même avant qu'elle devînt pour la France catastrophique. Le régime, le système politique, autant que le caractère de l'homme en qui il se résumait en furent la cause essentielle.

La France avait de 1800 à 1815 fait avec le premier Empire en ce domaine de la politique étrangère une expérience aussi démonstrative, une seconde aurait dû lui être évitée.

[p.536]

Le principe des nationalités et la politique extérieure de l'Empereur. — La plupart des historiens, ou des hommes politiques, qui étudient ou critiquent la politique extérieure de l'Empereur, considèrent qu'elle découle d'un principe : celui des nationalités. Telle est notamment la thèse que son principal historien, Émile Ollivier, développe dans son chapitre : « Le dessein international de Napoléon III. »

Il est très intéressant d'examiner si cette thèse est exacte, d'une part à cause de l'importance prise par le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes dans le développement du droit international moderne, car si Napoléon III avait vraiment eu comme directive constante le principe des nationalités, il faudrait le considérer comme un précurseur, et d'autre part, son action diplomatique prendrait ainsi un caractère de continuité qui lui est contesté.

Une des originalités de la thèse d'Émile Ollivier consiste d'ailleurs à présenter la politique des nationalités non comme une idée originale de Napoléon III, mais comme une idée qui avait déjà cours avant lui. « Prenez, dit-il, les théories démocratiques telles que Lamennais, Armand Carrel, à la fin Lamartine, nos penseurs, nos poètes populaires les avaient formulées, mêlez-y quelques idées du grand poète et du grand penseur de Sainte-Hélène, relisez les discours frémissants de Thiers avant 1848, en faveur de l'union de l'Italie sous l'épée de Charles-Albert et le bâton pastoral de Pie IX ; celui de Cavaignac, le 23 mai 1849, sommant le Ministère de prendre les mesures nécessaires pour sauvegarder l'indépendance et la liberté des peuples ; rappelez-vous surtout le fameux ordre du jour du 24 mai 1848, voté à l'unanimité, comme règle de la politique future de la France : Pacte fraternel avec l'Allemagne, reconstitution de la Pologne indépendante, affranchissement de l'Italie. Consultez ces écrits, ces paroles, ces actes, tirez-en une règle de conduite et sans vous perdre en conjectures, en dissertations ou en étonnements, vous aurez la définition rigoureuse de toute la politique de Napoléon III. Une simple formule la résume : elle fut celle des nationalités. » Elle n'a donc pas été de sa part une innovation.

Mais qu'est-ce alors, selon Émile Ollivier, que l'Empereur entendait par là ? Il rappelle la formule citée par de Goltz comme étant l'expression de la pensée napoléonienne : « Droit des nationalités signifie le droit qu'ont les peuples de voter eux-mêmes leur nationalité. » Ce n'est pas de l'unité de race, de l'unité géographique, de l'unité même d'intérêt qu'il s'agit, mais de l'unité de volonté, de la [p.537] volonté d'être un peuple uni. Et voici dès lors comment Émile Ollivier présente la pensée de Napoléon III, quant à l'adoption par la France de ce principe comme ligne de conduite pour elle : « Il croyait que la véritable manière d'illustrer, d'élever la France était non de reculer ses frontières à quelques territoires de peu d'étendue, mais de la faire rayonner, protectrice et bienfaisante sur tous les territoires où retentissait l'appel à l'indépendance et à la liberté. » Et Émile Ollivier glorifie le Souverain, dont il fut le dernier Ministre, de la grandeur de sa politique. « Le Souverain qui a tenté de réaliser cette conception humaine... obtiendra tôt ou tard une place exceptionnelle dans la mémoire des hommes. »

D'autres, il est vrai, attribuant à l'Empereur la même politique, l'ont violemment dénigrée à raison du mal qu'elle devait faire à la France, puisque son résultat allait être d'aider, à nos côtés, à l'Est et au Sud-Est, à la naissance et à l'affranchissement de grands États, nos futurs rivaux, l'un d'eux notre prochain ennemi et notre spoliateur.

Napoléon III a-t-il mérité à ce degré ces éloges ou ces blâmes ? Sa politique a-t-elle été vraiment une politique dominée par le principe des nationalités ?

A voir les choses d'un peu près, il paraît bien qu'en général on exagère beaucoup le rôle que le principe des nationalités a joué dans sa politique extérieure.

Ce n'est certes pas lui qui l'a poussé à entrer dans la coalition de l'Angleterre et de la Turquie contre la Russie. La Turquie se défendait. l'Angleterre voyait dans la Russie une rivale à écarter de la Méditerranée. Il n'était pas question de nationalité. Si Napoléon se joignit à elles ce fut surtout pour sortir de l'isolement dans lequel la France était confinée depuis 1815, pour briser l'union des signataires du traité de Vienne et pour conquérir personnellement la gloire militaire, qui avait fait la force du premier Empire. Au Congrès de Paris le principe des nationalités ne fut pas respecté au point qu'on supprimât au profit des principautés danubiennes non seulement le protectorat de la Russie, mais la suzeraineté de la Turquie. En tous cas, certainement ce ne fut pas pour venir au secours de la Moldavie et de la Valachie que la France fit la guerre à la Russie.

En ce qui concerne l'Italie, le principe des nationalités ne fut évidemment pas étranger à la politique de l'Empereur. Mais ce principe voulait l'Italie libre et unifiée tout entière, c'était le vœu incontestable de la Nation italienne et Napoléon III ne soutint jamais cette [p.538] dernière prétention de l'unification totale. Sans doute au Congrès de Paris la France permit à l'Italie de poser la question italienne. Sans doute Napoléon provoqua la visite de Cavour à Plombières et il y encouragea Victor-Emmanuel à entrer en lutte contre l'Autriche pour la chasser de l'Italie. Il admettait que le royaume de Sardaigne s'adjoignît Parme, la Lombardie, la Vénétie, avec les légations, mais il prévoyait la formation d'une Italie du centre formée de la Toscane et de l'Ombrie, le Pape gardait Rome et le patrimoine de saint Pierre, le royaume des deux Siciles subsistait. Ce n'était ni la libération complète, ni surtout la constitution de l'unité totale de l'Italie selon le vœu du peuple italien, donc selon le principe des nationalités. Pas davantage l'Empereur ne se prévalut de ce principe soit dans son apostrophe du 1e r janvier 1859 à l'ambassadeur d'Autriche, soit dans son discours à la séance d'ouverture de la session des Chambres, le 7 février 1859. Et pourtant le 10 janvier, Victor-Emmanuel devant son Parlement s'était posé en défenseur de toute la Nation italienne, déclarant qu'il ne pouvait pas rester « insensible au cri de douleur qui de toutes les parties de l'Italie s'élevait vers lui ». Et pourtant le 4 février avait paru une brochure intitulée: L'Empereur Napoléon III et l'Italie, qu'on attribuait, sinon à l'Empereur, du moins à son inspiration. Dans cette brochure étaient rapportées des paroles ou des citations de Napoléon I e r manifestant la volonté de l'Empereur de voir « libre et indépendante la nationalité italienne ». Mais d'une part la conclusion de la brochure était que Napoléon III voulait l'Italie libre sans doute, mais non pas une, fédérée seulement. Et de plus, si sa pensée allait jusque là, elle ne s'affirmait pas ainsi quand il communiquait personnellement aux corps politiques ses intentions.

On voit qu'il était bien loin de professer ouvertement et pleinement la thèse des nationalités. D'ailleurs l'opinion était hostile à la guerre, et les passages de son discours qui permettaient d'espérer la paix étaient ceux que l'on applaudissait. Morny, présidant l'Assemblée, dans son discours inaugural faisait entendre des conseils de paix. Les catholiques redoutaient la guerre, qui soulèverait la question romaine. Les financiers, les industriels, les commerçants craignaient le trouble des affaires, les dépenses excessives qu'amènerait la guerre ; les paysans étaient effrayés de voir leurs enfants enlevés à leurs champs pour se battre en pays étranger et pour un pays étranger, les diplomates ne goûtaient guère un principe qui bouleversait leurs anciennes conceptions. L'Empereur était donc peu encouragé dans son entreprise italienne et dans une politique de nationalité. [p.539] Aussi quand, après l'ultimatum du 20 avril de l'Autriche à la Sardaigne, Walewsky annonça notre participation à la guerre, il n'eut garde de mettre en avant le fameux principe. Il se borna à affirmer la nécessité où nous étions de défendre un pays allié, qui se trouvait attaqué.

Dans toute sa politique italienne, l'Empereur ne s'en inspira d'ailleurs jamais d'une façon absolue. Quand il arrêta brusquement la campagne après Solferino limitant à la Lombardie les sacrifices de l'Autriche et lui conservant la Vénétie, alors qu'à Plombières et à Milan il avait fait entrevoir l'extension du royaume de Sardaigne jusqu'à l'Adriatique, au sujet de Parme, de Modène, des Marches, de la Toscane, plus tard des États du Pape, puis du royaume de Naples, enfin quand se posa la question romaine, il se trouva constamment en opposition avec les vœux de la nation italienne, provoquant sa colère et celle de Cavour qui démissionna, de sorte qu'au lieu de nous être reconnaissants les Italiens conçurent contre nous une profonde irritation et considérèrent que nous étions les adversaires de leurs aspirations et la cause de leur avortement.

Ce ne fut pas non plus le principe des nationalités qui nous conduisit à l'annexion de Nice et de la Savoie. Nous la réclamâmes non à ce titre, mais comme compensation des risques et des charges de notre participation à la guerre libératrice et comme compensation aussi de l'importance, de la grandeur du nouvel État dont nous facilitions l'avènement. N'était-il pas juste que nous cherchions à établir notre frontière à la crête même des Alpes pour diminuer les menaces nouvelles auxquelles nous allions être exposés. Le plébiscite qui accompagna ces cessions fut la concession faite aux idées nouvelles. Le principe des nationalités qui n'avait pas été la raison d'être de la cession, lui servit ainsi de justification.

De même pour les affaires allemandes, affaire des duchés et guerre de l'Italie et de la Prusse contre l'Autriche, le principe des nationalités ne joua dans l'attitude de l'Empereur aucun rôle, ou un rôle tout à fait secondaire. La cession des duchés de l'Elbe à la Prusse et à l'Autriche eut lieu sans plébiscite. L'Italie sans doute reprit la Vénétie et c'était conforme au principe, mais le dualisme du Nord et du Sud en Allemagne lui était contraire et l'incorporation de petits États allemands malgré eux dans la Prusse, alors surtout qu'ils n'avaient pas été en guerre avec elle, en était une contradiction encore plus flagrante. Par la suite l'Empereur chercha toujours à favoriser le dualisme, qui contredisait son prétendu principe.

[p.540]

Et quand Napoléon III, s'apercevant du tort que nous causait la croissance de nos voisins, chercha des compensations sur la rive gauche du Rhin, au Luxembourg, en Belgique peut-on dire que ce fut le principe des nationalités qui l'inspirait.

Il aurait fallu d'ailleurs que Napoléon III fût extraordinairement aveugle pour laisser ce principe dominer toute sa politique, car la France n'avait rien à en attendre. Pas plus la Belgique, même la Wallonie, que la Suisse romande ne souhaitaient en effet leur rattachement à notre pays. Tandis que l'Allemagne pouvait s'en saisir pour soutenir ses revendications sur l'Alsace, contredites pourtant par le sentiment des populations.

La conclusion serait donc que la politique extérieure de Napoléon III n'a pas été animée par un principe supérieur, au moins au point où on l'a soutenu, pour le louer ou le critiquer. Elle a bien plutôt manqué de suite, d'unité de vue, elle a été désordonnée et agitée. Elle était pourtant dirigée par la volonté souveraine, d'un homme indépendant de la représentation nationale, indépendant de la volonté de ses collaborateurs. Et cet exemple prouve que le Gouvernement personnel n'offre pas à un pays la garantie d'une diplomatie suivie, méthodique, se proposant un but défini.

Résultats de la politique étrangère du Second Empire. — Même sans être la résultante d'une inspiration générale unique, la politique extérieure de Napoléon pouvait être heureuse et profitable pour la France.

Si on la considère dans son ensemble, si on la juge surtout par son aboutissement, elle ne le fut certainement pas, elle fut au contraire désastreuse, puisqu'elle eut pour résultat la terrible guerre de 1870-1871. Défaites immédiates et ininterrompues, invasion, révolution, siège de Paris, occupation de la moitié du pays, paix désastreuse, cession de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine, indemnité de 5 milliards sans précédents, guerre civile, hégémonie de l'Empire allemand unifié et redoutable : tel en fut le bilan. Il dépassait et de beaucoup celui des deux catastrophes de 1814 et de 1815. Voilà dans l'ensemble ce que coûta à la France un Gouvernement fort et autoritaire, affranchi du parlementarisme. C'en était la deuxième expérience, au point de vue de la politique extérieure, comme la première, elle était concluante.

Mais ce jugement total fondé sur la catastrophe finale, ne peut suffire. Comme le régime évolua sous l'influence des événements qui [p.541] se succédèrent pendant son cours, il est nécessaire d'apprécier séparément, très rapidement d'ailleurs, ses diverses entreprises.

La première, celle de Crimée, la plus glorieuse, coûta cher à la France, 95.000 hommes, pour ne parler que des pertes de l'armée, tandis que les Turcs pour le salut desquels on se battait n'en perdaient que 30.000 et les Anglais, qu'on délivrait de leurs adversaires redoutés, 20.000, dont 4.000 seulement tués sur les champs de bataille, et les Sardes venus pour se poser en grande puissance 2.028, 28 seulement tués en combattant ! Sur cette guerre, le général Bosquet, avant la prise de Sébastopol, avait pu porter ce jugement plutôt pessimiste : « De cette guerre la France ne recueillera qu'un peu de gloire ; elle y peut perdre ses meilleurs soldats et, par conséquent, ses moyens de résistance à une invasion russo-allemande, quand elle restera seule, abandonnée par l'Angleterre dont les intérêts sont différents des nôtres, malgré l'alliance. Pauvre France ! toujours l'épée à la main, se battant pour Dieu et le droit, et toujours seule à la fin des luttes, payant les progrès du monde civilisé du plus pur de son sang et du dernier écu de ses épargnes. »

Et pourtant, au moins par son résultat moral, la guerre de Russie avait atteint un grand résultat. M. de La Gorce, sévère pour le régime, le présente ainsi : « Les traités de 1815 se trouvaient virtuellement abolis dans leurs stipulations humiliantes ; en revanche ils étaient maintenus, rajeunis dans leurs règles salutaires d'équilibre européen ; et, par un singulier retour des choses, c'était à Paris, sous les auspices du neveu de l'Empereur, qu'ils recevaient leur nouvelle consécration... A ne considérer que les résultats matériels, les avantages de l'expédition de Crimée étaient minces : au contraire ils étaient immenses, inappréciables, si cette guerre marquait l'inauguration d'une politique vraiment pacifique, d'une dynastie vraiment nationale. » Malheureusement les conditions nécessaires pour que l'entreprise se soldât par un bénéfice définitif sérieux devaient manquer. Il n'en est pas moins vrai que sur le moment au moins le Gouvernement devait plutôt tirer un sérieux crédit, un surcroît d'autorité de ses victoires militaires et diplomatiques.

La guerre d'Italie est encore plus glorieuse. Nous combattons pour une noble cause, l'affranchissement d'une Nation depuis longtemps enchaînée et qui souffre, divisée et qui veut s'unir. Nos succès foudroyants sur une grande puissance militaire réveillent le souvenir de la fameuse campagne de Bonaparte et la gloire passée renforce la gloire présente. Notre maîtrise est telle que nous arrêtons la [p.542] guerre à notre heure et que nous lui donnons la conclusion qui nous plaît. Nous n'en sortons pas les mains vides.

Mais si la médaille est brillante elle a aussi son revers. Nous nous sommes fait de l'Autriche une ennemie sans nous faire de l'Italie une amie. Nous y avons éveillé des aspirations à la liberté et à l'unité que nous entravons parce qu'elles nous paraissent exagérées, et nos entraves seront plus pénibles à subir que notre concours ne reste apprécié. Nous avons soulevé la question romaine qui troublera notre politique intérieure et la question italienne, qui sera également le souci constant de notre diplomatie.

Mais c'est avec le Mexique qu'a commencé pour notre politique la série noire. L'entreprise révèle l'imprévoyance invraisemblable du Gouvernement, son défaut de préparation diplomatique, son ignorance du pays, de sa situation politique, des difficultés qu'il présente pour une action militaire, et toute la conduite de l'affaire est lamentable. Sans résultat possible, elle use nos forces et paralyse en Europe notre action au moment où nous aurions pu entraver l'essor de la Prusse, la formation de l'unité allemande, les progrès inquiétants de l'Italie. La plus grande pensée du règne le mine et le ruinera. Elle explique les illusions que se fait, ou est censé se faire l'Empereur en face de la politique active, audacieuse, menaçante de la Prusse et notre complaisance pour une puissance avec laquelle la lutte est inévitable. La recherche de compensations destinées à voiler notre défaite sans bataille, ne fait que nous compromettre et multiplier contre nous les soupçons, les craintes, les hostilités.

De tant d'efforts, de tant de sacrifices, l'annexion du comté de Nice et de la Savoie forment vraiment une insuffisante contrepartie. En définitive, même en faisant abstraction de la grande catastrophe de 1870-1871, la politique extérieure de Napoléon III a été rapidement et de plus en plus déficitaire. La France devait de moins en moins y trouver la compensation de sa liberté perdue et le régime devait au contraire y trouver une cause croissante de discrédit.

Il est vrai que notre renaissance coloniale, les progrès et la pacification de l'Algérie, notre progression en Afrique occidentale, notre conquête de la Cochinchine, l'amorce de notre futur Empire indochinois, notre pointe en Australie prouvaient nos aptitudes colonisatrices et pouvaient faire entrevoir la reconstitution de notre Empire d'outre-mer. Mais l'opinion était peu compréhensive de l'importance des colonies et notre mésaventure mexicaine couvrait de son ombre ces perspectives riantes.

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Même à la veille de la guerre de 1870 la politique extérieure du second Empire se soldait en déficit.

II

VIE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DE LA FRANCE SOUS LE SECOND EMPIRE

Il n'est pas moins nécessaire d'avoir une vue d'ensemble de la vie intérieure de la France, de son développement économique, de ses institutions, de ses orientations sociales, de sa vie de société, sous le règne de Napoléon III que de connaître sa vie extérieure, si l'on veut comprendre l'évolution de ses institutions politiques. C'est en effet le développement extraordinaire des affaires, la prospérité et l'activité économiques du pays qui expliquent, mieux encore que l'activité de notre politique étrangère, qu'il se soit désintéressé de la politique et ait supporté la perte de ses droits. La prospérité comme la gloire devaient être la rançon de la perte de la liberté.

Les conditions favorables au progrès économique et social. — Tout contribuait à faire de cette époque une ère de progrès économique et social exceptionnelle.

La fin du règne de Louis-Philippe, la seconde République avaient été une époque de dépression profonde, qui appelait selon la loi des crises, une réaction proportionnée de prospérité. Les progrès des sciences, les découvertes de toutes sortes de nouveaux moyens de communication, l'ouverture de nouveaux pays au commerce européen, les découvertes de nouvelles mines d'or, l'exploitation de mines nouvelles donnaient à l'industrie et au commerce un essor sans précédent.

La force, l'indépendance du Gouvernement assuraient aux intérêts et aux entreprises des garanties nouvelles et lui permettaient de se consacrer aux affaires, de suivre un plan rationnel et de prendre rapidement les mesures reconnues nécessaires. Il devait être d'autant plus porté à favoriser l'activité économique du pays qu'elle devait suppléer à son inertie politique.

D'ailleurs les préoccupations, les goûts, les tendances personnelles de Napoléon l'y engageaient, ses études scientifiques premières, ses travaux d'ordre social, sa connaissance des peuples étrangers, de [p.544] l'Angleterre, en avance très sensible sur nous, favorisaient cette orientation du Gouvernement.

Être l'artisan de la rénovation économique de la France comme l'artisan de sa grandeur internationale, telles étaient ses deux ambitions, ambitions nécessaires, puisque tout le régime reposait sur sa popularité. Ce programme il reste à voir comment au point de vue économique et social il fut rempli. Il serait d'ailleurs injuste d'attribuer à l'Empereur seul notre extraordinaire développement économique, que tant de circonstances favorisaient.

Le développement de l'assistance et du progrès social. — Sous la Restauration et le Gouvernement de Juillet, avec le régime censitaire, les pouvoirs publics aux mains de la bourgeoisie étaient restés indifférents au sort des travailleurs, asservis par le machinisme, écrasés par la concurrence, privés souvent de travail par des crises fréquentes, sans associations pour se défendre, sans intervention de l'État en leur faveur. La seconde République avait voulu inaugurer une politique d'humanité et de fraternité, mais sa maladroite tentative d'organisation du travail, le désordre permanent qu'elle n'avait pas su réprimer avaient été une cause de chômage, d'arrêt dans les affaires, de misère.

Le second Empire chercha à remédier à cette situation au moyen d'œuvres nouvelles d'assistance et de prévoyance sociales.

Les sociétés de secours mutuels donnaient de grandes espérances. Elles développaient la prévoyance, l'épargne, la solidarité ; elles rapprochaient avec leurs membres participants et leurs membres honoraires les classes sociales, elles luttaient contre l'individualisme et l'isolement des travailleurs. Elles reçurent une vigoureuse impulsion. De 2.400 sociétés avec 250.000 membres, en trois ans elles passèrent à 3.100 sociétés et 400.000 membres. C'était l'aurore du mouvement mutualiste, dont les assurances sociales sont l'épanouissement.

Le taudis était le sort de presque tous les ouvriers entassés dans les cités industrielles. L'Empereur encouragea la création de cités ouvrières salubres et bon marché, inaugurant le mouvement de l'amélioration de l'habitation ouvrière qui devait beaucoup trop tard se développer avec les habitations à bon marché, les cités-jardins, le crédit immobilier, les habitations pour familles nombreuses.

Pour la famille ouvrière sous le patronage de l'Impératrice, des salles d'asile furent créées et la Société de Charité maternelle fut très encouragée, c'était le début d'une politique familiale.

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Avec le machinisme, les accidents du travail se multipliaient, l'Empereur créa pour les invalides du travail à Vincennes et au Vésinet des asiles, répliques de l'Hôtel des Invalides, depuis si longtemps ouvert aux victimes de la guerre. Quarante ans plus tard la loi sur les accidents du travail donnerait au problème du travailleur victime d'un accident une solution de tout autre portée.

Les hôpitaux se virent complétés à Paris par l'organisation du traitement à domicile des indigents. En même temps l'Empereur s'efforçait d'assurer dans chaque canton la présence d'un médecin.

Toutes ces mesures étaient inspirées par l'esprit charitable de l'Empereur, incontesté même de la part de ses adversaires et sa bourse n'était pas moins à leur service que son autorité. Pour certaines années ses libéralités sur le compte de la liste civile figurent pour 6 millions.

La politique sociale de l'Empereur ne s'arrêtait pas à la charité et à l'assistance. Il comprenait la question sociale, le problème des rapports du capital et du travail. La réforme symptomatique qu'il fit en ce sens fut l'abolition du délit de coalition, par la loi du 25 mai 1864. Les ouvriers ne pouvaient ni s'associer pour soutenir leurs intérêts professionnels, ni s'entendre, se coaliser pour suspendre leur travail si les conditions de travail leur paraissaient inadmissibles. La protection qu'ils avaient trouvée jadis dans les corporations de l'ancien régime avait été emportée par la Révolution et la loi Chapelier des 14-17 juin 1791. Le Code pénal soumettait à l'autorisation du Gouvernement les associations de plus de vingt personnes et il avait été renforcé par la loi du 16 avril 1834. La Constitution de 1848 avait proclamé la liberté d'association, mais le Code pénal perfectionné par la loi de 1834 n'avait pas été modifié et dès 1850, plus encore aux premiers temps de l'Empire des associations ouvrières avaient été poursuivies. La Cour de cassation avait admis que les ententes pour grèves constituaient le délit de coalition et dans la seule année 1855, cent cinquante-huit poursuites de ce chef avaient eu lieu.

Mais des délégués ouvriers ayant été envoyés en Angleterre à l'occasion de l'exposition universelle de 1862 en étaient revenus rapportant que les salaires y étaient supérieurs, que les usines étaient beaucoup mieux tenues, que les conditions du travail étaient plus douces et que les associations ouvrières, les Trade unions, en étaient la cause. L'Empereur, favorable à la classe ouvrière, influencé par les élections de 1861, qui marquaient un progrès de l'opposition, se laissa persuader par Émile Ollivier de supprimer le délit de coalition. [p.546] Telle fut l'origine de la loi du 25 mai 1864. La provocation à la cessation concertée du travail (coalition) dans le but de forcer soit la hausse, soit la baisse des salaires, ou de porter atteinte au libre exercice de l'industrie et du travail ne fut plus punie que si on avait usé de violence, de voies de fait, de menaces ou de manœuvres. En cas de plan concerté la peine était plus grave. Étaient également punis les patrons ou ouvriers qui à l'aide d'amendes, défenses, proscriptions, par suite d'un plan concerté portaient atteinte au libre exercice de l'industrie et du travail.

La réforme était surtout indicatrice d'un esprit nouveau. Elle rompait avec l'étroit individualisme antérieur, qui voyait dans l'union à elle toute seule un fait répréhensible et punissable.

A la suite de notre exposition de 1867 les délégués ouvriers demandèrent que les chambres syndicales ouvrières, qui existaient, fussent déclarées légales. Le Gouvernement ne fit pas une réforme législative comme pour la coalition, mais il autorisa par mesure gouvernementale leur institution. Ce n'était pas la liberté, c'était la tolérance largement établie.

Là ne s'arrêta pas la politique sociale impériale. Comme les travailleurs s'efforçaient de s'affranchir du patronat par la coopération de production et d'abaisser le coût de leur vie par la coopération de consommation, dans la loi sur les sociétés de 1867 des dérogations au droit commun furent apportées pour permettre la constitution de sociétés à capital variable adaptées aux besoins et aux conditions de la coopération.

Dans le même esprit d'équité une loi du 2 août 1868 abrogea l'article 1781 du Code civil selon lequel « le maître était cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement du salaire de l'année échue et pour les acomptes donnés de l'année courante ».

C'était la suppression d'un véritable privilège de classe.

C'était l'amorce de la législation sociale qui ne devait se développer que plusieurs années après l'avènement de la troisième République. Le second Empire était véritablement animé d'un esprit social qui en faisait chez nous un précurseur.

Développement économique. — Pour favoriser le progrès de la prospérité nationale l'Empire travailla tout d'abord au développement des moyens de communication.

Les chemins de fer réalisèrent d'immenses progrès. A la fin de 1851 nous ne possédions que des tronçons de lignes sans ensemble. La ligne de Marseille s'arrêtait à Chalon-sur-Saône, ne reprenait qu'à [p.547] Avignon et l'on se demandait si la Saône et le Rhône ne pourraient pas opérer la jonction. Nevers, Poitiers, Chartres, le Havre, Nancy étaient les terminus des lignes partant en éventail de Paris. Le Nord se reliait aux chemins de fer belges par Valenciennes, et avec les lignes anglaises par Boulogne et Calais. Nous n'avions que 3.000 kilomètres de voies ferrées contre 850 en Belgique, 8.000 en Allemagne et 11.000 en Angleterre. L'Empire donna aux chemins de fer une vigoureuse impulsion. Le sénatus-consulte du 25 décembre 1852 permit d'autoriser par simple décret les travaux d'utilité publique, sauf en cas de conventions entraînant des charges pour l'État. Cela évitait beaucoup de lenteurs. Il y eut un grand nombre de concessions octroyées. Puis on pratiqua une politique de fusion qui ne laissait subsister que six grands réseaux devant atteindre 16.000 kilomètres de voies. La durée des concessions fut portée à 99 ans pour faciliter les amortissements. Puis quand on aborda les lignes difficiles, coûteuses, de faible rendement, on imagina le système de la garantie d'intérêt à 4 % pour les lignes nouvelles en vertu des conventions de 1859. Les chemins de fer connurent encore quelques crises du fait d'accidents à un moment répétés ou par suite des démarches de tous ceux qui vivaient des transports sur route. Mais le Gouvernement se montra énergique pour les soutenir.

En 1870 nous possédions 17.000 kilomètres de voies ferrées. Le tarif moyen de la tonne kilométrique était de 6 centimes, celui du voyageur au kilomètre de 5 centimes 44. C'était une révolution. Sécurité nationale, rapidité et économie des transports, confort des voyageurs, multiplication des voyages, rapports internationaux, tout était changé, des progrès incalculables étaient réalisés.

Le retentissement sur la vie politique de ces progrès devait être considérable. Le pays devait apprécier l'œuvre du Gouvernement, incomparable par rapport à celle si faible, si maladroite, si lente de ses devanciers. Il devait l'attribuer à sa force et cela la lui rendait plus acceptable. D'autre part son attention devait se porter sur cette activité, sur ces résultats qu'il avait sous les yeux et cela le distrayait de la vie politique, antérieurement si agitée et si improductive.

Canaux, rivières navigables, transports maritimes. — Certains purent croire que la rapidité et la commodité des chemins de fer supprimeraient les transports par eaux. On comprit que pour les matières lourdes et de faible prix leur économie méritait l'entretien et le développement des canaux et voies fluviales, 900 kilomètres entre 1860 et 1870 furent ajoutés au réseau antérieur.

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Nos lignes ferrées aboutissant à nos ports, la nécessité de lignes maritimes, qui en étaient le prolongement s'imposa. Les tentatives de subventions à des lignes transatlantiques sous Louis-Philippe avaient échoué. En 1857 le Gouvernement fit voter une loi accordant une subvention à une ligne du Havre à New-York, puis d'autres subventions allèrent à une ligne Saint-Nazaire aux Antilles et au Mexique, à une ligne Bordeaux, le Sénégal, le Brésil et Buenos-Ayres. Ces lignes servaient au transport de voyageurs, de marchandises chères, de poids et de volume réduits et de la correspondance.

Télégraphe électrique. — Le télégraphe électrique se substitua au télégraphe à bras. Fonctionnant à toute heure, par tous les temps, avec une rapidité qui était de l'instantanéité il l'emportait sans comparaison sur son prédécesseur. On n'admit les particuliers à s'en servir que depuis 1850, les lignes furent multipliées. On commença par limiter le nombre des mots d'une communication, par des taxes variables selon les distances. Malgré ces règles timorées l'usage du télégraphe se généralisa, il rendit les plus grands services. L'Empire bénéficia encore de la satisfaction si grande du public.

Progrès industriel et agricole. — Le perfectionnement des transports était pour l'industrie une immense facilité donnée à la fabrication. Les matières premières pouvaient être conduites vite et à faible prix à des usines même lointaines et les produits de ces usines même lourds pouvaient atteindre au loin la clientèle. Aussi l'industrie fit-elle des progrès prodigieux. Entre 1849 et 1869 le nombre des chevaux vapeur a quintuplé, la consommation industrielle de la houille a triplé. A la fin de l'Empire elle atteint 20 millions de tonnes.

Dans la métallurgie la houille substituée au bois abaisse le prix de revient du quintal de fonte de 19 fr. 14 à 8 fr. 08 ; celui du fer dans la même proportion. Le fer se substitue au bois dans toutes sortes d'usages. Les chemins de fer en absorbent d'énormes quantités et également la construction des navires. Les procédés Bessemer diminuent de moitié le coût de l'acier dont l'emploi se généralise. Les entreprises métallurgiques sont attirées vers les mines de houille et se multiplient.

Les industries textiles sont révolutionnées. Nos filatures se mettent au niveau de leurs rivales d'Angleterre. En vingt ans le coton employé par elles a doublé, malgré la guerre de sécession qui les prive pendant plusieurs années du coton d'Amérique et qui fait [p.549] quintupler le prix du coton. La laine, le lin, les industries qui les utilisent bénéficient de la crise.

De nouveaux procédés révolutionnent la fabrication du sucre du papier, des produits chimiques. De 1850 à 1870 la production du sucre a quintuplé.

Dans l'ensemble de l'industrie on estime que la production totale du pays a doublé, elle atteint en 1835 déjà 12 milliards de francs, alors que pourtant les prix ont sensiblement baissé.

Il faut réfléchir pour se rendre compte de ce que ce mouvement représente de transformations, d'activité, de mouvements de capitaux, d'efforts, de combinaisons. Le monde industriel devait être en agitation et en fièvre constantes.

L'agriculture n'est pas moins favorisée. Les moyens de transports nouveaux, les instruments perfectionnés et moins chers que lui livre l'industrie, les engrais chimiques dont l'usage se développe, les cultures nouvelles et les méthodes plus rationnelles employées lui donnent un plus grand développement et un plus grand rendement. La surface des jachères diminue, la France produit jusqu'à 100 millions d'hectolitres de froment et n'en importe que 6 millions malgré l'augmentation de la consommation. La culture de la betterave a pris une grande extension et le rendement à l'hectare a augmenté de 20 %. La production du vin dans les bonnes années atteint 70 millions d'hectolitres. L'élevage augmente ainsi que le nombre des bêtes, sauf pour l'espèce ovine et le rendement en viande du bétail. — Au total on estime qu'en vingt ans la production agricole a augmenté de 50 % et qu'en 1870 elle atteint en valeur 7 milliards et demi de francs.

Toute la population agricole, alors plus de la moitié de la population française, a donc été occupée et satisfaite de ces progrès si rapides et si considérables, son attention a dû se porter de ce côté et le Gouvernement a dû bénéficier de sa prospérité et de sa satisfaction.

Développement du crédit, des sociétés par actions, de la spéculation. — Tous ces travaux, tous ces progrès, toute cette activité des affaires exigeaient des capitaux considérables et un emploi du crédit intensifié.

On voit alors se multiplier les sociétés par actions à responsabilité limitée, qui permettent à tout le monde de participer à des entreprises de toutes sortes en limitant son risque à son apport, et les lois de 1863 et 1867 en fixent le statut. Ces sociétés font appel au [p.550] crédit par l'émission d'obligations à revenu fixe. On voit les sociétés financières pour le placement des titres, pour l'émission des emprunts, pour l'escompte des effets de commerce se multiplier et grandir. A côté de la Banque de France de 1852 à 1865 naissent le Crédit industriel et commercial, la Société des dépôts et comptes courants, la Société générale, le Crédit lyonnais, ces puissants établissements qui joueront le plus grand rôle, pas toujours le plus heureux, dans la direction de la fortune française. Ce sont les collaborateurs des lanceurs d'affaires, les pourvoyeurs d'argent des entreprises, les escompteurs de leurs billets, les grands entrepreneurs du crédit. Ainsi tout le monde, du plus puissant capitaliste aux plus modestes épargnants, est mêlé aux affaires, un individu participe à maintes entreprises industrielles, commerciales du monde entier et devient le prêteur d'argent de multiples États. De sorte que dans la poussée des affaires, qui se produit alors dans le monde entier, la fièvre des affaires n'est plus le privilège des seuls hommes d'affaires, tout le monde y participe.

La spéculation se développe en conséquence d'une façon extraordinaire. M. de La Gorce la dépeint de façon saisissante : « C'est ainsi, dit-il, que de l'esprit d'entreprise naquit la spéculation, et que la spéculation elle-même fut poussée jusqu'au jeu le plus effréné. Les actions de chemins de fer furent la première occasion de cet agiotage ; les titres à peine acquis, furent vendus, rachetés, revendus. Comme cette fièvre commençait à se calmer, les trois grands emprunts de guerre la ranimèrent, puis vinrent les emprunts des départements et des villes ; un peu plus tard se formèrent à Paris et en province les compagnies d'éclairage par le gaz, nouvelle occasion de primes et des plus fructueuses. Enfin l'esprit de lucre devenant de plus en plus ingénieux s'étendit à tout : mines de charbon, de fer, de cuivre, de soufre, eaux ferrugineuses et sulfureuses, exploitations forestières, entreprises maritimes et fluviales. De là l'apparence de la richesse, sinon la richesse elle-même, qui ne se développa que plus tard ; de là des dépenses bruyantes à la suite de gains inespérés. »

La tentation s'exerça sur tout le monde, même sur les petits rentiers pressés par l'augmentation du coût de la vie, sur les femmes elles-mêmes. Le monde officiel se fiant aux renseignements qu'il possédait sur les affaires publiques, sur les projets du Gouvernement spéculait tout particulièrement, le duc de Morny donnant l'exemple. [p.551] Les vicissitudes des guerres imprimaient à la Bourse une allure désordonnée qui excitait la spéculation.

Le Gouvernement en voyait le danger, il encourageait ceux qui le signalaient comme Ponsard dans sa comédie La Bourse, ou Oscar de Vallée dans sa brochure Les Manieurs d'argent. Dans le Moniteur il dénonça même les méfaits de la spéculation. Pendant un an on suspendit l'octroi de concessions nouvelles, le ministère public eut l'ordre de poursuivre les personnes qui useraient de leur prétendu crédit auprès des pouvoirs publics pour lancer des affaires ou abuser de la confiance des gens.

Au contraire le Gouvernement favorisa les moyens de crédit, et provoqua la naissance d'établissements destinés à le faciliter dans des conditions de sécurité, d'honnêteté assurées et contrôlées. De là le développement des magasins généraux créés en France par une loi de 1846 à l'exemple de l'Angleterre, permettant de trouver du crédit sur des marchandises qui ne devaient pas être immédiatement vendues et qui pouvaient être entreposées. De là le Crédit foncier institué en 1852, ouvrant le crédit aux propriétaires fonciers par la constitution d'une première hypothèque sur leurs immeubles, permettant d'entreprendre des travaux, des constructions sans posséder les capitaux nécessaires grâce au remboursement des avances par annuités prolongées. Dans la pensée gouvernementale il était destiné aux agriculteurs, il fut surtout utilisé par les propriétaires fonciers urbains. Plus tard il assura aux communes les capitaux dont elles avaient besoin pour leurs travaux en les gageant sur des centimes additionnels.

Si l'argent est le nerf des affaires, il était ainsi de toutes manières mis à leur disposition et les animait.

Le commerce. — A une industrie et à une agriculture intensifiée devaient correspondre un très grand développement de la consommation, c'est-à-dire du commerce. Voici quelques signes de l'ampleur qu'il prit sous le second Empire. A la fin du régime les opérations d'escompte de la Banque de France s'élèvent à 6 milliards, les transports de marchandises par voies ferrées représentent 6.270 millions de tonnes kilométriques, les transports intérieurs par eau 1.900 millions. Quant à notre commerce extérieur il passa de 2.555 millions de francs en 1850 à plus de 8 milliards en 1869.

Paris. — Le développement, les embellissements, les améliorations de Paris forment comme le symbole de cette prospérité, de ce développement économique considérable de la France sous le règne [p.552] de Napoléon III. L'Empereur trouva en Haussmann, préfet de Bordeaux, l'homme prédestiné pour l'accomplissement de cette grandiose entreprise. La grandeur des projets, leur aléa, l'énormité des dépenses, les conseils de la prudence, les oppositions de la routine, voire le respect de la légalité et de la correction dans les opérations et la simple probité même ne l'arrêtaient pas. Il conçut donc le plan de la plus extraordinaire transformation qu'une ville ancienne ait peut-être subie. Percée d'immenses voies rectilignes, constructions d'édifices luxueux, aménagement de squares, de promenades, de vastes parcs, de bois même, rien ne parut trop grand, ni trop cher pour faire de Paris une ville neuve, harmonieuse, logique, salubre, plaisante à voir et agréable à habiter. Des quartiers entiers, au centre de Paris, autour de l'Hôtel de Ville et de la Tour Saint-Jacques tombèrent. Du nord au sud et de l'ouest à l'est des voies aux proportions alors inconnues furent percées. Les Champs Élysées, l'Avenue de la Grande armée, celle de l'Impératrice, les boulevards Malesherbes, Haussmann, Magenta, Sébastopol, la rue de Rivoli, les parcs de Montsouris et de Monceau, celui des Buttes Chaumont, les bois de Boulogne et de Vincennes ; pour ne rappeler que quelques-unes de ces entreprises, changèrent du tout au tout la physionomie de la capitale, y attirant la province et l'étranger.

Les expropriations auxquelles il fut procédé, les travaux de voiries qui les suivirent, les constructions d'immeubles nouveaux et luxueux qui les accompagnèrent imprimèrent aux affaires un puissant élan. Le bâtiment « allait » certes fort sous le règne de M. Haussmann et selon l'adage « tout allait » de même. D'ailleurs cette transformation de Paris ne correspondait pas qu'à des préoccupations de beauté, de confort et d'hygiène, elle répondait à des préoccupations de police. Elle devait rendre les émeutes, les révolutions impossibles en ménageant aux troupes et à l'artillerie des moyens d'action qu'elles ne possédaient pas avec le dédale des rues étroites et tortueuses, où les barricades poussaient aux jours des émotions populaires comme des champignons et rendaient la répression difficile et sanglante.

La population parisienne suivait avec un vif intérêt ces travaux qui bouleversaient sa vieille cité. Ils lui occasionnaient certes de la gêne et quelques regrets, mais elle en appréciait les bienfaits et était fière de ce rajeunissement.

Les plaisirs. — Le second Empire procura d'ailleurs au pays d'autres compensations à la perte de sa liberté que certaines améliorations [p.553] sociales et le développement de la prospérité publique. Il lui donna également outre la gloire militaire de ses premières campagnes, le plaisir. Or le plaisir, la distraction, l'amusement jouent un rôle très important dans la vie même politique des États. Ils le savaient les Empereurs romains qui offraient au peuple de l'antique République romaine pour assurer leur pouvoir des jeux et du pain. Sous Louis-Philippe, pour attaquer le régime, on disait « la France s'ennuie ». Sous la seconde République toujours inquiète de son lendemain certes elle ne s'amusait pas. Le second Empire, et parce que c'était conforme au tempérament de ses protagonistes et par calcul, comprit que le plaisir était pour un Gouvernement qui confisque la liberté, un moyen de règne, il en fit en quelque sorte une institution nationale. Les réceptions de la Cour, ses fêtes incessantes, brillantes, accueillantes, un peu désordonnées, où l'on jouait comme des enfants, où l'on dansait follement, ouvertes aux étrangers de marque donnèrent le branle. Les préfets, les municipalités, les Ministres suivirent l'exemple, la société les imita. Toutes les catastrophes furent l'occasion de fêtes dites de charité, on dansa pour tous les malheureux, on but du Champagne pour tous ceux qui n'avaient pas de pain. Les théâtres, les cafés, les boulevards, les courses connurent une vogue sans pareil.

L'esprit, l'amusement régnèrent en maîtres. Les deux Expositions de 1855 et de 1867, kermesses gigantesques auxquelles pendant des mois l'Europe entière fut conviée eurent un succès et un éclat incomparables, en même temps qu'elles vulgarisaient toutes les découvertes, tous les progrès de la science, de l'art, de l'industrie. La France offrait au monde comme l'apothéose de la civilisation matérialiste moderne. Le plaisir y trouvait sa très large part, même le moins recommandable. Les étrangers et leurs souverains y accoururent. En 1867, Paris vit défiler tous les chefs d'État, y compris, au lendemain de Sadowa, Guillaume et Bismark et le bruit de leur réception étouffait celui du peloton d'exécution dont les balles n'atteignaient pourtant pas seulement Maximilien. Comment la France ne se serait-elle pas laissé étourdir au son de ces grelots de folie ? Comment ce bruit de fête n'eût-il pas étouffé les rumeurs sourdes, annonciatrices de l'orage ?

Les salaires ; le libre échange. — A côté du plaisir l'Empire donnait aux travailleurs eux-mêmes des satisfactions plus tangibles. Les économistes estiment à 40 % l'augmentation des salaires. Pour [p.554] apprécier le bienfait que les ouvriers pouvaient en retirer il faut il est vrai tenir compte du coût de la vie. Sur les produits fabriqués, grâce à tous les progrès énumérés plus haut, une baisse de 25 à 30 % se produisit, mais pour les objets de consommation la hausse sur les grains et végétaux fut de 10 %, celle sur les viandes, œufs, beurre, lait, volaille était d'environ 50 %. Dans l'ensemble, en tenant compte aussi de la diminution des chômages, la vie ouvrière se vit donc améliorée. Si loin qu'elle fût encore du bien réalisable, elle était en progrès. Et si l'Empire n'avait pas la même popularité chez les ouvriers que chez les paysans, il n'était pas parmi eux impopulaire. Le Gouvernement de la seconde République, malgré ses protestations humanitaires et fraternelles n'avait pas fait l'équivalent pour eux.

En faveur des travailleurs et des consommateurs en général, l'Empire adopta d'ailleurs une politique économique internationale nouvelle, il se fit libre échangiste.

L'Angleterre, entraînée par le mouvement de Cobden, avait adopté cette politique de libre circulation des produits de pays à pays. Le développement de son industrie, la prospérité extraordinaire qui chez elle s'était si prodigieusement répandue, en faisaient un exemple tentateur pour la France. Tous nos économistes se ralliaient à cette idée. Que chaque peuple produisit en abondance ce que son sol, son climat, son génie propre lui permettaient de produire au meilleur compte et que grâce aux nouveaux moyens de transport les produits de tous les pays s'échangeassent librement, n'était-ce pas le moyen de multiplier les richesses, d'en abaisser le prix, de les rendre accessibles au plus grand nombre et aussi d'apaiser les conflits avec les concurrences commerciales de peuple à peuple ?

Napoléon III devait se laisser séduire par cette thèse. Sa nouveauté, — il était favorable au progrès, — une certaine correspondance avec le principe de nationalité, — c'était la liberté d'expansion économique reconnue à chaque pays, — la tendance démocratique de la réforme, — elle devait favoriser les masses, les consommateurs, — correspondaient à ses idées générales. Aussi au cours de la disette, qui sévit très durement en France pendant plus de deux années avec de déplorables récoltes, en 1853 et 1854, par simples décrets il modifia certains de nos tarifs douaniers. Mais cela n'apparaissait que comme une mesure accidentelle. En 1856 il voulut établir un régime douanier permanent s'inspirant des mêmes idées et crut devoir et pouvoir le proposer au Corps législatif et l'obtenir de lui. De très vives oppositions du côté de l'industrie se produisirent alors [p.555] qui amenèrent le retrait de la réforme ainsi présentée. Mais, aux termes de l'article 6 de la Constitution, l'Empereur avait le droit de conclure seul « les traités de paix, d'alliance et de commerce ». Pour arriver à ses fins, l'Empereur se servit de ce détour. Dans le secret, Routier et Cobden mirent sur pied un projet, qui devint le traité du 23 janvier 1860.

Nous supprimions les prohibitions, qui écartaient de chez nous certains produits, leur substituant des droits d'entrée, qui ne devaient pas excéder 30 % de la valeur de ces produits. L'Angleterre nous octroyait la franchise pour certains des nôtres et des réductions de droits pour d'autres, notamment pour nos boissons alcooliques. Toute une série de conventions du même genre furent ensuite passées par nous avec d'autres pays.

Naturellement ces mesures de grande envergure soulevèrent de vives, même de violentes réclamations. Des députations de producteurs voulurent porter eux-mêmes leur protestation à l'Empereur. Il refusa de les recevoir. On verra l'influence que ces mesures eurent sur l'évolution politique de l'Empire. Dans les masses elles étaient interprétées comme la marque de l'intérêt que l'Empire leur portait. Il faut étudier cette vie intérieure de la France comme sa vie extérieure pour comprendre le régime politique du second Empire, qui, au lendemain du triomphe de la souveraineté nationale avec l'avènement du suffrage universel et son règne en maître absolu, consistait dans la confiscation de tout le pouvoir réel par un nouveau Souverain.

Plus encore que le développement de notre vie diplomatique et militaire le développement de notre activité économique, de notre richesse, l'amélioration du sort même des travailleurs, les plaisirs et les fêtes firent supporter un régime qui confisquait la liberté, et détournèrent l'attention publique de la politique, dont on était lassé, pour la porter sur l'économique, qui donnait tant de satisfaction et tant d'espoirs, et dans le domaine duquel nous ne connaissions ni un Mexique, ni un Sadowa. Le second Empire serait incompréhensible dans son développement politique si on ne voyait pas quelle fut la vie de la France sous son règne.

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CHAPITRE IV

VIE ET ÉVOLUTION DES INSTITUTIONS POLITIQUES DU SECOND EMPIRE

Il est possible désormais de suivre dans leur fonctionnement et dans leur évolution tout au cours du règne de Napoléon III les institutions politiques du second Empire, influencées par la vie extérieure et intérieure de la France. Comment les grands corps politiques de l'État remplirent-ils leurs fonctions ? Quelles tendances manifestèrent-ils ? Quels furent les partis politiques et que firent-ils ? Quelles orientations l'opinion publique suivit-elle et quelle fut son influence? Quels furent les principaux événements politiques qui se produisirent et qui agirent sur la marche du régime ? Telles sont les questions à examiner.

L'intérêt principal qu'elles présentent en cette phase de l'histoire de nos institutions, c'est, on l'a dit, que le régime de 1852 ne fut pas immobile comme l'avaient été la Restauration et surtout la Monarchie de Juillet, mais qu'au contraire il évolua. Avec sa concentration du pouvoir dans les mains du chef de l'État, la subordination à sa volonté de toute réforme constitutionnelle il semblait, on le sait, le régime le plus rigide, or il fut le plus flexible, celui qui connut le plus de retouches, passant par étapes de l'autoritarisme intégral au parlementarisme complet. De cette évolution les phases sont assez malaisées à distinguer et à marquer. Il est abusif de n'en établir que deux et de prendre l'année 1860 comme le terme de ce qu'on appelle l'Empire autoritaire et l'avènement de l'Empire libéral. C'est une simplification qui déforme la vérité historique. L'autoritarisme subsiste après 1860, la réforme alors opérée étant minime. Le vrai libéralisme par contre ne se réalise que in extremis presqu'à la veille de la catastrophe. L'évolution du second Empire fut donc [p.557] quelque chose de beaucoup moins brusque, de beaucoup plus progressif. L'autoritarisme, le libéralisme ne forment pas deux phases qui se partagent à peu près par moitié le régime, il y eut des stades intermédiaires.

Pour établir dans son histoire des divisions, des périodes, c'est aux élections, qui de six en six ans renouvelaient le Corps législatif, qu'il vaut mieux recourir. Elles n'ont certes plus l'importance capitale qu'elles présentent en régime parlementaire où elles commandent, elles exercent pourtant une grande influence, car le suffrage universel, même en face d'un pouvoir personnel très fort, très indépendant, même avec une Assemblée privée de ses attributs normaux, même domestiqué lui-même, demeure une force puissante.

PREMIÈRE PÉRIODE

L'EMPIRE INTÉGRAL. FIN DE 1852-JUIN 1857

C'est au lendemain du rétablissement de l'Empire, quand après le sénatus-consulte du 7 novembre et le plébiscite des 21 et 22 il a reçu du nouveau sénatus-consulte du 25 décembre 1852 son complément d'organisation qu'il faut se reporter.

I

LE FONCTIONNEMENT DES GRANDS CORPS DE L'ÉTAT

Le Gouvernement. — L'attitude, le fonctionnement des pouvoirs de l'État doivent attirer tout d'abord l'attention, et comme celui qui prime les autres est le Gouvernement, c'est par lui qu'il importe de commencer cette étude.

Le rôle de l'Empereur. — Gouvernement personnel, Gouvernement autoritaire, ainsi le régime est-il couramment qualifié. Cela implique que l'Empereur est le véritable inspirateur ou mieux le vrai directeur de l'action gouvernementale. Il s'agit de le vérifier. — C'est chose faite pour la politique étrangère, on a vu que toutes les grandes orientations, que toutes les décisions essentielles ont été son fait personnel, qu'il a couramment agi en dehors de ses Ministres sur ce terrain, quand ce ne fut pas contre eux, d'autre part l'évolution sociale et économique de notre politique intérieure est apparue également déjà comme conforme à ses idées.

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Un témoin particulièrement documenté, puisqu'il fut un observateur perspicace de tout le règne et un collaborateur de ses derniers mois d'existence, Émile Ollivier, s'est appliqué à montrer combien le Gouvernement de Napoléon III était en effet personnel[28].

« L'Empereur, écrit-il, agit seul, seul il règne et il gouverne seul. » — Le prince Napoléon « n'est pas admis aux conseils ». De Morny, depuis sa démission, reste à l'écart. Persigny demeure sans action. — L'Empereur gouverne à l'aide d'un Cabinet privé et de ses Ministres.

Le chef du Cabinet privé est Mocquard, ancien avocat d'idées d'abord libérales. Il avait été en relations avec la Reine Hortense. Il avait été l'hôte assidu d'Arenenberg. Extrêmement discret, c'était un confident sûr, érudit et lettré, il écrivait pour l'Empereur et revoyait ses proclamations. Le secrétaire particulier de l'Empereur était Franceschini Piétri possédant les mêmes qualités de finesse, de discrétion, de dévouement. Cormeau était le médecin de l'Empereur, qui se servait de lui pour certaines missions. Un huissier, Félix, une sorte de valet de chambre, Thelin ou Charles, n'étaient pas non plus sans quelque importance.

« Les Ministres se réunissaient deux fois par semaine. Ils ne discutaient que les affaires sur lesquelles l'Empereur désirait être éclairé par une discussion contradictoire, » L'ordre du jour était fixé par l'Empereur. « L'Empereur écoutait plus qu'il ne parlait, puis il congédiait le Conseil et décidait tout seul. » « Les questions d'importance se réglaient avec le Ministre compétent, dans le cabinet de l'Empereur, le plus souvent à la fin de la journée. »

Dans ses rapports avec ses conseillers et ses Ministres le prince était « poli, réservé, modeste et bienveillant... mettant très vite à l'aise, en confiance, en sympathie affectueuse ». Dans sa correspondance au contraire il était rude et catégorique.

« Il tenait à ce qu'on sût qu'il gouvernait. Peu de souverains ont été aussi impersonnels ; aucun de ses actes n'a été inspiré par un intérêt égoïste ou de famille, tous l'ont été par le bien public. Toutefois il ne supportait pas de voir d'autres se parer d'une résolution qui, même conseillée par eux, n'existait que par sa volonté. »

Rappelant qu'en Angleterre toute décision grave est prise au nom du Souverain, il disait : « Si cela est vrai pour un Gouvernement constitutionnel, à plus forte raison pour un Gouvernement [p.559] comme le mien, où je veux et où j e dois tout savoir, où la responsabilité des faits m'incombe seul... Aujourd'hui si un Ministre, de son plein mouvement et sans s'être concerté avec moi, arrête des mesures hors de la sphère commune de son activité, il se met en opposition directe avec l'esprit de la Constitution et cela influe d'une manière fâcheuse sur l'administration entière. » Ainsi s'exprimait-il dans une lettre au maréchal Vaillant. Il relevait dans une lettre d'un général Rostolan au maréchal l'incorrection d'une phrase dans laquelle le général disait avoir agi « pour remplir vos intentions (celles du maréchal) et celles de l'Empereur », les intentions d'un Ministre ne se distinguant pas des siennes.

Émile Ollivier rapporte également ces paroles de l'Empereur au sujet de de Morny et de de Persigny trop personnels : « Je traîne deux boulets, Persigny et Morny. »

Émile Ollivier a noté par ailleurs les qualités ou les défauts, le tempérament que l'Empereur apportait dans le Gouvernement, qu'il exerçait avec ce parti pris de personnalité, et qui eurent par suite une très grande influence sur la conduite des affaires.

Il relève en particulier ce mélange d'hésitation, d'indécision qu'on lui a tant reproché et d'entêtement quand une fois son parti était pris. « Avant de s'engager il pesait lentement, mûrement le pour et le contre, embrassait les divers aspects de la situation, parfois passait, pour un instant, avant de se fixer, d'un parti à l'autre, c'est ce que les historiens, qui n'ont jamais mis le nez aux Conseils, ont appelé ses hésitations. Son parti arrêté, il était imperturbable. »

Son défaut au dire de son dernier Ministre était de ne pas entrer dans le détail des questions « très familier avec les idées générales de la politique et de l'histoire, il ignorait les détails. Gouverner c'est bien, disait-il tristement, mais il faut aussi administrer ». Il n'administrait pas et ses Ministres, qui ne s'opposaient pas à ses instructions générales, les déformaient en les appliquant dans leur administration. Là était, au dire d'Émile Ollivier, sa faiblesse, « il a réellement, dit-il, gouverné lui-même dans les hautes sphères, il a été vraiment le maître de sa politique surtout dans la première portion de son règne ». Mais « même alors... il n'a pas été dans les détails de l'exécution plus obéi que Louis XIV, ni moins mal secondé ».

N'est-ce pas le mal irrémédiable des absolutismes ? La volonté qui décide tout n'arrête pas tout dans le détail, ne le suit pas dans [p.560] l'exécution, il lui faut, bon gré malgré, des collaborateurs qui consciemment ou inconsciemment la faussent.

Les Ministres. — Quels seront donc le rôle et le sort des Ministres dans un Gouvernement d'un type si personnel ?

Au début de 1853 l'équipe ministérielle est ainsi constituée : Achille Fould au ministère d'État, Abatucci à la Justice, de Persigny à l'Intérieur, à l'Agriculture et au Commerce, Drouyn de Lhuys aux Affaires étrangères, Bineau aux Finances, de Saint-Arnaud à la Guerre, Th. Ducos à la Marine, Fortoul à l'Instruction publique et aux Cultes, Magne aux Travaux publics, de Maupas à la Justice générale. Ils occupent en principe leurs postes depuis le 22 janvier 1852.

On sait qu'ils ne forment pas un Conseil qui arrête les décisions à prendre et que c'est l'Empereur qui les prend. Ils sont des conseillers discrets et des exécuteurs des décisions prises, leur personnalité, naturellement incompressible, se révélant dans leur exécution.

Ce qui les caractérise à cette époque, c'est leur permanence dans leurs fonctions, c'est le peu de changements qui se produisent parmi les Ministres et l'absence de signification politique de ceux qui ont lieu. — En 1853 un seul changement a lieu, c'est l'attribution au ministre des Travaux publics Magne de l'Agriculture et du Commerce, antérieurement rattachés à l'Intérieur qu'occupe de Persigny. — En 1854 le maréchal Vaillant remplace à la Guerre de Saint-Arnaud, qui prend le commandement en Crimée, 11 mars, et Billault remplace à l'Intérieur de Persigny, 23 juin. — En 1855, Magne succède aux Finances à Bineau, et Bouher lui succède dans ses postes des Travaux publics, de l'Agriculture et du Commerce, 3 février ; l'amiral Hamelin est le successeur de Ducos à la Marine le 19 avril ; Walewsky occupe les Affaires étrangères le 7 mai. — Changements multiples, mais sans lien entre eux, qui ne constituent pas une crise ministérielle, n'impliquent pas un changement de politique. En 1856 et 1857 deux changements seulement ont lieu: Rouland, puis de Rover recueillent l'Instruction publique et la Justice des mains de Fortoul et d'Abatucci.

Cette stabilité tient à trois causes principales : et à l'absence de responsabilité des Ministres vis-à-vis du Corps législatif, on n'est pas en parlementarisme, — et au rôle très effacé des Ministres dans la direction des affaires, — et dans l'attachement de Napoléon III aux hommes de son entourage ; il leur était très, même trop attaché, ne rompant pas avec ceux qui pouvaient lui nuire auprès de l'opinion [p.561] publique. Mais l'avantage de cette stabilité est moindre qu'on ne pourrait le croire à raison même du rôle secondaire que jouaient les Ministres.

Le Corps législatif. — Si, rendant au Corps législatif sa véritable place, la seconde dans l'État, on se demande quelles furent ses caractéristiques dans cette première phase de l'Empire, on constate d'abord la fixité, la stabilité de son organisation. La Constitution, art. 43, donnait à l'Empereur la nomination de son président, de ses deux vice-présidents, de ses questeurs, ses secrétaires étant pour toute la session ses quatre plus jeunes membres. L'Empereur fut encore plus constant ici dans ses choix que quand il s'agissait de ses Ministres. Pour ne parler que du président, Billault fut nommé pour la session de 1852 et il fut renommé en 1853 et en 1854. Devenu alors Ministre, il fut remplacé par de Morny qui présida jusqu'en 1865, Walewsky lui succédant alors, remplacé lui-même après deux années de présidence, lors de sa démission, par Schneider jusqu'à la fin du régime. Pour les autres postes, la stabilité était semblable. Qu'elle fût favorable à l'autorité, au savoir-faire de ceux qui les occupaient, ce n'est pas contestable.

L'activité du Corps législatif était extraordinairement éphémère. Ses sessions annuelles ne duraient que de trois à quatre mois. Celle de 1853 s'ouvre le 14 février et est close le 28 mai, celle de 1854 s'étend du 2 mars au 1 e r juin, celle de 1855 commence le 26 décembre et se termine au 14 avril avec une session extraordinaire de quinze jours en juillet, et ainsi de suite. La France ne peut pas se sentir représentée par ce corps, qui n'a qu'une vie épisodique. Ce corps ne peut se présenter comme l'organe d'une opinion publique, qui est toujours active, agissante, évoluante.

La vie du Corps législatif était d'ailleurs livrée au bon plaisir du pouvoir exécutif, qui fixait par décret l'ouverture et la clôture des sessions (la session ordinaire devant pourtant durer trois mois, art. 41), qui pouvait « convoquer, ajourner, proroger et dissoudre » l'Assemblée, art. 46.

Le rôle du Corps législatif, même dans le domaine législatif, est dans cette période extrêmement restreint. Non seulement il n'a pas l'initiative des lois, mais encore l'Empereur opère constamment par décret des réformes vraiment législatives. Au Bulletin des lois, dans les recueils législatifs, bien après la période dictatoriale, les décrets [p.562] sont bien plus nombreux que les lois et ils portent sur des matières d'ordre vraiment législatif.

Les débats sont extrêmement courts. Comme ils ne comportent pas l'exercice normal du droit d'amendement, ils n'ont pas de véritable portée pratique. Il s'agit d'accepter le projet tel quel ou de le rejeter en bloc. A quoi bon dans ces conditions discuter les articles, entrer dans une étude approfondie de la matière, au projet du Gouvernement en opposer un autre. L'Empereur a rendu la parole aux muets du Consulat et de l'Empire, mais s'ils peuvent parler leur parole est sans portée pratique. Ils en usent peu. Quelques exemples montreront ce que représentent alors les débats législatifs.

Voici en 1852 une loi sur la réhabilitation. La présentation au Corps législatif est du 13 avril. Le rapport est déposé le 22 du même mois. La discussion a lieu les 3 et 4 mai. Après un ajournement un rapport supplémentaire est déposé le 15, la discussion reprend et se clôt le 18, l'adoption a lieu par 212 voix contre 11.

La loi sur le renouvellement des conseils généraux d'arrondissement et municipaux est déposée le 14 juin 1852, le rapport l'est le 22, la discussion et l'adoption à l'unanimité ont lieu le 26, et c'est une loi de grande importance pour la vie locale et son indépendance.

En 1853, loi sur les pourvois en matière criminelle en cassation : présentation du 2 avril, dépôt du rapport le 20, discussion et adoption par 215 voix contre 2, le 2 mai.

En 1854, importante réforme pénitentiaire sur l'exécution des travaux forcés. La présentation remonte au 2 juin 1852, le rapport n'a été déposé que le 4 mai 1853, il a été suivi d'un décret portant modification du 3 mai 1854 ; la discussion ne se poursuit que les 2 et 3 mai ; l'adoption est votée par 225 voix contre 3.

La rapidité du travail législatif n'est pas moindre quand il s'agit du budget. Celui de 1856 est présenté le 22 février 1855, rapporté le 3 avril, discuté et voté les 11, 12 et 13 du même mois. — Celui de 1857, le dernier de la législature, présenté le 4 mars est complété par des mesures additionnelles le 28 mars ; le rapport est déposé le 17 mai ; la discussion a lieu les 4, 5, 6, 7 et 9 juin, il est adopté à l'unanimité.

Ce serait vraiment de la législature à la vapeur si c'était de la législation, un travail de confection législatif. Mais ce n'en est pas, il ne s'agit pas de « faire », de « porter » des lois, il s'agit de les recevoir et de les enregistrer. C'est ce que démontre non seulement la rapidité avec laquelle la tâche est enlevée, mais encore la servilité [p.563] avec laquelle elle est opérée. Des lois votées à l'unanimité, même un budget ! avec seulement 2 ou 3 voix opposantes, ce ne sont plus les lois du corps qui les vote, ce sont les lois du Gouvernement, qui les présente, et que le Corps législatif laisse passer sans user du veto dont il est armé.

Pour ne pas parler, les membres du Corps législatif avaient de bonnes raisons : candidats officiels ils devaient se montrer soumis pour bénéficier à l'expiration de leur mandat de la protection gouvernementale, puis leurs paroles, inopérantes dans l'Assemblée, étaient sans écho au dehors, les débats législatifs n'étant connus des lecteurs des journaux que par les comptes rendus ou les résumés officiels.

Les débats législatifs et budgétaires étaient les seuls auxquels les membres du Corps législatif pouvaient se livrer. Les Ministres n'étant pas responsables ne pouvaient être interpellés. De Montalembert, qui seul animait cette Assemblée de mort, dans laquelle il étouffait d'ailleurs, trouva pourtant le moyen de présenter une interpellation sous une forme détournée. On prévoyait les élections de 1857, on se souciait des mesures par lesquelles le Gouvernement en entraverait la liberté, notamment celle de se faire connaître des électeurs par des circulaires, des professions de foi et de mettre entre leurs mains des bulletins de vote. La loi sur le colportage s'appliquait-elle à cette distribution de papiers électoraux ? Si oui, ne pouvaient les remettre aux électeurs que les colporteurs autorisés par le préfet et l'administration trouvait là une arme redoutable contre les « mauvais » candidats. Ou ces distributions rentraient-elles dans les prévisions de l'article 10 de la loi du 16 juillet 1850, qui les soustrayait alors à cette entrave possible ? La Cour de cassation avait jugé que la loi du 27 juillet 1849 était applicable. Montalembert combattit sa thèse et posa la question à l'occasion de la validation d'une élection. Or bien que de Morny n'eût autorisé Montalembert à exposer son système qu'en proclamant que le Gouvernement n'aurait pas à lui répondre, Baroche contesta l'opinion de Montalembert et de Chasseloup-Laubat, rapporteur de la loi de 1850, soutint que ses auteurs n'avaient nullement entendu qu'elle s'appliquât à ces sortes d'écrits.

Il y eut donc là une espèce d'interpellation, mais sans la sanction d'un vote de l'Assemblée, seulement le Gouvernement par une [p.564] circulaire aux préfets prescrivit d'user d'une large tolérance à l'égard des distributeurs[29].

Ainsi se manifestaient du côté de l'Assemblée une aspiration à recouvrer ses prérogatives normales, du côté du Gouvernement l'influence que les manifestations du Corps législatif pouvaient exercer sur lui.

Le Sénat. — Quant à son organisation le Sénat présente le même caractère de stabilité que le Corps législatif. L'Empereur qui lui donnait son président et ses quatre vice-présidents montra la même fidélité vis-à-vis des hommes qu'il appela à ces postes. Après avoir placé à sa tête le prince Jérôme-Napoléon Bonaparte, maréchal, gouverneur des Invalides, son oncle, il fit constamment appel à Troplong, qui était en même temps le premier président de la Cour de cassation, et que la mort seule fit descendre de son fauteuil présidentiel le 1er mars 1869.

Quant à l'exercice de ses attributions il y eut de la part du Sénat du flottement. Il eut peine à comprendre son rôle et à s'y cantonner. La Constitution en faisait le gardien de la Constitution, toute loi lui étant déférée, qu'il pouvait arrêter si elle lui portait atteinte comme à la religion, à la morale, à la liberté du culte, à la liberté individuelle, à l'égalité des citoyens, à l'inviolabilité de la propriété, au principe de l'inamovibilité de la magistrature et à la défense du territoire. — Tout acte pouvait pour inconstitutionnalité lui être déféré.

Puis le Sénat pouvait par sénatus-consulte établir la constitution des colonies, compléter la Constitution elle-même et l'interpréter quand le sens de ses articles était douteux.

Il pouvait encore proposer des modifications à la Constitution.

Enfin il pouvait par un rapport au chef de l'État poser les bases d'une loi de grand intérêt national.

Comment comprit-il sa mission ? En ce qui concerne le contrôle de la constitutionnalité des lois, qui semblait sa fonction normale, il fallut attendre 1856 pour le voir arrêter une loi pour inconstitutionnalité. Mais dès le début, étudiant toutes les lois, il tendit à les examiner non seulement de ce point de vue, mais encore de celui de leur opportunité, de leur valeur intrinsèque et à s'ériger en une véritable seconde Chambre législative. Il ne comprenait pas qu'on lui soumît une loi, dont, avec son expérience, il pouvait juger les [p.565] dispositions défectueuses ou dangereuses, sans qu'il pût la critiquer et à tout le moins en signaler les défauts et les périls. Le souvenir de la Chambre des pairs, dont certains sénateurs avaient fait partie, était trop récent pour que le Sénat ne fût pas tenté d'en reprendre la tradition. Le Gouvernement le laissa d'abord, son rôle étant si restreint, se livrer au jeu assez inoffensif de discuter les lois. Les critiques ainsi formulées ne lui étaient pourtant pas indifférentes, puisqu'il en était l'auteur. Aussi dès le 9 juillet 1852 une note parut au Moniteur, qui rappelait le Sénat, gardien de la Constitution, à son rôle. « Quand il s'agit des lois ordinaires, disait-elle, le Sénat n'est saisi que de la question de constitutionnalité ; il envisage, uniquement sous ce rapport, les diverses dispositions de la loi... C'est ainsi qu'il est interdit à la Cour de cassation de s'occuper du bien-jugé des arrêts qui lui sont déférés ...pour ne les apprécier qu'au point de vue de leur conformité avec la loi... Le Gouvernement, par respect pour la Constitution, s'est imposé la pénible nécessité de ne point insérer au Moniteur les rapports des commissions du Sénat qui, sans se borner à la question de constitutionnalité, apprécient le mérite même des dispositions de la loi. — Il importe à la dignité du Sénat que cet examen n'ait pas lieu, puisqu'il ne peut être suivi d'aucune discussion. »

Le Sénat n'en retomba pas moins dans ces errements. En particulier en 1855 une discussion très vive s'engagea au sujet d'une loi sur l'instruction publique, que les cardinaux-sénateurs attaquèrent violemment. Le Ministre Fortoul voulut leur répondre ; la question de la légitimité de ces débats fut soulevée.

Ainsi fut provoquée une note du 11 janvier 1856 au Moniteur[30], qui fut comme le commentaire officiel de la Constitution. Elle commençait par poser la nécessité pour chaque pouvoir de se renfermer dans ses attributions, c'est de là « que dépendent l'ordre, l'activité, l'unité dans la marche de l'administration et la direction des affaires publiques ». Elle admettait que l'observation de cette règle demande du temps, « les pouvoirs nouveaux sont involontairement entraînés à emprunter quelque chose aux pouvoirs qui les ont précédés ». La note relevait la différence essentielle qui existait entre le Sénat et la Chambre des pairs. L'esprit de la nouvelle Constitution est de donner à chaque pouvoir « des fonctions différentes, qui permettent de concourir aux affaires publiques. En ce qui concerne le Sénat, elle [p.566] lui concède l'initiative et la garde de tous les principes et de tous les intérêts, dont elle est le résumé et la garantie ». Et c'était alors sur la présentation des bases de lois de grand intérêt national qu'elle orientait le Sénat. Les sénateurs devaient entre les sessions « parcourir le pays, s'informer des besoins et formuler ensuite des projets de loi qui en seraient l'expression », et par ces enquêtes le Sénat devait « éclairer sans cesse le Gouvernement sur l'état moral et matériel de la société ». Ainsi dans cette note, c'était la dernière des attributions du Sénat qui prenait le pas sur les autres, même sur l'examen de la constitutionnalité des lois ou des actes du Gouvernement.

La semonce ne plut pas au Sénat. Un de ses membres donna même à sa suite sa démission. Et le Sénat usa de représailles. Le Gouvernement avait proposé une loi qui établissait à Paris seulement une taxe municipale sur les chevaux et les voitures. Il jugea qu'elle était contraire à « l'égalité des citoyens devant la loi » et il arrêta la loi comme anticonstitutionnelle. On ne manqua pas, il est vrai, de dire que les sénateurs ayant chevaux et voitures avaient ainsi voulu échapper à la taxe. Quoi qu'il en soit, on ne cite que deux projets dont le Sénat ait présenté au Gouvernement l'urgence : l'un était un projet sur les enfants trouvés, l'autre un projet de Code rural.

Ce ne fut en somme que dans la rédaction des sénatus-consultes que le Sénat montra de l'initiative, de l'intérêt et un peu d'activité. L'expérience du Sénat de l'Empire, son rôle extrêmement effacé, sa négligence pour l'exercice des fonctions que la Constitution lui avait confiées et à l'exercice desquelles le Gouvernement le stimulait comportent une leçon pour la science politique. C'est la preuve : 1° Que l'artificiel ne vit pas, ne produit pas ; — 2° qu'un corps qui n'émane pas du pays n'a pas le souci de se faire l'interprète de ses besoins et de ses désirs ; — 3° que les traditions et la logique d'une institution protestent contre les conceptions artificielles d'un régime.

Le Conseil d'État. — Le Conseil d'État tout au cours du régime jouit d'un grand prestige. Sa dépendance vis-à-vis du Gouvernement n'était pas faite à cette époque pour lui nuire. Puis il était toujours en fonctions. Il éclipsait le Corps législatif. — L'Empereur recrutait ses membres avec discernement et éclectisme. — Il exerçait ses fonctions législatives, l'examen des projets du Gouvernement, avec zèle, compétence et une certaine indépendance, amendant couramment ces projets. Il ne se hasardait pourtant pas à les écarter. Il restait par là d'esprit fonctionnariste. Il n'aurait osé s'élever contre la volonté du Gouvernement. Il prouvait ainsi que seuls les corps [p.567] élus sont vraiment indépendants. — Dans leurs interventions au Corps législatif les conseillers d'État se montraient peu orateurs. Le docteur Véron en fournit le témoignage le moins flatteur : « Rien n'est plus affligeant, dit-il, rien n'affaiblit plus la dignité, l'autorité du Gouvernement, que le triste spectacle d'un conseiller d'État, défendant par les plus pauvres arguments, d'une voix hésitante et intimidée, le projet de loi qu'il est chargé de soutenir. Je ne veux nommer personne, mais j ' a i assisté plusieurs fois en séance publique à un semblable spectacle. Que du moins le titre et les fonctions de conseiller d'État ne deviennent pas monnaie courante de faveur ou de récompense pour services rendus[31] ! » Le docteur Véron était sévère c'était pourtant un chaud partisan de l'Empire, ce n'est pas l'hostilité au Gouvernement qui lui inspirait ces appréciations désobligeantes. D'ailleurs pourquoi les conseillers d'État se seraient-ils mis en frais? Ne savaient-ils pas d'avance que les projets du Gouvernement ne rencontreraient pas d'opposition au Corps législatif ?

II

LES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS POLITIQUES DE 1853 A 1857

Session de 1853, séance d'ouverture. — La session de 1853 par laquelle l'Empire s'inaugurait semblait devoir présenter une toute particulière importance. La séance d'ouverture, dans laquelle Napoléon se présentait sous son nouveau titre, n'en manque pas. Elle eut lieu aux Tuileries le 14 février. La princesse Malhilde se tenait à la droite de l'Impératrice (le mariage impérial venait d'avoir lieu), la comtesse de Montijo, sa mère, était à sa gauche. L'Empereur, devant son trône, entre le prince Jérôme et le prince Napoléon lut son discours, qui était naturellement un panégyrique de l'Empire. A le lire on se rend compte de ce que l'Empereur jugeait capable de séduire ses sujets, de gagner à son Gouvernement l'assentiment du pays. Quelques citations en montreront la trame[32].

« Il y a un an, je vous réunissais dans cette enceinte pour inaugurer la Constitution promulguée en vertu des pouvoirs que le peuple m'avait conférés.

» Depuis cette époque le calme n'a pas été troublé. La loi en [p.568] reprenant son empire a permis de rendre à leurs foyers la plupart des hommes frappés par une rigueur nécessaire.

» La richesse nationale s'est élevée.

» L'activité du travail s'est développée dans toutes les industries.

» Les mêmes progrès se réalisent en Afrique, où notre armée vient de se distinguer par des succès héroïques.

» La forme du Gouvernement s'est modifiée légèrement et sans secousses par le libre suffrage du peuple.

» De grands travaux ont été entrepris sans la création d'aucun impôt et sans emprunt. La paix a été maintenue sans faiblesse.

» Toutes les puissances ont reconnu le nouveau Gouvernement.

» La France a aujourd'hui des institutions qui peuvent se défendre d'elles-mêmes et dont la stabilité ne dépend pas de la vie d'un homme. (Émotion profonde.)

» Ces résultats n'ont pas coûté de grands efforts parce qu'ils étaient dans l'esprit et dans l'intérêt de tous.

» A ceux qui méconnaîtraient leur importance, je répondrais qu'il y a quatorze mois à peine le pays était livré aux hasards de l'anarchie.

» A ceux qui regretteraient qu'une part plus large n'ait pas été faite à la liberté, je répondrais : la liberté n'a jamais servi à fonder d'édifice politique durable : elle le couronne quand le temps l'a consolidé. (Vive approbation.)

» N'oublions pas d'ailleurs que si l'immense majorité du pays la confiance dans le présent et foi dans l'avenir, il reste toujours des individus incorrigibles qui, oublieux de leur propre expérience, de leur terreur passée, de leurs désappointements s'obstinent à ne tenir aucun compte de la volonté nationale, nient impudemment la réalité des faits et au milieu d'une mer qui s'apaise chaque jour davantage, appellent des tempêtes qui les engloutiraient les premiers. (Assentiment prolongé.)

» Ces menées occultes des divers partis ne servent à chaque occasion qu'à constater leur impuissance et le Gouvernement, au lieu de s'en inquiéter, songe avant tout à bien administrer et à rassurer l'Europe. »

L'Empereur annonçait une diminution des dépenses et des armements, s'engageait à « entretenir loyalement les rapports internationaux, afin de prouver aux plus incrédules que la France exprime l'intention formelle de demeurer en paix, il faut la croire, car elle est assez forte pour ne craindre et par conséquent pour ne tromper [p.569] personne ». I l annonçait encore, après la réduction de 30.000 hommes déjà réalisée dans notre effectif, une nouvelle réduction de 20.000 hommes. Il assurait que l'on n'aurait plus recours aux « lois d'exception » et proclamait enfin que la France n'avait plus qu'à remercier la Providence[33].

Ce discours, apologie personnelle et apologie du régime, ne manquait certes pas d'habileté. L'Empereur glissait sur les points délicats, par exemple en présentant l'Empire comme une « légère » modification à la Constitution, et il insistait sur ce qui tenait le plus au cœur du pays, la réduction de ses charges et la paix.

A l'ouverture de la session du Sénat, Troplong répondit en faisant l'éloge de l'autorité, gage de la prospérité et de la paix que l'Empire garantissait à l'Europe.

« En accoutumant la démocratie française au principe d'autorité, qui lui avait paru si longtemps suspect, nous ferons plus pour son bonheur que d'autres en offrant à son orgueil l'appât d'une indépendance turbulente et exagérée. Par le principe d'autorité nous arriverons à l'ordre matériel et moral ; par l'ordre nous arriverons au travail, à l'aisance, au progrès de toutes les classes, à la liberté régulière et modérée du bon citoyen, à la paix surtout. Car l'Europe comprendra que l'Empire n'a pas éteint chez nous le principe révolutionnaire pour le rallumer au dehors sous le nom menteur de gloire militaire dans la vue de guerres sans raison, sans justice, sans utilité[34]. »

La paix, c'était le refrain de tous les discours officiels ; or au moment où l'on en parlait tant la question d'Orient s'ouvrait et dans le cycle de ses guerres la France allait s'engager.

Le vide de la session de 1853. — La session de 1853 fut aussi vide que la précédente. Le Gouvernement ne présenta que 61 projets de loi, qui étaient presque tous d'intérêt privé, ne devant pas retenir l'attention des députés. La moitié d'entre eux ne furent même déposés qu'en fin de session. Au cours de cette année le nombre des décrets est au moins quadruple de celui des lois y compris celles d'intérêt particulier.

Comme le public ne connaissait les travaux du Corps législatif que par le compte rendu officiel sommaire, qui ne parlait pas des séances des commissions, il pouvait s'imaginer que l'Assemblée réunie trois mois seulement ne faisait rien, même pendant sa session. [p.570] Aussi crut-on nécessaire de publier un rapport sur l'ensemble des travaux de l'année[35].

Les membres de l'Assemblée se désintéressaient des débats. Un seul orateur par exemple, de Flavigny, prononça un discours qui constitue toute la discussion générale du budget, et on lui en sut mauvais gré, cela passa pour un acte d'opposition ! Le seul incident un peu marquant de la discussion du budget des recettes fut le refus de Montalembert de le voter parce qu'il sanctionnait le sénatus-consulte du 25 décembre qui renforçait le pouvoir personnel et les décrets du 22 janvier 1852 consacrant la confiscation des biens de la famille d'Orléans.

Léthargie des partis politiques. — La vie politique, qui s'était retirée des Assemblées politiques n'existait pas davantage dans les partis. Les ruines de la Monarchie et de la République avaient atteint la foi de leurs adeptes.

Les légitimistes étaient peut-être les moins touchés, n'ayant aucune responsabilité dans les dernières catastrophes. Mais ils demeuraient encore sous le poids de l'impopularité de la Restauration. L'Empire, par ses avances au Clergé, ses faveurs pour la religion désarmait les catholiques, privait ainsi les légitimistes de la partie de leur programme, qui avait le plus de prise sur une partie du pays, et leur enlevait le plus gros des troupes qui auraient pu constituer leur clientèle. Ils tentèrent pourtant en 1853 de former une Ligue fédérale pour la rassembler, ce fut sans succès. D'ailleurs le comte de Chambord donnait comme mot d'ordre à ses fidèles, dont certains faisaient encore le voyage plus démonstratif qu'utile de Frohsdorf, l'abstention. Et si l'on comptait cependant quelques légitimistes au Corps législatif, c'était parce qu'ils avaient manqué à la consigne donnée, ce qui n'était pas pour en faire des porte-parole bien autorisés d'un principe, dont le prétendant ne songeait qu'à conserver la pureté, sans se soucier de le rendre vivant.

Les Orléanistes formaient un parti beaucoup plus sérieux. La Monarchie de Juillet s'était fait une clientèle dans la bourgeoisie, dans la partie intelligente, active, commerçante et industrielle de la Nation. Elle était tombée par les fautes personnelles d'un Souverain et d'un Ministre entêtés dans un immobilisme mortel, mais elle gardait le prestige des dix-huit années de paix et de prospérité qu'elle avait données à la France. Beaucoup de ses hommes politiques étaient [p.571] encore actifs et c'étaient eux qui en France connaissaient le mieux les affaires. Ils avaient l'habitude de la vie politique, ils étaient connus du pays et possédaient du crédit auprès de lui. Nul mot d'ordre supérieur ne leur interdisait de faire de la politique, de se porter candidats. Les princes d'Orléans, jeunes encore, étaient actifs et populaires. Mais le parti n'en demeurait pas moins sous le coup de la catastrophe de février 1818. il manquait de chef et de consigne, le prétendant était un enfant. L'opinion dominante était que le rétablissement de la Monarchie ne pouvait se faire que dans l'union de tous les monarchistes, dans la réconciliation de la branche aînée et des Orléanistes. Pour manifester cette pensée désormais acquise, le duc de Nemours rendit visite à la fin de 1853 au comte de Chambord, qui, l'année suivante, rendit visite à son tour à la Reine Marie-Amélie. Pour autant la Monarchie n'était pas plus unie. Des monarchistes comme Thiers, qui avait été un des acteurs principaux de la Révolution de Juillet, ou Duvergier de Hauranne, qui était de l'opposition dynastique sous Louis-Philippe, ne pouvaient pas plus se faire légitimistes qu'un loup ne peut se changer en agneau. Les princes d'Aumale, de Joinville, la duchesse d'Orléans, gardienne de la pensée de son mari, ne pouvaient abdiquer leur libéralisme, leur loyalisme au regard de la souveraineté nationale. Enfin les orléanistes comme les autres ne pouvaient et ne voulaient pas faire sortir le pays de l'état de somnolence politique dans lequel ses crises antérieures et la volonté de son nouveau maître le tenaient.

Les Républicains étaient discrédités par la faillite de la seconde République, par l'impuissance des Chambres, par leur conflit perpétuel avec le Gouvernement, par les ruines, les chômages qu'elle avait provoqués. La répression, qui avait suivi les mouvements populaires de décembre et de janvier 1851 et 1852, avait décimé le parti, dont les chefs déportés et exilés étaient naturellement impuissants et ne comprenaient même plus la France. Le Gouvernement exerçait d'ailleurs sur les républicains demeurés chez nous une étroite surveillance et les journaux à tendance républicaine, comme le Siècle, la Presse, pour échapper aux mesures rigoureuses alors en usage contre les feuilles publiques, ne pouvaient plus défendre l'idée et réveiller les passions républicaines.

De sorte que, de même que des corps politiques, des partis politiques la vie s'était retirée, eux aussi étaient en léthargie.

Cette sorte de disparition, d'évanouissement de tous les partis qui pouvaient faire de l'opposition au Gouvernement impérial est un [p.572] trait capital dans l'histoire de l'Empire. Ce manque d'adversaires politiques organisés, le critiquant, l'entravant, le libérait de bien des soucis et lui facilitait la direction des affaires, mais en même temps il le privait des critiques, des avertissements qui font éviter les fautes et signalent les dangers. Sa responsabilité était d'autant plus lourde qu'il était plus indépendant.

Complots et attentats. — L'Empire avait pourtant des ennemis acharnés qui ne désarmaient pas. Les exilés, souvent réduits à la misère, se réunissaient pour se soutenir, entretenir la vie du parti, se procurer des ressources, ils fondaient la République fraternelle, la Commune révolutionnaire, mais les « nantis » demeurés en France faisaient la sourde oreille, le foyer d'insurrection demeurait donc à l'étranger.

Quant aux complots, il s'en produisit deux dès 1853, dits de l'Hippodrome et de l'Opéra-Comique, parce que c'était à l'arrivée de l'Empereur aux représentations qu'on y donnait qu'ils devaient se produire. Les noms des chefs des conjurés, Foliet, Alix, Ruault sont demeurés obscurs. La police les éventa, des condamnations nombreuses et sévères eurent lieu. Cette répression énergique n'empêcha pas un nouvel attentat le 11 septembre 1854 à Pérenchies près de Lille sur la ligne du chemin de fer. L'Empereur, quant au « risque professionnel » était bien le successeur de Louis-Philippe.

Mariage de l'Empereur. — Un événement important du début du règne fut le mariage de l'Empereur. Un mariage avec une princesse appartenant à une famille régnante présentait de sérieuses difficultés. La reconnaissance du Gouvernement par les puissances étrangères n'avait pas été aisée, une union se heurtait à plus de méfiance et d'hostilité encore. Il y eut deux projets avec la princesse Wasa et la princesse Adélaïde de Hohenlohe, mais Napoléon s'éprit de Mlle Eugénie de Montijo, qui appartenait à la noblesse d'Espagne, dont le père sous l'Empire avait servi la France. C'était un mariage d'amour, mais non politique. La famille de l'Empereur et ses Ministres y étaient opposés, le 22 janvier le Conseil d'État, les bureaux du Sénat et du Corps législatif en furent avisés et un bref discours eut pour but de gagner l'opinion publique. « Je viens, disait l'Empereur, dire à la France : J'ai préféré une femme que j'aime et que je respecte à une femme inconnue dont l'alliance eût eu des avantages mêlés de sacrifices. Bientôt en me rendant à Notre-Dame, je présenterai l'Impératrice au peuple et à l'armée, la confiance qu'ils ont en moi assure leur sympathie à celle que j’ai choisie ; et vous, Messieurs, [p.573] en apprenant à la connaître, vous serez convaincus que cette fois encore j’ai été inspiré par la Providence. » C'était comme un second plébiscite qui sacrerait l'Impératrice après l'Empereur. On s'efforça de montrer que la future souveraine était de grande naissance. On donna à la cérémonie du mariage tout l'éclat possible La princesse Eugénie affecta à la charité le cadeau que la Ville de Paris voulait lui faire. Le peuple fut pourtant moins sensible à ces appels à sa sensibilité qu'au regret de ne pas voir le trône de France occupé par une princesse de sang royal. Les journaux non inféodés au régime, comme le Journal des Débats, se bornèrent à rendre compte des cérémonies, à relever les acclamations qui s'y produisirent, les grâces accordées à des condamnés politiques, sans y ajouter de commentaires.

Ce mariage n'apporta donc à l'Empereur aucun complément d'autorité et de prestige, il introduisit auprès de lui une influence, qui à de certaines heures fut d'un très grand poids.

Session de 1854, discours impérial. — En l'absence de débats législatifs sérieux, dans le silence constant des corps politiques le discours annuel de l'Empereur à l'ouverture de la session prenait une importance exceptionnelle. L'Empereur y défendait sa politique et s'adressait à l'opinion publique, au peuple, dont aucun Gouvernement si personnel, si autoritaire qu'il soit, ne peut faire abstraction. Celui du 2 mars 1854[36] eut d'abord pour objet de rassurer la France contre la famine que des récoltes désastreuses faisaient craindre. L'Empereur exposa les projets du Gouvernement, particulièrement celui de la fondation d'une « caisse de la boulangerie ». Mais c'était à la guerre qu'il consacrait son plus gros effort. L'année précédente il avait vanté son amour de la paix et l'on se battait contre la Russie ! Il montrait le danger que l'ambition russe faisait courir à l'Europe, celle-ci tout entière se levant pour repousser son agression et la nécessité où nous avions été de la suivre.

L'Angleterre, faisant taire notre ancienne rivalité, était notre alliée, l'Autriche s'apprêtait à s'unir à nous, l'Allemagne suivrait son exemple. C'était l'Europe qui entrait en lutte avec la Russie, dont il dénonçait « la puissance colossale », les « envahissements successifs », prête à « s'élancer sur notre civilisation ». Il montrait l'agression sans raison dont la Turquie avait été la victime. « Nous avons vu, disait-il, en Orient, au milieu d'une paix profonde, un [p.574] Souverain exiger de son voisin plus faible des avantages nouveaux, et, parce qu'il ne les obtenait pas, envahir deux de ses provinces. Seul ce fait devait mettre les armes aux mains de ceux que l'iniquité révolte. »

Il ajoutait que la Russie à Constantinople, c'était une menace pour nous dans la Méditerranée, « car régner sur Constantinople, c'est régner sur la Méditerranée ». Il voulait enfin répondre au reproche d'avoir abandonné le programme pacifiste de Bordeaux et il disait : « L'Europe sait maintenant que si la France tire l'épée, c'est qu'elle y aura été contrainte. Elle sait que la France n'a aucune idée d'agrandissement... le temps des conquêtes est passé sans retour. Ce n'est pas en reculant les limites de son territoire qu'une Nation peut désormais être honorée et puissante, c'est en se mettant à la tête des idées généreuses, en faisant prévaloir partout l'empire du droit et de la justice. » Les harangues de rentrée de l'Empereur étaient donc de véritables discours ministériels exposant la politique du Gouvernement, plus encore devant le pays, en vertu du principe de l'appel au peuple, que devant les représentants du pays.

La réponse à ce discours ce fut le vote par le Corps législatif le lendemain de l'ouverture de la session d'un emprunt de 250 millions. On appela directement le pays à le souscrire et les souscriptions s'élevèrent à 468 millions, le nombre de souscripteurs était de 99.224. Ce fut une sorte de nouveau plébiscite. De même le Corps législatif porta le contingent de 80.000 à 140.000 hommes. Quoique le Gouvernement eût abandonné son programme de paix, le peuple lui-même et ses élus le suivaient.

Nouveaux attentats, l'insécurité. — Alors que le Gouvernement impérial était, du côté du Corps législatif sans droits sur lui, docile et presque inexistant, à l'abri de toute surprise et assuré dans son indépendance, de nouveaux attentats se produisirent ou furent découverts. En la seule année 1855 il y eut celui de Pianori qui aux Champs-Élysées tira deux coups de pistolet sur l'Empereur et qui fut exécuté ; celui de Bellemare déclaré fou et qui fut interné à Bicêtre, et celui de Tibaldi, découvert avant tout commencement d'exécution, dans lequel on impliqua et Mazzini et Ledru-Rollin. Les accusés furent condamnés les uns à la déportation, les autres à la réclusion. Le « risque professionnel » s'affirmait, comme sous Louis-Philippe, d'autant plus grand que le Gouvernement était moins libéral, moins populaire. Il se montrait comme la rançon de l'autorité. Le Gouvernement étant irresponsable, c'était à la personne du Souverain [p.575] qu'on s'en prenait. Le résultat était que la sécurité, la confiance, considérées comme les bienfaits du régime autoritaire, s'évanouissaient.

La fin de la Législature de 1852, les années 1856 et 1857. — Sous le régime autoritaire de l'Empire, avec le peu d'importance politique du Corps législatif, des élections générales n'étaient pas un événement décisif pour la vie du pays. Pourtant en 1857 le peuple allait à travers toute la France être appelé à renouveler sa représentation. Les événements qui d'ici là se produisirent offraient donc un intérêt exceptionnel.

L'événement capital de cette période fut la fin victorieuse de la guerre de Crimée. L'assaut général donné le 8 septembre 1855, la prise de Malakoff par Mac-Mahon, malgré l'échec de nos alliés, amenèrent l'évacuation de la ville assiégée, l'acceptation de nos conditions par Alexandre II, le Congrès de Paris et le traité du 30 mars 1856. Le retentissement de ces événements fut énorme. M. Taxile Delord. historien hostile à l'Empire, écrit : « L'Empire victorieux était à l'apogée de sa puissance. Napoléon III, le jour où les plénipotentiaires du Congrès vinrent en grand uniforme lui présenter le traité signé par eux, parut comme l'arbitre de l'Europe[37]. »

Dans son discours inaugural de la session de 1856, le 3 mars, l'Empereur pouvait célébrer la grandeur de notre victoire et de la France. « Un grand fait d'armes est venu décider en faveur des alliés une lutte acharnée... Partout nos alliances se sont étendues et affermies. Le troisième emprunt a été couvert sans difficulté. Le pays a supporté avec une admirable résignation les souffrances inséparables avec la cherté des vivres... Les craintes nées de la disparition de l'or se sont affaiblies... Les hasards de la guerre ont réveillé l'esprit militaire de la Nation[38]. »

La naissance du prince impérial Eugène-Louis-Jean-Joseph-Napoléon, le 16 mars 1856, au cours même du Congrès, était pour l'Empire à ce point de gloire le gage de son avenir. Napoléon III avait désormais un héritier direct prêt à recueillir après lui le pouvoir et à l'exercer dans son esprit. On donna à l'événement toute la solennité possible : 101 coups de canon annoncèrent à la capitale la naissance d'un fils. Il eut pour parrain et marraine le Pape et la Reine de Suède. Le Corps législatif accueillit la nouvelle avec enthousiasme. Il fut désigné à son ondoiement comme « fils d e France ». [p.576] C'était le terme consacré sous l'ancien régime et l'Empereur expliquait qu'il s'appliquait encore mieux au temps présent. « C'est que lorsqu'il naît un héritier destiné à perpétuer un système national, cet enfant n'est pas seulement le rejeton d'une famille, mais il est véritablement encore le fils du pays et ce nom lui indique ses devoirs. » Il ajoutait : « Aujourd'hui le Souverain est l'élu de la Nation, le premier citoyen, et le représentant des intérêts de tous[39]. » Pourtant en recevant les grands corps de l'État, venus le féliciter, l'Empereur, qui était un mélancolique, évoquait « la destinée de ceux qui étaient nés dans le lieu même et dans des circonstances analogues[40] » et la vision de l'avenir semblait se présenter à son esprit et assombrir sa pensée.

A la suite de ces deux événements la victoire et la paix, puis la naissance du prince impérial, une série de visites princières furent comme un plébiscite des souverains, consacrant internationalement l'Empire. « Victorieuse et respectée au dehors, la France vit en quelque sorte la consécration pacifique de sa politique sage et modératrice dans la visite que firent au chef de l'État plusieurs princes et souverains... Il suffit de nommer le duc de Cambridge, le Roi de Wurtemberg, l'archiduc Ferdinand d'Autriche, le prince Frédéric-Guillaume de Prusse, le prince Oscar de Suède, le prince Albert de Bavière, le prince régnant de Toscane[41]. »

Loi de régence. — La naissance du prince impérial rendit nécessaire la rédaction d'une loi de régence, toujours très épineuse. Le Gouvernement en prit l'initiative avec le concours du Conseil d'État. Le projet fut présenté au Sénat le 16 juin et, après une sérieuse discussion et des amendements, voté par lui le 17 juillet[42]. Il comptait 25 articles ; en voici les grandes lignes.

L'âge de majorité était fixé à 18 ans. A moins que l'Empereur décédé n'en eût disposé autrement par acte rendu public avant sa mort, l'Impératrice-mère exerçait la régence et avait la garde de l'Empereur mineur. — En cas de remariage elle perdait ses droits. — Si l'Impératrice faisait défaut, la régence appartenait au premier prince français par rang d'hérédité. — A défaut de princes héritiers le régent était nommé par le Sénat sur proposition du Conseil de régence ou, si celui-ci manquait, des Ministres formés en conseil, [p.577] assistés des présidents du Sénat, du Corps législatif et du Conseil d'État. — Puis étaient réglées les conditions dans lesquelles l'Empereur pouvait disposer de la régence et nommer les membres du Conseil de régence.

D'ailleurs pendant toute la minorité de l'Empereur le régent exerçait » l'autorité impériale dans toute sa plénitude, sauf les droits attribués au Conseil de régence ». — En cas de décès de l'Empereur mineur l'Impératrice conservait la régence s'il avait un frère qui devenait l'Empereur, sinon elle la perdait. La régence en d'autres mains que celles de l'Impératrice ne conférait pas de droit quant à la garde de l'enfant.

La régente ou le régent devaient prêter serment, soit du vivant de l'Empereur, soit après sa mort devant l'Empereur mineur assisté des plus hautes autorités de l'Empire. Et ce serment la loi en déterminait exactement les termes, art. 17. Procès-verbal en était dressé et signé par la régente ou le régent et les assistants.

La loi indiquait ensuite comment le Conseil de régence devait être composé, prescrivait que les membres n'en pouvaient être changés par le titulaire de la régence, — réglait comment il devait fonctionner, puis déterminait les questions pour lesquelles son avis était nécessaire et celles pour lesquelles il n'avait que voix consultative.

Le vote de cette loi eut une véritable portée politique. Il fut pour le Sénat une première occasion de prouver son autorité. Il discuta, il amenda. Il introduisit notamment dans le serment une formule, qui était une précaution contre les tendances religieuses de l'Impératrice, qui auraient pu la porter à supprimer la liberté des cultes ou à rapporter le Concordat.

Puis cette loi, qui faisait l'Impératrice régente, l'amena à s'occuper du Gouvernement, qu'elle devait éventuellement exercer en cas de régence. Son influence se fit désormais sentir, et de plus en plus, quand les forces et l'énergie de l'Empereur déclinèrent.

DEUXIÈME PÉRIODE

PREMIÈRES CONCESSIONS LIBÉRALES, 1857-1863

LES ÉLECTIONS DE 1857

Dissolution de l'Assemblée. Le Gouvernement en face du pays. — Les pouvoirs du Corps législatif expiraient normalement avec la fin de 1857. Le Gouvernement jugea opportun de devancer [p.578] cette échéance pour profiter des conditions exceptionnellement favorables dans lesquelles il pouvait se présenter devant le pays. Un décret du 28 mai 1857 fixa les élections au 21 juin 1857. Le temps laissé aux candidats et aux électeurs pour préparer la lutte électorale engagée à l'improviste était extrêmement réduit. Ainsi s'affirmait la volonté du Gouvernement de « faire » à nouveau les élections.

Il se trouvait en excellente posture pour aborder le corps électoral. Le pays n'avait pas encore oublié l'état pitoyable dans lequel l'avait mis la seconde République. L'Empire après lui avoir rendu l'ordre et la prospérité venait de lui donner la victoire, une paix glorieuse, la première place en Europe. Le pays dans le silence des journaux et du Corps législatif, se désintéressait de la politique et devait apporter une très faible attention aux élections. En 1852 il s'était livré au chef de l'État et avait adopté les candidats qu'il lui avait présentés et l'expérience semblait lui avoir réussi, il devait être prêt à la renouveler. Tout souriait donc au Gouvernement.

La faiblesse et l'abstention des partis. — Une lutte électorale suppose des partis organisés et agissants. Il n'en existait plus depuis 1851. Ils étaient fort gênés pour se reconstituer en 1857 et pour entamer la lutte.

Les monarchistes demeuraient divisés et paralysés. La fusion nécessaire n'avait pas eu lieu. Les partisans de Louis-Philippe n'avaient pas suivi l'exemple des princes d'Orléans, qui s'étaient ralliés. Mais encore étourdis de la catastrophe de 1848, ne pouvant s'insurger contre le comte de Chambord, trouvant dans l'Empire la protection des intérêts qu'avait servis la Monarchie de Juillet ils ne prirent, en tant que parti, aucune initiative. Certains d'ailleurs d'entre eux, ralliés, siégeaient au Corps législatif.

Pour les légitimistes la consigne demeurait l'abstention. Le serment à prêter à l'Empereur par les députés constituait aux yeux du comte de Chambord un obstacle infranchissable. L'un d'eux, Rességuier, conseiller général et municipal, lui ayant rendu visite s'était vu intimer l'ordre de démissionner ou de ne plus se présenter à lui[43].

Les républicains se divisaient. Les uns, les purs, étaient pour l'abstention, pas de candidats, pas de vote, pas de serment. D'ailleurs comment triompher de la pression gouvernementale privés de toutes les libertés nécessaires pour remuer l'opinion. D'autres étaient favorables aux candidatures ; élus, les députés refuseraient le serment, se [p.579] représenteraient et entretiendraient ainsi une agitation et une protestation permanentes. D'autres, comme Blanqui, voulaient qu'élus les députés se présentassent pour siéger sans prêter le serment, forçant le Gouvernement à user de la violence, ce qui soulèverait l'opinion contre lui. D'autres enfin admettaient que les élus pourraient prêter un serment de pure forme de manière à poursuivre dans le Corps législatif une opposition continue qui ébranlerait le Gouvernement.

Attitude du Gouvernement dans les élections. — Le Gouvernement afficha pour les élections un certain libéralisme. Une circulaire de Billault déclarait que pendant les vingt jours précédant l'élection les candidats, après le dépôt légal d'un exemplaire signé par eux, pourraient faire afficher et distribuer professions de foi, circulaires et bulletins de vote. « Dans ces conditions, disait la circulaire, on peut dire que le candidat et l'électeur auront une entière liberté, l'un pour se produire, l'autre pour exprimer son choix et le proposer à ses concitoyens. » Cela n'allait d'ailleurs pas sans quelques menaces. « Si cependant, ajoutait la circulaire, les ennemis de la paix publique croyaient trouver dans cette latitude l'occasion d'une protestation sérieuse contre nos institutions, s'ils tentaient d'en faire un instrument de trouble ou de scandale, vous connaissez vos devoirs, M. le Préfet, et la justice saurait remplir sévèrement les siens[44]. » Liberté, mais à condition de ne pas faire d'opposition au régime établi.

La circulaire Billault annonçait d'ailleurs la reprise de la candidature officielle, qui avait donné de si bons résultats. « Le Gouvernement dira nettement quels noms ont sa confiance et lui semblent mériter celle des populations. Comme il propose les lois aux députés, il proposera les candidats aux électeurs et ceux-ci feront leurs choix. » On verra de quelle manière les préfets entendraient l'éclairer[45].

Mais qui seraient ses candidats ? Il en avait de tout désignés, ceux de 1852, les députés sortants, qui avaient si bien fait preuve de docilité. Tous pourtant n'avaient pas été aussi soumis et on songea d'abord à faire parmi eux un tri, et à écarter les indépendants relatifs. De Morny, le président indulgent pour tous, combattit cette politique de sélection. Elle serait difficile à appliquer. Elle afficherait trop d'impatience vis-à-vis de toute indépendance. Elle rejetterait dans l'opposition déclarée des hommes que l'on pouvait gagner. On [p.580] y renonça. Billault déclara : « Sauf quelques exceptions commandées par des nécessités spéciales, le Gouvernement considère comme juste et politique de présenter à l'élection les membres d'une Assemblée qui a si bien secondé l'Empereur et servi le pays. »

Cette solution présentait des inconvénients. L'Empire avait fait des recrues qui seraient déçues de ne pas participer à ses faveurs, c'était décourager les ralliements. Le pays pourrait se lasser de voir toujours les mêmes hommes le représenter. Puis des hommes dévoués à l'Empire pourraient se présenter eux-mêmes en face de candidats officiels, il faudrait combattre comme trouble-fête des amis peut-être plus sûrs que les candidats du Gouvernement.

La consigne d'agir pour ceux-ci n'en fut pas moins donnée et suivie et voici comment les préfets la transmirent aux maires et agents du Gouvernement, d'après les nombreux extraits de leurs circulaires donnés par Taxile Delord.

« Engagez, disait le préfet de la Seine-Inférieure à ses maires, les électeurs de vos communes à se rendre tous au scrutin et à y déposer le témoignage de leur sympathie pour les hommes honorables présentés à leur choix par l'administration. Elle a conscience de servir les intérêts de la population en appelant sur ces candidats la préférence des électeurs, et par cette déclaration franche elle entend favoriser, comme elle espère devancer la véritable expression de l'opinion publique[46]. »

Et celui du Tarn : « Vous mettrez un soin particulier à presser les électeurs, principalement dans les campagnes, de se rendre au scrutin. Pleins de confiance dans l'élu de la Nation... ils s'en remettront volontiers à lui du soin de leurs intérêts. Montrez-leur... qu'il s'agit d'une grande manifestation populaire servant à faire ressortir l'insigne faiblesse des partis hostiles s'ils osent se produire...[47] »

Et celui de l'Aube : « Pour nous, fonctionnaires publics, à quelque degré de la hiérarchie que nous soyons placés, nous n'oublierons pas que l'autorité et la légitime influence, que donnent les fonctions que nous tenons de la confiance du Gouvernement, doivent tout entières être consacrées à faire prévaloir ses décisions et à faire respecter les lois[48]. »

Et voici comment un journal, le Journal du Tarn, par exemple, présentait les mérites de la candidature officielle : « Ce qui assure le [p.581] succès des honorables candidats, ce qui donnera un grand éclat à leur triomphe, c'est la désignation que le Gouvernement a faite d'eux... A leur titre personnel viennent se joindre, dès ce moment, ceux que le Gouvernement lui-même présente à la confiance et à la reconnaissance du pays. Représentants de sa cause, ils reçoivent de lui leur principale force. Ils deviennent ses hommes, et les suffrages de ses amis, c'est-à-dire des amis de l'ordre, leur appartiennent tous sans exception[49] ».

Les candidats. Les candidatures républicaines à Paris. — Les députés qui se virent privés de la candidature officielle furent au contraire violemment combattus. Montalembert, qui, au sein du Corps législatif, où il déclarait étouffer, avait de temps en temps fait entendre des paroles d'éloquente indépendance, fut particulièrement attaqué. On lança contre lui la candidature du marquis de Conegliano, petit-fils de Moncey, et le journal La Franche - Comté , dévoué au Gouvernement, le dénonça en ces termes : « M. de Montalembert ne doit compte qu'à lui-même et à l'histoire des errements de sa vie politique. Mais nous disons aux électeurs : votre député a perdu la confiance de l'Empereur, voyez si vous voulez lui conserver la vôtre. Il s'est posé en adversaire déclaré de ces institutions que vous avez fondées ; de cet ordre de choses que vous avez fait, de ce Gouvernement que vous aimez parce qu'il est votre œuvre... voyez si vous voulez vous déjuger. »

La position des candidats libres était difficile. Ils devenaient des candidats d'opposition. Exposés à l'hostilité de l'administration ils n'étaient même pas sûrs du concours d'un imprimeur, d'afficheurs, de colporteurs, que les autorités détournaient d'eux. Ils ne pouvaient tenir de réunions publiques, ils n'avaient pas de journaux indépendants pour les soutenir. La police pouvait les inquiéter et la poste pour la distribution de leurs circulaires et bulletins de vote les desservir.

Les opposants furent donc rares. Il y en eut quelques-uns parmi les catholiques, qui étaient par eux-mêmes organisés, le clergé, leurs corélégionnaires pouvaient travailler pour eux. En Alsace, par exemple, à un candidat officiel protestant un candidat catholique fut opposé. De sorte que ceux qui par amour de l'ordre avaient été les premiers partisans du régime furent parmi ses premiers adversaires. La religion institutrice de discipline est aussi institutrice de liberté.

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D'opposition sérieuse, il ne pouvait s'en produire qu'à Paris. Là le parti républicain possédait encore des troupes et une presse. Là le Gouvernement pouvait difficilement agir par l'administration sur les masses électorales. Là se trouvaient des hommes de grande notoriété, dont les noms seuls, même sans grande propagande organisée pouvaient attirer les suffrages. A l'annonce des élections, le 2 juin se constitua un Comité républicain pour organiser la campagne électorale. Il était composé de Desmarets, avocat de valeur, chez qui on se réunissait ; Arnaud (de l'Ariège), Amiel, Jules Bastide, ancien Ministre, Bethmont, ancien Ministre, Buchez, ancien président de l'Assemblée constituante, H. Carnot, ancien Ministre, E. Cavaignac, Ed. Charton, ancien représentant et conseiller d'État, A. Corbon, ancien représentant, Degoussée, ancien questeur de l'Assemblée constituante. H. Dubois, avocat à la Cour de cassation, Laurent Pichat, directeur de la Revue de Paris, A. Lefrançois, secrétaire de cette revue, de Montfleury, ancien adjoint du IIe arrondissement, Eugène Pelletan, Jean Reynaud, ancien membre de l'Assemblée constituante et ancien conseiller d'État, Sain, ancien représentant, Jules Simon, ancien représentant et conseiller d'État, Vacherot, ancien directeur de l'École normale. C'étaient, on le voit, des hommes qui avaient un passé politique et une situation importante. Mais c'étaient presque tous des vétérans de la vie politique, ceux qu'on commençait à appeler les « hommes de 1848 » par opposition aux nouveaux venus entrés plus tard dans la vie politique.

A côté de ce groupe qui s'était donné à lui-même la mission de préparer les élections, il y avait la presse républicaine. Au premier rang on trouvait le Siècle avec Havin, son directeur politique, Husson, son rédacteur, de Bénazé et E. Picard, membres de son conseil de surveillance ; l'Estafette, avec Dumont ; le Journal de Paris, avec Félix Mornand ; la Presse. Ces journalistes assistaient assez couramment aux réunions de la rue Gaillon, mais, disposant de leurs journaux ils avaient une action personnelle très indépendante vis-à-vis du comité républicain.

L'établissement des candidatures du parti présenta de sérieuses difficultés. Havin voulait être candidat dans la troisième circonscription, qui était favorable, mais que l'on réserva à Cavaignac, il en fut mécontent. Il y eut également un grave conflit entre Garnier Pagès, un vétéran, et Émile Ollivier, un jeune. Ce dernier était soutenu par le Siècle auquel l'avait présenté E. Picard. C'était le fils d'un [p.583] proscrit. En 1848 il avait été un des missi dominici envoyés en province par le Gouvernement provisoire, il avait occupé la préfecture des Bouches du Rhône. Il avait naturellement été révoqué à l'avènement de Napoléon. Avocat, il avait connu des temps très durs, mais quelques affaires l'avaient mis en relief et ses amis le considéraient comme un espoir du parti. Pour le faire arriver on voulait le présenter dans la quatrième circonscription où il rencontrait Garnier Pagès. C'était la lutte des anciens et des nouveaux. Ils échangèrent des lettres d'abord courtoises, ensuite très violentes, qui révélèrent les divisions existantes au sein du parti républicain.

Deux listes républicaines furent donc opposées à la liste des candidats officiels parisiens. Celle du Comité, dans l'ordre des circonscriptions électorales, portait : 1re, J. Reynaud ; 2e, Bethmont ; 3e, Cavaignac ; 4e, Garnier-Pagès ; 5e, Carnot ; 6e, Goudchaux ; 7e, Bastide ; 8e, Jules Simon ; 9e, F. de Lasteyrie ; 10e, Pelletan.

Celle du Siècle et des journaux portait : 1re, Laboulaye ; 2e, Bethmont ; 3e, Cavaignac ; 4e, L. Ollivier ; 5e, Carnot ; 6e, Goudchaux ; 7e, Darimon ; 8e, Varin ; 9e, F. de Lasteyrie ; 10e, Reynaud. Certains candidats figuraient sur les deux listes, mais pas toujours pour la même circonscription électorale.

Résultat des élections, 21 juin-5 juillet 1857. — A Paris, au premier tour, les candidats officiels l'emportèrent dans les 1re, 2e, 8e, 9e , 10e circonscriptions. Parmi les républicains seuls Carnot dans la 3e circonscription et Goudchaux dans la 6e étaient élus; le succès était mince. Mais au deuxième tour ils triomphèrent dans les trois ballotages avec Cavaignac, E. Ollivier et Darimon.

Dans le reste de la France la victoire gouvernementale fut écrasante. Quatre ou cinq seulement des candidats non officiels étaient élus, à Lyon, à Bordeaux, à Lille. Plichon et Brame, élus dans le Nord, n'étaient d'ailleurs pas des adversaires du Gouvernement. Curé élu à Bordeaux et Hénon élu à Lyon étaient au contraire d'opinion démocratique.

Les commentaires suivirent. Le Gouvernement se glorifiait de cette nouvelle manifestation du suffrage universel, il y voyait un nouveau plébiscite. Ses opposants n'étaient pas plus nombreux qu'en 1852, sept seulement.

L'opposition faisait bruyamment valoir ses succès remportés dans les grandes villes, là où les électeurs avaient pu échapper à la formidable pression gouvernementale. Là seulement on avait librement parlé et c'était au nom et au lieu de la France opprimée. On se [p.584] félicitait du progrès réalisé à Paris: cinq élus au lieu de deux, 101.207 voix au lieu de 86.101, tandis que les officiels n'en avaient que 111.018 au lieu de 132.606.

Et comme la discussion se prolongeait le Gouvernement qui ne les aimait pas, y mit fin par une note du Moniteur. « Aujourd'hui, disait-il le 10 juillet 1857, que la lutte est terminée et qu'une majorité, forte de plus de cinq millions de suffrages a nettement constaté les sentiments du pays, il doit être mis un terme à des discussions, qui ne pourraient désormais avoir pour but que d'agiter inutilement les esprits. » Un journal en Bretagne, qui n'acceptait pas ce mot d'ordre, fut gratifié d'une suspension de deux mois.

Rien n'avait donc apparemment changé. Le pays avait un nouveau Corps législatif, mais non de nouveaux représentants. Cette immobilisme rappelait celui de la fin du règne de Louis-Philippe. Il prouvait que la vie politique était morte en France, car tout ce qui vit évolue et la mort seule s'accompagne de rigidité.

Pour cinq nouvelles années l'Empire, à l'apogée du succès et de la puissance, recevait du pays un nouveau blanc seing. Il était le maître, mais il était en même temps l'unique responsable.

Les élections eurent un épilogue. Goudchaux et Carnot refusèrent le serment et Jules Favre ainsi que E. Picard furent élus à leur place, puis Cavaignac mourut le 28 octobre 1857. C'est dans ces conditions que se forma le groupe des cinq avec Jules Favre, Émile Ollivier, Ernest Picard, Darimon et Henon de Lyon, qui combattit constamment les projets du Gouvernement en dénonçant ses fautes à l'opinion.

II

ATTENTATS ET MÉCONTENTEMENTS

Dans cette seconde période de l'Empire la nouvelle législature et les autres corps politiques fonctionnèrent comme ils l'avaient fait précédemment. Il n'y a pas lieu de les suivre dans la routine d'une vie monotone et sans portée. Ce sont les événements politiques qui agissent sur le Gouvernement et provoquent en 1860 sa première réforme libérale.

L'attentat d'Orsini. — Le procès de Tibaldi s'était déroulé en août 1857 ; il avait entraîné la condamnation à la déportation de [p.585] Mazzini et de Ledru-Rollin. Il n'arrêta pas le bras d'un nouveau conspirateur, Orsini. C'était le troisième Italien qui attentait à la vie de l'Empereur. Il avait été membre de l'Assemblée constituante romaine et nourrissait contre la France et l'Empereur une haine particulière à raison de notre intervention de 1849, qui avait rétabli le Pape à Rome. Étant donné le passé de Napoléon en Italie il le considérait comme traître au parti révolutionnaire. De là son attentat du 14 janvier 1858, commis avec trois complices à l'arrivée de l'Empereur à l'Opéra-Comique. Les trois bombes lancées avaient criblé chevaux et voitures et fait 156 victimes tuées ou blessées. Par miracle l'Empereur avait échappé. Aucun des meurtriers ne fut arrêté sur le champ. La police de ce Gouvernement réputé si fort était faible. L'horreur du crime souleva une émotion et une indignation profondes.

Des mesures répressives furent alors prises. A la réception des corps constitués du 16 janvier, Troplong et Morny, présidents du Sénat et du Corps législatif, dénoncèrent « ces vrais laboratoires d'assassinats » que les Gouvernements étrangers ne pouvaient ni découvrir, ni supprimer[50]. Le 18, à l'ouverture de la session, l'Empereur[51] tira argument de l'événement pour déclarer que « le danger n'était pas dans l'excès des prérogatives du pouvoir, mais dans l'absence de lois répressives ». Il usait d'ailleurs des moyens dont il disposait supprimant ce même jour le Spectateur et la Revue de Paris , l'un de droite, l'autre de gauche.

Les mesures se succédèrent : le 27 janvier il créa cinq grands commandements militaires avec cinq maréchaux à leur tête pour mettre la France en état de siège. Le 1er février il confirma la régence de l'Impératrice. Puis il nomma les membres d'un Conseil privé, destiné à se transformer éventuellement en Conseil de régence.

Mais la mesure capitale fut la loi de sûreté générale[52]. Le projet en fut présenté le 1 e r février avec l'exposé des motifs de Boinvilliers. Le rapport fut lu par Morny lui-même, quoiqu'il fût président du Corps législatif. La discussion eut lieu le 18 février et le vote le 19, la délibération au Sénat eut lieu le 25, la promulgation le 2 mars. Ce n'était pas encore la rapidité de la Convention ; cela s'en rapprochait.

Malgré l'indignation provoquée par le crime l'émotion causée par la loi fut grande. Morny essayait dans son rapport de la calmer. [p.586] Il disait : « Née et élaborée sous l'influence de l'attentat du 14 janvier, on a cru la loi animée d'un esprit de colère et de persécution irréfléchies, et avec une frayeur plus ou moins sincère, on la qualifiait déjà de loi des suspects... Qu'il nous soit permis de dire combien ces suppositions sont injustes. Jamais Gouvernement ne s'est montré plus tolérant, plus insensible à l'hostilité des anciens partis. Et même si quelque chose pouvait lui être reproché, ce serait d'avoir, par antipathie pour les mesures de rigueur trop ménagé les ennemis incorrigibles de l'ordre public. Donc, que ceux qui ne conspirent pas se rassurent, la loi actuelle n'est pas faite contre eux. » C'était heureux ! Elle n'en était pas moins très sévère, très arbitraire et par suite dangereuse même pour les non conspirateurs. Elle avait été notamment très attaquée au Corps législatif par E. Ollivier, qui faisait à son occasion ses premiers et très brillants débuts. Les orateurs du Gouvernement avaient insisté sur le caractère temporaire de la loi, sur la modération avec laquelle elle serait appliquée, sur la nécessité de se défendre de lâches et trop fréquents attentats.

Elle punissait d'un emprisonnement de deux à cinq ans et d'une forte amende toute provocation publique, se produisant « d'une manière quelconque », aux crimes d'attentats contre la vie ou la personne de l'Empereur ou des membres de sa famille, ou ayant pour but de détruire ou de changer le Gouvernement, ou l'ordre de successibilité au trône, ou encore d'armer les citoyens contre l'autorité impériale, alors même que cette provocation n'aurait pas été suivie d'effet.

Elle punissait tout individu qui, dans le but de troubler la paix publique ou d'exciter à la haine ou au mépris du Gouvernement de l'Empereur, pratiquerait des manœuvres, ou entretiendrait des intelligences soit à l'intérieur, soit à l'étranger.

Puis elle prononçait des peines contre les personnes qui, sans y être autorisées, fabriqueraient, feraient fabriquer, débiteraient, distribueraient, détiendraient des machines meurtrières, de la poudre fulminante, etc...

Elle autorisait contre les personnes condamnées pour une de ces causes des mesures de sûreté générale : internement dans un département ou en Algérie, ces mêmes mesures pouvant être prises contre toute une série de condamnés pour une série de délits et de crimes prévus par les lois pénales.

Là où l'arbitraire se manifestait surtout, c'était dans l'article 7. Il disait : « Peut être interné dans un département de France ou [p.587] d'Algérie, ou expulsé du territoire, tout individu qui a été soit condamné, soit interné, expulsé ou transporté par mesure de sûreté générale à l'occasion des événements de mai et de juin 1848, de juin 1849 ou de décembre 1851, et que des faits graves signaleraient de nouveau comme dangereux pour la sûreté publique. » C'était créer toute une série de suspects exposés à des mesures arbitraires.

La loi n'était portée que pour cinq ans, faible garantie, qui soulignait plutôt son caractère exceptionnel et de salut public. Qu'un régime autoritaire après sept ans de règne fût obligé de recourir à de pareilles mesures, à porter de telles atteintes à la liberté, c'était au demeurant moins une preuve de force qu'une manifestation de faiblesse.

Le 7 février, Billault à l'Intérieur fut remplacé par le général Lespinasse, qui avait jadis été chargé de dissoudre l'Assemblée au 2 décembre, puis de réviser les décisions des commissions mixtes. On en revenait à la poigne. Dans sa circulaire on retrouva la formule chère aux débuts de Napoléon : « Il est temps que les bons se rassurent et que les mauvais tremblent. »

M. Seignobos rapporte que chaque préfet reçut l'indication du nombre d'individus à arrêter et comment les choix furent faits[53]. Il s'agissait de produire un effet d'intimidation et de peur.

Procès d'Orsini. — Le procès d'Orsini ne fut pas d'importance politique moindre que son attentat. Il fut rapide, dès le 25 février les quatre auteurs de l'attentat comparaissaient en Cour d'assises. Orsini se présenta en patriote italien ayant voulu frapper celui qui avait entravé la libération de son pays. Jules Favre se plaça de même sur le terrain politique. Il peignit les misères de l'Italie sous des dominations étrangères, rappela l'action libératrice de Napoléon Ier, le dévouement à la France du père d'Orsini; celui-ci formé à son école, conspirateur, avait participé à la révolution romaine, il en avait frappé l'adversaire. Il ne demandait pas pour lui pitié, il défendait sa mémoire. Quelque éloquent qu'eut été Jules Favre, ce qui frappa l'opinion ce fut la lecture d'une lettre d'Orsini à l'Empereur, pour le supplier de soutenir la cause de l'Italie. Il s'écriait : « L'Italie demande que la France n'intervienne pas contre elle, elle demande que la France ne permette pas à l'Allemagne d'appuyer l'Autriche dans les luttes, qui peut-être vont s'engager. Or c'est précisément ce que Votre Majesté peut faire si elle le veut. De cette volonté donc [p.588] dépend le bonheur ou le malheur de ma patrie, la vie ou la mort d'une Nation à qui l'Europe est en grande partie redevable de sa civilisation.

» Telle est la prière que de mon cachot j'ose adresser à Votre Majesté... Que Votre Majesté se rappelle que les Italiens au milieu desquels était mon père, versèrent avec joie leur sang pour Napoléon le Grand, partout où il lui plut de les conduire, qu'Elle se rappelle qu'ils lui furent fidèles jusqu'à sa chute, qu'Elle se rappelle que tant que l'Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de l'Europe et celle de Votre Majesté ne seront qu'une chimère. — Que Votre Majesté ne repousse pas le vœu suprême d'un patriote sur les marches de l'échafaud; qu'Elle délivre ma patrie et les bénédictions de vingt-cinq millions de citoyens la suivront dans la postérité[54]. »

Que le Gouvernement, que le ministère public n'eussent pas interdit la lecture d'une pièce si grave, c'était reconnaître qu'Orsini n'était pas un criminel ordinaire, qu'on le traitait en patriote. On oublia presque l'horreur de son acte, on admira la grandeur de ses sentiments, la sympathie alla à lui. L'Empereur ne pouvait plus oublier cet appel et cette menace aussi : « tant que l'Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de Votre Majesté ne sera qu'une chimère. » Orsini était le troisième Italien tentant de l'assassiner. D'ailleurs, à la suite de la visite du préfet de police dans sa prison, Orsini désavouait son crime. Il disait : « L'assassinat de quelque prétexte qu'il se couvre n'entre pas dans mes principes, bien que par une fatale aberration d'esprit j'aie organisé l'attentat du 14 janvier... Que mes compatriotes, au lieu de compter sur ce moyen de l'assassinat, apprennent de la bouche d'un patriote prêt à mourir que leur abnégation, leur dévouement, leur union, leur vertu peuvent seuls assurer la délivrance de l'Italie... » Il demandait à l'Italie libre d'indemniser ses victimes et n'implorait la vie que pour ses complices. Pour détourner de l'Empereur les coups de ses compatriotes avait-il reçu des promesses d'intervention de la Fiance en faveur de sa patrie ?

Serment des candidats à la députation. — Avant que s'engageât ce procès, d'une si grande importance peut-être, le 17 février le Gouvernement fit voter le sénatus-consulte « qui exige le serment des candidats à la députation[55] ». Les démissions données par des députés ou leur refus de serment produisaient un très mauvais effet. [p.589] C'était comme une injure au Gouvernement et l'agitation électorale se renouvelait avec de nouvelles élections. Profitant de l'émoi causé par l'attentat de janvier le Gouvernement présenta au Sénat un projet de sénatus-consulte qui exigeait le serment non des élus, mais des candidats. Publication de candidature, distribution et affichage de circulaires, distribution de bulletins ne pouvaient avoir lieu avant qu'on eut fait parvenir au préfet la formule signée de serment ainsi conçu : « J e jure obéissance à la Constitution et fidélité à l'Empereur. » Un tableau était ensuite dressé des candidats ayant ainsi satisfait à la règle du serment préalable. — C'était une nouvelle mesure de défense pour le régime.

On n'était pas entré, tant s'en faut, dans l'ère des concessions et du libéralisme.

Mécontentement parmi les partisans de l'Empire. — Or c'était le moment où l'Empire, suscitant parmi les catholiques et les hommes d'affaires de sérieux mécontentements, moins sûr de ses troupes, estima nécessaire sinon de désarmer, du moins d'atténuer l'opposition de ses adversaires en détendant quelque peu son autoritarisme.

L'Empire et le catholicisme. Le ralliement des catholiques. — Depuis son avènement l'Empereur avait, par une série de mesures d'importance d'ailleurs secondaire, cherché à se gagner la sympathie des catholiques : Observation sur les chantiers du repos dominical, restitution du Panthéon au culte, facilités pour la reconnaissance légale des congrégations de femmes, augmentation du traitement des évêques, traitement rendu aux chanoines de Saint-Denis, pensions pour les prêtres âgés et infirmes, surveillance du colportage pour la distribution des brochures libertines, plus ferme surveillance des cabarets, aumôniers dits des pauvres dans les cimetières parisiens, liberté laissée à des conciles de se tenir en France, crédits en faveur des églises, marque de déférence envers les autorités religieuses, liberté au développement d'ordres religieux, toutes ces mesures favorables aux catholiques avaient provoqué en principe leur ralliement.

Seuls quelques-uns d'entre eux, plus perspicaces, comme Mgr Dupanloup, le Père Lacordaire, le Père de Ravignan se tenaient sur la réserve. Ils estimaient compromettante l'alliance avec un pouvoir aux destinées incertaines, dont l'autoritarisme pouvait provoquer des réactions ou se retourner contre ses alliés. Dans l'ensemble l'adhésion était chaude, même de la part de certains évêques. Habitués [p.590] dans leurs mandements à l'hyperbole, ils évoquaient, en parlant de Napoléon III, Constantin, Charlemagne et saint Louis.

Des nuages survinrent quand l'Église chercha des avantages plus positifs : la révision ou la suppression des articles organiques, la célébration du mariage religieux avant le mariage civil, la sanction légale du repos dominical ; elle ne les obtint pas. Des influences anticléricales s'exerçaient sur l'Empereur, du prince Napoléon, de de Persigny par exemple, ou des influences gallicanes. La création de seize recteurs grands chefs régionaux universitaires éveilla les craintes pour la liberté de l'enseignement. De son côté l'Empereur éprouva du mécontentement de l'échec d'assez longues négociations qui eurent lieu avec le Saint-Siège en vue de son sacre par le Saint-Père, qui aurait rappelé l'apothéose du premier Empire.

Ce n'étaient là que des ombres et par exemple au cours d'un voyage en Bretagne l'entente se manifestait entière. « Ce voyage, disait l'Univers du 24 août 1858, est un événement religieux, l'influence en sera considérable dans le monde... L'Empereur a fait un acte et prononcé des paroles qui valent mieux que le gain d'une bataille. On nous reproche notre zèle impérialiste, ce zèle est celui de la religion d'abord, celui de la paix civile ensuite et enfin celui de la gloire française, trois choses qui sauveront la liberté. »

La masse des catholiques suivait donc l'Empereur. C'est entre eux que les catholiques se battaient, entre libéraux et ultramontains, Montalembert et Mgr Dupanloup d'un côté, Mgr Pie et Louis Veuillot de l'autre. D'ailleurs l'essor des établissements d'enseignement religieux, le succès des Conférences de Notre-Dame, la restauration de l'Oratoire, l'extension des œuvres charitables, l'entraînement d'une élite vers le catholicisme prouvaient sa vitalité et assurait sa force.

Politique italienne de l'Empereur, mécontentement des catholiques. — L'orage vint du dehors. Le Saint-Siège était très menacé par le mouvement libéral démocratique unitaire qui entraînait l'Italie et à la tète duquel se mettait le Piémont, dont on pouvait soupçonner les ambitions. L'alliance conclue entre lui et la France, le 20 janvier 1855, l'appui donné à Cavour au Congrès de Paris pour poser la question italienne, et pour dénoncer la servitude de la Nation italienne en 1856 donnèrent quelques inquiétudes, Napoléon III redevenait-il le carbonaro de jadis ? Les funérailles nationales de Béranger, la nomination de Dupin, gallican notoire, les accentuaient. Le procès d'Orsini, la lecture autorisée de sa lettre contenant un appel si pressant du peuple italien à la France les confirmaient.

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Puis ce furent les projets de Napoléon et de Cavour à Plombières: le Piémont royaume d'Italie du Nord, l'Italie centrale, le royaume de Naples fédérés sous la présidence du Pape. Que deviendraient dans cette combinaison révolutionnaire les États du Pape, sa souveraineté? Le déchaînement du mouvement démocratique n'emporterait-il pas à nouveau son Gouvernement ? Sans doute l'expédition romaine l'avait rétabli, mais la France pourrait-elle arrêter le torrent qu'elle aurait déchaîné ?

Le 30 janvier 1859 le mariage du prince Napoléon et de la princesse Clotilde faisait prévoir l'alliance des deux pays. Le 29 avril nos troupes franchissaient les Alpes. Magenta déchaîna l'incendie. Les Romagnes s'insurgeaient contre le Saint-Siège, toute l'Italie du Nord se révoltait, toute la péninsule voulait l'unité. Le mécontentement des catholiques éclata. L'Empereur allait-il trahir la cause du Saint-Siège et encourager la Révolution italienne.

L'arrêt brusque de la campagne après Solférino, les préliminaires de Villafranca du 11 juillet 1859, le traité de Zurich ménageant le Saint-Siège furent sans doute, pour une bonne part, déterminés par leur mécontentement.

On sait que la solution des affaires italiennes ne fut pas celle que l'Empereur avait conçue. Tous les États du centre et la Romagne proclamèrent leur union au Piémont. L'Empereur y accéda, acceptant cette atteinte à la souveraineté pontificale. Il aurait voulu que le Pape consentît lui-même aux sacrifices qu'il se jugeait impuissant à lui éviter. Il inspira la brochure de la Guerronnière : Le Pape et le Congrès. Il écrivit au Pape pour l'y engager. Naturellement le Pape protesta avec l'énergie habituelle des actes pontificaux. Napoléon n'en signa pas moins le traité de Turin, 24 mars 1860, qui nous cédait définitivement Nice et la Savoie.

Cela apparut aux catholiques, qui voyaient dans le Pape un des vaincus de la guerre, comme la rançon d'une trahison. L'Univers fulmina et fut supprimé en janvier 1860. Les libéraux, hostiles en principe à l'Empire, s'émurent à l'unisson. Des pétitions en faveur du pouvoir temporel du Pape furent adressées au Sénat, où à la fin de mars 1860 des débats très vifs se produisirent. Des députés catholiques, Relier, de Flavigny, Plichon furent très sévères pour l'Empereur, auquel les républicains reprochaient de n'avoir pas donné la Vénétie à l'Italie.

Quoique nos troupes restassent à Rome, le Pape recrutant des troupes mit à leur tête Lamoricière, qui avait été l'adversaire de [p.592] Napoléon ; c'était une sorte de défi ; l'Empereur donna pourtant au général l'autorisation nécessaire. L'affaire de Castelfidardo accrut encore les difficultés. Les mandements épiscopaux furent très violents, le Gouvernement quand ils furent imprimés les soumit au dépôt légal et au timbre. Il prononça aussi la dissolution d'associations formées pour recueillir des souscriptions destinées à soutenir la cause pontificale. C'était la guerre.

Parce que les catholiques demeuraient conservateurs et hommes d'ordre et que l'Église restait concordataire la rupture ne fut pas complète. Mais l'Empereur ne pouvait plus compter sur le dévouement de ses meilleures troupes.

Le libre échange du Gouvernement et les industriels. — Au moment où la politique italienne mécontentait les catholiques, la politique libre-échangiste de l'Empereur, le traité du 30 janvier 1860 lui aliénaient les industriels. M. de La Gorce cite cette phrase de Charles Gréville dans son journal du 22 janvier : « Pour braver à la fois le parti clérical et le parti protectionniste il faut que l'Empereur ait une extraordinaire confiance dans son prestige personnel. Il sera intéressant de voir si l'événement justifiera cette audace[56]. » Il fallait surtout que ses Ministres fussent irresponsables.

On a vu que les industriels, ayant voulu lui apporter leurs doléances, il refusa de les recevoir. De cette attitude, comme du manque de consultation préalable ils furent très irrités. Le Journal de Rouen publia leurs protestations.

L'occasion de discuter sur ce sujet fut fournie aux protectionnistes par l'Empereur lui-même. Comme compensation il voulut abaisser les tarifs douaniers sur les matières premières. Une loi était nécessaire pour diminuer des ressources budgétaires, alors qu'un traité n'était pas soumis au vote du Corps législatif. L'abaissement des tarifs permit donc de discuter toute la politique économique de l'Empereur. Pouyer-Quertier, industriel de Rouen, présenta la thèse protectionniste avec un art consommé. Il prétendait que protégée, l'industrie française s'était développée, que son outillage, ses procédés s'étaient perfectionnés, que déjà les prix avaient baissé et que les consommateurs, en faveur de qui le traité avait été passé, étaient déjà dans une situation améliorée. Il demandait qu'au moins dans la fixation des tarifs le Gouvernement usât de toute la latitude dont il pouvait disposer. D'autres députés, notamment de Flavigny et [p.593] Brame, député du Nord, parlèrent dans le même sens. Baroche et quelques députés favorables au traité comme Jérôme David répondirent. Les débats durèrent quatre jours. Ils constituèrent, et c'est un des points par où ils sont intéressants pour la science politique, une véritable interpellation, moins la présence des Ministres et la sanction d'un ordre du jour.

Ils montraient surtout le profond mécontentement du monde industriel contre un régime qui s'était présenté comme le protecteur des intérêts. Déjà la politique italienne avait donné lieu à des manifestations semblables.

L'ère du silence et de l'obéissance passive passait.

Or ces velléités de hardiesse parlementaire étaient encouragées par le président même du Corps législatif. Soit par esprit de corps, soit parce qu'il jugeait que l'autoritarisme gouvernemental et l'effacement parlementaire ne pouvaient toujours durer, il favorisait ces efforts d'émancipation. Il laissait se poursuivre des débats qui, comme celui qui vient d'être rappelé, ne rentraient pas dans la compétence de l'Assemblée. Il permettait de rédiger des comptes rendus plus étendus des séances qui en donnaient la vraie physionomie. C'était la vie parlementaire qui tentait de renaître. Une Chambre issue du suffrage universel la portait en puissance en elle-même.

III

DÉCRET DU 24 NOVEMBRE 1860, PREMIÈRE RÉFORME LIBÉRALE

Le décret, œuvre personnelle de l'Empereur. — La stupéfaction fut grande lorsque sur ces entrefaites, le 24 novembre, fut publié un décret, œuvre personnelle de l'Empereur, qui n'avait pas recouru au concours du Sénat en prenant le procédé du sénatus-consulte et qui modifiait sérieusement déjà la physionomie du Gouvernement. L'Empereur voulait, disait-il, « donner aux grands corps de l'État une participation plus directe à la politique générale de son Gouvernement et un témoignage éclatant de sa confiance ». De quoi s'agissait-il donc ?

En premier lieu, au profit du Sénat et du Corps législatif, art. 1, de la résurrection de l'adresse au discours du trône. L'adresse, cette [p.594] institution qui sous la Restauration et la Monarchie de Juillet avait été l'instrument le plus efficace du contrôle parlementaire, interpellation annuelle s'étendant à toutes les questions qu'il pouvait plaire aux Chambres d'aborder et qui leur permettait de faire entendre leurs critiques et leurs vœux. N'avait-on pas vu la discussion de l'adresse durer un mois ? Et c'était cette pratique de si grande portée qui était remise en honneur.

En second lieu le décret établissait que l'adresse serait discutée en présence de commissaires du Gouvernement prêts à fournir toutes explications aux Chambres. « Aux Chambres », ce terme, d'usage parlementaire, exclus de la Constitution de 1852, se trouvait restauré. Le Sénat redevenait une Chambre et deux Chambres c'était le retour au Parlement. A ces Chambres des orateurs du Gouvernement répondraient, c'était le dialogue parlementaire qui reprenait.

En troisième lieu des moyens étaient donnés au Corps législatif pour mieux participer au travail législatif. Avant de nommer une commission, l'Assemblée en comité secret engageait avec les commissaires du Gouvernement une discussion sommaire et nommait alors plus en connaissance de cause ses commissaires, et ceux-ci, éclairés par ce court débat, étudiaient le projet et les amendements à y apporter.

Puis le décret prévoyait un sénatus-consulte qui établissait une publicité complète des débats législatifs et par un compte rendu des séances des deux Chambres adressé chaque jour aux journaux, et surtout par la publication à l'Officiel du lendemain des débats in extenso pris par des sténographes. Les portes des Assemblées se rouvraient ainsi. La France entière avait audience à leurs débats, débats qui ne portaient plus seulement sur les lois, mais aussi sur la politique générale au moyen de l'adresse. C'était le réveil à la vie politique du pays même, la résurrection de cette force incalculable, l'opinion publique, après un sommeil de neuf années.

Enfin, art. 5, des Ministres sans portefeuille seraient nommés pour défendre devant les Chambres, de concert avec les conseillers d'État, les projets de loi. Ce seraient désormais des hommes du Gouvernement lui-même, ayant pris part à l'initiative des lois, qui, faisant entendre la voix même du Gouvernement, les défendraient. Devant être jugé par l'opinion, l'Empereur se donnait des avocats de choix.

Ainsi le contrôle des Assemblées sur le Gouvernement renaissait. — Le Sénat redevenait une « Chambre » pour l'exercer. — La participation [p.595] du Corps législatif au travail législatif était renforcée. — La publicité parlementaire était rétablie. — Le Gouvernement rentrait en contact avec les élus du pays.

Incertitude sur les mobiles de l'Empereur. — Ce décret fut un de ces coups de théâtre auquel se complaisait Napoléon III. Taciturne et silencieux, personnel et autoritaire, il préparait en secret, quelquefois avec un ou deux compétents seulement les mesures les plus graves et les produisait à l'improviste. Par ces effets de surprise s'affirmait la toute-puissance de sa volonté personnelle. Mais sa responsabilité grandissait d'autant.

Émile Ollivier rapporte qu'il lut le décret à ses Ministres et au Conseil privé réuni le 22 novembre : » Morny, dit-il, tout en se montrant satisfait de l'accroissement des prérogatives du Corps législatif, jugea qu'on aurait dû lui donner une forme plus heureuse que le rétablissement de l'adresse, à son avis une des plus détestables pratiques de l'ancien régime parlementaire. Billault, Rouber, Baroche et Fould trouvèrent qu'on allait trop loin. Walewsky, au contraire, appuya fort, et Chasseloup-Laubat de même », de Morny avait conseillé une réforme libérale envers le Corps législatif. On attribuait à Walewsky l'élaboration du décret avec l'Empereur[57].

Mais quel avait donc été le mobile de l'Empereur ?

Émile Ollivier prétend que c'est le sentiment de sa puissance, indiscutée au dehors aussi bien qu'en France, qui l'inspirait. Il rapporte les paroles du Roi de Suède : « Il nous tient tous dans sa main » et celles de Palmerston reconnaissant sa domination sur l'Europe : « Nous éprouvons nous mêmes cette domination, car non seulement nous n'osons entreprendre aucune chose, mais même porter avec sûreté un jugement sur aucune, si nous ne connaissons d'abord la pensée et la volonté de l'Empereur. » Et il conclut : « Il n'avait donc plus aucune raison de n'être pas libéral et de refuser à la Nation une part active à la gestion de ses affaires. Il sentait qu'à la longue ce serait un spectacle ridicule, sinon odieux, qu'une France privée des libertés conquises, au prix de son sang, aux Romains et aux Italiens. Tel est indépendamment de son goût naturel de philosophe pour la liberté le motif qui lui fit supporter sans déplaisir les tentatives d'affranchissement du Corps législatif. Il ne rebuta point Morny lorsque celui-ci le pria de leur accorder satisfaction[58]. »

Il est pourtant extraordinaire qu'un chef d'État dans toute sa [p.596] puissance de monarque autoritaire, ne réagisse pas au contraire quand il se sent discuté et contrecarré par des partis encore très faibles, que l'opinion publique ne suit pas. Telle n'avait pas été l'attitude de Napoléon Ier, de Charles X, ni de Louis XVIII.

On dit souvent que Napoléon se sentant moins sûr de ses alliés de droite, catholiques et hommes de l'industrie, chercha à se gagner des sympathies à gauche. Il devait pourtant penser que ses adversaires de gauche lui sauraient peu gré d'une concession à leurs yeux insignifiante et qu'ils y verraient une preuve de faiblesse encourageante pour leur opposition.

Cette mesure imprévue de tous, il semble que c'est le caractère impulsif, aventureux, théâtral de son auteur qui l'explique. Émile Ollivier ne l'admet-il pas quand il écrit : « Aucune pression ne forçait l'Empereur à cette réforme. Elle n'était pas l'expédient suprême d'un pouvoir agonisant... elle était opérée en pleine puissance par un pouvoir formidable, établi sur le roc, dont personne ne pouvait prévoir l'ébranlement. L'Empereur eut pu nous écraser... et étouffer dans une enceinte plus hermétiquement close nos protestations impuissantes... Loin de là. il ouvrit courageusement toutes grandes les fenêtres du Corps législatif... Exemple unique dans notre histoire[59]. »

Le décret et l'opinion. — Il est très important de relever l'accueil fait par l'opinion à cet acte si inattendu. Les Débats donnent le témoignage des orléanistes-libéraux, qui avaient fait campagne dans l'opposition en 1857, mais que l'Empereur pouvait avant tous autres espérer attirer à lui. Ils furent enthousiastes. « Nous ne pouvons aujourd'hui (26 novembre) qu'y applaudir et féliciter le Gouvernement de la voie heureuse dans laquelle il vient d'entrer. Reprendre par degré, et si lentement que ce puisse être, l'habitude de la publicité et de la discussion, ce sera pour notre pays... refaire l'apprentissage de la liberté. »

Et le lendemain : « Nous sommes tentés de dire que nos espérances ont été dépassées. » « Nous ne nous attendions pas à ce qu'on mît les deux Assemblées en communication si directe avec le public, de qui la première relève et qui ne voyait pas sans déplaisir la seconde ensevelir dans une procédure secrète les griefs dont il lui demandait par pétition le redressement. » Et plus loin : « Dans l'examen contradictoire des affaires sérieuses les intermédiaires disparaissent entre le Gouvernement qui agit et les Assemblées qui contrôlent. Il n'est [p.597] pas jusqu'à l'ancien mot de « Chambres » remis en honneur par le décret qui ne soit là peut-être pour signifier quelque chose. » Quant à Prévost-Paradol, il écrit le 2 décembre : « La Chambre n'est plus la même Chambre. On la reconnaît à peine... » et il en tire les conséquences : « Si on lui donne plus de force dans l'opinion par la publicité des débats, ce n'est pas pour que cette opinion ait peu d'influence sur les affaires. Si on lui demande une adresse, ce n'est point pour faire le contraire de ce qu'elle aura dit, si enfin on envoie des Ministres siéger dans son sein, ce n'est point, quoi qu'on en dise, pour qu'ils gardent leur place le jour où ils auraient perdu leur crédit. » S'il en était autrement le décret ne serait « qu'une suite de contradictions menant à une impasse au bout de laquelle le Gouvernement se trouverait encore plus embarrassé que la Nation ». Ainsi du décret, c'est tout le parlementarisme que tirait Prévost-Paradol.

J.-J. Weiss, le 29 novembre, y voit « un événement européen ». « S'il est aujourd'hui pour nous un gage de liberté politique, il sera demain pour le monde entier un gage de sécurité. »

A l'étranger le jugement était le même. Le Times cité par les Débats écrivait : « Des Gouvernements comme celui de l'Empereur des Français prennent souvent les mesures les plus inattendues. Personne n'aurait prévu que dans un moment de tranquillité, alors que sa renommée serait parfaitement établie, le souverain de la France croirait devoir proposer un changement dans la Constitution de son pays... La législature française va devenir une puissance politique et l'Empereur va soumettre ses actes et les hommes qu'il choisira aux représentants de la Nation. »

On s'imaginait que c'était le parlementarisme qui était restauré. Les Débats, 28 novembre, s'en attribuaient le mérite : « Quand il y avait dans le parti libéral un tel naufrage de volontés et de courage, que personne ne voulait plus y risquer sa fortune, ici du moins on a continué à défendre le drapeau abattu, ici on n'a pas cessé de croire au milieu du doute universel que, sous une forme ou sous une autre, fût-ce sous la moins attendue de toutes, les libertés légitimes de notre pays devraient renaître un jour... »

Et quand les Ministres sans portefeuille sont nommés, J.-J. Weiss écrit : « Ce n'est pas une circonstance indifférente que les premiers Ministres sans portefeuille aient été choisis parmi les membres du Cabinet actuel. Ainsi se marque mieux leur égalité réelle avec les Ministres à portefeuille et l'importance de leurs nouvelles fonctions. »

Que pensaient les partisans du Gouvernement ? Certains approuvaient [p.598] au dire d'E. Ollivier. « Les partisans de l'Empire, cléricaux et protectionnistes, qu'avaient blessé la politique italienne et la politique commerciale et qui voulaient en enrayer le développement se réjouirent de la force qui allait accroître leur résistance. » Le gros des troupes était consterné. « Ces nouvelles conceptions libérales, écrivait Mérimée, me paraissent des plus étranges et j'y vois un sujet d'inquiétude pour l'avenir. » Les emportés ne disaient pas le décret du 24 novembre, mais l'attentat du 24 novembre. Ils déclaraient la liberté incompatible avec l'Empire : « Si on lui entrebaillait seulement la porte, elle y passerait toute entière et détruirait le régime napoléonien ; l'Empereur sans y être forcé venait de décréter sa perte : on ne l'avait pas soutenu, exalté, pour qu'il ressuscitât ainsi l'odieux parlementarisme. »

« Les habiles du parti procédaient avec plus d'astuce ; à les entendre on grossissait l'importance du changement : il ne ramenait pas au régime parlementaire, dont l'Empereur continuait à avoir l'antipathie, il opérait simplement des modifications réglementaires accessoires à une Constitution dont le cadre restait et resterait immuable[60]. »

Des gens pressés exigeaient au contraire qu'on tirât de suite du décret ses conséquences logiques. Prévost-Paradol demandait la dissolution de l'Assemblée. Elle avait été élue pour un autre rôle. Elle est, disait-il, « au milieu de nous une sorte de témoignage d'une situation qui a passé et d'un temps qui n'est plus ».

Le Siècle réclamait la liberté de la presse. Puisque la discussion de l'adresse était libre et publique il devait en résulter pour la presse le droit « d'apprécier les débats des deux Chambres et d'exprimer son opinion sur ces débats ».

Le décret provoqua donc un très gros remue-ménage d'idées. C'était une énorme pierre dans la mare stagnante de l'opinion publique.

Émile Ollivier attribue à cette mesure le commencement de son évolution politique. Déjà le libéralisme de de Morny à l'Assemblée l'avait frappé. « L'Empereur en le sanctionnant par le décret du 24 novembre fit naître en moi des sentiments nouveaux », et il songea à « travailler à la réalisation de ce rêve de tant de nobles esprits : l'union du principat et de la liberté ».

Mesures d'exécution du décret du 2 4 novembre 1860. — Les Ministres sans portefeuille devaient être nommés de suite. Le [p.599] 26, l'Empereur nomma Billault, qui était ministre de l'Intérieur, et Magne, son ministre des Finances depuis 1856, le 3 décembre il nomma Baroche, président du Conseil d'État. L'Empereur désignait ainsi pour cette nouvelle fonction trois de ses collaborateurs de premier rang, trois hommes de grande compétence et de grande autorité, preuve manifeste de l'importance qu'il attachait à la réforme. Ces nominations entraînèrent un remaniement dans le Ministère sans intérêt en ce qui la concerne.

En même temps un sénatus-consulte du 2 février 1861 et un décret du 3 février mirent les choses au point. Les six secrétaires du Corps législatif seraient élus et non plus nommés. Le nombre des bureaux passerait de 6 à 9. Signé par cinq députés au moins un amendement devrait être mis en discussion. Les journaux pour le compte rendu des débats avaient le choix entre la publication in extenso de l'officiel concernant l'objet qu'ils voulaient toucher, ou la reproduction du compte rendu des secrétaires. S'ils rendaient compte de débats provoqués par une pétition ils devaient les donner de même et rapporter les débats à son sujet dans toute leur étendue. La sincérité du journal était ainsi garantie. Mais les journaux devaient être submergés par ces publications si complètes des débats parlementaires, on s'en aperçoit quand on les consulte, ceux-ci y tiennent une place qui surprend.

Session de 1861, première expérience de l'adressé au Sénat. — La session de 1861 s'ouvrit le 4 février, l'application de la réforme lui donnait une très grande importance[61]. L'Empereur dans son discours d'ouverture en parla ainsi que des affaires italiennes, c'étaient les deux questions capitales.

De la réforme il restreignit l'importance. L'esprit de la Constitution n'était pas changé. Si des votes hostiles se produisaient ils n'auraient pas plus de suite que par le passé, « c'est un avertissement dont le Gouvernement tient compte, mais qui n'ébranle pas le pouvoir, n'arrête pas la marche des affaires, et n'oblige pas le Souverain à prendre pour conseillers des hommes qui n'auraient pas sa confiance ». Le grand espoir des libéraux était déjoué, on n'en était pas au parlementarisme. C'étaient les partisans gouvernementaux de la réforme limitée qui avaient vu juste.

Quant à l'Italie, l'Empereur afficha une politique moyenne entre [p.600] ceux qui réclamaient son appui pour l'achèvement de sa libération et de son unification et ceux qui le requéraient d'arrêter le mouvement tout entier et de protéger en particulier les États et la souveraineté du Saint-Siège. « Les opinions extrêmes, disait-il, préféreraient, les unes que la France prît fait et cause pour toutes les Révolutions, les autres qu'elle se mît à la tête d'une réaction générale. Je ne me laisserai détourner de ma route par aucune de ces excitations opposées. »

Ce fut le Sénat[62] qui inaugura l'institution renouvelée de l'adresse. Quelques orateurs abordèrent des questions secondaires. Dupin à propos de la catastrophe de la banque Mirès demandait la répression de la spéculation et de l'agiotage. Mérimée, Dumas réclamaient des encouragements pour les écrivains. La question brûlante fut la question romaine. Des cardinaux, Larochejaquelein, Barthe, protestaient contre la faiblesse de notre politique italienne, contre les ambitions de Victor-Emmanuel. Le discours sensationnel fut celui du prince Napoléon, son gendre et le cousin de l'Empereur. Contre les Bourbons et le Pape il se montra d'une violence extrême et d'une hardiesse singulière. « Le droit strict n'a pas été respecté, disait-il, mais le salut du peuple est la loi suprême. » Et il en donnait comme preuve le coup d'État du 2 décembre lui-même. « Vous pensez que le coup d'État de 1851 était une nécessité politique pour sauver la société et le pays ? Et cependant, était-il légal ? Non. L'Empereur a agi en homme qui ne relevait que de sa conscience, il a été approuvé par le peuple, qui a ratifié et approuvé la conduite de son chef. Il a bien fait et l'histoire lui en tiendra compte. » Déclaration d'autant plus importante que jusque là le prince affichant des idées très démocratiques, n'avait jamais approuvé le coup d'État. L'écroulement du royaume des deux Siciles était le fait moins de la Révolution que de sa propre faiblesse, faiblesse telle que l'expédition des 1.000 l'avait anéanti alors qu'il disposait d'une armée considérable et d'une flotte sérieuse. L'unité italienne, représentée comme une menace pour la France, lui apparaissait comme « le seul moyen raisonnable sans une guerre de propagande universelle de modifier à notre profit les traités de 1815 ». « L'Italie, ajoutait-il, est l'alliée naturelle de la France. Il faut donc accepter l'unité italienne sans appréhension, sans réticences [p.601] avec sa condition nécessaire : Rome capitale. » Ce discours déchaîna les passions. About enthousiasmé, s'écriait : « Le prince d'un bond s'est placé au rang de nos orateurs illustres, écrasant la papauté, comme un lion du Sahel écrase d'un coup de griffe une victime tremblante. » De joie il perdait l'esprit. Cassagnac à l'opposite ne se gênait pas pour dire en son langage : « Si telle est la politique de l'Empereur il se f... de nous ! » Du premier coup la tribune du Sénat était devenue retentissante, la passion s'y était installée.

Billault joua son rôle. Il désolidarisa le Gouvernement du prince Napoléon. « Nul, dit-il, n'a le droit ici de parler au nom du Gouvernement, ni de le lier par ses paroles excepté ceux qui en sont les organes officiels et constitués. » Il montrait que l'Empereur n'aurait jamais pu résister au courant libéral et national italien, il eut fallu établir partout des garnisons françaises. « Nous soutiendrons, nous protégerons à Rome l'autorité du Pape dans toutes les hypothèses en étendant notre action aussi loin que les conditions militaires auxquelles elle est subordonnée peuvent le permettre. » Et complétant la portée de l'adresse il réclamait du Sénat une déclaration de confiance, « Des passions politiques et des passions religieuses attaquent indignement et outragent l'Empereur ; elles ne parlent que d'hypocrisie et de mensonge ; elles s'abritent sous des allusions odieuses, qu'on ne craint pas d'emprunter au texte même des livres sacrés. Il devient nécessaire qu'une déclaration solennelle du Sénat arrête de pareilles attaques. » Ainsi c'était le Gouvernement qui, pour lutter devant l'opinion contre l'assaut dont il était l'objet, cherchait du secours auprès du premier corps politique appelé à faire entendre sa voix. Le Sénat répondit faiblement à cet appel. Il ne repoussa que par 79 voix contre 61 une phrase insérée dans l'adresse qui était un blâme pour le Gouvernement.

L'adresse au Corps législatif. — La discussion de l'adresse au Corps législatif, ouverte le 11 mars ne fut pas moins sensationnelle[63]. L'effort porta sur l'Italie et Rome. Jérôme David et Koenigswarter furent favorables aux Italiens ; Kolb-Bernard et Plichon soutinrent la thèse conservatrice et catholique, blâmant le Gouvernement de ne défendre ni la légitimité, ni l'ordre, ni la papauté. Baroche leur répondit au nom du Gouvernement, la discussion ne présentait rien de nouveau, ni de sensationnel.

[p.602]

Alors intervint Keller, jeune député d'Alsace, orateur ardent, émouvant, hardi, aux vues larges et hautes, qui passionna l'Assemblée et au delà le pays comme avait fait, mais en sens inverse, le prince Napoléon. Il soutint qu'à l'invasion des Marches « on pouvait arrêter le Piémont, seulement il fallait le vouloir ». On s'était arrêté non devant « le petit Piémont... mais devant une puissance dont le programme consigné dans un document célèbre a été un jour inséré au Moniteur ». C'était du testament d'Orsini qu'il parlait. « La Révolution incarnée dans Orsini, voilà ce qui a fait reculer la France. » De telles paroles au sein du Corps législatif, aux fenêtres désormais largement ouvertes, quelle audace et quelle nouveauté n'étaient-ce pas ? Et l'auteur conscient de la grandeur du débat ajoutait : « Qu'on ne cherche donc pas à rapetisser ce grand débat, qu'on ne vienne pas évoquer l'ombre des anciens partis. La lutte est, comme en 1848, entre la foi catholique, en même temps française et romaine, et la foi révolutionnaire ; elle est entre des hommes qui de part et d'autre déploient leurs drapeaux, et qui à leurs idées mettent, quand il le faut, le sceau de leur sang. La France a été franchement révolutionnaire en 1793, franchement conquérante sous le premier Empire, franchement conservatrice en 1848 et en 1849. Mais vous qui avez eu l'imprudence de rouvrir cette arène sans en mesurer l'étendue, qui êtes vous et que voulez-vous être ? Êtes-vous révolutionnaires ? Êtes-vous conservateurs ? Ou êtes-vous simplement spectateurs du combat ? » Il concluait : « Vous avez demandé notre pensée entière, je vais achever de vous donner la mienne : Il est temps de regarder la Révolution en face et de lui dire : Tu n'iras pas plus loin. La pensée que j'exprime ici n'est pas la pensée d'un adversaire, c'est celle d'un homme sincère, dévoué à trois choses qu'il ne sépare pas : son pays, son Gouvernement, sa conscience ! » L'impression de ce discours sur la Chambre fut telle que Billault crut devoir répondre de suite. Et ses premiers mots furent : « Quel chemin nous avons fait depuis huit jours ! » Quel chemin en effet : la Chambre confinée dans des discussions sans échos et sans portée était devenue une arène où le Gouvernement se mesurait avec ses adversaires, où se heurtaient idées et passions contradictoires. Du sommeil on était passé à la fièvre. Prévost-Paradol pouvait écrire : « Saluez l'ancienne Chambre de 1857, elle est bien morte et nous ne la reverrons plus. »

La bataille des votes porta sur la disjonction, réclamée par les opposants, d'une phrase qui blâmait le Saint-Père d'avoir résisté à de sages conseils, ceux du Gouvernement, lui demandant de renoncer [p.603] à une partie de ses États. La disjonction fut repoussée, mais elle obtint 91 voix ainsi s'accentuait la force de l'opposition.

D'autres questions furent abordées, celle des libertés publiques par Jules Favre, celle des travaux de Paris par Ernest Picard, celle des finances par Devinck, celle de la politique commerciale par Pouyer-Quertier et Brame. E. Ollivier lendit la main à l'Empereur dans un discours dans lequel ces mots : « Je le dis, moi, qui suis républicain », soulevèrent une protestation et furent supprimés.

L'expérience de l'adresse était concluante : les deux Assemblées s'en étaient saisies avec empressement. Des discours importants sur de nombreuses questions avaient été prononcés. La politique du Gouvernement avait été passée au crible. La passion avait succédé à l'atonie. La preuve était faite que si la force peut imposer silence, elle ne tue pas la pensée toujours prête à se traduire au dehors.

Difficultés intérieures. — On pouvait se demander si le décret du 21 novembre serait suivi d'un relâchement dans les rigueurs gouvernementales intérieures, ou si au contraire les heurts qui se produisaient dans les nouvelles discussions parlementaires ne provoqueraient pas des réactions de la part du Gouvernement. C'est cette seconde hypothèse qui se réalisa dans le domaine religieux.

La religion tend à éclairer les intelligences par ses dogmes, et les volontés par sa morale, fatalement elle rencontre l'État distributeur d'instruction et promoteur d'action sociale. Il était à prévoir qu'après l'ère de l'entente et des faveurs réciproques, les catholiques auraient maille à partir avec un Gouvernement autoritaire. La question italienne suscita la brouille. L'Église fit succéder à des protestations de respect et de dévouement exagérées les blâmes les plus violents. Le Gouvernement y répondit. Une circulaire du ministre de la Justice menaça le Clergé, s'il ne respectait pas la loi. Il y eut des poursuites engagées et des suppressions de traitement. Des prêtres belges auxiliaires dans le Nord des prêtres français, insuffisants en nombre, furent renvoyés, les rédemptoristes de Douai furent dissous, ainsi que les capucins d'Hazebrouck. Le Gouvernement exploita certains scandales de mauvais prêtres. Des fonctionnaires faisant élever leurs enfants dans des établissements religieux furent inquiétés. Les catholiques se rapprochèrent des légitimistes, des orléanistes, même des républicains, la liberté leur paraissait plus précieuse depuis qu'ils n'avaient plus les faveurs d'un Gouvernement autoritaire. Des hommes comme J . Simon, Jules Ferry, des journaux comme le Temps et les Débats leurs témoignaient plus de sympathie. Le Gouvernement [p.604] riposta. Il songea à démembrer le diocèse de Poitiers dans lequel Mgr Pie était un de ses plus ardents adversaires. Surtout il s'en prit à la Société de Saint-Vincent de Paul.

Fondée en 1833 par Ozonam et ses amis étudiants, guidés par la sœur Rosalie, elle pratiquait la visite des familles pauvres et des œuvres comme les fourneaux économiques, les patronages, les vestiaires, les caisses de loyer, etc. Elle vivait au grand jour, sans faire de politique. Répandue dans le monde entier, elle comptait 3.406 conférences en 1861. De Persigny dès son premier Ministère lui avait été hostile, ses conseils généraux, provinciaux, nationaux, lui paraissaient intolérables. Redevenu Ministre après la discussion de l'adresse, il prétendit établir un parallèle entre elle et la Franc-maçonnerie, tout en couvrant de fleurs son œuvre charitable il déclara qu'elles ne pouvaient ni l'une, ni l'autre demeurer séparées du Gouvernement et qu'elles devaient avoir des chefs agréables au Gouvernement qui seraient pour Saint-Vincent de Paul le cardinal Morlot, archevêque de Paris et pour la Franc-maçonnerie le maréchal Magnan. Celle-ci faisant preuve d'une médiocre indépendance accepta. La Société de Saint-Vincent de Paul refusa même la présidence d'un cardinal, qui lui était imposée par le Gouvernement. De Persigny crut pouvoir faire appel de la décision du conseil central aux diverses conférences; les neuf dixièmes acceptèrent la solution du Conseil. L'appui des catholiques au Gouvernement était désormais compromis. Le libéralisme de celui-ci était suspect.

Sénatus-consulte du 31 décembre 1861, les garanties financières. — En matière financière le Gouvernement impérial jouissait d'une liberté extrême. Le budget voté par Ministères permettait au sein d'un Ministère tous les virements possibles, et entre les sessions des Chambres le Gouvernement pouvait s'ouvrir à lui-même des crédits supplémentaires sans limite. Le contrôle financier n'existait pas. Les conséquences fatales se produisirent. En octobre 1863 la Banque de France élevait son escompte à 6 %. Le 15 octobre 1861 un article de M. Forcade dans la Revue des Deux Mondes dénonçait les mauvaises pratiques financières du Gouvernement. La situation était mauvaise, elle fut dénoncée aux Ministres et au Conseil privé par un mémoire de Fould à l'Empereur. Il montrait les 2.400 millions de crédits supplémentaires ouverts en huit ans, pour répondre aux exigences de la guerre en général, mais aussi pour répondre à des sollicitations importunes. Il rappelait les 2 milliards d'emprunt réalisés, puis le milliard de découvert existant et encore l'absorption [p.605] par le Trésor des fonds de certains établissements et de certaines caisses. Il signalait la situation obérée des départements, des communes, des sociétés privées. Arrivant aux remèdes il indiquait la suppression des crédits extraordinaires non votés par le Corps législatif et une certaine spécialisation des crédits budgétaires votés non plus par Ministères, mais par sections établies au sein des Ministères.

L'Empereur, qui ne redoutait pas les critiques et les conseils, accueillit les unes et les autres, et avec tant de faveur que le mémoire fut publié par le Moniteur, que son auteur fut nommé ministre des Finances le 11 novembre et qu'enfin un sénatus-consulte fut élaboré par le Sénat selon ces idées, qui fut offert au pays comme cadeau de jour de l'an le 31 décembre 1861.

L'article premier prescrivait l'établissement du budget des dépenses par Ministères, sections, chapitres et articles et son vote par sections, la répartition entre les chapitres des crédits par décrets rendus en Conseil d'État, — L'article 2 exigeait pour les virements d'un chapitre à un autre des décrets spéciaux rendus de la même façon, ce qui liait chaque Ministre. — L'article 3 exigeait pour l'établissement de crédits supplémentaires une loi.

Cet ensemble de dispositions constituait sur le terrain financier des garanties plus positives quoique de portée générale moindre que le rétablissement de l'adresse. C'était un nouveau pas dans la voie du libéralisme.

Fould compléta son œuvre réformatrice en établissant pour le budget de 1863 un ensemble de quatre budgets: ordinaire, d'ordre, extraordinaire et rectificatif.

L'adresse de 1862. L'Empereur défenseur du Pape. — A l'ouverture de la session de 1862 l'adresse, entrée dans la procédure fut l'objet de nouveaux débats prolongés dans les deux Assemblées[64]. La question italienne et romaine occupa surtout les deux Assemblées et Keller fut de nouveau le protagoniste de la thèse catholique en même temps que le principal orateur. Il somma le Gouvernement de se prononcer pour ou contre le Pape. Il l'accusait de pactiser avec la Révolution, qui est « la liberté de renverser les Gouvernements, l'omnipotence de l'État, la légitimité du fait accompli, la souveraineté du but, la fin justifiant les moyens ». Il prétendait que [p.606] le Pape et la religion étaient les seuls obstacles à la Révolution. Billault dans sa défense évoqua les faiblesses du Gouvernement pontifical, son obstination à ne pas écouter les conseils de la France pour désarmer les colères qui grondaient contre lui. E. Ollivier fut aussi un des champions de ce tournoi ; mais l'intérêt en était très diminué.

Ce qu'il y eut de nouveau à l'occasion de la discussion de l'adresse ce fut l'effort des « cinq » de l'opposition républicaine et déclarée pour saisir l'opinion, en vue des élections qui allaient se produire dix-huit mois plus tard, d'une sorte de programme général, d'orientations tout au moins en formulant une série d'amendements condamnés d'ailleurs d'avance.

Ils disaient par exemple: « La confiance ne peut renaître que d'un sérieux retour à la liberté... La presse doit cesser d'être un monopole soumis à une censure occulte qui altère les manifestations de l'opinion publique... des élections faites par les électeurs et non par les préfets, avec le droit de réunion, et avec des chances égales de publicité et de défense pour tous. » Quant au Pape ils disaient : « Le Gouvernement doit sortir d'une équivoque mortelle à ses intérêts, déclarer franchement sa politique et ne plus mettre obstacle aux vœux légitimes des populations italiennes, l'occupation de Rome si onéreuse pour nos finances publiques doit cesser. »

Il n'est pas impossible que les réclamations des catholiques, appuyées sans doute par l'Impératrice déterminèrent une action plus ferme de l'Empereur en faveur du Pape. Garibaldi ayant marché sur Rome, on sait que Victor-Emmanuel l'arrêta, mais que celui-ci ayant demandé à Napoléon III la faculté d'occuper lui-même Rome, l'Empereur s'y opposa. Il devait se demander par qui aux élections prochaines il remplacerait les catholiques pour soutenir ses candidats et la discussion de l'adresse l'avait informé de leurs sentiments.

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TROISIÈME PÉRIODE, 1863-1869

AFFAIBLISSEMENT DU RÉGIME

HÉSITATIONS DANS LA POLITIQUE GOUVERNEMENTALE

NOUVELLES RÉFORMES LIBÉRALES

LES ÉLECTIONS DE 1863

Circonstances difficiles pour le Gouvernement. — Un décret du 29 décembre 1862 ayant arrêté le chiffre des députés à élire à 283, les élections furent fixées aux 30 et 31 mai, et 14 juin 1863. On était entré dans l'ère des difficultés extérieures et intérieures. La question romaine n'était pas tranchée par l'opposition faite à Victor-Emmanuel d'occuper Rome, et. si cette décision de Napoléon III satisfaisait relativement les catholiques, elle mécontentait les libéraux et les démocrates. Au Mexique la prise de Puebla ne précéderait les élections que de quelques jours et depuis des mois nos longs embarras avaient troublé le pays. En Allemagne le malaise produit par le nationalisme latent s'accentuait. François-Joseph allait convoquer le Congrès des princes que la Prusse ferait échouer. Au Danemark la succession prochaine de Frédéric III faisait surgir la question des duchés. En Pologne la révolte contre la Russie nous mettait dans une position difficile. En Orient, après avoir occupé la Syrie, nous retirions nos troupes devant le mécontentement de l'Angleterre. En Algérie nous inaugurions la politique arabe, très incertaine dans ses résultats. Nous étions engagés un peu partout, sans but défini en face de sérieuses éventualités.

Nous n'en étions plus aux succès militaires des guerres de Crimée et d'Italie, aux succès diplomatiques du Congrès de Paris, ou des préliminaires de Villafranca. L'Empire n'avait plus pour se présenter au pays les mêmes titres que cinq ans plus tôt.

Au-dedans l'éloignement plus grand des fautes et des catastrophes des régimes précédents : Restauration, Monarchie de Juillet, seconde République, des dangers des journées révolutionnaires, de l'anarchie du régime de 1848 faisait perdre de vue les services rendus par Napoléon, et son autoritarisme ne trouvait plus sa contrepartie dans le retour à l'ordre, à la prospérité qui avait été pour la France la rançon de sa liberté perdue.

Sans doute il y avait les réformes libérales de 1830, mais on [p.608] pouvait les interpréter comme des marques de faiblesse plutôt que comme des mesures d'intelligent libéralisme et si l'adresse avait permis de formuler des critiques elle n'avait pas fourni le moyen de les sanctionner.

Les conditions des élections nouvelles différaient donc beaucoup de celles de 1857. Le prestige du Gouvernement avait diminué, les discussions politiques avaient recommencé à agiter les esprits, les anciens partis se faisaient mieux entendre, les catholiques étaient sur leurs gardes.

Le Gouvernement et les élections. — En 1852 et en 1857 de Morny, de Persigny, Billault avaient formulé la thèse de la candidature officielle. Des élections générales, c'étaient un nouveau plébiscite, le pays se prononçait pour ou contre le Gouvernement. Il avait donc le droit de présenter au pays ses candidats pour que, les connaissant, en votant pour ou contre eux on votât pour ou contre lui. La réforme de 1860 n'empêcha pas de Persigny, de nouveau appelé à présider aux élections, de reprendre et d'appliquer ce système.

Sa circulaire du 8 mai fut donc comme la réédition des précédentes. Le Ministre, après avoir rappelé que l'Empereur avait arraché la France à « l'état d'anarchie, de misère et d'abaissement où le régime des rhéteurs l'avait laissée », qu'il avait « restauré l'ordre moral, politique et religieux, doublé la fortune immobilière, accru de 7 à 8 milliards la fortune mobilière, augmenté de 300 millions le revenu public, sillonné tout le territoire de routes et de voies ferrées, rendu enfin à notre politique l'influence qu'elle avait perdue », et que c'était la confiance du pays qui lui avait permis cette œuvre extraordinaire, déclarait qu'il avait droit de la solliciter à nouveau.

Sans doute « le suffrage est libre », disait le Ministre, et « pénétrés de l'esprit libéral et démocratique de nos institutions », les préfets doivent « laisser se produire librement toutes les candidatures ».

Mais le Gouvernement ne pouvait oublier que les partis en France n'étaient pas, comme en Angleterre, « tous également attachés aux institutions fondamentales », que « dans un pays comme le nôtre, qui, après tant de convulsions, n'est sérieusement constitué que depuis dix ans, il y a des partis qui ne sont encore que des factions », que « formés des débris des Gouvernements déchus, ils ne cherchent à pénétrer au cœur de nos institutions que pour les tourner contre l'État ». Il disait donc aux préfets : « Afin que la bonne foi des populations ne puisse être trompée par des habiletés de langage [p.609] ou des professions de foi équivoques, désignez, hautement comme dans les élections précédentes, les candidats qui inspirent le plus de confiance au Gouvernement. Que les populations sachent quels sont les amis ou les adversaires plus ou moins déguisés de l'Empire et qu'elles se prononcent en toute liberté, mais en parfaite connaissance de cause. »

Et voici comment un préfet, celui de la Haute-Loire, répondait à ces conseils venus de son Ministre. Il disait à la veille des élections à ses administrés : « Sous le dernier Gouvernement les électeurs, pour suppléer à la direction qui leur manquait, avaient imaginé les réunions préparatoires... Mais ces réunions étaient souvent tumultueuses et la plupart du temps inefficaces. L'administration remplit aujourd'hui, pour ainsi dire, l'office des réunions préparatoires. Nous autres, administrateurs, désintéressés dans la question, et qui ne représentons en définitive que la somme de vos intérêts, nous examinons, nous apprécions, nous jugeons les candidatures qui se produisent, et après un mûr examen, avec l'agrément du Gouvernement, nous vous présentons celle qui nous paraît la meilleure... non pas comme le résultat de notre volonté... mais comme l'expression de vos propres suffrages et le résultat de vos sympathies[65]. » C'était vraiment une merveille ! Le Gouvernement remplaçant les réunions publiques, le Gouvernement sans intérêt dans les élections, présentant des candidats non par un effet de sa volonté, mais comme interprète des suffrages et des sympathies des électeurs, on ne pouvait imaginer plus beaux sophismes.

Il faut reconnaître avec Taxile Delord, adversaire déclaré de l'Empire, que « la France, en très grande majorité, n'était, il faut en convenir, nullement choquée, au mois de mai 1863, de l'application de ces théories ».

Le Gouvernement ne se borna pas à cette désignation de ses candidats.

Il mit tout en œuvre pour entraver la campagne électorale de ses adversaires, traquant leurs comités comme des associations soumises au Code pénal, interdisant les réunions publiques, n'autorisant pas la fondation de journaux, alors que ceux qui existaient étaient à sa dévotion.

Il pratiqua à fond la « géographie électorale ». Quand un bloc de population était hostile on s'arrangeait pour le répartir entre des [p.610] circonscriptions sûres, des villes même étaient ainsi divisées. De La Gorce écrit à ce sujet : « J'ai sous les yeux les cartes de plusieurs départements où sont teintées en plusieurs couleurs les diverses circonscriptions. L'aspect est le plus singulier qui se puisse imaginer. Le regard n'aperçoit qu'une série de découpures bizares, assez semblables à celles d'un rivage creusé par les flots[66]. »

La candidature officielle s'accompagnait de la présentation du candidat par le préfet, les tournées de révision étaient très favorables pour cela.

Les préfets à poigne de l'Empire y joignaient la pression administrative. Les maires nommés étaient révocables, c'était une menace contre ceux qui n'obtenaient pas dans leur commune la majorité pour le « candidat de l'Empereur ». Dans la Lozère, vingt-trois maires furent ainsi révoqués pour défaut de zèle. Les fonctionnaires étaient mobilisés pour accompagner les candidats officiels dans leurs tournées. Suppressions de poursuites, grâces, places, faveurs, promesses de chemins de fer, de routes, de stations, faux bruits contre les adversaires, rappel des abus de l'ancien régime, de la Révolution, tout en vérité, devenait un moyen d'action en faveur du candidat officiel et contre son concurrent. La sincérité même du vote fut violée souvent. Les urnes n'étaient pas scellées, on les remplaçait par des vases quelconques, voire par des chapeaux. Des bulletins étaient ouverts ou devaient être montrés, quelquefois supprimés. C'était la manière de diriger, d'éclairer le suffrage universel !

Les candidatures officielles. — Le choix des candidats officiels n'allait pas sans difficultés. Avec l'adresse bien des candidats de 1857 s'étaient prononcés contre la politique du Gouvernement, c'était le cas de beaucoup de catholiques, 91 avaient même voté contre lui. Les écarter tous était impossible, par qui les remplacer ? et puis agir ainsi, c'était faire de tous les catholiques des adversaires. De Persigny en élimina 26, des hommes comme Keller, Plichon, de Flavigny, Kolb-Bernard, Lemercier, pour leur attitude dans la question romaine, d'autres, comme de Jouvenel, de Cuverville, Ancel, Garreau à des titres divers. Beaucoup continuèrent à se représenter en prenant le titre « d'indépendants ». De Persigny s'en indigna, c'était dire que les officiels ne l'étaient pas ; le Moniteur publia la note suivante : « Plusieurs journaux affectent de désigner les candidats de l'opposition par l'expression de « candidats indépendants », [p.611] comme si l'indépendance était uniquement acquise aux candidats patronnés par certains partis, et déniée d'avance aux candidats qui seraient agréés du Gouvernement. Une pareille désignation n'est pas seulement une intrigue électorale, elle est une injure pour les hommes honorables qui ont tout à la fois les sympathies du pays et la confiance du Gouvernement. L'administration prévient ces journaux qu'elle réprimera sévèrement de pareilles manœuvres. » Se dire indépendant devenait une manœuvre ! Quelques-uns de ceux qui avaient pris cette attitude se transformèrent en ennemis. — Certains laissaient entendre que si le Ministre leur avait retiré la confiance du Gouvernement, ils avaient gardé celle de l'Empereur.

Dans l'ensemble l'Empire conservait donc ses troupes de candidats et les inconvénients du système ne faisaient que croître. Les hommes et leur crédit s'usaient avec ces présentations et ces mandats successifs.

Les partis. — Les partis allaient à la bataille aussi inorganisés et divisés qu'en 1857.

Le serment exigé des candidats en gênait beaucoup. Jurer d'avance fidélité à l'Empereur, au régime, quand on rêvait de le renverser, était scabreux. Prévost-Paradol, dans les Débats du 21 avril, vint au secours des scrupuleux. « Le serment politique, soutenait-il, ne réclame d'autre engagement, n'impose d'autre devoir que de ne pas entrer dans la voie douteuse et obscure des conspirations et d'observer le respect de la loi recommandé par la morale à tous les citoyens. » C'était du latitudinarisme. De Persigny protesta. Présenter ainsi le serment, c'était « chercher à tromper la conscience publique sur la portée d'un acte solennel, qui forme un lien d'honneur entre celui qui le prête et celui qui le reçoit ; entre l'Empereur et le candidat », et il réveilla ainsi les hésitations.

Les légitimistes subissaient une autre entrave. Malgré les démarches de de Falloux, de Berryer, de de Kerdrel, de de Larcy, de Gaillard le comte de Chambord maintenait son ordre d'abstention, « cette manière de mourir », disaient certains de ses fidèles. Il y eut parmi eux une terrible crise de conscience : fallait-il lui obéir ou obéir à l'appel du pays que la Monarchie seule pouvait sauver ? Berryer se porta candidat à Marseille, de Kerdrel dans l'Ille-et-Vilaine, Fremeau dans le Morbihan, de Civrac dans le Maine-et-Loire, de Vogue dans le Cher. Mais c'était aller à la bataille sans chef.

Les républicains étaient très divisés. Il y avait les « radicaux exclusifs » jetant l'anathème aux « républicains politiques », qui [p.612] prêtaient le serment, eux vouaient à l'Empire une haine qui les excluait de toute action politique dans le régime. Les exilés volontaires ou involontaires : Victor Hugo, Louis Blanc, Blanqui, Schoelcher, Quinet, Charras étaient à leur tête.

Puis il y avait les hommes de 1848 qui avaient fait partie du « Gouvernement provisoire », de la « Commission exécutive », Carnot, Garnier-Pagès, Marie, Crémieux, Cavaignac, Jules Favre, qui, « fondateurs de la République », se considéraient comme les grands chefs du parti. Ils entendaient rentrer dans la politique. Enfin il y avait les « jeunes » venus au parti depuis l'Empire, étudiants, stagiaires au barreau, faisant de la politique dans leurs conférences, au café. Le Temps était leur journal. Ils se groupaient autour des « cinq ». Ils traitaient les hommes de 1848 de « vieilles barbes », de « vieilles ganaches », qui, s'ils avaient fondé la République, l'avaient tuée.

Le parti républicain était donc en face des élections en mauvaise posture.

En province il était inexistant, les inquisitions et persécutions gouvernementales l'avaient étouffé. Garnier-Pagès parcourut la majorité des départements pour le ranimer et susciter des candidatures. A Paris le parti était actif, mais les chances de succès multipliaient les aspirants candidats et plusieurs influences prétendaient dominer, les « hommes de 1848 » à cause de leurs services et de leur notoriété, les Cinq à cause de leurs succès récents, les journaux Siècle, Opinion nationale à cause de leur force, de leur clientèle, les jeunes à cause de leurs ambitions, ils avaient rédigé un « manuel électoral », c'était un titre ! Garnier-Pagès voulut faire élire un grand comité qui consacrerait les candidatures, ce fut sans résultat, Dictatorialement, sur la proposition de Marie, on en forma un avec Garnier-Pagès, Marie, Carnot, Crémieux, Jules Simon, Corbon, Henri Martin, Jules Ferry, Hérold, Hérisson, Floquet. Une tentative « d'union libérale » groupant toutes les oppositions échoua devant la résistance des républicains à s'effacer devant quelques candidats des autres nuances d'opposition. Après bien des tractations laborieuses on aboutit à une liste des « Candidats de l'opposition », titre fallacieux, une seule opposition y étant représentée : 1re circonscription, Havin, directeur du Siècle ; 2e, Ed. Laboulaye, membre de l'Institut ; 3e, Émile Ollivier, député sortant ; 4e, E. Picard, député sortant ; 5e, Jules Favre, député sortant ; 6e, Adolphe Guéroult, rédacteur en chef de l'Opinion nationale ; 7e, Alfred Darimon ; 8e, Jules Simon, membre de [p.613] l'Institut ; 9e, Eugène Pelletan, publiciste. D'autres candidatures du parti étaient d'ailleurs annoncées : 1re, Jules de Lasteyrie et Ranc ; 3e. Dr Dupont ; 6e, de Jouvencel, Cochin, Prévost-Paradol, Dupuis ; 7e, J.-J. Weiss, Doré, Cantagrel ; 8e, Jules Mahias, de Milly ; 9e, Thayer.

Mais le 15 mai les Débats annoncèrent une candidature sensationnelle, celle de Thiers, cédant aux sollicitations d'un groupe d'électeurs de la deuxième circonscription. Il sortait de la retraite dans laquelle il poursuivait ses travaux historiques. « C'est de ce repos, disait le Journal des Débats, animé par le travail, l'amitié, par les plus élevées et les plus douces jouissances de l'esprit, que M. Thiers va sortir pour unir sa voix à celles des hommes qui pensent que la liberté n'est pas moins nécessaire que l'ordre et que sans elle les plus grands intérêts du pays peuvent se trouver en péril. Tous les vœux des amis d'une sage liberté le suivront dans cette tentative qui, heureuse ou non, n'en sera pas moins un des actes les plus honorables de sa carrière politique. » Cette candidature était loin de plaire à tous. Le Siècle voyait avec suspicion l'historien de Napoléon Ier, suspect de complaisance pour son successeur, l'ancien Ministre de Louis-Philippe, l'adversaire de l'unité italienne et de l'évacuation de Rome. Laboulaye s'effaça devant ce concurrent exceptionnel, et le Siècle lui-même s'inclina. « M. Thiers est une des grandes individualités de notre temps », dit-il.

A côté de ces partis classés on rencontrait ce qu'on pourrait appeler des catholiques purs, détachés des partis, notamment des légitimistes, qui ne s'inspiraient que de l'intérêt religieux et que soutenait un groupe d'évêques, puis il y avait ce qu'on appelait les « hommes des anciens partis » et des survivants de l'ancien « tiers parti » ou de « l'opposition dynastique » : Guizot, de Broglie, Albert de Broglie, Vitet, Saint-Marc Girardin, de Rémusat, Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne, Laboulaye, Dufaure, Thiers, auxquels se rattachait Prévost-Paradol, transfuge de l'Université aux Débats, avocat du libéralisme, sceptique quant à la forme du Gouvernement, orléaniste de tendance, prêt aux ralliements. De ce milieu sortirent les candidatures de Casimir Périer dans l'Isère, de Rémusat dans la Haute-Garonne, de de Witt, gendre de Guizot dans le Calvados, de Saint-Marc Girardin dans la Haute-Vienne, de Montalembert dans le Doubs et les Côtes du Nord, de de Beaumont dans la Sarthe, de Prévost-Paradol dans la Dordogne et dans la 6e circonscription de Paris, de Dufaure dans la Gironde et la Charente-Inférieure, de [p.614] Thiers enfin, non seulement candidat à Paris, mais à Aix, à Valenciennes et dans les Côtes du Nord.

Résultats des élections. — La province et Paris s'opposèrent complètement. A Paris au premier tour huit candidats de la « liste d'opposition » passèrent dans des conditions écrasantes, le neuvième fut élu au second tour. Voici les résultats :

1re circonscription, Havin 15.359 voix, Delessert 7.308, de Lasteyrie 1.425 ;

2e, Thiers 11.112 voix, Devinck 9.845 ;

3e, Émile Ollivier 18.151 voix, Varin 10.095 ;

4e, E. Picard 17.044 voix, Perrot 6.530 ;

5e, J. Favre 18.744 voix, Lévy 8.094 ;

6e, Gueroult 9.534 voix, Fouché-Pelletier 6.668, Prévost-Paradol 2.821, de Jouvencel 679 ;

7e, Darimon 18.159 voix, Constant Say 8.606, Cantagrel 533 ;

8e, J. Simon 17.809 voix, Koenigswarter 9.906, de Milly 561 ;

9e, Pelletan 12.295 voix, Picard 1.288.

Quand le dépouillement fut terminé le parti démocratique entonna naturellement des chants de triomphe. Les uns disaient : « Paris vient de prendre sa revanche du 2 décembre » ; d'autres « Paris vient de proclamer la République. »

En province il n'en était naturellement pas de même. Sur 283 députés à élire, 271 étaient élus dès le premier tour. — Quand les résultats définitifs, le 14 juin, furent connus, on vit que les libéraux et les républicains avaient au total 17 élus, dont 9 donc pour Paris et que les indépendants et les hommes des anciens partis en comptaient 15.

Le Gouvernement sur 9.938.000 électeurs inscrits avait obtenu 5.308.000 voix, donc 163.000 voix de moins qu'en 1857, et l'opposition 1.954.000 voix, soit 1.200.000 de plus qu'aux élections précédentes[67].

En province le parti républicain avait fait passer Hénon, Havin (dans la Manche), déjà élu à Paris, Glais-Bizoin, Dorian. Les légitimistes ne comptaient comme succès que celui de Berryer à Marseille, pour qui les républicains avaient voté. — Les indépendants comptaient parmi les vaincus de Flavigny, Lemercier, Keller, Garreau, de Cuverville, de Jouvencel, mais Plichon, de Grouchy, de Chambrun, d'Andelarre étaient élus.

[p.615]

Les hommes des anciens partis étaient les plus éprouvés. Odilon Barrot, Saint-Marc Girardin, de Rémusat, Casimir Périer, Dufaure avaient échoué. Thiers lui-même à Aix, à Valenciennes, dans les Côtes du Nord avait succombé. — Prévost-Paradol à Paris n'avait eu que 2.300 voix sur 30.000 votants, il avait de plus échoué en Dordogne.

L'opinion et les élections. — Naturellement les résultats des élections furent très diversement appréciés. Le Journal des Débats quoique ses candidats eussent été peu favorisés écrivait le 4 juin : « L'opposition dans ses différentes nuances comptera de 20 à 25 voix dans la Chambre nouvelle. Ce résultat général, s'il est moins décisif que nous aurions pu le désirer, n'en doit pas moins être signalé comme un progrès véritable, comme un succès relatif dont peuvent se féliciter hautement tous les amis sincères et éclairés de la cause libérale. » Il soulignait « le succès éclatant, incontesté de l'opposition à Paris et l'effet moral qu'il produira certainement sur l'opinion ».

Du contraste entre Paris et la province on tirait argument contre le Gouvernement et la candidature officielle. Les républicains opposaient la Ville-Lumière aux campagnes réactionnaires et ignorantes. D'ailleurs on faisait observer que dans toutes les grandes villes l'opposition avait de grosses majorités : 33.500 contre 13.500 à Lyon, 20.200 contre 9.200 à Marseille, 11.400 contre 8.800 à Bordeau, 10.000 contre 6.000 à Nantes.

Quelle suite prévoyait-on à ce mouvement des électeurs ? Les Débats n'y voyaient pas un danger pour le Gouvernement, pour le régime. « Malgré les frayeurs simulées le mouvement qui se produit n'a rien d'inquiétant, rien d'hostile au principe du Gouvernement et des institutions qui nous régissent. Le principe du Gouvernement et les bases de la Constitution n'étaient pas engagés dans la lutte électorale, ils sont pleinement désintéressés dans le résultat. En votant pour M. Thiers et pour les candidats de l'opposition les électeurs n'ont voté ni contre l'Empire, ni contre l'Empereur... Le progrès, la réforme opportune et sage, vraiment libérale des institutions, le « couronnement plus ou moins prochain de l'édifice » (c'étaient les paroles habituelles de l'Empereur lui-même), voilà tout ce qu'ils ont voulu, rien de plus, rien de moins. » Et ils rapportaient la formule d'un autre journal au sujet des élections : « Il est juste d'y voir un enseignement, ce serait une faiblesse d'y voir un péril. »

La presse gouvernementale, comme de juste, contestait l'importance [p.616] du résultat. Le Constitutionnel écrivait : « La partie n'est pas le tout et 18 à 20 députés de l'opposition ne font pas la majorité dans la nouvelle Chambre. »

Et le Gouvernement ? De Persigny dans une circulaire du 21 juin[68] félicita les préfets. Les élections étaient un triomphe parce que pour la première fois on s'était trouvé en face d'une coalition de tous les adversaires, qui sur quelques points seulement avaient surpris le suffrage universel. « L'immense majorité a répondu à l'appel du Gouvernement et n'a laissé à la coalition que quelques noms pour se consoler de sa défaite. » « Attaqué de toutes parts, notre édifice politique n'en est devenu que plus solide. »

Suite des élections. — En se glorifiant ainsi du résultat des élections de Persigny payait d'audace. L'Empereur comprit parfaitement qu'elles étaient pour le régime une leçon et une menace et que la politique de contrainte et d'arbitraire était condamnée. L'homme qui la représentait fut sacrifié, le 23 juin de Persigny fut relevé de ses fonctions. En compensation, Fialin, dit comte de Persigny, fut fait duc. Ce fut la fin politique de cet homme qui avait joué le premier rôle dans le coup d'État. Il en conçut un très vif dépit.

Décret du 23 juin 1863. Le ministère d'État, remaniement ministériel. — La disgrâce de Persigny ne fut pas la seule conséquence des élections. Le 23 juin, l'Empereur modifia l'organisme ministériel. Les Ministres sans portefeuille furent supprimés, à leur place fut établi un ministre d'État qui devait assumer le même rôle, à lui seul au sein des Assemblées défendre la politique du Gouvernement. Le but était de donner à cette défense une force plus grande. Le ministre d'État seul représentant du Gouvernement devenait un personnage bien plus considérable que ces Ministres, dont la désignation même de « Ministres sans portefeuille » indiquait ce qu'ils n'avaient pas et non leur autorité et dont la pluralité accentuait le rôle inférieur. Puis le poste était créé intuitu personnae. En fait Billault tenait le rôle, son action, son influence au regard de Baroche et de Magne était incomparable. Cet homme au passé politique assez trouble, qui après 1848 s'était fait le défenseur du droit au travail, qui avait été le président du Corps législatif et le champion du pouvoir autoritaire, avait acquis depuis 1861 dans son nouveau rôle une autorité exceptionnelle. Son nouveau titre n'était que la reconnaissance de sa situation.

[p.617]

Cette mesure et les élections provoquèrent un remaniement ministériel.

Il est d'une très grande importance. Il constitue en effet la première combinaison ministérielle qui s'inspire d'une réelle préoccupation politique, qui tende à un résultat politique.

Cinq des membres du Ministère gardaient leurs portefeuilles : Drouyn de Lhuys, A. Fould, Randon, de Chasseloup-Laubat et Vaillant. Billault recevait donc le ministère d'État et le premier rôle. Rouher était Ministre présidant le Conseil d'État, et devait seconder Billault aux Chambres, Baroche était ministre de la Justice et des Cultes, Boudet prenait l'Intérieur, Victor Duruy occupait l'Instruction publique. Béhic le Commerce et les Travaux publics.

C'était une évolution libérale, tant par l'élimination de de Persigny que par l'entrée dans le Ministère de Duruy, qui était nettement libéral, en conflit même sur le terrain de l'Instruction avec les catholiques. Pour la première fois depuis 1851 une pression extérieure modifiait l'orientation du Gouvernement. La réforme de 1860 avait été spontanée. Celle de 1863 et le changement ministériel qui l'accompagnait étaient le fruit de l'action du pays, des élections. — L'équilibre des forces était rompu, l'Empereur avait perdu de la force, la Nation en avait repris, et les institutions évoluaient.

La mort inopinée de Billault au cours d'octobre troubla les combinaisons de l'Empereur. L'homme sur lequel il avait compté lui manquait, et c'était bien l'homme de la fonction. Il fut de suite, le 18 octobre, remplacé par Rouher, qui paraissait de taille inégale et qui allait déjouer ce pronostic. Rouland fut nommé à sa place.

Le déclin du régime, ses hésitations. — Au cours de la législature qui s'ouvre le Gouvernement se trouve dans de graves difficultés. A l'extérieur il n'éprouve que des déboires, qui minent son prestige et son autorité. A l'intérieur le Corps législatif devient une force et l'opposition s'y développe. Ses ennemis s'enhardissent. Il n'est plus sûr de lui. Il hésite entre un libéralisme qui lui rallierait les plus modérés des opposants, mais l'entraînerait vers l'inconnu, et un autoritarisme qui lui permettrait d'échapper aux critiques et de ressaisir son ancienne maîtrise.

Échecs et déboires de la politique étrangère. — C'est le moment où sur les trois grands théâtres où nous sommes engagés, Mexique, Italie, Allemagne, nous ne connaissons que des échecs.

Au Mexique, après la prise de Puebla, 1861, commence la guerre de guérillas qui épuise sans gloire et sans lin notre armée. Une [p.618] pseudo-assemblée de notables institue un pseudo-Empire. Pour flatter l'Autriche nous faisons monter sur un trône qui ne tient pas debout l'archiduc Maximilien, 1864, et les États-Unis compliquent la situation en refusant de le reconnaître. La guerre traîne en longueur, excite de plus en plus en France le mécontentement, paralyse en Europe notre action au moment où elle serait le plus nécessaire. Finalement nous retirons nos troupes et Maximilien abandonné à lui-même est exécuté le 19 juin 1867. Ces faits, déjà rappelés, doivent être présents à l'esprit au moment de suivre les événements politiques qui se déroulent alors.

Les événements d'Allemagne sont plus graves. En 1863 le malaise allemand se traduit par la tentative avortée de François-Joseph au Congrès des princes, par l'affaire des duchés, 1864, par la guerre de la Prusse et de l'Italie contre l'Autriche, 1866. Ils se complètent par nos vaines tentatives pour obtenir des compensations. Notre impuissance s'accuse ainsi que nos erreurs. Nous laissons grandir à côté de nous la puissance que tout le monde sait devoir être notre rivale et notre ennemie. Nous la favorisons même.

En Italie notre action est encore plus incertaine et malheureuse. La Convention du 14 septembre 1864 avec Victor-Emmanuel nous fait deux ennemis, la Nation italienne dont nous arrêtons l'unité et le Pape que nous contraignons à des abandons. Nous encourageons l'alliance de l'Italie et de la Prusse et si c'est de nos mains que l'Italie reçoit la Vénétie, elle n'en considère pas moins que c'est à Sadowa, donc à la Prusse, qu'elle la doit; une fois de plus elle ignore la reconnaissance. Nous quittons Rome et nous sommes obligés d'y revenir, soutien de la papauté, nous avons l'Italie contre nous, sans avoir le Pape avec nous.

Ce nouveau rappel sommaire de l'ensemble des événements permet d'établir notre bilan. Il ne présente que des pertes. Elles sont d'autant plus sensibles qu'elles contrastent avec les victoires, les succès diplomatiques, l'hégémonie internationale du début du règne. Manifestement l'autorité de l'Empereur devait en être profondément atteinte. Et comme, il faut le redire sans cesse, le jeu des institutions politiques est affaire de force, celui de nos grands pouvoirs en ressentit le contre-coup. Le Corps législatif sortait plus fort des élections dans lesquelles le pays avait commencé à montrer plus d'indépendance. Les partis politiques, encouragés par de premiers succès, enhardis par l'affaiblissement du Gouvernement se montrèrent plus actifs et plus entreprenants, et le Gouvernement désorienté, affaibli, [p.619] hésitant oscilla entre la politique de concession et la politique de résistance, ces deux pôles de toute politique personnelle.

Session de 1863-1864. Le nouveau Corps législatif. — Dès l'ouverture de la session législative, qui eut lieu le 5 novembre, il fut visible que le Corps législatif nouvellement élu n'était plus le même que celui qui avait précédemment siégé, bien que la grande majorité des membres de l'ancienne Chambre se retrouvât dans la nouvelle.

L'Empereur dans son discours d'ouverture[69] se déclara satisfait des élections « malgré quelques dissidences partielles », et se dit sûr du loyalisme des élus. « Vous m'avez tous prêté le même serment, il me répond de votre concours. »

A la première séance du Corps législatif, de Morny[70] fit allusion au mouvement libéral, qui s'était manifesté au cours des élections et y donna en quelque sorte son adhésion au nom du Gouvernement, « Le mot de liberté a été souvent prononcé et le sera encore. Le Gouvernement ne s'en émeut pas ! » « La liberté ne peut s'établir paisiblement que par l'accord entre le souverain libéral et une Assemblée modérée. » Et il ajoutait : « Les suffrages du peuple ont replacé parmi nous d'anciennes illustrations parlementaires ; j'ose dire que, pour mon compte, j e m'en réjouis. »

Ainsi l'Empereur et son représentant dans le Corps législatif faisaient des avances aux élus du peuple.

L'Assemblée de son côté manifesta un esprit nouveau, un esprit d'indépendance. La vérification des pouvoirs lui en fournit l'occasion. Les bureaux entendirent et accueillirent les protestations contre les excès de la candidature officielle et de la pression administrative. Quand l'Assemblée fut saisie de leurs rapports elle se trouva en face de réquisitoires très vifs contre les pratiques gouvernementales et administratives. Elle manifesta ses regrets de l'échec de membres de l'ancienne Assemblée qui en était le résultat, de celui de de Flavigny et de Lemercier notamment. L'élection de Jaucourt, chef de cabinet de de Persigny, élu contre Garreau, provoqua des critiques redoublées et 85 voix se prononcèrent contre la validation, ce qui était considérable. Les « impérialistes purs », les « amis du premier degré », selon l'expression de Chaix d'Est-Ange, orateur du Gouvernement, s'en indignèrent. Il y eut même des invalidations de candidats gouvernementaux, par exemple d'Isaac Péreire, pour qui les [p.620] moyens financiers avaient joué un rôle excessif. Il se défendait en disant que « l'argent n'avait joué qu'un très faible rôle », ce qui était le reconnaître, et également de Zorn de Bulac, élu dans le Bas-Rhin, ou encore de Boitelle, frère du préfet de police, ou d'un certain Bravay, élu à Nîmes au moyen de ses ressources financières excessives rapportées d'Égypte.

Les débats parlementaires. Importance des discours. Les orateurs. — Dès le début de la législature un fait nouveau se produisit : les débats prirent une ampleur toute nouvelle, eurent un retentissement considérable. Certains discours devinrent des événements politiques, c'était la résultante et ce fut la cause aussi de la renaissance de la vie politique, du réveil de l'opinion.

Le Gouvernement était représenté avant tout par le ministre d'État Rouher. Mais il avait des auxiliaires. Rouland, Ministre et président du Conseil d'État, de Parieu, Forcade de la Roquette, Chaix d'Est-Ange, Vuitry, etc., choisis à raison de leur valeur personnelle, de leurs connaissances des affaires et de leur éloquence.

Du côté des députés deux hommes dont le retour à la vie politique avait fait sensation, Berryer et Thiers, tinrent une place de premier plan. Ils se produisirent dès la discussion de l'adresse.

Le 8 janvier 1864, Berryer[71] prononça un discours, qui fut religieusement écouté, quoique ses paroles fussent dures à entendre. Ce fut la gestion financière du Gouvernement qu'il critiqua, ses excès de dépenses, son appel exagéré aux emprunts sous toutes les formes. Ses critiques rappelaient le fameux mémoire d'A. Fould. Il montrait la dette flottante atteignant 971 millions, augmentant de 357 millions depuis 1852, les emprunts atteignant 3 milliards 144 millions. Il se déclarait « effrayé d'arriver à ce total ». Il blâmait l'appel aux crédits supplémentaires pour les dépenses du Mexique pourtant prévus depuis le début de l'année. Il critiquait la suppression de l'amortissement prescrit par la loi. Sa critique portait d'autant plus qu'elle se présentait sous une forme modérée. « Je ne viens pas accuser, mais seulement avertir », disait-il. Aucun soupçon d'ambition personnelle ne pouvait l'atteindre. « Je parle sans aucun sentiment personnel », ajoutait-il. Il ne lâchait même pas la bride à son éloquence, laissant aux chiffres le soin de convaincre. Berryer, par son autorité personnelle, par sa connaissance des affaires, par son art, était pour le Gouvernement un redoutable adversaire et pour la renaissance de la vie parlementaire un maître exceptionnel.

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Le discours de Thiers; les libertés nécessaires, 11 janvier 1864. — Quelle qu'eût été l'importance du discours de Berryer, celui de Thiers trois jours plus tard en eut une bien plus considérable[72]. C'était une rentrée sensationnelle... Dans une Assemblée qui se réessayait à la vie parlementaire une des grandes voix du temps du parlementarisme se faisait entendre. Le goût des débats politiques était revenu au pays. Ce discours historique tint toute une séance et fut lui aussi religieusement écouté par une Chambre d'ailleurs hostile. Thiers n'avait-il pas été violemment combattu par Persigny et Haussmann ?

Il commença par justifier son retour à la vie politique et rappeler son passé. Il évoqua son entrée dans cette même enceinte 34 ans plus tôt, sa participation à toutes les Chambres de 1830 à 1848, son rôle à l'Assemblée constituante et à l'Assemblée législative, les vicissitudes de notre passé politique, qui avait vu sombrer tour à tour l'ordre et la liberté. Il proclama qu'il demeurait de l'école de 1789, que ses trois principes étaient, la souveraineté nationale, l'ordre et la liberté. Il expliquait l'avènement du nouveau régime, mais lui faisait entendre un avertissement. « Quand l'ordre et le travail manquent, les vœux de la Nation tendent au despotisme, privée de la liberté, elle tend aux Révolutions. » Il reconnaissait la légitimité du régime fondé sur la souveraineté du peuple : « Quand le peuple a prononcé, à mes yeux le droit y est. Je pense que c'est manquer à la loi et au bon sens que de chercher à substituer des vues particulières à sa volonté clairement exprimée. » Il expliquait que c'étaient les décrets de 1860 et de 1861 qui, rendant au Corps législatif la parole et quelques-uns de ses droits, lui avaient fait conseiller à ses amis de prêter serment et l'avaient ramené à l'Assemblée.

C'était là un vaste préambule. Thiers aborda ensuite uniquement la question de la liberté. « Depuis quelque temps, dit-il, on parle beaucoup de liberté... ce vœu de liberté est-il sérieux ou est-ce un simple caprice ? » Et là-dessus il s'efforçait de déterminer « ce qui, en fait de liberté, constitue le nécessaire ». Il énumérait :

1° La liberté individuelle, en évoquant la loi de sûreté générale ;

2° La liberté de la presse, rappelant qu'il en avait largement souffert, mais que les peuples aiment mieux gâter leurs affaires qu'en laisser la conduite à d'autres, que si d'ailleurs elle prêtait aux [p.622] abus, le Gouvernement, affranchi de son contrôle, en commettait de graves au regard de ceux qui lui déplaisaient ;

3° La liberté de l'électeur, singulièrement atteinte, alors qu'il était contradictoire de proclamer la souveraineté du peuple et de prétendre tenir ce souverain en tutelle ;

4°, 5° La liberté de l'élu et les droits de la majorité, qui impliquaient le libre contrôle des représentants du peuple sur le Gouvernement et la direction de sa marche par l'Assemblée.

C'était donc au régime parlementaire qu'il revenait. Il n'en ignorait pas le discrédit, il savait les critiques dont on l'accablait : Gouvernement de rhéteurs, lutte pour la conquête des portefeuilles, Gouvernement anglais, mais non français. Il y répondait. Des rhéteurs, mais le Gouvernement s'enveloppait d'avocats; — ambitions déchaînées, mais sous quel Gouvernement ne se dispute-t-on pas les faveurs ? — régime propre à l'Angleterre, mais de plus en plus répandu dans les autres pays.

Pour finir, Thiers répondait au danger de Révolution que la résurrection des anciens partis pouvait faire courir à la France. — Le mandat que le pays leur avait donné n'était que de « veiller à la fortune publique, de veiller au développement progressif de nos institutions ». Que si les représentants des anciens partis voulaient « substituer une forme de Gouvernement à une autre... ils seraient faibles parce qu'ils seraient en dehors de leur mandat ». Quant à lui, ayant « servi une auguste famille aujourd'hui dans le malheur, je lui dois le respect, — je lui dois l'affection... », mais « il y a une chose qu'elle ne me demande pas... et que je ne lui donnerai pas, c'est de lui sacrifier les intérêts de mon pays ». Et il ajoutait : « Je le déclare ici en honnête homme, si on nous donne cette liberté nécessaire, quant à moi, je l'accepterai et on pourra me compter au nombre des citoyens soumis et reconnaissants de l'Empire. Mais si notre devoir est d'accepter, permettez-moi de le dire, le devoir du Gouvernement est de donner[73]. »

Sur l'Assemblée le discours de Thiers ne produisit pas tout l'effet que l'on pourrait croire. Elle demeurait formée presque tout entière de candidats officiels et il suffit à Rouher, dans sa réponse[74] de s'écrier : « Voulez-vous le Gouvernement parlementaire ? » pour que l'immense majorité répondit : « Non ! Non ! » Le discrédit dans lequel il était tombé jadis durait encore. Les libéraux comme E. Ollivier [p.623] ne songeaient pas à le ressusciter, mais à allier la démocratie et le régime personnel. Puis on pouvait se demander si Thiers en plaidant la cause de la liberté n'avait pas plaidé la sienne et si le « citoyen soumis et respectueux de l'Empire » n'aspirait pas à être un de ses Ministres.

Hors de l'Assemblée par contre le retentissement fut énorme. Les Débats exprimaient le regret que les journalistes n'eussent pas l'accès du Corps législatif et qu'ils dussent chercher dans un compte rendu froid et inanimé l'écho de ces paroles enflammées et d'une voix muette depuis tant d'années, qui avait jadis soulevé les Chambres et qui s'élevait à nouveau, toujours aussi entraînante. Ils qualifiaient ce discours de « manifeste où sont exposés tous les griefs, tous les vœux, toutes les espérances, qui, dans leur ensemble, constituent aujourd'hui ce qu'il est permis d'appeler le programme de l'opinion libérale ». « Les libertés nécessaires », la formule de Thiers, fit fortune, elle resta gravée dans les esprits. Il fut comme entendu pour tous que la Constitution appelait des réformes orientées vers la liberté.

POLITIQUE DU GOUVERNEMENT, SES HÉSITATIONS

Loi sur les coalitions. — La loi du 25 mai 1864 fut la manifestation la plus rapide et la plus caractérisée de l'orientation libérale, qu'il sembla d'abord vouloir adopter. S'inspirant de la loi des 16-17 juin 1791, le Code pénal en ses articles 410 à 416 punissait les manœuvres et les coalitions en vue de la cessation de travail. Or les changements dans les conditions de la vie rendaient nécessaires des réajustements de salaires. L'Angleterre avait vu de terribles grèves se déchaîner par suite de conflits entre patrons et ouvriers. En 1862 des délégations d'ouvriers français, envoyées à l'exposition de Londres, s'étaient mises en contact avec les ouvriers anglais et avaient compris la force de leur organisation. Les délégués en rapportèrent l'idée d'une organisation nécessaire de Chambres syndicales ouvrières et d'un effort pour l'amélioration des salaires. Puis, comme une grève dans l'imprimerie s'était produite devant le refus des patrons de modifier les salaires, fixés antérieurement par une entente entre eux et leurs ouvriers, des poursuites eurent lieu du chef de coalition, qui aboutirent à un jugement et à un arrêt qui condamnaient les grévistes. En droit ils étaient évidemment coupables, en [p.624] fait ils avaient manifestement raison. L'Empereur, sympathique aux intérêts des travailleurs, les grâcia tous et complètement. C'était comme la condamnation du Code pénal par l'autorité chargée de l'appliquer.

Aussi quand de Morny, partisan de l'évolution libérale de l'Empire, se fut rapproché d'E. Ollivier et qu'ils cherchèrent en commun quelle manifestation de cette évolution serait opportune dans le domaine de ce que de Morny appelait les « libertés civiles », de celles qui ne touchaient pas aux institutions politiques, ce fut à l'abrogation en principe du délit de coalition qu'ils songèrent.

De Morny conseilla donc à l'Empereur cette réforme. L'Empereur la fit mettre sur pied par le Conseil d'État, non sans de vives résistances de sa part. Le 19 février 1864, le projet fut déposé au Corps législatif, accompagné de l'exposé des motifs de Cornudet, qui s'appliquait plus à exposer les dangers et les maux des grèves, les risques des coalitions ouvrières qu'à développer les réponses à ces objections et à justifier la loi. Quand les bureaux nommèrent les membres de la commission destinée à étudier la loi, le libéralisme nouveau, qui régnait dans l'Assemblée, y fit nommer J. Simon et E. Ollivier, membres de l'opposition et de Morny parvint à faire attribuer à celui-ci le rapport. C'était la première fois qu'un rapporteur était pris dans l'opposition. Des amendements furent présentés. E. Ollivier introduisit dans le projet des remaniements. La loi ne reconnaissait aucunement aux travailleurs et aux patrons le droit d'association, ni de réunion, pour lesquels ils demeuraient soumis au droit commun prohibitif ; mais elle supprimait le caractère délictuel des coalitions, ne frappant que ceux qui « à l'aide de violences, menaces ou manœuvres frauduleuses, auraient amené ou maintenu une cessation concertée de travail dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires, ou de porter atteinte au libre exercice de l'industrie et du travail » ; le délit était plus grave quand les faits résultaient d'un « plan concerté ».

E. Ollivier se fit le champion passionné de la loi et il employa toute son éloquence au Corps législatif à la défendre. Elle en avait besoin. Elle avait d'ardents adversaires de droite et de gauche. De droite, c'étaient les patrons qui redoutaient une épidémie de grèves ruineuses, c'étaient les impérialistes autoritaires inquiets de ce libéralisme social contagieux pour la vie politique. De gauche, c'étaient les opposants démocrates, qui, d'une part, depuis le 24 novembre 1860, tenaient E. Ollivier en suspicion pour son rapprochement du [p.625] Gouvernement, et qui dans son amitié pour de Morny, ses conseils et son appui voyaient une trahison, qui d'autre part considéraient la réforme comme un trompe l'œil, le droit de réunion et le droit d'association pouvant seuls, estimaient-ils, permettre la pratique de la coalition. Les débats furent, pour l'époque, longs, puisqu'ils s'étendirent aux 27, 28, 29, 30 avril et 2 mai. Ils provoquèrent un violent conflit entre E. Ollivier et ses amis politiques, qui ne lui pardonnaient pas d'être l'avocat de l'Empereur. La loi rencontra 36 voix d'opposants, tout le groupe démocratique avait voté contre elle, sauf E. Ollivier et Darimon, les grands industriels de Wendel, Pouyer-Quertier, Seydoux, de Lespérut s'étaient joints à lui. Thiers et Berryer s'étaient abstenus, Berryer qui avait pourtant plaidé pour les typographes.

Le mouvement libéral esquissé par le Gouvernement, sur l'inspiration de de Morny et de l'Empereur, n'avait donc pas produit un effet d'apaisement appréciable du côté de ses adversaires ; il avait par contre mécontenté ses plus fidèles partisans, les hommes de l'autorité et de la résistance.

Mesures autoritaires. Procès des treize. Interdiction de la publication du Syllabus. — Au moment où il prenait cette mesure libérale le Gouvernement faisait acte d'arbitraire.

Deux élections se préparaient à Paris, les démocrates présentaient Garnier-Pagès et Carnot ; pour les soutenir ils avaient constitué un nombreux comité. La police y vit une association illicite de plus de vingt personnes. Une instruction judiciaire fut ouverte contre trente-quatre personnes et des perquisitions particulièrement brutales furent faites à leurs domiciles dans le but surtout de saisir leurs papiers, d'y trouver des listes de membres, des plans d'organisation et les preuves de marchandages pénibles et peu honorables, qui avaient eu lieu. Treize membres seulement furent poursuivis, ce qui permettait à Jules Favre, un de leurs défenseurs, de s'écrier : « Ils sont treize qu'on accuse d'être vingt et un ! » Leur second défenseur était Berryer lui-même, qui, après l'éloquente plaidoirie de Jules Favre, renonça à la parole[75]. Le Gouvernement, qui n'était certainement pas resté étranger à l'affaire, avait pour la circonstance renoncé à son nouveau libéralisme.

Dans le même esprit il interdit la publication en France de l'Encyclique Quanta cura et du Syllabus, ces actes du Saint-Siège qui [p.626] condamnaient ce que l'on appelait les « libertés modernes » et qui étaient des protestations contre les principes au nom desquels on prétendait dépouiller le Pape de ses États et de son autorité. Parce que le Pape niait en particulier la liberté illimitée de la pensée et de la presse, on n'hésitait pas à la violer en entravant la publication de ses actes.

Élection complémentaire de Paris, 21 mars 1864. — Pendant que le Gouvernement hésitait dans ses orientations, Paris dans une élection complémentaire maintenait, renforçait même son attitude. Havin et Jules Favre, élus dans la Seine et en province, avaient opté pour la province. Il y eut à les remplacer. Après des brigues et des tergiversations les deux candidats officiels du parti démocratique furent Garnier-Pagès et Carnot, hommes de 1848, qu'on voulait réhabiliter. Les libéraux opposèrent à Carnot, Laboulaye qui s'était retiré devant Thiers et les jeunes, Jules Ferry à Garnier-Pagès, mais J. Ferry finalement se désista. Il y eut d'autre part une candidature Bancel, un exilé, professeur à l'Université libre de Bruxelles, et une candidature ouvrière, celle de Tolain, qui marquait le premier réveil politique de la classe ouvrière, avec un programme économique signé de soixante ouvriers. Les candidats officiels étaient Pinard et Lévy. Le résultat fut le triomphe des candidats du parti démocratique. Carnot obtint 13.000 voix contre 5.000 à Pinard et 745 à Laboulaye, et Garnier-Pagès eut près de 15.000 voix contre 6.480 à Lévy, Tolain n'en réunit que 235.

Mesures gouvernementales. — L'alternance demeura l'allure de la politique du Gouvernement. Elle semblait aller à gauche quand il nommait le prince Napoléon président du Conseil privé en signalant dans le Moniteur l'importance de ce corps et de ce poste, alors que les idées du prince, avancées en politique et en religion, étaient notoires et quand il laissait les funérailles de Proudhon, dont on se rappelait les fameuses formules, « la propriété c'est le vol » et « Dieu c'est le mal », prendre les allures d'une manifestation publique.

Mais quand le Gouvernement interdisait la lecture par Legouvé d'une de ses pièces inédites au profit d'une œuvre d'assistance au profit des Polonais et quand, après avoir publié dans le Moniteur le volumineux rapport de Duruy en faveur de la gratuité et de l'obligation de l'instruction primaire, combattues par les catholiques, il faisait dire que le projet était renvoyé au Conseil d'État et que le rapport n'était que l'expression du sentiment personnel du Ministre, [p.627] c'était un démenti que le Gouvernement s'infligeait à lui-même et une concession pour la droite.

Ouverture de la session de 1865, discours de l'Empereur, accueil des Chambres. — C'est la tendance autoritaire qui se manifesta dans le discours de l'Empereur à l'ouverture de la session de 1865[76]. Ce n'étaient pourtant pas les succès qui fortifiaient son autorité. Mais les Gouvernements savent toujours colorer leurs plus désagréables mésaventures. Du Danemark, l'Empereur disait que partagé entre ses sympathies pour lui et son bon vouloir pour l'Allemagne il était resté neutre et qu'il s'était « borné à faire valoir le principe des nationalités et le droit des populations à être consultées sur leur sort », ce qui était un arrangement pris avec la vérité. Au sujet de la Convention du 15 septembre avec Victor-Emmanuel il se félicitait de ce qu'elle consacrait « deux grands principes : l'affermissement du nouveau royaume d'Italie, l'indépendance du Saint-Siège » et de ce qu'elle permettait le retrait de nos troupes. Au Mexique « le nouveau trône se consolide, le pays se pacifie, ses immenses ressources se développent ».

Puis il annonçait la fin de nos expéditions lointaines, de Chine, de Cochinchine, d'Afrique et le retour de nos troupes. « En fermant le temple de la guerre, nous pourrons inscrire avec fierté sur un nouvel arc de triomphe ces mots : « A la gloire des armées françaises pour les victoires remportées en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique. »

Était-ce l'illusion du succès qui le décidait à annoncer pour la France une politique de statu quo, sans laisser entendre que l'heure du « couronnement de l'édifice » pourrait un jour sonner ? « Maintenons avec fermeté, disait-il, les bases de la Constitution ; opposons-nous aux tendances exagérées de ceux qui provoquent des changements dans le seul but de saper ce que nous avons fondé. L'utopie est au bien ce que l'illusion est à la vérité, et le progrès n'est point la réalisation d'une théorie plus ou moins ingénieuse, mais l'application des résultats de l'expérience consacrée par le temps et acceptés par l'opinion publique. »

C'était couper les ailes aux espérances conçues par les libéraux, qu'il avait lui-même par moments semblé encourager.

Au Sénat, l'accueil fut chaleureux. « Les bases de la Constitution seront maintenues, sans altération tant qu'on écoutera la voix [p.628] imposante de ces millions de suffrages qui ont fait et qui referaient une fois de plus nos plébiscites fondamentaux. » Les plébiscites, c'est là que l'on mettait toute sa confiance et ce qui autorisait à méconnaître le mouvement pourtant bien visible des esprits, que les événements désabusaient.

Au Corps législatif le parti démocratique proposa deux amendements à l'adresse, pour répondre à la manifestation antiréformiste de l'Empereur. Ils disaient que « loin de marcher vers la liberté, le Gouvernement s'en éloignait » et que « c'est une illusion de chercher le progrès ailleurs que dans la liberté et la liberté ailleurs que dans la liberté politique ». Thiers[77], visé par l'allusion aux « théories plus ou moins ingénieuses », répondit que ce qui était ingénieux, c'était d'avoir bridé la presse par les avertissements, alors qu'on n'osait pas rétablir la censure, et de proclamer le suffrage universel en se réservant le droit de le diriger ; qu'il n'y avait rien que de simple dans les théories des libéraux, qui se répandaient dans toute l'Europe.

Difficile était la position d'E. Ollivier[78] qui s'était séparé de son parti, rapproché de l'Empereur et qui ne trouvait dans son discours aucun encouragement. Il exprimait sa certitude de voir l'Empire mettre fin au contraste entre nos institutions et celles des pays voisins, « blessant pour une Nation fière ». Il dépenserait « toutes les forces de sa volonté à conclure une alliance durable entre la démocratie et la liberté par la main d'un pouvoir fort et national ». Son vote serait « un vote d'espérance ». On a dit que par ces paroles E. Ollivier avait formé le « parti de l'espoir », c'était le seul que permettait de constituer à côté de ses partisans de toujours la politique oscillante de l'Empereur.

Le tiers parti et l'ouverture de la session de 1866. — Ce parti de l'espérance devint le « tiers parti ». Ceux qui désiraient des réformes sans Révolution se plaçaient entre le parti républicain, qui la souhaitait et les impérialistes purs, qui repoussaient toute réforme. Parmi les hommes qui adoptaient cette attitude on peut compter Brame, Ruffet, Chevandier de Valdrôme, de Grammont, Latour-Dumoulin, Martel, Maurice Richard, Segris ; E. Ollivier en était le chef. Il fut reçu par l'Empereur et l'Impératrice qui lui donnèrent quelques encouragements et après la mort de de Morny il trouva auprès du nouveau président de la Chambre, Walewsky, un nouvel appui.

[p.629]

La discussion de l'adresse de 1866 lui fournit l'occasion de produire ses idées et de prouver ses progrès.

L'Empereur pourtant ne s'était pas montré dans son discours inaugural de 1866[79] beaucoup plus encourageant pour le libéralisme que l'année précédente. Il avait déclaré qu'il ne voulait pas « se laisser guider par les esprits inquiets, qui, au milieu d'une prospérité toujours croissante, veulent l'empêcher de marcher sous le prétexte de hâter sa marche libérale ». Il annonçait donc « sa marche libérale », mais pour quand ? Pour le temps où tous les Français comprendraient les bienfaits de l'Empire. Il disait : « Lorsque tous les Français, aujourd'hui investis de droits politiques, auront été éclairés par l'éducation, ils discerneront alors aisément la vérité et ils ne se laisseront pas égarer par des théories trompeuses, lorsque ceux qui vivent au jour le jour auront vu s'accroître les bénéfices que procure un travail assidu, ils seront les fermes soutiens d'une société qui garantit leur bien-être et leur dignité. » Comme perspective de réforme, c'était assurément bien lointain.

Le parti républicain n'était pas, on s'en doute, disposé à attendre cet âge d'or. Il réclamait l'avènement immédiat des libertés complètes.

« La France, disait-il, a le sentiment profond de ses droits et la volonté de les exercer. La Constitution les reconnaît et les lois organiques les suppriment. — La Constitution en proclamant la souveraineté du peuple a déclaré garantir et confirmer les principes de 1789, elle a fait de ses principes la base du droit public. — La France a donc droit à une presse libre... Elle a droit à des élections libres... Elle a droit à la liberté municipale... Elle doit trouver dans la responsabilité des fonctionnaires publics une sanction aux lois qui protègent les citoyens... La France accepterait volontiers l'exemple des États-Unis... Sans la liberté, aucun droit n'est garanti. La liberté seule peut faire l'éducation de la liberté... » Et après chaque affirmation des droits du pays suivait le rappel des violations qui y étaient portées. — Dix-sept noms appuyaient cet amendement, c'étaient ceux des membres du parti républicain. Dix-sept voix seulement se prononcèrent en sa faveur.

Beaucoup moins tranchant était l'amendement du tiers parti. Lui aussi souhaitait l'avènement de la liberté, mais c'était de l'Empereur qu'il l'espérait et le sollicitait. « Cette stabilité, disait-il en [p.630] parlant du régime, n'a rien d'incompatible avec le sage progrès de nos institutions. La France, fermement attachée à la dynastie, qui lui garantit l'ordre, ne l'est pas moins à la liberté qu'elle considère comme nécessaire à l'accomplissement de ses destinées. Aussi le Corps législatif croit-il être aujourd'hui l'interprète du sentiment public en apportant au pied du trône le vœu que Votre Majesté donne au grand acte de 1860 les développements qu'il comporte. Une expérience de cinq années nous paraît en avoir démontré la convenance et l'opportunité. La Nation plus intimement associée par votre libérale initiative à la conduite des affaires, envisagera l'avenir avec une entière confiance. » Le rappel de l'acte de 1860, premier progrès, première réforme en « attendant le couronnement de l'édifice », selon l'expression d'alors, était ingénieux. C'était l'Empereur lui-même qui avait coupé le câble et lancé le navire vers la haute mer, il n'avait qu'à lui faire reprendre sa route.

L'amendement du tiers était revêtu de quarante-sept signatures, quoique les républicains eussent refusé d'y adhérer. Ce fut Buffet[80] qui fut chargé de le soutenir. Rouher lui répondit. Il déclarait venir « avec tristesse et douleur discuter après quatorze ans d'un règne prospère les bases sur lesquelles le peuple a assis la prospérité de la dynastie et du pays ». Il opposa à l'Empire le parlementarisme en évoquant toutes ses vicissitudes. Il s'écriait : « Au lieu de conseiller à l'Empereur un changement de régime, que ne lui conseillez-vous pas d'abdiquer comme Charles-Quint, c'est plus digne de son nom, de son caractère, de sa gloire, mais s'il consultait le peuple, le peuple lui répondrait par la confirmation de ses pouvoirs. » E. Ollivier lui répondit à son tour[81]. Il prétendait montrer qu'à l'établissement d'un nouveau régime se heurtent ceux qui pour l'assurer lui sacrifient la liberté et ceux qui pour conquérir la liberté veulent le renverser, mais qu'arrivent à leur heure ceux qui veulent le conserver en l'unissant à la liberté. « L'avenir, soyez-en sûrs, nous appartient, personne ne peut nous empêcher de prendre par l'espérance possession de l'avenir. Unissons-nous, concertons-nous, afin que notre union fasse notre force jusqu'au jour où elle fera notre victoire. Et si nous nous défions de la violence qui rend odieuses les causes justes, préservons-nous avec un égal soin de la faiblesse qui les avilit. » Sur 269 votants, l'amendement du tiers parti en obtint 63, malgré l'abstention d'une partie de la gauche, de Thiers et de [p.631] Berryer. Le débat de l'adresse et le vote sur l'amendement du tiers parti constituaient pour le Gouvernement un sérieux avertissement.

Discours de Thiers sur la menace prussienne, 3 mai 1866. Discours d'Auxerre. — La discussion sur la loi du contingent fournit l'occasion à Thiers de lui en faire entendre une plus grave encore. Ce fut comme une sorte d'interpellation sur notre politique étrangère concernant le conflit entre la Prusse et l'Italie d'une part et l'Autriche d'autre part. La crise des duchés avait révélé le danger prussien. Allait-on prendre parti pour la Prusse et l'Italie contre l'Autriche ? Rouher prit le premier la parole pour étouffer le débat, déclarant que nous étions hostiles à toute provocation contre l'Autriche, mais qu'en cas de conflit notre honneur et notre intérêt n'étant pas engagés, nous resterions neutres, libres d'ailleurs de notre action. Thiers prit la parole, il dénonça la conduite de la Prusse dans l'affaire danoise, son mépris du droit vis-à-vis d'un pays qui avait le malheur d'être faible, son mépris des conventions vis-à-vis de son alliée à laquelle elle refusait la part convenue des dépouilles. Et avec une sorte de prophétisme il déclara : « La Prusse, si la guerre lui est propice, tiendra une partie de l'Allemagne sous son autorité directe, l'autre sous son autorité indirecte et n'admettra l'Autriche dans le nouvel ordre de choses que comme protégée. Mais cette Prusse agrandie et surtout associée à l'Italie, c'est la résurrection de l'Autriche d'autrefois associée à l'Espagne... c'est la reconstitution de l'Empire de Charles-Quint. » Il réprouvait toute politique de compensation, qui nous associerait sans honneur à un attentat contre le droit. « Pour sauver la paix, si ce n'était pas trop tard, c'était sur la Prusse et non sur l'Autriche qu'il fallait agir. »

Cette perspicacité devait être la gloire de Thiers. Son discours aurait dû faire tomber les écailles des yeux de nos gouvernants et modifier leurs fatales illusions. Ce discours produisit sur l'Assemblée un effet prodigieux. Elle avait écouté l'ancien Ministre de Louis-Philippe avec une sympathie et une admiration extraordinaires. Quand il s'assit, la séance fut suspendue et ses collègues l'entourèrent. C'était la mise en minorité du Gouvernement. Les députés se ressaisissaient de leur droit naturel de contrôle, le parlementarisme renaissait de lui-même.

Malheureusement l'Empereur au lieu d'entendre et de comprendre réagit.

Le 6 mars il présidait un concours agricole à Auxerre. Il évoqua[82] [p.632] l'élection dont il avait bénéficié dans l'Yonne en 1848 et l'expliquait par la haine qu'il portait comme le pays au traité de 1815 « dont on veut aujourd'hui faire l'unique objet de notre politique extérieure », c'était se déclarer l'adversaire de l'Autriche. Il ajoutait : « Au milieu de vous je respire à l'aise, car c'est parmi les populations laborieuses des campagnes que je retrouve le vrai génie de la France », et ceci visait l'opposition qui venait des représentants des grandes villes. L'Empereur prétendait donc s'affranchir de tout contrôle, n'écouter aucun conseil. Le Gouvernement personnel réagissait.

Sénatus-consulte du 18 juillet 1866. La protection de la Constitution. — A la demande de réformes l'Empereur répondit d'ailleurs de façon plus directe, il fit entourer la Constitution de protections nouvelles par un sénatus-consulte du 18 juillet 1866. — Son article premier édictait que la Constitution ne pouvait être discutée que par le Sénat et dans les formes prescrites, — que toute pétition tendant à une modification ou une interprétation de la Constitution ne pouvait être rapportée en séance générale qu'avec l'adhésion de trois bureaux au moins du Sénat. C'était une manière de rendre la Constitution intangible. — L'article 2 interdisait « toute discussion ayant pour objet la critique ou la modification de la Constitution publiée ou reproduite par la presse périodique ou par affiches... » Puis l'article n'osant pas interdire les pétitions concernant la Constitution les étouffait. Elles ne pouvaient être « rendues publiques que par la publication du compte rendu officiel de la séance dans laquelle elles avaient été rapportées »; en ne les rapportant pas on empêchait leur diffusion dans le public. Ces interdictions étaient sanctionnées par une amende de 500 à 10.000 francs, quoiqu'aux termes du sénatus-consulte l'infraction à ces prescriptions ne fut qu'une « contravention ». On avait discuté pour savoir d'ailleurs si le Sénat, qui n'était pas une Assemblée législative, pouvait instituer un délit et une peine. Troplong avait soutenu l'affirmative en disant que la Constitution était supérieure à la loi.

Le même sénatus-consulte contenait une autre mesure réactionnaire. Il supprimait la durée minima de trois mois des sessions législatives. L'Empereur devenait donc le maître absolu du Corps législatif. Ce corps ne siégeait que le temps qui lui convenait. — Il est vrai que l'indemnité parlementaire était portée à 12.500 francs pour la session ordinaire et à 2.500 francs par mois pour les sessions extraordinaires.

[p.633]

Revirement libéral de l'Empereur, janvier 1867. — Le jeu normal des forces devait d'ailleurs six mois plus tard amener l'Empereur à un revirement inattendu. Le triomphe de la Prusse, le mécontentement de l'Italie, fruit de nos nouveaux services, la marche déplorable des affaires mexicaines, le mouvement républicain de la jeunesse entraînée par Gambetta, l'évolution socialiste des travailleurs, le dénigrement systématique de La Lanterne, avaient porté au prestige de l'Empereur des coups terribles. Les impérialistes perspicaces, non inféodés, tel Walewsky, prônaient une évolution libérale.

L'Empereur eut avec E. Ollivier plusieurs entrevues secrètes, ignorées même de Rouher. Il lui offrit le ministère de l'Instruction publique et la représentation du Gouvernement au Corps législatif, mais dans un Ministère Rouher. E. Ollivier refusa cette combinaison étrange qui unissait deux hommes de politiques différentes.

Il fallait pourtant faire œuvre libérale. Le 19 janvier un décret consacrait et une lettre expliquait quelques réformes libérales. La lettre[83] disait : « Depuis quelques années on se demande si les institutions impériales ont atteint leur limite de perfectionnement, ou si de nouvelles améliorations doivent être réalisées. De là naît une incertitude regrettable qu'il faut faire cesser. » Elle notait que les résistances opposées par le ministre d'État aux demandes de réformes devaient cesser, « l'heure a sonné de donner aux institutions de l'Empire tout le développement qu'elles comportent, et aux libertés publiques une extension nouvelle sans compromettre le pouvoir que la Constitution a confié à l'Empereur ».

Ce bel exorde était suivi de l'abolition de l'adresse. Elle avait soulevé les passions, provoqué des débats stériles, excédé le cadre des discours officiels auquel elle devait seulement répondre, elle s'était souvent égarée « dans la région vague des théories et des idées abstraites ». L'Empereur rétablissait à sa place pour les deux Chambres l'interpellation. Mais c'était en l'entourant de précautions, qui lui enlevaient toute efficacité sérieuse. Les interpellations soumises aux bureaux devaient avoir l'approbation de deux bureaux au Sénat, de quatre à la Chambre pour être discutées.

L'Empereur pouvait déléguer le Ministre en cause pour répondre. Le débat ne se terminait pas par un ordre du jour et n'engageait pas la responsabilité des Ministres.

Les Ministres pouvaient être délégués à la Chambre non seulement [p.634] pour répondre à une interpellation, mais aussi pour participer à un débat législatif.

Des interpellations ainsi ligotées et sans sanction étaient-elles aussi efficaces que l'adresse, cette grande interpellation annuelle ?

La lettre promettait encore une réforme qui affranchirait la presse de l'arbitraire administratif et les réunions publiques non politiques et non religieuses de l'autorisation préfectorale.

Tout cela était plus promesse que réalité. C'était pourtant un changement.

Ces actes entraînèrent la démission des Ministres, auxquels ils n'avaient pas été même communiqués. Mais l'Empereur les reprit presque tous.

Rouher, non seulement resta ministre d'État, mais les Finances lui furent confiées, de sorte qu'après s'être caché de lui pour opérer un changement dans son orientation politique, l'Empereur lui confiait la direction des affaires. Forcade de la Roquette reçut l'Agriculture, Niel la Guerre, Rigaud de Genouilly la Marine, ces dernières nominations répondant à des préoccupations de guerre et non de politique. Au demeurant rien n'était pratiquement changé.

La retouche apportée aux institutions était incertaine dans ses effets, celle concernant le Ministère était sans portée.

Discours d'ouverture de la session de 1867 et sénatus-consulte du 14 mars 1867. — Les actes de janvier, les négociations avec E. Ollivier, le remaniement ministériel révélaient en somme une hésitation persistante.

Le discours de rentrée du 14 février 1867 n'était pas plus catégorique. L'Empereur envisageait avec un optimisme de commande, facile à percer, les événements extérieurs, ceux de la guerre, « surprenants par la rapidité et par l'importance de leurs résultats », dont il prenait son parti, car ils « devaient s'accomplir fatalement ». Il expliquait à leur sujet son inaction par le fait que « son honneur n'était pas engagé et qu'il avait promis d'observer une stricte neutralité ». D'ailleurs il se rassurait : « J'ai la ferme conviction, disait-il, que la paix ne sera pas troublée. » Il s'agissait seulement d'augmenter ses forces défensives « de manière à être invulnérable ». Quiétude de commande ou aveuglement ? Telle était l'attitude de l'Empereur après les si graves événements de 1866.

A l'intérieur, l'Empereur déclarait vouloir alléger les misères et augmenter le bien-être général par des réductions d'impôts, par le développement des coopératives, par le développement des voies de [p.635] communication. Enfin il promettait des réformes pour la presse, la liberté individuelle et la liberté de réunion. Dans l'ensemble ce discours était de tendance libérale et le tiers parti se réjouissait, tandis que les champions de l'Empire autoritaire se désolaient.

Sénatus-consulte du 14 mars 1867. Pouvoir législatif du Sénat. — L'esprit hésitant de l'Empereur, sa politique d'oscillation l'amenèrent à prendre une nouvelle mesure, qui marquait sa suspicion vis-à-vis du Corps législatif, auquel il paraissait avoir conféré de nouveaux droits.

Le 15 février fut déposé au Sénat un projet de sénatus-consulte qui modifiait l'article 26 de la Constitution. Cet article ne permettait au Sénat que de s'opposer à la promulgation des lois contraires à la Constitution, à la religion, etc., ou qui compromettaient la défense nationale. Ce droit lui était conservé, mais de plus, avant de statuer sur la promulgation d'une loi, le Sénat pouvait exiger par une résolution motivée qu'elle serait soumise à une nouvelle délibération du Corps législatif, qui n'aurait lieu, sauf déclaration d'urgence par le Sénat, qu'à la session suivante. Le Corps législatif votant à nouveau la loi, le Sénat ne pouvait empêcher la promulgation que pour les causes anciennes.

L'exposé des motifs[84] justifiait la réforme par l'opportunité de donner au Sénat un rôle plus positif. Son rôle de contrôleur de la constitutionnalité des lois était sans doute « solennel et élevé », mais, étant donné le régime de l'élaboration des lois, d'usage improbable. On avait donc pu reprocher à la Constitution « de n'utiliser qu'incomplètement des forces et des lumières précieuses pour la bonne solution des affaires publiques, ou pour la sage protection des grands intérêts de l'État ». Le Gouvernement voulait donc « sans porter en aucune façon atteinte aux prérogatives du Corps législatif conférer au Sénat le droit de provoquer l'amélioration des lois, qui, sans violer aucun principe fondamental lui paraîtraient défectueuses ». Mais l'exposé donnait à la réforme une portée qui n'apparaissait pas dans le texte. « Son opinion (du Sénat) sera formulée dans un rapport à l'Empereur, qui, arbitre entre les deux Assemblées délibérantes, pourra ou ne pas donner suite au projet, ou provoquer une seconde délibération par la Chambre élective. »

D'autre part l'exposé révélait le vrai motif de la réforme ; il la rattachait aux facilités nouvelles données au droit d'amendement, [p.636] relevant le danger d'amendements présentés à la dernière heure, contenant des lacunes, des obscurités, des contradictions. L'exposé révélait qu'en définitive c'était un esprit de suspicion qui avait dicté la réforme et que, derrière le Sénat, l'Empereur serait le juge.

Troplong dans son rapport[85] ne fit aucune allusion à son intervention. Il disait du projet, pour en expliquer l'utilité : « Il veut que le Sénat puisse décider que la loi sera soumise à une seconde délibération de la part du Corps législatif, espérant que cette Assemblée, toujours inspirée par l'amour du bien et de la vérité, pourra faire sortir d'un contrôle d'elle-même sur elle-même la source d'améliorations signalées à son attention. » Il disait encore : « Ce veto suspensif... c'est un grand droit conféré au Sénat. » De l'Empereur il n'était pas question. Mais ce qui l'indiquait, c'est que le Sénat ne se bornerait pas à renvoyer, c'est qu'il renverrait en indiquant les retouches qu'il jugerait opportunes. Il n'était plus présenté comme un simple censeur, mais comme un contrôleur.

Les débats fournirent peu de lumière. De La Guéronnière fut le plus explicite pour expliquer la réforme comme la contre-partie des prérogatives nouvelles du Corps législatif, amendements, interpellations, rapports directs avec les Ministres. Boinvilliers fit observer que cette participation nouvelle du Sénat à l'œuvre législative le rapprochait de la Chambre des pairs, que c'était un acheminement au parlementarisme.

Ainsi décret et lettre du 19 janvier, discours du 14 février, sénatus-consulte du 14 mars 1867 se contredisaient, marquaient les oscillations de la politique impériale, qui apparaissait en définitive comme fort désemparée.

Nomination de Rouher grand croix de la Légion d'honneur. Discours extraordinaire de l'Empereur. — Rouher qui avait eu l'habileté de se prêter aux manifestations de libéralisme de Napoléon, quitte à inspirer les autres, était rentré en crédit auprès de lui. E. Ollivier, déçu d'ailleurs dans son « espoir », en conçut une vive animosité contre le ministre d'État. En juillet, dans son discours sur le budget, il l'accabla de termes désobligeants, le traitant de « grand vizir », de « maire du palais » et, ayant eu à retirer ces termes, de « vice-Empereur sans responsabilité », ce qui devait éveiller la susceptibilité de l'Empereur. Mais Napoléon prit fait et cause pour son Ministre, qu'il nomma grand croix de la Légion d'honneur. [p.637] « Cette attention amicale, disait-il, vous fera oublier, je l'espère, les attaques injustes et les ennuis inséparables de votre fonction. » La politique de résistance l'emportait.

L'incertitude, signe de faiblesse, de décadence, on la trouve dans les discours de l'Empereur. A Arras, le 28 août, répondant au maire il déclare : « Vous avez raison d'avoir confiance dans l'avenir ; il n'y a que les Gouvernements faibles qui cherchent dans les complications extérieures une diversion aux difficultés intérieures », comme si la guerre ne dépendait que de lui. Mais le lendemain à Lille, après avoir rappelé les temps heureux de sa première visite à la laborieuse cité, il se laisse aller aux confidences. « Des points noirs sont venus assombrir notre horizon. De même que la bonne fortune ne m'a pas ébloui, de même des revers passagers ne me décourageront pas. » Or jusque là l'Empereur n'avait vu dans tous les événements que des succès. A Amiens, c'était de nouveau l'optimisme qu'il affichait. « La France peut compter sur le maintien de la paix. »

L'ère des faiblesses. La loi militaire. — L'Empire entrait définitivement dans l'ère des faiblesses, suite de tous les déboires qui l'atteignaient dans son autorité.

Une tâche s'imposait : l'organisation militaire. La Prusse était une menace et une leçon. Son armée à base de service universel, d'instruction intensive, d'organisation savante avait fait ses preuves. Dès octobre 1866 une « commission pour assurer la défense du territoire et le maintien de notre influence politique » avait été formée. Mais les propositions du ministre de la Guerre Niel, de cette commission, de celle du Corps législatif comportant la suppression des exonérations, du remplacement, des bons numéros, l'obligation pour tous, les périodes d'instruction, soulevèrent des protestations dans tous les partis, surtout chez les républicains. Ils prétendaient « organiser la paix », supprimer les armées permanentes, le souci de la popularité, la haine de la force, qui soutenait l'Empire, un humanitarisme et un pacifisme candides les aveuglaient.

Or, ce qui est capital pour l'histoire de nos institutions politiques, le Gouvernement impérial, ce Gouvernement personnel, dont la force était censément la vertu cardinale, alors qu'il s'agissait du salut du pays, n'eut ni la clairvoyance, ni la force nécessaires pour imposer au pays les sacrifices nécessaires, que la troisième République depuis plus de soixante ans a obtenus et renforcés aux heures dangereuses. Le tirage au sort, le remplacement furent conservés, la « garde mobile » resta lettre morte. La loi présentée le 7 mars 1867, [p.638] rapportée le 8 juin, modifiée et représentée le 20 novembre fut l'objet de trois rapports supplémentaires, elle fut discutée du 17 décembre au 14 janvier 1868. Rapportée au Sénat le 23 janvier, elle fut discutée les 27 et 28. Enfantement laborieux, avortement presque complet, preuves éclatantes de l'impuissance du Gouvernement. L'armée était son institution de prédilection, son moyen de règne et il n'était plus en mesure de la mettre au niveau de son rôle. Tant il est vrai que les Gouvernements autoritaires et personnels, qui ne s'appuient pas sur le pays, n'ont qu'une force factice. Ils ne sont pas capables de lui imposer les sacrifices que son salut exige.

Loi sur la presse. — La même faiblesse, qui ne permettait plus d'exiger, força à concéder. De là les lois sur la presse et sur les réunions publiques. Seulement, parce que le Gouvernement se sentait faible, il n'osa pas aller au bout des concessions nécessaires, il y mit des restrictions, qui, d'une part lui retirèrent l'avantage moral de son acte et d'autre part furent l'occasion pour sa faiblesse de se révéler, incapable qu'il était de les faire respecter.

L'élaboration de la loi sur la presse fut longue. Déposée le 13 mars 1867 elle fut rapportée le 15 juin[86]. Après trois rapports supplémentaires elle fut discutée du 29 janvier au 24 février 1868, puis du 5 au 9 mars et adoptée à l'unanimité moins une voix. Au Sénat la discussion eut lieu du 4 au 7 mai seulement et il n'y eut que 23 voix pour demander une seconde délibération.

L'exposé des motifs justifiait ainsi le projet : « Il est la loyale exécution d'une auguste promesse ; il est une réforme de plus ajoutée à d'importantes réformes. Fonder l'autorité au milieu d'une société déchirée, fut le premier devoir de la politique impériale, affranchir l'initiative individuelle, quand le pouvoir est fondé et les passions apaisées, est sa seconde mission. » Suivait en raccourci toute l'histoire et tous les progrès de l'Empire pour montrer qu'avec la prospérité, la gloire, l'ordre, il s'efforçait de donner au pays la liberté. Il s'agissait de la donner à la presse. « Faire disparaître dans la presse le contrôle administratif, qui la contenait jusqu'à ce jour, c'est réaliser pour elle le programme dont nous avons signalé le caractère et le principe. »

La réforme essentielle consistait à remplacer l'autorisation par la déclaration, qui n'entrave pas la liberté. — Le dépôt administratif et le dépôt judiciaire permettaient la surveillance. — Le cautionnement [p.639] assurait l'efficacité des condamnations à l'amende. — Le timbre abaissé était maintenu comme l'impôt normal sur la presse. — Le système antérieur des crimes, délits et contraventions était maintenu, quoique le vague des définitions fût une grosse menace pour les responsables. — La « suppression » n'existait plus qu'en cas de crime, le jury seul pouvait la prononcer. — La « suspension » était maintenue, mais seulement aux mains des juges correctionnels, demeurant les juges ordinaires en matière de presse[87].

Telle était cette loi incontestablement en grand progrès par rapport à la législation antérieure, mais qui marquait elle aussi les hésitations du pouvoir à s'engager dans les voies du libéralisme véritable. « Aigrie par sa longue sujétion, écrit à son sujet M. de La Gorce, la presse apprécia avec plus de défaveur que de gratitude l'acte qui l'affranchissait. Ce qui était concession gracieuse, elle l'appela restitution ; puis indifférente en apparence au droit reconquis, elle se mit à dénoncer avec une recrudescence d'ardeur toutes les entraves qui continuaient à peser sur elle : exagérations fiscales, dureté des peines, rigueur ou partialité des juges[88]. » C'est le propre des Gouvernements faibles de faire des concessions qui ne leur valent pas de reconnaissance.

Loi sur les réunions publiques, 6 juin 1868. — La loi sur les réunions publiques se présenta dans les mêmes conditions. Déposée le 13 mars 1867, elle ne fut discutée que l'année suivante, du 12 au 25 mars, et au Sénat les 28 et 29 mai sans renvoi. L'exposé des motifs la présentait comme l'exécution de la promesse faite par l'Empereur dans son discours de 1866. Il l'avait laissée entrevoir comme devant favoriser le développement des sociétés coopératives, ce qui était une singulière idée.

La réforme consistait essentiellement à libérer les réunions publiques, pour lesquelles on établissait le principe de la liberté, de l'autorisation préalable, de toute mesure préventive, donc de tout arbitraire administratif. « Le champ restera donc librement ouvert, disait l'exposé des motifs, à tous ceux qui voudront s'occuper en commun de science, de littérature, d'industrie, d'agriculture, de toutes les questions en un mot qui intéressent le travail, la fortune, les besoins, les goûts, ou l'intelligence des citoyens. »

Restaient donc soumises à l'autorisation les réunions d'ordre politique ou religieux. Aux premières l'exposé des motifs montrait [p.640] une hostilité extrême : « Elles n'ont, disait-il, jamais produit en France que le désordre dans les esprits et dans la rue. » Permises sous la Révolution et en 1848, « l'autorité, la liberté, le progrès, tout a souffert de leurs agitations et de leur violence ». Quant aux réunions visant des questions religieuses « la loi, disait-il, ne doit pas permettre qu'elles deviennent à chaque instant l'objet de disputes plus ou moins vives qui troubleraient les consciences, si elles n'agitaient pas les esprits ». La liberté ne trouvait donc qu'un champ d'application réduit, elle était écartée des seuls terrains sur lesquels elle s'était jadis exercée.

Elle était, même dans le domaine restreint qui lui était abandonné, entourée de barrières.

Chaque réunion devait être précédée d'une déclaration au préfet ou au sous-préfet ; — cette déclaration devait la précéder de trois jours ; — elle devait être signée de sept personnes domiciliées dans la commune où elle se tiendrait, jouissant de leurs droits civils et politiques.

Elles ne pouvaient se tenir que dans des locaux clos et couverts, et seulement jusqu'à l'heure fixée pour la fermeture des lieux publics, sous la direction d'un bureau de trois membres, chargé de l'ordre et du maintien de la réunion dans le domaine de l'objet indiqué dans la déclaration.

Un fonctionnaire de l'ordre judiciaire ou administratif pouvait y assister, revêtu de ses insignes et armé du droit de la dissoudre si elle s'éloignait de son objet ou devenait tumultueuse.

La loi, excluant de la liberté les réunions publiques politiques, usait d'une certaine tolérance pour les réunions électorales législatives. Elles pouvaient se tenir jusqu'au cinquième jour avant l'élection, — les électeurs et les candidats déclarés pouvaient seuls y être admis, — le délai entre la déclaration et la tenue de la réunion n'était que d'un jour.

Tout un jeu de peines était établi contre ceux qui violeraient ces règles, jusque contre ceux qui auraient loué ou prêté un local pour la réunion ne répondant pas aux exigences de la loi, ou sans que la déclaration eût eu lieu.

Enfin l'article 15 de la loi rouvrait la porte à l'arbitraire, il disait : « Le préfet de police à Paris, les préfets dans les départements peuvent ajourner une réunion, qui leur paraît de nature à troubler l'ordre ou à compromettre la sécurité publique. — L'interdiction de [p.641] la réunion ne peut être prononcée que par décision du ministre de l'Intérieur. »

Cette loi ne reçut qu'un très médiocre accueil. On peut dire que l'Empereur seul dans le Gouvernement et le parti impérialiste lui fut favorable. On se méfiait d'une liberté qui avait causé tant de troubles. On considérait comme inopérante pratiquement la distinction des réunions politiques et religieuses des autres. Les députés ne se voyaient pas volontiers obligés de se présenter dans les réunions publiques. Du côté des démocrates, c'étaient les restrictions à la liberté qui leur firent rejeter la loi et leurs partisans ne la votèrent pas au Corps législatif.

Le travail des esprits et le déclin de l'Empire. — Pendant que le Gouvernement suivait cette politique hésitante, de notables parties de la société étaient entraînées au point de vue religieux, politique et social par un courant d'idées nouvelles et avancées. Le matérialisme attaquait non seulement les dogmes religieux, mais le déisme et le spiritualisme, le radicalisme propageait des idées révolutionnaires hostiles aux institutions et aux gouvernants, le socialisme, propagé par l'Association internationale des travailleurs, sapait les bases de l'ordre social existant. Les libertés nouvelles facilitaient la propagation de ces doctrines en tous les domaines.

La jeunesse entraînée par le mirage de la science, méprisait la religiosité des hommes de 1818, qui leur avait fait bénir les arbres de la liberté. Elle niait Dieu et l'âme. Dans les Jeunes, Candide, la Rive gauche, Vermorel, Tridon, Vallès combattaient la religion. Au Congrès de Liège, des étudiants s'étaient affichés dans des démonstrations antireligieuses, qui offusquèrent même le Siècle et provoquèrent des exclusions de la part des autorités universitaires. Les groupes de « Solidaires », les enterrements civils se multiplièrent, donnant lieu à des manifestations véritables. Mgr Dupanloup dénonça ce désordre dans une brochure l 'Athéisme et le péril social. On en tira argument pour revendiquer la liberté de l'enseignement supérieur.

Dans le domaine politique une génération de jeunes, formée sous l'Empire, sans participation à la conduite des affaires, adopta un programme radical, professa sans restriction le culte de la Révolution. Floquet, Brisson, Jules Ferry, Gambetta, Clément Laurier tenaient les premiers rôle dans cette nouvelle équipe. Poursuivis en justice ils changeaient le prétoire en salle de réunion publique pour faire le procès du régime et répandre leurs idées.

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Les milieux ouvriers étaient travaillés par le véritable socialisme. L'Association internationale des travailleurs tenait ses Congrès annuels à Genève en 1866, à Lausanne en 1867, à Bruxelles en 1838 et répandait le collectivisme de Karl Marx. A Bruxelles on revendiquait le retour à la collectivité des carrières, houillères et mines, des chemins de fer, des routes, et des canaux et des forêts, et on émettait l'idée que le sol arable de toute nécessité lui reviendrait un jour. On prônait la création des sociétés de résistance destinées à soutenir les grèves. En clôturant le Congrès son président s'était écrié : « Nous ne voulons plus de Gouvernements, parce que les Gouvernements nous écrasent d'Impôts, nous ne voulons plus d'armées, car les armées nous massacrent, nous ne voulons plus de religion, car la religion étouffe les intelligences. » Les progrès de l'Internationale en France furent considérables grâce à des affiliations en bloc de sociétés ouvrières, de sociétés de secours mutuels, de cercles d'études sociales. M. de La Gorce, d'après des dépositions de l'enquête sur le 18 mars 1871, évalue à 70.000 pour Paris, à 200.000 pour la France les adhésions que l'Internationale avait groupées chez nous à la fin du second Empire.

Tout ce mouvement d'émancipation des esprits prouvait le grand affaiblissement du régime. C'est que rien ne justifiait plus le sacrifice de sa liberté qu'il demandait au pays. L'anarchie de 1848 et de 1851, qui avait déconsidéré la seconde République et le parlementarisme était un lointain souvenir, elle ne faisait plus peur. La prospérité intérieure et les succès extérieurs, auxquels on avait sacrifié la liberté, n'en fournissaient plus la contre-partie. L'Empire au contraire par ses faiblesses et ses fautes prêtait le flanc à toutes les critiques.

Or à ce moment même le Gouvernement fléchissant avait donné à ses adversaires, dont grandissaient le nombre et l'ardeur, les moyens de l'attaquer. Ils en usaient. La presse avancée voyait ses organes se multiplier avec la Tribune et Pelletan, l'Électeur libre et E. Picard, la Réforme, le Rappel, le Réveil et Delescluze. Bientôt s'y joignit la célèbre Lanterne de Rochefort, le pamphlétaire né, qui était passé par le Charivari, le Figaro et le Soleil et qui, débarqué par Villemessant à la requête du ministre de l'Intérieur, avait fondé, avec de l'argent de son ancien chef, la feuille hebdomadaire, dans laquelle sa verve endiablée, son esprit au vitriol, son exploitation du scandale déconsidérèrent l'Empereur, la Cour, les Ministres, le régime. Chaque semaine devant le public, scandalisé, mais gouailleur, il [p.643] attachait au pilori le chef du Gouvernement et ses collaborateurs, apprenant à la France l'irrespect, mortel pour les Gouvernements personnels. Ainsi la liberté de la presse, malgré les réserves dont il l'avait entourée, donnait aux adversaires de l'Empereur des armes redoutables pour lui.

La loi sur les réunions publiques fut exploitée avec la même hardiesse. On passait par dessus les prohibitions en annonçant des sujets économiques, philosophiques, sociologiques pour traiter les sujets les plus brûlants de la politique, ou de la religion. Une équipe d'orateurs, d'abord obscurs et médiocres, s'y formèrent pour constituer un état-major révolutionnaire, c'étaient Gaillard, Raoul Rigault, Duval, Ferré, Ranvier, qui détachaient les masses des républicains de l'Assemblée, impuissants et distants, sorte d'aristocratie républicaine sans contact avec le vrai peuple. Dans ces réunions le coup d'État, l'autoritarisme du Gouvernement, ses fautes, les faiblesses de ses chefs, les déboires et les humiliations récentes de sa politique fournissaient de copieux sujets d'attaque.

Ces attaques, elles trouvèrent pour se produire une occasion et un orateur extraordinaires, le procès Baudin et Gambetta. Baudin, député à la Législative, était tombé en décembre 1851 sur une barricade. Le 2 novembre 1868 une manifestation avait été organisée au cimetière, où il reposait. Une souscription fut ouverte pour élever un monument à la victime des barricades dans quelques journaux avancés. Un procès fut engagé qui s'ouvrit le 13 novembre. Gambetta à peine connu plaidait pour les accusés. Au lieu de présenter leur défense il présenta l'acte d'accusation du régime. Le 2 décembre était le crime dénoncé, violation impardonnable de la légalité, attentat contre la liberté accompli par des gens sans aveux. « Écoutez, s'écriait Gambetta, au terme de sa plaidoirie, voilà dix-sept ans que vous êtes les maîtres absolus, discrétionnaires de la France ; ce qui vous juge le mieux, parce que c'est l'attestation de vos propres remords, c'est que vous n'avez jamais osé dire : « Nous célébrerons, » nous mettrons au rang des solennités de la France le 2 décembre » comme un anniversaire national. » Eh bien ! cet anniversaire du 2 décembre, nous le revendiquons pour nous ; nous le fêterons toujours, incessamment, chaque année ce sera l'anniversaire de nos morts, jusqu'au jour où le pays, redevenu le maître, vous imposera la grande expiation nationale, au nom de la liberté, de la fraternité, de l'égalité. » Le retentissement du procès et de la plaidoirie de Gambetta fut énorme. Jamais attaque aussi violente, aussi directe ne [p.644] s'était encore produite, et le fait même que ces paroles de protestation au nom du droit avaient été prononcées dans son sanctuaire même leur donnait une puissance exceptionnelle. En même temps l'opposition avait désormais à son service un tribun qui par son audace et son éloquence s'imposait.

L'Empire avec les élections de 1869 allait terminer la troisième période de son évolution. Il est certes difficile de considérer que les cinq années écoulées depuis 1863 forment une période de libéralisme. Le mouvement dessiné en 1860, comme inconsciemment, ne s'était réellement pas continué. La politique de l'Empereur avait été tout hésitante, avec des mesures de semi-libéralisme et des mesures de réaction contradictoires entre elles. C'est que, si l'Empire avait décliné et ne se sentait pas assez fort ni pour réagir énergiquement, ni pour faire des concessions décisives, le pays, les partis n'avaient pas non plus fait preuve d'énergie, de volonté, de suite dans l'accomplissement d'un programme. Les forces en présence étaient d'un côté comme de l'autre très peu sûres d'elles-mêmes. Une évolution constitutionnelle véritable dans ces conditions était impossible. On était condamné au flottement, à l'oscillation, à l'incertitude.

QUATRIÈME PÉRIODE

L'EMPIRE LIBÉRAL. LE PARLEMENTARISME RENAISSANT

LES ÉLECTIONS DE 1869

C'est dans ces conditions que l'Empire dut affronter l'épreuve des élections générales. L'heure était critique. Le suffrage universel est une force incoercible, impossible à tenir toujours en tutelle, le Gouvernement n'allait plus avoir la force de le contenir. Le corps électoral, après avoir été dans les plébiscites et les précédentes élections générales le complaisant de l'Empire, allait devenir son juge.

Le bilan que l'Empereur avait à lui présenter était pauvre. Depuis des années notre politique étrangère n'avait connu au Mexique, en Italie, en Allemagne qu'échecs et humiliations, pendant que deux grandes nations s'étaient constituées sur nos frontières. A l'intérieur notre politique d'hésitations, d'alternatives avait mécontenté libéraux et autoritaires, partout le Gouvernement, si fier jadis de sa force, avait révélé sa faiblesse. En même temps son personnel gouvernemental s'était appauvri. Billault, de Morny, Waleswky, de [p.645] Moustier, Troplong étaient morts, ou allaient disparaître. Et l'Empereur, fidèle à ses amis, à ses clients n'en avait pas fait de nouveaux. Au parti de l'espoir, qu'il aurait pu rallier, il n'avait donné aucune réalité et il ne pouvait compter sur lui. C'est que la division régnait parmi les impérialistes, les uns tendant au libéralisme, les autres réclamant le retour à l'autoritarisme ; ainsi écartelé, comment le parti eût-il pu avancer et conquérir ? L'unité, l'Empereur seul en maintenait l'apparence, examinant toutes les affaires importantes et prenant les décisions. Mais miné par la maladie, souffrant cruellement, il s'affaiblissait ; la tâche était supérieure à ses forces. Or les élections générales étaient un plébiscite, et c'est quand Napoléon allait se présenter au pays pour se faire plébisciter que son prestige et ses moyens d'action fléchissaient.

Action du Gouvernement en vue des élections. L'Empereur. La section de publicité. — Le Gouvernement n'abandonna pas la partie. Le 12 avril 1869 une lettre de l'Empereur au ministre d'État, publiée au Journal officiel du 18[89], ordonnait la célébration du premier centenaire de Napoléon Ier. « Bien des ruines se sont accumulées, disait-il. la grande figure de Napoléon est restée debout. C'est elle qui nous guide et nous protège, c'est elle qui de rien m'a fait ce que je suis. » Célébrer cette date séculaire était pour la France, que Napoléon avait baptisée la « grande Nation », un devoir sacré auquel le pays tout entier voudrait s'associer. C'était se mettre sous l'égide de l'Empereur. Les élections ne seraient-elles pas l'occasion pour la France de commémorer sa mémoire ?

Le 27 avril fut promulgué le décret de convocation des électeurs pour les 23 et 24 mai. — Le 9 mai, la période électorale étant ouverte, l'Empereur au concours régional de Chartres prononçait un discours dans lequel il rappelait celui qu'il y avait prononcé en 1851, et disait : « C'est à Chartres que le Président de la République, fort de ses bonnes résolutions, a fait un premier appel à la conciliation. » Cet appel avait été peu écouté, le coup d'État avait suivi. Celui-ci réussirait-il mieux ?

Pour entretenir la propagande, dès janvier 1869 au ministère de l'Intérieur avait été institué, une « section de publicité départementale ». Une note à son sujet trouvée dans les papiers des Tuileries en 1870 donne une idée des moyens dont elle disposait[90]. Il était dit que dès lors le Ministre pouvait provoquer telle publication, ou telle polémique [p.646] qu'il voudrait et partout où il lui conviendrait dans un délai très court et grâce au concours assuré de 150 journaux au moins. Le Ministre disposait d'ailleurs de subventions pour obtenir l'existence et le dévouement de journaux favorables et la distribution de numéros intéressants pour lui. La note trouvée aux Tuileries ajoutait qu'on ne négligeait pas les journaux d'opposition en « s'assurant dans une proportion pratique du concours de correspondants départementaux » et « en usant du monopole acquis à la maison Havas pour la dépêche télégraphique dont elle fait le service dans tous les départements ». La note évaluait à 200.000 francs la dépense pour soigner la publicité officielle au moyen du Petit Journal officiel, du Petit Journal, du Peuple, de la Patrie, du Figaro, etc. Elle donnait comme sûrs la France, le Peuple, la Patrie, le Messager de Paris, le Constitutionnel, le Public, le Pays.

Le Gouvernement employa comme publications de propagande le discours prononcé le 1e r avril au Corps législatif par le ministre de l'Intérieur sous le titre : Élections législatives et une brochure d'un M. Vitu, formée de citations empruntées à des discours et à des proclamations, outranciers, de nature à inspirer une sainte terreur aux bourgeois et aux partisans de l'ordre.

Les remaniements de circonscriptions électorales ne furent pas négligés. Dans le Doubs, par exemple, un canton sûrement hostile à un député indépendant fut adjoint à sa circonscription. Dans l'Isère, Vizille fut rattaché à des cantons uniquement ruraux pour nuire à Casimir Périer. Dans le Rhône, à Marseille, à Mulhouse, à Bordeaux, etc., à Paris pour la deuxième circonscription, on procéda de même. — D'autre part la candidature officielle, la pression administrative ne furent pas moins employées, on eut seulement de la peine à remplacer des candidats anciens, qui ne se représentaient pas.

Le thème préféré des candidats du Gouvernement fut l'éloge des mesures libérales que le Gouvernement avait prises et ce qu'il avait fait pour les travailleurs. Une brochure fut distribuée qui énumérait les œuvres qu'il avait fondées ou encouragées. C'était une mine nouvelle, elle permettait de suppléer au déficit des succès extérieurs.

L'opposition. Le programme de 1869. Les divisions entre opposants. — Le Gouvernement se trouvait en face d'une opinion publique très réveillée. La France lasse et indifférente après la crise de 1848 à 1851, s'était livrée au sauveur du 2 décembre, avait abdiqué au profit du vainqueur de Crimée et d'Italie, mais maintenant inquiète, mécontente, surexcitée par les journaux, les pamphlets, les [p.647] réunions publiques elle avait repris goût à la vie politique. Les élections attiraient toute son attention. La chance du Gouvernement fut que ses adversaires furent très divisés. Il y eut bien un effort pour constituer l'Union libérale qui aurait groupé tous les opposants, qui tous s'entendaient pour réclamer la liberté. Mais il y avait trop d'opposants divers et entre eux trop d'oppositions. Parmi les républicains il demeurait des « purs », des intransigeants qui n'acceptaient toujours pas le serment pour les candidats, donc le vote pour les électeurs du parti. L'exil comptait encore des incorruptibles. Puis il y avait les » radicaux », les « jeunes », les « irréconciliables », selon l'épithète qu'arbora Gambetta. Ils ne se contentaient plus d'un libéralisme quelconque, d'une parlementarisation de l'Empire, même d'une République bourgeoise, modérée ; ils associaient les réformes sociales les plus avancées aux réformes politiques comportant l'application intégrale du principe de la souveraineté nationale. De là le fameux « programme de 1869 », si souvent évoqué après 1871. soit pour intimider l'opinion publique, en montrant la pensée intégrale des « vrais républicains », soit pour les tourner en dérision, en montrant toutes leurs infidélités envers leur ancien idéal.

Ce programme, Gambetta le publia sous ce titre : Cahier de mes électeurs, auquel il répondit par sa Réponse au cahier des électeurs[91].

« Au nom du suffrage, base de toute organisation politique et sociale donnons mandat à notre député d'affirmer les principes de la démocratie et de revendiquer énergiquement : L'application la plus radicale du suffrage universel, tant pour l'élection des maires et conseillers municipaux, sans distinction de localité que pour l'élection des députés. La répartition des circonscriptions effectuée sur le nombre réel des électeurs de droit et non sur le nombre des électeurs inscrits. La liberté individuelle... L'abrogation de la loi de sûreté générale, la suppression de l'article 75 de l'an VIII et la responsabilité directe des fonctionnaires, les délits politiques de tout ordre déférés au jury ; la liberté de la presse dans toute sa plénitude... liberté de réunion sans entrave, ni piège... l'abrogation de l'article 9 du Code pénal ; liberté d'association pleine et entière, — suppression du budget des cultes et séparation des églises et de l'État, — instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire.

» Suppression des octrois, des gros traitements, des cumuls, modification de notre système d'impôts.

[p.648]

» Nomination de tous les fonctionnaires publics par l'élection.

» Suppression des armées permanentes...

» Abolition des privilèges et monopoles... primes à l'oisivité.

» Réformes économiques qui touchent au problème social, dont la solution, quoique subordonnée à la transformation politique, doit être constamment étudiée et recherchée au nom du principe de justice et d'égalité sociale. Ce principe, généralisé et appliqué, peut seul, en effet, faire disparaître l'antagonisme social et réaliser complètement notre formule : liberté, égalité, fraternité. »

La « réponse » n'était pas moins radicale.

« Citoyens électeurs, écrivait Gambetta, ce mandat je l'accepte... Les électeurs auront librement choisi leur candidat. Les électeurs auront déterminé le programme politique de leur mandataire. » C'était la théorie du mandat impératif confirmée encore plus formellement par la fin même de la Réponse.

« Nous voilà donc réciproquement d'accord. Notre contrat est complet. Je suis à la fois votre mandataire et votre dépositaire. Je fais plus que consentir. Voici mon serment : Je jure obéissance au présent contrat et fidélité au peuple souverain. »

La réponse était un acte de foi mystique en la toute-puissance, en l'infaillibilité de la souveraineté du peuple et du suffrage universel libre. « Comme vous, je pense, disait-elle, que le suffrage universel, une fois maître, suffirait à opérer toutes les destructions que réclame notre programme et à fonder toutes les libertés, toutes les institutions, dont nous poursuivons ensemble l'avènement. »

Il y avait loin d'un tel programme à celui que pouvait présenter et soutenir un Carnot, ou un Jules Favre.

Carnot par exemple se présentait en évoquant ses souvenirs de 1848 et de 1851, en énumérant les progrès réalisés. Il se déclarait prêt à continuer dans la même voie à supprimer le droit de paix et de guerre de l'Empereur, à établir la liberté des cultes sur la base de la séparation des Églises et de l'État, à rendre aux électeurs l'élection des magistrats municipaux, et au jury le jugement des délits politiques. Et il terminait par cet hymne à la liberté : « Comme le poète mourant, qui s'écriait « de la lumière, toujours plus de lumière ! » nous dirons, nous, « de la liberté, toujours plus de liberté! » Sans doute, mais combien ce programme pâlissait à côté de celui des « irréconciliables ».

Et c'était un autre programme encore que celui de Guéroult, [p.649] directeur de l'Opinion nationale et ami du prince Napoléon, bonapartiste radical.

Ce flottement des esprits on l'observait dans les Débats qui, à côté de libéraux très accentués, soutenaient Renan, qui fut toujours très antidémocrate.

L'opposition comptait donc des hommes de nuances très diverses : des orléanistes comme de Rémusat, Bouchez, duc Decazes, A. de Broglie, Prévost-Paradol, de Chabaud-Latour ; des légitimistes malgré le veto du comte de Chambord, comme de Larcy, de Falloux ; des libre-échangistes comme Léon Say, Louis Passy ; des protectionnistes comme Pouyer-Quertier, de simples libéraux comme Laboulaye.

On comprend que l'union tentée ne put se faire. La bataille se livra en ordre dispersé et sans partis organisés pour la soutenir. Ils existaient à peine en tant que nuances d'opinion, mais pas du tout en tant que machines électorales.

Candidatures d'opposition dans la Seine. — Le tableau des candidatures d'opposition dans la Seine montre quelle confusion y régnait. — Dans la 1re circonscription, Gambetta s'opposait à Carnot, c'était la rivalité des « jeunes », des « irréconciliables », des « radicaux » contre « les vieilles barbes », « les hommes de 1818 », les modérés. Au cours des réunions publiques, Carnot éprouva l'ingratitude et la grossièreté des masses remuées par la passion politique. — Dans la 2e, Thiers était combattu par d'Alton Shée, cet ancien pair de France passé au radicalisme dès le règne de Louis-Philippe. — Dans la 3e, Émile Ollivier avait pour concurrent Bancel, et était renié par une partie de ses électeurs. Il essaya vainement d'instituer un grand débat public entre lui et son concurrent. — Dans la 4e, E. Picard, toujours habile, n'avait pas de concurrent libéral. — Dans la 5e, les opposants se multipliaient, il y avait Garnier-Pagès, Georges Baudin, frère de la victime du 2 Décembre, Raspail, et un ouvrier socialiste, Briosne. — Dans la 6e, Guéroult était aux prises avec J. Ferry et Cochin, candidat des catholiques. — Dans la 7e, J. Favre, Cantagrel, Rochefort se disputaient les suffrages des opposants. — Dans les 8e et 9e, J. Simon et E. Pelletan étaient seuls candidats pour chacun d'eux.

Discours de Prévost-Paradol à Nantes. — Combien il serait curieux de suivre les candidats au cours de la campagne électorale, qui précédait de quatorze mois seulement le cataclysme de 1870. Quelles étaient leurs préoccupations, de quelles questions se [p.650] souciaient-ils, quels maux, quels abus dénonçaient-ils ? Quels remèdes proposaient-ils ? Les historiens donnent peu d'indications à ce sujet.

Voici un document qui n'est pas sans valeur. Le Journal des Débats du 20 mai reproduit un discours prononcé à Nantes par Prévost-Paradol, qui y était candidat. C'était un des publicistes les plus éminents d'alors, ses articles dans les Débats suivaient la politique de chaque jour et critiquaient le Gouvernement sans indulgence. Un résumé fidèle montre combien il était vide, inconsistant, que de problèmes lui échappaient et combien était étroit le point de vue auquel il ramenait tout.

Il commence par la question de l'armée. Il se prononce contre la nation armée, pour une armée permanente, mais de force raisonnable seulement.

« Dans l'état actuel des choses qui donc voudrait une armée trop puissante dans les mains du pouvoir exécutif, quand le Gouvernement est un Gouvernement personnel ? » Ce n'est donc pas le danger extérieur, l'état des forces étrangères, les menaces qu'elles constituent pour nous, qui doivent être considérés, c'est la forme du Gouvernement, c'est le Souverain, qu'il ne faut pas rendre trop fort.

« Une armée permanente raisonnable soutenant un Gouvernement vraiment libre est une charge moins lourde que l'armement du pays tout entier. » Ici c'est la dépense qui l'emporte, les besoins de la défense nationale à aucun moment ne sont envisagés.

Sur le problème social même faiblesse. Il rappelle seulement qu'il a soutenu le droit de coalition, qu'il a été favorable aux coopératives. Elles ont échoué, il ne sait pourquoi, « mais le progrès se fera, il faut soutenir sur ce point les efforts de la loi et je tiendrai ma parole ». Il proteste par la suite contre ceux qui demandent pour les ouvriers de l'argent et des ateliers nationaux : « Quand les ouvriers demandent de l'argent à l'État, ils demandent un collier et une chaîne. » Ceci encore était bientôt dit.

Comme réforme, c'est à l'instruction qu'il songe pour promouvoir le progrès de la société. Et c'est toute la partie constructive de son discours.

Il passe à l'attaque. Il dénonce en termes enflammés la candidature officielle, et il félicite Nantes, qui a voulu former une circonscription sans adjonction de campagnes faciles à corrompre. On l'acclame pendant plusieurs minutes. Et c'est là toute la substance de son discours. Tout se ramène à la question du Gouvernement personnel. De la situation économique du pays, agriculture, industrie, [p.651] commerce, des finances, des classes sociales, des progrès du socialisme, de la situation internationale surtout : rien. Les Français de 1869 étaient vraiment hypnotisés par le seul problème de la liberté et du Gouvernement. La politique était réduite à la lutte contre un pouvoir qu'ils jugeaient excessif et oppresseur. L'esprit public, comprimé par l'Empire, était d'une étroitesse et d'une imprévoyance qui stupéfient, quand on a sous les yeux le témoignage d'un des hommes les plus instruits et les plus intelligents de cette époque.

Résultats des élections de 1869. — Un Gouvernement ébranlé par ses insuccès extérieurs, ses hésitations intérieures, au crédit très diminué dans le pays, mais disposant d'une puissante organisation administrative, habituée à manœuvrer les masses électorales des campagnes, un pays mécontent ne trouvant plus de compensation au sacrifice de sa liberté, une opinion surexcitée par la reprise de la vie politique, la presse, les réunions publiques, sans intelligence de la situation extérieure et intérieure, sans organisation, sans préparation de partis, c'est dans ces conditions que la lutte électorale s'engagea.

En voici d'après le Journal des Débats les résultats. Au premier tour, 23-24 mai, il y eut 176 candidats officiels élus, et 55 opposants. Après le second tour, 6-7 juin, on comptait 93 opposants élus au lieu de 34 en 1863. avec 3.500.000 voix au lieu de 1.860.000 et 199 officiels élus au lieu de 249, avec 4.500.000 voix au lieu de 5.350.000 voix en 1863.

L'évolution de l'opinion publique était donc considérable. On s'attendait à pire du côté du Gouvernement. Mérimée, le 7 mai, avait écrit à Panizzi : « On s'attend à des élections incroyables. » Les élections dans les grandes villes étaient écrasantes. A Paris, l'opposition réunissait 234.000 voix contre 77.000 au Gouvernement, à Lyon c'était 46.000 contre 13.000, et de même à Marseille, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Reims, Strasbourg. L'opposition des villes et des campagnes était criante. On l'attribuait aux pressions administratives. L'attitude même des candidats officiels avait été significative, beaucoup avaient dissimulé leurs attaches gouvernementales, ou s'étaient recommandés de l'Empire progressiste. Preuve nouvelle du discrédit grandissant du régime.

Les sièges de l'opposition, d'après les Débats du 11 juin, se répartissaient ainsi : 25 à l'opposition de gauche (radicaux, irréconciliables, jeunes), 30 à l'opposition moins accentuée (nuance des [p.652] hommes de 1848), 38 au tiers parti. D'ailleurs les nuances étaient souvent délicates à saisir.

Suites des élections. Les premières réformes. Le sénatus-consulte du 8 septembre. Troubles et répressions. — Les premières conséquences des élections furent des troubles. Il y en eut à Paris du 7 au 11 juin, dans divers quartiers, surtout après la proclamation de l'échec de Rochefort. Rassemblements, cris, tumultes, journaux et kiosques mêmes brûlés, cela ne rappelait en rien les « journées » de la Monarchie de Juillet ou de la seconde République, le public déshabitué en était ému. Les républicains accusaient les « blouses blanches », agents en ouvriers, de les fomenter pour effrayer les bourgeois. Au même moment une grève éclata à la Ricamarie dans le bassin de la Loire qui donna lieu à des collisions sanglantes. Le Gouvernement manqua plutôt de fermeté. On pouvait croire que les élections lui avaient fait perdre son audace.

Le nouveau Corps législatif. — Vis-à-vis du nouveau Corps législatif l'Empereur prit des mesures contradictoires. Il garda à sa tête comme président Schneider, qui avait démissionné, parce qu'il s'était engagé dans la politique libérale, en lui écrivant que son but demeurait « la conciliation d'un pouvoir fort avec des institutions sincèrement libérales ». Mais en même temps il nomma vice-président Jérôme David, un impérialiste autoritaire, président du club des Arcades.

Puis le 12 juin l'Empereur convoqua la nouvelle Assemblée pour qu'elle fût légalement constituée si le Gouvernement « avait pour un motif quelconque un besoin urgent de son concours ». Cette formule énigmatique inquiéta.

Le Corps législatif se réunit le 28 juin. Rouher prononça un discours sans éclat, mais dans lequel il annonçait pourtant des projets « propres à réaliser les vœux du pays ». Il prouvait ainsi que le Gouvernement avait compris la leçon des élections. Les Débats et Prévost-Paradol s'émurent même en se demandant si les réformes ne seraient pas non seulement politiques, mais sociales.

La vérification des pouvoirs, première tâche de l'Assemblée, fut plus sérieuse que par le passé. « Le nombre des élections contestées, disaient les Débats, sera beaucoup plus considérable qu'il ne l'a été jusqu'ici depuis l'établissement du suffrage universel. » On entendait montrer que le pays n'était plus résigné aux pratiques arbitraires de la candidature officielle. « La Chambre apprendra, disait-on, aux préfets à poigne et aux maires trop zélés que la loi est faite pour [p.653] tout le monde et que les champions des candidatures officielles doivent s'y soumettre eux-mêmes. » C'était la manifestation d'un esprit nouveau. Sa force et ses succès donnaient à l'opposition une audace qu'elle n'avait jamais encore montrée.

Le mouvement réformiste. — Sous l'impulsion des élections un double mouvement réformiste se produisit dans le Corps législatif et dans le Gouvernement.

Une interpellation fut préparée pour réclamer des réformes décisives : part du pays dans la direction des affaires, responsabilité des Ministres accompagnant celle de l'Empereur, élection du bureau de l'Assemblée maîtresse de son règlement, facilités données pour les amendements. Elle émanait du tiers parti. Les républicains et Thiers même refusèrent leur signature. Elle en recueillit pourtant 116. Le courant libéral était lancé et ces jours-là, 6 à 13 juillet, les Débats écrivaient : « Les choses marchent si vite et l'apparition d'un nouveau système paraît si imminent, qu'en présence d'un changement aussi considérable la vérification des pouvoirs perd un peu de son importance. »

« Rien n'est plus curieux que le steeple chase auquel nous assistons en ce moment. Qui croirait qu'il s'est jamais trouvé des représentants pour voter la loi de sûreté générale et pour ajourner par leurs votes... les revendications des libertés nécessaires ? Le Public nous dit nettement que la majorité va » noyer le tiers parti dans les flots irrésistibles de son libéralisme, car elle entend bien garder pour elle seule une initiative dont le scrutin du 23 mai l'a chargée si positivement elle-même. »

Le Gouvernement avait eu tout d'abord l'idée de la résistance, les Ministres réunis à Saint-Cloud voulurent arrêter la lecture même de l'interpellation. Schneider démontra que c'était impossible. Le parti de l'évolution libérale fut pris et la démission de Rouher lui fut demandée.

Le 12, l'Empereur communiquait au Corps législatif un message d'une extrême importance, annonçant les réformes qu'il proposerait au Sénat.

« 1° Attribution au Corps législatif du droit de faire son règlement intérieur et d'élire son bureau. — 2° Simplification du mode de présentation et d'examen des amendements. — 3° Obligation pour le Gouvernement de soumettre à l'approbation législative les modifications de tarifs qui seraient dans la suite stipulées par des traités internationaux. — 4° Vote du budget par chapitres afin de rendre [p.654] plus complet le contrôle du Corps législatif. — 5° Suppression de l'incompatibilité, qui existe actuellement entre le mandat de député et certaines fonctions publiques, notamment celles de Ministre. — 6° Extension de l'exercice du droit d'interpellation.

» Mon Gouvernement étudiera aussi les questions qui intéressent les attributions du Sénat.

» Les modifications que je suis décidé de proposer sont le développement naturel de celles qui ont été successivement apportées aux institutions de l'Empire ; elles doivent d'ailleurs laisser intactes les prérogatives que le peuple m'a plus explicitement confiées. » Ce n'était pas la fin du Gouvernement personnel, la responsabilité parlementaire des Ministres et l'irresponsabilité correspondante du chef de l'État n'étaient pas proclamées. Ce n'en était pas moins une très, très sérieuse évolution. Comme suite à cette grave décision le Sénat était convoqué pour le 2 août en vue de préparer le statut nouveau et le Corps législatif prorogé pour l'attendre. Les signataires de l'interpellation, désormais sans raison, la retirèrent.

Le message fut naturellement diversement accueilli. Le 14 juillet, Prévost-Paradol écrivait dans les Débats : « Il serait injuste de ne pas reconnaître que le spectacle d'un Gouvernement qui cède avant le vote du vœu encore indistinct d'une majorité encore indécise est propre à donner plus que des espérances, et puisqu'on a si souvent rappelé le passé à ce sujet, il faut convenir que l'adresse des 221, si imprudemment rejetée, forme un contraste frappant avec l'interpellation des 116 devancée et en partie satisfaite, si l'on considère le fond des choses et si l'on ne tient pas rigueur sur les mots. » — Le parti républicain ne s'inclinait pas devant une mesure dans laquelle il ne voyait qu'une manœuvre et dont il craignait pour l'Empereur un regain de popularité. — Certains ne comprenaient pas la prorogation quand il y avait encore 55 élections à vérifier.

Ministère du 17 juillet 1869. — L'Empereur avait un nouveau Ministère à nommer. C'était, s'il voulait gagner l'opinion, l'occasion de prouver la sincérité de son évolution libérale. Mais l'habitude du Gouvernement personnel lui faisait attacher plus d'importance aux hommes qu'aux idées. Il jugea politique, adoptant des institutions libérales, de choisir des hommes qui ne l'étaient pas. Il garda d'ailleurs un certain nombre de ses anciens Ministres, selon son habitude, mais prit Duvergier à la place de Baroche, Bourbeau à celle de Duruy, A. Leroux à l'Agriculture, de La Tour d'Auvergne pour remplacer de La Valette. Forcade de La Roquette gardait l'Intérieur [p.655] où il avait mené la bataille électorale. Entre le message et le Ministère il y avait opposition.

» Le nouveau Ministère, lisait-on dans les Débats du 19 juillet, représente les opinions de la droite, M. Bourbeau seul semble appartenir au centre droit, c'est un Ministère inclinant vers ce que les journaux qui soutenaient le plus le ministre d'État persistent à appeler la majorité. » Les journaux, qui depuis le 12 juillet s'étaient faits les censeurs du Gouvernement, l'approuvèrent. De pareilles alternatives ruinaient l'autorité de l'Empereur dans tous les esprits.

Sénatus-consulte du 8 septembre 1869. — Il n'en fallait pas moins tenir les promesses faites par le message du 12 juillet. Le Sénat réuni à la fin de juillet reçut le 2 août le projet du Gouvernement présenté par Duvergier, ministre de la Justice. Une commission fut formée de Rouher. Delangle, Devienne, Boudet, Maupas, Quentin-Bauchard, La Guérronnière, Béhic, Lacaze et Sain. Devienne, premier président de la Cour de cassation, fit le rapport, Troplong n'étant plus là. Il y eut quelques velléités d'amendements qui n'aboutirent pas. Le 6 septembre le sénatus-consulte était voté par 169 voix contre 3[92]. Un décret du 8 novembre le compléta réglant les rapports du Gouvernement, du Corps législatif, du Sénat et du Conseil d'État.

Tous les grands pouvoirs de l'État voyaient leurs prérogatives développées.

Le Corps législatif à l'ouverture de chaque session nommait son bureau, président, vice-présidents, secrétaires, questeurs, art. 3. — Il établissait son règlement, art. 11. — Il partageait avec l'Empereur l'initiative des lois qui lui était jusque là refusée, art. 1. — Ses membres demeuraient armés du droit d'amendement, mais tout amendement était, avant d'être discuté, soumis à la commission chargée d'étudier la loi et au Gouvernement, même au Conseil d'État s'ils n'étaient pas d'accord à son sujet, art. 8. — Ses membres pouvaient adresser au Gouvernement une interpellation quelconque, pouvant donner lieu au vote d'ordres du jour motivés, le Gouvernement pouvant de son côté demander le renvoi de ceux-ci aux bureaux pour la formation d'une commission devant présenter son avis à leur sujet, art. 7. — Les membres du Corps législatif pouvaient être nommés Ministres, art. 3. — C'étaient là de grandes conquêtes pour le Corps législatif associé à l'œuvre législative de manière complète, armé d'un droit régulier de contrôle sur le Gouvernement, pouvant lui [p.656] fournir des Ministres ; il est vrai que certaines précautions en tempéraient la portée.

Le Sénat était peut-être encore gratifié de plus de prérogatives nouvelles. — Il pouvait mettre les Ministres en accusation, art. 2. — Ses membres pouvaient devenir Ministres, art. 3. — Il pouvait approuver une loi votée par le Corps législatif, ou la rejeter, ce qui en empêchait la reprise au cours de la même session. Il pouvait provoquer une nouvelle délibération du Corps législatif, en indiquant les modifications à y apporter, art. 5. — Ses séances étaient publiques à moins qu'à la demande de cinq de ses membres il ne se formât en comité secret. Les membres du Sénat comme ceux du Corps législatif pouvaient interpeller le Gouvernement, art. 7. — Le Sénat tendait à devenir une seconde Chambre législative, tout en conservant ses prérogatives constitutionnelles spéciales.

Les Ministres pouvaient donc désormais être des parlementaires, mais ce n'étaient pas pour autant des Ministres parlementaires. Sans doute ils avaient entrée dans les deux Chambres, sans doute ils étaient déclarés responsables et mis en accusation, sans doute il était dit qu'ils délibéraient en Conseil sous la présidence de l'Empereur, art. 3, ce qui les rapprochait du type des Ministres parlementaires, mais expressément l'article 3 déclarait que « les Ministres ne dépendaient que de l'Empereur ». La règle fondamentale du parlementarisme demeurait écartée.

Le libéralisme du sénatus-consulte se complétait par ses dispositions concernant les finances. Quant au budget, il était dit, art. 9, qu'il était présenté par chapitres et par articles et voté par chapitres, la liste des chapitres étant dressée et annexée au sénatus-consulte de manière à assurer le contrôle minutieux des dépenses du Gouvernement par le Corps législatif. — Et quant aux tarifs de douanes et des postes, il était, dit, art. 10, que les modifications à y apporter ne seraient désormais obligatoires « qu'en vertu d'une loi ». Ce qui consacrait le contrôle de notre politique douanière par les Chambres qui avait suscité tant de controverses. — Sans doute ce n'était pas encore le parlementarisme intégral, la responsabilité parlementaire des Ministres faisant légalement défaut, mais toutes les pierres en étaient rassemblées. Le nouvel édifice correspondait à l'état nouveau des forces, l'affaissement de l'autorité impériale, d'une part, l'ascension de la volonté nationale de l'autre, plaçaient le pays et son Souverain au même niveau, ils devaient revenir à l'état de collaboration [p.657] et de contrôle, qui correspond à cette situation d'égalité ou d'équilibre.

Agitation politique, élections parisiennes. — A l'automne l'agitation politique reprit. Les réunions publiques étaient agitées. A Belleville l'une d'elles ayant été le 10 octobre dissoute par le commissaire de police une bagarre eut lieu, dont les journaux de gauche exagérèrent l'importance. En même temps les grèves se multipliaient, prenaient une allure révolutionnaire et, à Aubin, la troupe ayant fait usage de ses armes, il y eut 14 tués et 20 blessés.

L'opposition agitait les esprits, escomptant que les troubles pourraient dégénérer en révolution. La date d'ouverture de la session devint une occasion de protestation. La dissolution de la précédente Assemblée ayant eu lieu le 27 avril, on soutint qu'aux termes de l'article 4 de la Constitution la Chambre devait être réunie au plus tard le 26 octobre, on négligeait la session extraordinaire qui avait eu lieu après les élections. Pour ne pas avoir l'air de céder à cette injonction le Gouvernement fixa au 29 l'ouverture de la session. Quelques députés, dont Gambetta, invitèrent les députés à se présenter à la Chambre le 26 et le peuple à les appuyer, c'était une tentative d'agitation révolutionnaire. Elle fut sans suite, le peuple ne se dérangea pas pour si peu.

Plus sérieuse fut l'agitation causée par quatre élections à Paris, provoquées par l'option de quatre députés, qui avaient été élus en même temps en province et avaient opté pour elle. Le nombre des candidatures fut considérable et les futurs hommes de la Commune se mirent sur les rangs : Vallès, Vermorel, Milière, Lissagaray étaient candidats. Mais celui qui attirait l'attention, c'était Rochefort, l'insulteur professionnel de l'Empereur. Exilé, il avait bénéficié de l'amnistie à laquelle s'était jointe pour lui une mesure de clémence exceptionnelle. Au grand scandale des intransigeants il prêta le serment comme candidat. Dans les réunions publiques il se montra orateur très médiocre, il n'était hardi et audacieux que sur le papier, en public dans le tumulte des réunions il était timide et poltron.

Il fut élu en même temps que Crémieux, Glais-Bizoin et Emmanuel Arago, républicains bourgeois. Les élections nouvelles ne modifiaient d'ailleurs pas les résultats antérieurs, elles avaient seulement été une occasion nouvelle d'agitation.

Ministère du 2 janvier 1870. Émile Ollivier. — Le conflit entre les « idées » affichées par l'Empereur et les « hommes » qui constituaient le Gouvernement, ne pouvait pas durer. L'Empereur [p.658] comprit qu'il devait confirmer l'évolution du régime par le choix d'hommes représentant l'orientation nouvelle. Il se tourna vers E. Ollivier, c'était l'un des cinq, son libéralisme était indiscutable. Il avait d'ailleurs évolué, fait des avances au Gouvernement, les républicains le traitaient de traître. Il défendrait au besoin le régime contre la Révolution. Son choix serait significatif, sans être dangereux. Mais, victime de ses perpétuelles hésitations, Napoléon apporta à cette démarche si importante toutes sortes de tempéraments.

Pour entrer en rapports avec E. Ollivier il se servit d'un intermédiaire, Clément Duvernois, rédacteur en chef du Peuple français. Quand il reçut E. Ollivier à Compiègne ce fut à la dérobée. Les négociations traînèrent, commencées au début d'octobre, elles n'aboutirent qu'au début de janvier. L'Empereur aurait voulu se borner à faire entrer E. Ollivier dans le Ministère et ne pas constituer un Ministère E. Ollivier. Ainsi, même quand il se décidait à opérer l'évolution libérale définitive, l'Empereur se montrait timoré, marchandait. Il perdait par là en grande partie le bénéfice moral d'un acte capital, ses hésitations faisaient douter de sa sincérité et de sa persévérance.

Émile Ollivier s'imposa comme chef d'un véritable Ministère parlementaire. Avec lui c'était le parlementarisme intégral qu'il s'agissait d'instaurer.

Il se présentait avec un programme, ce seraient ses idées et non celles de l'Empereur qui seraient suivies. — Il se prononçait pour la paix, la Prusse ne pouvant plus être contenue, — pour la suppression de la loi de sûreté générale, — de la candidature officielle, — pour la liberté communale sans élection des maires par les conseils municipaux. — Il entendait faire lui-même son Cabinet, un Cabinet nouveau, sauf à conserver quelques Ministres en fonctions, comme Magne dont l'autorité était considérable et de Forcade, mais en lui retirant l'Intérieur. — Il demandait à pouvoir disposer lui-même du droit de dissolution. C'était bien le pouvoir passant des mains du chef de l'État au chef du Cabinet. C'était vraiment le parlementarisme.

On comprend que l'Empereur hésitât. Il s'agissait d'une révolution, qui effarait ses conseillers intimes. Pendant un mois les négociations se poursuivirent. Le 31 octobre, E. Ollivier eut avec lui une entrevue de quatre heures. Une lettre de l'Empereur du 9 novembre décida E. Ollivier à accepter sa mission. Le 18 il écrivait au Souverain en manifestant sa volonté de composer son Ministère lui-même. [p.659] « Votre sénatus-consulte, lui disait-il, a été une transformation dans les choses, il faut que mon avènement soit une transformation dans les personnes. » Il rencontrait d'ailleurs des difficultés particulières pour le former, elles venaient de l'état des partis qu'il faut préciser.

Les Chambres se réunirent le 29 novembre. Dans son discours[93] l'Empereur réclama l'aide du Corps législatif pour fonder la liberté, lui-même répondant de l'ordre. Il prenait donc pour mot d'ordre « la liberté avec l'ordre ». L'élection du bureau[94], une nouveauté, le 1er décembre, marqua les hésitations des partis. Schneider, partisan d'un certain libéralisme, fut élu président par 151 voix sur 272 votants, les intransigeants de droite et la gauche s'étaient abstenus. Jérôme David fut élu vice-président[95]. Les forces des partis semblaient être : 80 membres pour la droite autoritaire, 100 pour le centre droit, 40 pour le centre gauche, 40 pour la gauche républicaine. Ces conditions rendaient difficile la formation d'un Ministère qui. se disant parlementaire, devait être soutenu par la majorité des représentants. Le centre droit devait être son point d'appui ; il était le groupe le plus nombreux, il appuyait la politique libérale nouvelle de l'Empereur. Le centre gauche ne pouvait être qu'un appoint ; il n'avait pas confiance dans l'évolution de Napoléon III, ni dans l'indépendance nécessaire d'E. Ollivier.

Le 27 décembre, après bien des négociations, celui-ci reçut une lettre de l'Empereur, qui le chargeait de la mission de lui présenter ses collaborateurs. « Les Ministres m'ayant donné leur démission, disait-il, je m'adresse avec confiance à votre patriotisme pour vous prier de me désigner les personnes qui peuvent former avec vous un Cabinet homogène, représentant fidèlement la majorité du Corps législatif, et résolus à appliquer, dans sa lettre comme dans son esprit, le sénatus-consulte du 8 septembre. » Cette lettre était de la plus grande portée. Elle consacrait l'avènement dans la pensée de l'Empereur du parlementarisme. Il chargeait E. Ollivier du choix des Ministres, ils devaient être homogènes, ils devaient représenter la majorité, ils devaient suivre une politique déterminée. Les Ministres n'étaient plus les simples collaborateurs du chef de l'État choisis par lui, d'opinions diverses, exécutant ses volontés, soutenus par lui. E. Ollivier tenta une combinaison avec le centre droit en laissant de côté le centre gauche, que l'Empereur écartait, disait-il ; Talhouet [p.660] aurait été son principal collaborateur, avec Segris, Mège, Louvet. Mais ceux-ci avaient trop partie liée avec le centre gauche pour accepter son exclusion. On songea à ne prendre parmi ses membres que Buffet, Ministre de Napoléon en 1849, il imposait Daru. E. Ollivier tenta une combinaison sans les chefs des partis, elle échoua. Il aboutit à l'union des centres, qui était dans la logique de la situation parlementaire.

Le 2 janvier le Ministère était fait avec Émile Ollivier à la Justice, Daru aux Affaires étrangères, Buffet aux Finances, Chevandier de Valdrôme à l'Intérieur, Segris à l'Instruction publique, de Talhouet aux Travaux publics, Louvet au Commerce, Maurice Richard aux Beaux-Arts, Lebœuf et Rigault de Genouilly à la Guerre et à la Marine, qu'ils occupaient déjà.

L'opinion et le Ministère. — Le pays eut bien conscience de l'importance de l'événement. — Les Débats, par exemple, virent dans le Ministère l'achèvement de tout le mouvement libéral. « Sur les huit députés, disaient-ils le 4, qui figurent dans cette combinaison il y en a six qui ont signé le manifeste du centre droit publié dans les premiers jours du mois dernier... les noms des deux autres, MM. Buffet et Daru figurent au bas du manifeste du centre gauche. » « Les noms de ces deux collègues donnent à son Ministère (d'E. Ollivier) la signification la plus rassurante pour tous les amis de la liberté. »

Ils montraient la genèse franchement parlementaire du Ministère. « Le chef de l'État l'a laissé se former en toute liberté, sans demander qu'on tînt compte des préférences personnelles qu'il aurait pu éprouver. La majorité lui semble assurée dans le Parlement. » Le lendemain le Journal relevait que le nouveau Gouvernement n'avait pas été imposé à l'Empereur et que le chef de l'État l'avait appelé au pouvoir parce qu'il répondait à la majorité réelle de la Chambre et à l'état de l'opinion publique. Le 5 janvier il retraçait la marche des événements, les progrès continus de la cause libérale, « le décret du 24 novembre 1860, l'amendement des 45 discuté au mois de mars 1866, et appuyé par les votes de 61 députés, la lettre du 19 janvier 1867, l'interpellation des 116, le message du 12 juillet, le sénatus-consulte du 6 septembre et la lettre adressée par l'Empereur à M. Émile Ollivier le 27 décembre dernier, telles sont les principales étapes qui nous ont conduits au Ministère parlementaire du 2 janvier ».

Ainsi c'était par une évolution lente marquée d'arrêts, mais sans [p.661] retour que l'Empire, unique exemple dans notre histoire constitutionnelle, s'était transformé. Et la violence, qui avait joué jadis si souvent le rôle principal dans nos changements de régime, y avait été étrangère. « Aujourd'hui, disaient encore les Débats, nous avons reconquis, presque sans secousses, toutes les libertés et toutes les garanties. » « Il ne doit pas rester aujourd'hui un seul homme sensé qui croie encore à l'efficacité des moyens révolutionnaires si chers jadis parmi nous à tous les partis. »

Débuts et déclarations du Ministère. — Le Ministère répondait aux aspirations de la grande majorité dans le pays. Daru répondait à son désir de paix. Buffet, l'adversaire des dépenses excessives, à son désir d'économie ; Chevandier de Valdrôme, ennemi des mesures arbitraires, à son désir de légalité ; de Talhouet par son nom, sa fortune, ses relations, était entouré de sympathie ; Lebœuf et de Genouilly gardant les Ministères militaires donnaient au pays l'illusion que la défense nationale restait assurée. E. Ollivier qui, sans être premier Ministre, était l'homme du Gouvernement, jouissait de la faveur générale, parce qu'il avait amené l'Empereur à adopter après les idées les hommes du libéralisme, les attaques même de ses anciens coreligionnaires politiques n'ébranlaient pas l'autorité qu'il avait conquise.

Les débuts oratoires du Ministère furent heureux. Le 7 janvier, dans la discussion au Sénat relative à la date de la discussion de trois interpellations, Daru, acceptant sans réticences les jours qui plairaient au Sénat, prononça de courtes paroles empreintes de tant de franchise et de fermeté que son succès fut considérable. « Nos intentions sont connues. Nous avons dit publiquement ce que nous voulons, nous avons signé des programmes que nous nous proposons d'exécuter. Nos actes répondront à nos paroles. Nous sommes d'honnêtes gens. Nous ferons tout ce que nous avons dit, nous tiendrons toutes les promesses que nous avons faites[96]. » Le Ministère était baptisé, c'était le Ministère des « honnêtes gens ».

Le 10 janvier[97] au Corps législatif on entendit la déclaration ministérielle. Elle était de même inspiration. « Nous restons au pouvoir ce que nous étions avant d'y arriver. » — « Il est nécessaire que nous jouissions de la confiance du Souverain. Il est nécessaire en outre que votre confiance vienne s'ajouter également à celle du Souverain » ; c'était la thèse du plus pur parlementarisme. Elle s'accentuait [p.662] encore. « Nous serons reconnaissants à la majorité de son appui, à la minorité de ses critiques. Le jour où un groupe quelconque aura la majorité, nous serons heureux de déposer entre ses mains le pouvoir... Le but c'est l'établissement d'un Gouvernement national s'adaptant aux nécessités changeantes des choses, aux transformations incessantes des idées, qui favorise l'ascension des générations nouvelles et accueille leurs espérances, leurs désirs, leurs lumières, qui assure les destinées de notre grande démocratie française et fasse triompher le progrès sans la violence, et la liberté sans la Révolution. »

Dans cette déclaration, six mois seulement avant la guerre, il n'est d'ailleurs question que de l'évolution libérale du Gouvernement. On demeure stupéfait quand on n'y trouve aucune allusion à la situation extérieure, à l'orientation de notre diplomatie, à notre état militaire, à notre situation économique ou financière. L'Empire, par la compression qu'il avait exercée sur le pays, avait fait de la liberté son idole. La conquérir semblait l'unique but à atteindre. C'était une véritable déviation de l'opinion détournée des problèmes nationaux vitaux, même de celui de la défense nationale.

Premiers actes du Gouvernement. Attitude des partis. — Le Gouvernement ne se contenta pas de ces déclarations solennelles. Il marqua son orientation nouvelle par des instructions d'un esprit tout à fait nouveau données à la magistrature et aux préfets. A la justice on recommandait la bienveillance. « N'oubliez pas, disait E. Ollivier aux membres de la Cour d'appel et du Tribunal de la Seine, que dans l'œuvre de la justice il y a une grande place pour la mansuétude et que le ministère de la Justice doit être aussi le ministère de la bienveillance. » De même Chevandier de Valdrôme[98] écrivait à ses préfets : « Vous vous garderez de subordonner l'administration à la politique et vous traiterez avec une égale impartialité les honnêtes gens de tous les partis. » C'était rompre avec les traditions du Gouvernement à poigne. La rupture se marqua de façon éclatante par la révocation d'Haussmann. Ses procédés autoritaires et arbitraires, son mépris de la légalité, en même temps que l'exagération de ses entreprises et de ses dépenses, faisaient de lui le type accompli du « préfet du second Empire ». L'opposition libérale l'avait constamment attaqué. Le nouveau Ministère, malgré les incontestables services qu'il avait rendus et la protection de l'Empereur, [p.663] lui demanda de se retirer. Sur son refus il le révoqua. C'était une mesure sensationnelle. Huit autres préfets, cinq sous-préfets subirent le même sort. Il y eut aussi des déplacements opérés.

Le Ministère gagna ainsi la confiance des libéraux du centre gauche et du centre droit. Les partis extrêmes ne désarmèrent pas. Ces autoritaires, les « mamelouks », les « Arcadiens » désapprouvaient une politique qui était un blâme pour les Gouvernements antérieurs, qui avaient donné à la France des années de prospérité et de gloire, et qui était un retour au parlementarisme, objet de leur mépris. Ils ne comprenaient pas que les conditions étaient changées et commandaient une évolution du régime. Clément Duvernois mêlé aux négociations avec E. Ollivier l'attaquait dans son Journal et dénonçait sa faiblesse.

Le parti républicain ne se laissa pas fléchir. C'était à l'existence même du régime qu'il s'en prenait, non à ses orientations. Émile Ollivier n'était pour lui qu'un transfuge, sa politique, qui consolidait le régime, qu'une manœuvre condamnée. Dans sa déclaration du 10 janvier, E. Ollivier ayant fait appel aux bonnes volontés même de l'opposition, Gambetta lui répondit avec une intransigeance inflexible. » Si pour fonder la liberté vous comptez sur notre concours il faut vous attendre à ne le rencontrer jamais... A nos yeux le suffrage universel n'est pas compatible avec la forme du Gouvernement que vous préconisez... entre la République de 1848 et la République de l'avenir, vous n'êtes qu'un pont, et ce pont nous le passerons. »

Difficultés et succès du Ministère. La mort de Victor Noir. — Le jour même de la déclaration, le 10 janvier, un événement sensationnel se produisit, qui allait mettre le Gouvernement dans la plus critique situation. Pierre Bonaparte, troisième fils de Lucien, menait, tenu à l'écart de sa famille, une existence anormale. A propos d'affaires corses il se trouva engagé dans une polémique avec Rochefort et Paschal Grousset. Il reçut les témoins du premier, quand il attendait ceux du second, tout se passant hors des règles en cette affaire dite d'honneur, et, dit-il, à la suite d'un soufflet reçu de Victor Noir, l'un d'eux, se croyant en danger, il tira sur lui un coup de revolver qui le tua et d'autres, sans l'atteindre, sur le second témoin, de Fonvielle, qui armait son pistolet. Le scandale fut énorme. Le Gouvernement fit poursuivre le Prince. Un sénatus-consulte du 4 juin 1858 le rendait justiciable d'une Haute Cour spéciale. La presse de gauche fulmina. Dans la Marseillaise, Rochefort dépassa toute mesure. « J'ai eu, disait-il, la faiblesse de croire qu'un Bonaparte [p.664] pouvait être autre chose qu'un assassin. — J'ai osé m'imaginer qu'un duel loyal était possible dans cette famille où le meurtre et le guet-apens sont de tradition et d'usage. — Notre collaborateur Paschal Grousset a partagé mon erreur et aujourd'hui nous pleurons notre pauvre et cher ami Victor Noir, assassiné par le bandit Pierre-Napoléon Bonaparte.

» Voilà dix-huit ans que la France est dans les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets, qui, non contents de mitrailler les républicains dans les rues, les attirent dans des pièges immondes pour les égorger à domicile. — Peuple français, est-ce que décidément tu ne trouves pas qu'en voilà assez? »

A la Chambre, Rochefort accentua encore ses propos injurieux.

« Je me demande, s'écria-t-il, si nous sommes en présence des Bonaparte ou des Borgia ? » Des réunions publiques se tinrent où les discours les plus violents étaient prononcés. Flourens rappelait qu'en 1848 la Révolution « avait commencé par un cadavre ». Lors des obsèques de Victor Noir on tenta d'entraîner le corbillard au Père Lachaise par les boulevards et de faire une journée. Il y eut des troubles au milieu desquels Rochefort s'évanouit, mais malgré les 100.000 assistants mobilisés les forces de police empêchèrent les choses d'aller à l'émeute.

Comme il arrive généralement, c'est par des actes de répression que le Gouvernement libéral inaugurait son action. Une demande d'autorisation de poursuite fut formée contre Rochefort au Corps législatif et votée par 222 voix contre 33 seulement. Rochefort condamné à la prison fut arrêté le 7 février.

Cela ne détourna pas le Gouvernement de son but. Il prit une série de mesures libérales. Le 12 janvier Ledru-Rollin fut amnistié. Des circulaires furent adressées aux juges de paix leur interdisant de se présenter, comme ils le faisaient, aux élections cantonales et municipales, et les soustrayant à l'action des préfets et des sous-préfets. Des instructions libérales étaient données aux procureurs généraux au sujet des crimes et délits de presse, l'outrage à l'Empereur, l'excitation à la révolte et à la désobéissance pour les militaires devant être seuls poursuivis. Les rapports politiques des procureurs généraux furent supprimés. La loi de sûreté générale fut rapportée à l'unanimité par le Corps législatif.

E. Ollivier voulait étendre à tous les domaines cet effort libéral, en faisant appel à toutes les compétences, abstraction faite des idées politiques de ceux à qui on recourait. Trois grandes commissions [p.665] furent ainsi formées. La première de réforme administrative comptait parmi ses membres Cochin, Batbie, Laboulaye, E. de Girardin, qui souvent attaquait E. Ollivier. La seconde de décentralisation était présidée par Odilon Barrot, un revenant, et parmi ses membres on trouvait de Flavigny, de Barante, de Benoît d'Azy, Prévost-Paradol, Le Play, Dupont-White qui était antidécentralisateur. Guizot, un autre revenant, présidait la commission de la liberté de l'enseignement supérieur, où siégeaient le Père Penaud, A. de Broglie, le Père Captier, Thureau-Dangin, Bois, Chabaud-Latour.

L'opposition de gauche ne désarmait d'ailleurs pas. A Saint-Mandé, en un banquet, un toast fut même porté à la balle libératrice, humanitaire, de bon secours que le monde attendait. On y opposait aux chassepots du Gouvernements la science, grâce aux progrès de laquelle on serait bientôt débarrassé de ce « bandit de Bonaparte ». La grève du Creusot, la plus importante alors de nos entreprises industrielles, le 19 janvier, l'arrestation de Rochefort le 7 février fournirent des occasions recherchées de désordres graves qui troublaient l'opinion. Les hommes les plus violents qui se firent remarquer : Assi du Creusot, Flourens, Mégy, qui lors de son arrestation tua un agent, furent les grands meneurs, qui deviendraient les chefs de la Révolution, le jour où elle pourrait éclater. Celle-ci on la préparait en créant dans les grandes villes industrielles des centres révolutionnaires, qui provoqueraient une insurrection généralisée au moment voulu, de manière à rendre la répression plus difficile, sinon impossible.

Il n'en était pas moins vrai que par son attitude libérale, son appel à tous les concours, le Gouvernement gagnait du terrain. La droite se laissait fléchir et à gauche même quelques ralliements se produisaient. Interpellé le 22 février par Jules Ferry sur la politique étrangère, le Ministère n'eut que 18 voix contre lui, c'était un grand succès.

Divergences au sein du Gouvernement. — En principe l'homogénéité du Gouvernement, considérée comme un postulat du régime parlementaire, s'affirmait dans des conditions satisfaisantes quand il s'agissait de prendre ces mesures libérales. Des circonstances survinrent, comme il était inévitable, qui la mirent à l'épreuve. La première fut le concile réuni à Rome pour définir un ensemble de propositions nouvelles. Il s'était ouvert le 8 décembre. Il fut saisi au début de janvier d'un postulatum favorable à la proclamation de l'infaillibilité du Pape et d'un contre-postulatum. En février fut publié [p.666] un schéma qui montrait que les condamnations prononcées par le Syllabus contre une série de propositions considérées comme les principes modernes seraient confirmées. Dans le Gouvernement, Daru, qui était ministre des Affaires étrangères, était favorable à une intervention respectueuse du Gouvernement auprès du Saint-Siège pour lui signaler les inconvénients d'une pareille mesure au regard de l'opinion publique, il obtint l'envoi d'un mémorandum en ce sens malgré l'opposition d'E. Ollivier et le sentiment contraire de l'Empereur.

Des divergences semblables se produisirent relativement à la candidature officielle. Une interpellation fut présentée à son sujet à la fin de février. L'affaire était très délicate, car la grande majorité de la Chambre en avait bénéficié et pourtant ce système était contraire aux principes libéraux dont le Gouvernement se recommandait. Chevandier de Valdrôme, ministre de l'Intérieur, déclarait légitime que le Gouvernement fit connaître qui était son ami, qui son adversaire, et c'était de nature à plaire à la majorité, il condamnait d'ailleurs l'action administrative en faveur des candidats, et c'était satisfaire les principes. E. Ollivier se prononça avec beaucoup plus d'énergie contre la candidature officielle, L'un et l'autre furent applaudis, mais pas par tous les mêmes députés, la droite manifestait pour le ministre de l'Intérieur, la gauche pour le chef du Gouvernement. Parmi les Ministres tous n'étaient pas prêts comme E. Ollivier à renier le passé, à jeter le discrédit sur les origines de la majorité.

Le parlementarisme dans l'ensemble, inauguré avec le Ministère du 2 janvier, fonctionnait donc de façon satisfaisante, non sans connaître toutefois les difficultés qu'aucun Gouvernement ne saurait ignorer.

V

DERNIÈRE RÉFORME CONSTITUTIONNELLE DE L'EMPIRE

SÉNATUS-CONSULTE DU 21 MAI 1870

Arrivé à ce degré de son évolution libérale l'Empire subit une remise au point générale qui devait synthétiser et compléter ses réformes antérieures.

Un tableau rapide des progrès obtenus par les grands corps de l'État est opportun à dresser pour se faire une idée d'ensemble de la situation.

[p.667]

Le Corps législatif avait obtenu le droit d'adresse, remplacé par le droit d'interpellation, — la reproduction intégrale des débats parlementaires, — la présence dans son sein de représentants du Gouvernement, Ministres sans portefeuille d'abord, puis Ministre d'État tout court, — l'extension du droit d'amendement, — la spécialisation des crédits par le vote par chapitres, — l'initiative législative, — l'élection de son bureau et l'établissement par lui de son règlement, — le vote des tarifs douaniers établis dans les traités, c'étaient là de notables conquêtes pour la Chambre du suffrage universel.

Le Sénat avait bénéficié également du droit d'adresse, puis du droit d'interpellation, — ses séances étaient devenues publiques, — il avait reçu le droit de renvoyer au Corps législatif les lois avec indications des retouches qu'il jugeait désirables, — il pouvait toujours s'opposer à leur promulgation.

Les deux Assemblées demeuraient différentes par leur origine, l'une nommée par l'Empereur, l'autre élue par le peuple, et par leurs attributions, l'une étant exclusivement législative, l'autre principalement constituante.

N'y avait-il pas là des anomalies, le pouvoir constituant résidant essentiellement dans la Nation, le pouvoir législatif devant normalement être confié également aux deux Assemblées.

Des propositions de modifications constitutionnelles s'étaient déjà produites. Par exemple en août 1869, lors de l'élaboration du sénatus-consulte du 8 septembre, le président Bonjean proposait que la moitié des sénateurs fussent élus par les conseils généraux et que les deux Assemblées eussent les mêmes fonctions. Le centre gauche dans son programme électoral de 1869 réclamait la participation du Corps législatif aux réformes constitutionnelles. Au cours d'une interpellation le 15 janvier, Émile Ollivier avait laissé entendre qu'il y était favorable.

Lettre de l'Empereur du 21 mars 1870. — Une fois de plus par une lettre du 21 mars 1870 au garde des Sceaux l'Empereur prit l'initiative et lança la réforme constitutionnelle[99].

« Je crois, disait-il, qu'il est opportun dans les circonstances actuelles d'adopter toutes les réformes que réclame le Gouvernement constitutionnel de l'Empire, afin de mettre un terme au désir immodéré de changement qui s'est emparé de certains esprits et qui inquiète l'opinion en créant l'instabilité. » C'était le changement pour [p.668] l'immobilité. Comme réformes essentielles il indiquait « au premier rang celles qui touchent à la Constitution et aux prérogatives du Sénat ». La Constitution de 1852 avait dû « rétablir l'ordre et la sécurité », elle était « perfectible pour établir sur des fondements solides les libertés publiques ». Pour cela que proposait-il ? « Faire rentrer dans le domaine de la loi tout ce qui est plus spécialement d'ordre législatif », « imprimer un caractère définitif aux dernières réformes, placer la Constitution au-dessus de toute controverse », « appeler le Sénat... à prêter au régime nouveau un concours plus efficace ». Il demandait donc à ses Ministres d'établir un projet qui fixât invariablement les dispositions fondamentales découlant du plébiscite de 1852, partageât le pouvoir législatif entre les deux Chambres et restituât à la Nation la part de pouvoir constituant qu'elle avait déléguée.

Projet constitutionnel du Gouvernement. — Le 28 mars le Ministère déposa au Sénat un projet en 7 articles contenant les réformes souhaitées et une annexe contenant les articles de la Constitution non modifiés. Il était accompagné d'un exposé des motifs dont l'analyse est intéressante[100].

Il résumait la réforme du sénatus-consulte en cette formule : « Il confère au Sénat les attributions d'une Assemblée législative, il lui retire le pouvoir constituant et le restitue à la Nation. »

Venait alors dans l'exposé la justification du régime des deux Chambres législatives: « Axiome de la science politique », « garantie de la stabilité sociale ». Il notait « la chute des Constitutions qui se sont refusées à cette nécessité » et « la durée de celles qui s'y sont pliées », » l'impuissance de la Constitution de 1791, de celle de 1848 », « l'énergique vitalité des Constitutions anglaise ou américaine ». — La nécessité de faire leur part « à la force d'impulsion » et « à la force de résistance », — le vice des Assemblées uniques, « subissant la pression du peuple », « dont la nature est essentiellement, selon l'expression de Montesquieu, d'agir par passion », — le rôle spécial en Monarchie d'une seconde Chambre « intermédiaire naturel entre le pouvoir héréditaire et le pouvoir électif », qui « adoucit les chocs » et « assure une protection au Monarque ».

Or la Constitution ignorait le système des deux Chambres. « Le Sénat et le Corps législatif se meuvent dans deux sphères différentes... il existe une Constituante et une Législative juxtaposées plutôt que deux Chambres législatives. »

[p.669]

Sans doute depuis 1867 le Sénat a « une certaine participation au pouvoir législatif par le veto suspensif et depuis 1869 par le veto absolu ». Mais si, au lieu d'adopter des projets combattus par le Gouvernement, le Corps législatif rejette ceux qu'il propose, le Sénat est désarmé, « c'est le droit d'approuver qu'il lui faudrait alors ». Il faut donc que le Gouvernement puisse présenter ses projets à l'une ou l'autre Assemblée.

D'où la proposition disant que « le Sénat partagera le pouvoir législatif avec l'Empereur et le Corps législatif », ayant l'initiative et le vote des lois.

Quant à la nomination des sénateurs, l'exposé des motifs expliquait pourquoi on la conservait au Souverain, c'était en France « un des attributs de la couronne », sans cela on ferait du Sénat « une contrefaçon du Corps législatif ». Il serait mauvais de « tout livrer aux chances de l'élection ». — Pour contenir le Sénat armé de nouveaux droits l'exposé indiquait que l'Empereur pouvait nommer de nouveaux membres, le Sénat pouvant compter un nombre de membres égal aux deux tiers des membres du Corps législatif.

D'ailleurs devenu Corps législatif le Sénat ne serait plus Corps constituant. Sans cela « il deviendrait un dominateur ». Les anciennes dispositions constitutionnelles devaient donc être divisées, les unes contenant les vrais principes constitutionnels ne pourraient être modifiées que sur l'initiative de l'Empereur par un plébiscite, les autres plutôt réglementaires seraient soumises aux règles concernant la législation ordinaire.

En résumé : Le Sénat partageant le pouvoir législatif avec l'Empereur et le Corps législatif, armé de l'initiative sauf en matière d'impôts. — Le nombre des sénateurs non de droit pouvant s'élever aux deux tiers de celui des députés avec possibilité d'en nommer au maximum vingt dans une année. — Suppression du pouvoir constituant du Sénat. — Droit exclusif pour le peuple, sur l'initiative de l'Empereur, de modifier la Constitution. — Limitation des dispositions de caractère constitutionnel, les autres soumises à l'élaboration législative. — Tel était dans ses grandes lignes le projet du Gouvernement.

Le Sénat et le projet du Gouvernement. — Le Sénat ne fit en principe pas d'opposition au projet du Gouvernement. Mais l'idée fut lancée, qui trouva une adhésion presque unanime, que la réforme devrait être soumise à un plébiscite, alors que les sénatus-consultes ? constitutionnels antérieurs n'avaient pas été l'objet d'un vote [p.670] populaire. Les impérialistes réactionnaires soutenaient tout spécialement cette thèse. Ils y voyaient le moyen pour l'Empereur de se mettre au-dessus des pouvoirs constitués, de reprendre contact avec le peuple.

Au Corps législatif au cours d'une interpellation le 4 avril l'appel au peuple fut discuté, en général approuvé, combattu pourtant à gauche par Grévy, Gambetta, Picard, même par des membres du centre gauche, Martel, d'Andelarre.

E. Ollivier l'accepta, non par conviction personnelle, mais parce que l'Empereur se prononçait en sa faveur. Cette question provoqua d'ailleurs une crise ministérielle, Buffet qui était centre gauche se retira et fut bientôt suivi dans sa retraite par Daru, qui en faisait partie également. Ils voyaient dans cette intervention du peuple dans le domaine constituant la possibilité pour l'Empereur de s'appuyer sur lui pour bouleverser la Constitution, et une atteinte très grave au Gouvernement représentatif et parlementaire.

Le projet au Sénat fut examiné par une commission formée de Rouher, Magne, Baroche notamment, anciens serviteurs de l'Empire. Elle fondit les sept articles mis à part avec ceux qui devaient former une annexe et ainsi fut établi « le sénatus-consulte fixant la Constitution de l'Empire » aux 45 articles, qui fut le statut final du régime. Quelques projets d'amendements furent produits, qui n'aboutirent pas, la Constitution nouvelle ne contenait que les réformes ci-dessus indiquées, qui émanaient du Gouvernement.

Le plébiscite. — Le Gouvernement se disait sûr du succès devant le peuple. Le ministre de l'Intérieur stimula le zèle des fonctionnaires pour en faire des propagandistes actifs poussant les électeurs aux urnes.

Le centre gauche, hostile au pouvoir constituant confié à l'Empereur et au peuple, souhaitait un succès de justesse, qui ne donnât pas à Napoléon un sentiment exagéré de son crédit dans le pays. — Les Arcadiens étaient enthousiastes. Ils voyaient l'Empereur s'emparant de sa nouvelle prérogative pour refaire l'Empire autoritaire de jadis, et voyaient dans le plébiscite constitutionnel qui allait avoir lieu un plébiscite pour l'Empereur lui-même.

L'Empereur pour échapper à leur emprise fit constituer un comité central plébiscitaire qui devait dans toute la France mener la propagande pour le plébiscite.

Les légitimistes toujours condamnés par le comte de Chambord [p.671] à l'abstention votèrent, craignant qu'un échec de l'Empire ne fût suivi de la Révolution.

Les républicains combattirent de toutes leurs forces la réforme.

Le décret de convocation des électeurs du 23 avril leur soumettait la formule suivante qui en augmentait la portée: « Le peuple approuve les réformes libérales opérées dans la Constitution depuis 1860 par l'Empereur avec le concours des grands corps de l'État et ratifie le sénatus-consulte du 20 avril 1870. » Suivait une réglementation du vote, qui devait avoir lieu le dimanche 8 mai au scrutin secret par « oui » ou par « non » au moyen d'un bulletin manuscrit ou imprimé.

L'Empereur adressa le même jour au peuple une proclamation : il rappelait la ratification par 8 millions de suffrages de la Constitution, qui avait donné à la France « dix-huit années de calme et de prospérité », lui procurant l'ordre et ouvrant la voie à toutes les améliorations. Il disait la part faite de plus en plus grande à la liberté. Ces changements rendaient nécessaires une nouvelle approbation du peuple. Celle-ci rendra définitifs les progrès accomplis et mettra à l'abri des fluctuations les principes du Gouvernement. Il demandait au peuple, qui l'avait toujours soutenu, « une nouvelle marque de sa confiance » pour « conjurer les menaces de la Révolution », « asseoir sur une base solide l'ordre et la liberté », « rendre plus facile la transmission de la couronne à son fils ». « A la demande, que je vous adresse, de ratifier les réformes libérales réalisées dans ces dix dernières années, répondez : oui[101]. »

Le vote eut lieu sans troubles. Il mit à nouveau Paris et les grandes villes en opposition avec les campagnes et l'ensemble des départements. Pour la Seine, avec 416.000 inscrits, il y eut 332.000 votants, dont 136.000 « oui », 184.000 « non » et 9.542 bulletins nuls. Les Bouches du Rhône étaient également négatives avec 39.000 « oui » et 52.000 « non ». Mais le Rhône lui-même était affirmatif avec 91.000 oui et 51.000 non. Le résultat dans l'ensemble fut un triomphe pour le Gouvernement. D'après les chiffres rectifiés il y avait 7.356.786 « oui » et 1.571.939 « non » avec 113.978 bulletins nuls.

Les républicains tirèrent naturellement argument de l'antithèse entre Paris la Ville-Lumière et les campagnes arriérées et domestiquées. A Paris pendant trois jours comme en 1869 il y eut quelques troubles sans conséquences.

[p.672]

Le 18 mai le Corps législatif donna le résultat du dépouillement du scrutin accueilli aux cris de « Vive l'Empereur ». Le 21 le procès-verbal fut remis à l'Empereur. Il remarqua que l'on avait posé la question entre la Révolution et l'Empire. « Ne le regrettons pas, ajouta-t-il, le pays l'a tranchée. » « Mon Gouvernement ne déviera pas de la ligne libérale qu'il s'est tracée. » « Nous devons plus que jamais envisager l'avenir avec confiance[102]. »

De cette réforme au total le bénéfice pour le libéralisme était douteux.

Le Sénat obtenait la plénitude du pouvoir législatif, mais c'était pour tenir en respect le Corps législatif. Il perdait son pouvoir constituant, et, par les nominations nouvelles possibles de sénateurs, une part de son indépendance.

Si une partie de la Constitution, celle qui était demeurée hors du nouveau texte, était réformable par les deux Chambres, les dispositions du nouveau texte constitutionnel, les bases du régime et bien d'autres dispositions étaient à la disposition de l'Empereur avec l'adhésion du peuple.

Le grand bénéficiaire, c'était l'Empereur armé de ce droit et consolidé par un nouveau blanc-seing de la Nation.

Il n'abusa pas de la situation. Le Ministère fut complété, remanié, non changé. La politique libérale se poursuivit. Une loi sur la presse, une loi sur les conseils généraux, d'esprit libéral, furent votées.

CHAPITRE V

LA CHUTE DU SECOND EMPIRE

LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE

LA RÉVOLUTION DU 4 SEPTEMBRE 1870

Le plébiscite consolidait donc le second Empire au point où son évolution libérale l'avait porté. Ne pouvait-on pas croire qu'ayant trouvé la formule transactionnelle qui conciliait l'autorité et la liberté, après déjà une épreuve de dix-huit années, il était assuré de son avenir ? Or moins de quatre mois après le triomphe du plébiscite l'Empire au 4 septembre était emporté par une Révolution à laquelle il ne tentait même pas d'opposer une résistance quelconque. [p.673] La guerre franco-allemande et ses invraisemblables désastres étaient la cause de cette ruine.

Ces événements, dont beaucoup ne sont pas d'ordre politique pourtant, ne peuvent pas ne pas trouver place dans une histoire de nos institutions constitutionnelles. Pour juger celles de l'Empire il est indispensable, en effet, de voir et quelle part elles eurent dans cette catastrophe, dans quelles mesures elles en sont responsables, et également comment elles se comportèrent, comment elles fonctionnèrent dans ces circonstances si graves. Il est donc nécessaire de retracer cette histoire pour dégager les responsabilités diverses qui s'y trouvent engagées et pour voir comment nos divers pouvoirs et corps politiques se comportèrent.

La guerre fut l'œuvre de la Prusse et de l'artisan de sa grandeur, Bismarck, les preuves en seront données. — La guerre fut acceptée par la France pour une série de raisons. Les succès, les intrigues, les menaces de la Prusse depuis six ans rendaient intolérables à notre pays de nouvelles humiliations de sa part. — Les partis d'opposition, de gauche comme de droite, dénonçaient sans relâche les faiblesses, les abdications de l'Empereur vis-à-vis de la Prusse. — Autour de Napoléon III s'agitait un parti de la guerre qui estimait nécessaire au rétablissement du prestige, de l'autorité de l'Empereur et à l'avenir de la dynastie un renouveau de gloire militaire. — Personne d'ailleurs, malgré les déboires du Mexique, ne doutait de notre victoire sur la Prusse en cas de guerre avec elle. — Enfin il n'était pas jusqu'à l'avènement du parlementarisme, qui, par l'inexpérience de sa pratique de la part des pouvoirs aux prises avec une crise redoutable, ne pût devenir une cause de fausses manœuvres, de démarches imprudentes et maladroites nous amenant presque contre notre gré à l'issue fatale.

La responsabilité de la Prusse, les déclarations de Bismarck. — Que la Prusse ait prévu de loin la guerre et l'ait voulue, Bismarck l'a plus d'une fois proclamé. Welschinger dans son livre : La guerre de 1870, causes et responsabilités, rappelle ces paroles du prince à l'ancien ambassadeur des États-Unis en Espagne, Karl Schurz, dites en 1867, vraiment prophétiques : « Maintenant, c'est le tour de la France... Oui, nous aurons la guerre et c'est l'Empereur lui-même qui nous la fera. Je sais que Napoléon III est personnellement pacifique et qu'il ne nous attaquera pas de son propre mouvement. Mais il y sera contraint par la nécessité de maintenir le prestige impérial. Nos victoires l'ont beaucoup diminué dans l'esprit des [p.674] Français. Il le sait et il sait aussi que s'il ne regagne pas rapidement son prestige l'Empire est perdu. Selon nos calculs cette guerre éclatera dans deux ans. Nous devons nous y préparer et c'est ce que nous faisons. Nous serons vainqueurs et naturellement le résultat sera tout autre que celui qu'attend Napoléon. L'Allemagne fera son unité à l'exclusion de l'Autriche et lui-même se trouvera à terre[103]. » Si l'Empereur doit faire la guerre quoique pacifique et non de son propre mouvement, c'est donc qu'on l'y acculera et on l'y acculera parce que ce sera le moyen de faire l'unité allemande, aussi s'y prépare-t-on pour une date fixe, pour dans deux ans. Tout est prévu et conclu.

On ne s'étonne donc pas de lire dans les Pensées et souvenirs de Bismarck :

« Je regardais la guerre comme une nécessité à laquelle nous ne pouvions plus nous dérober honorablement », et plus loin : « Je n'avais jamais douté que le rétablissement de l'Empire allemand devait être précédé de la victoire sur la France et si nous ne réussissions pas cette fois à la remporter complète, d'autres guerres étaient en perspective jusqu'à ce que notre unité définitive eût été auparavant assurée[104]. »

Bismarck n'était pas seul d'ailleurs à prévoir et à prédire la guerre. Des cartes s'étalaient en Prusse qui englobaient l'Alsace dans les frontières allemandes, dans le monde officiel prussien on ne se faisait pas faute de l'annoncer. On sait les propos tenus en 1868 par de Schleinitz à Mm e de Pourtalès. « Soyez-en certaine, chère comtesse, avant dix-huit mois votre Alsace aura fait retour à la patrie allemande et lorsque nous irons vous présenter nos hommages à la Robertsau, nous aurons la satisfaction d'être chez nous. »

Stoffel dénonçait l'ambition de la Prusse et sa haine contre la France qui s'y opposait. « La Prusse aspire à réunir toute l'Allemagne. Quel obstacle voit la Prusse à la réalisation de ce désir ? La France, la France seule. Nous sommes suspects à toute la Nation prussienne... »

La candidature Hohenzollern au trône d'Espagne. — La cause de la guerre, on le sait, fut la candidature d'un prince prussien de Hohenzollern au trône d'Espagne. Après le développement de la Prusse en 1864, la formation de la Confédération de l'Allemagne du Nord sous son hégémonie, ses liens avec celle du Sud, après l'alliance [p.675] italo-prussienne, l'entente avec la Russie, l'accession au trône de Roumanie du prince Charles de Hohenzollern, l'occupation du trône d'Espagne par le prince Léopold, frère de celui-ci, était sûrement intolérable pour la France.

Une pareille candidature sans le consentement des États intéressés était d'ailleurs contraire à tous les précédents diplomatiques. Louis-Philippe avait renoncé au trône de Belgique pour son fils devant le mécontentement de l'Angleterre. La Reine Victoria avait en 1863 renoncé au trône de Grèce pour un prince anglais, Alfred, sur les représentations de la France et de la Russie. Napoléon III avait décliné des offres faites à des membres de sa famille pour la Toscane et le royaume de Naples. Contre ces usages le Gouvernement prussien prépara en se dissimulant, en le niant, la candidature du prince Léopold. Il faut le rappeler.

Dès 1868 on avait parlé d'une candidature prussienne. Lord Loflus en avisait le Foreign-Office ajoutant que Paris la verrait avec défaveur. Notre ambassadeur à Berlin, Benedetti, s'inquiète en voyant passer par Berlin l'ambassadeur d'Espagne à Vienne qui a deux entrevues avec Bismarck. Le quai d'Orsay avisé lui prescrit de s'enquérir de l'attitude du Gouvernement prussien dans l'affaire. Le 31 mars il voit, à défaut de Bismarck, de Thiele, sous-Secrétaire d'État, qui lui donne sa parole d'honneur que la candidature n'a jamais été envisagée et que Bismarck ne s'est entretenu avec l'ambassadeur d'Espagne que de la situation générale de ce pays. Benedetti est mandé à Paris, fin avril, l'Empereur lui déclare que la France ne tolérerait pas la candidature en question, que le Gouvernement prussien doit en être avisé. Le 11 mai il voit Bismarck et l'avise, celui-ci répond que le règne de Léopold en Espagne serait éphémère, que son père est hostile, que le Roi déconseillerait la candidature. De Thiele n'avait donc pas fait savoir la vérité quand il disait son Gouvernement non informé. Benedetti repose la question à Bismarck qui répond qu'il s'était entretenu de l'affaire avec le prince et le Roi. Benedetti cherche à obtenir l'assurance qu'en cas d'élection Léopold devrait obtenir l'assentiment du Roi et qu'il lui serait refusé. Bismarck reconnaît que l'assentiment serait nécessaire, mais ne garantit pas le refus.

Ainsi dès le début l'attitude de la Prusse était inquiétante, dissimulée, accompagnée de fausses déclarations, contraire aux usages, sans engagement.

Or les choses allaient se compliquer et progresser. — Les Cortès [p.676] votaient en faveur du maintien de la Monarchie, une candidature était nécessaire, celle de Léopold fut reprise et en septembre 1869 Salazar qui s'en était fait le protagoniste se rendit auprès des Hohenzollern en grand mystère. Les princes se montraient réservés, sans que les relations fussent rompues. D'autres candidatures ayant échoué, le Gouvernement Serrano-Prim reçoit de nouvelles ouvertures de Salazar, auquel il donne une nouvelle mission auprès du Roi de Prusse et de son Ministre. Avec le même mystère, à l'insu même des ambassadeurs d'Espagne à Paris et à Berlin, Salazar retourne en Prusse, où pour mieux garder le secret le Roi ne le reçoit pas. Celui-ci et le prince royal sont très hésitants. Mais Bismarck devient, lui, très favorable. Le 15 mars 1870 un conseil de famille et de Gouvernement réunit le Roi, le prince royal, les princes Antoine et Léopold, Bismarck, de Roon, de Moltke, Scheinitz, Thiele, Delbrück. Ils tombent d'accord pour considérer la candidature comme un devoir patriotique.

Léopold se dérobe pourtant. Son père, le prince Antoine, substitue à sa candidature celle de son frère Frédéric. Il communique la nouvelle à son fils Charles déjà nanti du trône de Roumanie, lui demandant le plus grand secret. Frédéric hésite à son tour, son père se montre désolé et inquiet. Il veut que Stratt, représentant de Roumanie à Paris, qui a connu la candidature de Léopold, ignore celle de Frédéric. Le Gouvernement prussien envoie en Espagne de Versen pour examiner la situation. Il en rapporte au bout d'un mois des impressions favorables. L'affaire semble abandonnée. Frédéric comme Léopold refuse. Le prince Antoine s'en désespère auprès de son fils Charles.

Mais de Versen fait revenir Léopold sur sa détermination, ce dont Guillaume se montre à son tour préoccupé. Bismarck prévenu par le prince royal fait alors rebondir l'affaire. Il adresse à Prim un message, lui annonce la nouvelle et l'engage à s'adresser directement aux princes. Sans grand espoir, à la suite de ses nombreux déboires, Prim envoie Salazar à Sigmaringen, le 20, Léopold accepte sous la condition de l'autorisation du Roi Guillaume alors à Ems. Celui-ci se borne à ne pas défendre. Puis, comme Léopold invoque la mission qu'il aurait à remplir, il déclare n'avoir pas le droit de s'opposer à cette « vocation ».

Malheureusement les Cortès étaient le 24 prorogées au 31 octobre et quand Salazar revint en Espagne le 28 avec l'acceptation des [p.677] Hohenzollern on ne put précipiter l'événement, et le bruit de la candidature, jusqu'alors seulement soupçonnée, prit corps.

Notre ambassadeur Mercier l'ayant apprise le 2 juillet en cherche confirmation auprès de Prim. Le maréchal la confirme en effet, déclarant qu'elle ne sera pas agréable à l'Empereur, mais qu'après tant d'échecs elle s'impose, d'ailleurs n'a-t-on pas rendu service au Gouvernement impérial en écartant celle du duc de Montpensier ? Mercier déclare que la France y verrait une réelle provocation et insiste sur la grandeur du conflit qui surgirait.

Ainsi s'engagèrent cette déplorable affaire et le duel diplomatique, prélude de la guerre. La responsabilité de la Prusse, du Roi, du prince, de Bismarck surtout qui provoque le retour de l'Espagne à cette candidature tenue pour abandonnée, est manifeste. Dissimulations, tergiversations, conseil de famille et de Gouvernement, appel au patriotisme du prince, manœuvres du Ministre prussien, tout est à la charge de la Prusse. C'est en pleine connaissance du danger, de l'événement qui va arriver qu'elle laisse se produire et qu'elle provoque même la démarche incendiaire.

La France en face de la candidature Hohenzollern. L'opinion, la presse. — Après tous les déboires qui depuis six ans nous étaient venus de la Prusse, tous les griefs que nous formulions sans cesse contre elle, il était fatal que la menace très angoissante que cette candidature constituait pour nous dût déchaîner l'opinion. Les journaux de l'opposition furent les plus violents pour rappeler les méfaits de la Prusse et les périls qu'elle nous faisait courir, pour proclamer aussi que l'accession d'un prince prussien au trône espagnol était intolérable[105].

« Cette affaire d'Espagne, s'écriait le Pays, qui eut été sans importance il y a dix ans, est la goutte d'eau qui fait déborder notre calice trop plein d'amertume. Les promesses mensongères de 1866, l'affaire du Sleswig, l'inexécution du traité de Prague, la spoliation du Hanovre, l'annexion déguisée de Bade, et de toute l'Allemagne, l'insolente conduite dans les événements du Luxembourg, l'alliance italienne, le Saint-Gothard, tout cela se succédait, s'entassait au mépris de notre sécurité, de nos droits, de l'équilibre européen. Et maintenant, on viendrait nous imposer un Roi prussien à Madrid ? Non, nous ne le permettrons pas. » — Le Soir disait : « Il ne suffit pas que la Prusse s'étende et se fortifie sur notre frontière de l'Est ; [p.677] c'est peu qu'elle ait acquis par notre faute un allié fidèle et dévoué sur nos frontières du sud-est ; on lui permettra d'installer un proconsul au sud-ouest, sur notre frontière d'Espagne. Mais nous sommes trente-huit millions de prisonniers, si la nouvelle n'est pas fausse. Il faut absolument qu'elle soit fausse, elle le sera, si on le veut ; mais le Gouvernement est-il encore capable de vouloir ? » Et le Gaulois : « S'il a plu à l'Empire autoritaire d'accepter Sadowa et de se consoler de l'affaire du Luxembourg, la France rendue en partie à elle-même ne saurait supporter qu'on la brave... La guerre, personne ne la hait plus que la France libérale éprise de droit et de justice... Mais s'il faut choisir une fois encore entre la patrie amoindrie, réduite, et la guerre, nous n'hésiterons pas. Nous estimons que le Gouvernement français ne pourrait sans trahison vis-à-vis de la France supporter un jour de plus les agissements de la Prusse. » Et le Temps : « Au point de vue de l'influence et de la position, les résultats de Sadowa ont fait perdre à la France une grande partie de ce qu'elle devait au traité de Westphalie et de ce qu'aucune des luttes subséquentes, ni même aucun revers, pas même les traités de 1815, n'avaient pu lui enlever. Si un prince prussien était placé sur le trône d'Espagne, ce n'est pas jusqu'à Henri IV seulement, c'est jusqu'à François Ier, que nous serions ramenés en arrière. Qu'était-ce en effet que l'Empire de Charles-Quint, si ce n'est l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne enlaçant la France et l'isolant? » Et Le Français : « C'est trop d'avoir créé sur nos deux flancs deux unités puissantes, aller au delà serait ressusciter à plaisir la prépondérance formidable contre laquelle nos pères ont lutté pendant deux siècles. » On n'en finirait pas à citer tous les articles qui évoquent tous les déboires des dernières années et révèlent les amertumes qui se sont accumulées dans les âmes françaises. Le Siècle évoque « la France enlacée sur toutes les frontières par la Prusse ou par les puissances soumises à son influence ». Le Charivari montre la Prusse tenant la Roumanie, ayant un pied en Italie, un pied en Suisse et s'assujettissant maintenant l'Espagne. Le Centre gauche pousse le cri d'alarme: « Nous sommes cernés ! » Le Réveil : « La Prusse à Forbach, la Prusse derrière le Rhin à Kiel, la Prusse derrière les Alpes, la Prusse derrière les Pyrénées, si c'est cela la revanche de Sadowa, eh bien ! elle est complète ! » Le Rappel : « L'outrecuidance démesurée de la Monarchie prussienne est le châtiment logique et fatal de toutes les fautes accumulées depuis quelques années. » Tous ces journaux étaient en 1870 au service de l'opposition, l'explosion de leur colère [p.679] n'était donc pas le résultat d'une excitation provoquée par le Gouvernement pour les besoins d'une politique belliqueuse, elle était la manifestation spontanée du sentiment national mis depuis des années à l'épreuve de trop fortes humiliations.

L'irritation contre l'Allemagne ne se manifestait d'ailleurs avec une telle violence et si instantanément que parce qu'elle s'était accumulée dans les esprits depuis des années. Au jour tragique du 15 juillet, quand l'opposition critiquait la politique belliqueuse du Gouvernement, E. Ollivier lui rappelait que depuis six années inlassablement elle avait formulé ses griefs contre la Prusse et accablé le Gouvernement de reproches de lâcheté et d'abandon. « N'est-ce pas vous, Messieurs de l'opposition, s'écriait-il, n'est-ce pas vous qui depuis 1866, n'avez cessé de représenter l'œuvre de Sadowa comme une déchéance intolérable, qu'il fallait effacer ? N'est-ce pas vous qui toutes les années, une fois au moins par session, vous êtes levés pour répéter cette humiliante démonstration que la France était descendue de son rang, qu'elle devait préparer la lutte qui devait lui rendre son rang ? » Et il ajoutait : « Je ne me suis jamais associé à ce langage, je l'ai combattu[106]. »

Le parti de la guerre. — Si l'opinion était d'une façon générale exaspérée contre la Prusse, il était une fraction des partisans de l'Empire qui devait accueillir avec une faveur toute particulière l'idée d'une guerre contre elle. C'est ce qu'on a appelé le « parti de la guerre ». Les impérialistes autoritaires y voyaient le moyen pour l'Empereur de ressaisir toute l'autorité : elle suspendrait la vie des Chambres, elle l'affranchirait de ses tuteurs, la victoire serait pour lui une nouvelle consécration. Les dynastiques inquiets de la disparition prochaine de l'Empereur, dont le mal venait d'être diagnostiqué, prévoyant les difficultés d'une régence avec un Souverain tout jeune, voyaient dans la guerre la consolidation du régime à la veille de cette passe redoutable. Les adversaires du Ministère, pensant qu'il suivrait une politique de paix, voyaient dans une politique de guerre le moyen de provoquer sa chute. Ces sentiments s'ajoutaient chez les partisans de la guerre au sentiment général de colère contre la Prusse.

Dès le début de la crise autour des souverains le parti de la guerre s'agite et agit, comme le relève de La Gorce. « On put noter en ces jours-là, écrit-il, au palais de Saint-Cloud, les signes, faibles encore, d'une agitation qui bientôt grandirait, d'une pression qui [p.680] s'exercerait même sur le Souverain. Militaires, gens de Cour, bonapartistes autoritaires, tous commençaient à protester contre les concessions, à déclarer les ambitions prussiennes intolérables, et la guerre nécessaire. Ainsi se recrutait, surtout dans l'entourage de l'Impératrice, tout un parti qui s'autorisait des dispositions de Gramont pour dépasser Gramont lui-même, et qui impérieusement entraînerait le Ministre, si jamais il plaisait à celui-ci d'hésiter ou de se repentir[107]. »

Le Journal des Débats, qui ne cessa de soutenir la cause de la paix, dénonça à mainte reprise ce parti des belliqueux. « On aime, disait-il le 12 juillet, la politique à coups de tonnerre, et on écoute son tonnerre rouler, mais les pauvres mortels songent à leurs champs, à leurs maisons, à leur vie, on pourrait avoir quelque pitié d'eux et ne leur demander de sacrifier tout cela que si la nécessité le veut. » Et le 14 juillet encore : « Nous espérons bien que le Gouvernement ne se laissera pas émouvoir par les clameurs des partis extrêmes, qui, dans un intérêt trop facile à comprendre semblent vouloir le pousser à sortir du terrain où il s'était d'abord placé et à soulever d'autres questions que celle de la candidature d'un prince prussien au trône d'Espagne. »

La Cour, l'entourage des Souverains à Saint-Cloud formaient l'état-major de ce parti. Napoléon au sortir des réunions avec ses Ministres subissait leur assaut. E. Ollivier raconte l'accueil fait au Ministère par ce milieu et à lui-même par l'Impératrice au déjeuner auquel ils avaient été retenus à la suite du Conseil du 19 juillet, dans lequel on avait ajourné le décret de mobilisation. « La nouvelle de notre résolution pacifique, écrit-il, s'était répandue dans le salon où l'Impératrice et sa suite nous attendaient pour déjeuner. Ce fut à qui nous tournerait le dos, on nous faisait la moue... J'étais à gauche de l'Impératrice, elle affecta de ne pas m'adresser la parole et, quand je la provoquai à la conversation, elle me répondit à peine à mots saccadés... elle finit par me tourner le dos. A peine fut-elle polie lorsque nous prîmes congé[108]. »

Le lendemain l'état des esprits dans ce milieu était pire encore. « A Saint-Cloud, écrit de La Gorce, on attendait avec anxiété le résultat des délibérations des Tuileries. Là-bas dominaient les plus funestes passions, celles qui naissent de la présomption, de la colère [p.681] et de l'ignorance... A la nouvelle qu'on négociait encore, ce ne fut qu'un cri contre l'insolence prussienne que sur l'heure il fallait châtier. Ainsi parlaient les impatients et les ambitieux, les frivoles et les violents. On ne peut douter que l'Impératrice n'ait encouragé, sinon inspiré, cette réprobation... De toutes les correspondances manuscrites, de tous les papiers privés une impression très nette se dégage, c'est qu'elle fut, du côté de la France, le principal artisan de la guerre[109]. »

L'action de ce parti est essentielle à noter. Elle constitue la part de responsabilité de l'institution impériale dans la catastrophe. Sans doute la France entière était entraînée vers la guerre provoquée par la Prusse, mais dans la France le parti de l'Empire, par souci de l'Empire, fut plus ardent que le reste du pays pour répondre aux provocations prussiennes.

Certitude de la victoire. — Une des causes de la guerre fut la certitude commune à tous les Français de la victoire. — Les souvenirs de la Révolution et de l'Empire, ceux plus récents de la Crimée et de l'Italie, la conquête de l'Algérie, que l'on considérait comme un merveilleux champ d'entraînement pour l'armée, avaient propagé le dogme de l'invincibilité de l'armée française. Sommes-nous sûrs de vaincre ? E. Ollivier assure que quand la guerre surgit devant les Ministres « nous (les Ministres), ne nous posâmes cette question que pour la forme, car aucun de nous ne doutait de la réponse. Tous nous avions suivi la discussion ininterrompue qui se poursuivait aux Chambres sur ce sujet depuis 1866, se renouvelant au moins deux fois par session. Nous connaissions tous les paroles de l'Empereur : « Notre armement perfectionné, nos magasins, nos armements remplis, nos réserves exercées, la garde nationale mobile en voie d'organisation, notre flotte transformée, nos places fortes en bon état, donnent à notre puissance un développement indispensable. Le but constant de nos efforts est atteint ; les ressources militaires de la France sont désormais à la hauteur de ses destinées dans le monde » (18 janvier 1867). Nous nous rappelions les affirmations de Niel : « J e vois avec beaucoup de philosophie les questions de paix ou de guerre, qui s'agitent autour de nous à l'étranger; si la guerre devenait nécessaire, nous serions parfaitement en mesure de la supporter. » « Aujourd'hui, que nous soyons à la paix ou à la guerre, cela ne fait absolument rien au ministre de la Guerre, il est [p.682] toujours prêt... » « Quand on a une telle armée, ne pas faire la guerre, c'est de la vertu. » « Dans quinze jours nous aurions une armée de 450.000 hommes. » Le maréchal Vaillant, les généraux Bourbaki, Frossard, Failly et tant d'autres exprimaient la même confiance[110]. »

Ces idées étaient tellement ancrées dans les esprits des Ministres que, chose inimaginable ! ce ne fut que tardivement qu'ils interrogèrent Lebœuf sur la préparation de l'armée et les chances de la guerre. Il reconnaissait que la lutte serait dure, mais « l'armée était admirable, disciplinée, exercée, vaillante, la mobilisation, la concentration s'opéreraient rapidement selon les données du maréchal Niel... nous surprendrions les Prussiens au milieu de leur formation par une offensive vigoureuse, etc. » Plus tard il répondait aux « angoisses » de Segris que « nous étions prêts et que nous ne serions jamais en meilleure situation pour vider notre différend avec la Prusse, que nous pouvions avoir confiance[111] ».

Cette certitude était partagée par tout le monde, même par les adversaires de la guerre. Le Journal des Débats, qui la combattit sans défaillance, ne se posa en aucun de ses articles la question de nos chances de défaite, c'est la guerre pour la guerre avec son cortège de misères, de souffrances, de deuils qu'il combat. Et il en est de même au sein du Corps législatif. Thiers lui-même, dans son fameux discours du 15 juillet, dans lequel il s'efforçait de montrer que la guerre était évitable, ne fit jamais apparaître l'idée qu'elle pouvait nous être contraire. — Or ceci encore est à la charge du régime et montre la faiblesse de ce Gouvernement impérial réputé fort. Il n'était pas à même de connaître le véritable état de notre armée, qui allait se révéler lamentable, notre impréparation, l'absence d'organisation de nos dépôts d'armements, de nos parcs, l'inexistence de notre plan de mobilisation. Il ignorait l'armée prussienne, qui venait pourtant de faire ses preuves. Il ignorait aussi bien, on le verra, la situation diplomatique. Ce n'était pourtant pas un Gouvernement dominé par les préoccupations électorales, égaré par la démocratie, détourné de sa tâche gouvernementale par l'agitation parlementaire, c'était un Gouvernement personnel, autoritaire, dont l'armée constituait la force et il en ignorait complètement l'état !

Les pouvoirs publics en face de la crise. — Il est possible, ces données posées, de suivre la marche de nos pouvoirs publics en [p.683] face de la crise. — Ce qui frappera du point de vue du jeu de nos institutions, c'est qu'elles fonctionnèrent de la façon la plus désordonnée. Toutes les règles les plus élémentaires du régime parlementaire furent méconnues. Le parlementarisme était une improvisation, il était greffé sur un régime autoritaire, il n'avait pas eu le temps de s'acclimater, il ne fonctionna pas en réalité. La France affronta la guerre dans un état politique inorganique. On le découvrira en toutes circonstances.

C'est le 3 juillet que le Gouvernement est informé par une dépêche de notre ambassadeur Mercier de l'offre de la couronne d'Espagne au prince de Hohenzollern. « L'affaire Hohenzollern paraît fort avancée, sinon décidée », dit-elle.

Gramont, notre ministre des Affaires étrangères, qui en est touché, est un homme de la « carrière », non un homme politique, habitué au Gouvernement, il est dévoué à l'Empereur, et n'a pas le souci de défendre auprès de lui les prérogatives des Ministres et d'observer les règles du parlementarisme.

Aussi ne va-t-il pas informer de suite E. Ollivier, qui jouait le rôle de Premier Ministre, mais l'Empereur lui-même à Saint-Cloud. L'Empereur est fort surpris, il n'a eu que de bons rapports avec les Hohenzollern, a favorisé leur avènement en Roumanie, il a usé d'une extrême complaisance vis-à-vis de la Prusse, il découvre qu'on le joue ; tout a été préparé dans l'ombre, en niant même qu'il se préparât quelque chose. L'Empereur et le Ministre seuls décident immédiatement l'envoi de deux dépêches à Berlin et à Madrid.

Seulement au retour de Saint-Cloud et après avoir vainement cherché à voir l'ambassadeur d'Espagne, Olozaga, Gramont se rend auprès d'E. Ollivier, qu'il ne rencontre pas. Il lui laisse une note à 10 heures du soir, le mettant au courant de la nouvelle « très grave », de sa visite à l'Empereur « très mécontent », de la nécessité de « faire échouer cette intrigue », de l'opportunité d'ouvrir une campagne de presse « prudente, mais efficace ». Il ne parle pas d'une réunion ministérielle[112].

Sans aucune consultation Gramont écrit les deux dépêches. A Mercier il dit : « L'intrigue ourdie par Prim et la Prusse contre la France doit être combattue avec efficacité. » Il y faut « autant de tact, de prudence, de réserve que d'adresse et d'énergie ». « Ne montrez [p.684] pas de dépit, mais marquez de la défiance en protestant de votre respect pour la volonté du peuple espagnol[113]. »

À Lesourd, qui remplace Benedetti à Berlin, il dit : « Nous aimerions à croire que le Cabinet de Berlin est étranger à cette intrigue, dans le cas contraire sa conduite nous suggérerait des réflexions d'un ordre trop délicat pour que je vous l'indique dans un télégramme. Je n'hésite pourtant pas à vous dire que l'impression est mauvaise et je vous invite à vous expliquer dans ce sens. J'attends les détails que vous serez en mesure de me donner sur ce regrettable incident. » Le ton des deux dépêches est bien différent. Vis-à-vis de l'Espagne on use de ménagements, vis-à-vis de la Prusse on en est de suite à la menace, les « réflexions trop délicates pour être livrées à un télégramme », c'est déjà la guerre en perspective. Ce n'est pas de l'Espagne, c'est de la Prusse qu'on veut obtenir satisfaction. Était-ce parce qu'on voulait respecter la volonté du peuple espagnol ? N'était-ce pas plutôt parce que les avanies que la Prusse nous avait causées ne rendaient plus possible une nouvelle menace de son côté ? Quoi qu'il en soit de ces premières dépêches qui orientaient notre diplomatie, donc très importantes, ce qu'il importe de relever, c'est que le Ministre en a pris la décision à lui seul, sans avis de son chef, ni de ses collègues. Singulière façon de pratiquer le parlementarisme !

C'est dans les mêmes conditions que parut l'article du Constitutionnel, organe presque officiel, inspiré par le Ministre. Il apprenait officiellement au public la fameuse candidature, il signalait la « gravité » de l'événement, surtout il lançait la fameuse formule qui allait être sur toutes les lèvres et former comme un ultimatum. « En rendant hommage à la souveraineté du peuple espagnol, seul juge compétent en pareille matière, nous ne pourrions réprimer un mouvement de surprise en voyant confier le sceptre de Charles-Quint à un prince prussien. » Cette formule évoquait nos luttes du XVIe siècle et faisait pressentir celles qui se déchaîneraient à nouveau en face d'une situation semblable ainsi reproduite. C'était se couper les ponts : ou un succès diplomatique, le retrait de la candidature sous notre menace, ou la guerre[114]. Et cette nouvelle démarche si grave se produisait encore sans réunion et sans entente des Ministres.

Les 4 et 5 juillet, chose incroyable, nos Ministres ne se réunissent pas davantage, l'Empereur s'abstient, E. Ollivier n'intervient [p.685] qu'en seconde ligne, Gramont continue à déployer son initiative. — L'intrigue prussienne se déroule. Lesourd ne rencontre que de Thile, Bismark s'est réfugié à Varzin ; le Roi est à Ems. Lesourd demande précisément si le Gouvernement prussien est resté étranger à l'affaire. De Thile l'affirme. Pour lui la candidature n'existe pas. Il a vu le nom de Hohenzollern sur la liste des candidats, il ne sait duquel des princes il s'agit. L'affaire relève de l'Espagne. C'était un pertinent mensonge, puisque de Thile assistait au conseil de famille, c'était une manœuvre parce qu'on pensait bien que nous répugnerions à contester à l'Espagne son droit de choisir son Souverain.

A Paris, Gramont et E. Ollivier s'adressent à Werther, ambassadeur de la Confédération de l'Allemagne du Nord. Il ne leur fournit naturellement aucun éclaircissement. Ils lui notifient que la France ne peut accepter l'éventualité de l'avènement d'un Hohenzollern en Espagne et le prient de demander au Roi de Prusse de s'opposer à sa candidature. Le chef du Gouvernement s'associe cette fois à son ministre des Affaires étrangères, mais c'est encore, pour une démarche aussi grave, sans que les Ministres se soient réunis sous la présidence de l'Empereur.

En même temps on apprenait qu'en Espagne on notifiait aux autorités l'acceptation de la candidature par Léopold et la convocation des Cortès pour le 20 juillet. L'affaire devenait de plus en plus pressante, sans que nous puissions trouver des renseignements auprès de Bismark, de de Thile, de Werther et d'Olozaga. En France pendant ces journées des 3, 4, 5 juillet l'opinion, la presse s'échauffent de plus en plus et le Gouvernement ne se réunit même pas pour donner au pays le sentiment qu'il veille et suit les événements. On laisse la force si redoutable de l'opinion publique se déchaîner sans l'éclairer, sans l'apaiser.

Réunion de Saint-Cloud du 5 juillet. — Le 5 juillet cependant, à la demande de l'Empereur, Ollivier et Gramont, seuls d'ailleurs, se rendirent à Saint-Cloud[115]. E. Ollivier raconte que « le seul parti qui fut discuté, fut celui d'une conférence » qui aurait permis aux puissances de manifester leur sentiment pacifique et la nécessité d'éviter une candidature prussienne conduisant fatalement à la guerre. On comptait aussi sur le Roi de Prusse, sur Serrano en Espagne, sur le prince Antoine agissant sur son fils Léopold, pour conseiller une solution pacifique. Mais l'annonce de la réunion des Cortès pour [p.686] le 20 juillet parut rendre illusoire l'efficacité d'un Congrès trop long à réunir, trop lent pour délibérer et agir. Alors E. Ollivier se souvint de l'opinion de Thiers, qui, au 3 mai 1866 et depuis, avait soutenu la thèse qu'une intervention énergique, une déclaration formelle, un non possumus résolu, auraient arrêté la Prusse, et Gramont ainsi que l'Empereur ayant évoqué des exemples de protestations semblables, qui avaient arrêté des velléités périlleuses pour la paix, il fut décidé que le Gouvernement préparerait une déclaration semblable, qu'il soumettrait à un conseil des Ministres et qu'il présenterait au Corps législatif. — Il n'y eut donc de réunion que le 5 juillet entre membres du Gouvernement et ce ne fut qu'entre l'Empereur et deux Ministres qu'une nouvelle résolution grave fut prise ; quelle extraordinaire manière de pratiquer le parlementarisme !

D'ailleurs le Corps législatif se montrait aussi désemparé. Ce ne fut que le 5 juillet également qu'un député, Cochery, à l'instigation de Thiers, dit-on, déposa une demande d'interpellation qu'E. Ollivier accepta en s'excusant même sur le fait que les négociations étaient suspendues.

Conseil des Ministres du 6 juillet. — Ce ne fut que le quatrième jour de la crise, 6 juillet au matin, que se tint un vrai Conseil des Ministres, dont E. Ollivier a donné le récit[116]. « Gramont exposa ce qui s'était passé », pour la première fois on mettait le Gouvernement au courant. — « Nous nous enquîmes d'abord de notre situation militaire et diplomatique. » — Ces questions primordiales n'avaient donc pas été abordées avant de s'engager, elles le furent avec une légèreté inconcevable. « Notre première question fut donc : Notre armée est-elle prête ? » « Et nous ne nous posâmes cette question que pour la forme, car aucun de nous ne doutait de la réponse. » — On gouvernait donc sur des illusions. Quelques déclarations fanfaronnes de Lebœuf suffirent ainsi à résoudre le problème essentiel. « Nous examinâmes ensuite la question des alliances[117]. » De l'Angleterre on n'attendait que « le maintien d'une sincère amitié ». « Nous avions au contraire quelque chose à offrir à l'Italie, à l'Autriche et à la Russie. » « Nous ne doutâmes pas de l'Italie. » E. Ollivier répugnait à l'alliance autrichienne, et inclinait vers la Russie. Gramont croyait qu'il n'y avait rien à en espérer, mais disait que l'Autriche « était très bien disposée et possédait une très belle armée ». E. Ollivier fit quelques timides objections. Alors [p.687] « l'Empereur se leva, marcha vers un bureau, ouvrit un tiroir, y prit des lettres de l'Empereur d'Autriche et du Roi d'Italie de septembre 1869 et nous en donna lecture... Il les présentait comme une promesse éventuelle de secours dans un cas tel que celui où nous nous trouvions... A la vérité ces lettres ne constituaient pas ce qu'on appelle proprement un traité... Mais n'y a-t-il pas des ententes qui valent des traités ? L'Empereur « ne douta pas un instant, et nous crûmes avec lui, que l'Italie et l'Autriche convertiraient sans se faire prier les lettres de 1869 en un traité d'alliance offensive et défensive. Notre second point de départ fut donc que nous pouvions compter sur ces deux alliés[118] ». Quels errements parlementaires et diplomatiques !

L'Empereur gardait donc par devers lui, sans les communiquer à ses Ministres des pièces aussi capitales, jugées l'équivalent de traités d'alliance, ils n'en avaient connaissance qu'au quatrième jour de la crise et aucune démarche n'avait été faite pour s'assurer des sentiments actuels des deux pays, dont on escomptait l'alliance ! Peut-on imaginer Gouvernement aussi inconsistant, aussi léger ?

Dans cette discussion E. Ollivier ne cite d'ailleurs l'intervention d'aucun autre de ses collègues, singulier « Conseil », en vérité. Gramont lit alors sa déclaration[119] ; c'est à son sujet que les membres du Conseil interviennent. L'Empereur, E. Ollivier, les autres Ministres, après l'exposé des faits, quand on en arrive à l'expression des sentiments et des résolutions du Gouvernement, ne la trouvent pas assez énergique. E. Ollivier tient la plume et « attentif aux propositions et aux critiques de chacun, « Je cherchai, en quelque sorte sous la dictée commune, une forme meilleure. » — Alors qu'il aurait fallu à tête reposée, dans le calme et le silence peser tous les termes de cet acte, qui allait engager le pays dans une si redoutable affaire, c'est donc en une sorte d'improvisation, dans une collaboration sans ordre, à la hâte, car il va falloir se rendre au Corps législatif, qu'il est arrêté.

Même dans l'exposé des faits on dénonçait la duplicité dont nous avions à nous plaindre, « nous ne connaissions pas encore les détails d'une négociation, qui nous avait été cachée ». Le Ministère demandait donc l'ajournement du débat. Mais il ajoutait pour répondre à l'émotion publique et confirmer nos déclarations antérieures à Berlin et à Madrid : « Nous ne croyons pas que le respect des droits d'un [p.688] peuple voisin nous oblige à souffrir qu'une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint puisse déranger à notre détriment l'équilibre actuel des forces en Europe et mettre en péril les intérêts et l'honneur de la France. Cette éventualité, nous en avons le ferme espoir, ne se réalisera pas. Pour l'empêcher nous comptons à la fois sur la sagesse du peuple allemand et sur l'amitié du peuple espagnol. S'il en était autrement, forts de votre appui et de la Nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation, et sans faiblesse. » — Cette déclaration était si catégorique et si grave qu'E. Ollivier n'hésite pas à reconnaître, en la rapportant, qu'elle « renferme un ultimatum pour le cas où on n'en tiendrait pas compte ». C'était donc la guerre présentée comme la solution de la crise, si nous n'obtenions pas satisfaction.

Un autre incident de cette séance du Conseil, rapporté par E. Ollivier, est aussi révélateur de l'irrégularité de ces délibérations. L'Empereur passa à Gramont, sans que le Conseil en eut connaissance, une note qui lui disait de faire connaître nos énergiques résolutions à la Russie. Il considérait que le Tsar hostile à la guerre agirait sur la Prusse. Pourquoi cet a parte ?

Continuellement les principes les plus élémentaires du parlementarisme étaient donc ainsi méconnus.

Séance du Corps législatif du 6 juillet. — C'est à 2 heures que le Corps législatif ouvrit sa séance. Son rôle était essentiel. Il devait s'informer, demander des éclaircissements, peser les termes des déclarations ministérielles, approuver, blâmer, ou exiger de plus amples informations, éviter la précipitation.

Avant toute interpellation, Gramont lut la déclaration. Ses dernières phrases si énergiques furent accueillies de « longs applaudissements », « d'acclamations répétées »[120]. Si bien que Cochery renonça à son interpellation. Il n'y eut que de brèves interventions de Garnier-Pagès pour dire que les peuples « s'aiment et veulent la paix », d'E. Picard pour dire que le pays ne peut être engagé qu'avec l'assentiment de ses représentants, de Glais-Bizoin, de Crémieux, d'Arago pour déclarer, « c'est la guerre ». Crémieux demandait que les débats budgétaires alors en cours fussent suspendus pour permettre au Gouvernement de fournir de plus amples renseignements[121]. De violentes protestations s'élevèrent, les passions étant déchaînées. E. Ollivier prit la parole pour repousser cette motion[122], surtout pour [p.689] adoucir l'effet de la déclaration qui avait dépassé l'attente de ses auteurs. Il demandait aux députés de la relire pour se convaincre qu'elle n'était une provocation pour personne, qu'elle respectait le droit du peuple espagnol, que « le Gouvernement désire la paix, qu'il la désire avec passion... mais avec honneur », que le Gouvernement ne compromettait pas la paix du monde. « Nous ne voulons pas la guerre, nous ne poursuivons pas la guerre, nous ne sommes préoccupés que de notre dignité. Si nous croyions un jour la guerre inévitable, nous ne l'engagerions qu'après avoir demandé et obtenu votre concours. » Il terminait en demandant l'union de tous. « Qu'entre nous disparaissent tous les dissentiments de détail et de partis et que la France et l'Assemblée se montrent unanimes dans leur volonté. » E. Ollivier rendit compte en ces termes de cette séance si importante : « La déclaration a été reçue par la Chambre avec émotion et immenses applaudissements. Le mouvement au premier moment a même dépassé le but. J'ai profité d'une intervention de Crémieux pour rétablir la situation. Je n'ai pas accepté qu'on nous présentât comme préméditant la guerre, nous ne voulons que la paix avec honneur. » Mais le Corps législatif en se montrant si peu soucieux d'explications, en applaudissant une déclaration, qui nous engageait si fort, se montrait aussi léger que le Gouvernement. Lui aussi ignorait la pratique du vrai parlementarisme.

Journées d'attente. — La déclaration produisit sur l'opinion un effet considérable. A l'exception du Constitutionnel, ministériel, du Français, du Temps, des Débats qui réclamaient une solution rapide et pacifique du conflit, la presse était extrêmement excitée. Elle commençait à parler des garanties qu'il faudrait exiger contre la possibilité d'une nouvelle candidature, si le prince Léopold déclinait celle qui lui avait été offerte ; c'était de la surenchère, mais qui surexcitait l'opinion. Des manifestations, des cris se produisaient tous les soirs sur les boulevards, où l'on chantait la Marseillaise, pourtant interdite, les esprits s'échauffaient.

Dans le Gouvernement le manque de méthode se perpétuait. L'Empereur agissait en chef de Gouvernement personnel. Il empêchait Gramont de faire faire une démarche auprès des Hohenzollern pour leur montrer leur responsabilité, estimant que notre dignité ne nous permettait d'agir qu'avec les États étrangers. Il accepta la proposition d'Olozaga, ambassadeur d'Espagne, de recourir aux bons offices de Strat, Ministre de Roumanie à Paris, qu'il reçut, pour [p.690] obtenir par lui le désistement du prince Léopold. Et ces démarches avaient lieu en dehors du Ministère.

Aux Chambres l'activité était troublée. Le 7 juillet, E. Picard et J. Favre demandant des informations, E. Ollivier se retranchait derrière les négociations diplomatiques engagées[123]. Le 8 au Sénat, Brenier se félicitait de la fermeté nouvelle de notre diplomatie, mais déplorait que le Gouvernement, contrairement à l'article 14 de la Constitution ait pris l'engagement de ne déclarer la guerre qu'avec l'assentiment du Corps législatif[124].

Poursuite de l'action diplomatique. — C'était l'heure de la diplomatie. Notre effort continua à se porter sur la Prusse. Benedetti reçut dans la nuit du 7 au 8 l'ordre de se rendre à Ems pour saisir l'Empereur directement de nos revendications, puisque l'affaire ne relevait pas du Gouvernement prussien, mais du Roi en tant seulement que chef de la famille de Hohenzollern. Benedetti reçut en route deux lettres, une officielle, modérée dans la forme et dans le fond, demandant au Roi de conseiller au prince Léopold le retrait de sa candidature. La seconde était très énergique, nous ne devions pas nous contenter d'une réponse évasive, le Roi devait donner l'ordre à son cousin de revenir sur la détermination qu'il avait prise sans son consentement. Nous ne pouvions plus attendre, ayant des mesures militaires à prendre dès le samedi suivant pour pouvoir entrer en campagne dans quinze jours. « Pas d'ambages et pas de lenteurs, concluait Gramont. Jamais mission ne fut plus importante. Puissiez-vous réussir, c'est mon vœu le plus ardent. » Ces instructions pourtant confidentielles étaient donc dans la même note crue la déclaration du 6. Nous poursuivions une politique de fermeté, où se manifestait la volonté d'un succès diplomatique sur la Prusse, mise en demeure de céder devant nous.

Benedetti, arrivé à Ems le 8 au matin, demanda au Roi une audience. Dès le matin du 9, de Werther, qui se trouvait là, le vit, et fut mis au courant de nos demandes. Le Roi recevant notre ambassadeur à 3 heures savait donc ce qu'il devait lui demander. Benedetti n'en exposa pas moins et les justes appréhensions de la France, et son désir de voir le Roi détourner le prince Léopold de l'acceptation de la couronne d'Espagne. Guillaume avoua avoir connu la candidature de son cousin, nia l'avoir approuvée, il ne l'avait seulement pas [p.691] interdite ; son Gouvernement était resté étranger à l'affaire. Il n'avait lui-même agi que comme chef de la famille de Hohenzollern. Or tout cela était inexact et insoutenable. Répondant aux objections de Benedetti, Guillaume invoqua la liberté de l'Espagne, qu'il ne pouvait méconnaître, c'était aux Cortès à se prononcer, nous pouvions leur montrer la gravité de leur décision. Benedetti répondit que la liberté de l'Espagne s'imposait de même à nous et que c'était le motif de notre démarche officieuse auprès du Roi, qui pouvait d'un mot dissiper le péril et résoudre la crise. Le Roi se plaignit alors de la déclaration française du 6 juillet, qui rendait difficile une intervention qui serait pour lui une rétractation en face d'une menace. Il conclut en disant qu'il n'agirait pas par voie d'autorité, qu'il avait interrogé le prince Antoine à défaut de son fils, alors en voyage et insaisissable, sur leurs intentions, qu'il attendait une réponse et nous la ferait connaître. L'entrevue avait été courtoise, Benedetti fut même retenu à dîner. Mais Guillaume avait caché son rôle et celui du Gouvernement prussien, il s'était constamment dérobé, et avait toujours rejeté notre demande d'intervention, se refusant à donner des ordres à son cousin.

Benedetti envoya le récit de sa démarche accompagné des impressions qu'il en avait recueillies. Comment interpréter le refus du Roi à s'engager ? Était-ce dans l'attente d'un désistement spontané du prince, ou le moyen de ne pas se compromettre, ou bien encore une façon de gagner du temps en vue d'un conflit escompté ? Il ne pouvait le dire. Il s'excusait de ne pas avoir obtenu le résultat recherché invoquant la nécessité d'une grande modération, dont il insinuait le conseil vis-à-vis de son Ministre.

Gramont reçut la dépêche de Benedetti le 10 et fut très mécontent du refus du Roi. Si le prince Léopold se retirait de lui-même la France n'aurait pas fait céder la Prusse, ce ne serait qu'un demi-succès, qui ne redresserait pas notre situation internationale. Aussi lança-t-il, sans consultation aucune, semble-t-il, ni de l'Empereur, ni d'E. Ollivier, ni certainement du Conseil, une nouvelle dépêche extrêmement pressante. Il fallait faire tous ses efforts pour obtenir une réponse décisive, sans quoi nous serions devancés par la Prusse dans nos préparatifs qui devaient commencer le jour même. Benedetti, demeuré toute la journée sans nouvelles du côté du Roi de Prusse, télégraphia le 10 au soir pour conseiller à Paris la temporisation, la modération et l'absence de tout préparatif militaire, qui [p.692] provoquerait sûrement la guerre. Mais dans la même soirée Gramont lui expédia deux dépêches de plus en plus pressantes. Il dénonçait des préparatifs militaires commencées par la Prusse, puis invoquait l'exaltation de l'opinion publique. « Il faut absolument, disait-il, insister pour obtenir du Roi une réponse positive ou négative. Il nous la faut pour demain, après demain ce serait trop tard. »

Cette fois Gramont n'avait pas agi seul. Il avait communiqué les dépêches à E. Ollivier, qui avait convoqué ses collègues au ministère des Affaires étrangères et tous ils avaient interprété l'altitude de Guillaume comme une manœuvre pour rejeter nos demandes, en gagnant du temps en vue des préparatifs militaires et en déclinant la responsabilité de la rupture.

On remettait au lendemain les mesures décisives, et pourtant les dépêches étaient d'une extrême gravité et elles avaient été rédigées en dehors de l'Empereur. Celui-ci d'ailleurs agissait aussi incorrectement. Avec Lebœuf seul il arrêtait déjà des mesures militaires, comme l'embarquement des troupes d'Algérie. De plus il faisait savoir aux Souverains d'Italie et d'Autriche nos résolutions. De même, Thiers lui ayant fait parvenir une offre de concours, il l'écarta sans prévenir ses Ministres. Ce n'était pas du parlementarisme, mais de l'anarchie.

Le 11 juillet l'action se poursuit de tous côtés. Un Conseil des Ministres se tient le matin à Saint-Cloud[125]. On devait y prendre des mesures militaires, que l'on suspendit en principe sur l'affirmation de Benedetti qu'elles provoqueraient la guerre, sans que l'Empereur et Lebœuf fissent savoir celles qu'ils avaient arrêtées.

A Ems, Guillaume reçoit du prince Antoine l'avis que son fils s'est trop avancé pour retirer sa candidature sans un ordre du Roi. Il répond qu'il approuverait le retrait comme il a approuvé la candidature sans donner d'ordre. Il fait d'ailleurs prendre des mesures militaires préventives. A midi il reçoit Benedetti de plus en plus pressant selon ses instructions pour obtenir un ordre du Roi au prince Léopold, il le refuse, laissant la liberté aux Hohenzollern. L'absence de Léopold ne lui permettait pas de donner d'autres nouvelles, ce serait pour le lendemain. Malgré de nouvelles instances de Benedetti il demeure sur ses positions, dénonçant nos préparatifs, et remettant au lendemain de nouvelles communications. Benedetti donnait à Gramont l'avis que ne voulant pas prendre devant son [p.693] peuple la responsabilité d'une retraite il en laissait l'initiative aux Hohenzollern.

Le même jour le Corps législatif se livrait à une grave manifestation. Gramont ayant déclaré que nous étions sans nouvelles, Arago insista vivement pour savoir si nous nous en tenions à la demande de retrait de la candidature Hohenzollern, ou si nous soulevions d'autres prétentions, qui rendraient le maintien de la paix plus difficile. La droite, qui était pour l'extension de nos réclamations, par ses clameurs empêcha le Ministre de fournir les assurances demandées et ainsi de rassurer non seulement la Prusse, mais encore les puissances étrangères, qui nous suspectaient de chercher la guerre et une revanche de Sadowa. Il n'en soupçonnait pas moins de duplicité les Hohenzollern et Guillaume, dont les atermoiements, les refus d'ordres et de réponses étaient suspects.

Le retrait de la candidature, les demandes de garanties. — A Sigmaringen un coup de théâtre éclatait. Strat arrivé le 8 avait chaleureusement plaidé la cause de la renonciation. Il certifiait les intentions pacifiques de Napoléon, peignant comme intenable la position de Léopold en Espagne devant l'hostilité de la France, et dénonçait la fragilité du trône de Charles en Roumanie soutenu par la France, si bien qu'il enlevait en l'absence du prince Léopold, toujours insaisissable, l'ordre du prince Antoine, comme chef de la famille, de renoncer à la candidature.

Mais un autre personnage allait entrer en scène. Bismark s'était éloigné à Varzin. Il était très mécontent des négociations entre Benedetti et Guillaume, qu'il savait pacifique. Il craignait une humiliation pour la Prusse et l'évanouissement de la chance de guerre attendue. Il vint à Berlin, proposa de venir à Ems soutenir son Souverain, et apprenant la renonciation, offrit sa démission. Guillaume lui résista sans prendre cette offre au sérieux.

Le 12 juillet devait voir de grandes espérances se produire et se dissiper.

Le matin les Ministres sont en Conseil aux Tuileries, il s'agit de répondre à Benedetti, qui demande que l'on patiente. On décide d'attendre 24 heures les nouvelles promises par le Roi de Prusse.

A ce moment l'Empereur quitte ses Ministres pour recevoir Olozaga qui lui communique la nouvelle de la renonciation qu'il tient de Strat, mais qui lui demande le secret attendant une dépêche du prince Antoine. L'Empereur ne communique donc rien à ses [p.694] Ministres, manquant une fois de plus au principe essentiel du régime[126].

Dans l'ignorance de la grande nouvelle E. Ollivier se rend l'après-midi au Corps législatif. Il est avisé en route de la dépêche du prince Antoine à Olozaga que l'on a déchiffrée. Il doit donc garder d'abord le silence. Il est rejoint au Corps législatif par l'ambassadeur d'Espagne qui lui communique la nouvelle. Les députés qui se sont écartés, l'interrogent, il la leur communique. L'effet est foudroyant. C'est la paix ! La nouvelle vole à la Bourse où une hausse folle se produit[127].

Mais à la Chambre la droite est furieuse, la guerre lui échappera-t-elle ? Elle cherche à atténuer la portée de la renonciation. « On vous trompe ! » crie-t-elle à E. Ollivier. On accuse le Ministère de lâcheté. On menace de le renverser. Clément Duvernois lance l'idée fatale des garanties. « Nous demandons à interpeller le Cabinet sur les garanties qu'il a stipulées, ou qu'il compte stipuler pour éviter le retour de complications successives de la Prusse. » En même temps Ollivier reçoit une note de l'Empereur disant : « Si on annonce la nouvelle à la Chambre, il faut au moins en tirer le meilleur parti et faire sentir que c'est sur l'injonction du Roi de Prusse que la candidature a été retiré... le pays sera désappointé, mais qu'y faire? » Il fallait donc annoncer ce qu'on n'avait pu obtenir. E. Ollivier rapporte combien sa situation était critique. Or il n'avait auprès de lui aucun de ses collègues et n'osait seul affronter la colère de la droite qui pouvait le renverser, ni tenir tête à l'Empereur. Mais comment en des heures si graves pouvait-il être seul au Corps législatif pour prendre des décisions de toute gravité ? Bientôt il y recevait une note de Chevandier qui se faisait l'écho des dispositions belliqueuses de l'opinion et lui disait : « Ne nous jetons pas la tête baissée dans la paix. » Le défaut de méthode, d'ordre, d'entente était extraordinaire. Il se rendit aux Tuileries, l'Empereur était heureux de l'issue pacifique de l'affaire, inquiet comme le Ministre lui-même de l'opinion surtout en apprenant que la renonciation était l'œuvre de Stratt et d'Olozaga. Nous ne pouvions pas dire que nous l'avions obtenue du Roi de Prusse[128].

Gramont de son côté avait préparé une dépêche pour Benedetti, où, devant les bruits de renonciation, il insistait pour qu'on pût dire qu'elle nous avait été communiquée par le Roi de Prusse, ce qui à la [p.695] rigueur se justifiait, puisqu'il avait autorisé la candidature. Peu après il recevait la dépêche du prince Antoine à Olozaga lui-même. Il se montrait fort déçu, car le Roi de Prusse restait de plus en plus étranger à l'affaire, nous n'avions rien obtenu de lui. Sur ces entrefaites, Werther se présenta. Il s'efforça d'obtenir de lui que nous puissions dire que le Roi avait agi pour obtenir la renonciation, l'ambassadeur s'y refusait. Il assurait d'ailleurs que son Souverain n'avait jamais nourri de projets hostiles contre nous. Gramont lui montra la paix assurée si Guillaume pouvait écrire à l'Empereur une lettre dans laquelle il protesterait de la mauvaise interprétation donnée en France à la candidature. Et il rédigea une note qui était comme le schéma de la lettre par laquelle Guillaume déclarerait n'avoir pas voulu porter atteinte aux intérêts et à la dignité de la France. Émile Ollivier survenant répondit aux objections de Werther, jugeant impossible de soumettre au Roi de Prusse cette lettre d'excuse à écrire, il protesta qu'il ne s'agissait pas de cela, mais de l'indication de ce qui pourrait apaiser le conflit entre la France et la Prusse. Gramont et E. Ollivier commettaient alors une erreur psychologique impardonnable ; jamais un Souverain ne pourrait accepter une pareille démarche[129].

Et cet acte d'une extrême gravité était arrêté à l'improviste entre deux Ministres et un ambassadeur étranger.

Réaction de la Cour et de l'entourage de l'Empereur. — De plus graves incorrections allaient se commettre. A Saint-Cloud l'entourage de Napoléon et l'Impératrice étaient consternés. Quand l'Empereur revint portant la dépêche du prince Antoine et disant : « Cela paraît fini », l'irritation fut grande. « L'Empire est perdu ! » « L'Empire va tomber en quenouille ! » « C'est une honte », disait-on. Elle redoubla quand Gramont arrivant rapporta sa conversation avec Werther, qui montrait le Roi étranger à la renonciation.

Alors se tint à Saint-Cloud une sorte de conseil, auquel Gramont, seul des Ministres, participa, formé de personnages influents, mais sans mandat, dans lequel une mesure fatale fut prise. A 7 heures du soir un nouveau télégramme était lancé à Benedetti : il devait obtenir l'assurance que le Roi de Prusse avait agi pour la renonciation au trône et qu'il s'engageait à combattre une nouvelle candidature[130].

Sans doute les manœuvres connues ou soupçonnées de la Prusse rendaient désirables des garanties, ne s'était-on pas caché de nous ? [p.696] Après une renonciation, la candidature n'avait-elle pas été reposée à nouveau ? Après un prince n'avait-on pas songé à un autre ? L'attitude de Bismark n'était-elle pas inquiétante ? Mais quelle chance qu'après les résistances du Roi, après la demande d'excuse qu'on lui demanderait, il consentît à un pareil engagement ? En fait beaucoup parmi ceux qui avaient conseillé cette démarche espéraient qu'elle aboutirait à la guerre.

Or c'était en dehors du Conseil des Ministres, sans que le chef véritable du Ministère put donner son avis qu'une pareille décision était prise. Le Gouvernement personnel et le Gouvernement parlementaire fonctionnaient ainsi alternativement. C'était de la diplomatie dans la confusion la plus extravagante.

Le soir E. Ollivier apprit l'événement. Il songea à démissionner, ne rendait-on pas son Gouvernement impossible, ne tournait-on pas en dérision son autorité[131] ? Pour tâcher de réparer le mal commis il lança une nouvelle dépêche à Benedetti pour tempérer son exigence vis-à-vis de Guillaume. « Dites-lui bien, lui écrivait-on, que nous n'avons aucune arrière-pensée, que nous ne cherchons pas un prétexte de guerre, que nous ne demandons qu'à sortir honorablement d'une difficulté que nous n'avons pas créée nous-mêmes. » Ce n'était plus la même chose. Mais ainsi apparaissait le vice de cette diplomatie à bâtons rompus et le mal que l'intervention in extremis du parti de la guerre avait causé en imposant une attitude vouée à un échec certain.

Benedetti reçoit donc la dépêche de 7 heures. Il est absolument convaincu qu'elle sera sans effet vis-à-vis du Roi. Le 13 au matin il rencontre à sa promenade le Roi qui pour la troisième fois l'accueille avec son habituelle amabilité. Il remplit sa mission, multipliant ses instances, justifiant les requêtes de son Gouvernement, montrant que la paix dépend d'un seul mot. Qu'il nous donne une assurance et elle est certaine. Il se heurte au parti pris du Souverain. Il ne connaît même pas la renonciation de Léopold. Il ne veut pas agir comme Roi de Prusse en une affaire qui n'est pas prussienne. Il ne peut se lier pour un avenir indéterminé. Benedetti, qui sait que sans garantie c'est la guerre, insiste à tel point que Guillaume se retire. Il écrit à la Reine que l'ambassadeur a été presque impertinent, qu'il a pourtant dit que les Hohenzollern ne reprendraient pas leur renonciation. Les choses auraient pu suivre un autre cours si Benedetti en possession de la seconde dépêche eût moins insisté.

[p.697]

Le même jour à Paris paraît un article inspiré du Constitutionnel. Il annonce la paix comme un grand succès du Gouvernement. « La candidature d'un prince allemand au trône d'Espagne est écartée et la paix de l'Europe ne sera pas troublée. Les Ministres de l'Empereur ont parlé haut et ferme comme il convient quand on a l'honneur de gouverner un grand pays. Ils ont été écoutés. » C'était, disait le Journal. « une grande victoire qui ne coûte pas une larme, pas une goûte de sang[132]. » Il y avait dans ces affirmations, de l'imprudence, car la demande de garanties tenait tout en suspens, et bien de la jactance, car la grande victoire n'était pas précisément remportée sur la Prusse, vis-à-vis de qui seule elle importait.

A 9 heures se tint à Saint-Cloud, un Conseil des Ministres, qui fonctionna plus régulièrement que les autres, tous les Ministres formulant leurs avis, et votant même. Lebœuf en apprenant que la demande de garanties remettait tout en question bondit et réclama la convocation immédiate des réservistes, tout retard était un péril. Les autres Ministres apprirent aussi avec stupeur les dépêches lancées à Benedetti. Que ferait-on si la renonciation était maintenue, approuvée même sans que le Roi de Prusse prît d'engagement pour l'avenir ? Lebœuf, Mège. Maurice Richard déclaraient que la renonciation n'était pas sérieuse, que l'opinion s'insurgerait, qu'il fallait de la part de la Prusse, auteur de la menace, un minimum de garanties. L'Empereur se prononçait en ce sens malgré les avertissements de Lord Lyons, qui avait insisté sur les dangers de l'intransigeance au regard des étrangers. E. Ollivier déclarait que la renonciation devait suffire, elle nous donnait satisfaction, les garanties seraient refusées, déclarer la guerre dans ces conditions, alors qu'on pouvait l'éviter, nous aliénerait les puissances. Segris, Chevandier, Plichon, Louvet l'appuyèrent, l'Empereur se rangea de leur côté. Leboeuf, Mège, Maurice Richard, Rigault de Genouilly restèrent intransigeants. Par 8 voix contre 4 la sagesse l'emportait. Il est donc évident, et pour l'histoire constitutionnelle ceci est considérable, que si la veille un Conseil s'était tenu avant l'envoi des dépêches, la demande des garanties n'aurait pas eu lieu[133]. C'est le Conseil de Saint-Cloud, cette réunion anormale des intransigeants, substitué au Gouvernement responsable, qui porte en définitive la responsabilité de la démarche fatale.

Le Conseil rédigea ainsi la déclaration à faire au Corps [p.698] législatif : « L'ambassadeur d'Espagne, disait-elle, nous a annoncé officiellement hier la renonciation du prince de Hohenzollern à sa candidature au trône d'Espagne. Les négociations que nous poursuivons avec la Prusse, et qui n'ont jamais eu d'autre objet, ne sont pas encore terminées. Il nous est donc impossible d'en parler et de soumettre aujourd'hui à la Chambre et au pays un exposé général de l'affaire[134].» Formule évidemment apaisante, car on refusait d'élargir le conflit comme le voulait le parti de la guerre, mais formule aussi ambiguë, car si on ne se contentait de la renonciation, que signifiaient ces négociations encore pendantes avec la Prusse ?

Ainsi à Paris le Gouvernement renonçait aux garanties au moment où notre ambassadeur en les réclamant avec insistance allait tout compromettre. C'était vraiment la diplomatie de l'incohérence.

Les décisions du Conseil mirent Saint-Cloud en fureur, c'est à la suite de ces décisions que les Ministres au déjeuner de la Cour subirent les avanies dont il a été parlé.

A la Chambre ils rencontrèrent à leur arrivée un accueil glacial. Après la lecture de la déclaration, Jérôme David, le chef des intransigeants de droite, dressa un véritable acte d'accusation contre le Ministère, excédant dans ses paroles toute mesure, si bien que la majorité lui témoigna de l'hostilité. Duvernois qui avait demandé à interpeller sur les garanties nécessaires réclama la fixation de la date de son interpellation, qui fut rejetée le surlendemain. Kératry, consommant l'union de la gauche et de l'extrême droite contre le Ministère, l'avait appuyé[135].

Le Sénat se montra encore plus enflammé. Quant aux griefs de l'opposition ils étaient toujours les mêmes. Et en face de cette offensive du parti de la violence, le Ministère, se réfugiant derrière la nécessité d'attendre la fin des négociations, gardait le silence et sur la portée exacte de la renonciation obtenue, et sur le sens des négociations poursuivies[136].

C'était une faute pour le Gouvernement de n'en pas dire davantage, il laissait l'opinion s'échauffer et s'exaspérer de plus en plus. Paris avait la fièvre. Le parlementarisme suppose un contact constant entre le Gouvernement et la représentation nationale.

Les pacifiques n'en éprouvent pas moins de grandes espérances. « Nous espérons, écrivent les Débats, au soir du 13 juillet, numéro [p.699] du 14, que le Gouvernement ne se laissera pas émouvoir par les clameurs des partis extrêmes, qui, dans un intérêt trop facile à comprendre, semblent vouloir le pousser à sortir du terrain où il s'était d'abord placé et à soulever d'autres questions que celles de la candidature d'un prince prussien au trône d'Espagne. » Ils prétendent « que les journaux qui paraissent souhaiter la guerre et qui l'appellent encore ne représentent pas l'opinion ». Et à consulter les rapports que les préfets adressent au Gouvernement sur leurs départements ils ont manifestement raison, dans l'ensemble, les exaltés de Paris ne doivent pas se faire illusion, le pays souhaite la paix. Malheureusement elle ne dépend plus de nous.

L'action de Bismark. Les dépêches[137]. — Bismarck entre alors en action et c'est lui qui va conduire à la guerre. Il menace de donner sa démission si le Roi reçoit encore Benedetti. Et Guillaume influencé par ailleurs par le rapport de Werther, qui l'a froissé, ayant reçu la lettre du prince Antoine, se contente de faire porter la nouvelle à Benedetti par son aide de camp Radziwill. Il lui fait dire qu'il considère l'affaire comme terminée.

Benedetti rappelle qu'il a sollicité une audience et ajoute qu'une nouvelle dépêche de Paris lui fait un devoir de demander au Roi l'approbation de la renonciation et l'obtention de ce dont il a entretenu le Roi (les garanties). Le Roi lui fait répondre à 3 heures qu'il a donné son approbation, qu'il peut en aviser son Gouvernement, que pour les garanties il s'en tient aux déclarations du malin. C'était un second refus d'audience sans rien d'offensant, le Roi donnait une satisfaction, en refusait une autre, à laquelle à ce moment nous renoncions nous-mêmes, mais Benedetti, qui l'ignorait, selon les ordres reçus de Paris insistait encore pour être entendu.

Excédé, Guillaume renvoya la suite de l'affaire à Bismark.

Pour le mettre au courant il fit rédiger par Abeken, Eulenbourg et Camphausen la fameuse dépêche d'Ems, au texte si souvent donné. Elle disait la rencontre du Roi et de l'ambassadeur, — la demande de celui-ci pour qu'il pût annoncer à son Gouvernement que le Roi s'engageait à ne plus donner son consentement dans l'avenir à une nouvelle candidature Hohenzollern. — Le refus du Roi « d'une façon assez sérieuse à la fin », un pareil engagement ne pouvant se prendre à tout jamais. — Le défaut de nouvelles où se trouvait le Roi à [p.700] ce sujet, ce qui prouvait que son Gouvernement était étranger à l'affaire. — La réception postérieure de la nouvelle attendue. — La décision prise « de ne plus recevoir le comte Benedetti en raison de la prétention émise plus haut et de lui faire dire par son adjudant que Sa Majesté avait reçu maintenant du prince la confirmation de la nouvelle... et que Sa Majesté n'avait plus rien à dire à l'ambassadeur. Sa Majesté s'en remet, ajoutait la dépêche, à votre Excellence du soin de décider si la nouvelle prétention du comte Benedetti et le refus qui lui a été opposé doivent être communiqués de suite à nos représentants et à la presse. »

Postérieurement à l'envoi de la dépêche d'Abeken de 3h. 40, à 6h. 30, le Roi envoya à nouveau à Benedetti, Radziwill. Le Roi ne pouvait reprendre avec lui la conversation au sujet des assurances qu'on lui demandait pour l'avenir. « Il consentait à donner son approbation entière et sans réserve au désistement du prince, il ne pouvait faire plus. »

Comprenant la gravité de ces événements le Roi en fit dresser par Radziwill deux procès-verbaux, l'un plus général, l'autre spécial pour les faits du 13 juillet. Le premier rapportant les faits comme on les a vus se dérouler relève que Benedetti a été reçu trois fois par le Roi, que c'est la demande de garanties qui, présentée avec une insistance croissante, a provoqué un refus catégorique du Roi et l'a déterminé à ne plus recevoir l'ambassadeur, n'ayant plus rien à lui dire. Il relève que les entretiens avec l'ambassadeur n'ont eu que le caractère d'entretiens privés. Benedetti ne « prenant jamais le caractère de mandataire ou d'ambassadeur ». Le second procès-verbal relate les incidents du 13 et le triple refus de recevoir l'ambassadeur de France, fondé sur ce que le Roi ne voulant résolument pas donner de garanties n'a plus rien à lui dire

Il est essentiel de remarquer que la dépêche d'Abeken est très différente des procès-verbaux de Radziwill. Des écrivains allemands l'ont observé eux-mêmes. L'un d'eux, Rathlef, que cite E. Ollivier[138], écrit : « La dépêche d'Abeken ne donne pas du tout l'image exacte des événements. Elle apparaît déjà comme une aggravation parce qu'elle ne met pas en lumière ce qu'il y avait de bienveillant dans l'attitude du Roi... et surtout parce qu'elle fait supposer que le Roi avait rejeté en bloc toutes les demandes de la France, tandis que sur trois d'entre elles il en avait admis deux. » On peut ajouter que la dépêche ne parlait que d'une rencontre au cours de laquelle l'ambassadeur [p.701] avait arrêté le Roi, alors qu'il y avait eu trois entretiens et qu'à la promenade le Roi avait abordé lui-même, comme de juste, l'ambassadeur. Abeken, Eulenbourg, Camphausen étaient des hommes de Bismarck, ils ne devaient pas hésiter à donner à leur récit une tournure plus défavorable pour nous.

La dépêche était donc bien une « aggravation ». Il était d'ailleurs très incorrect de la part du Roi de permettre la divulgation par la presse de négociations qu'il jugeait devoir se poursuivre, puisqu'il nous renvoyait à Bismarck.

Bismarck prenait ainsi la direction en mains. Loftus, ambassadeur d'Angleterre, note qu'il était ce jour-là agité, mécontent. Il en conclut qu'il voulait des complications. Or il avait appris de Paris qu'on renonçait aux garanties. On allait donc à la paix. C'était la ruine de ses combinaisons.

Comment sa consternation le soir même se changea en satisfaction, lui-même en a fait le récit dans une réunion le 19 décembre 1870. récit que son secrétaire Busch recueillit et qui a paru dans Les mémoires de Bismarck réunis par M. B. son secrétaire[139].

« Je me trouvais à Berlin et j'attendais un télégramme d'un instant à l'autre. J'avais invité ce soir-là de Moltke et de Roon à dîner avec moi, afin de causer de la situation, qui prenait un air de plus en plus menaçant. Pendant que nous étions à table un long télégramme arriva. Il pouvait avoir environ 200 mots. Je le lus à haute voix et la physionomie de de Moltke changea brusquement, son corps se voûta, il eut l'air vieux, cassé et infirme. Il ressortait clairement du télégramme que Sa Majesté cédait aux prétentions de la France. Je me tournais vers de Moltke et lui demandais si, en tout état de cause, nous pouvions espérer être victorieux. « Oui » me répondit-il. « Eh ! bien, lui dis-je, attendez une minute ! » Je m'assis à une petite table. Je pris le télégramme royal et je condensai les deux cents mots de la dépêche en une vingtaine, mais sans rien altérer, ni ajouter. C'était le même télégramme que celui dont vient de vous parler Abeken. Il était seulement plus court, conçu en termes plus déterminés, et moins ambigus. Je le tendis ainsi rédigé à de Moltke et à de Roone et j e leur demandai : « Et comme cela, comment cela va-t-il ? » « Ah comme cela, s'écrièrent-ils, cela va dans la perfection. » Et de Moltke parut ressuscité. Sa taille se redressa. Il redevint jeune et frais, il avait sa guerre ; il allait pouvoir enfin vaquer à ses affaires... Et la chose réussit en effet.

[p.702]

» Les Français furent exaspérés du télégramme condensé qui parut dans les journaux et quelques jours plus tard ils nous déclarèrent la guerre. »

Comment donc Bismarck « sans rien altérer ni ajouter », simplement avec des « termes plus déterminés, moins ambigus » avait-il rendu à de Moltke « sa jeunesse et sa fraîcheur ? » Comment lui avait-il assuré « sa guerre » ?

Voici le texte de la fameuse dépêche qu'il lança dans toutes les chancelleries et dans la presse :

« Quand la nouvelle de la renonciation du prince de Hohenzollern fut communiquée par le Gouvernement espagnol au Gouvernement français, l'ambassadeur français demanda à Sa Majesté le Roi, à Ems, de l'autoriser à télégraphier à Paris que Sa Majesté s'engagerait pour le temps à venir à ne jamais plus donner son consentement si les Hohenzollern revenaient à leur candidature. Là-dessus Sa Majesté refusa de recevoir de nouveau l'ambassadeur français et envoya son aide de camp de service lui dire que Sa Majesté n'avait rien de plus à lui communiquer[140] ».

Jamais certes faux plus caractérisé, ni plus coupable ne fut commis. Sans doute Bismarck n'avait pas reçu l'ordre de publier la dépêche même d'Abeken, mais il ne devait pas lui substituer un texte qui la défigurait. De tout ce qui s'était passé il ne restait plus que l'unique demande irritante de la France d'engagement à prendre vis-à-vis d'elle, manifestant son manque de confiance dans le Roi de Prusse et en réponse l'outrage du Roi à son ambassadeur, son refus de le recevoir, signifié par l'aide de camp de service, le Roi n'ayant rien de plus à lui communiquer. Ah ! certes, les Français, comme Bismarck l'avait annoncé, allaient être « exaspérés du télégramme » et » déclarer la guerre ».

La dépêche était la défiguration de la dépêche d'Abeken, qui elle-même défigurait les faits tels que les rapportaient les procès-verbaux de Radziwill.

L'effet de la dépêche d'Ems. — Ce fut naturellement en Allemagne que le soir même la fameuse dépêche publiée en éditions spéciales par la Gazette de l'Allemagne du Nord alluma l'incendie. On ne voyait que l'outrage fait au Roi. La colère s'empara des esprits. La foule se précipita vers le palais royal criant : « Au Rhin ! » « A [p.703] Paris ! » A Paris le Gouvernement avait continué à évoluer vers la paix. Mais le 11 au matin la situation se gâta singulièrement. Au moment où il rédigeait, dans un sens pacifique, la déclaration à lire au Corps législatif, E. Ollivier reçut de Gramont communication de la Gazette de l'Allemagne du Nord, qui contenait la dépêche de Bismarck[141]. Gramont la qualifiait de soufflet. E. Ollivier dit : « Il n'y a plus d'illusion à se faire, ils veulent nous obliger à la guerre. » Les Ministres furent réunis. Gramont leur communiqua les quatre dépêches de Benedetti, qui confirmaient le refus du Roi de prendre un engagement et de le recevoir à nouveau. Ils furent tous très troublés. Ils ne paraissent pas s'être aperçus qu'entre le récit du journal allemand qui présentait le refus du Roi comme une offense pour la France et les rapports de notre ambassadeur qui expliquait ce refus, qui rappelait ses entrevues avec lui, et l'approbation formelle du Roi à la renonciation, il y avait un abîme, et que l'on devait tenir le récit allemand pour une manœuvre provocatrice, comme susceptible d'être démenti, peut-être même rétracté. On demanda à l'Empereur la réunion immédiate d'un Conseil en sa présence. Entre-temps Gramont reçut de Werther qui lui apprit sa disgrâce et l'ordre qu'il avait reçu de prendre un congé. Par ailleurs l'excitation du public ne faisait que croître et impressionnait les Ministres.

L'Empereur vint donc de Saint-Cloud tenir le Conseil aux Tuileries. La cause de la paix fut encore énergiquement plaidée par ceux de ses membres, malheureusement peu influents, qui l'avaient toujours soutenue ; ils étaient appuyés par les rapports des préfets en grande majorité représentant leurs départements comme pacifiques.

Le maréchal Lebœuf, plusieurs fois interpellé, déclara que nous avions quinze jours d'avance sur l'Allemagne, qu'on ne retrouverait jamais une occasion aussi favorable. De nouvelles dépêches au cours du Conseil parvinrent de Benedetti. Il trouvait auprès des Ministres prussiens un très mauvais accueil. Lebœuf réclamait à nouveau la convocation des réserves. Quoique l'on en comprit la gravité on la vota presque à l'unanimité. Il se hâta de donner ses ordres. Gramont émit pourtant encore l'idée d'un congrès qui déclarerait qu'un prince d'une grande puissance ne pouvait monter sur un trône étranger sans le consentement des autres puissances. On se sépara le soir en décidant la rédaction d'une déclaration pacifique[142]. Ainsi se perpétuait le flottement des esprits et se révélait la faute des décisions violentes [p.704] du début de la crise. Ainsi se révélaient aussi les torts de la Prusse en même temps que la bonne volonté du Gouvernement pour arriver à une solution pacifique.

Tout fut emporté quand on apprit de nos représentants de Munich et de Berne que toutes les chancelleries prussiennes recevaient à l'étranger le texte de la fameuse dépêche. L'outrage était donc public.

Le soir à 10 heures, à la demande de Lebœuf, un nouveau Conseil se tint à Saint-Cloud. Les pacifiques n'y assistaient pas tous. L'Impératrice vint demander qu'on défendît notre honneur. La déclaration, qui devait quelques heures plus tôt annoncer le projet de congrès, allait maintenant annoncer la guerre.

Le 15 juillet, la déclaration ministérielle. Les Chambres. La guerre. — Le matin du 15 juillet les Ministres se réunissent à Saint-Cloud. Gramont lit la déclaration belliqueuse rédigée par lui et E. Ollivier. Elle est approuvée à l'unanimité[143].

L'après-midi les deux Chambres en reçoivent communication[144]. Elle expliquait pourquoi nous ne nous étions adressés ni à l'Espagne, ni aux princes de Hohenzollern, mais à la Prusse, et en Prusse non au Gouvernement, mais au Roi. Comment le désistement du prince Léopold nous avait été communiqué par l'Espagne, comment le Roi de Prusse ne s'y étant pas associé nous lui avions demandé des garanties pour l'avenir, comment, ayant approuvé la renonciation, il s'était refusé à s'engager pour plus tard, comment nous étions disposés à ne pas rompre les négociations cependant. Alors la déclaration en arrivait à la fameuse dépêche, elle disait : « Notre surprise a été profonde lorsque hier le Roi de Prusse a notifié par un aide de camp à notre ambassadeur qu'il ne le recevrait plus et que pour donner à ce refus un caractère non équivoque son Gouvernement l'a communiqué officiellement aux Cabinets de l'Europe. » Le Ministère avait appris d'autre part l'ordre de congé adressé à l'ambassadeur d'Allemagne. Il avait donc jugé impossible de nouvelles tentatives de conciliation. La déclaration ajoutait en terminant : « Nous n'avons rien négligé pour éviter une guerre ; nous allons nous préparer à soutenir celle qu'on nous offre en laissant à chacun la part de responsabilité qui lui revient. Dès hier nous avons rappelé nos réserves, et avec votre concours nous allons prendre les mesures nécessaires pour sauvegarder les intérêts, la sécurité et l'honneur de la [p.705] France. » Le dépôt d'un projet de loi pour l'ouverture de 50 millions de crédit suivit la lecture de la déclaration ; l'urgence fut votée. Thiers prit alors la parole[145]. Il se heurta à une violente opposition, dont il ne triompha que par une très énergique opiniâtreté. Le passage topique de son discours fut celui-ci : « Est-il vrai, oui ou non, que votre réclamation ayant été écoutée sur le fond, c'est-à-dire sur la candidature Hohenzollern, vous rompez sur une question de susceptibilité ? Voulez-vous qu'on dise, voulez-vous que l'Europe tout entière dise que le fond était accordé et que pour une question de forme vous vous êtes décidés à verser des torrents de sang ? J e demande à la face du pays qu'on nous donne connaissance des dépêches d'après lesquelles on a pris la résolution qui vient de nous être annoncée ; car il ne faut pas nous le dissimuler, c'est une déclaration de guerre. » Les interruptions un moment suspendues firent rage, et, après avoir justifié son intervention, Thiers conclut : « La Chambre fera ce qu'elle voudra, je m'attends à ce qu'elle va faire, mais je décline, quant à moi, la responsabilité d'une guerre aussi peu justifiée. » E. Ollivier lui répondit[146]. Il rappela tout ce que député, puis Ministre, il avait fait pour la paix, puis il justifia tous les actes du Gouvernement : la déclaration du 6 juillet, dont l'énergie avait obtenu la renonciation, la demande de garantie nécessaire pour éviter une reprise de la candidature toujours possible, étant données les vicissitudes de l'Espagne. Il déclara que la France avait été insultée et que la publication de la dépêche prouvait que l'injure était intentionnelle. E. Ollivier adhérait donc alors même aux actes qu'il avait réprouvés. Et il ajouta la malheureuse phrase qui devait clore à jamais sa carrière politique : « Nous acceptons notre responsabilité d'un cœur léger. » S'apercevant de ce que le mot avait de dangereux pour lui il le commenta pour l'atténuer. « Je veux dire d'un cœur confiant et que n'alourdit pas le remords. » Vain effort ; après nos désastres E. Ollivier fut proclamé comme le responsable de la guerre au « cœur léger ».

La guerre « fraîche et joyeuse » devait un jour répondre à cette déplorable formule. Il est des mots historiques qui tuent ceux qui les prononcent. Thiers, ayant repris la parole, Jules Favre et Buffet insistèrent pour obtenir la communication des pièces ; on soupçonnait que les dépêches de Benedetti devaient démentir les affirmations de la dépêche prussienne. Gramont, qui s'était rendu d'abord [p.706] au Sénat, arrivant à la Chambre, représenta la communication de la dépêche aux Gouvernements étrangers comme « un affront pour l'Empereur, un affront pour la France ». « Si, par impossible, ajouta-t-il, il se trouvait dans notre pays une Chambre pour le supporter, je ne resterais pas cinq minutes ministre des Affaires étrangères. » Sur ce la demande de communication des pièces fut repoussée par 159 voix contre 84[147].

Mais, quand une commission fut nommée pour l'étude des quatre projets concernant les crédits, la garde mobile, les engagements volontaires, la Chambre réclama qu'on lui fournît des renseignements. Elle reçut et interrogea le ministre de la Guerre, qui l'assura de notre préparation et de notre avance, E. Ollivier, qui ne fit que passer et Gramont, qui, interrogé sur nos réclamations affirma qu'elles n'avaient jamais varié en lisant des extraits des dépêches, quant à l'injure, qui nous avait été faite, n'ayant pas la dépêche de Bismarck, — chose invraisemblable ! — il la reproduisit à peu près de mémoire et montra qu'elle avait été répandue dans les chancelleries. Il demandait le secret pour ménager les Gouvernements, qui nous avaient informés. On n'eut aucune velléité de contrôle, alors que Benedetti pouvait mettre tout au point et qu'arrivé du matin il s'était déjà rendu au Palais Bourbon. La commission ne se montra pas plus curieuse au sujet de nos alliances. Il suffit à Gramont de dire qu'il venait de quitter les ambassadeurs d'Autriche et d'Italie, en ajoutant : « J'espère que vous ne m'en demanderez pas davantage », pour qu'elle tint la coopération de ces pays pour assurée.

Ce fut de Talhouët, assisté de Kératry et de Dréolle, qui rédigea le rapport sur les projets déposés. Il donnait aux déclarations et demandes du Gouvernement une complète adhésion.

La séance de la Chambre reprit à 9 h. 30 du soir dans une atmosphère lourde et orageuse[148]. Le rapport, approbatif sur tous les points, fut pour le Gouvernement un gros appoint, de Talhouët n'était-il pas de ceux qui, en votant pour la communication des pièces, avaient montré de l'indépendance ? Gambetta prit la parole pour combattre ses conclusions. Y avait-il eu insulte ? Comment alors notre ambassadeur n'avait-il pas demandé ses passeports ? La dépêche et sa communication ? — mais quels en étaient les termes ? La Chambre ne pouvait voter en aveugle sans la voir. Sur cette sommation E. Ollivier fut sur le point de lire la fameuse note, il la garda pourtant pour [p. 707] lui. La Chambre, à la fois surexcitée et lasse après 11 heures de séance, avait son siège fait. Elle vota les quatre projets par 246 voix contre 10, par 249 voix contre 1, par 243 contre 1, par 244 contre 1, les adversaires irréductibles du Gouvernement s'abstenant. A minuit cette séance capitale était levée[149].

Comment en définitive le Corps législatif en cette crise d'une gravité formidable s'était-il comporté ? Tout au cours de son déroulement il n'avait pas su exercer sur le Gouvernement un contrôle sérieux. La déclaration du 6 juillet l'avait pourtant mis en face d'une situation proclamée des plus graves. Continuant l'examen du budget, malgré son agitation, il n'avait pas cherché à suivre les événements et à influencer les Ministres. Il n'avait pas imaginé de nommer une commission pour qu'elle se tint au courant des affaires. Les deux pouvoirs, l'un très agissant, l'autre inerte, étaient demeurés séparés l'un de l'autre. Et au dernier jour ils n'avaient pas su se rapprocher, le Gouvernement pour profiter des lumières de la Chambre et s'appuyer sur la représentation nationale vraiment instruite de la situation, le Corps législatif pour exercer son devoir de contrôle. Ainsi pas plus le Corps législatif que le Gouvernement n'avait su, au cours de cette crise où se jouaient les destinées de la France, pratiquer le parlementarisme et bénéficier des incontestables avantages de contrôle et de collaboration qu'il assure aux pouvoirs de l'État. L'Empire avait été pendant dix-sept ans un Gouvernement personnel et autoritaire, en quelques mois les pouvoirs de l'État n'avaient pas su s'adapter au régime nouveau et il est certain que ce fut là une des causes de la catastrophe, les institutions politiques y eurent une très grande part.

Déclaration de guerre et prorogation des Chambres. — La guerre était fatale. En vain l'Angleterre et la Bavière tentèrent d'intervenir, la Prusse déclara qu'elle ne pouvait accepter une transaction. Ce qui n'empêchait pas de dire que c'était notre susceptibilité qui était la cause de la guerre.

Celle-ci n'était toujours pas officiellement déclarée. Nous aurions pu imiter la Prusse qui, en 1866, n'avait pas procédé à une déclaration officielle et nous tardâmes. Le 18 juillet le Corps législatif vota 500 millions de crédit et porta le contingent à 140.000 hommes pour 1870. Ce fut la question des neutres, qui amena le ministre de la Marine à forcer ses collègues à une déclaration régulière de guerre, devant laquelle on fuit toujours. Elle fut rédigée hâtivement, dit [p.708] E. Ollivier, « par les commis des Affaires étrangères et elle fut même lue au Conseil. Elle fut communiquée uniquement pour la forme et sans discussion aux Assemblées et envoyée à la Prusse le 19 juillet[150] ». La machine politique fonctionnait toujours aussi irrégulièrement.

La guerre, en régime parlementaire, pose quant au fonctionnement des pouvoirs politiques un très gros problème. Le Gouvernement doit-il rester seul en activité, les Chambres étant suspendues pour qu'il soit libre de ses mouvements, pour qu'il échappe aux débats parlementaires qui l'absorberaient, troubleraient l'opinion et le forceraient à des explications dangereuses, pour que cesse l'instabilité d'un Gouvernement responsable, alors que la continuité de l'effort et des plans s'impose ? Ou bien les deux pouvoirs doivent-ils rester en fonction, s'appuyant, se contrôlant, rassurant l'opinion, faisant entendre la voix de la Nation ? Dans la grande guerre après quelques mois de suspension la vie parlementaire a repris en France sans que les dangers qu'on pouvait craindre se réalisent, avec au contraire tous les avantages qu'on pouvait espérer.

En juillet 1870 le parlementarisme était de trop récente date pour que le Gouvernement de l'Empire, même quand il était composé de libéraux, pût avoir dans les Assemblées cette confiance. Il était d'ailleurs menacé de droite et de gauche.

La droite était aussi prête à le renverser que la gauche. La droite jugeait que les hommes, qui depuis 1866 étaient les adversaires de la guerre, qui, dans la crise actuelle, après s'être montrés le 6 juillet, si énergiques dans la défense de l'intérêt et de l'honneur de la Nation, avaient manifesté tant de complaisance vis-à-vis de la Prusse qu'ils renonçaient aux garanties d'abord jugées indispensables, qui avaient attendu le soufflet de la fameuse dépêche et de sa publicité étaient mal qualifiés pour diriger la guerre. Elle disait aussi que le Gouvernement n'avait ni l'énergie ni l'autorité morale nécessaires pour tendre tous les ressorts du pays en vue de la lutte formidable à soutenir. Parmi ses membres ne manquaient pas non plus ceux qui, sûrs de la victoire, voulaient en cueillir les lauriers.

Quant à la gauche elle n'avait jamais cessé d'attaquer le transfuge qu'était pour elle le Ministre du 2 janvier et dans la journée du 15 juillet, en face de l'incontestable affront fait à la France et de la lutte qui en était la suite inévitable, elle avait refusé l'union [p.709] sacrée, qui quarante-quatre ans plus tard devait assurer au pays le maximum de résistance contre l'envahisseur, puis la force pour le repousser et le vaincre. La séance du 15 juillet avait été tumultueuse, les partis s'y étaient heurtés, les passions s'y étaient déchaînées. L'Empire n'avait pas su réaliser le minimum d'unité morale, qui est nécessaire à un pays pour subir sans se diviser l'épreuve suprême de la guerre.

Le Gouvernement jugea donc nécessaire de suspendre la vie parlementaire et de prononcer la prorogation du Corps législatif. La prorogation était plus que l'ajournement. Il fallait un décret de l'Empereur pour ouvrir une nouvelle session, la Chambre ajournée pouvait au contraire être convoquée à tout moment par son président. Le Gouvernement avait donc pris vis-à-vis des Chambres le maximum de garanties.

Pour justifier cette mesure dans son livre, qui est son plaidoyer, E. Ollivier a écrit : « Le Gouvernement d'un pays déchiré par les factions, qui s'engage dans une lutte pour l'existence nationale, est compromis irrémédiablement s'il ne se débarrasse des ergoteurs parlementaires. La présence d'une Assemblée ne lui donne aucune force, elle ne sert qu'à créer des inquiétudes, la méfiance, le désordre et à instruire l'ennemi des dispositions de chacun, à préparer les défaites, ou à les convertir en désastres. Comment d'ailleurs des Ministres occupés à déjouer des intrigues, à se débattre contre des interrogations saugrenues ou perfides, conserveraient-ils la force de parer à l'effrayante multiplicité de sollicitudes qu'exige la direction politique d'une grande guerre[151]. » Ce jugement étonne sous la plume de l'homme qui tout au cours du second Empire avait été le champion du libéralisme, du parlementarisme, quelle opinion avait-il donc de la France? Ce jugement condamne le régime qui avait mené le pays à un tel état de division et d'incompréhension politiques. Ce jugement déconcerte après l'épreuve de 1914-1918, qui le contredit, à moins qu'il ne soit la preuve d'une différence radicale entre la France de 1870 et celle de 1914.

Les adversaires du Gouvernement tentèrent d'éviter la prorogation. Mais une pétition ne recueillit contre elle à la Chambre que 45 signatures.

Le 21 juillet, J. Favre voulut interpeller à ce sujet le Gouvernement. Ollivier s'opposa à l'interpellation, qui ne fut retenue que par [p.710] 57 voix. Et les Chambres furent en effet prorogées. Le Gouvernement était débarrassé « des ergoteurs ». Sa responsabilité n'en serait que plus lourde[152].

Le Gouvernement en face de la guerre. — Seul à la tête du pays le Gouvernement connut de suite les plus graves échecs et des mécomptes redoutables.

La campagne diplomatique fut désastreuse. En ne nous contentant pas de la renonciation du prince Léopold, en exigeant de Guillaume des garanties jugées outrageantes pour lui, nous avions retourné contre nous l'opinion internationale, et l'injure de la publication de Bismark ne nous la rendit pas favorable. Bismark publia le traité négocié par Benedetti au sujet de la Belgique, qui dressa contre nous l'Angleterre, si bien qu'elle nous imposa un traité par lequel nous nous engagions à respecter la neutralité de la Belgique. La Russie hostile depuis l'insurrection polonaise promit à la Prusse son concours si l'Autriche s'alliait à nous, ce qui devait paralyser celle-ci. L'Autriche et l'Italie sur lesquelles nous comptions mirent à leur concours des conditions comme le retrait de nos troupes de Rome, ou notre pénétration heureuse en Bavière, se réservant pour l'heure de la victoire. L'Allemagne du sud était trop liée à l'Allemagne du nord, trop menacée par elle, trop sensible à l'affront que nous étions censés avoir fait au peuple allemand pour s'associer à nous. De tous côtés c'était la faillite de notre diplomatie et des alliances escomptées.

L'armée nous ménageait de pareils déboires. Alors que Lebœuf disait tout prêt, la mobilisation se fit dans des conditions inimaginables. Quand nous devions avoir 450.000 hommes sur le Rhin, il n'y en avait que 250.000. Nos magasins, nos dépôts, nos forteresses étaient hors d'état de remplir leur rôle.

Le plan de Niel comportait une offensive rapide surprenant l'ennemi dans sa formation, il fut abandonné et nous lui laissâmes l'initiative. La question du commandement n'était pas réglée, la tradition napoléonienne fit prendre à l'Empereur, malgré son état physique déplorable, le commandement suprême avec Lebœuf comme major général. Toutes nos armées étendues sur toute la frontière, sans liaisons entre elles furent ainsi sous un chef unique dans l'impossibilité de leur imprimer la direction unique nécessaire. Tout était improvisé, décidé au moment même. Charge écrasante contre [p.711] l'Empire, contre ce Gouvernement personnel, de force, dont l'armée devait être la préoccupation constante, surtout depuis que la menace prussienne était pressante et qui n'avait rien préparé, qui se laissait surprendre en pleine anarchie. Charge écrasante aussi pour le Ministère du 2 janvier, qui en six mois, étant un Gouvernement de contrôle, n'avait rien contrôlé et qui avait fait une politique de prestige sans être sûr d'en avoir les moyens.

L'institution de la régence fut une autre cause de faiblesse. L'Empereur quitta Saint-Cloud le 28 juillet, l'Impératrice prit le pouvoir. Mais il était évident que l'Empereur ne pourrait pas ne pas exercer son influence, qu'on ne pourrait pas ne pas se soucier de ses idées personnelles, ce qui rendait le Gouvernement très difficile et il était évident également que l'hostilité déclarée de la Régente pour ses Ministres serait pour le Gouvernement une autre très grave cause de difficultés et de faiblesse.

Le Gouvernement s'engageait donc dans la guerre dans les plus fâcheuses conditions.

Premières défaites, 4 et 6 août. Convocation des Chambres. Chute du Ministère. — Après un simulacre d'offensive française sur Sarrebruk le 2 août, la troisième armée allemande entra en Alsace et défit la division Abel Douay à Wissembourg. Le 6, Mac-Mahon, placé la veille à la tête des trois corps d'armée d'Alsace, fut attaqué à son tour à l'improviste n'ayant pas toutes ses forces disponibles et, au lieu de se replier sur les Vosges pour éviter une bataille inégale, il accepta le combat et fut vaincu à Froeschwiller. Notre armée d'Alsace deux fois vaincue était en retraite, l'Alsace s'ouvrait à l'invasion ; le 9, Strasbourg était assiégée.

En Lorraine, le 6 août, la première armée allemande battait à Forbach le corps du général Frossard et s'ouvrait la route de Metz.

Le 7 août, Paris apprend ces douloureuses nouvelles. Le Gouvernement lance une proclamation[153]. Il s'engage à publier toutes les nouvelles certaines. Il fait appel devant la gravité des événements au patriotisme et à l'énergie de tous. Les Chambres sont convoquées. Paris sera mis en état de défense. L'état de siège est déclaré. « Pas de défaillances, pas de divisions. Nos ressources sont immenses. Luttons avec fermeté et la Patrie sera sauvée. »

Ainsi aux premiers échecs le Gouvernement se déjuge. Il ne se sent pas la force et l'autorité nécessaires pour faire seul face aux [p.712] responsabilités et aux événements. E. Ollivier rappelle ceux qu'il ne craindra pas d'appeler quarante ans plus tard les « ergoteurs » et dont il dénoncera l'incapacité et les méfaits. Le lendemain 8, la convocation est même avancée du 13 au 9. Le Ministère a hâte de s'appuyer sur la représentation nationale.

Le même jour la presse démocratique, Avenir national, Cloche, Démocratie, Rappel, Réveil, Siècle publient un manifeste. Ils réclament l'armement de tous les citoyens, un comité de défense dans lequel figureront tous les députés de Paris. Que tous les patriotes se lèvent. La Patrie est en danger. C'est l'esprit de la Révolution qui se réveille et menace le Gouvernement.

Celui-ci s'apprête à se défendre. Il invoque contre une publication, qui est vraiment révolutionnaire, l'article 9 de la loi du 9 août 1849, qui l'autorise à interdire les publications de nature à entretenir le désordre. Mais au lieu de menacer il faudrait agir. Prévoyant l'hostilité de la Chambre, qui voudra rejeter sur lui la responsabilité de la guerre et de ses déceptions, le Ministère voudrait se consolider en appelant dans son sein Trochu alors extrêmement populaire. Mais celui-ci n'accepterait que s'il pouvait dénoncer toutes les fautes commises depuis 1866, ce qui ruinerait l'autorité de l'Empereur, on ne peut l'accepter. On renonce de même à s'adjoindre le général Cousin-Montauban, comte de Palikao, que la campagne de Chine a mis en relief. L'Impératrice de son côté le soir du 8 reçoit un groupe de députés, qui réclament la nomination de Trochu au ministère de la Guerre et celle de Palikao à la tête de l'armée de Paris. Le Ministère comprend les menaces qui pèsent sur lui. Des troubles sont annoncés pour le lendemain. En prévision de désordres révolutionnaires et parce que le commandement de l'Empereur paraît compromettre la défense nationale, on réclame de l'Impératrice son retour à Paris. Elle refuse après délibération du conseil privé ; ce serait pour lui le déshonneur.

C'est dans ces conditions que les Chambres se réunissent le 9 août[154]. Le Ministère se heurte au Corps législatif à une opposition déchaînée. On ne connaît pas alors l'union sacrée, ni même l'union tout court, les passions sont ardentes et les partis prêts à se déchirer.

Quand E. Ollivier s'écrie qu'il n'a pas « attendu pour réunir l'Assemblée que la situation de la patrie soit compromise », les interruptions fusent. On lui crie : « Elle l'est. » « La Lorraine est [p.713] envahie ! » « Il n'y a de compromis que le Ministère ! ». Quand il rend hommage à l'armée on lui rétorque : « Disparaissez et elle vaincra ! » Quand il dit aux députés pour leur demander leur concours : « Nous vous disons de nous aider à soutenir et à augmenter le mouvement national », Arago lui crie : « Tous les sacrifices, mais sans vous ! » Il énumère alors les mesures prises. Puis, ayant achevé la lecture de la déclaration qu'il avait préparée, il pose comme en des temps ordinaires la question de confiance. « C'est, dit-il, le temps d'agir et non de parler. Le Gouvernement se taira, qu'on le juge. » « Si la Chambre ne se place pas derrière nous... (Exclamations prolongées à gauche.) La Chambre manquerait aux premiers de ses devoirs si elle restait derrière nous, ayant dans l'esprit ou dans le cœur la moindre défiance (nouvelles exclamations) ». « Je lui demande donc en montant pour la dernière fois peut-être à cette tribune... (à gauche : « Nous l'espérons bien pour le salut de la patrie. ») Si vous croyez que d'autres plus que nous peuvent offrir, à vous, au pays, à la défense nationale les garanties dont elle a besoin ne discutez pas, ne faites pas de discours, demandez les urnes du scrutin, déclarez que nous n'avons pas votre confiance et qu'à l'instant même les nouveaux moyens s'organisent... Ne songez qu'à la Patrie. Renvoyez-nous, si vous le voulez, mais de suite et sans phrase. »

Ainsi s'effondrait le Ministère devant les représentants du pays, que quelques jours auparavant il prorogeait. En vain faisait-il appel au patriotisme, à l'union, il se heurtait à l'hostilité de partis irréconciliables.

E. Ollivier descendant de la tribune, Latour du Moulin présente cette proposition : « Les députés soussignés demandent que la présidence du Conseil soit confiée au général Trochu, qui soit chargé de composer un cabinet. » Par là non seulement le Ministère, mais l'Empereur étaient atteints, puisqu'on lui désignait l'homme à nommer et qu'on conférait à celui-ci le pouvoir de choisir ses collaborateurs.

Plus révolutionnaire encore se montre Jules Favre. Il demande l'armement de tous les habitants de Paris, de la population entière. Il proclame passée « l'heure des ménagements qui perdent les Assemblées et les Empires ». Pour lui le péril de la Patrie venait de l'insuffisance absolue du commandant en chef. « Que toutes nos forces militaires soient concentrées dans les mains d'un seul homme, mais que cet homme ne soit pas l'Empereur. » La Chambre « doit prendre [p.714] en mains le pouvoir » et pour cela il formule cette proposition : « Une commission de 15 membres choisis dans le sein de la Chambre sera organisée pour repousser l'invasion étrangère. » Cette proposition soulève la protestation du Président Schneider qui la proclame révolutionnaire. Kératry réclame pour elle l'urgence. Granier de Cassagnac la dénonce comme « un commencement de révolution tendant la main à un commencement d'invasion ». Il ajoute : « Si j'avais l'honneur de siéger sur les bancs du Gouvernement vous seriez tous livrés au conseil de guerre. » Et ces mots déchaînent le tumulte. « Nous sommes prêts, fusillez-nous. » (Long tumulte, on descend dans l'hémicycle, note l'Officiel). Schneider s'écrie : « Il est indigne que de pareilles scènes se passent et cela en face de l'étranger. » Ernest Picard soulève à nouveau l'Assemblée en réclamant l'organisation de la garde nationale et en s'écriant que si on refuse des armes à la population « elle devra s'en procurer elle-même par tous les moyens. » Pinard dénonce cet appel à l'insurrection.

Un certain calme se rétablit quand Jérôme David, le chef de l'extrême droite, fait entendre les accents du patriotisme. Mais en même temps il blâme le Gouvernement. — On exagère la situation. Il revient de l'armée, il a assisté à une bataille. L'armée, dans les conditions où elle s'est battue, est victorieuse. Il faut qu'elle sente toute la France derrière elle. Il faut dire au pays que le Gouvernement n'a pas cherché la guerre. On s'est trouvé en face d'une invasion toute préparée. « La Prusse était prête et nous ne l'étions pas. » Ces paroles écrasantes pour le Ministère déchaînent à gauche de bruyantes exclamations. Kératry s'écrie que le ministre de la Guerre a déclaré que nous étions prêts. Arago s'écrie que c'est la condamnation du Ministère, qui a trompé la France. Jérôme David termine par un appel à l'union devant l'ennemi. Il reçoit de vives félicitations. Il a parlé comme un chef de Gouvernement.

Après encore deux interventions de Picard et de Kératry, la clôture est prononcée. Dans les bureaux, la séance étant suspendue, on discute des projets urgents présentés par le Gouvernement. A la reprise de la séance deux ordres du jour sont en présence. Celui de Latour du Moulin : « Le Corps législatif, déclarant que dans la situation actuelle le cabinet a cessé d'avoir sa confiance, passe à l'ordre du jour »; le second de Clément Duvernoy : « La Chambre, décidée à soutenir un Cabinet capable de pourvoir à la défense du pays, passe à l'ordre du jour. » Tous les deux étaient des ordres du jour de défiance pour le Ministère, le second, émanait de la droite et appelait [p.715] un Ministère de droite pour lui succéder. Le premier fut rejeté ; le second, après qu'E. Ollivier eut déclaré que le Ministère ne l'acceptait pas, fut voté.

A la suite d'une suspension d'un quart d'heure, E. Ollivier vint annoncer que l'Impératrice avait accepté la démission du Ministère et désignée Palikao pour en former un nouveau.

Le Gouvernement qui, poussé par le Corps législatif et à ses applaudissements, avait déclaré la guerre, tombait dès nos premiers revers.

Un gouvernement qui ne se défend pas, une Chambre qui après l'avoir excité, soutenu, l'accable, des partis qui s'opposent, la menace de la révolution, l'Impératrice, férue d'autorité qui accepte l'homme qu'on lui impose, la révolution grondante autour du Palais Bourbon protégé par des mesures sévères, voilà le lamentable spectacle que présentait le régime impérial après une semaine de guerre !

Ministère de Palikao, permanence ou prorogation des Chambres. — Le général comte de Palikao était donc chargé de former un Ministère, la régente l'influença et voici sa composition. Il prenait la Guerre, Rigault de Genouilly gardait la Marine, Magne avait les Finances, La Tour-d'Auvergne les Affaires étrangères, Henri Chevreau l'Intérieur, Grandperret la Justice, Clément Duvernois et Jérôme David le Commerce et les Travaux publics. Ces deux noms indiquaient que l'extrême droite bénéficiait de la crise. Les partis n'abdiquaient pas. Constatant le fait les Débats du 11 août disaient philosophiquement « dans les circonstances où nous sommes il faut sacrifier ses préférences, sauf à revenir plus tard, et Dieu veuille que ce soit bientôt ! à la pratique de la vie parlementaire ».

La question gouvernementale était résolue. Restait celle des Chambres. On n'osa pas de suite après la précédente expérience les proroger. Un député, Estancelin, présenta une proposition en faveur de la permanence, l'urgence demandée trouva la Chambre divisée par moitié. La situation resta indécise, les Chambres se réunissant en fait sans travail sérieux, puis le 24 août deux décrets prononcèrent la prorogation des deux Assemblées. A nouveau, malgré l'insuccès précédent de cette mesure, et malgré la gravité de la situation le Gouvernement trouvait commode de s'affranchir du concours des représentants du pays.

Retraite de Mac-Mahon. Enveloppement de Bazaine sous Metz. — Pendant ce temps le sort des armes nous demeurait contraire. Bazaine, qui est devenu général en chef, replie sous Metz, [p.716] après Forbach, le gros de nos forces, Mac-Mahon se retirant de son côté d'abord sur Nancy, puis sur Châlons-sur-Marne. Bazaine projette d'abord lui-même une retraite de son armée sur Verdun. Le 14 août ses troupes commencèrent à franchir la Moselle. Mais elle furent attaquées par une fraction de la 3e armée allemande et livrèrent bataille à Borny, s'arrêtant dans leur retraite sans profiter de leur avantage.

L'armée allemande s'employa alors à tourner nos forces immobilisées, et franchit la Moselle au sud de Metz.

Ce mouvement amena le choc des deux armées à Rezonville, à l'est de Metz, le mouvement tournant de l'ennemi s'accentuant. Nos forces le 16 août étaient supérieures, mais la violence des attaques allemandes nous donnèrent le change et Bazaine, qui, en poussant l'affaire, pouvait remporter la victoire se replia sur Metz. L'armée allemande, continuant son mouvement d'encerclement à l'est et au nord-est de la place, livra le 18 la grande bataille de Gravelotte-Saint-Privat, où 350.000 hommes furent aux prises, environ 200.000 Allemands et 150.000 Français. Les pertes furent de 20.000 pour eux, de 13.000 pour nous. Mais, nous enlevant Saint-Privat, ils nous rejetèrent sur Metz. Notre principale armée se trouvait immobilisée pendant que celle de Mac-Mahon, qui ne comptait que 130.000 hommes, battait en retraite sur Châlons. Nos forces étaient divisées et les Allemands étaient maîtres de la manœuvre dans une France ouverte.

Situation à Paris. L'opinion, le Gouvernement, le Corps législatif. — Paris se nourrit d'abord d'illusion. Les Débats, si mesurés au sujet d'une médiation possible de l'Angleterre écrivent, numéro du 19 août : « La diplomatie peut se recueillir. Son temps n'est pas venu. Il n'y a place en ce moment que pour la lutte dans laquelle chaque jour, chaque heure sont à l'avantage de la France ! » Voilà où l'on en était au jour de Saint-Privat.

Et le lendemain : « Le succès récent de nos armées a déjà eu d'heureux résultats. L'ennemi affaibli par des pertes considérables a été contraint de ralentir sa marche. » Le numéro du 21 annonce encore notre succès. Mais celui du 22 parle « des bruits fâcheux qui circulent depuis deux jours sans qu'il soit possible de savoir au juste d'où ils viennent ». Quel désordre ce manque de nouvelles ne prouve-t-il pas ? Comment après un mois de guerre le Gouvernement, qui aurait un si grand intérêt à savoir où en sont les événements à l'armée, est-il dans l'ignorance de ce qui se passe à Metz, ou sur la route de Châlons ?

[p.717]

Le 22 août de mauvaises nouvelles filtrent. Le Gouvernement fait afficher que les communications avec l'armée du Rhin sont coupées. Le plan de Bazaine n'a pas encore abouti. Il annonce brusquement : « Nous serons bientôt prêts à recevoir qui se présentera devant nos murs. » Quel réveil ! On voit d'ailleurs une armée de 16.000 travailleurs mettre Paris en état de défense. Le 17 un conseil de défense a été constitué sous la présidence de Trochu. Le ravitaillement est activement poussé. Et l'on ignore que les chefs-d’œuvre du Louvre, les bijoux de la couronne, une partie du numéraire de la Banque de France sont en route pour Brest. Puis on apprend successivement à quel terminus s'arrêtent les différentes lignes de l'Est.

Et comme nous devons infailliblement être vainqueurs nos échecs ne s'expliquent que par l'espionnage et la trahison dans des cerveaux en proie à une sorte de névrose. La confiance n'est pourtant pas morte. Un emprunt de 750 millions est lancé, en un jour 619 millions, sans compter les résultats encore inconnus des grandes villes de province, sont souscrits.

Mais à la Chambre l'agitation gagne. Le 22, de Kératry propose que neuf députés soient adjoints au Comité de défense de Paris. — Le 23 on réclame des explications du ministre de la Guerre, qui déclare ne pouvoir venir à la Chambre. — Le 24 sur une demande pressante de Gambetta le Gouvernement déclare que des éclaireurs ennemis ont fait leur apparition à Châlons et à Troyes. Buffet[155] prononce alors un émouvant discours contre la proposition de Kératry, qui évoque les temps où le pouvoir législatif doit être investi de l'exécutif. Une discussion ardente, passionnée s'engage dans laquelle E. Picard, Jules Favre et Buffet à nouveau prononcent des discours enflammés. Celui de Buffet entraîne l'Assemblée. « Il n'y a qu'une question : « chasser l'étranger. » « Il n'y a aucune question politique. Il faut suivre l'exemple de l'armée qui ne demande pas pour qui elle combat ; la cause qu'elle défend c'est celle de la France souillée par l'étranger.

» Le Gouvernement parlementaire a dans une grande crise nationale à faire ses preuves. Il faut que le pays sache qu'en face de l'ennemi ce Gouvernement de discussion devient un Gouvernement d'action... En face de la guerre toutes les opinions doivent faire trêve. Il doit y avoir union de tous les cœurs, de tous les sentiments, de toutes les énergies, vers un seul but, un seul résultat : chasser l'étranger. » C'est peut-être la première fois qu'un si chaud appel à [p.718] l'union se fait entendre. Le succès est immense, des bravos et des applaudissements éclatent et se prolongent. Gambetta[156] proteste, pour prouver que la Chambre est un pouvoir d'action, il faut qu'elle agisse par le Comité. Mais on ne l'écoute pas ; la clôture est prononcée par 210 voix contre 55. Thiers[157] combat aussi la proposition Kératry, mais supplie que ce ne soit pas dans l'intérêt des institutions existantes. « Vous nous forceriez à vous rappeler que les institutions plus encore que les hommes sont les auteurs de nos maux. »

Au cours de cette séance de nouveau passionnée Gambetta demande : « Où est l'armée ennemie? » et le ministre de l'Intérieur lui fait cette stupéfiante réponse, qu'il ne le sait pas. Ignorance ou dissimulation ? Ignorance plutôt, mais combien impardonnable.

Désastres militaires. Sedan 2 septembre 1870. — Pendant que la France et le Corps législatif étaient ainsi laissés sans nouvelles de la guerre, les événements les plus graves se déroulaient et la catastrophe fatale pour l'Empire se précipite. — Après ses défaites du début d'août l'armée de Mac-Mahon pour échapper à l'ennemi et couvrir la capitale s'était mise en retraite. Le camp de Châlons avait paru le point le meilleur pour regrouper toutes nos forces, les armées de Bazaine devant s'y diriger également. La jonction opérée on pourrait reprendre la campagne soit en se reportant sur Paris pour entraîner l'ennemi loin de ses bases et l'affaiblir, soit en reprenant l'offensive avec une masse reconstituée. Mais si Mac-Mahon arriva au rendez-vous, Bazaine, qui avait sous Metz compromis par ses hésitations et ses fautes toutes ses chances, y manquait. L'Empereur, après avoir abandonné le commandement et l'armée de Metz, s'y trouva également. Mac-Mahon voulait continuer la retraite sur Paris, où la présence de l'Empereur paraissait aussi nécessaire. L'Impératrice et les Ministres estimèrent le retour de l'Empereur impossible et néfaste l'abandon de l'armée de Metz. Ordre fut donné de remonter vers le Nord pour débloquer celle-ci, ou la joindre à Montmédy, que Bazaine prétendait gagner en rompant le cercle ennemi. De là la marche sur Sedan. Sa lenteur permit aux Allemands informés de nous y envelopper. Le 30 août l'armée française surprise éprouva un premier échec à Beaumont. Le 1er septembre l'encerclement était achevé, notre armée bombardée de toutes parts, des hauteurs qui la dominaient, fut décimée. La lutte cessa le soir, le drapeau blanc ayant été arboré par nous. Le lendemain une capitulation sans condition livrait [p.719] à Guillaume, témoin de notre écrasement, l'Empereur, l'armée, la place. — Une armée prisonnière, une autre bloquée, réduite à l'impuissance et à la famine, Paris sans troupes régulières pour sa défense, la France entière ouverte de toutes parts à l'ennemi : tel était au 2 septembre, quarante-huit jours après la déclaration de guerre, le bilan du second Empire. Il faisait éclater ses fautes : fautes diplomatiques accumulées dans les dernières années du règne et dans la crise dernière, fautes de préparation militaire, d'ignorance de la condition de l'armée, fautes dans l'organisation des forces et du commandement, fautes dans le plan, ou plutôt dans le défaut de plan, faute dans le manque d'entente entre les armées et entre l'armée et le Gouvernement.

Paris dans l'attente des événements. — Pendant que ces événements, qui allaient déchaîner la Révolution, se produisaient, Paris vivait dans la fièvre et l'illusion. Le bruit d'une grande victoire qui se serait produite les 30 et 31 circulait. Le 1e r septembre, un journal aussi prudent que les Débats s'en faisait l'écho. On est, d'après lui, sans nouvelles officielles. Mais le Public que le Gouvernement inspire annonce que de sérieux engagements se sont produits. «La bataille qui aurait été livrée hier (30), par le maréchal de Mac-Mahon, et qui a dû se prolonger dans la nuit serait une victoire incontestée. » Les événements d'hier (31) auraient été moins heureux, « les dépêches prussiennes attribueraient à l'armée prussienne un immense succès ». Selon toutes les versions fondées sur des bruits et des récits venus de Belgique nous aurions été vainqueurs sur toute la ligne. Le journal recueille dans le Peuple français les mêmes bruits de victoire. « Nous ne donnons pas ces renseignements comme authentiques. Mais nous pouvons attester que la Champagne entière retentit du bruit de nos victoires du 30 et du 31. Puissent-ils se confirmer entièrement. » Et le journal cite encore la France qui rapporte qu'un paysan a été « chargé officiellement par le maire d'une commune à 12 lieues à l'est de Reims d'apporter le récit d'une grande bataille à Monthois. Les Prussiens ont perdu 30.000 hommes, on vit des rangs entiers de cadavres debout appuyés les uns sur les autres. Qu'on fasse à l'exagération sa part, il resterait encore un grand succès. » Voilà ce que l'on pouvait lire le 1e r septembre au soir dans un journal sérieux de Paris. Le même jour au Corps législatif il n'est question de rien, on reçoit des pétitions et des projets d'initiative parlementaire.

Le lendemain 2 septembre dans les Débats du 3 les chants de [p.720] triomphe sont moins assurés. On lit pourtant que les renseignements recueillis confirment les succès annoncés. Mais aucune communication officielle n'est arrivée à leur sujet. Le Public donne la même note. On signale des contradictions dans les informations. On avoue que de Failly a subi une défaite et que la jonction si attendue de Bazaine et de Mac-Mahon n'est pas réalisée. Le journal publie d'autre part des dépêches allemandes annonçant un grand succès.

On comprend à quel degré d'énervement les Chambres, Paris, la France doivent être arrivés, ballottés entre ces espérances et ces craintes, entre la victoire éclatante et la défaite définitive. Or le Gouvernement garde le silence.

Et pourtant dès le 1er septembre à 4 heures de l'après-midi le ministre de la Guerre avait reçu du général Vinoy alors à Mézières l'annonce d'une défaite. Le lieutenant-colonel Tissier, sous-chef d'état-major de Mac-Mahon, était arrivé porteur des papiers du maréchal annonçant Sedan bloqué, l'armée cernée, le maréchal blessé. Le matin du 2 septembre un sous-préfet des Ardennes annonçait au ministre de l'Intérieur le passage de nombreux fuyards. Pourtant le 2 de Palikao, interrogé au Corps législatif, disait les nouvelles contradictoires, il les communiquerait dès qu'elles seraient confirmées.

Ce fut, semble-t-il, Jérôme David qui à 6 heures reçut d'un ancien préfet, qu'il avait envoyé comme en mission, la dépêche révélant la vérité : « Grand désastre. Mac-Mahon tué, l'Empereur prisonnier. Je ne sais où est le prince impérial. » Il ne prévint pas ses collègues, mais l'Impératrice et Thiers pour demander son concours.

Le 3 septembre Paris jusqu'au soir en est encore aux nouvelles incertaines. Les Débats annoncent seulement que les bruits recueillis sont mauvais. De Belgique journaux et voyageurs répandent des bruits de désastres. Les députés assiègent les Ministères, qui se disent sans nouvelles officielles. Celles que l'on possède n'émanent, il est vrai, ni de l'Empereur, ni des généraux en chef.

Dans une réunion de la gauche Thiers annonce ce que Jérôme David lui a appris. On envisage la création d'une commission exécutive dont Trochu serait le chef. On presse Thiers d'en faire partie, comme d'ordinaire il se dérobe. Il se dérobe encore quand, par Mérimée et un ancien chambellan de l'Empereur, l'Impératrice recourt à lui. Cette démarche prouve que même pour la régente l'heure des grandes résolutions est venue.

A 3 heures la séance[158] s'ouvre à l'Assemblée. Le ministre de la [p.721] Guerre fait une déclaration embarrassée ; on est encore sans nouvelles officielles. Il annonce pourtant l'échec de Bazaine pour se dégager et se joindre à Mac-Mahon, la bataille qui va avoir lieu entre Sedan et Mézières, la nécessité de se retirer sous cette ville, le bruit de la blessure de Mac-Mahon. Il fait appel à l'union. Jules Favre intervient, constate notre désastre et admet l'union sans récrimination. Mais l'Empereur communique-t-il avec ses Ministres ? — Le ministre de la Guerre répond que non. — « S'il en est ainsi le Gouvernement de fait a cessé d'exister, donc c'est aux députés seuls et au pays qu'on peut demander les ressources qui sauveront le pays. » Schneider déclare qu'il devrait protester, que ces paroles affaiblissent le pays. J. Favre proteste. Le pays ne peut compter que sur lui-même et ses représentants et non sur ceux qui l'ont conduit à la ruine. « Ce qui est nécessaire, c'est que, pour éviter la confusion, tous les partis s'effacent devant un nom militaire qui prenne la défense de la Nation. Ce nom est connu, il est cher à la Nation, il doit être substitué à tous autres. Devant lui doivent s'effacer tous les fantômes de Gouvernement. » Le ministre de la Guerre répond qu'il n'y a pas de nom pour sauver le pays. Il n'y a que le Gouvernement constitué.

Au Sénat, Jérôme David lance une déclaration de défense à outrance[159]. « Malgré les mauvais jours aucun sentiment de découragement n'est entré dans nos âmes, et, Dieu aidant, nous chasserons l'étranger du sol sacré de la patrie. » Puis un peu après : « Nous défendrons Paris dans ses forts, dans son enceinte, dans ses rues. Notre glorieuse cité ne capitulera pas devant l'étranger et s'il le faut nous nous ensevelirons tous sous ses décombres. »

Le problème des responsabilités et des mesures de salut à prendre est posé. Les Débats qui commentent la séance posent la question d'un changement ou d'un remaniement ministériel. Mais déjà ils font entrevoir que des mesures plus graves pourraient être à prendre. « L'union de toutes les forces morales est indispensable... le Cabinet actuel, dont les éléments, ne l'oublions pas, sont presque exclusivement empruntés à l'extrême droite, est-il bien propre à assurer, en vue du salut public, toutes les forces vives du pays? » Pour eux un remaniement doit y faire entrer « les hommes qui représentent les tendances actuelles de l'opinion, et en qui le pays a le plus de confiance », cela est nécessaire « pour ajourner d'autres solutions plus radicales ». Mais c'étaient celles-là qui allaient s'imposer.

[p.722]

Au Gouvernement, s'il avait eu la conscience de la situation et la volonté d'y faire face, le choix s'offrait entre deux solutions. Ou faire machine en arrière, en revenir au 2 décembre, dissoudre, emprisonner, réprimer, déployer la force à l'intérieur pour la retrouver à l'extérieur, ou plier devant l'orage, céder le pouvoir à la représentation nationale, accepter une Commission de défense nationale nommée par elle, l'Empire étant nominalement conservé, la crise passée, les représentants en subissant les conséquences, le régime pourrait se restaurer normalement. Les conseillers de l'Impératrice, en une réunion de l'après-midi, ne s'arrêtèrent pas à la première solution sans adopter la seconde, que Schneider suggérait lui-même à la régente.

Le Gouvernement se borna donc en dehors des déclarations aux Chambres de lancer une proclamation « au peuple français », signée par tous ses membres[160] : Un grand malheur frappait la patrie... Mac-Mahon était blessé. Wimpfen, son successeur, avait capitulé... Paris était aujourd'hui en état de défense... Les forces du pays s'organisaient... Avant peu de jours une armée nouvelle serait sous les murs de Paris, une autre armée se formait sur les rives de la Loire. « Votre patriotisme, votre union, votre énergie sauveront la France. L'Empereur a été fait prisonnier dans la lutte. Le Gouvernement d'accord avec les pouvoirs publics prend toutes les mesures que comporte la gravité des événements. »

Pendant ces délibérations l'Impératrice recevait enfin une dépêche officielle de l'Empereur, terrible en sa brièveté : « L'armée est défaite et captive ; moi-même je suis prisonnier. »

Schneider, quoiqu'il eût vu la répugnance du Gouvernement pour une séance de nuit, cédant aux instances de plus de 40 députés, lança des convocations. J. Favre ne lui avait pas caché qu'il proposerait la déchéance.

Les Ministres et surtout Palikao furent très irrités. Ils avaient compté sur un répit de quelques heures. On avait supplié le président du Conseil d'être énergique, de prendre des mesures proportionnées aux circonstances. Il se borna à confirmer les nouvelles, refusant une discussion pour laquelle les Ministres n'avaient pas pu s'entendre. Nous demandons que la discussion soit remise à demain, vous comprendrez que nous n'avons pu nous entendre entre nous, car on est venu m'arracher de mon lit pour me dire qu'il y avait une séance de nuit. » C'est tout ce que l'homme sur qui reposait le sort du pays, trouvait à dire. N'était-ce pas déjà l'abdication ?

[p.723]

J. Favre présente une résolution, signée par vingt-sept députés, pour : 1° la déchéance de leurs pouvoirs constitutionnels de Louis-Napoléon Bonaparte et de sa dynastie ; — 2° la nomination par l'Assemblée d'une Commission investie de tous les pouvoirs du Gouvernement ; — 3° le maintien du général Trochu comme gouverneur général de Paris. — Il annonçait qu'il exposerait les motifs de cette résolution ce jour même à midi. La majorité ne réagissait pas et la séance était levée à 1 h. 30. Elle s'était ouverte à 1 heure ; en une demi-heure on avait fait bien du chemin.

Le 4 septembre. — Dans la matinée du dimanche 4 septembre le peuple de Paris apprit par la proclamation du Gouvernement la réalité et l'étendue du désastre. Il se mit en marche, poussé par la colère, la crainte, la curiosité, ces sentiments qui remuent les foules, vers les lieux où s'apprennent les nouvelles et où se décident les grands événements, boulevards, abords du Palais Bourbon et de l'Hôtel de Ville.

Le Gouvernement, les partis prenaient leurs résolutions.

Thiers et le centre gauche se contenteraient de constater la carence du pouvoir. Une Constituante statuerait plus tard sur le régime ; une commission de Gouvernement prendrait le pouvoir.

Le Gouvernement s'arrête à la nomination du Conseil de régence par l'Assemblée, Palikao devant garder la lieutenance générale.

L'agitation, chose curieuse, demeurait parlementaire. Il n'y eut pas de réunions révolutionnaires pour préparer un mouvement séditieux et le renversement du régime par une Révolution. Les mouvements qui se produisirent furent donc spontanés, produits par les sentiments qui naturellement agitaient les foules.

Ces mouvements devaient être prévus. La mésentente entre le Gouvernement et Trochu, gouverneur général de Paris, les fausses manœuvres du Gouvernement, qui avait confié les mesures à prendre à un sous-ordre du gouverneur général, firent que Trochu, sollicité finalement d'agir, refusa de se rendre à l'appel tardif de l'Impératrice et se désintéressa de la suite des événements. Le Gouvernement avait commis sa dernière faute. Des mesures furent pourtant prises pour protéger le Corps législatif, mais insuffisantes, au moyen de troupes disparates, sans un homme pour les diriger.

Une dernière démarche fut faite par des députés ayant à leur tête Daru et Buffet pour obtenir de l'Impératrice qu'elle cédât ses pouvoirs pour le moment au Corps législatif, qui, nommant une commission de Gouvernement, le ferait comme étant son délégué. Elle [p.724] se réserverait ainsi le principe de l'autorité. Sinon, sous une forme ou une autre, on allait, disaient-ils, à la déchance. L'Impératrice, très sensible au point d'honneur, considérait cette démarche comme une abdication, comme une désertion. Après s'être cabrée, elle céda pourtant et déclara s'en remettre à ses Ministres. Il était trop tard. La séance avait déjà commencé. Il n'en est pas moins vrai, qu'avant toute émeute, la représentante la plus déterminée de l'autorité impériale ne pouvait plus se défendre.

Séance du Corps législatif[161]. — Le renvoi de la séance à l'après-midi, volé à 1h. 30 du matin, avait été de la part du Gouvernement une grosse faute. Il devait permettre à l'émotion populaire de se transformer spontanément en tumulte, en émeute, pour se terminer en Révolution.

Quand la séance s'ouvrit à 1 heure de l'après-midi on pouvait remarquer que les tribunes, vides la nuit ou à peu près, étaient bondées et que s'y trouvaient des orateurs de réunions publiques, d'anciens chefs de clubs, le personnel des « journées » révolutionnaires.

Dès que le président Schneider eut ouvert la séance, de Kératry, toujours au premier rang pour lancer les propositions les plus avancées, protesta contre les dispositions militaires prises par le ministre de la guerre, alors qu'il appartenait au gouverneur de Paris d'agir s'il y avait lieu. Il demandait que la défense de l'ordre fût confiée à la garde nationale. Ce fut naturellement repoussé.

On en vint alors aux propositions préparées par le Gouvernement et les partis. Palikao donna lecture de la première, déjà indiquée, avec une retouche seulement, qui consistait à appeler « Conseil de Gouvernement » ce qu'il avait appelé précédemment « Conseil de régence ». Ce projet ne disait rien du régime, de l'Empire et de la régence. Il donnait au Corps législatif la nomination des membres du Conseil. Mais il plaçait à sa tète Palikao lui-même, l'imposant à l'Assemblée. Il ne précisait pas les pouvoirs du nouveau Gouvernement vis-à-vis de la régence et vis-à-vis de la Chambre.

Jules Favre présenta à la Chambre la proposition de l'opposition qui consacrait la déchéance.

Thiers soutint à son tour son projet, signé de quarante-huit députés, parmi lesquels se rencontraient des membres notoires de la majorité.

L'urgence demandée par Gambetta fut votée. Les députés se [p.725] rendirent dans leurs bureaux. Les commissaires nommés, pris dans les deux centres, se prononçaient pour la proposition de Thiers, qui réservait l'avenir, mais écartait dans le présent le Gouvernement actuel. Les Ministres cessaient leur opposition.

Il n'y avait plus qu'à nommer le rapporteur, à rédiger le plus bref rapport, à rentrer en séance et à voter. La France, sans Révolution, allait avoir un « Gouvernement de défense nationale » appuyé par une représentation nationale.

La Révolution. — La France ne devait pas connaître cette chance dernière. Les forces de police et militaires mal dirigées par le général de Caussade laissèrent se présenter des bataillons de gardes nationaux sans chef, et leur livrèrent passage. Ceux-ci, encouragés par des députés qui étaient sortis du Palais pendant la suspension de séance, envahirent le Palais. En même temps les spectateurs des tribunes emplirent l'hémicycle vide. Les députés rentrant en séance se trouvèrent au milieu d'une foule. Les tribunes s'étaient remplies d'individus qui avaient pénétré à la suite des gardes nationaux. Schneider, Crémieux, Gambetta, Glais-Bizoin s'efforcèrent vainement de rétablir l'ordre. De nouvelles bandes forçant les portes se précipitèrent dans la salle. Schneider déclara la séance levée et se retira aux cris de : « A mort l'assassin du Creusot ! »

Gambetta rédigea une motion de déchéance que vota, non les députés déjà partis, mais la foule.

Jules Favre, se souvenant de 1848 et que le temple des Révolutions est l'Hôtel de Ville, y entraîna la foule accompagné de Jules Ferry et de de Kératry. Aucune force de police ne s'opposa à cette marche révolutionnaire. Elle négligea les Tuileries, à quoi bon s'occuper de la Régente, elle ne comptait plus. A l'Hôtel de Ville quelques troupes qui l'occupaient se dispersèrent. Gambetta, Emmanuel et Etienne Arago, Crémieux. Ernest Picard, Dréo arrivèrent à leur tour, les uns après les autres. Le préfet de la Seine était absent, le secrétaire général Blanche se retira sans présenter aucune protestation. Les salles de l'Hôtel de Ville furent envahies par la foule d'ailleurs pacifique. Etienne Arago et Kératry furent désignés et acclamés comme préfet de la Seine et préfet de police. Celui-ci prit possession de son poste sans résistance. Jamais Révolution ne s'était opérée aussi paisiblement. Non seulement il n'y eut aucune lutte mais il n'y eut aucune velléité de résistance. On n'assistait pas au renversement d'un Gouvernement, mais à l'occupation du Gouvernement par de [p.726] nouveaux venus. Le pouvoir était un objet sans maître que le premier occupant faisait sien.

Les promoteurs de la Révolution après ce rapide succès purent concevoir des craintes. Après eux se présentèrent à l'Hôtel de Ville les hommes de la Révolution sociale, 1848 se reproduisait, c'étaient notamment Delescluze et Millière, Rochefort, Raspail. Des bandes de leurs partisans se pressent. On distribue des listes en vue du Gouvernement à acclamer portant les noms de Delescluze, Blanqui, Félix Pyat, Flourens, et d'autres plus modérés.

Gouvernement de la défense nationale[162]. — C'est alors que les hommes de la première équipe, réfugiés dans une salle pour donner au Gouvernement nouveau l'autorité d'une investiture populaire, d'une consécration légale, conçurent l'idée de faire acclamer comme membres du Gouvernement de la défense nationale « les élus de Paris », en y comprenant les députés qui élus à Paris et dans des départements, avaient opté pour ceux-ci. C'était s'assurer un Gouvernement républicain, mais, pouvait-on dire, non révolutionnaire, Rochefort seul méritant cette qualification. Ils s'adjoignirent Trochu qui, en laissant faire, avait conquis à nouveau la faveur populaire. L'adhésion du général, qui s'était refusé à l'Impératrice et au Corps législatif, fut facilement obtenue par trois délégués de l'Hôtel de Ville, qui lui communiquèrent la liste des membres du nouveau Gouvernement, ne comprenant pas le nom de Rochefort. Il revêtit un costume civil pour se rendre à l'Hôtel de Ville. Il mit à son acceptation quelques conditions : on ne porterait jamais atteinte à la famille, à la propriété, à la religion, il occuperait la présidence du Gouvernement, il obtiendrait le consentement, qu'il alla en effet solliciter, de celui qu'il considérait encore comme son supérieur, le ministre de la Guerre, extraordinaire scrupule d'un militaire qui demeurait esclave de la hiérarchie, même quand il la détruisait. La popularité du général, la nécessité d'avoir à sa tête pour la défense nationale un général réputé, la crainte des révolutionnaires sociaux qui rendait précieux le concours de l'armée, entraînèrent l'acceptation de ces conditions par les « hommes du 4 Septembre ».

L'attribution des Ministères semble s'être faite facilement.

Gambetta s'était déjà rendu à l'Intérieur, et quand Chevreau, qui était absent, revint, il se retira sans protester, le régime impérial [p.727] n'opposait aucune résistance. Jules Favre fut nommé aux Affaires étrangères, Crémieux à la Justice, E. Picard aux Finances, Le Flô à la Guerre, l'amiral Fourichon à la Marine.

Une proclamation aux « Citoyens de Paris » fut rédigée.

« Citoyens de Paris,

» La République est proclamée. — Un Gouvernement a été nommé d'acclamation.

» Il se compose des citoyens :

» Emmanuel Arago. — Crémieux. — Jules Favre. — Jules Ferry. — Gambetta. — Garnier-Pagès. — Glais-Bizoin. — Pelletan. — Picard. — Rochefort. — Jules Simon, représentants de Paris.

» Le général Trochu est chargé des pleins pouvoirs militaires pour la défense nationale. — Il est appelé à la présidence du Gouvernement.

» Le Gouvernement invite les citoyens au calme ; le peuple n'oubliera pas qu'il est en face de l'ennemi. — Le Gouvernement est avant tout un Gouvernement de défense nationale. »

Disparition des pouvoirs constitués. — Comme la Révolution n'avait pas été précisément le fait de la violence, les pouvoirs constitués restaient debout.

La fin du Corps législatif fut une pénible agonie. Après son envahissement un nombre appréciable de ses membres s'étaient réfugiés à la présidence. Garnier-Pagès les exhorta à s'unir au Gouvernement de l'Hôtel de Ville. Buffet protesta contre la violence faite à l'Assemblée. On reprit la discussion des propositions présentées l'après-midi. Celle de Thiers fut adoptée. Une délégation fut nommée pour se rendre à l'Hôtel de Ville.

Le soir il y a une nouvelle séance. Jules Favre et Jules Simon apportent la réponse du Gouvernement de la défense nationale et s'efforcent de faire entendre aux représentants que les faits sont accomplis et définitifs, que leur ratification serait bien accueillie, que leur refus n'empêcherait rien. Ils annoncent que Thiers a été sollicité d'entrer dans le Gouvernement.

Après leur départ l'agonie du Corps législatif se prolonge. Thiers qui préside a beaucoup de peine à persuader à ses collègues qu'il n'y a plus qu'à mourir, ou mieux que c'est chose faite, qu'ils n'avaient pas à reconnaître le Gouvernement, mais que « le combattre serait une œuvre antipatriotique ». Quand Roulleaux-Dugage [p.728] demande « quel rôle jouer dans nos départements ? », il répond « vivre en bons citoyens, dévoués à la patrie ». Quand Buffet et Pinard réclament qu'au procès-verbal, que Thiers s'engage à faire publier, figure une protestation contre la violence subie par l'Assemblée, Thiers évoque les souvenirs de l'Assemblée dissoute par la force en 1851 et demande qu'on n'oublie pas qu'on parle devant un prisonnier de Mazas. Il arrive à prononcer la formule qui clôt tout : « En présence de l'ennemi, qui sera bientôt sous Paris, je crois que nous n'avons qu'une chose à faire, nous retirer avec dignité. »

Et le procès-verbal ajoute : « L'émotion profonde de M. Thiers se communique à toute l'Assemblée. La séance est levée à 10 heures[163]. »

La fin du Sénat fut plus lamentable[164]. Réuni le 4, il eut connaissance des propositions présentées au Corps législatif et attendit dans le trouble et l'indignation les résolutions qui lui seraient communiquées. Puis ce furent les échos de l'envahissement du Corps législatif, du désordre, du départ pour l'Hôtel de Ville. On parla d'attendre l'émeute. Baroche dissipa cette espérance d'une mort héroïque. « Si nous pouvions espérer, dit-il, que les forces populaires qui ont violé l'enceinte législative se dirigeraient vers nous, notre devoir serait d'attendre les envahisseurs. Malheureusement nous ne pouvons entretenir cet espoir, la Révolution éclatera dans Paris, elle ne viendra pas jusqu'à nous. » Comme les corps qui n'ont jamais eu de vie propre, le Sénat, parasite de l'Empire, mourut de n'avoir jamais eu de vie, sans que personne eut en effet l'idée de mettre fin à son existence. La séance, sur la proposition d'un vice-président, fut levée. Les membres étaient partis quand Floquet vint apposer les scellés sur la salle de séance. Le lendemain l'Officiel se donnait le luxe d'annoncer qu'il était aboli.

La fin de la régence fut encore plus triste[165]. Elle eut lieu, elle aussi, sans déploiement de force d'un côté et de l'autre. Il n'y eut ni attaque, ni défense, mais abandon et disparition. Deux Ministres, Jérôme David et Busson-Billault, deux ambassadeurs, Metternich et Nigra, un peu plus tard le ministre de l'Intérieur Chevreau et son frère, le général Mellinet de la Garde furent les seuls conseillers et soutiens de l'Impératrice. La vue des foules sur les quais et la place de la Concorde, les nouvelles qui parvenaient de la Chambre, les [p.729] propositions de déchéance, de Conseil de Gouvernement et de Constituante, l'adhésion qui leur était donnée par des partisans de l'Empire, l'affirmation que sa défense sans effusion de sang, car elle refusait l'emploi de la force, était impossible, le spectacle de son abandon, de sa solitude, les objurgations de Pietri, annonçant que les forces régulières trahissaient le Gouvernement et que le départ s'imposait, triomphèrent de ses hésitations et elle se résigna à l'inévitable. Ce furent les ambassadeurs d'Autriche et d'Italie qui assurèrent sa fuite. On erra à la recherche d'un refuge, les amis à la porte desquels on frappa étant absents, ce fut le Dr Evans, un Américain, qui recueillit celle qui avait été parmi les plus décidés partisans de la guerre. Ses épreuves d'alors et de plus tard ont seules fait quelque peu oublier ses terribles responsabilités

Avec la fuite de l'Impératrice, l'Empire, Gouvernement personnel, tué par ses dernières fautes, en réalité, malgré les plébiscites, sans fondement dans le pays, s'évanouissait sans résistance. Pas un coup de fusil n'avait été tiré, pas une goutte de sang n'avait coulé.

La France cette fois imita l'exemple de Paris et la Révolution, l'avènement de la République s'y produisirent dans les mêmes conditions.

Le 5 septembre le Journal des Débats donnait la liste des villes qui avaient en même temps que Paris proclamé la République. Il citait Nantes, Périgueux, Le Puy, Lille, Valence, Carcassonne, Foix, Saumur, Chambéry, Nîmes, Tarbes, le Havre, Montpellier, Apt, Uzès, le Mans, Castres, Lyon, Marseille, où il notait : « Vive effervescence, mais aucuns troubles réels. »

L'opinion, la presse même hostile enregistrèrent et acceptèrent le fait accompli.

Le Constitutionnel, journal officieux du régime, rapporta les faits sans critiquer leurs auteurs et publia le 4 la note du préfet de police qui constatait que l'ordre régnait dans tout Paris.

Le Journal des Débats, qui certes était peu favorable au parti républicain, écrivait le 5 septembre : « Nous ne pouvons pas chercher à combattre le nouveau Gouvernement. Nous faisons des vœux pour qu'il s'acquitte honorablement de la lourde tâche qu'il n'a pas craint d'assumer d'une façon toute spontanée, en en déchargeant le pouvoir dont la déplorable politique nous a précipités dans de si terribles malheurs. » Il faisait entendre que la parole devait être donnée au pays. Il faut « que le pays soit appelé aussitôt que possible à régler lui-même ses destinées. Une proclamation du Gouvernement provisoire [p.730] nous annonce la fin du Gouvernement personnel... le pays ne veut pas plus le Gouvernement personnel de onze personnes que celui d'un seul ».

Comme à trois reprises la Monarchie, sous trois formes différentes avait disparu en France, l'Empire, Gouvernement de force et de prestige, pour la troisième fois, dans des désastres militaires ouvrant la France à l'invasion, et la conduisant au démembrement de son territoire, disparaissait à son tour.

Vainement il avait tenté de réaliser une évolution spontanée qui l'aurait amené du Gouvernement personnel et autoritaire au parlementarisme. Le parlementarisme en contradiction avec sa vraie nature, ses origines, son tempérament n'avait pu s'acclimater sous son régime. Les fautes incroyables du Ministère parlementaire ne lui en avaient guère laissé le temps. Son fonctionnement défectueux avait même été une cause de faiblesse pour l'Empire sans être une garantie réelle pour le pays.

L'Empire avait donc essayé d'instituer ce Gouvernement moyen, qui devait mettre fin aux mouvements d'oscillation qui, tant de fois, avaient poussé la France d'un Gouvernement fort et autoritaire à un Gouvernement faible et démocratique à l'excès. La République, qui prenait sa succession, si lourde de responsabilités et de fautes, le réalisa. Avec bien des hésitations elle institua un parlementarisme d'équilibre, flexible, qui s'adapta aux circonstances. A travers bien des épreuves, malgré bien des erreurs, des déchirements intérieurs, tenant le milieu entre la force et la faiblesse, réalisant l'équilibre jusque-là vainement cherché, ce régime a donné à la France soixante ans de stabilité politique qui contrastent, on l'a dit, avec les suites extraordinaires de nos Gouvernements antérieurs. Et la Grande Guerre a prouvé que s'il avait paru souvent pécher par excès de faiblesse, il était capable, sous la menace extérieure et dans l'épreuve, de se raidir et de vaincre le Gouvernement le plus personnel et le plus idolâtre de la force.