Neuvième Partie - La seconde République parlementaire et plpébiscitaire, 24 février 1848 - 2 décembre 1851. Avènement du suffrage universel


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NEUVIÈME PARTIE

LA SECONDE RÉPUBLIQUE PARLEMENTAIRE ET PLÉBISCITAIRE,

24 FÉVRIER 1848 – 2 DÉCEMBRE 1851

AVÈNEMENT DU SUFFRAGE UNIVERSEL

Après l'immobilité de la Monarchie censitaire et autoritaire la Révolution du 24 février, par réaction, toutes les étapes étant supprimées, aboutit d'emblée à la République et au suffrage universel. Une fois encore la réaction est complète et l'oscillation du pendule, de nouveau mis en mouvement, est totale.

Le nouveau régime débute par une phase inorganique et incertaine. De la Révolution quels seront les bénéficiaires ? En 1830, comme elle a été l'œuvre des hommes politiques et des classes bourgeoises à son point de départ, elle a été confisquée par eux et par elles, et la Monarchie est demeurée, les classes moyennes la prenant en tutelle à leur profit. La nouvelle Révolution est le produit d'un mouvement beaucoup plus populaire, la Monarchie, deux fois renversée, ne peut être restaurée et la bourgeoisie ne peut se saisir du pouvoir. Mais la Révolution sera-t-elle sociale, se fera-t-elle au profit des nouvelles classes laborieuses, dont la condition est déplorable, la République sera-t-elle le Gouvernement aux mains des classes laborieuses, ou bien le suffrage universel, qui donne une majorité écrasante aux paysans et à la petite bourgeoisie, instituera-t-il une République de liberté, d'égalité, de fraternité, mais non une République sociale dominée par la classe des travailleurs ? Les deux tendances se livrent bataille pendant cette période inorganique, qui [p.288] s'étend du 24 février au 4 novembre 1848, date de la Constitution nouvelle.

Celle-ci instaure un régime politique paradoxal. Tous les régimes antérieurs s'y trouvent combinés. De la Révolution elle a pris la République même, le suffrage universel, la Chambre unique, le mandat de trois ans qui font grande la part du principe démocratique. Du Consulat et de l'Empire elle a pris le principe plébiscitaire qu'elle réalise par l'élection du Président de la République par la Nation, puis par le rôle prédominant du Président dans le Gouvernement et la force de l'exécutif, par où le Gouvernement est personnel. Enfin, de la Monarchie, qui vient de disparaître, elle a pris les institutions parlementaires, la collaboration du Gouvernement et des représentants et la responsabilité du Gouvernement vis-à-vis de ceux-ci. Mais à ces divers principes empruntés à ses devancières la Constitution apporte de sérieuses atteintes. Le suffrage universel, oui, mais s'incarnant en deux pouvoirs qui peuvent se combattre et par leur opposition le paralyser. Le principe plébiscitaire, oui, mais s'incarnant en un homme, qui ne peut conserver le pouvoir que le peuple lui a confié plus de quatre ans. Le principe parlementaire, oui, mais avec la double responsabilité du chef de l'État et des Ministres, ce qui en détruit pratiquement l'efficacité, mais aussi sans la réciprocité de droits compensateurs du Gouvernement vis-à-vis de l'Assemblée législative.

Avec ces principes contradictoires et ces principes sans cesse contrariés dans leur application, la Constitution semble avoir établi de parti pris le conflit chronique des pouvoirs.

La lutte des pouvoirs entre eux, les difficultés dans leur sein, seront les caractéristiques, en effet, que présentera le fonctionnement du nouveau régime. Aussi l'histoire de la vie des pouvoirs de l'État sous la Constitution du 4 novembre les montre en hostilité constante l'un contre l'autre ; et comme le pouvoir le plus fort est acculé à l'échéance de ses quatre années de fonction, échéance que le pouvoir le plus faible ne consent pas à supprimer, le principe plébiscitaire l'emportera sur le principe parlementaire et le régime sera emporté, à échéance fixe, non plus par une Révolution, mais par un coup d'État. Le 2 décembre 1851 répondra à la logique des choses.

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CHAPITRE PREMIER

LA RÉPUBLIQUE INORGANISÉE

LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE

I

INSTAURATION DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE

SES PREMIERS ACTES

Avènement du Gouvernement provisoire. — Le 24 février, à la Chambre des députés, on a assisté à la chute de la Monarchie, à l'échec de l'effort fait par la duchesse d'Orléans pour la proclamation de la régence, à l'acclamation d'un Gouvernement provisoire, Dupont de l'Eure occupant la présidence de l'Assemblée envahie parla foule, et Lamartine, à la tribune, recevant et lisant les listes de noms préparées en vue de sa constitution, en y joignant d'autres noms lancés par la foule elle-même.

C'est ainsi que Ledru-Rollin, Lamartine, Arago, Dupont de l'Eure, Marie, les hommes des listes, puis Garnier-Pagès et Crémieux, désignés par l'assistance, se trouvent faire partie du Gouvernement provisoire[1].

Cette foule anonyme, restreinte en nombre, qu'une impulsion avait portée des Tuileries au Palais Bourbon, était pourtant peu qualifiée pour consacrer un Gouvernement, même provisoire. A défaut de la France, Paris devait au moins lui donner sa confirmation. Les cris : « A l'Hôtel de Ville ! » se firent donc entendre et les hommes ainsi acclamés, en même temps que la foule s'y précipitèrent.

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Là un conflit surgit. Vers deux heures de l'après-midi une réunion, d'ailleurs peu nombreuse, s'était tenue à « la Réforme » pour préparer un Gouvernement révolutionnaire. Les noms de Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Dupont de l'Eure, Marie, Garnier-Pagès y avaient aussi été adoptés. Mais on y avait ajouté ceux de A. Marrast, du National, de Flocon et de Louis Blanc, de la Réforme et celui d'un ouvrier, Martin, dit Albert, si peu connu que le Moniteur le défigura en l'inscrivant dans la liste des membres du nouveau Gouvernement. Il était d'ailleurs le président de la Société des Saisons, survivante des sociétés républicaines, qui avaient si souvent troublé l'ordre sous le précédent régime. De cette réunion étaient également partis deux révolutionnaires lyonnais, Caussidière et Sobrier, pour occuper les préfectures et la direction des postes.

A l'Hôtel de Ville ces deux Gouvernements provisoires, malgré les noms qui figuraient dans l'un et dans l'autre, devaient se heurter.

Quand les hommes du Palais Bourbon par les quais y arrivèrent, sur la place et à l'entour la foule était grande et enfiévrée. Garnier-Pagès avait déjà été proclamé maire de Paris. Là était la force. Le pouvoir serait à qui s'en emparerait. Les hommes du Palais Bourbon devancèrent ceux de la Réforme. Ils eurent peine à fendre la foule en se disant membres du Gouvernement provisoire. Le fait qu'ils venaient du Palais Bourbon les rendait suspects. N'étaient-ils pas les élus de la Chambre, qui ne comptait plus ? Le coup de 1830 allait-il recommencer ? Ils réussirent pourtant à s'introduire dans l'Hôtel de Ville, à y trouver une salle et Garnier-Pagès, Arago et Marie, absents au Palais Bourbon, les rejoignant, le Gouvernement provisoire se trouva réuni et complet. Tout autour de lui était bruit, désordre, anarchie.

Il constitue un Ministère provisoire en attribuant la présidence à Dupont de l'Eure, les Affaires étrangères à Lamartine, l'Intérieur à Ledru-Rollin, les Travaux publics à Marie, la Justice à Crémieux, les Finances à Goudchaux, la Guerre à Bedeau, la Marine à Arago, l'Instruction publique et les Cultes à H. Carnot, l'Agriculture et le Commerce à Bethmont. Garnier-Pagès est nommé maire de Paris.

Le « Gouvernement provisoire » est d'ailleurs constamment troublé, interpellé par la foule, obligé de répondre pour l'apaiser, même de se barricader. Le soir, quand la foule s'éclaircit, dans la salle Saint-Jean les hommes des barricades sont réunis et pérorent, on y réclame les membres du Gouvernement, on leur conteste leur [p.291] titre. Au nom de qui, de quoi prétendent-ils gouverner ? Lamartine arrive pourtant à désarmer les hommes de la Révolution sociale et à faire acclamer le Gouvernement provisoire, c'est pour lui une nouvelle consécration.

Vers ce moment, Flocon, A. Marrast, Louis Blanc, les hommes de la Réforme, se présentent pour partager avec ceux du Palais Bourbon le pouvoir. Comme tous les postes sont attribués, pour mettre fin au conflit qui s'est élevé, Garnier-Pagès fait décider, malgré les protestations de Louis Blanc, que les nouveaux venus seront les « secrétaires du Gouvernement ». Par la suite ils participent à la direction des affaires sur un pied d'égalité parfaite avec les autres membres du Gouvernement.

Celui-ci se trouve donc composé d'élément à tendances très différentes.

Dupont de l'Eure, homme de la Révolution, était un modéré qui en 1830 avait accepté le Gouvernement de Louis-Philippe. — Marie et Crémieux, populaires à la suite de leurs plaidoiries dans des affaires politiques, étaient peu avancés. — Arago, favorable aux travailleurs, était un homme d'ordre et d'autorité, prêt à réagir contre les troubles révolutionnaires. — A. Marrast était d'un républicanisme libéral. — Garnier-Pagès était plus humanitaire que révolutionnaire. Ces hommes acquis à la République ne la voulaient ni jacobine, ni sociale.

A l'opposé avec Albert, Louis Blanc, auteur de l'Organisation du travail, voyait dans la Révolution de février l'occasion de donner à la grande Révolution son achèvement social.

Ledru-Rollin et Flocon, qui le suivait, se plaçaient entre ces deux groupes ; sans aller au socialisme, ils étaient les héritiers des hommes de la Révolution, c'étaient des Jacobins attiédis. Ils représentaient les idées de la Réforme.

Lamartine, toujours ondoyant, se classait mal. Il se considérait comme le chef qui devait, se tenant au-dessus de ces groupes, les arbitrer. Sa gloire littéraire, son rôle dans les derniers événements, ses succès oratoires, qui se continuaient sur la place publique, en faisaient le chef de la nouvelle équipe. Sa popularité était extraordinaire. « Reconnu à l'instant, rapporte le Constitutionnel, par quelques citoyens, un cri unanime et un million de fois répété de Vive Lamartine ! Vive l'ordre républicain ! est sorti de toutes les bouches. Un immense courant de peuple s'est pressé autour de lui au risque de l'étouffer, des hommes du peuple dévoraient ses cheveux, ses [p.292] mains, ses habits de caresses ; on a eu de la peine à l'arracher à ces embrassements, qui se multipliaient jusqu'à la place de la Grève[2]. »

Portés pourtant par le même mouvement révolutionnaire ces onze hommes représentaient donc des tendances politiques très nettement différentes.

Proclamation de la République. — La première question qui se posa au Gouvernement nouveau fut celle du régime. La République triomphait, puisque des républicains occupaient le pouvoir et que la Monarchie ne se défendait pas. Mais le Gouvernement hésitait à la proclamer ; le pays seul pouvant décider de la forme de son Gouvernement. Aussi Lamartine proposait cette proclamation : « Bien que le Gouvernement provisoire préfère la forme républicaine, ni le peuple de Paris, ni le Gouvernement ne prétendent substituer leur opinion à l'opinion des citoyens qui seront consultés sur la forme définitive du Gouvernement, qui proclamera la souveraineté du peuple. » Il y eut diverses formules proposées ou lancées par le Gouvernement, par Lamartine dans des harangues à la foule, sur les pancartes des manifestants. La formule adoptée fut : « Le Gouvernement provisoire veut la République, sauf ratification par le peuple, qui sera immédiatement consulté. » Le lendemain le Gouvernement se déclarait « Gouvernement provisoire de la République ». Paris une fois de plus, avec à peine une réserve, confisquait l'exercice de la souveraineté nationale en donnant à la France le régime qui avait ses préférences.

Continuation des troubles, faiblesses et politique hésitante du Gouvernement. — Le 25 février la Révolution était encore déchaînée, barricades, barrières brûlées, bandes armées circulant dans les rues, incendies des demeures princières, attaques contre les chemins de fer, les stations, les ponts, la fièvre révolutionnaire régnait encore. L'Hôtel de Ville demeurait envahi. « Le Gouvernement, écrivait le Constitutionnel, sans cesse obsédé, interpellé, contredit, menacé n'avait pu délibérer que sous la pression d'une multitude armée, et au bruit des portes qui cédaient à tout instant à ces masses toujours renaissantes. » Sans cesse les membres du Gouvernement étaient obligés d'interrompre leurs délibérations pour haranguer la foule et répondre à ses protestations, à ses réclamations. Plus que tout autre Lamartine s'épuisait en harangues, enivré du succès de son éloquence.

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Le Gouvernement, sous cette pression et dans son état de division intérieure, oscille entre le rétablissement de l'ordre, l'énergie et les concessions. Il décide la création de bataillons de la garde mobile, il prescrit à l'armée l'arrestation des déserteurs, il prend des mesures pour assurer les subsistances.

Mais en même temps, devant la pétition d'un groupe fouriériste qui demande : « 1° l'organisation du travail, le droit au travail garanti ; 2° le minimum assuré pour l'ouvrier et sa famille en cas de maladie, le travailleur sauvé de la misère lorsqu'il est incapable de travailler et pour ce les moyens qui seront choisis par la Nation souveraine », après avoir opposé une longue résistance, il capitule et rend ce décret rédigé par Louis Blanc : « Le Gouvernement provisoire s'engage à garantir l'existence de l'ouvrier par le travail. Il s'engage à garantir le travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s'associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. Le Gouvernement rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir de la liste civile[3]. » « Droit au travail », « organisation du travail », c'était adopter le programme socialiste et prendre de bien lourds engagements.

Par contre, des bandes aux cocardes rouges assiégeaient l'Hôtel de Ville aux cris de : « Vive le drapeau rouge ! », emblème de la Révolution sociale. Malgré les objurgations de Louis Blanc, qui voulait le faire adopter par le Gouvernement, Lamartine, on le sait, en une allocution enflammée, fit acclamer le drapeau tricolore, qui n'avait pas fait le tour du Champ de Mars traîné dans le sang du peuple, mais le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la Patrie !

Puis des volontaires, des élèves des écoles se constituèrent les défenseurs du Gouvernement. Le calme revint peu à peu et pour dissiper la crainte de voir se reproduire les excès de la Grande Révolution, le Gouvernement provisoire décréta l'abolition de la peine de mort en matière politique.

Le plus ardu de sa tâche était de répondre à ses engagements et dans le chômage intense qui régnait de fournir du travail aux masses ouvrières, qui en manquaient. Il décida « l'établissement immédiat des ateliers nationaux » sans donner à cette institution le caractère d'une mesure provisoire et sans s'inquiéter de savoir s'il aurait de l'ouvrage à donner à ceux qui se présenteraient.

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Une autre mesure accompagna celle-ci. Certains membres du Gouvernement n'étaient pas à la tête d'un Ministère. Louis Blanc se plaignait de se trouver ainsi dans cette condition inférieure. Il réclamait la création à son intention d'un « Ministère du progrès ». Une manifestation de plusieurs milliers d'individus vint soutenir sa revendication. On transigea, une « commission permanente du travail » fut instituée, dont Louis Blanc et Albert furent le président et le vice-président. On lui donna comme siège le Luxembourg. Des ouvriers devaient en faire partie, elle devait organiser le travail. Du même coup le Gouvernement provisoire était délivré de la présence dans son sein des représentants de la République sociale, et Louis Blanc, aux prises avec un problème insoluble, allait décevoir ses coreligionnaires socialistes.

Acceptation de la République. — L'ordre renaissant le nouveau régime était accepté. Le Journal des Débats, par exemple, écrivait dans son numéro du 29 février : « La journée s'est bien passée. Les boutiques sont rouvertes. Partout Paris présente presque son aspect ordinaire... Nous éloignons, quant à nous, bien loin de notre cœur, toute pensée hostile ou amère. Nous ne voulons pas nous séparer de notre Patrie, nous ne formons des vœux que pour sa gloire et pour son bonheur. »

Dans les départements le nouvel ordre de choses fut accepté diversement. Là où le parti républicain était organisé, dans l'Est, le Sud-Est, le Midi des commissions provisoires remplacèrent les autorités départementales et communales. Ailleurs ces autorités demeurèrent en fonction, les préfets attendant les « commissaires du Gouvernement » pour leur remettre leur pouvoir.

La famille royale se réfugia à l'étranger. Le duc d'Aumale, commandant en Algérie, se retira avec son frère, le prince de Joinville, observant un loyalisme absolu vis-à-vis du nouveau Gouvernement.

Les légitimistes savaient gré à la République d'avoir renversé la Monarchie usurpatrice, ils se flattaient de l'espoir que le pays appelé à statuer sur son Gouvernement reviendrait au Souverain légitime.

Les Orléanistes résolus à participer à la vie publique ne désespéraient pas que, la République avortant, la France revînt à la Monarchie de Juillet, « la meilleure des Républiques ».

Les grands corps de l'État, l'armée la première, se rallièrent ; l'Église fit de même avec Mgr Affre, Mgr de Bonald, le Père Lacordaire [p.295] du haut de la chaire retentissante de Notre-Dame, le Nonce qui félicitait le Gouvernement du respect témoigné par le peuple de Paris pour la religion et pour ses ministres. L'Univers écrivait : « La Révolution de 1848 est une notification de la Providence... Il n'y aura pas de meilleurs et plus sincères républicains que les catholiques. »

Il fallait rassurer les puissances étrangères. « Dans le sentiment avec lequel l'Europe accueillera la nouvelle de la Révolution française, écrivaient les Débats le 1er mars, il y aura un mélange d'effroi. Cet immense coup de tonnerre en allant frapper aux portes de tous les Empires y éveillera des échos confus et divers. Il fera par un choc irrésistible sortir des tombeaux mille spectres sinistres au milieu desquels apparaîtra la Liberté, elle-même montrant ses blessures encore saignantes... Nous désirons qu'en apprenant que la France s'est levée dans sa colère et dans sa force, le monde apprenne en même temps qu'elle s'est assise dans l'ordre et dans une force plus grande encore. » Le 2 mars, Lamartine écrivait aux puissances : « La forme républicaine du Gouvernement n'a changé ni la place de la France en Europe, ni ses dispositions loyales et sincères à maintenir ses rapports de bonne harmonie avec les puissances, qui voudraient, comme elle, l'indépendance des Nations et la paix du monde. » Il ne s'agissait plus de déclarer la guerre aux tyrans et de faire la croisade de l'affranchissement des peuples[4].

II

MESURES GOUVERNEMENTALES DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE

La Révolution faite, il s'agissait de s'organiser et d'organiser l'avenir.

Le Gouvernement provisoire décida de demeurer à l'Hôtel de Ville. C'était reconnaître le rôle de Paris dans la Révolution. C'était éviter le conflit, désastreux sous la Grande Révolution, de la municipalité révolutionnaire et de la représentation nationale. Garnier-Pagès d'abord et A. Marrast ensuite furent affectés à la mairie de Paris, tout en restant membres du Gouvernement.

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Dans les départements, Ledru-Rollin révoqua tous les préfets et sous-préfets, à l'exception de douze. Il nomma à leur place des commissaires et sous-commissaires, prenant souvent les présidents des commissions provisoires quand il en avait été institué. Ailleurs ce furent des hommes du pays pris avec éclectisme depuis ceux de la Réforme jusqu'à des orléanistes de la gauche dynastique, qui furent nommés. Les communes qui ne jouissaient pas de l'autonomie étaient dans leurs mains.

Crémieux révoqua un grand nombre de procureurs royaux. Il fut autorisé, le 31 mars, à révoquer des magistrats inamovibles, mesure qui, après avoir été rapportée, fut rétablie le 17 avril.

Puis du programme républicain on réalisa : l'abolition du serment politique pour les fonctionnaires, 1e r mars ; l'abolition de l'esclavage, 27 avril ; l'abrogation des fameuses lois de septembre 1835 sur la presse, 6 mai ; l'abolition des peines corporelles dans la marine, 12 mars ; l'abolition de l'exposition publique des criminels, 12 avril ; l'abolition de l'impôt sur le sel et des droits d'octroi sur la viande et le vin, 15 et 18 avril.

Le suffrage universel et les élections de la Constituante. — Restait à organiser les élections qui donneraient à la France des représentants capables de fixer son sort. Lamartine à la Chambre, le 24 février, avait annoncé que serait consulté « le pays tout entier, tout ce qui porte dans son titre d'homme les droits du citoyen ». Le vote était donc un droit naturel, c'était l'annonce du suffrage universel. Le décret du 5 mars préparé par Isambert et Cormenin, conseillers d'État, l'organisa.

Le suffrage était universel et direct, art. 5. — Le scrutin était secret, art. 8. — L'âge de l'électorat était fixé à 21 ans, art. 6, et celui de l'éligibilité à 25 ans, art. 7. — Les élections se faisaient par départements au scrutin de liste, la représentation variant selon la population, art. 4 et 2. — Le nombre des représentants était de 900, 884 pour la France, 16 pour les colonies. — Le vote avait lieu au chef-lieu de canton, dans des assemblées cantonales, art. 1. — Les députés recevaient une indemnité de 25 francs par jour pendant les sessions, art. 10.

Enfin le décret fixait les élections au 9 avril, art. 1er, et l'ouverture de l'Assemblée nationale constituante au 20 avril, art. 12.

Un décret du 8 mars en 45 articles donnait avec détail les règles complémentaires. On relèvera seulement qu'au chef-lieu de canton chaque commune se présentait à son tour, ses électeurs votant à [p.297] l'appel de leur nom, le maire siégeant à côté du juge de paix président, et que les militaires en activité, par groupes d'originaires des divers départements, votaient pour les candidats qui s'y présentaient.

Ce décret était de la plus grande gravité. — Les élections très rapprochées mettaient tout en question. Quelle serait l'attitude de la France en face de si graves événements, auxquels elle était restée étrangère ? Le fédéralisme si redouté sous la Grande Révolution n'était plus à craindre après quarante-huit ans de centralisation. Mais les départements n'étaient-ils pas instinctivement hostiles à Paris ?

Et le suffrage universel, quel inconnu ! On pouvait se rappeler qu'en 1792, pour l'élection de la Convention, il avait nommé les deux tiers de ses membres parmi les modérés et que cette masse de la plaine, du marais, après la terreur qui l'avait courbée et asservie, s'était au 9 thermidor redressée pour faire la Constitution antidémocratique de l'an III. On pouvait remarquer également que les journaux modérés ne faisaient pas entendre les violentes protestations que l'on aurait pu attendre à la suite des batailles acharnées menées sous Louis-Philippe contre la réforme.

Les circulaires de Ledru-Rollin. — C'était le parti radical qui témoignait de l'appréhension vis-à-vis du suffrage universel. Il redoutait les masses paysannes attachées à la propriété, à l'ordre, hostiles à de nouvelles révolutions, la Grande leur ayant donné la terre et l'affranchissement de la dîme et des droits féodaux. Aussi Ledru-Rollin conçut-il l'idée que par ses commissaires il devait « faire » les élections.

Dans une première circulaire il leur disait : « Les fonctions publiques ne peuvent être confiées qu'à des républicains éprouvés... A la tête de chaque arrondissement, de chaque municipalité placez des hommes sympathiques et résolus. Par les élections qui vont s'accomplir ils tiennent dans leurs mains les destinées de la France. Qu'ils nous donnent une Assemblée capable de comprendre et d'achever l'œuvre du peuple. En un mot, tous hommes de la veille et pas du lendemain. » Les plus autoritaires des Ministres de Louis-Philippe n'avaient pas parlé un autre langage et ce devait être celui des Ministres du second Empire. Eux aussi demanderont à leurs préfets et aux maires de leur « donner » des Assemblées à leur goût[5].

Dans une autre circulaire aux maires du 8 mars[6], Ledru-Rollin [p.298] leur faisait entendre qu'ils avaient un rôle à jouer. « La République, disait-il, n'est impitoyable que vis-à-vis des fripons et des égoïstes. Leur règne a été assez long, il est temps que celui des honnêtes gens commence. » Donc les hommes des précédents Gouvernements, dont le règne avait été assez long, devaient disparaître pour laisser la place aux « honnêtes gens ». Aux maires à appliquer cette consigne.

La plus extraordinaire des circulaires de Ledru-Rollin fut celle du 12 mars, adressée encore aux commissaires. Il proclamait que leurs pouvoirs étaient illimités. « Agents d'une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaires aussi. La victoire du peuple vous a imposé le mandat de consolider son œuvre. Pour l'accomplissement de cette tâche, vous êtes investis de la souveraineté, vous ne relevez que de votre conscience. » A quelle tâche vont-ils appliquer leur toute-puissance ? « Il ne faut pas se faire illusion sur les sentiments du pays. Les sentiments républicains y doivent être vivement excités, et pour cela il faut confier toutes les fonctions politiques à des hommes sûrs et sympathiques... Partout les préfets et les sous-préfets doivent être changés. » C'est la théorie d'une sorte de droit divin de la République, le pays peut ne pas être républicain, il faut lui donner les sentiments républicains qui lui font défaut. C'est la théorie également de l'incapacité du suffrage universel à se conduire lui-même, de la nécessité de le conduire. « Les élections sont votre grande affaire et doivent être le salut du pays... Il faut qu'elles soient animées de l'esprit révolutionnaire, sinon nous marchons à la guerre civile et à l'anarchie. Sachez bien que pour briguer l'honneur de siéger à l'Assemblée nationale il faut être pur des traditions du passé, examinez sévèrement les listes de candidats. Arrêtez-vous à ceux seulement qui présentent le plus de garantie à l'opinion républicaine, le plus de chances de succès. Pas de transaction, pas de complaisance, que le jour de l'élection soit le triomphe de la Révolulion. » Et encore: « Éclairez les électeurs, répétez-leur sans cesse que le règne des hommes de la Monarchie est fini. » Ainsi au moment où l'on proclamait le suffrage universel comme le souverain légitime des temps nouveaux, on revendiquait pour le Gouvernement le droit et la nécessité de le conduire au nom d'un principe supérieur, celui de la légitimité républicaine. Le droit à la pression électorale du Gouvernement et de l'administration était érigé en dogme et les hommes du régime déchu étaient frappés d'ostracisme.

Une circulaire d'H. Carnot, ministre de l'Instruction publique, du 6 mars, moins accentuée, s'inspirait du même esprit, quand elle [p.299] proclamait que « la France réclamait des hommes nouveaux, qu'il fallait changer non pas seulement les institutions, mais les hommes, qu'on ne pouvait changer l'ouvrage sans changer en même temps l'outil[7] ».

Ces manifestations d'ailleurs inquiétèrent le pays, le 5 % en deux jours tomba de 77 francs et 65 francs. Un club républicain pour la liberté des élections fut fondé, il envoya des délégués à l'Hôtel de Ville pour réclamer le respect de la liberté des électeurs. Lamartine désavoua Ledru-Rollin. « Le Gouvernement, dit-il, n'a chargé personne de parler en son nom à la Nation et surtout de lui parler un langage supérieur aux lois... Avant peu de jours le Gouvernement prendra lui-même la parole et ce qui a pu, dans les termes et non certes dans les intentions de ce document blesser, inquiéter la liberté et la conscience du pays sera expliqué, commenté, rétabli par la voix même du Gouvernement tout entier. » Le Gouvernement faisait machine en arrière.

L'expression des sentiments de Ledru-Rollin n'en était pas moins nécessaire à recueillir comme preuve de la crainte que les républicains radicaux nourrissaient vis-à-vis du suffrage universel.

III

CRISE ÉCONOMIQUE, FINANCIÈRE ET SOCIALE

L'agitation révolutionnaire, la faiblesse du Gouvernement en face du trouble qui se prolongea après le 24 février, l'inquiétude qui régna dans la société devant l'incertitude de l'avenir créèrent ou développèrent une très grave crise économique, financière et sociale.

Crise financière. — Déjà avant la Révolution la situation financière était mauvaise. Au 24 février la dette flottante était de 960 millions et l'encaisse du Trésor de 192 millions. Sur un emprunt de 350 millions, 250 seulement avaient été souscrits et depuis la Révolution les versements des souscripteurs étaient incertains. Le recouvrement des impôts directs était suspendu, et celui des impôts indirects rencontrait des résistances. La position du Trésor était précaire. Les retraits des caisses d'épargne prirent de telles proportions que les remboursements en argent ne furent plus pratiqués que pour les dépôts inférieurs à 100 francs, les remboursements pour les dépôts [p.300] supérieurs se faisant en rentes 5 % au pair, ce qui, vu leur cours, représentait une perte de 30 %. On procéda de même pour les bons du Trésor. La Bourse, après une fermeture de douze jours, se rouvrit le 7 mars, le 5 % tomba de 116 francs à 89 francs et le 3 % de 73 francs à 56 francs ; les actions de la Banque de France de 3.200 francs à 2.400 francs.

Les demandes de remboursements des billets de la Banque se multiplièrent à tel point qu'il fallut le 15 mars en proclamer le cours forcé.

Les faillites se multiplièrent, les hommes d'affaires sollicitèrent du Gouvernement en une manifestation collective à l'Hôtel de Ville une prorogation des échéances qui leur fut deux fois refusée.

L'appel aux dons patriotiques, une émission de 5 % au pair alors que le cours était à 70 francs provoquèrent de méritoires générosités, mais sans efficacité sérieuse pour remédier à la crise.

Il fallait recourir à des impôts nouveaux. Des impôts indirects auraient été impopulaires, longs à établir, plus longtemps à percevoir, on n'y songea pas. De nouveaux impôts directs se seraient heurtés à des difficultés d'établissement et de recouvrement. On jugea plus expéditif d'ajouter aux impôts directs existants 45 centimes supplémentaires par franc. Le contribuable payant désormais 1 fr. 45 au lieu de 1 franc, les percepteurs pouvant dégrever les contribuables qui se trouvaient incapables de payer ce supplément. Cette mesure brutale, simpliste, qui frappa surtout les petits cultivateurs, permit d'évaluer le coût de la Révolution, elle lui fit beaucoup d'ennemis, les paysans devinrent ses adversaires.

La crise du travail et la « commission du Gouvernement pour les travailleurs ». — Les troubles, l'inquiétude provoquèrent un chômage intense, les cheminées des usines s'arrêtèrent de fumer. Le droit au travail, imprudemment proclamé devint impossible à assurer. Louis Blanc avait conçu une « organisation du travail » sur la base coopérative. Il proposait de fournir aux travailleurs des capitaux pour l'achat et l'organisation par eux d'ateliers et prétendait assurer l'augmentation de leur gain par la suppression de la rémunération du capital et de la direction des entreprises. Il appelait ces ateliers des ateliers nationaux, parce que les fonds fournis par l'État en permettaient l'établissement. Mais le groupement des travailleurs par professions et par entreprises, l'achalandage de celles-ci et leur fonctionnement auraient demandé, même si elles eussent dû se montrer capables de s'organiser et de produire, de longs délais et [p.301] l'arrêt des affaires était un obstacle à leur établissement. Le Gouvernement, l'eût-il voulu, n'aurait donc pas pu résoudre le problème du chômage par l'application du plan d'organisation du travail de Louis Blanc. Ce ne fut donc pas pour discréditer Louis Blanc, comme on l'en accuse, qu'il eut recours, par le décret du 26 février, au système condamné d'avance des « ateliers nationaux »[8], dans lesquels devaient être admis confusément les hommes de toutes professions, travaillant au compte de l'État à des travaux accessibles à tous. Les travailleurs affluèrent, de 6.000 au 15 mars, ils passaient à 36.500 au 15 avril. Le salaire n'était que de 2 francs par jour. Pour être embauché il suffisait de produire un certificat de son logeur, visé par le commissaire de police. L'emploi de ces hommes de tous métiers était difficile : plantations d'arbres sur les boulevards, travaux de terrassement à la gare de l'Ouest et aux Champs-Élysées, ne suffirent pas à employer les masses ainsi embauchées. La moitié des ouvriers durent être mis par roulement en disponibilité, avec un salaire, sans travail, de 1 fr. 50, puis de 1 franc par jour. On réduisit les semaines à trois jours, puis à deux jours de travail. Ce n'était qu'un palliatif insuffisant et démoralisant contre la misère engendrée par l'arrêt des affaires. Et malgré tout, ces secours faisaient affluer du dehors des ouvriers ailleurs sans ouvrage.

Un effort fut tenté pour mettre de l'ordre dans ces foules d'hommes ainsi groupées dans les plus mauvaises conditions. On les répartit en escouades de dix hommes, en brigades de cinq escouades, en lieutenances de quatre brigades, et en compagnies de quatre lieutenances, chaque groupement ayant son chef. On accusa Marie et le Gouvernement provisoire d'avoir voulu ainsi constituer une garde prétorienne à leur dévotion et soustraire ces masses ouvrières à l'influence de Louis Blanc et de la « commission du Gouvernement pour les travailleurs ».

Les ateliers nationaux n'en constituaient pas moins un foyer de mécontentement, et une force révolutionnaire organisée des plus redoutables. Ces milliers d'hommes, livrés à l'oisiveté ou à des travaux sans utilité réelle, réduits à la mendicité, souffrant ainsi que leur famille de la faim, et formés en une armée toute constituée, étaient pour l'ordre et pour la société une menace redoutable.

Dans ces conditions la lâche de la Commission dite bientôt « du Luxembourg », sous la présidence et la vice-présidence de Louis-Blanc [p.302] et Albert était impossible. Elle comprit, dès sa première réunion du 1er mars, 200 ouvriers nommés sans élections véritables. Elle devait recueillir toutes les doléances des travailleurs et rechercher les remèdes à y apporter. C'était aviver les souffrances en provoquant les plaintes et éveiller des espoirs sans chance de les satisfaire. Le 1er mars une proclamation du Gouvernement annonçait l'ouverture de ses travaux : « Aujourd'hui sur ces bancs où siégeaient naguère les législateurs du privilège, les pairs de France, le peuple est venu s'asseoir à son tour, comme pour prendre matériellement possession de son droit, et marquer la place de sa souveraineté. — Des ouvriers, vos camarades, ont discuté devant nous des intérêts qui vous sont chers. Ils l'ont fait avec le calme et la dignité qui conviennent à des hommes libres. Nous avons accueilli leurs vœux... » Ce n'étaient en effet que des vœux que la commission pouvait émettre.

Le Gouvernement provisoire voulut d'ailleurs montrer qu'il aurait hâte de les satisfaire. Le 2 mars il rendit un décret qui inaugurait la législation ouvrière en faveur des ouvriers majeurs. Le décret limitait les heures de travail et supprimait le marchandage. « Considérant, disait-il : 1° qu'un travail manuel trop prolongé non seulement ruine la santé des travailleurs, mais encore, en l'empêchant de cultiver son intelligence, porte atteinte à la dignité de l'homme. — 2° Que l'exploitation des ouvriers par les sous-entrepreneurs ouvriers, dits marchandeurs ou tâcherons, est essentiellement injuste, vexatoire et contraire au principe de la fraternité, le Gouvernement provisoire de la République décrète : 1° La journée de travail est diminuée d'une heure. En conséquence à Paris, où elle était de onze heures, elle est réduite à dix, et en province, où elle était de douze heures, elle est réduite à onze. — 2° L'exploitation des ouvriers par les sous-entrepreneurs, ou marchandage, est abolie. » C'était une très grande chose, un événement considérable que ce décret du 2 mars, puisque c'était la première mesure de la protection légale des travailleurs, qui a pris par la suite une si grande place dans la société moderne.

Mais c'était une mesure bien hâtivement et bien insuffisamment arrêtée. Prise au milieu d'une crise de chômage intense, édictée sans sanction, cette mesure était destinée à demeurer, tout d'abord au moins, sans résultat. Le 21 mars, le Gouvernement provisoire répara sa négligence première en édictant les sanctions nécessaires par un nouveau décret qui statuait que : « Toute exploitation de l'ouvrier par voie de marchandage sera punie d'une amende de 50 à 100 francs [p.303] pour la première fois, de 100 à 200 francs en cas de récidive et, s'il y avait double récidive, d'un emprisonnement qui pouvait aller de un à six mois. » Les amendes devaient servir à secourir les « invalides du travail ». Cette mesure fut encore inopérante. Il y avait bien sanction, mais le délit était trop imprécis. On ne pouvait se passer d'intermédiaires pour le recrutement de la main-d’œuvre, le marchandage illicite demeurait incertain.

La commission du Luxembourg reçut, elle aussi, des retouches. On fit appel aux corps de métier, qui eurent à nommer chacun trois représentants et le 10 mars, 242 de ces délégués se réunirent. Parmi ces membres de la commission dix membres tirés au sort formèrent un comité permanent. Puis les patrons furent appelés dans les mêmes conditions à participer à la commission et au comité, au sein desquels quelques économistes, comme Considérant et Pecqueur, furent appelés : première application du système paritaire adopté de nos jours, soit pour le Conseil supérieur du travail en France, soit pour le Conseil économique supérieur provisoire d'Empire en Allemagne, soit dans tous les comités mixtes, qui se sont développés pour le rapprochement des employés et des employeurs en vue de favoriser leur entente.

Mais la commission n'avait aucun pouvoir de décision, ni aucune compétence nettement définie. Ce fut une sorte d'Académie et les thèses qu'elle formula demeurèrent sans effet. Elles étaient d'autant plus hardies. Elle proclama que : chacun produisant selon ses forces devait consommer selon ses besoins ; — que l'association devrait remplacer la concurrence; — que l'État pourrait racheter les ateliers que les patrons déclaraient ne plus pouvoir exploiter; — que chacun doit recevoir le même salaire. — Et l'exposé général du comité par Vidal et Pecqueur fut un véritable programme socialiste. « L'édifice économique du passé, disait-il, craque de toutes parts, la société telle que l'ont faite la concurrence et l'isolement sont presque impossibles. » Il concluait au rachat des chemins de fer, des usines, des banques par l'État. Les bénéfices devaient servir au rachat par lui des autres entreprises privées, à la création de colonies agricoles fouriéristes, et d'entrepôts avec bazars pour organiser la vente au détail. Toutes ces idées, irréalisables en tous cas pour de longues années, bien loin de dénouer la crise l'aggravaient par les craintes qu'elles éveillaient dans le monde du commerce, de l'industrie, et dans la société tout entière.

L'œuvre positive de la Commission et du Gouvernement dans le [p.304] domaine économique et social fut donc nulle. Le mécontentement des travailleurs contre la société et les inquiétudes de celle-ci ne furent qu'accrus par ses manifestations toutes verbales et le trouble, le marasme des affaires ne firent qu'empirer.

IV

AGITATIONS ET TROUBLES POLITIQUES

La presse. — Les esprits étaient aussi troublés que les affaires. La presse sous Louis-Philippe avait été entravée par les mesures fiscales du cautionnement et du timbre, et contenue par les lois de septembre. En fait, avant février deux journaux républicains seulement, le National et la Réforme paraissaient, lus à cause de leur prix par un nombre restreint d'abonnés et entravés dans l'expression de leurs idées par la rigueur des lois répressives. Après la Révolution les murs se couvrirent d'affiches, de placards, des feuilles volantes furent lancées dans le public, des journaux nouveaux sans cautionnement et sans timbre parurent, et les journaux anciens en furent eux-mêmes exonérés le 4 mars. De la fin de février au commencement de juin, plus de cent journaux nouveaux virent le jour, certains se vendirent 5 centimes le numéro, ce qui permettait leur pénétration dans les masses, au sein desquelles pourtant se rencontraient encore un grand nombre d'illettrés qu'ils ne pouvaient atteindre directement.

En même temps que la presse prenait un tel essor elle était affranchie par l'abrogation des lois de septembre du régime répressif si rigoureux qui supprimait en fait sa liberté. Pour la définition des délits et des crimes, pour la compétence de la Cour d'assises, on en revenait aux lois antérieures et les condamnations ne pouvaient notamment être encourues qu'à la majorité de 9 voix sur 12, ce qui les rendait problématiques. Telle était l'œuvre du décret du 6 mars qui qualifiait les lois de septembre « d'attentat contre la liberté », de mesures « contraires à tous les principes du droit public ».

Ainsi parurent la République, la Tribune nationale, la Sentinelle du peuple, l'Ami du peuple, le Réveil du peuple, le Représentant du peuple, le Peuple constituant, le Salut public, le Girondin, puis le Père Duchêne, la Mère Duchêne, la Carmagnole, dont les noms révèlent l'orientation démocratique quand ce n'est pas l'orientation [p.305] révolutionnaire la plus accentuée. — Fermentation des esprits, surexcitation des passions chez les uns, craintes chez les autres, trouble social, tel devait être fatalement le résultat de ce débordement de la presse, d'autant plus ardente et violente qu'elle avait été longtemps soumise aux plus étroites entraves, et qu'elle se déchaînait au lendemain même d'une Révolution.

Les clubs. — La Révolution de février devait établir la liberté d'association comme la liberté de la presse. Les clubs se multiplièrent plus encore que les journaux, on en compte trois cents à Paris qui s'ouvrirent de février à juin 1848. Aucun d'ailleurs ne connut le succès, et ne joua le rôle de celui des Jacobins. Le plus important paraît avoir été celui dont Blanqui fut l'animateur, la « Société républicaine centrale ». A côté de ses membres aux réunions les tribunes étaient occupées par des auditeurs. Le chômage favorisait l'assistance des travailleurs aux séances de tous les clubs. La fermentation des esprits à cette époque a pour mesure leur nombre, et leur fréquentation malgré la fréquence de leurs séances. Le petit nombre des réunions publiques qui se tiennent de nos jours et le nombre souvent très restreint de leurs assistants montrent combien les classes populaires étaient alors plus agitées, plus passionnées. Les clubs contribuaient sans doute à entretenir ces passions et ils ne furent pas étrangers aux mouvements populaires, qui en furent à plusieurs reprises l'explosion, mais leur existence même et leur succès prouvent combien elles étaient déjà répandues et ardentes.

Mouvement insurrectionnel du 17 mars. — Les sentiments révolutionnaires entretenus et surexcités par la presse et les clubs se donnèrent libre cours à l'annonce des élections pour la Constituante, fixées au 9 avril. Le Gouvernement provisoire avait hâte de donner la parole à la France pour qu'elle statuât sur le Gouvernement qu'elle entendait établir. Sous l'empire de ce scrupule de constitutionnalisme, on l'a vu hésiter à proclamer la République.

Mais Paris s'était habitué à vouloir pour la France et à lui imposer les gouvernements de son choix. Paris avait fait la grande Révolution. Et d'autre part le mouvement fédéraliste, les mouvements insurrectionnels de l'époque révolutionnaire avaient prouvé que la France supportait mal la domination parisienne. Plus tard, c'était encore Paris qui, avant le plébiscite, avait sanctionné le 18 Brumaire et le Consulat en ne se soulevant pas au retour de Bonaparte de Saint-Cloud dans la capitale. Et en 1814 et 1815, c'était Paris qui, en accueillant à deux reprises le retour de Louis XVIII et une fois encore [p.306] celui de Napoléon, avait consacré pour la France les deux Restaurations et le Gouvernement des Cent-Jours. De même en 1830, Paris avait mis fin au règne de la Monarchie légitime et accueilli la dynastie des d'Orléans. De même enfin c'était Paris, et Paris seul, qui avait renversé le Gouvernement de Juillet. Jamais à la suite de ces événements parisiens, sauf dans les pseudo-consultations nationales des plébiscites consulaires ou du plébiscite impérial, la France n'avait été appelée à ratifier l'oeuvre de Paris. La nomination d'une Constituante, appelée à se prononcer sur le sort de la France, après la Révolution de février, devait donc par elle-même porter ombrage au peuple parisien, qui prétendait par son insurrection l'avoir fixé.

Le résultat des élections était d'ailleurs inquiétant pour Paris. Les départements n'avaient pas été touchés sérieusement par la propagande républicaine, sans doute ils n'avaient pas réagi après les journées de février, mais on les savait toujours jaloux vis-à-vis de la capitale, ils souffraient de la crise financière et économique qu'elle avait provoquée, et l'on pouvait redouter qu'ils infligeassent un cruel démenti aux auteurs de la Révolution. Dans la presse, dans les clubs, notamment à la Société républicaine centrale, l'opposition au décret de convocation s'organise. Le thème est que la France asservie sous le régime censitaire, n'a pas fait son éducation politique, qu'il lui faut du temps pour échapper aux influences administratives ou sociales qui entravent sa liberté, qu'un délai est nécessaire pour que le parti républicain puisse l'éclairer et la préparer à exercer sa souveraineté depuis un demi-siècle abolie.

Aussi le Gouvernement provisoire, « voulant remettre le plus tôt possible aux mains d'un Gouvernement définitif les pouvoirs qu'il exerce dans l'intérêt et par le commandement du peuple », ayant par décret du 5 mars fixé au 9 avril les élections législatives[9], dès le 7 mars était saisi d'une protestation ainsi conçue : « L'élection immédiate de l'Assemblée nationale serait un danger pour la République. Depuis trente ans la contre-révolution parle seule à la France. La presse bâillonnée par les lois fiscales n'a pénétré que l'épidémie de la société ; l'éducation des masses n'a été faite que par le seul enseignement oral, qui a toujours appartenu et qui appartient encore aux ennemis de la République.

« Les notabilités des factions vaincues, dans les campagnes principalement, frappent seules l'attention du peuple, les hommes dévoués à la cause démocratique leur sont presque tous inconnus. »

[p.307]

La pétition demandait donc l'ajournement des élections, et donc la réunion d'une Assemblée législative et constituante, à une date indéterminée. Ses auteurs n'avaient pas tort de craindre que les élections ne leur fussent pas très favorables, leur attitude n'en était pas moins extraordinaire. Ces fervents partisans du suffrage universel, de la souveraineté nationale, jugeaient le peuple incapable de choisir ses représentants et la Nation inapte à exercer sa souveraineté. Pour eux la République, comme on l'a déjà vu, étant de droit divin s'imposait au corps électoral et il ne pouvait être appelé à voter que s'il était résolu à la consacrer.

Le Gouvernement qui avait proclamé sa hâte de remettre ses pouvoirs à un Gouvernement définitif et à appeler le pays à décider de son sort devait résister à cette sommation. Il commença par le faire. Il répondit que « son premier devoir » était « de restituer aussi tôt que possible à la Nation elle-même les pouvoirs qu'il avait saisis pour le salut commun ». Il maintint la date du 9 avril.

Les clubs se coalisèrent, quinze d'entre eux firent afficher le 15 mars une protestation commune. Le 14, le club de Blanqui rédigea une adresse aux Parisiens, les élections seraient dérisoires. A Paris beaucoup d'ouvriers n'étaient pas inscrits sur les listes. En province, « façonnés au joug par de longues années de compression et de misère, ils ne prendraient aucune part au scrutin, ou y seraient conduits par leurs maîtres comme un bétail aveugle... Dans les campagnes toutes les influences sont aux mains des curés et des aristocrates. Le peuple ne sait pas, il faut qu'il sache... Les élections, si elles s'accomplissent, seront réactionnaires... Paris ne reculera pas devant le retour du passé. Réfléchissez aux sinistres conséquences d'un conflit entre la population parisienne et une Assemblée qui croirait représenter la Nation et qui ne la représenterait pas... Laissez le peuple naître à la République ». Paroles prophétiques sans doute, mais inacceptables dans la bouche de partisans du suffrage universel, considéré comme un droit de l'individu, et de la souveraineté de la Nation, qui ne peut être souveraine et en tutelle pour cause d'incapacité politique.

Malgré ces manifestations, le Gouvernement provisoire resta d'abord fidèle à sa politique de souveraineté nationale. Le 16 il fit afficher une proclamation rédigée par Lamartine, qui disait : « Le Gouvernement provisoire n'imitera pas les Gouvernements usurpateurs de la souveraineté du peuple... A quoi bon succéder à ces pouvoirs si c'est pour leur ressembler. Le Gouvernement provisoire veut [p.308] que la conscience publique règne... Respect aux consciences des électeurs. Voilà le devoir du Gouvernement[10] ».

Mais les événements allaient devenir plus difficiles.

Un incident d'un autre ordre compliqua la situation.

Le 13 mars, Ledru-Rollin avait pris une mesure concernant la garde nationale qui mécontentait ses éléments bourgeois. Il avait décrété la dissolution des compagnies dite « d'élite », formées des hommes qui pouvaient à leurs frais avoir un uniforme spécial comportant un « bonnet à poil », ces hommes étaient versés dans les compagnies ordinaires. Cette mesure les mécontenta au point qu'ils voulurent, au moyen d'une manifestation, la faire rapporter. Les éléments conservateurs des autres compagnies se joignirent à eux et plusieurs milliers d'hommes en costume, au pas, se dirigèrent sur l'Hôtel de Ville. Mais des contremanifestations se produisirent, beaucoup de ces hommes d'ordre s'aperçurent du danger d'une démarche susceptible d'engendrer des troubles. Le Gouvernement fit des remontrances aux manifestants de cette journée des « bonnets à poil » et la suppression des compagnies d'élite fut maintenue.

La question de la date des élections continuait à agiter très fortement les clubs. Ils préparèrent une pétition et une manifestation contre la date, de nouveau confirmée par le Gouvernement. Le 17 mars au matin, une commission interclubs, contre l'avis de Blanqui réclamant l'ajournement sine die, se prononça pour la date du 31 mai, ce qui constituait un retard de près de deux mois, permettant de remuer les départements et de les catéchiser.

Le même jour la manifestation projetée eut lieu. A 11 heures, 100.000 hommes avec en tête les clubs, puis les ouvriers réunis par profession se mirent en marche par les quais de la place de la Concorde à l'Hôtel de Ville. La chute ou l'épurement du Gouvernement pouvait être la suite de cette manifestation, si elle prenait une allure révolutionnaire. Dans le sein même du Gouvernement, Louis Blanc et Ledru-Rollin lui étaient sympathiques. Mais les sentiments de cette masse énorme de citoyens étaient loin d'être unanimes. Les uns étaient venus pour répondre seulement à la manifestation de la veille. D'autres prétendaient seulement protester contre la date trop hâtive des élections. D'autres enfin n'auraient pas demandé mieux que de provoquer une dislocation du Gouvernement. Blanqui et [p.309] Barbès, qui étaient deux des protagonistes du mouvement, étaient deux ennemis déclarés l'un de l'autre. La manifestation se déroula sans désordre. Seuls des délégués furent reçus par le Gouvernement, qui revendiqua le droit d'examiner la pétition qu'on lui remit. Lamartine put protester contre l'ajournement des élections. Ce serait, disait-il, « la mise hors la loi de toute la Nation qui ne serait pas Paris ». Il s'écria que » le 18 Brumaire du peuple pourrait amener le 18 Brumaire du despotisme ». Le Gouvernement se présenta à la foule, la harangua et elle défila devant lui sans concession de sa part.

Mais cet acte de fermeté devait comme toujours être suivi d'un acte de faiblesse. Il recula les élections au 23 avril, semblant avoir peur de son propre succès. Il est vrai que l'établissement des listes électorales pour le 9 avril eût été difficile, c'était une raison pour reculer la date primitive. Mais on n'accepta pas la date réclamée par les clubs du 31 mai, parce que les commissaires dans les départements annonçaient que le temps travaillait en faveur des adversaires du nouveau régime, qui, revenus de leur premier abattement, se préparaient à la lutte.

Ce retard n'en mécontenta pas moins les départements qui furent également très irrités de voir Ledru-Rollin expédier dans soixante d'entre eux des commissaires généraux, chargés de surveiller et au besoin de révoquer les commissaires et sous-commissaires. Ces commissaires généraux avaient des pouvoirs très étendus. Ils ne procédèrent pas seulement à des révocations, ils allèrent jusqu'à déplacer des sièges de sous-préfectures, à suspendre des percepteurs, à expulser des religieuses. C'étaient des hommes de la Réforme. Ils surexcitèrent les départements contre la tyrannie parisienne.

État de trouble persistant. — Si la journée du 17 mars se passa sans trouble, elle augmenta l'agitation des esprits. A Paris, les ouvriers sans ouvrage prirent l'habitude de circuler en bandes menaçantes. On multiplia les plantations d'arbres de la liberté que le Clergé bénissait. On envahissait les maisons pour faire donner par les propriétaires quittance des sommes dues par des locataires en retard de paiement. Il y eut des violences commises contre les ouvriers étrangers dont on réclamait le renvoi par le Gouvernement. Il y eut des manifestations contre les journaux hostiles à la Révolution. Les invalides eux-mêmes se soulevèrent contre leur gouverneur.

En province le même état de trouble régnait. On s'en prit aux manufactures, aux machines, aux couvents où l'on travaillait pour le dehors ; on s'en prit aux voies ferrées et aux forêts. On attaquait [p.310] des bureaux des contributions. On protestait contre les patrons qui suspendaient chez eux le travail. Dans toutes les villes de quelque importance, des clubs entretenaient l'agitation des esprits. Certains « commissaires », envoyés par Ledru-Rollin, avaient plus la pratique des clubs que de l'administration. C'étaient des « républicains de la veille », comme on disait alors. Ils pactisaient avec les hommes de la Révolution qu'ils venaient appuyer. Ils étaient plus souvent des agents de désordre que des restaurateurs de la discipline. Nommés quelquefois plusieurs au même poste, ils se disputaient le pouvoir, ou bien ils étaient l'objet de multiples déplacements qui ne leur permettaient pas d'agir. Le trouble se trouva encore accru par la nomination « d'inspecteurs généraux de la République » et encore de « délégués » des clubs parisiens, envoyés aux frais de l'État et investis d'une sorte de mandat officiel. L'accueil qui leur était fait n'était pas toujours sympathique. On en voulait à ces hommes, venus de la capitale, qui au nom de la liberté et de l'égalité imposaient leur domination et celle de leurs sous-ordres. Dans certaines villes comme Lyon, Rouen, Limoges régna bientôt dans les esprits une inquiétante fermentation. La province qui n'avait pas au cours du règne de Louis-Philippe été agitée par l'esprit d'opposition comme le peuple de Paris, s'irritait de l'anarchie spontanée, du malaise général, du trouble jeté dans les affaires par la Révolution parisienne.

Une autre cause de trouble se trouvait dans la présence et l'agitation en France de très nombreux réfugiés étrangers. Il en était venu de tous les pays, qui avaient été agités comme nous par l'esprit révolutionnaire. Traqués par leurs Gouvernements, espérant intéresser à leur cause la France, considérée comme l'appui naturel de tous les peuples en insurrection, ils séjournaient en France, souvent à Paris, y préparaient leurs complots, y recrutaient des partisans. Fatalement les réfugiés irlandais, belges, allemands, italiens, autrichiens, polonais pressaient leurs coreligionnaires français, les membres des sociétés secrètes qu'ils fréquentaient, pour obtenir du Gouvernement son intervention en faveur de leur cause. On a vu que Lamartine avait eu pour première préoccupation de rassurer à ce point de vue les pays étrangers. Il avait proclamé que le Gouvernement français était résolu à ne se livrer à aucune intervention à l'étranger. Des délégations de chartistes anglais, de démocrates anglais, belges, hongrois réclamaient l'appui de la France. Les Irlandais, les 16 mars et 3 avril, les Italiens, les Polonais en invoquant de prétendues obligations prises par nous envers eux étaient particulièrement [p.311] pressants. Lamartine s'efforçait de calmer toutes ces impatiences et de sauver la paix. L'intervention dans l'état où se trouvait la France était une impossibilité ; opérée à tout prix elle aurait amené des catastrophes.

Il y eut pourtant des organisations de bandes en France en vue d'une action révolutionnaire dans tel ou tel pays. Des bandes savoisiennes par exemple, à la fin de mars pénétrèrent jusqu'à Chambéry, des bandes allemandes franchirent le Rhin, des bandes belges partirent de Paris avec l'appui, des subsides, des armes, des bons de transport fournis par Caussidière, le préfet de police, et Ledru-Rollin, agissant à l'insu de ses collègues. Ces agitations troublaient d'autant plus les esprits que les États étrangers menacés par ces complots ourdis chez nous pouvaient s'en prendre à nous et qu'il y avait là une cause éventuelle de guerre pour la France.

Effort de groupement des clubs et des forces prolétariennes. — Le succès relatif de la manifestation du 17 mars, l'approche des élections amenèrent les partisans de la Révolution sociale à renforcer l'action des clubs et à tenter une nouvelle manifestation, soit pour obtenir un nouveau retard des élections, soit pour influencer le corps électoral, soit pour protester par avance contre des élections qui seraient modérées, soit pour provoquer l'épuration ou le renversement du Gouvernement provisoire, dont les divisions révélaient la faiblesse.

Le 17 mars un manifeste parut annonçant la fondation d'un nouveau club, club de la Révolution, dont Barbès était le chef avec à côté de lui Proudhon, Pierre Leroux, Delescluze, Sobrier ; ses tendances étaient nettement socialistes. Le manifeste disait: « Nous n'avons encore que le nom de la République, il nous faut la chose. La réforme politique n'est que l'instrument de la réforme sociale. La République devra satisfaire les travailleurs et le prolétariat. » La rivalité de Blanqui et de Barbès creusait un fossé entre ce nouveau club et la Société républicaine centrale, dont Blanqui était l'âme. On sentait pourtant le besoin de créer de l'union entre ces clubs divers. Blanqui et Barbès lancèrent chacun un appel aux clubs démocratiques de Paris. Barbès le 26 mars en avait groupé soixante et fonda entre eux le « Club des Clubs», fédération qui réunissait des délégués des clubs unis, d'où partaient les mots d'ordre, dont ils devaient s'inspirer. Le programme fut emprunté à la Déclaration des Droits jadis présentée par Robespierre à la Convention et dont on a relevé l'esprit socialisant. On prépara une liste de candidats pour les prochaines [p.312] élections, en réclamant le mandat impératif, qui devait conserver aux clubs l'autorité sur les élus. Puis le club des clubs choisit des délégués pour l'évangélisation des départements en vue des élections, Ledru-Rollin, sur les fonds secrets, leur accordant des frais de route et une indemnité quotidienne. Quatre cents apôtres furent ainsi envoyés pour prêcher à travers la France la bonne parole.

La Société républicaine centrale adopta un programme également socialisant, prônant en particulier les monopoles d'État. Mais son influence fut atteinte par la publication dans la Revue rétrospective d'un document, dont Blanqui devait être l'auteur, trouvé parmi les papiers du secrétaire de Guizot, C'était une note informant le Ministre sur les agissements des sociétés secrètes, en particulier de la Société des Familles.

A côté du groupement des clubs, celui des masses ouvrières fut tenté. Louis Blanc réunit le 2 8 mars les délégués ouvriers de la Commission du Luxembourg pour dresser une liste de candidats et former un comité central des ouvriers du département de la Seine.

Les 60.000 ouvriers des ateliers nationaux étaient d'autre part une sorte d'armée mobilisée. Mais Louis Blanc avait comme répudié cette caricature de son organisation du travail et l'ingénieur Thomas, qui dirigeait les ateliers, avait organisé, on l'a vu, les ouvriers et les avait en mains. Marie, ministre des Travaux publics, très en rapport avec eux, exerçait aussi sur eux de l'influence. Cette force ouvrière considérable demeurait donc indépendante des clubs.

Il n'en existait pourtant pas moins un rapprochement des éléments révolutionnaires et prolétariens inquiétant pour le Gouvernement et les partisans de l'ordre dans le pays.

Divisions dans le Gouvernement et journée du 16 avril. — Tandis que les forces révolutionnaires se préparaient ainsi en vue d'une nouvelle action, le Gouvernement se trouvait très divisé. Louis Blanc et Albert étaient avec les meneurs qui pouvaient les débarrasser de leurs collègues modérés et travailler à réaliser leur programme. Lamartine, Marrast, Dupont de l'Eure, Marie, Crémieux, Garnier-Pagès, Flocon étaient pour la résistance et le recours aux élections qui devaient donner un Gouvernement régulier et qui, fort de l'appui du pays, pût recourir à l'armée pour tenir en respect les forces révolutionnaires parisiennes. Caussidière jouait un rôle double, de cœur avec les partisans d'une nouvelle journée révolutionnaire, il dénonçait pourtant leurs manœuvres, soit par hostilité contre Blanqui, soit pour s'imposer comme un intermédiaire nécessaire. Ledru-Rollin [p.313] hésitait. Il s'était pourtant grandement compromis avec les partis les plus révolutionnaires. Il était seul dans le Gouvernement à c o n naître par la police ce qui se préparait et il disposait seul de la garde nationale à laquelle on pouvait uniquement recourir en cas de désordres, l'armée étant tenue hors de Paris et la garde mobile n'étant qu'ébauchée.

C'est dans ces conditions que se prépara la journée du 16 avril, qui devait devancer les élections et la constitution d'un gouvernement régulier.

Les 14 et 15 avril, Louis Blanc et Albert prévinrent leurs collègues de l'imminence de l'événement, soit pour les intimider, soit pour dégager leur responsabilité.

Le 15, le Bulletin de la République du ministère de l'Intérieur publia un appel à la révolution. « Les élections, y lisait-on, si elles ne font pas triompher la Révolution sociale, si elles sont l'expression des intérêts d'une caste, arrachée à la confiante loyauté du peuple, les élections, qui doivent être le salut de la République, seront sa perte. Il n'y aura alors qu'une voie de salut pour le peuple qui a fait les barricades, ce serait de manifester une seconde fois sa volonté et d'ajourner les décisions d'une fausse représentation nationale. » Ainsi on annonçait par avance la révolte de Paris contre la France, si les élections ne satisfaisaient pas les aspirations de la capitale. Charles X n'avait pas agi autrement. Ledru-Rollin n'était, paraît-il, pour rien dans cette publication, elle n'en portait pas moins son estampille.

La journée du 16 avril fut donc l'objet d'une véritable préparation. Ce jour avait été choisi parce que c'était celui de l'élection des officiers de l'état-major de la garde nationale. Pour que des ouvriers fussent élus un appel fut lancé aux ouvriers les engageant à s'y rendre et ainsi les masses nécessaires pour la manifestation devaient être réunies. Mais Marie, Lamartine, Marrast se préparaient à la résistance. Les travailleurs des ateliers nationaux ne participèrent pas au mouvement. Changarnier prépara la défense du Gouvernement. Ledru-Rollin dans la crainte de ses responsabilités, le 16 au matin se décida pour la résistance et mobilisa la garde nationale. La foule des manifestants encadrée, pressée, coupée par les bataillons de la garde mobile et les légions de la garde nationale fut paralysée. Ce fut en vaincus que les délégués des manifestants furent admis à lire leur pétition. « Le peuple, disait-elle, veut la République démocratique, le peuple veut l'abolition de l'exploitation de l'homme [p.314] par l'homme, le peuple veut l'organisation du travail par l'association.» Les manifestants défilèrent entre les rangs de la garde nationale qui les accueillait aux cris de : « A bas les communistes ! »

C'était l'échec. Les chefs du mouvement nièrent l'importance de la manifestation. Le Gouvernement ne sut pas profiter de son succès pour se désolidariser d'avec les hommes de la Révolution sociale. En une première proclamation il ménageait les clubs. « La République, disait-il, vit de liberté et de discussion... Les clubs sont pour la République un besoin, pour les citoyens un droit... Le Gouvernement protège les clubs. » Le malheur était que les clubs ne se proposaient pas du tout de protéger le Gouvernement et qu'en parlant ainsi le Gouvernement ne faisait preuve que de faiblesse.

Le 17, dans une autre proclamation, il disait : « De même que le 17 mars, le 16 avril a montré combien sont inébranlables les fondements de la République. — Plus de royauté, avions-nous dit dans les premiers jours et pas de régence ! Ces mots libérateurs, ces mots qui rendaient la guerre civile impossible, Paris les a répétés dans ce cri unanime : « Vive la République ! Vive le Gouvernement provisoire ! ». — Voilà comment vous avez confondu les espérances des ennemis de la République, assuré la sécurité de Paris libre, et dissipé les alarmes répandues dans les départements[11]. » C'était bien mal interpréter les événements ou dissimuler le danger couru. Pas d'ennemis à gauche, — telle paraissait être la consigne du Gouvernement provisoire en face des périls qui surgissaient contre lui de ce côté. Soucieux d'ailleurs à nouveau de donner des gages au parti qui avait voulu l'abattre il prenait des mesures de nature à le satisfaire : abolition de l'impôt sur le sel, des droits d'octroi sur la viande de boucherie, annonce d'une taxe progressive sur les propriétaires et les locataires de locaux de plus de 800 francs de loyer, impôts somptuaires sur les chiens, les voitures de luxe, les domestiques hommes, mise à la retraite prématurée de soixante-cinq généraux, suspension de l'inamovibilité de la magistrature. Le Gouvernement provisoire issu de la Révolution paraissait comme honteux de l'avoir combattue et vaincue.

Au total la journée du 16 avril révéla l'opposition entre les deux partis de la Révolution, les tenants de la liberté, de la souveraineté nationale, de la France, de l'ordre social, et les tenants de la Révolution sociale, de la dictature parisienne et prolétarienne, prêts à s'insurger contre le prochain verdict du pays.

[p.315]

Elle révéla, malgré le succès qu'il avait remporté contre l'émeute menaçante, l'extrême faiblesse d'un Gouvernement d'origine révolutionnaire vis-à-vis des mouvements révolutionnaires, elle dissipa les illusions que le pays pouvait conserver sur sa fermeté.

Elle montra l'impuissance des éléments de désordre dès qu'ils sont en face d'un Gouvernement qui, ne fût-ce que passagèrement, prend contre eux des mesures de défense.

De tout cela les élections devaient subir le contre-coup.

V

LES ÉLECTIONS POUR L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

Les élections primitivement fixées au 9 avril, à la suite de la journée du 17 mars reportées au 23, eurent lieu ce jour-là. C'était le jour de Pâques, la fête religieuse et la solennité civique se doublant devaient donner à la journée un caractère de grandeur particulière. C'était la résurrection du suffrage universel, du peuple souverain.

Préparation des élections. — Toute élection a besoin d'une préparation qui consiste avant tout dans la recherche et la présentation des candidats. Ces démarches étaient d'autant plus nécessaires en 1848 que la représentation nationale devait être tout à fait renouvelée, le corps électoral n'ayant rien de commun avec le corps électoral si restreint du suffrage censitaire. Or la préparation des élections de 1848 fut sommaire. Les anciens partis du temps de Louis-Philippe n'étaient plus qualifiés pour parler non pas à 200.000 censitaires, mais à 9 millions de citoyens de toutes conditions. Il s'organisa pourtant quelques comités, dont le plus important fut le « Comité central des électeurs républicains », dû aux hommes du National, représentant la nuance politique de la majorité du Gouvernement provisoire. Il provoqua la création de comités départementaux dans les chefs-lieux de département. Les listes dressées par eux comprirent de notables « républicains de la veille », quelques hommes de la nuance accentuée de Ledru-Rollin, d'autres plus modérés ayant fait partie de la gauche dynastique, ou des orléanistes ralliés.

Les légitimistes constituèrent le Club de l'Assemblée nationale, qui opéra de même dans les départements demeurés fidèles aux Bourbons; mais ses candidats se présentèrent comme conservateurs, non comme monarchistes.

[p.316]

A Paris les délégués ouvriers de la commission du Luxembourg réunis par Louis Blanc dressèrent une liste de trente-quatre noms. Chaque corps de métier présenta un candidat et une commission de six membres sur les soixante-dix noms ainsi présentés en retint vingt, quatorze autres candidats furent pris parmi les hommes connus pour leur dévouement aux ouvriers. L'assemblée des délégués dressa ainsi la liste dite du Luxembourg, seuls du Gouvernement s'y trouvaient Louis Blanc, Albert, Flocon et Ledru-Rollin.

De leur côté Marrast, maire de Paris et Marie, ministre des Travaux publics, préparaient et répandaient par les maires des arrondissements et les agents des ateliers nationaux des listes, qui ne portaient pas les noms figurant sur la liste du Luxembourg.

D'ailleurs les listes abondèrent à tel point que M. Seignobos signale que « l'énumération des professions de foi remplit deux cents pages du catalogue de l'histoire de France ».

Dans la campagne électorale, sur laquelle on est peu renseigné, on peut signaler l'influence exercée par les représentants et agents locaux du Gouvernement, L'action administrative, dénoncée et vilipendée sous Louis-Philippe refleurit sans pudeur. Ledru-Rollin la considérait comme un devoir pour le Gouvernement. « Sous peine d'abdiquer ou de trahir, le Gouvernement, disait-il, ne peut se réduire à enregistrer des procès-verbaux et à compter des voix ; il doit éclairer la France et travailler ouvertement à déjouer les intrigues de la contre-révolution. Nous sommes libres d'hier ; il y a quelques semaines encore nous subissions une loi qui nous ordonnait, avec amende et prison, de n'adorer, de ne servir, de ne nommer que la Monarchie ; la République était représentée partout comme un symbole de spoliation, de pillage, de meurtres, et nous n'aurions pas le droit d'avertir la Nation qu'on l'avait égarée ?... Nous marchons à l'anarchie si les portes de l'Assemblée sont ouvertes à des hommes d'une moralité et d'un républicanisme équivoques. »

Les Ministres de Charles X ne disaient pas autre chose.

Les commissaires du Gouvernement dans les départements travaillèrent donc le corps électoral et beaucoup d'entre eux, malgré l'avis contraire du Gouvernement, se présentèrent.

En fait l'immense majorité des candidats ne fut pas prise, comme on s'y attendait avec l'avènement du suffrage électoral, dans les classes populaires, mais dans les classes bourgeoises, parmi les hommes jouissant d'une certaine popularité.

Les professions de foi donnaient des biographies des candidats, [p.317] de leurs parents, mettaient en relief leurs idées sociales et politiques sympathiques aux classes populaires, affirmaient leur adhésion à la République. Même des légitimistes comme de Falloux, Montalembert, Berryer se présentaient comme des ralliés convaincus. La différenciation entre les candidats s'établissait par leur acceptation formelle des réformes socialisantes ou par leur silence à leur sujet.

Le vote et ses résultats. La première expérience du suffrage universel. — Le vote eut donc lieu le 23 avril et se prolongea en cas de nécessité le 24. Les électeurs se rendaient au chef-lieu de canton groupés par communes avec leurs maires et leurs curés et ce fut, semble-t-il, une des causes du nombre important des votants. Les communes les plus éloignées votaient les premières. Les électeurs étaient appelés pour voter; ceux qui ne se présentaient pas pour déposer leur bulletin étaient appelés une seconde fois. Il y eut 7.835.327 votants, soit 84 % des inscrits ; proportion qui ne fut peut-être plus jamais atteinte. Le suffrage universel manifestait plus de zèle que le suffrage restreint. La nouveauté, le vote par commune, l'importance du vote l'expliquent sans doute. Ce fait fort important prouve en tout cas que le suffrage universel n'était pas aussi prématuré qu'on s'est plu à le dire, et qu'une réforme peut répondre aux aspirations de ceux qui en bénéficient sans qu'ils l'aient réclamée.

Les élections eurent en principe lieu dans l'ordre et régulièrement. Dans quelques départements il y eut des faits de pression, des atteintes à la liberté des électeurs, des invasions de salles de vote par des perturbateurs, des urnes malmenées, ce fut tout à fait exceptionnel. A Paris, où si souvent les excès révolutionnaires s'étaient produits, le vote eut lieu dans le calme, même dans le recueillement. Le calme est le fait des hommes qui ont le moyen régulier d'exprimer leur volonté, la violence, celui des hommes qui en sont privés.

Le nombre considérable des députés à élire, 900, le nombre extrêmement considérable des candidats, le scrutin de liste sans sectionnement même pour les départements les plus populeux (la Seine avait 34 députés à élire), tout contribuait à rendre longues les opérations du dépouillement. N'avait-on pas prétendu que pour la Seine avec ses 300.000 électeurs, elles dureraient 354 jours! Pourtant dès le 28 avril les résultats de Paris furent proclamés.

Qu'était-il donc sorti de cette boîte de Pandore qu'était l'urne électorale, mise à l'improviste au service du suffrage universel ?

Rien n'est plus curieux que ce premier résultat, que la première expérience franche et libre du vote de tous les citoyens. En 1793, il [p.318] s'était produit dans des conditions si anormales, qu'on n'avait pas pu tirer de ce premier vote des conclusions autorisées. Cette fois le suffrage universel avait été libre et avait fonctionné dans des conditions normales, qu'avait-il donné ?

Il était très difficile d'apprécier de suite et avec quelque certitude ses résultats. Les candidats n'appartenaient pas à des partis nettement définis et leurs professions de foi ne permettaient pas de les classer avec précision. — On estima que les légitimistes élus, les partisans de l'ancien centre droit, ceux du tiers parti, ceux du centre gauche représentaient à peu près le quart de l'Assemblée ; mais les nuances auxquelles ces élus répondaient étaient incertaines.

Les résultats de Paris par la notoriété des élus, par leurs actes, leurs déclarations étaient beaucoup plus indicatifs. On les donnera malgré leur longueur à cause de leur importance et de leur précision. Les 34 élus étaient donc : 1. Lamartine, 259.800 voix ; — 2. Dupont de l'Eure, 245.083 ; — 3. François Arago, 243.460 ; — 4. Garnier-Pagès, 240.890 ; — 5. A. Marrast, 229.166 ; — 6. Marie, 225.776 ; — 7. Crémieux, 210.699 ; — 8. Béranger, 204.271 ; — 9. Carnot, ministre de l'Instruction publique, 195.608 ; — 10. Bethmont, ministre de l'Agriculture et du Commerce, 189.252 ; — 11. Duvivier, commandant de la garde nationale, 182.175 ; — 12. F. de Lasteyrie, ancien député, 165.156 ; — 13. Varin, ancien député, 151.103 ; — 14. Général Cavaignac, gouverneur général de l'Algérie, 144.187 ; — 15. Berger, ancien député, 136.660 ; — 16. Pagnerre. Secrétaire général du Gouvernement provisoire, 136.117 ; — 17. Buchez, adjoint au maire de Paris, 135.678 ; — 18. Cormenin, 135.050 ; — 19. Corbon, ouvrier sculpteur, rédacteur en chef de l'Atelier, 135.043 ; — 20. Caussidière, préfet de police, 133.775 ; — 21. Albert, 133.541 ; — 22. Woleswky, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, 132.333 ; — 23. Peupin, ouvrier horloger, 131.969 ; — 24. Ledru-Rollin, 131.587 ; — 25. Schmitt, ouvrier, 124.383 ; — 26. Flocon, 121.885 ; — 27. Louis Blanc, 121.140 ; — 28. Recurt, 118.075 ; — 29. Perdiguier, ouvrier, 117.290 ; — 30. J . Bastide, sous-Secrétaire d'État aux Affaires étrangères, 110.228 ; — 31. Coquerel, pasteur protestant, 109.934 ; — 32. Garnon, ancien député, 106.747 ; — 33. Gainard, 106.262 ; — 34. l'abbé de Lamennais, 104.871.

Ce qui se dégageait avant tout de cette élection parisienne, c'était le triomphe écrasant des membres modérés du Gouvernement provisoire. Les sept premiers élus de Paris étaient les hommes qui venaient à l'Hôtel de Ville de lutter contre la Révolution démocratique [p.319] et sociale. Puis venaient des Ministres de la même opinion, puis d'anciens députés. Caussidière, l'étrange préfet de police, qui provoquait et réprimait alternativement les émeutes, n'arrivait que le vingtième. Ledru-Rollin, le père du suffrage universel, radical ondoyant, flottant entre la République de l'ordre et de la liberté et la République sociale, se classait vingt-quatrième ; Louis Blanc, l'organisateur du travail, l'homme du Luxembourg, n'arrivait que le vingt-septième. Le premier des candidats de la liste du Luxembourg était élu dix-neuvième. Et ce qui était encore plus significatif, c'était l'écart des voix entre les hommes modérés du Gouvernement provisoire et les autres, Lamartine ayant 259.800 voix et Louis Blanc n'en comptant à son actif que 121.140.

Si les partisans de la République démocratique et sociale comptaient pourtant 12 ou 13 élus, cela tenait à la multiplicité des listes, et à l'éparpillement des voix. S'il n'y avait eu que quelques listes aux opinions tranchées et nettes, la liste du Luxembourg n'aurait compté aucun élu.

Le triomphateur de la bataille était sans conteste Lamartine, élu dans dix départements et qui dans le Nord avait recueilli 227.763 voix.

Les élections, leur suite, l'opinion, la composition de l'Assemblée ; les résultats de l'expérience. — Les prévisions des partis révolutionnaires démocratiques et sociaux étaient bien dépassées. Ce n'était pas seulement la France, c'était Paris lui-même, pour qui ils avaient réclamé une sorte de dictature de droit divin révolutionnaire, qui les avait condamnés. Paris n'en resta pas moins calme, mais la fermentation dans les clubs et les milieux révolutionnaires fut intense et les journaux socialisants fulminèrent. En province, à Limoges, à Rouen, où l'agitation ouvrière était habituelle, il y eut des mouvements insurrectionnels et des collisions avec la troupe et les gardes nationaux.

Le Journal des Débats se fit l'écho et le censeur de ces manifestations contre le verdict du suffrage universel. Le 30 avril, il disait « Les journaux qui passent pour servir d'organes aux républicains les plus exaltés paraissent fort mécontents. Ils proclament eux-mêmes leur défaite avec une sorte d'affectation. Que voulaient-ils donc ? A Paris la partie la plus modérée du Gouvernement provisoire a obtenu, il est vrai, un avantage considérable... mais le Luxembourg n'a pas été battu. »

[p.320]

Le 2 mai il écrivait à nouveau : « Une clameur presque universelle s'élève dans les journaux exaltés contre les résultats du suffrage universel. Qui l'a proclamé, le suffrage universel, qui en a fait un article de foi, une religion, qui a déclaré que le droit de suffrage est un droit aussi naturel que le droit de vivre et de respirer ? » « Chose étrange, le parti qui se plaint, qui met le doigt déjà sur la détente de ses fusils, est le maître depuis deux mois, le maître de tout. C'est sous son influence que les élections se sont faites. Il a envoyé dans les départements des commissaires investis de pouvoirs illimités. » Et les Débats rappelaient les conseils municipaux dissous, l'inamovibilité de la magistrature suspendue.

Et le même journal rapportait avec épouvante le triste spectacle des villes livrées au désordre. « Des scènes sanglantes désolent plusieurs de nos grandes villes et sur quelques points de la France des minorités factieuses protestent par la violence contre la plus large expression qu'on ait jamais reçue en aucun temps et en aucun pays de la volonté nationale et populaire. »

Il ajoutait le 1e r mai : « Puisqu'on avait fait une des Révolutions les plus radicales qu'on ait jamais vues, n'était-ce pas le moins qu'elle fût acceptée par ceux-là même qui l'avaient faite ? L'Assemblée nationale sort vivante et palpitante du fond des entrailles du pays, et ce sont ceux qui ont adressé cet appel à l'universalité des citoyens, ce sont eux qui se révoltent aujourd'hui contre la réponse qu'ils en reçoivent... Quand le pays répond librement, aussi librement qu'il le peut à cet appel généreux, on veut méconnaître et répudier sa voix... Qu'y a-t-il donc encore après le suffrage universel ? »

De l'Assemblée ainsi élue les Débats donnaient cet horoscope : « La prochaine Assemblée, nous n'en doutons pas et nous n'en avons jamais douté, ratifiera la proclamation de la République. Elle sera d'ailleurs modérée dans son ensemble. A-t-on jamais pu croire un moment, un seul moment, qu'elle serait autre chose ?... Pour obtenir de la France une Assemblée anarchique, violente, hostile à la propriété, c'est la France même qu'il aurait fallu d'abord vaincre, abattre, terroriser, garrotter... Attendait-on du suffrage universel un mensonge ? Où a-t-on vu une France montagnarde, terroriste, communiste ? »

Les Débals n'avaient pas tort, mais en parlant ainsi ils condamnaient le régime et les hommes qui n'avaient jamais accepté [p.321] l'idée, non seulement de l'avènement du suffrage universel, mais même d'une extension quelconque du suffrage.

De fait les chefs des sociétés secrètes et révolutionnaires, Sobrier, Barbès, Raspail, Cabet, Huber n'étaient pas élus. Ils avaient bien pu jouer un rôle important dans la destruction de la Monarchie de Juillet. Ils ne devaient plus contribuer à l'édification du régime nouveau. C'est le sort habituel des révolutionnaires, forts pour détruire parce qu'ils sont soutenus par le mécontentement, la colère que les fautes, les abus d'un Gouvernement soulèvent, ils sont impuissants pour construire, parce que le pays, qui se méfie de leurs idéologies, de leurs utopies, ne les suit plus quand il s'agit d'édifier.

Que trouvait-on donc dans la nouvelle Assemblée ? Les légitimistes y reprenaient une place notable, les fautes de la Restauration étaient oubliées, celles de Louis-Philippe avaient fait revenir en arrière les partisans de la Monarchie, Berryer, de Falloux, de Larcy avaient été nommés. Les catholiques étaient nombreux, l'Église peu satisfaite de Louis-Philippe n'avait pas boudé la République, qui ne s'était pas montrée anticléricale. Trois évêques, quinze prêtres, un religieux, Lacordaire, de Montalembert étaient parmi les élus du suffrage universel. La plupart des hommes qui avaient marqué dans les Chambres précédentes étaient, eux aussi, élus : Billault, Vivien, de Rémusat, Dufaure, du tiers parti ou du centre gauche ; Duvergier de Hauranne, Odilon Barrot, de Beaumont, de Malleville, de la gauche dynastique, après les élections complémentaires, Thiers et Molé. L'état-major de la Monarchie de Juillet se trouvait presqu'au complet. Et ce fait est significatif, il prouve que la notoriété s'impose, que le personnel politique dont dispose un pays est limité, puisque le suffrage universel avait ainsi recueilli les épaves du suffrage restreint. Il avait, on le sait, donné une nouvelle consécration aux hommes modérés du Gouvernement provisoire.

Il est vrai que l'Assemblée comprenait plus de 700 hommes nouveaux. Ils avaient été pris le plus souvent sur place, parmi les hommes de notoriété locale On ne comptait que 26 élus pris parmi les classes populaires, auxquelles le suffrage universel avait pourtant donné la souveraineté. Parmi les élus, M. Seignobos[12] compte 170 avocats, notaires, magistrats, plus de 100 propriétaires, 30 officiers, 69 anciens officiers, 50 journalistes et écrivains, 50 médecins, 7 professeurs de droit, 3 fonctionnaires de l'enseignement primaire, 1 instituteur. [p.322] Le suffrage universel s'était incliné devant les compétences, il n'avait pas fait œuvre d'ostracisme. Il avait consenti à l'essai de la République et repoussé celui du socialisme. Il s'était montré modéré, presque conservateur.

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CHAPITRE II

L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE ET LA CONSTITUTION DU 4 NOVEMBRE 1848

I

LES DÉBUTS DE L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

Réunion de l'Assemblée et proclamation de la République. — L'Assemblée se réunit le 4 mai en une vaste salle construite en hâte dans la cour du Palais Bourbon assez grande pour pouvoir contenir ses 900 membres. Ils y prirent place sans ordre, les partis n'existaient pas qui auraient pu leur permettre de se grouper par affinités politiques. Les élus d'un même département appartenaient à des opinions diverses. Ce fut le commencement de l'inorganisation dont l'Assemblée devait par la suite tant souffrir.

Audry de Puyraveau, doyen d'âge, présidait, assisté des plus jeunes députés comme secrétaires. Le Gouvernement se rendit à pied du ministère de la Justice, place Vendôme au Palais Bourbon, où une salve d'artillerie l'accueillit.

Dupont de l'Eure, président du Gouvernement provisoire, fit à l'Assemblée la remise de ses pouvoirs. « Le moment est arrivé, dit-il, pour le Gouvernement provisoire de déposer entre vos mains le pouvoir illimité dont la Révolution l'avait investi. Vous savez si pour nous cette dictature a été autre chose qu'une puissance morale au milieu des circonstances que nous traversons. Fidèles à nos origines et à nos convictions personnelles, nous n'avons pas hésité à proclamer la République naissante de février... Aujourd'hui nous inaugurons [p.324] les travaux de l'Assemblée à ce cri qui doit la rallier : Vive la République ![13] »

Peu après une motion, portée par le député Berger au nom de tous les députés de la Seine, ainsi rédigée, consacrait la forme républicaine du Gouvernement : « L'Assemblée nationale : Fidèle interprète des sentiments du peuple qui vient de la nommer, — avant de commencer ses travaux, — déclare, au nom du peuple français et à la face du monde entier, que la République, proclamée le 24 février est et restera la forme du Gouvernement de la France[14]. »

La séance fut interrompue, les députés se rendirent sur les marches du Palais Bourbon face à la Seine, la proclamation fut lue à la foule qui l'accueillit aux cris de : « Vive la République ! » Les Débats du 5 mai rendaient ainsi compte de ces événements : « Après bien des doutes, après bien des épreuves, marchant péniblement sous des nuages chargés de tempêtes, nous voilà dans cette Assemblée d'où doivent sortir les destinées de la France. Son premier acte, son premier cri, son premier jet a été : la République. De même que la République était sortie brûlante, fumante et toute poudreuse des barricades de février, ainsi elle a jailli au sein de la première Assemblée de la Nation... »

Les premiers travaux de l'Assemblée nationale. — L'Assemblée se constitua en nommant son bureau avec : Buchez comme président, il était adjoint au maire de Paris, démocrate très avancé, chrétien très évangélique, et comme vice-présidents : Recurt, philanthrope réputé, Guinard, qui avait appartenu aux sociétés secrètes, Corbon, rédacteur de l'Atelier, le général Cavaignac, en souvenir de son frère, de Cormenin, connu par ses pamphlets sur la liste civile, Sénard, procureur général de Rouen, qui venait d'y réprimer une émeute déplorable. C'étaient des hommes du parti républicain.

La vérification des pouvoirs à laquelle on procéda ensuite donna lieu à une discussion délicate. Des députés avaient été élus dans plusieurs départements, après leur option pour l'un d'eux, comment seraient-ils remplacés dans les autres ? Certains députés proposaient de prendre celui des candidats qui avait après les élus obtenu le plus de voix, c'était simple et rapide. Mais on objectait qu'on portait élus des candidats battus, qui pouvaient l'être à nouveau, si de nouvelles élections avaient lieu. Et on objectait aussi que si la nomination du remplaçant se produisait ainsi automatiquement, le bénéficiaire [p.325] de plusieurs élections, dans le choix du département qu'il se décidait à représenter, pourrait être déterminé par la considération de celui ou de ceux qui seraient ainsi appelés à lui succéder pour représenter les autres départements qui l'avaient élu. On décida donc qu'il serait procédé à de nouvelles élections, et il en résulta une nouvelle période d'agitation électorale.

L'élection de fonctionnaires posa une autre question, celle du cumul des fonctions législatives et administratives, qui avait été un des griefs constants de l'opposition contre le Gouvernement de Louis-Philippe. Ce devait être une question à trancher par la Constitution. Mais en attendant l'indemnité parlementaire étant instituée, le problème se posait de savoir si le fonctionnaire élu député cumulerait indemnité et traitement, ou ne recevrait que l'une ou l'autre, et lequel ?

Ces premiers débats se produisirent dans une grande confusion. Le 5 mai l'Assemblée siégea douze heures avec seulement une interruption d'une heure pour le déjeuner. Elle manifestait ainsi autant d'inexpérience que de bonne volonté et inquiétait les gens expérimentés et perspicaces. Les Débats lui faisaient entendre de sages avertissements : « Dieu seul, disaient-ils, dont la Providence se manifeste sur nous d'une manière si éclatante depuis le commencement de notre nouvelle Révolution, peut inspirer à l'Assemblée nationale l'esprit de force, de modération, d'équité et de sagesse, qui ne fut jamais plus nécessaire à des législateurs. » Le Journal des Débats mettait le doigt sur la plaie.

Les premiers temps de l'Assemblée nationale furent aussi pris par l'exposé des actes du Gouvernement provisoire, qu'il voulut lui présenter pour obtenir d'elle une sorte de ratification de sa dictature de fait[15]. Lamartine lut tout d'abord un exposé général dans lequel il rappelait dans quelles circonstances le Gouvernement avait pris le pouvoir, puis l'avait exercé et quelle avait été sa politique. « Citoyens représentants, dit-il, notre œuvre est accomplie, la vôtre commence. Nous remettons avec confiance à votre jugement tous nos actes ; nous vous prions seulement de vous reporter au temps et de nous tenir compte des difficultés. Notre conscience ne nous reproche rien comme intention. La Providence a favorisé nos efforts. Amnistiez notre dictature involontaire. Nous ne demandons qu'à rentrer dans les rangs des bons citoyens. Puisse seulement l'histoire de notre [p.326] chère patrie inscrire avec indulgence au-dessous, et bien loin des grandes choses faites par la France, le récit de ces trois mois passés sur le vide, entre une Monarchie écroulée et une République à asseoir, et puisse-t-elle, au lieu des noms obscurs et oubliés des hommes qui se sont dévoués au salut commun, inscrire dans ses pages deux noms seulement : le nom du peuple qui a tout sauvé, et le nom de Dieu qui a tout béni sur les fondements de la République! »

L'exposé général de Lamartine fut suivi d'un exposé particulier de chaque Ministre, Marrast, Albert et Flocon seuls ne prenant pas la parole. L'Assemblée à l'unanimité moins deux ou trois voix vota que : « Le Gouvernement provisoire avait bien mérité de la Patrie. »

Nomination de la commission exécutive. — La première tâche de l'Assemblée, en attendant la Constitution, était la création d'un pouvoir exécutif, qui serait encore provisoire. — Deux solutions se présentaient. L'Assemblée pouvait conserver pour elle-même le principe du pouvoir exécutif et nommer des Ministres avec un président responsables devant elle. L'Assemblée pouvait nommer une Commission exécutive investie du pouvoir exécutif qui nommerait à son tour des Ministres responsables devant elle comme devant l'Assemblée.

Cette seconde solution paraissait la plus rationnelle et la plus favorable à l'autorité et à la force du Gouvernement, l'exécutif formant un pouvoir spécial complet.

Or c'était la première solution qui avait la préférence des députés modérés et partisans de l'ordre. Elle permettait la nomination de Lamartine comme président du Conseil et l'affranchissait des compromissions avec les autres membres du Gouvernement provisoire. La seconde avait grande chance d'aboutir à une Commission exécutive composée d'éléments divers empruntés au Gouvernement provisoire. Ledru-Rollin, sinon Louis Blanc, en ferait partie et le Gouvernement divisé serait moins fort.

Lamartine déjoua les calculs de ses partisans et trahit sa chance en se prononçant pour la Commission et en se solidarisant avec Ledru-Rollin. Dornès, Jean Raynaud, Trélat, le 8 mai, proposèrent la nomination d'une commission de cinq membres formée de Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès et Marie, des Ministres responsables agissant sous ses ordres. Des protestations s'élevèrent, une commission nommée pour étudier cette proposition se prononça pour [p.327] la simple nomination de Ministres[16]. Le lendemain 9 mai, Odilon Barrot soutint cette solution.

Les esprits étaient très hésitants. Les Débats, numéro du 10 mai, soutenaient en principe la Commission au nom de la séparation des pouvoirs, mais reconnaissaient avec Odilon Barrot qu'elle serait interpellée, responsable, qu'elle formerait un second Ministère, que la nomination directe de Ministres serait plus simple et plus rapide. Lacordaire se prononçait pour la Commission parce que seule elle réservait une place dans le Gouvernement aux « anciens républicains » en minorité dans l'Assemblée et qui ne seraient pas élus Ministres, mais figureraient dans la commission empruntée, on le savait, au Gouvernement provisoire. Il soutenait cette solution « afin non pas qu'on unisse des partis contraires, mais qu'on unisse la minorité républicaine à la majorité républicaine, dans un seul faisceau de conviction, de force et de résolution[17] ». Paroles généreuses, mais utopiques, car les idées de Lamartine et de Ledru-Rollin ne pouvaient s'unir en « un seul faisceau ».

Lamartine trancha la question[18]. Il invoqua la solidarité des membres du Gouvernement provisoire, qui ne pouvaient plus se combattre après avoir été unis, il déclarait qu'un « homme d'honneur » ne pouvait l'accepter. La combinaison d'une Commission exécutive s'imposa donc, le Ministère Lamartine projeté étant impossible. La proposition de la commission fut repoussée par 411 voix contre 385. Le lendemain 10 mai, la « Commission exécutive » fut nommée : Arago par 725 voix, Garnier-Pagès par 715 voix, Marie par 702. Lamartine par 643 et Ledru-Rollin par 458[19].

Cette solution était mauvaise. La Commission était à la fois supérieure à l'Assemblée parce que ses membres avaient exercé le pouvoir avant l'Assemblée et s'étaient imposés à elle, inférieure parce que malgré tout la Commission était l'élue de l'Assemblée. — La Commission était composée d'éléments divergents qui s'étaient déjà combattus. — Le principe de la solidarité des membres de l'ancien Gouvernement qui était sa raison d'être, était méconnu, car si on l'avait étendu jusqu'à Ledru-Rollin on l'avait écarté pour Louis Blanc et Albert. — L'union si recherchée n'était pas non plus réalisée, car entre les élus il y avait de gros écarts de voix. — Enfin l'autorité de Lamartine, qui avait imposé cette solution, était atteinte dans sa [p.328] réalisation, car il était loin, lui le premier élu de Paris, d'être le premier élu de l'Assemblée. « Ce qui a surpris, disaient les Débats, c'est l'ordre dans lequel les noms sont sortis du scrutin. M. de Lamartine n'a eu que 643 voix, et n'a passé que le quatrième. On disait dans la coulisse que cette espèce d'échec inattendu devait être attribué au mécontentement qu'avait produit dans une partie de l'Assemblée l'appui prêté hier par M. de Lamartine à son collègue M. Ledru-Rollin. Oh ! popularité que tu tiens à peu de chose ! »

La Commission exécutive, le 11 mai, constitua le Ministère avec Crémieux à la Justice, Recurt à l'Intérieur, Duclerc aux Finances, le vice-amiral Cazy à la Marine, Carnot à l'Instruction publique, Bethmont aux Cultes, Trélat aux Travaux publics, Flocon à l'Agriculture et au Commerce, le lieutenant-colonel Charras à la Guerre où il fut remplacé par le général Cavaignac, Bastide avec Jules Favre comme sous-Secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Marrast fut maintenu à la mairie de Paris et Caussidière malgré ses avatars à la Préfecture de police. La Révolution se montrait conservatrice quant aux places et quant aux personnes.

Organisation et fonctionnement des pouvoirs de l'État. — L'exécutif, à savoir la Commission exécutive, siégea au Luxembourg, succédant à la Commission de Louis Blanc, exclue du Gouvernement, Elle élut comme président, Arago, qui avait obtenu le plus de voix dans l'Assemblée, ce qui constitua un nouvel échec pour Lamartine.

Ce fut un nouveau Directoire, ses membres n'avaient pas d'attributions individuelles. Ils délibéraient en commun sur toutes les affaires. Les Ministres au contraire étaient à la tête des divers départements ministériels et ne délibéraient pas entre eux, mais étaient appelés par la Commission pour traiter avec elle de leurs affaires et recevoir ses instructions. Ils étaient eux seuls responsables.

Ce système était très vicieux : il remettait, la décision à des hommes qui ne conduisaient pas les services de l'État et qui n'étaient pas responsables de leur direction.

L'Assemblée fonctionnait d'une manière compliquée.

Elle forma jusqu'à dix-huit grands comités d'au moins cinquante membres auxquels les députés se faisaient inscrire à leur gré. Ces comités pouvaient, comme les députés individuellement, ou la Commission exécutive présenter des projets de lois ou de résolutions. D'ailleurs pour étudier les projets on pouvait nommer d'autres commissions ou des comités particuliers, ce qui compliquait les choses.

[p.329]

Des bureaux étaient formés par tirage au sort parmi les députés. Leur rôle n'était pas défini. Et pour trancher les difficultés qui souvent surgissaient on écartait les précédents considérés comme sans valeur d'un régime à un autre.

Les séances de l'Assemblée, avec le nombre excessif de ses membres, sans règlement, avec un président sans expérience, ni autorité, avec une masse de députés novices, furent des plus désordonnées. « Les délibérations de l'Assemblée nationale, écrivaient les Débats du 12 mai, continuent à présenter le plus étrange, et, nous sommes obligés de le dire, le plus pénible spectacle. On ne peut se faire une idée de la confusion qui régnait aujourd'hui dans une discussion, où l'on aurait dû s'attendre à trouver un peu d'ordre et de régularité... Au nom du Ciel, qu'on se hâte de voter ce règlement. Un règlement donc, il faut un règlement ! »

Ce jour-là toute une longue séance avait été consacrée à discuter sur le nombre et le mode de nomination des membres de la commission de règlement.

Un pouvoir exécutif à deux organes collectifs, le supérieur purement délibérant, l'inférieur agissant, une assemblée très nombreuse, aux délibérations confuses et interminables, sans règlement, les attributions et les rapports de ces deux autorités non définis, ces pouvoirs, dans un pays profondément troublé, expérimentant le suffrage universel, sans expérience de la vie parlementaire, chargés d'établir un régime nouveau, telle était la situation paradoxale et dangereuse dans laquelle se trouvait la France. La Monarchie de Juillet, qui s'était refusée à toute évolution et qui avait amené par le fait même la Révolution, qui, ne voulant pas élargir un régime censitaire ridiculement étroit, avait provoqué l'avènement du suffrage universel, en était responsable.

II

CRISE DU 15 MAI

Les pouvoirs politiques étaient à peine constitués qu'ils eurent à subir un premier assaut révolutionnaire. — Paris et les partis qui avaient fait la Révolution de février n'acceptaient pas la défaite que les élections leur avaient infligée. Déjà le peuple, à la suite des journées de juillet 1830, s'était vu frustré du profit de sa victoire. Le conflit [p.330] était donc fatal entre les forces révolutionnaires parisiennes et la force nationale que représentaient l'Assemblée et le Gouvernement issu d'elle.

Dès avant les élections du 23 avril les clubs n'avaient-ils pas fait entendre leurs menaces. « Si les élections, avaient-ils dit, ne font pas triompher la vérité sociale, le droit du peuple sera d'ajourner les décisions d'une fausse représentation nationale.»

Toutes les forces opposantes se liguèrent donc. Louis Blanc et Albert écartés du pouvoir tentèrent d'obtenir la création de ce fameux Ministère du Progrès, qui aurait été leur citadelle, mais il leur fut refusé presqu'à l'unanimité par l'Assemblée et leur hostilité devint définitive. Les délégués ouvriers du Luxembourg s'unirent à eux et refusèrent de participer à une fête de la concorde. Les clubs s'agitèrent. Leurs chefs se réunirent le 11 mai chez Sobrier. Le 12 il y eut une réunion près de l'Arc de triomphe de l'Etoile des combattants de février. Huber, président du club centralisateur, présida la réunion. Ce devaient être deux des chefs les plus actifs du mouvement. Le but était de provoquer une « journée » sans objectif défini, mais dont on pouvait tirer selon l'événement une simple manifestation destinée à agir sur les esprits et les pouvoirs publics, ou une Révolution pour se saisir du pouvoir.

Le but affiché était le dépôt à l'Assemblée d'une pétition en faveur de la Pologne alors en insurrection et dont le sort était des plus douloureux.

Le succès en était très incertain. L'état-major révolutionnaire, Barbès, Blanqui, Louis Blanc, très divisés entre eux, étaient très hésitants. Mais par ailleurs on pouvait compter sur des concours exceptionnels, ceux du club alsacien, de la Société des Droits de l'homme, des partisans de la Pologne, de Raspail, ulcéré de son échec électoral, peut-être des ateliers nationaux.

Le 13 mai il y eut une première manifestation sur les boulevards, mais qui fut facilement arrêtée. La partie sérieuse fut annoncée pour le 15. Ce délai permit à l'Assemblée et à la Commission exécutive d'organiser la résistance. Le dépôt d'une pétition à l'Assemblée par les pétitionnaires eux-mêmes et à sa barre était interdit. Le commandement supérieur des troupes fut confié au général de Courtais, populaire, mais hésitant et qui ne sut donner aux chefs appelés à agir des missions précises et des ordres formels pour la défense de l'Assemblée et la répression de l'insurrection menaçante.

Le 15 mai, à 9 heures, les manifestants se groupèrent place de [p.331] la Bastille. Les uns marchaient pour la cause de la Pologne, d'autres pour protester contre les entraves mises au droit de pétition, d'autres avaient le ferme propos de dissoudre l'Assemblée et de refaire un 24 février. Huber et Sobrier marchèrent en tête. Blanqui et ses partisans se joignirent à la manifestation au boulevard du Temple, lui donnant un caractère nettement révolutionnaire. La foule grossissait toujours et les passions s'échauffaient. Le Gouvernement au courant des événements alertait les garnisons voisines de Paris et trois de ses membres se rendaient à l'Assemblée.

Les ordres malencontreux donnés aux troupes permirent aux manifestants d'occuper la place de la Concorde. Le général de Courtais n'osa pas barrer le pont, qui pouvait être défendu, il ne permit pas aux troupes, qui défendaient le péristyle du Palais Bourbon, de faire usage de leurs armes, les grilles furent forcées de même que l'entrée principale de l'Assemblée, place Bourbon. Lamartine tenta vainement d'apaiser la foule par son éloquence. Les cris « A mort Lamartine ! » se firent entendre ; son ascendant sur les masses était passé.

L'Assemblée fut donc envahie. Buchez ne leva pas la séance, ce qui eût fait le vide devant les manifestants. Le désordre devint extrême. Blanqui et Barbès s'efforcèrent en vain de donner à la manifestation le sens d'une présentation de pétition, la foule laissant à l'Assemblée la liberté de délibérer. Le tumulte durait depuis plus de trois heures quand on entendit battre le rappel, qui appelait aux armes la garde nationale. On força Buchez à donner l'ordre de l'interrompre. Enfin Huber, de la tribune, lança cette motion: « Au nom du peuple trompé par ses représentants l'Assemblée est dissoute. » On répandit alors des listes de noms pour la constitution du nouveau Gouvernement provisoire : Louis Blanc, Barbès, Flocon, Ledru-Rollin, Albert, Caussidière étaient les plus souvent nommés. La journée reproduisait de plus en plus le 24 février. Et la foule s'imaginant que la dissolution était chose faite se précipita vers l'Hôtel de Ville pour la proclamation du nouveau Gouvernement. Les grilles y furent forcées. Barbès et Albert pénétrèrent à l'intérieur de l'édifice et lancèrent à la foule les feuilles portant les noms des nouveaux membres du Gouvernement[20].

Mais la garde nationale était réunie, elle avait trouvé le Palais [p.332] Bourbon vide, y avait arrêté le général de Courtais et malmené Louis Blanc. Lamartine et Ledru-Rollin à la tête de troupes résolues avaient occupé l'Hôtel de Ville et arrêté Barbès et Albert. L'insurrection était vaincue.

L'émotion causée par cette journée d'émeute fut intense. Les Débats du lendemain en traduisaient l'impression. « Quelle journée ! Journée terrible, pleine de douleur, mais aussi pleine de grandeur. Ne perdons point confiance ; la liberté a reçu pendant un moment une affreuse blessure, que l'on pouvait croire mortelle, mais la main du peuple, du véritable peuple, s'est mise aussitôt sur la plaie ; elle a arrêté le sang qui en sortait et ce soir la liberté est sauvée : la France est encore maîtresse d'elle-même... Un épouvantable attentat a été commis, nous avons vu l'enceinte de la législature nationale envahie par les bandes insurgées ; nous avons vu la terreur et son abominable drapeau trônant au milieu des épées nues et d'un tonnerre de cris sauvages. » Le journal décrit ensuite le tumulte qui a régné dans l'Assemblée, partout au bureau, à la tribune cent mains agitant des listes de Gouvernement, dans les couloirs, dans les bureaux un tumulte effroyable, partout des « fabriques de Gouvernements provisoires », et sur presque toutes les listes les noms de Louis Blanc, Barbès, Albert, Blanqui, Raspail, Huber, Sobrier, Proudhon, Pierre Leroux, Cabet. Puis les Débats rapportent la suite des événements.

Après l'orage au sein de l'Assemblée, des manifestations de réaction se sont produites. « Quand M. Garnier-Pagès a dit que la France voulait une République honnête, une immense acclamation a couvert sa voix, l'Assemblée tout entière s'est levée et a crié avec transport : Vive la République ! » Lamartine revient de l'Hôtel de Ville et déclare : « La sédition a été étouffée dans son germe. Les hommes échappés de cette Chambre, pour aller à l'Hôtel de Ville, ont été désarmés et saisis. Le peuple tout entier s'est levé pour rendre à l'Assemblée la souveraineté un instant échappée de ses mains. Entre le peuple et l'Assemblée nationale, c'est à la vie, à la mort. » Mais Louis Blanc se présente, « pâle, défait, ses habits déchirés ». Il déchaîne une tempête. Il essaie de parler, il jure ensuite sur l'honneur qu'il a été étranger à ce qui s'est passé et proteste de son respect pour l'Assemblée, mais les exclamations couvrent sa voix, « la confusion est extrême sur tous les bancs ».

Ce récit fait sentir à quel degré les esprits étaient agités, l'inquiétude, l'angoisse, la colère que ces événements avaient déchaînées.

[p.333]

Les suites immédiates en furent considérables. Caussidière abandonna la préfecture de police, où il régnait en maître. Blanqui, Raspail, Huber, Barbès, Albert, le général de Courtais, le colonel Bey arrêtés furent déférés à la Haute Cour de Bourges et en mars 1849 condamnés à la détention perpétuelle. De nombreuses révocations et destitutions de chefs de la garde nationale eurent lieu.

Les conséquences plus lointaines étaient encore plus graves. L'antagonisme entre l'Assemblée nationale et Paris révolutionnaire s'était encore accru. Les forces conservatrices s'unirent ; les républicains modérés et les orléanistes se rapprochèrent: Une scission se produisit dans le parti républicain. La République, dont la faiblesse, après ces trois mois de fonctionnement, se révélait extrême, était atteinte dans son crédit. « Depuis trois mois, écrivaient les Débats le 18 mai, le pays n'est pas gouverné. Non seulement le pays n'est pas gouverné, mais il le sent. » « Tout le bien qui s'est fait depuis trois mois est l'œuvre du pays plutôt que celui du Gouvernement. »

Celui-ci prit d'ailleurs une mesure qui montrait la conscience qu'il avait du danger et qui devait être de grande conséquence. Il nomma ministre de la Guerre le général Cavaignac. Sans doute il était le fils d'un conventionnel et le frère de Godefroy Cavaignac, républicain notoire sous Louis-Philippe, mais il était surtout un des chefs de l'armée d'Afrique et un homme d'énergie.

IV

LES JOURNÉES DE JUIN

L'insurrection du 15 mai, avait donc pu n'être qu'une très chaude alerte. Elle était grave pourtant comme signe du grand malaise politique et social dont la France continuait à souffrir et que l'Assemblée et la Commission exécutive se montraient incapables à guérir.

Or le mal ne fit qu'empirer. La Commission exécutive divisée, hésitante, tantôt résolue, tantôt incertaine, éveilla toutes les méfiances de droite et de gauche. Puis surgit un péril nouveau avec les élections de Louis-Napoléon. A l'Assemblée ce fut une surprise et une menace en face desquelles l'Assemblée et la Commission se montrèrent hésitantes. Enfin les ateliers nationaux devinrent une plaie financière et sociale que les pouvoirs de l'État étaient impuissants [p.334] à guérir. Il y avait là une armée de travailleurs, livrés à la misère, au désœuvrement, aux prédications subversives, pleine de colère et de mépris pour les pouvoirs publics qui trahissaient leurs imprudentes promesses, armée qui, au jour où l'on voudrait la dissoudre et lui enlever son pain quotidien, s'insurgerait et risquerait de tout emporter.

L'anarchie au sein des pouvoirs publics. — La journée du 15 mai provoqua le ressentiment de l'Assemblée, humiliée par les outrages qui lui avaient été prodigués, contre la Commission exécutive qui n'avait pas su la protéger contre l'émeute. On proposa de soumettre à l'examen des comités les actes du Gouvernement, certains d'entre eux comme la création de la garde mobile furent vivement critiqués, des débats irritants s'engagèrent sur les moyens de défense à prendre pour la sécurité des représentants et aussi sur le décret proposé par la Commission qui étendait aux membres de la famille d'Orléans les dispositions de la loi d'exil du 10 avril 1832 contre la branche des Bourbons.

Des troubles se produisirent en province. La fête de la Fraternité, au lieu de l'enthousiasme et de l'union qu'on en attendait, marqua l'indifférence, ou même l'hostilité dont les pouvoirs publics étaient l'objet.

On commença, même chez les républicains du National, à parler de la nécessité d'un Gouvernement fort et à se tourner vers Cavaignac.

Les poursuites contre Louis Blanc firent éclater les dissentiments existant au sein de la Commission et entre elle et l'Assemblée. Le garde des sceaux, à l'instigation du procureur général et du procureur de la République, demanda à l'Assemblée l'autorisation de le poursuivre[21]. La Commission exécutive aurait voulu un complément d'enquête, mais se rangea à cet avis. Une commission nommée par l'Assemblée par 15 voix contre 3 conclut à l'autorisation de poursuite. Jules Favre, son rapporteur, soutint, le 2 juin, ses conclusions sans chercher à établir la culpabilité de Louis Blanc, qui arriva à se disculper des accusations formulées contre lui si bien que l'autorisation fut rejetée par 369 voix contre 337[22]. Le désarroi fut grand. Louis Blanc, qui au 15 mai avait été traité par l'Assemblée avec une extrême rigueur, était comme réhabilité et la Commission exécutive, le garde des sceaux, la commission de l'Assemblée, Jules Favre se [p.335] trouvaient atteints. Les membres de la Commission exécutive, les Ministres avaient voté contre la demande d'autorisation de poursuite qu'ils avaient réclamée. Entre le garde des sceaux et les magistrats en pleine séance des explications pénibles s'échangèrent, c'était le désarroi et quand l'Assemblée renouvela son bureau elle prit pour vice-président et secrétaire Portalis, le procureur général et Landrin, le procureur de la République, ce qui était une humiliation pour le garde des sceaux. On était en pleine confusion, en plein désarroi.

Le péril bonapartiste. — Au cours de la Monarchie de Juillet à deux reprises, le 30 octobre 1836 à Strasbourg et le 6 août 1840 à Boulogne le prince Louis-Napoléon Bonaparte avait attiré sur lui l'attention de la France. S'étant évadé de Ham, il s'était retiré en Angleterre. Après la Révolution du 24 février jugeant que la loi d'exil était par le fait même abrogée il était rentré en France, mais le Gouvernement l'en avait fait repartir. Aux élections d'avril trois de ses cousins, fils de Lucien, de Jérôme et de Murat, avaient été élus et leurs pouvoirs avaient été vérifiés sans qu'on mît en avant la loi d'exil qui les frappait comme lui. La question de son abrogation ayant été posée, Crémieux, le garde des sceaux, avait dit : « La gloire de Napoléon appartient à la France. Tout ce qu'il y a de populaire dans cette gloire nous l'acceptons, avec empressement ; la proscription de sa famille serait pour la France une honte. » Et l'Assemblée, le 2 juin, presque à l'unanimité se prononça pour la prise en considération de la proposition d'abrogation[23].

Or le 4 juin, Louis-Napoléon Bonaparte était l'élu de quatre départements. Ainsi se manifestait le travail accompli par quelques obscurs partisans du prince, principalement par Laity, simple lieutenant, et Fialin, simple sous-officier qui se faisait appeler de Persigny. Le discrédit du Gouvernement, les souvenirs de l'Empereur, les idées démocratiques et sociales avancées affichées par le prince, avaient favorisé leur propagande jusque dans les milieux populaires. Un régiment, accueilli à Troyes aux cris de « Vive la République ! » répondait par celui de « Vive l'Empereur ! » On disait qu'un autre régiment lui était acquis. Parmi les ouvriers sans travail son nom circulait. La Commission exécutive, comme réveillée, ne craignit pas de contredire le garde des sceaux et le 12 juin lança l'ordre aux préfets d'arrêter le prince s'il franchissait la frontière.

Ce même jour des attroupements bonapartistes s'étant formés, [p.336] Lamartine s'interrompit au cours d'un discours pour dire que la loi d'exil tant qu'elle ne serait pas rapportée serait appliquée et ce fut avec l'assentiment de l'Assemblée. Le lendemain, Laily et de Persigny étaient internés.

Le 13 également la vérification des pouvoirs provoqua de nouvelles confusions. Jules Favre était le rapporteur des élections du prince ; pour se venger de sa mésaventure dans l'affaire de Louis Blanc il concluait à sa validation. Il invoquait la proposition du 2 en faveur de l'abolition du bannissement alors qu'il était candidat, la déclaration catégorique du garde des sceaux, était-ce la quadruple élection du 4 juin qui justifiait un revirement complet d'opinion ? Accueillir le prince, c'était en faire un simple citoyen, le rejeter en exil, c'était en faire un prétendant déjà consacré par des centaines de mille suffrages. Ledru-Rollin soutint au contraire la thèse de l'inéligibilité, mais il n'avait plus l'oreille de l'Assemblée, et celle-ci, qui la veille avait applaudi Lamartine, n'hésita pas à se déjuger. Les élections de Louis-Napoléon Bonaparte furent validées[24]. Or en même temps la Commission exécutive, après avoir révoqué son ordre d'arrestation, puis après avoir voulu démissionner, le maintint et garda le pouvoir.

A quel désarroi n'aboutissait-on pas et quelle faiblesse se révélait devant cette popularité, qui tout d'un coup s'affirmait menaçante ?

Le 14 juin, Louis-Napoléon écrivit au président de l'Assemblée une lettre fort habile. « Monsieur le Président, disait-il, je partais pour me rendre à mon poste, lorsque j'apprends que mon élection sert de prétexte à des troubles déplorables, à des erreurs funestes. Je n'ai pas cherché l'honneur d'être représentant du peuple, je rechercherais encore moins le pouvoir. — Si le peuple m'impose des devoirs, je saurai les remplir. Mais je désavoue tous ceux qui me prêteraient des intentions ambitieuses que je n'ai pas. Mon nom est un symbole d'ordre, de nationalité et de gloire et ce serait avec la plus vive douleur que je le verrais servir à augmenter les troubles et les déchirements de la patrie. Pour éviter un tel malheur je resterais plutôt en exil : Je suis prêt à tous les sacrifices pour le bonheur de la France...[25] » La lecture de cette lettre souleva une vive indignation. La phrase : « Si le peuple m'impose des devoirs » démentait les assurances par ailleurs prodiguées d'absence d'ambition. On eût pu ou dû, soit voter une nouvelle loi d'exil si l'on considérait celle qui [p.337] avait été jadis votée comme périmée, soit exiger du Gouvernement qu'il appliquât celle-ci au cas où on estimait qu'elle était toujours en vigueur.

Le lendemain le président reçut une lettre par laquelle le prince donnait sa démission. Elle ne supprimait pas le mouvement et le danger bonapartistes. Désormais en face d'un Gouvernement faible et dont le crédit baissait, un homme, héritier du prestige napoléonien, se présentait comme le restaurateur éventuel de l'ordre et de la paix intérieure.

Crise des ateliers nationaux. — Divisions, faiblesse, anarchie c'est dans cet état des pouvoirs publics que la crise des ateliers nationaux éclata.

Le nombre des ouvriers y atteignait 100.000 et l'on quittait les ateliers particuliers pour s'y rendre. Les salaires étaient faibles, mais bien des fraudes étaient commises qui les majoraient. Ces pratiques, l'absence de travail réel effectué, l'insuffisance malgré tout de ressources démoralisaient et aigrissaient les travailleurs. Les cris de : « Vive la Révolution sociale ! » accueillaient le directeur Thomas sur les chantiers. Au 15 mai, des hommes des ateliers s'étaient joints aux manifestants. L'Assemblée était très irritée contre eux est discernait le péril qu'ils représentaient. Son « comité des travailleurs » conseillait la dissolution des ateliers, elle inclinait vers cette solution. Vers le 22 mai elle vota en même temps 3.400.000 pour des réparations de routes nationales et 3.000.000 de crédits en faveur des ateliers, c'était marquer qu'elle voulait que les hommes des ateliers fussent employés à des travaux dans les départements et éloignés de Paris.

La Commission exécutive prônait un ensemble de mesures : recensement sérieux des travailleurs, suppression de nouvelles inscriptions, substitution du travail à la tâche au travail à l'heure, élimination des ouvriers qui refusaient une offre d'embauchage d'un patron, engagements dans l'armée proposé aux hommes de 18 à 25 ans, emplois dans les départements des autres. Quand le Gouvernement voulut appliquer ces mesures, il se heurta à la résistance du directeur Thomas, qui en prévoyait les conséquences. On le fit partir escorté pour Bordeaux, sans le laisser revoir même les siens. Le lendemain le ministre des Travaux publics Trélat rencontra de la part des délégués des ateliers une très vive résistance, mais institua la nouvelle direction.

Le « Comité des travailleurs » de l'Assemblée adopta des mesures [p.338] moins rigoureuses que celles prévues par le Gouvernement. Le rapport de de Falloux était habile et modéré. Un décret fut voté le 30 mai, inséré au Moniteur le 4 juin. La Commission exécutive ne l'appliqua pas et le nombre des ouvriers monta à 117.000, la dépense journalière à 170.000 francs. La situation et l'état des esprits empiraient toujours, la propagande révolutionnaire s'intensifiait, des manifestations sur les boulevards se multipliaient. Un nouveau crédit de 3 millions fut demandé. Le 19 juin, l'Assemblée fut saisie du rapport de Falloux, secrétaire de la commission chargée d'étudier cette demande[26]. Il concluait à la dissolution des ateliers, mais avec des mesures et des institutions qui en atténuaient la rigueur. Goudchaux, ministre des Finances, les fit rejeter. La Commission exécutive prit alors une mesure définitive : pour les hommes de 18 à 25 ans l'engagement dans l'armée ou la radiation, pour les autres le départ pour les départements. Cette mesure fut publiée au Moniteur du 22 juin, le cinquième des travailleurs devait se présenter pour le départ le lendemain ou le surlendemain.

Ce fut l'explosion. Dès le 22, une protestation fut présentée au Luxembourg et une vive altercation eut lieu entre Marie et cinq délégués. Le 23, les journaux révolutionnaires publièrent des articles exaltés. Le Gouvernement donna l'ordre au ministre de l'Intérieur d'arrêter cinquante-six délégués, mais l'ordre se perdit et ne fut pas exécuté. Dans la matinée une masse d'ouvriers s'était rassemblée sur la place de la Bastille; haranguée par Pujol, elle répondit par le cri : « La liberté ou la mort ! »

Le soir une manifestation eut lieu place du Panthéon, elle parcourut quelques quartiers et rendez-vous fut pris pour le lendemain. C'était une nouvelle Révolution qui commençait. Tous les quartiers populaires s'étaient soulevés, faubourg Saint-Antoine, faubourg Poissonnière, Marais, Cité, quartier latin, Montmartre, Gentilly, enveloppant le centre de Paris et menaçant l'Hôtel de Ville, même le Luxembourg et le Palais Bourbon. La garde nationale faisait cause commune avec l'émeute qui avait ainsi des armes et des munitions, les chefs élus marchaient avec les hommes et la population entière, femmes et enfants, s'unissaient aux hommes armés. Les barricades faites des gros pavés de grès d'alors s'élevaient comme par enchantement. Les maisons fournissaient des postes d'observation et de tir [p.339] excellents. L'est de Paris, le nord et le sud en partie devenaient un champ de bataille.

Le Gouvernement disposait de forces considérables : 30.000 hommes de ligne, 16.000 gardes mobiles, 2.000 gardes républicains. Les cinq légions de la garde nationale de l'Ouest, 4.000 hommes des arrondissements du centre accoururent au rappel battu sans retard dès le 23 au matin. Le général Cavaignac, ministre de la Guerre, avait donc en mains des forces sérieuses. Il appela de suite les troupes régulières et même les gardes nationales des départements. La France était donc conviée, à la différence de ce qui s'était passé en 1830 et en février 48, à participer à la lutte, dont le retentissement dans le pays fut d'autant plus grand.

Elle fut menée comme une bataille. Cavaignac constitua des réserves aux Champs-Élysées et à l'École militaire et attaqua par trois colonnes aux deux ailes et au centre après l'échec d'une tentative conciliatrice d'Arago. La première journée fut très chaude et l'attaque impuissante ; la nuit arrêta le combat. Les pouvoirs publics étaient inquiets et en proie à la confusion, ils n'agissaient pas. Seul le ministre de la Guerre prenait les mesures de répression malheureusement nécessaires. L'Assemblée siégeait en permanence, beaucoup de ses membres passèrent la nuit au Palais Bourbon, les députés de l'extrême gauche ne se désolidarisèrent pas de leurs collègues. L'Assemblée s'irritait de la faiblesse du Gouvernement. Ce Gouvernement collectif paraissait voué à l'impuissance et incapable de répondre aux nécessités d'une situation aussi critique. L'opinion évoluait et réclamait un Gouvernement fort, le Gouvernement d'un homme. Cet homme les circonstances le désignèrent, c'était celui qui agissait, le ministre de la Guerre : Cavaignac.

L'anarchie comme toujours menait au Gouvernement personnel et l'émeute au Gouvernement militaire.

Le Gouvernement de Cavaignac. — Déjà le 22 juin certains députés, Landrin, Ducoux, Latrade avaient pressenti le général, qui avait répondu qu'il ne se jugeait pas lié à la Commission exécutive. Ils le redirent à leurs amis politiques, et cela revint aux membres de la Commission, qui en furent très froissés. Le 23 celle-ci fut sollicitée de se retirer. Lamartine en manifesta une grande irritation. La question n'en était pas moins posée. Au matin du 24, le président communiqua à l'Assemblée de mauvaises nouvelles. Les barricades se multipliaient, la lutte reprenait. « Il ne faut pas se dissimuler, disait-il, que les circonstances sont graves et qu'il est impossible d'espérer [p.340] une solution à moins d'une lutte énergique. » Il eut un entretien avec Cavaignac et envisagea avec lui la formation d'un nouveau Gouvernement. La Commission sentait l'hostilité se développer autour d'elle, mais jugeait ne pouvoir se retirer que devant la volonté formelle de l'Assemblée. Pascal Duprat présenta alors cette motion : « Paris est mis en état de siège. Tous les pouvoirs sont délégués au général Cavaignac[27]. » C'était une mesure dure à prendre après quatre mois de République. Mais le danger pressait, deux mairies étaient aux mains des insurgés, l'Hôtel de Ville était menacé. Deux propositions de Jules Favre et Quentin-Bauchard furent aussi présentées, disant : « La Commission exécutive cesse à l'instant ses fonctions. — Ses pouvoirs sont confiés au patriotisme du général Cavaignac. — Le Ministère est provisoirement maintenu. » Duclerc fit voter la proposition Pascal Duprat, qui ne contenait pas cette destitution explicite de la Commission exécutive, qu'il qualifiait de mesure de « rancune » et qui dans l'esprit de Jules Favre répondait bien à ce sentiment[27]. Du reste la Commission donna de suite sa démission.

Cavaignac adressa trois proclamations à la garde nationale, à l'armée, aux insurgés et une dépêche aux départements. Il conserva les Ministres en fonction[29]. La France avait un nouveau Gouvernement.

Le succès le consolida de suite. Dans l'après-midi du 24 les faubourgs du nord et du sud furent en partie repris. Le 25, leur occupation s'acheva, et la lutte au centre s'intensifia, le quartier Saint-Antoine résistait seul. Dans la nuit des délégués vinrent négocier au Palais Bourbon. Le 26, une députation demanda à Cavaignac la promesse d'une amnistie pour mettre bas les armes. Il imposa la reddition sans conditions.

La lutte avait coûté cher: les généraux Duvivier et Négrier étaient tombés dans la lutte, le général Bréa avait été massacré. Mgr Affre, archevêque de Paris, était mort sur une barricade un rameau d'olivier à la main. Les troupes régulières et la garde mobile avaient 900 morts et 2.100 blessés, la garde nationale avait, elle aussi, été éprouvée, mais moins. Les insurgés abrités par les barricades et dans les maisons avaient eu moins de pertes. Cela avait été la guerre, et la pire, la guerre civile.

L'opinion était atterrée et irritée contre le Gouvernement débile qui n'avait su ni prévoir, ni prévenir. De l'impression de Paris et de [p.341] la France on trouvera l'écho dans le Journal des Débats si mesuré dans ses appréciations habituelles des événements. « Encore du sang ! Encore des larmes ! écrivait-il le 24 juin. Encore cette épouvantable guerre civile !... Quel spectacle. Paris désert, les femmes et les enfants sur les portes, le deuil dans tous les cœurs, les larmes dans tous les yeux ! Et le bruit lointain du tambour, et la fusillade se mêlant à celui du tonnerre... Nous écrivons ces quelques lignes la douleur dans l'âme. Le sang coule, le meilleur sang, le plus brave. »

Et le 25 juin : « Horrible ! Épouvantable journée ! Le sang de la France coule à flots, la lutte la plus désespérée engagée dans les rues, dans les places, dans les maisons ; le bruit de la fusillade dominé par les éclats du canon, qui retentissent depuis la première lueur du jour. A quelle sombre expiation, grand Dieu, notre malheureux pays est-il donc réservé ? Voilà donc Paris ! »

Cavaignac lança une proclamation aux « Citoyens » et aux « Soldats » pour recommander la clémence et promettre la justice ; l'exaspération était telle que des représailles étaient à craindre. « Ce matin encore, disait-il, l'émotion de la lutte était légitime, inévitable ; maintenant soyez aussi grands dans le calme que vous l'avez été dans le combat. Dans Paris je vois des vainqueurs et des vaincus, que mon nom reste maudit si je consentais à y voir des victimes. La justice aura son cours, qu'elle agisse, c'est votre pensée, c'est la mienne[30]. » Proclamation de l'état de siège, fermeture des clubs, saisie de onze journaux socialistes ou bonapartistes, ou royalistes, suppression de la garde nationale des quartiers révolutionnaires, suppression des ateliers nationaux, telles furent les premières mesures prises.

Pendant la lutte de nombreux prisonniers avaient été faits ; 15.000 arrestations sur dénonciations et perquisitions eurent lieu. On traduisit devant les Conseils de guerre « les chefs, fauteurs et instigateurs » de l'insurrection, les insurgés qui s'étaient rendus coupables de délits et crimes de droit commun. Des commissions militaires furent instituées pour opérer des triages parmi les individus pris les armes à la main, 4.000 d'entre eux furent finalement transportés en Algérie. Ceux qui furent traduits devant les Conseils de guerre furent condamnés à la détention, aux travaux forcés, même à mort.

L'Assemblée autorisa des poursuites contre Louis Blanc et Caussidière, qui se réfugièrent en Angleterre.

[p.342]

De cette crise affreuse les causes étaient à première vue difficiles à discerner. Des espérances folles conçues après la Révolution de février, les désillusions, les souffrances d'un chômage intense, la misérable expérience des ateliers nationaux, l'agitation révolutionnaire à l'état latent, avec des explosions répétées, la faiblesse, l'impéritie d'un Gouvernement sans expérience, sans énergie, profondément divisé, voilà en somme ce qui avait provoqué la catastrophe.

La résultante fut un revirement de l'opinion, irritée contre les hommes et contre le système, qui désormais voulait un Gouvernement fort, d'autorité et personnel. La révolution des esprits survécut à la révolution de la rue.

IV

LE GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE DE CAVAIGNAC

L'Assemblée après cette terrible secousse ne pouvait songer à se mettre au travail pour lequel elle avait été nommée: la rédaction de la Constitution. Une œuvre préalable d'apaisement et de consolidation s'imposait.

Cavaignac, le 28 juin[31], ayant déposé ses pouvoirs entre les mains de l'Assemblée, celle-ci après avoir voté qu'il avait « bien mérité de la patrie », lui conféra « le pouvoir exécutif » avec le titre de « Président du Conseil » le rendant responsable. — Il prit comme collaborateurs : Bethmont à la Justice, Bastide aux Affaires étrangères, Sénard à l'Intérieur, Recurt aux Travaux publics, Goudchaux aux Finances, Carnot à l'Instruction publique, Thourret à l'Agriculture, puis Lamoricière fut nommé ministre de la Guerre et Changarnier commandant de la garde nationale. C'étaient l'un et l'autre des hommes à poigne, Goudchaux avait travaillé à rassurer les hommes d'affaires et conseillé la suppression des ateliers nationaux. Sénard avait lutté contre l'émeute à Rouen. En général, Cavaignac avait fait appel à des hommes d'autorité. Il en était un lui-même, mais ses attaches par son père et son frère l'entravaient dans son effort de réaction et sa politique manqua d'unité, parfois elle déconcerta. Il eut à s'entendre avec la droite, qui provoqua le départ de Carnot, à cause de ses circulaires aux instituteurs pour les élections et de manuels qui lui déplaisaient.

[p.343]

Cavaignac poursuivit une politique de répression et d'ordre social. Il établit un corps de 50.000 hommes sous Paris. Il rendit trois décrets sur les clubs et les journaux rétablissant le cautionnement, consacrant les nouveaux délits d'offense à la République, à l'Assemblée, à la souveraineté nationale, d'attaque à la propriété et à la famille, soumettant les clubs à une déclaration, imposant la publicité de leurs réunions, l'exclusion des femmes et des mineurs, la rédaction d'un procès-verbal des séances, interdisant la discussion des sujets contraires à l'ordre public et aux bonnes mœurs, ordonnant l'admission d'un fonctionnaire administratif ou judiciaire aux séances. C'était le retour à une réglementation antilibérale, qui jurait avec le régime républicain existant. L'état de siège fut prolongé, qui permettait notamment la suppression des journaux.

En matière financière, pour remplir les caisses de l'État, on voulut assurer la perception des 45 centimes additionnels établis par le Gouvernement provisoire, l'Assemblée nationale le 22 mai avait confirmé le décret qui l'avait établie, mais la perception avait provoqué des troubles. Une déclaration nouvelle de l'Assemblée du 2 septembre démentit le bruit que le Gouvernement renonçait à cet impôt. On employa contre les récalcitrants des mesures de contrainte. Les campagnes en conçurent contre le Gouvernement un vif mécontentement.

Avec l'atténuation des impressions ressenties au cours des journées de juin les partis prirent position: La droite sentait croître sa force, ses chefs étaient habitués à la vie parlementaire ; les élections partielles lui étaient favorables, comme les élections municipales. Les républicains de la nuance du National se rapprochaient de la gauche démocratique. Le parti républicain social à défaut de journaux et de clubs recourut aux banquets. Dans celui qui eut lieu le 22 septembre pour commémorer la proclamation de la République en 1792, Ledru-Rollin reprit un programme inquiétant pour les classes possédantes. A Toulouse devant les autorités, au cours d'un banquet, des discours très avancés furent prononcés. L'état de siège fut levé le 19 octobre. Le Ministère perdit ensuite trois de ses membres, remplacés par des hommes de droite, plus tard Goudchaux se retira. C'était un affaiblissement pour le Ministère, Cavaignac se montrait mauvais manœuvrier parlementaire.

Les leçons à tirer de la guerre civile ne profitaient ni au Gouvernement, ni à l'Assemblée.

[p.344]

V

LA CONSTITUTION DU 4 NOVEMBRE 1848

L'Assemblée nationale élue tardivement le 23 avril avait pour mission de donner à la France un nouveau statut constitutionnel et devait avoir hâte de mettre fin au régime de fait sous lequel elle vivait depuis deux mois déjà. Elle s'était mise assez vite à la tâche. Mais comme les événements qui se déroulèrent après sa réunion exercèrent sur ses membres une influence considérable il était nécessaire de les rappeler avant d'aborder l'étude de l'œuvre qui devait en ressentir très profondément le contre-coup. Un historique rapide de l'élaboration de l'acte constitutionnel fera comprendre combien il dut en effet subir l'influence des événements politiques au cours desquels il fut rédigé.

Réunie le 4 mai, l'Assemblée décida de suite de nommer une commission de dix-huit membres. Ils furent élus les 17 et 18 mai, au lendemain même de cette première journée insurrectionnelle du 15, qui aurait pu renverser l'Assemblée et le Gouvernement et qui fit une si forte impression sur les esprits. Ses membres étaient : Cormenin, Armand Marrast, Lamennais, Vivien, de Tocqueville, Dufaure, Martin (de Strasbourg), Woirhaye, Coquerel, Corbon, Thourret, de Beaumont, Dupin aîné, de Vaulabelle, Odilon Barrot, Pagès (de l'Ariège), Dornès et Considérant.

Déjà influencée par toutes les difficultés au milieu desquelles on se débattait, la commission avait mis sur pied son projet et A. Marrast le communiqua le 19 juin à l'Assemblée, il avait rédigé son rapport[32].

L'Assemblée avait décidé qu'ils seraient examinés par les bureaux qui délégueraient chacun un de leurs membres à la commission et que celle-ci, au vu de leurs observations, délibérerait à nouveau. Ainsi fut-il fait et les bureaux procédèrent par suite à l'examen du projet de la commission au lendemain même des journées de juin et sous leur impression. Les délégués des bureaux furent Gérard, Bérenger, Thiers, Ménard, Chauffour aîné, Victor Lefranc, Boussi, de Parieu, Crémieux, Crépu, Boulatignier, Freslon, Duvergier de Hauranne, Berryer. Après la communication des observations [p.345] des bureaux qu'ils soumirent à la commission, celle-ci délibéra de nouveau pendant deux mois. Le 30 août, sous le Gouvernement de Cavaignac, au moment où les difficultés se multipliaient pour lui, le projet définitif accompagné d'un nouveau rapport d'A. Marrast, fut déposé à l'Assemblée.

La discussion générale s'engagea bientôt et dura deux jours, les 4 et 5 septembre. La discussion des articles occupa quinze séances en septembre et treize en octobre, pour se terminer le 21 de ce mois. Le texte voté fut de nouveau soumis à la commission, qui, dans les cinq jours, devait proposer les retouches qu'elle jugerait nécessaires et son nouveau rapport. Le 1e r novembre l'Assemblée en fut saisie, et une nouvelle discussion qui s'engagea se termina le 4 novembre. Jamais peut-être Constitution ne fut si minutieusement, ni si longuement élaborée ; si elle n'était pas parfaite, ce n'était certes pas faute d'étude et de travail. Rarement aussi des Constituants avaient reçu des événements au milieu desquels ils poursuivaient leur œuvre des enseignements aussi graves.

Cette Constitution on l'étudiera d'abord telle qu'elle est sortie finalement de leurs mains, en l'analysant et en en prenant une idée synthétique ; puis on se reportera aux débats auxquels elle a donné lieu pour dégager l'état d'esprit, les idées inspiratrices, les thèses de ses auteurs.

1° LA CONSTITUTION DU 4 NOVEMBRE 1848. ANALYSE ET SYNTHÈSE

Au premier coup d'œil jeté sur le texte de la Constitution on remarque qu'avec ses 116 articles, comparée aux Constitutions démocratiques qui l'ont précédée, elle est relativement courte. Celle de 1791 en comptait 220 et celle de l'an III, 377. C'est un signe ; cela prouve que le régime démocratique a déjà des traditions suffisamment établies pour que la Constitution qui le consacre ne soit pas obligée de multiplier ses dispositions et d'entrer dans tous les détails de son application.

Et si l'on se reporte aux divisions du nouvel acte constitutionnel on remarque également que ses rédacteurs ne se sont pas souciés d'une méthode bien rigoureuse. Un préambule, qui est une déclaration de droits élargie, un chapitre sur la souveraineté en un seul article, puis un chapitre sur les droits des citoyens garantis par la Constitution, deux chapitres sur le pouvoir législatif et le pouvoir [p.346] exécutif, deux autres chapitres sur le « conseil d'État » et « l'administration intérieure », un chapitre consacré au « pouvoir judiciaire », un autre traitant de la « force armée », un autre de « dispositions générales », puis un chapitre prévoyant « la révision de la Constitution », et un XIIe et dernier chapitre de « dispositions transitoires », constituent un méli-mélo, si l'on ose dire, où l'ordre et la méthode ne brillent certainement pas. Les constituants de 1848 ne se présentent donc pas en théoriciens. Sans doute ils ont des principes, mais ils sont plus praticiens que logiciens.

Le pouvoir constituant. — « Au nom du peuple français : l'Assemblée nationale a adopté, et, conformément à l'article 6 du décret du 28 octobre 1848, le Président de l'Assemblée nationale promulgue la Constitution dont la teneur suit : »

Cette première disposition de la Constitution, qui précédait même son préambule, faisait apparaître sa conception du pouvoir constituant.

Elle l'attribuait au peuple sans doute, puisque la Constitution était promulguée en son nom, mais l'Assemblée nationale était l'organe par lequel le peuple l'exerçait, sans que fut réservé son contrôle. L'Assemblée consacrait donc à son profit, même dans le domaine constitutionnel, le principe représentatif strict. Elle avait exprimé la volonté du peuple et celui-ci n'avait pas à sanctionner par son propre vote les dispositions prises en son nom.

La Constitution de 1848 rompait ainsi avec les précédents de l'an III, articles 343 et 345, de l'an VIII, article 95, de l'acte additionnel, qui avaient subordonné la validité de ces actes constitutionnels au vote du peuple lui-même. Et notre Constitution se montrait ainsi moins démocratique également que la Constitution de la Confédération helvétique qui la même année instituait le référendum constitutionnel. Elle consacrait pourtant le suffrage universel et dans son article premier, on va le voir, proclamait que « la souveraineté réside dans l'ensemble des citoyens français ».

Préambule : principes fondamentaux de l'ordre politique. — Ceci établi, dans son « préambule », la Constitution posait ses principes fondamentaux.

C'est « en présence de Dieu » qu'elle les proclamait. Elle imitait ainsi les Constitutions de 1791, de 1793 et de l'an III qui débutaient en invoquant « l'Être Suprême », et la Charte de 1814 qui à son tour avait évoqué l'action de « la divine Providence » sur les événements, dont elle était la résultante.

[p.347]

Poser le fait de la République et fixer ses « fins », tel était l'objet du premier paragraphe du préambule : « Marcher plus librement dans la voie du progrès et de la civilisation » ; « assurer une répartition de plus en plus équitable des charges et des avantages de la société » ; « augmenter l'aisance de chacun » ; « réduire les dépenses publiques et les impôts » ; faire atteindre à tous « un degré toujours plus élevé de moralité, de lumière et de bien-être » ; la République ne devait tendre à rien moins. La liberté, le respect des droits, la participation à la souveraineté n'étaient donc plus tout l'idéal entrevu. On se faisait de la fin de l'État une conception beaucoup plus sociale, beaucoup plus large, beaucoup plus humaine. C'était d'ailleurs, surtout dans les conditions si difficiles où l'on était, lui assigner une bien lourde tâche.

Le but de la République fixé, le paragraphe II lui assignait ses caractères. Elle était : « démocratique, une, indivisible ». Les préoccupations de 1793 réapparaissaient. Elles étaient sans raison d'être. Le fédéralisme n'était guère à craindre après l'œuvre unificatrice de la Révolution et surtout de Napoléon.

La République ainsi caractérisée s'inclinait devant le droit qu'elle reconnaissait lui être supérieur. Elle reconnaissait, en effet, « des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives », § III. Il était en même temps déclaré qu'elle avait « pour principe la Liberté, l'Égalité, la Fraternité », « pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l'Ordre public », § IV. Conception sociale et idéaliste, contraire à l'absolutisme étatique à l'allemande qui place dans l'État la source et dans la loi l'expression de tout droit. C'était la négation des thèses de Comte et de ses disciples effaçant du langage philosophique le mot même de « droit ».

Dès lors, § VI du préambule, entre le citoyen titulaire de droits naturels et la République une réciprocité de devoirs s'imposait, aussi le paragraphe VII disait que les citoyens devaient aimer la Patrie, servir la République, la défendre au prix de leur vie, participer aux charges de l'État en proportion de leur fortune, s'assurer par le travail des moyens d'existence, par la prévoyance des ressources pour l'avenir, concourir au bien-être commun, se prêter une entr'aide fraternelle, observer les lois morales et les lois régissant la société, la famille, l'individu.

Réciproquement, paragraphe VII, à la République incombait de multiples devoirs : protection du citoyen, de sa personne, de sa famille, de sa religion, de sa propriété, de son travail, mise à la [p.348] portée de tous de l'instruction indispensable à tout homme, assistance fraternelle, travail ou secours assurés garantissant l'existence de l'individu privé de l'aide familiale.

Tels devaient être les rapports de l'État et du citoyen. Ils étaient, on le voit, tout imprégnés d'humanité, de fraternité. La Constitution s'inspirait d'un idéalisme d'inspiration manifestement chrétienne.

Elle était aussi soucieuse de justice internationale et de pacifisme. « La République respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne ; n'entreprend aucune guerre dans des vues de conquête et n'emploie jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple », paragraphe V.

Ce « préambule » pouvait paraître relever plus de la morale que du droit, il donnait des préceptes plus qu'il ne posait des règles juridiques, aucune sanction ne garantissait ses dispositions. Il n'en était pas moins un noble effort pour s'affranchir du sec individualisme qui avait animé même les déclarations de droit de la Révolution. Il échappait au reproche, qui leur avait été si souvent adressé, et auquel seule celle de l'an III avait essayé de répondre, de ne parler que des droits de l'individu sans lui rappeler ses devoirs. C'était la thèse de la fraternité humaine insérée dans l'ordre politique, une conception sociale et chrétienne de la société.

CHAPITRE I. — De la souveraineté

L'article premier de la Constitution formant à lui seul son premier chapitre était ainsi rédigé : « La souveraineté réside dans l'universalité des citoyens français. — Elle est inaliénable et imprescriptible. — Aucun individu, aucune fraction du peuple ne peut s'en attribuer l'exercice. » Ces formules étaient empruntées pour le premier paragraphe aux Constitutions de 1793 et de l'an III, pour la suite à la Constitution de 1791. La Constitution de 1848 se rattachait ainsi dès son premier article à la tradition démocratique de la première Révolution.

CHAPITRE II. — Droits des citoyens garantis par la Constitution

En son second chapitre la Constitution se montrait d'un libéralisme large et averti. La liberté individuelle garantie contre les arrestations et les détentions arbitraires, contre l'établissement de commissions [p.349] et de tribunaux extraordinaires, était encore protégée par de nouvelles mesures : l'abolition de la peine de mort en matière politique, celle de l'esclavage, et enfin par l'inviolabilité du domicile, cet asile de l'individu, où seulement il se sent vraiment maître de lui-même, art. 2 et 6. Dès ce premier point le progrès dans la voie de la liberté était sensible.

La liberté religieuse recevait également de nouveaux développements par rapport aux Constitutions révolutionnaires, avec la protection par l'État des différents cultes, et le traitement des ministres des cultes reconnus assuré par l'État, art. 7.

Les libertés d'association, de réunion, de pétition, de presse n'avaient pour limite que les droits et la liberté d'autrui, ainsi que la sécurité publique. La censure était abolie, art. 8 ; c'était l'affranchissement de la pensée.

L'enseignement était déclaré libre, l'État n'imposant à qui voulait le donner que des conditions de capacité et de moralité, sous sa surveillance, art. 9.

L'égalité était assurée par la suppression des titres nobiliaires, des distinctions de naissance, de classes, de castes et l'admission de tous aux emplois publics, art. 10.

La propriété était déclarée inviolable, sauf le cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, la confiscation étant à jamais abolie, art. 11 et 12.

La liberté du travail et de l'industrie était elle aussi proclamée, mais non le droit au travail. La société se contentait de promettre d'encourager et de favoriser le travail par l'enseignement primaire gratuit, par l'éducation professionnelle, par l'égalité des patrons et des ouvriers, par des institutions de prévoyance et de crédit, par des institutions agricoles, par des associations volontaires, par des travaux publics.

La Constitution ajoutait que la société fournirait « l'assistance aux enfants abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources et que leurs familles ne peuvent secourir », art. 13.

Garantie de la dette, inviolabilité des engagements de l'État, art. 14 ; contribution de chacun « en proportion de ses facultés et de sa fortune » à l'impôt, celui-ci n'étant établi que pour « l'utilité commune » et « qu'en vertu d'une loi » et annuellement s'il est direct, pour plusieurs années s'il est indirect, art. 15, 16 et 17 ; tel était le complément donné par la Constitution aux « droits des citoyens ».

Le « libéralisme » de la Constitution dépasse celui des Constitutions [p.350] antérieures, en ce qui touche la liberté individuelle, la religion, les cultes, la presse, l'enseignement, l'assistance, et ces institutions qui servent comme de succédanés au droit au travail.

CHAPITRE III. — Des pouvoirs publics

La Constitution leur avait consacré en un chapitre distinct deux articles qui en donnaient les principes fondamentaux communs. Dire que tous émanaient du peuple, qu'ils ne pouvaient être « délégués héréditairement », et que « la séparation des pouvoirs est la première, condition d'un Gouvernement libre », art. 18 et 19, était peu utile le régime étant républicain, et était faux, le parlementarisme consacré par la Constitution étant le contraire de la séparation des pouvoirs. Là encore se manifestait l'influence de la tradition révolutionnaire.

CHAPITRE IV.Du pouvoir législatif

Plus originale était la Constitution dans son organisation du pouvoir législatif.

Elle ramenait la France au régime de 1791, à l'Assemblée unique, art, 20. « Le peuple français délègue le pouvoir législatif à une Assemblée unique.» L'échec de la Législative, les excès de la Convention étaient oubliés, il ne s'agissait que de réagir contre le dualisme des Chartes et l'institution de la Chambre des pairs.

Même retour aux traditions révolutionnaires avec les 750 membres de l'Assemblée à laquelle les colonies et l'Algérie envoyaient des députés, art. 21.

Mais l'originalité de la Constitution s'affirmait ici par son régime électoral. Elle instituait le suffrage universel, tout Français âgé de 21 ans et jouissant de ses droits civils et politiques étant électeur, art. 24 et 25 ; — le suffrage était direct et secret, art. 24 ; — le vote se faisait au scrutin de liste, art. 30. — Le mandat législatif n'était que de trois ans et le renouvellement de l'Assemblée était intégral, les élections ayant lieu un mois avant l'expiration du mandat, art. 31.

Tous les électeurs âgés de 25 ans étaient éligibles, à l'exclusion de certains fonctionnaires que la loi devait déclarer inéligibles, art. 26.

Le mandat électoral était incompatible avec les fonctions publiques [p.351] rétribuées, et les députés ne pouvaient être nommés ni promus à ces fonctions au cours de leur mandat. La loi seule pouvait apporter des exceptions à ces règles, art. 28.

Les représentants étaient indéfiniment rééligibles, art. 33.

C'était la réaction extrême contre le régime des Chartes : les réformes électorale et parlementaire, si réclamées et si obstinément refusées, poussées au maximum ; le suffrage universel total substitué à un régime surcensitaire ; — le vote départemental au lieu du vote local d'arrondissement ; — le mandat de trois ans à la place du mandat de cinq ans ; — l'incompatibilité des fonctions publiques et du mandat législatif éliminant de la Chambre les fonctionnaires qui y pullulaient, et soustrayant l'Assemblée à la corruption gouvernementale. Et par le suffrage direct la Constitution de 1848 dépassait ce que la Législative au 10 août avait cru pouvoir faire pour l'élection de la Convention. — Il est vrai que sur ce point le décret du 8 mars, d'après lequel l'Assemblée nationale avait été élue, l'avait engagée et que les événements récents ne pouvaient pas avoir sur l'Assemblée grande influence.

La Constitution reprenait, par ailleurs, d'anciennes dispositions pour assurer l'indépendance des représentants. Elle déclarait qu'ils représentaient non le département, qui les avait nommés, mais la France entière, art. 34, et en déduisait qu'ils « ne pouvaient recevoir de mandat impératif », art. 35. La Constitution de 1791 avait dit « de mandat », ce qui était encore plus restrictif. L'irresponsabilité des députés pour les actes de leurs fonctions, art. 36, et leur inviolabilité, art. 36 et 37, n'étaient aussi que des institutions désormais traditionnelles, par lesquelles leur indépendance était garantie.

Une nouveauté par rapport aux Chartes se rencontrait dans l'article 38, qui instituait l'indemnité parlementaire, à laquelle les députés n'avaient pas le droit de renoncer. La pratique en avait été déjà consacrée par la Constitution de l'an III, art. 68, et par l'acte additionnel, art. 13. Le but était de rendre le mandat législatif accessible aux travailleurs, aux individus sans ressources personnelles.

La permanence de l'Assemblée, art. 32, achevait de la différencier des Assemblées précédentes. On en revenait ici aux idées révolutionnaires qui considéraient que la représentation de la volonté nationale devait être permanente comme elle-même. Et si la Constitution admettait que pourtant l'Assemblée pouvait s'ajourner pour un temps déterminé, elle décidait que son bureau et vingt-cinq de ses membres formant une commission spéciale pouvaient en cas d'urgence [p.352] la convoquer, ainsi que le Président de la République pouvait le faire lui-même. Ces règles avaient pour but d'assurer l'indépendance de l'Assemblée vis-à-vis du chef de l'État et contrastaient avec le régime des Chartes sous lequel l'activité des Chambres était toute dépendante de la volonté royale.

La Constitution assurait d'ailleurs l'indépendance de l'Assemblée en lui permettant de « déterminer le lieu de ses séances », et de « fixer l'importance des forces militaires établies pour sa sûreté » comme d'en disposer. Là se marquait l'influence des derniers événements. Ils avaient appris aux représentants de la Nation qu'ils pouvaient connaître d'autres menaces que celles du Gouvernement. Les Constitutions révolutionnaires lui fournissaient d'ailleurs sur ce point des précédents.

Ainsi une Chambre unique, issue directement du suffrage universel, s'y renouvelant tous les trois ans intégralement, jouissant d'une indépendance entourée de toutes les garanties, travaillant en public, permanente, tel était le pouvoir législatif conçu par la Constitution.

En faire l'organe de la volonté nationale, fidèle, exact, indépendant, fort, toujours actif, tel avait été son objectif. — Même sous la Grande Révolution le principe démocratique n'avait pas été poussé à ce point dans ses applications.

CHAPITRE V. — Du pouvoir exécutif

L'organe essentiel du Gouvernement c'était le Président de la République à qui « le peuple français déléguait le pouvoir exécutif », art. 43.

Il était élu au suffrage universel direct et secret « par tous les électeurs des départements français et d'Algérie », art. 46.

Quiconque était éligible à condition d'être né Français, d'avoir toujours conservé la nationalité française, et d'être âgé de 30 ans, art. 44.

Pour être élu il fallait obtenir la majorité absolue et au moins deux millions de voix. Sinon l'Assemblée procédait à l'élection, au scrutin secret et à la majorité absolue, n'étant éligibles que les cinq candidats les plus favorisés dans le vote populaire, art. 47.

Le Président élu, avant d'entrer en fonctions, devait au sein de l'Assemblée prêter serment de « rester fidèle à la République démocratique, [p.353] une et indivisible et de remplir tous les devoirs que lui imposait la Constitution », art. 48.

Son mandat n'était que de quatre ans; à son expiration ni lui, ni le vice-président, ni aucun de ses parents jusqu'au sixième degré n'étaient éligibles, art. 45.

A côté du Président siégeait un vice-président, qui avait pour mission de le suppléer et de présider le Conseil d'État. Il était élu par l'Assemblée parmi trois candidats qui lui étaient présentés par le Président lui-même, art. 70.

Les Ministres complétaient le pouvoir exécutif. L'Assemblée en fixait le nombre et les attributions, art. 66. Le Président les nommait et pouvait les révoquer, art. 64, par décrets affranchis du contreseing, art. 67.

C'était une innovation très hardie que cette constitution du pouvoir exécutif.

Les Constitutions républicaines antérieures, celle de l'an III, même celle de l'an VIII faite sous l'inspiration d'un homme et pour lui, n'avaient pas osé concentrer le pouvoir en un seul homme, soit pour ne pas le rendre trop fort, soit pour ne pas avoir l'air de revenir à la Monarchie. Elles avaient à la tête de l'État placé cinq directeurs ou trois Consuls. La Constitution de 1848 inaugurait le personnage du Président de la République.

Et l'élection du Président au suffrage universel et direct n'était pas une moindre innovation. Les Directeurs de l'an III étaient élus par les deux Conseils, les Consuls de l'an VIII avaient été désignés par la Constitution elle-même.

De ces deux nouveautés les conséquences étaient considérables. Chef unique et issu du suffrage universel, le Président de la République représentait une force extraordinaire, celle de toute la Nation concentrée en sa personne, alors que cette force se fractionnait entre les 750 membres de l'Assemblée.

Les dangers d'un pareil système sautaient aux yeux. Les auteurs de la Constitution les avaient vus. Les précautions prises contre le Président en sont la preuve : court mandat de quatre ans seulement, inférieur même à celui des Directeurs de l'an III, non seulement non rééligibilité du Président, mais encore inéligibilité de son vice-président, ou de ses parents à un lointain degré, qui auraient pu prolonger son action. Ces règles tendaient manifestement à limiter, dans le temps du moins, un pouvoir fort par sa concentration et son origine.

[p.354]

En ce qui concerne les Ministres, la Constitution, qui attribuait à l'Assemblée la détermination de leur nombre et de leurs attributions, pouvait paraître peu conséquente avec elle-même, car elle refusait au Président une faculté qu'il possède normalement. Mais cette règle était de tradition révolutionnaire, l'article 150 de la Constitution de l'an III la consacrait. Et on peut y voir une autre précaution contre l'excès de pouvoir du Président.

En résumé comme pour le pouvoir législatif, formé d'une Chambre issue du suffrage universel, pour le pouvoir exécutif, les Constituants de 1848 avaient créé un pouvoir fort par son unité et son origine populaire. N'avaient-ils pas vu qu'ils créaient ainsi deux pouvoirs égaux qui devaient devenir des pouvoirs rivaux et sans doute ennemis ?

Les grandes fonctions de l'État, la collaboration et le contrôle des pouvoirs. — Dans l'organisation des fonctions de l'État, de la collaboration et du contrôle réciproque des pouvoirs la Constitution de 1848 se rapprochait et s'écartait à la fois du régime normal du parlementarisme.

Dans le domaine législatif la collaboration était complète. L'initiative des lois appartenait à chaque représentant, art. 39, et aussi au Président qui pouvait faire déposer des projets de loi par les Ministres, art. 49. Les deux pouvoirs participaient aux délibérations législatives, les Ministres, assistés au besoin de commissaires du Gouvernement, pouvant être entendus dans l'Assemblée « toutes les fois qu'ils le demandaient ». Le vote des lois appartenait naturellement à l'Assemblée, mais le Président pouvait demander une nouvelle délibération, art. 58, et il était chargé de la promulgation, avec cette réserve que s'il n'y procédait pas dans un délai donné le présidant de la Chambre pouvait y pourvoir, art. 56 à 58.

Quant à la fonction exécutive, la collaboration était explicite et implicite. La Constitution énumérait et multipliait les attributions du Président, mais elle réservait souvent l'approbation nécessaire de l'Assemblée pour les affaires capitales, notamment pour tous les traités, art. 53, pour entreprendre toute guerre, et si le Président graciait les condamnés en principe, l'Assemblée seule graciait ceux qui avaient été condamnés par la Haute Cour, art. 55, et seule elle disposait de l'amnistie. Ainsi se produisait sa collaboration explicite, sa collaboration implicite résultait du contrôle qu'elle exerçait sur le Gouvernement.

Le contrôle, qui forme, on l'a vu déjà mainte fois, avec la collaboration [p.355] l'essence du régime parlementaire, n'était organisé par la Constitution de 1848 que d'une manière doublement boiteuse.

Le contrôle du pouvoir législatif sur l'exécutif comporte normalement la seule responsabilité des Ministres vis-à-vis des Chambres, le chef de l'État étant irresponsable. Or la Constitution de 1848 disait : « Le Président de la République, les Ministres, les agents dépositaires de l'autorité publique sont responsables, chacun en ce qui le concerne, de tous les actes du Gouvernement et de l'administration. » Alors qu'elle semblait développer la responsabilité, elle l'énervait. Faire monter la responsabilité jusqu'au chef de l'État, c'était en dégager ses collaborateurs, responsable il devait exercer effectivement le pouvoir, arrêter les mesures graves et supprimer du même coup la responsabilité de ses collaborateurs. Mais la Chambre, qui n'aurait pas hésité à l'exercer vis-à-vis d'eux, devait craindre de s'en servir vis-à-vis de lui, car c'était ouvrir non plus une crise ministérielle, mais une crise présidentielle, ce qui est infiniment plus grave. Et c'était s'attaquer non à un ou à des Ministres simplement nommés par le chef de l'État, mais s'en prendre à l'élu du pays tout entier et provoquer de la part du pays un jugement décisif entre son élu unique et ses multiples représentants.

Ainsi le contrôle du Gouvernement par l'Assemblée était à la fois exagéré et compromis.

Par contre le contrôle de l'Assemblée par le Gouvernement était purement et simplement supprimé. Son moyen normal est le droit d'ajournement et de dissolution que le chef de l'État possède vis-à-vis du Parlement, de nos jours l'ajournement pouvant s'appliquer aux deux Chambres et la dissolution ne pouvant atteindre que la Chambre des députés et sous de très sérieuses réserves. Formellement et non seulement par prétention la Constitution de 1848 déniait au Président le droit « de dissoudre et de proroger l'Assemblée nationale », art. 51. S'il se hasardait à prendre vis-à-vis d'elle une de ces mesures « le Président était déchu par ce seul fait de ses fonctions, les citoyens étaient tenus de lui refuser obéissance, le pouvoir exécutif passait de plein droit à l'Assemblée nationale ». Les Constituants de 1848 étaient-ils, en assurant sous une si forte sanction l'indépendance de l'Assemblée vis-à-vis du Président, imbus de l'ancien dogme révolutionnaire qui faisait du pouvoir législatif l'incarnation supérieure de la souveraineté nationale, ou bien concevaient-ils des craintes à l'égard du Président, auquel par ailleurs ils avaient assuré [p.356] une telle puissance ? On peut hésiter sur le mobile qui leur a inspiré un système si anormal.

C'était en effet un parlementarisme boiteux que celui qu'ils avaient ainsi réalisé ; quant à la collaboration des pouvoirs il était normal, quant à leur contrôle il était au contraire défiguré.

CHAPITRE VIII. — Pouvoir judiciaire. Le Tribunal des conflits

Le caractère transactionnel en quelque sorte de la Constitution se marque dans sa conception du pouvoir judiciaire. — La justice est naturellement rendue au nom du peuple titulaire de la souveraineté, art. 81, et par là on revient au régime de la Révolution, Mais on n'en tire pas la conséquence qu'elle en déduisait, à savoir que les juges devaient être les élus de la Nation.

Seulement si le principe démocratique n'était pas ainsi satisfait, le principe libéral recevait des satisfactions multiples.

Le jury n'était pas seulement maintenu en matière criminelle, art. 82, tous les délits politiques, et tous les délits commis par la voie de la presse lui appartenaient exclusivement, art. 83, seuls les délits d'injure et de diffamation contre les particuliers pouvaient lui être soustraits par une loi organique, art, 83, et le jury encore statuait seul sur les dommages et intérêts réclamés pour faits ou délits de presse, art. 84.

Libérale était aussi la promesse d'un « ordre de candidature » et de « conditions réglées par une loi organique » à observer par le Président pour la nomination des magistrats. Libérales les garanties promises contre les suspensions et mises à la retraite des juges de première instance, d'appel et de cassation, art. 87, ou à prendre vis-à-vis des Conseils de guerre ou de révision de l'armée, art. 89.

L'innovation la plus importante dans ce domaine était l'institution d'un tribunal qui devait s'appeler un jour « Tribunal des conflits ». Il était en effet destiné à connaître des « conflits d'attributions entre l'autorité administrative et l'autorité judiciaire ». Ainsi devaient être évités les abus de l'une ou de l'autre sortant de sa compétence et faisant acte d'arbitraire. Ce tribunal était composé de membres de la Cour de cassation et de membres du Conseil d'État. Le ministre de la Justice en était le président, ce qui faisait pourtant pencher la balance du côté de l'administration. Cette institution n'en [p.357] était pas moins une garantie sérieuse de limitation des pouvoirs par leur séparation et leur spécialisation.

CHAPITRE VI. — Du Conseil d'État

La Constitution s'inspirait du même esprit libéral en ce qui concernait le Conseil d'État. Sa présidence par le vice-président de la République, art. 71, ne constituait pas un progrès d'indépendance pourtant.

Mais la nomination de ses membres était attribuée à l'Assemblée nationale, elle n'avait lieu que pour six ans, les membres se renouvelaient par moitié à chaque législature, mais étaient rééligibles, art. 72. Le Conseil d'État était donc détaché du Gouvernement par son origine. Et c'était l'Assemblée encore qui, sur la proposition du Gouvernement, pouvait révoquer ses membres, art. 74.

En même temps que de l'indépendance le Conseil d'État conquérait des compétences. L'Assemblée pouvait imposer sa consultation pour un projet de loi du Gouvernement, comme il pouvait le consulter sur un projet d'origine parlementaire. Il devait préparer et les règlements d'administration publique et ceux dont l'Assemblée lui confiait l'élaboration par une délégation spéciale, art. 75.

Ce grand corps qui constitue une si forte protection pour la société contre l'arbitraire gouvernemental et administratif se trouvait donc dans la Constitution doué de plus de pouvoir et de plus de liberté que sous le régime précédent.

Haute Cour de justice. — La Constitution n'innovait pas moins dans sa conception de la Haute Cour de justice. — Elle n'était plus une assemblée politique aux membres nommés par le Roi, comme l'était la Chambre des pairs, mais un vrai corps judiciaire, une Cour d'assises agrandie.

La Cour était formée de cinq juges nommés chaque année par la Cour de cassation parmi ses membres. Le jury était formé de trente-six jurés pris parmi les conseillers généraux non députés, avec quatre jurés supplémentaires. Le Président de la République ne nommait que les membres du Ministère public, art. 92.

Elle jugeait seule les délits et les crimes du Président de la République, art. 100.

Elle pouvait être appelée à juger de même les Ministres, « dans [p.358] tous les cas de responsabilité», qui pouvaient d'ailleurs être déférés aux tribunaux ordinaires.

Enfin elle était compétente pour juger « les crimes, attentats et complots contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État » quel qu'en fût l'auteur.

L'Assemblée seule pouvait la saisir d'une accusation et désigner la ville où elle se réunirait, art. 91.

En cas de prorogation ou de dissolution de l'Assemblée par le Président de la République elle devait, à peine de forfaiture, se réunir immédiatement, convoquer les jurés, désigner les magistrats constituant le ministère public et fixer le lieu du procès, art. 68.

Telle était dans ses grandes lignes l'organisation de cette haute et exceptionnelle juridiction. Pour elle encore le progrès libéral était considérable.

CHAPITRE XII.Révision de la Constitution

C'est en s'inspirant de la Constitution de 1791 que la nouvelle Constitution résolut le difficile problème du pouvoir constituant.

C'est à une Assemblée élue comme l'Assemblée nationale elle-même, se constituant et fonctionnant comme elle, mais composée de 900 membres et non de 750, qu'elle confiait le pouvoir de réviser la Constitution, art. 22 et 111. Cette assemblée semblable, au nombre près de ses membres, à l'Assemblée législative, était en principe réduite à sa fonction constitutionnelle ; pourtant en cas d'urgence elle pouvait « pourvoir aux nécessités législatives », art. 111.

Elle n'était nommée que pour trois mois et si sa tâche constitutionnelle à l'expiration de ce délai n'était pas achevée, elle devait se dissoudre, la tentative de révision ayant avorté. Si au contraire son travail ne durait pas trois mois, elle se séparait encore, sa raison d'être n'existant plus.

Mais comment son élection était-elle provoquée, qui pouvait mettre la révision en branle ? C'était l'Assemblée nationale elle-même. Il fallait qu'une proposition en ce sens fût émise et votée dans la dernière année de son mandat, et il fallait que dans trois délibérations, à un mois au moins d'intervalle, elle fût votée à la majorité des trois quarts des suffrages exprimés, cinq cents votes étant émis. Dans ces conditions le succès d'une initiative de révision était plus qu'hypothétique, quoi qu'elles fussent relativement bien moins rigoureuses [p.359] que celles de la Constitution de 1791, qui exigeait trois votes identiques de trois législatures successives.

Mais il demeurait que c'était le pouvoir législatif seul qui pouvait prendre l'initiative d'une révision, ce qui créait une choquante inégalité entre les deux pouvoirs politiques et que c'était une Assemblée, sans doute élue ad hoc, mais pourtant élue comme une assemblée ordinaire et sans doute composée en grand nombre des membres de l'Assemblée elle-même, qui opérait la révision.

Enfin, ce qui était essentiel, le peuple n'était pas appelé à ratifier ou à improuver l'acte de ses élus.

Esprit et caractères généraux de la Constitution. — On doit de cette analyse de la Constitution dégager par une vue d'ensemble ses caractères généraux.

Brève et peu ordonnée elle s'écarte de nos premières Constitutions longues, systématiques et déductives ; bâtissant une République démocratique elle peut faire appel à des traditions et ne viser que l'essentiel.

Proclamée au nom du peuple, elle ne se soumet pas à sa ratification, et consacre un régime purement représentatif.

Définissant les fins de l'État, les devoirs réciproques de l'individu et de la collectivité, elle est idéaliste et humanitaire.

Consacrant les droits des citoyens, elle est libérale, elle les multiplie et son libéralisme s'affirme dans son régime judiciaire, dans sa Haute Cour de justice, et dans son Conseil d'État.

Ce sont là les traits du régime démocratique qu'elle fonde.

Son aménagement des grands pouvoirs de l'État est plus original encore.

Quand elle constitue le pouvoir législatif avec une seule Chambre, permanente, très nombreuse, issue du suffrage universel intégral, direct, s'exerçant par le scrutin de liste départemental, avec un mandat de trois ans, le renouvellement intégral, l'indépendance des représentants, elle s'inspire de la Constitution de 1791, et la dépasse pour créer un pouvoir législatif fort, interprète fidèle de la volonté nationale.

Quand à la tête de l'exécutif elle place un Président, élu par le peuple, maître de son Ministère, c'est du Consulat plébiscitaire qu'elle se rapproche en le tempérant par le mandat réduit à quatre ans, non renouvelable, et la responsabilité devant l'Assemblée de l'élu du pays.

[p.360]

Quand réglant les rapports des deux grands pouvoirs politiques, elle établit entre eux un régime de collaboration et de contrôle, elle s'inspire de la Monarchie parlementaire et non plus de la Révolution ou du Consulat, dominés la première par le principe de la séparation des pouvoirs, l'autre par celui de la concentration du pouvoir et hostiles tous deux au parlementarisme. Mais le parlementarisme de 1848 est bâtard parce que le contrôle n'existe que du législatif sur l'exécutif et que la double responsabilité du chef de l'État et des Ministres s'annihile.

Ainsi dans son organisation des pouvoirs et des fonctions de l'État, la Constitution de 1848 se révèle comme une sorte de synthèse de tous les régimes antérieurs. Que ces principes contradictoires, mal agencés dussent entrer en lutte, que ce Consulat châtré, ce parlementarisme mal équilibré, ce régime démocratique en tutelle dussent faire faillite, il devait être assez aisé de le prévoir.

On recherchera quelles furent les raisons qui poussèrent les représentants de 1848 à adopter toutes ces solutions successives des problèmes qui se posaient à eux. Il est facile de voir de suite que la Constitution ainsi comprise fut le produit des conditions dans lesquelles elle fut élaborée.

Elle est républicaine parce que la Monarchie est tombée pour la troisième fois et que l'Empire a connu deux catastrophes.

Elle est humanitaire parce que le problème social se pose impérativement et que les classes ouvrières ont fait la Révolution.

Elle est libérale parce qu'elle est une réaction contre la Monarchie qui a bridé les libertés de l'ordre politique pour se défendre.

Elle consacre le suffrage universel parce qu'elle est une réaction contre une Monarchie censitaire qui s'est obstinée à ne pas étendre le suffrage, parce que le peuple qui a fait la Révolution devait en bénéficier et parce que la première expérience du suffrage universel pour l'élection de l'Assemblée nationale a été satisfaisante.

Elle a établi une Chambre unique et un Président élu par le peuple, parce que la faiblesse du Gouvernement provisoire et les troubles constants qui agitent la société rendent nécessaire l'établissement de pouvoirs forts.

Elle a adopté en principe le parlementarisme, parce qu'il doit assurer la collaboration entre ces pouvoirs et les tempérer, que d'ailleurs les hommes de 1848 sont habitués au jeu du parlementarisme et que ce n'est pas contre lui que les plaintes se sont élevées et que la Révolution s'est faite.

[p.361]

Il est donc visible, quand on confronte les grandes orientations de la Constitution et les circonstances au milieu desquelles elle est née, qu'elle est un produit de l'histoire, qu'elle correspond aux conditions de son temps.

Dans quelle mesure ses auteurs s'en rendirent-ils compte, à quelles idées dans leur esprit répondaient ses diverses institutions ? C'est ce qu'il s'agit de rechercher en se reportant aux travaux de son élaboration.

2° ÉLABORATION DE LA CONSTITUTION DE 1848

LES IDÉES INSPIRATRICES DE SES AUTEURS

Il s'agit donc de se reporter aux travaux et aux débats d'où la Constitution est sortie, pour dégager les sentiments et les idées qui ont guidé ses auteurs.

Cette étude mérite d'être faite d'un peu près pour des raisons multiples. On remarquera que depuis l'an III nulle Constitution française n'avait plus été l'objet de discussions parlementaires et qu'on se retrouve ainsi en 1848 après plus d'un demi-siècle de silence en face d'une nouvelle manifestation publique des opinions politiques régnantes en notre pays. A plus de cinquante ans de distance à nouveau l'opinion publique par la voie d'une Assemblée représentative se faisait entendre ; il est fort intéressant d'établir où elle en était.

Puis en 1848, sans doute parce que le silence avait trop longtemps duré, les discussions furent particulièrement abondantes, les représentants éprouvèrent le besoin de donner à leurs pensées de longs développements et l'on a par suite dans leurs discours des thèses théoriques, des constructions dogmatiques exceptionnellement développées.

Enfin ces théoriciens étaient et allaient être des praticiens, les idées qu'ils mettaient en œuvre dans leur construction, ils les mettraient en pratique dans leur politique et c'est une raison de plus de les étudier.

Rapport d'Armand Marrast. — Du court historique de la rédaction de la Constitution de 1848, qui a été donné, il résulte que le rapport d'Armand Marrast est le document capital, qui peut le mieux montrer les vues d'ensemble inspiratrices de la Constitution. Il résume les travaux de la commission après qu'elle a été saisie des observations des bureaux[33].

[p.362]

De quoi se compose-t-il ? — Il commence par une esquisse historique rapide pour prouver que la République est l'aboutissement de notre évolution politique. Puis vient l'éloge du suffrage universel, la grande réforme réalisée. Après quoi, au sujet du préambule, le rapport insiste sur la fraternité, complément de la liberté et de l'égalité, qui caractérise le but assigné à l'État. — Il passe sur les droits reconnus aux citoyens, sans doute considérés comme chose acquise. Ce qui dans l'organisation des pouvoirs retient l'attention du rapporteur, c'est l'unité du pouvoir législatif, l'unité aussi de l'organe supérieur du Gouvernement et l'élection du chef de l'État. Puis viennent quelques indications sur « le Tribunal administratif suprême », sur « le Tribunal particulier qui aura la juridiction des conflits », sur la Haute Cour de justice, sur le jury « institution amie de la liberté », sur l'interdiction du remplacement dans l'armée.

En somme de ce rapport volumineux, qui, aux pages 2237 à 2239 du Moniteur du 31 août 1848, n'occupe pas moins de sept grandes colonnes, plus de la moitié est consacrée à ces trois points : Chambre unique, chef unique du Gouvernement, élection du Président directement par le peuple.

A lire A. Marrast, on voit que ces trois questions sont à peu près toute la Constitution. Cette constatation est d'importance. Les Constituants de 1848 ont donc bien vu que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ainsi conçus constituaient un système politique très particulier, qu'il fallait expliquer et justifier.

Après cette indication d'ensemble on peut aborder les points essentiels du rapport en procédant autant que possible par des citations qui montrent l'idée dans sa forme même.

La République. — « La France a été préparée, par les soixante ans qui furent devant nous, à la forme de Gouvernement qu'elle s'est enfin donnée. »

« Après l'effort prodigieux qui brisa l'ancienne société, la France a tout essayé, tout subi... (suit la série de nos régimes successifs), tout s'est usé, épuisé jusqu'à ce qu'à ces souverainetés usurpées... le peuple en ait substitué une qui ne saurait ni s'épuiser, ni périr : la sienne, celle de tous ses enfants appelés au même titre à prendre une part égale au choix des hommes, qui doivent diriger et gouverner.

Pour éviter de nouvelles Révolutions, « que faut-il ? Adopter une forme de Gouvernement flexible, pénétrable aux intérêts comme aux idées, où le sentiment public trouve toujours son expression sincère. [p.363] Voilà ce que réalise le Gouvernement républicain à l'aide du suffrage universel[34]».

Le suffrage universel. — Suit alors l'éloge du suffrage universel qui doit tout sauver.

« Nulle exclusion, ni pour aucun homme, ni pour aucune doctrine ; hommes et doctrines ont un seul juge, la majorité nationale...

» Le suffrage universel, organe souple et fidèle de la volonté du peuple, apporte donc à la société un nouvel élément d'ordre et il donne au pouvoir la force toute-puissante qui accompagne une incontestable souveraineté. En deçà du suffrage universel il n'y a que l'usurpation, l'oligarchie, la négation du droit... au delà... le chaos dans l'abîme[35]. »

La fraternité. — Que va donc apporter la République par la voie du suffrage universel à la société ? Exposant les buts de l'État définis par le préambule, Marrast répond : la Fraternité. « La fraternité servant d'origine aux institutions, inspirant les lois de son souffle, animant l'État tout entier de son esprit, voilà, selon nous, l'heureuse et féconde nouveauté de notre République et de notre âge.

» La fraternité... arrête au seuil de l'injustice la liberté, qui est de sa nature accapareuse, usurpatrice... La fraternité placée au sommet de l'État y apporte cette sollicitude vigilante pour les faibles...sollicitude dont le regard embrasse l'existence sociale entière. » C'est ce qui distingue « l'action républicaine ». « Tout n'est pas fini quand on a garanti à chacun son droit de participer à la vie publique... Nous sommes convaincus qu'une société est mal ordonnée lorsque des milliers d'hommes honnêtes, valides, laborieux, n'ayant d'autres propriétés que leurs bras, d'autres moyens d'existence que le salaire, se voient condamnés sans ressources aux horreurs de la faim, aux angoisses du désespoir, ou à l'humiliation de l'aumône. » La société qui répond au travailleur demandant du travail : « Cherchez ou mourez, mourez, vous et les vôtres ! » cette société est sans entrailles et sans vertu, sans moralité, sans sécurité, elle outrage la justice, elle révolte l'humanité, elle agit en heurtant tous les principes que la République proclame[36]. »

Ces brèves citations font comprendre « l'esprit nouveau » dont s'inspiraient les hommes de 1848, il n'était autre que celui de l'Évangile, souvent invoqué par eux-mêmes au cours de leurs débats. Aussi [p.364] leur « préambule » contraste-t-il avec les déclarations de 1789 et de l'an III purement individualistes, la seconde d'un individualisme si froid et si désabusé.

« Nous avons voulu, expliquait Marrast, que la Constitution indiquât dans quel esprit et dans quel but d'amélioration progressive la République marquerait son action sur la société, comment elle devait substituer à l'égoïsme la fraternité, à un petit nombre d'intérêts protégés, la protection de tous les intérêts sans exceptions, et sans privilèges, suivre l'étoile polaire, qui luit aujourd'hui au firmament de toute l'Europe et qui imprègne sa boussole d'un nouvel aimant[37]. »

Le pouvoir législatif, la Chambre unique. — Le retour à la Chambre unique de 1791 était une grande innovation. Marrast sentit le besoin d'accumuler les arguments en sa faveur. Les premiers qu'il produit sont d'ordre théorique.

Celui qu'il développe avec complaisance est tiré de l'unité de la France et de l'unité de la volonté nationale. « S'il y a au monde, dit-il, un fait reconnu, avéré, c'est l'homogénéité du peuple français. S'il y a une tendance constatée dans l'histoire, un résultat obtenu, c'est l'unité de la Nation. Cette unité est partout, dans une administration concentrée, dans la prépondérance de la capitale, dans les lois, dans la justice, elle a pénétré même dans ce qu'il y a de plus personnel, de plus intime, dans les travaux de la science et des arts. Cette unité est notre force : la Monarchie dans le passé ne s'est rendu utile qu'en la servant. La souveraineté est une, la Nation est une, la volonté nationale est une. Comment donc voudrait-on que la délégation de la souveraineté nationale ne fût pas unique, que la représentation nationale fût coupée en deux, que la loi émanant de la volonté nationale fût obligée d'avoir deux expressions pour une seule pensée ? Considérée, soit dans la souveraineté qui en est la source, soit dans le pouvoir qui l'exécute, soit dans la justice qui l'applique, la loi n'est pas divisible ; comment le serait-elle dans le pouvoir qui la conçoit et qui la crée[38]? » Le goût de la métaphysique politique n'était donc pas perdu en 1848.

A. Marrast invoquait d'ailleurs aussi bien des raisons plus pratiques. Il combattait l'institution des deux Chambres comme favorisant au sein du pouvoir législatif les conflits et les luttes de partis. Avec deux Chambres, « dès que vous les placez côte à côte, égales [p. 365] en puissance, vous n'arrivez qu'à ces deux résultats : ou les Chambres seront d'accord et alors une double discussion, un double vote, ne servent de rien et peuvent nuire en retardant la loi. Ou bien elles seront en désaccord, ce qui arrivera le plus souvent, et alors c'est la lutte que vous établissez au sommet de l'État. Or, la lutte en haut, c'est l'anarchie en bas, deux Chambres sont donc un principe de désordre... Ajoutez à cela que la discussion dans la seconde Chambre doit jeter le trouble dans la première ; la minorité se passionne davantage quand elle espère faire triompher sa cause en appel... les partis politiques ajoutent leur passion à celles des représentants et alors il n'y a pas deux Chambres, mais deux camps, ou plutôt il n'y a plus de pouvoir législatif[39] ».

Le dualisme législatif semblait aussi à Marrast devoir favoriser la lutte entre les pouvoirs. « Avec une seule Assemblée, une seule inspiration, une seule règle, l'Assemblée, organe de l'opinion, la fait prévaloir en donnant ou en refusant la majorité aux Ministres... Avec l'Assemblée unique, la chose est simple : tout doit fléchir devant sa loi. Avec une seconde Chambre, il y a un recours à la résistance : le pouvoir exécutif battu ici se réfugie là, à une majorité contre lui il oppose une majorité pour lui... il se sert de l'une contre l'autre... Quand on a pour soi les Anciens on fait sauter les Cinq-cents par la fenêtre[40]. »

Passant aux objections pour y répondre, Marrast n'en voyait que deux, l'exemple de l'Angleterre et des États-Unis et le risque de l'entraînement pour une Chambre unique. A l'exemple des pays étrangers il rétorquait : « Nous pourrions montrer que deux Chambres en Angleterre représentent deux intérêts divers, quelquefois contraires, qui se trouvent dans le Parlement, comme ils sont dans le pays. Nous pourrions montrer qu'aux États-Unis la souveraineté se divise et se subdivise, qu'elle est partielle, locale, formée de groupes indépendants et qu'elle se reproduit dans le pouvoir, comme elle est dans le pays. » « Mais nous sommes en France, nous constituons la République française, nous agissons sur un pays qui a ses mœurs, son caractère personnel, nous n'avons à le costumer ni à l'anglaise, ni à l'américaine... » — Au danger d'entraînement il répondait par les précautions prises par la Constitution, multiplicité des délibérations, en principe trois à dix jours d'intervalle au moins, renvoi possible au Conseil d'État, droit pour le Président de demander [p.366] à l'Assemblée une nouvelle délibération. Ainsi, « nous avons élevé contre le torrent des digues plus nombreuses et plus résistantes qu'il n'y en eût dans toutes les Constitutions passées ». D'ailleurs « l'éducation politique est plus complète aujourd'hui... La souveraineté, assurée d'elle-même, ne s'extravase pas, ne déborde pas en flots tumultueux, elle a la dignité et le calme de la puissance[41] ».

Unité au sein du Gouvernement, élection populaire du Président de la République. — Ce n'est pas sur l'unité que porte ici l'effort d'argumentation de Marrast, « Tout ce que nous avons dit, affirme-t-il, sur l'unité du pouvoir législatif s'applique avec la même justesse au pouvoir exécutif. Les preuves et les développements nous semblent superflus. »

L'élection populaire du Président l'arrêtait au contraire longuement.

Il faisait savoir qu'elle avait eu dans la commission des adversaires et résumait leurs objections. « On courrait le risque de placer en face de la représentation nationale un pouvoir égal quoique différent. » « On pourrait ainsi établir une rivalité dangereuse, donner à la souveraineté deux expressions au lieu d'une, rompre l'harmonie si nécessaire entre l'autorité qui fait la loi et le fonctionnaire qui en assure l'exécution. » « Le suffrage universel concentré sur un seul homme lui donnait une puissance toujours sollicitée par des tentatives fatales à la liberté. »

Quelles raisons majeures avaient donc entraîné la majorité malgré de si graves objections ? Selon Marrast, elle avait été « convaincue que l'une des conditions vitales de la démocratie, c'est la force du pouvoir. Elle a donc voulu qu'il reçût cette force du peuple entier, qui seul la donne, et qu'au lieu de lui arriver par transmission intermédiaire elle lui fût donnée par une communication directe et personnelle. Alors il résume sans doute toute la souveraineté populaire, mais pour un ordre de fonctions déterminé, l'exécution de la loi. La majorité n'a pas craint qu'il abusât de son indépendance, car la Constitution l'enferme dans un cercle dont il ne peut sortir. »

La majorité a donc voulu un Gouvernement fort, mais elle prétend avoir pris des garanties contre lui. Non seulement les fonctions du Président sont limitées, mais l'Assemblée en contrôle l'exécution. « Ce que le Président propose par ses Ministres, elle a le droit de le repousser ; si la direction de l'administration lui déplaît, elle renverse [p.367] les Ministres ; si le Président persiste à violenter l'opinion, elle le traduit devant la Haute Cour de justice et l'accuse. »

Et Marrast rappelle encore les autres garanties prises : le mandat de quatre ans non renouvelable avant quatre ans d'intervalle, l'absence de droit du Président à l'encontre de l'Assemblée, et toutes les limitations à ses pouvoirs, tous les cas dans lesquels le concours de l'Assemblée lui est nécessaire. On a voulu toutefois avoir un chef d'État digne de la France. « La Constitution lui confère tous les attributs qui appartiennent au chef d'un grand État[42] »

Cette analyse et ces citations du célèbre rapport de Marrast peuvent faire comprendre l'état d'esprit et les orientations des Constituants de 1848.

Ils veulent réaliser un ordre social nouveau à base de fraternité, de progrès social. Ils veulent établir le règne de la démocratie par le suffrage universel qui assure la protection de tous les intérêts. La République est pour eux le Gouvernement définitif auquel conduit toute l'évolution politique de la France. — Ils veulent pour elle des pouvoirs forts qui puisent leur force dans l'élection populaire et l'unité. — Ils voient le danger de la Chambre unique et du Président élu par le peuple, mais croient à l'équilibre des pouvoirs et à la vertu des barrières constitutionnelles. — Ils se fient à la raison, n'invoquent l'expérience ni des peuples étrangers qu'ils écartent d'un mot, ni de nos régimes antérieurs qu'ils négligent ou ignorent.

Les débats constitutionnels. — Le rapport de Marrast était un exposé d'ensemble, méthodique, réfléchi, mesuré présenté au nom d'une commission. Pour se rendre compte de ce que furent les débats constitutionnels il faut se reporter au compte rendu des séances de l'Assemblée, aux discours même des orateurs. On sait quelle fut l'ampleur de ces discussions, le nombre et la longueur des discours prononcés. Il n'est possible que de prendre les points qui furent le plus discutés, que d'analyser et de citer les discours les plus typiques.

Le droit au travail. — Du préambule certainement, de toute la Constitution peut-être, la question du droit au travail fut la plus débattue. Elle occupa les séances des 11, 12, 13, 14 et 15 septembre, dès le début trente-deux orateurs étaient inscrits. D'incessants incidents sont relevés par les comptes rendus, qui prouvent par ailleurs la surexcitation des esprits.

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Mathieu (de la Drôme), le 11, engagea la bataille. Le projet portait : « La République doit l'assistance aux citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. »

Il présenta cet amendement : « Elle reconnaît le droit de tous les citoyens à l'instruction, au travail et à l'assistance. » C'était la substitution du droit au travail pour l'individu au devoir d'assistance par le travail de la société.

Il se défendait de vouloir faire de l'État l'industriel, le commerçant, le fabricant qui se substitueraient aux initiatives privées, dont il faisait l'éloge. Le travailleur devait s'adresser à celles-ci, c'était seulement s'il échouait qu'il déclarait que « c'était à l'État, aux départements, aux communes à recueillir les individualités qui peuvent être rejetées en dehors du libre mouvement industriel et à les employer à des travaux d'utilité publique ».

Mais comment aurait-on du travail à leur donner ? Il prétendait que le chômage et la misère venaient du dépeuplement des campagnes encouragé par la protection donnée par l'État à l'industrie au détriment de l'agriculture. Il fallait donc par une organisation intelligente du crédit ramener les travailleurs sans ouvrage à la campagne. Restait à prouver que le travail n'y manquerait pas. Il affirmait que la terre de France pouvait nourrir jusqu'à 70 millions d'individus, donc donner du travail à deux fois plus de travailleurs. Et il prétendait tirer du colonat partiaire la preuve que la moitié des produits d'un travailleur de la terre suffirait à le faire vivre ainsi que sa famille. La terre pouvait donc fournir du travail et de quoi vivre à un bien plus grand nombre de travailleurs.

Restait à établir que le travail, qui ne manquait pas, était un droit pour tout individu. Mathieu (de la Drôme) soutenait que « le droit au travail est parallèle au droit de propriété, que l'un est la condition sine qua non de l'autre ». Tout ce qui existe étant possédé, l'homme qui ne possède pas ne peut travailler que pour autrui, « il est placé sous la dépendance d'un autre homme maître de régler comme il l'entend le salaire des hommes qu'il emploie ». Celui qui ne possède pas, « est l'esclave de celui qui possède ». Pour supprimer cet esclavage il faut reconnaître le droit au travail, sans quoi le droit de propriété est inacceptable.

Il disait encore : « Ceux qui n'admettent pas que le travail soit un droit, admettent au moins que le travail soit une nécessité. Eh [p.369] bien ! je défierai tous les hommes du monde de soutenir qu'une nécessité, qui n'est pas défendue par un droit, ne conduit pas nécessairement à la servitude. »

Il écartait le palliatif de l'assistance comme dégradant, et celui de l'expatriation comme dépouillant le national de sa part des biens communs.

Il invoquait encore le droit de propriété. Si on considérait qu'il répondait à notre nature, ou qu'il était fondé sur le consentement général donné à son établissement, ne fallait-il pas que tous aient du travail pour y accéder ?

La nécessité pour la société de proclamer le droit au travail venait pour lui de ce que toutes les guerres, toutes les Révolutions avaient eu pour cause la misère, le besoin, la faim. Il concluait : « La morale et la religion avaient prouvé que tous les hommes étaient frères : la science elle-même apporte sa confirmation à cette vérité, la science prouve que tous les hommes sont solidaires. Honneur au peuple qui le premier saura comprendre cette vérité... Décrétez le droit au travail... Si vous ne le dites pas, que Dieu prenne pitié de la France[43] ! »

Cette longue analyse et ces citations montrent le caractère socialisant et passionné des discours prononcés en faveur du droit au travail. Ils soulevaient de violentes apostrophes et de constantes interruptions, ils se heurtaient à une très vive résistance de la part de la majorité. Ils furent nombreux et on ne peut même les analyser tous. C'est au discours du ministre des Finances Goudchaux que l'on peut se reporter pour chercher la thèse des contradicteurs. Le 14 septembre il prononçait un discours dans lequel il se plaçait sur le terrain pratique pour montrer l'impossibilité dans laquelle se trouvait l'État d'assurer de façon positive l'exercice du droit au travail et sur le terrain doctrinal pour repousser le socialisme. « Si vous inscrivez dans la Constitution le droit au travail d'une manière formelle, disait-il, prenez garde que les chômages se multiplient, qu'on ne quitte les ateliers sans motifs sérieux... sans motifs avouables même... Lorsque des centaines de mille de citoyens seront dans les rues pourra-t-on reconnaître si c'est l'industrie qui a manqué aux travailleurs, ou les travailleurs à l'industrie ? Le mal sera là. Le Gouvernement sera obligé d'y remédier. Ses trésors n'y suffiront pas... On dit prélevez des impôts. Vous vous souvenez de l'impôt que vous avez [p.370] récemment sanctionné... qu'a-t-il produit ? Cent millions... C'est à peine le salaire de 2 à 3 journées de travail pour subvenir aux besoins de la population ouvrière de la France. »

Il présentait ensuite le socialisme « comme devant avilir l'humanité » et s'écriait : « Cette humanité, montagnards, n'a pas besoin de vous ; elle ne reculera pas devant vos cris ; cette humanité marche, elle marchera sans vous, malgré vous, parce que vos doctrines tendraient à votre insu à l'amoindrir et à la perdre[44]. » Et ces paroles soulevaient des tempêtes longues à apaiser. Ce fut pourtant à une grande majorité que la clôture des débats fut prononcée.

Un nouvel amendement Glais-Bizoin en faveur encore du droit au travail fut repoussé par 596 voix contre 146. D'autres textes furent présentés par Bouhier de l'Ecluse, Lamartine, Jules Favre, Béchard entre autres.

Ce fut Dufaure qui proposa l'amendement finalement voté, et qui se trouve dans le paragraphe VIII du préambule : « La République doit, par une assistance fraternelle, assurer l'existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail, dans les limites de ses ressources, soit... » Évidemment entre le devoir de la société ainsi formulé et le droit des travailleurs la différence était grande. Dufaure prétendait pourtant montrer que la proclamation du devoir de la société n'est pas moins féconde en résultat que la proclamation du droit de l'individu. Il montrait pour cela le progrès moral et social produit par le Christianisme prêchant le devoir plus que les droits. « La religion chrétienne a produit dans le monde la plus grande révolution sociale qui jamais y ait éclaté : elle a affranchi le sujet de sa subordination aveugle et servile envers le souverain, elle a relevé la femme de l'humiliation dans laquelle elle vivait, elle a brisé les fers de l'esclave, elle a égalé le pauvre au riche. Comment a-t-elle fait cela ? Est-ce en parlant au sujet, à la femme, à l'esclave, au pauvre de leurs droits ? Non, c'est en parlant au Souverain, au chef de famille, au maître, au riche, à tous de leur devoir. » Et le procès-verbal ajoute : « Sensation prolongée.[45] »

Un dernier effort en faveur du droit au travail fut tenté par Félix Pyat quand la Constitution revint devant l'Assemblée après la révision de la commission. Son amendement fut repoussé par 638 voix contre 68.

Ce débat, l'un des plus longs et des plus passionnés auxquels [p.371] donna lieu la discussion de la Constitution, montre à quel point tout d'un coup les esprits étaient saisis par la question sociale. Sous le régime censitaire le silence et l'insouciance à son égard dans les Assemblées avaient été complets, avec la Révolution, la crise économique, le chômage et le suffrage universel elle passait au premier plan des préoccupations du pays.

La liberté d'enseignement. — Des discussions qui eurent lieu sur « les droits des citoyens garantis par la Constitution », celle qui porta sur la liberté d'enseignement est la plus intéressante. Elle fournira un nouvel exemple de l'esprit et de la méthode des Constituants.

L'article proposé par la Commission était l'article 9. Le précédent proclamait d'un coup et sans restriction le droit de s'associer, de s'assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester sa pensée par la voie de la presse ou autrement. L'article 9, au contraire, disant : « La liberté d'enseignement s'exerce sous la garantie des lois et la surveillance de l'État. Cette surveillance s'étend à tous les établissements d'éducation et d'enseignement sans aucune exception », mettait ainsi à part cette liberté et la soumettait immédiatement à des restrictions.

Le débat s'ouvrit le 18 septembre sur un amendement de Montalembert sur l'article 8 et non sur l'article 9[46]. Il proposait d'insérer la liberté d'enseignement comme les autres dans cet article, qui consacrait ces libertés comme des droits naturels, en principe sans d'autres limites « que les droits ou la liberté d'autrui et la sécurité publique ».

Pour soutenir son amendement, Montalembert prononça un grand discours qui s'étendit à deux séances. Aux plus justes observations il mêla des griefs si vifs contre l'Université qu'il déchaîna, au témoignage du procès-verbal, des murmures, des protestations, des bruits, des interruptions. « Nous ne voulons pas, déclarait-il dès ses premières paroles, pour le libre enseignement d'une surveillance qui, appliquée à la liberté de la presse, la ferait surveiller par des journalistes à la solde du Gouvernement, et dans l'intérêt exclusif des idées professées par le Gouvernement. » Nous ne voulons plus ces mots: « Sous la garantie des lois. » « Nous contestons le droit spécial de l'État en matière d'enseignement. Nous n'admettons pas que l'État ait sur l'enfant un droit qu'il n'a pas sur le père. » « Quand l'État fait intervenir la main de sa police et la férule de ses pédagogues [p.372] entre moi et mon enfant il viole ma liberté dans son asile le plus sacré et il commet envers moi l'usurpation la plus coupable[47]. »

Il proclamait que le monopole de l'État, c'était « le communisme intellectuel », « la même idée fatale qui proclame l'omnipotence de l'État et le sacrifice de l'individu à la société ».

Il protestait contre l'objection formulée que si la liberté existait « la France se jetterait tout entière dans les bras de l'enseignement religieux ».

En faveur de la liberté il invoquait l'intérêt de la société. Son mal, c'était les doctrines socialistes et matérialistes avec leurs préceptes : jouir et mépriser. Jouir de ses biens et de ceux des autres parce qu'on ne peut attendre le bonheur du ciel. Mépriser l'autorité, se révolter contre l'autorité sociale parce qu'on ne veut obéir qu'à soi-même. Contre ce poison de l'esprit il ne reconnaissait pas à l'instruction officielle de vertu suffisante. Il la montrait à tous les degrés quant à la quantité des élèves et quant à la qualité du savoir et de l'enseignement en recul sur l'ancien régime. Il disait : « Je prends les choses en général, et je dis que depuis cinquante ans, d'un côté par la mauvaise instruction qu'il a donnée et de l'autre par les vexations et les persécutions auxquelles il s'est livré contre les efforts individuels, l'enseignement officiel a empoisonné une partie de ceux qu'il prétendait nourrir[48]. » Réclamations et rumeurs prolongées accueillaient, comme de juste, ces paroles provocatrices.

A cette impuissance de l'enseignement public, Montalembert opposait la vertu de la morale chrétienne, enseignant à tous le détachement, faisant accepter au pauvre une condition inférieure quand elle est inévitable, au riche lés sacrifices qu'exige la loi de charité, à l'un et à l'autre le respect de l'autorité.

Comme au sujet du droit au travail, la passion de suite se déchaîna. Le ministre de l'Instruction publique protesta contre les attaques dirigées contre elle, contestant sa décadence, et montrant le peu d'effort fait pour elle par la Monarchie.

Après un discours d'un cosignataire de l'amendement Roux-Lavergne, Jules Simon prit la parole pour déplorer qu'en face du péril social on se divisât au lieu de se tendre « une main loyale et fraternelle[49] ». A ces paroles d'apaisement, de Falloux répondit avec la même modération, conseillant de remettre à la discussion de la [p.373] loi organique sur l'enseignement des débats irritants[50]. Ces discours avaient été prononcés le 20 septembre. Le 21, Laboulie prononça à nouveau un discours très agressif contre l'Université. Il présentait un amendement qui n'admettait pour la surveillance des établissements d'enseignement libre que la surveillance des évêques. Le contrôle de leurs écoles par l'Université, leur rivale, dont ils redoutaient les idées, était, en effet, ce que les catholiques critiquaient le plus. Il reprochait à l'Université d'avoir accepté et adulé tous les régimes. Il ajoutait: « L'Université est fatalement attachée à la politique, elle est obligée de subir toutes les vicissitudes de la politique, il est impossible qu'elle vous fasse de bons citoyens[51]. » Après une réponse de Dufaure, Mgr Parisis, très conciliant, demanda l'ajournement de la discussion sur le régime de la liberté[39]. Les amendements furent retirés et l'article 9 remanié par la Commission affirmant tout d'abord : « L'enseignement est libre », fut adopté sans nouveau débat.

Sur ce grave sujet les représentants de 1848 s'étaient donc à nouveau livrés à de longues discussions. On les y voit se plaisant aux généralités, ne recourant guère aux faits, ne tirant de l'histoire que des vues confuses.

Le pouvoir législatif, la Chambre unique. — Dans le domaine proprement constitutionnel, quant à l'organisation des pouvoirs, ce furent naturellement les questions capitales, déjà traitées spécialement dans son rapport par Marrast, qui provoquèrent les débats les plus approfondis et les plus intéressants.

Marrast avait dans son rapport attaché une grande importance à la question : Chambre unique ou deux Chambres. Le 25 septembre il présidait quand on l'aborda à l'Assemblée avec l'article 20. Il annonça trente-deux orateurs portés sur « l'inscription générale » et quinze amendements sur lesquels de nouveaux orateurs devaient parler. Des oh ! oh ! accueillirent cette communication. Parmi ces orateurs on peut choisir Duvergier de Hauranne comme tenant des deux Chambres, et Lamartine comme protagoniste de la Chambre unique. C'est à leurs discours qu'on se reportera.

Le discours de Duvergier de Hauranne, spécialiste en matière parlementaire, fut des plus étudiés et des plus serrés[53].

Il invoquait avant tout l'intérêt même de la République. Il [p.374] disait : « En cherchant à introduire dans la Constitution un élément sans lequel, à mon avis, il n'est pas de Gouvernement libre, stable, régulier, je crois contribuer, autant qu'il est en moi, à la fondation de la République. » Alors que pour bien des esprits l'unité de Chambre passait pour un dogme républicain.

Puis immédiatement il tirait argument des pays étrangers, non seulement de l'Angleterre monarchique et aristocratique, mais des États-Unis qui pratiquent le dualisme, et cela aussi bien dans les États particuliers que dans l'État fédéral. « L'expérience apprend que dans tous les pays étrangers où le Gouvernement représentatif existe sous la forme monarchique ou sous la forme républicaine la division du pouvoir législatif a prévalu, soit à l'origine, soit après une courte épreuve. »

Il rappelait que les Constituants dans leur vieillesse avaient « sans exception regretté l'entraînement qui leur avait fait repousser le système des deux Chambres » et que la Convention « pour clore l'époque révolutionnaire », l'avait adopté « tout d'une voix ».

Sous la Monarchie, la Chambre des pairs de la Restauration avait été plus libérale que la Chambre des députés ; sous Louis-Philippe, privée de l'hérédité, « elle n'existait pas ».

Sur le terrain de la raison les deux arguments politiques qu'il présentait étaient la « liberté » et la « maturité ».

La liberté. — « La science politique consiste, disait-il, à organiser un système de freins, de contrepoids, qui, sans entraver le pouvoir dirigeant, le modèrent, le retiennent sur la pente et l'empêchent de se précipiter. »

Sans doute certains prétendent que « le despotisme d'une Assemblée élue au suffrage universel est un fait légitime parce que le peuple souverain ne peut souffrir de ses propres volontés ». Mais il objectait que dans le peuple il y a toujours majorité et minorité et que la majorité n'a pas le droit d'être oppressive.

Sans doute on faisait observer que la Nation et la souveraineté sont unes et que le pouvoir législatif doit l'être. Mais il objectait que « l'unité, la simplicité poussées à l'extrême ne font rien moins que l'absorption, la suppression de la liberté », et qu'elles exigeraient la confusion de l'exécutif et du législatif.

Sans doute contre l'oppression d'un pouvoir unique on invoquait les limites qui lui étaient assignées, mais il répondait qu'il est impossible d'enfermer chaque pouvoir dans un cercle d'attributions particulières.

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La maturité. — Il dénonçait la vanité de la précaution des trois délibérations qu'un vote d'urgence supprimait, ou de l'intervention du Conseil d'État, qui était facultative et qui ne faisait intervenir qu'un corps nommé par celui-là même qu'il devait contenir. « Tout le monde sait, ajoutait-il, que les lois pour être bonnes et durables ont besoin d'être votées avec réflexion et lenteur, tout le monde avoue qu'en tous pays, en tous temps, les Assemblées uniques sont exposées à de déplorables entraînements ; tout le monde sait enfin que par caractère et tempérament, nous sommes plus sujets que d'autres aux résolutions soudaines et passionnées. »

Il demandait une seconde Chambre comme organe de la tradition. Le vice de la République, « c'est la mobilité et la précipitation », « quand nous faisons la République, c'est surtout contre la précipitation et la mobilité que nous devons nous mettre en garde ».

Il réclamait donc une seconde Chambre « se renouvelant par moitié », qui « se distingue de la première par le nombre et par la durée ». Le remède aux conflits, il était sans doute dans la dissolution, mais il la jugeait inacceptable en République et imaginait la réunion des Assemblées statuant en commun sur l'objet de leur litige.

On ne peut nier que l'argumentation de Duvergier de Hauranne était pressante, documentée et très supérieure à celle d'A. Marrast.

Tout autre fut le discours de Lamartine en faveur de la Chambre unique[54]. C'était l'orateur aux grandes envolées, aux formules grandiloquentes et vides, s'adressant à la sensibilité et non à la raison, parlant sans enchaînement ni suite dans les idées. Il produisit sur l'Assemblée une grande impression que le compte rendu signale à plusieurs reprises et à ce titre son discours présente un très grand intérêt, car il est révélateur de l'état d'esprit des hommes de 1848, impressionnables, passionnés, idéalistes, plus sensibles à l'éloquence qu'à la logique et à l'expérience. D'assez amples citations sont nécessaires pour faire comprendre la psychologie de l'Assemblée.

« Qu'est-ce qu'une Constitution ? se demandait Lamartine pour écarter l'exemple de l'Angleterre et des États-Unis, si ce n'est la forme extérieure d'un peuple ? Ce n'est pas quelque chose d'arbitraire, ce n'est pas un vain système qu'une Constitution, c'est une réalité de la nature nationale, produite en relief par le génie même des législateurs, c'est la Nation donnant sa forme à son moule [p.376] constitutionnel, imprimant arbitrairement sa forme à la Nation[55] » Dès lors les institutions américaines et anglaises sont des produits américains et anglais. « Le Sénat américain représente quoi ? Quelque chose de réel, quelque chose de préexistant dans la nature du peuple américain, il représente le principe fédératif, qui est le lien même de l'union... ce n'est pas la démocratie, c'est la fédération qu'il représente, ce n'est pas la perfection de l'unité démocratique, c'est l'imperfection encore, c'est le défaut d'unité nationale, c'est une espèce d'anarchie prolongée encore après sa formation récente. » Et voilà pourquoi l'exemple des États-Unis ne valait pas pour la France ! Idées singulières et erronées, car le fédéralisme durait depuis plus de soixante ans déjà en Amérique et il devait s'y perpétuer sans que l'on pût considérer que ce fût un régime « d'imperfection », « une espèce d'anarchie prolongée », car également dans les États particuliers le dualisme régnait alors que la fédéralisme n'avait rien à y voir. Idées singulières et sans valeur, mais revêtues d'une éloquence impressionnante, qui séduisait l'Assemblée.

L'exemple de l'étranger ainsi péremptoirement écarté, Lamartine déclarait laisser de côté « les innombrables considérations qui militeraient en faveur de l'unité du pouvoir législatif ». « Je me borne, disait-il, à cette pensée, non pas de science, mais à cette pensée d'instinct qui a déterminé et qui, je n'en doute pas, déterminera à votre insu, sans vos réflexions, mais par ces réflexions secondaires, ces réflexions foudroyantes qu'on appelle l'évidence dans la poitrine de l'homme, qui déterminera, je l'espère, votre vote dans une question d'une si haute portée. » Ainsi, Lamartine déclarait lui-même que c'était non à la raison, à la « science », mais à « l'instinct » qu'il s'adressait[56] ! Cette « pensée d'instinct » quelle était-elle donc? C'était « ce sentiment qui contracte les forces, lorsqu'il y a un immense effort à faire, soit pour enfanter un ordre nouveau, soit pour défendre dans les parties, où elle doit être défendue, cette société qui ne nous est pas moins chère qu'à vous, et que nous voulons armer autant que vous et plus que vous, par une Chambre unique, de la force indomptable qui la fasse triompher de toutes les attaques de droite, de toutes les attaques de gauche, de toutes celles d'en haut, de toutes celles d'en bas, pour arriver à la fondation de la République, qui n'est selon nous que la société personnifiée, la société défendue, la société administrée dans tout ce qu'elle a de juste, [p.377] de légitime et de vraiment populaire[57] ». Que de mots, quel verbiage pour dire qu'il estimait qu'une Chambre unique constituait un pouvoir fort nécessité par l'organisation et la défense d'un nouveau régime politique.

Suivait l'évocation des dangers que courait la société et du malheur qui l'attendrait si l'Assemblée ne lui donnait pas le pouvoir législatif dont elle avait besoin. « Il s'agite de grandes choses autour de nous, dans le monde, sous vos pieds... voyez l'état de la société, voyez l'état du monde, voyez l'état intérieur, voyez l'état extérieur de notre pays. » « Qu'arriverait-il si vous vous trompiez, si vous établissiez comme on vous le propose, cette lenteur systématique, cette faiblesse, cet embarras, ce flottement, ce froissement artificiel et toujours ralentissant dans les rouages de la Constitution que vous allez fonder ? » Dans ces conditions on ne peut non plus invoquer les précédents. « Il faut savoir en hommes d'Etat révolutionnaires, disons le mot, dans sa bonne et honorable acception... échapper à ces souvenirs, à ces conventions normales du Gouvernement représentatif d'autrefois, Gouvernement de trois pouvoirs qui devait, qui pouvait avoir deux Chambres dans la logique de ses institutions et de sa nature, car au centre de ces deux corps législatifs divisés, qu'aviez-vous ? Vous n'aviez pas comme aujourd'hui le vide, le néant, ou la puissance ondoyante, fluctuante, incertaine de l'élection, vous aviez une souveraineté fixe, immuable, plaçant sa racine, non pas comme nous dans la terre, plaçant sa racine dans le Ciel, et en découlant par droit divin[57]. » Étranges arguments et fantasmagorie de mots et d'images incohérentes. N'était-ce pas la difficulté de la situation qui rendait plus nécessaires que jamais la sagesse, la réflexion, la maturité des décisions pour la puissance législative, et qui faisait de l'impressionnabilité d'une Chambre unique, de sa précipitation, de sa passion un danger, et n'était-ce pas parce que l'exécutif était mobile lui-même, « ondoyant », « fluctuant » qu'il était nécessaire de mettre de la stabilité dans le pouvoir législatif ? Quelle faiblesse d'argumentation, mais quel débordement de paroles et de formules audacieuses ; que dire de cette souveraineté « plaçant sa racine dans le Ciel et en découlant par droit divin » ?

Et voici pour prendre encore un exemple de l'argumentation de Lamartine une de ses objections contre la dualité des Chambres : Les électeurs ne sauront distinguer les hommes à placer dans l'une [p.378] ou dans l'autre. « A quel signe les électeurs pourront-ils dire à tel ou tel membre politique : « Toi tu seras du Sénat, toi tu seras condamné à n'être que de la Chambre des communes ? » « Comment ferez-vous cette répartition ? » Or après ces paroles, le Moniteur note « Sensation prolongée ». Sensation aussi étrange que l'argument, car d'une part la Constitution fixe les conditions à remplir pour siéger à l'une et l'autre Chambre quand elle en établit deux et d'autre part les électeurs n'ont pas à nommer à la fois les membres de l'une et de l'autre, les élections pour chacune se faisant séparément. Et voilà pourtant ce qui dans l'Assemblée de 1848 produisait une « sensation prolongée ». Lamartine ne s'en demandait pas moins si ce serait la fortune, la profession, l'âge ou le sort qui distinguerait le sénateur du député, et il s'écriait : « Placeriez-vous, comme la Constitution de l'an III, là tous les hommes d'expérience et de tradition, tous les vétérans de la politique, ici tous les jeunes enthousiasmes, toutes les fougues, toutes les impatiences, là la nécropole des vivants, ici l'inexpérience et l'entraînement de la jeunesse[59] ? » Piètre argument, car aux Cinq-cents siégeaient des hommes de tout âge, si pour siéger aux Anciens il fallait avoir 40 ans, car le Sénat de nos jours s'insurgerait si on le qualifiait de « nécropole des vivants ».

Finalement l'Assemblée unique s'imposait aux yeux de Lamartine parce qu'une dictature s'imposait elle-même, parce qu'une Chambre unique pouvait l'exercer, tandis qu'avec deux Chambres il faudrait la confier à un homme et qu'en France, c'était impossible, cet homme devant être le prince Napoléon. « Contre le reflux des réactions étrangères et contre les entreprises des ambitions et des souvenirs, qu'aurez-vous en cas de guerre civile ? La dictature obligée d'une Assemblée unique, ayant dans la même main l'arme défensive et la loi protectrice de la patrie menacée dehors et dedans. » La dictature confiée à deux Chambres serait une dictature déchirée et impuissante. Il faudrait par suite la confier à un homme. « Prenez garde ! Il y a deux noms dans l'histoire qui doivent à jamais, selon moi, empêcher une Assemblée française de confier la dictature de sa République, de sa Révolution à un homme. Ces deux noms, c'est le nom de Monck en Angleterre et en France, c'est le nom de Bonaparte[60]. »

Ce discours et le succès qu'il rencontra constituent un document [p.379] précieux pour saisir le caractère nébuleux, impulsif, irrationnel de l'homme qui joua au début de la seconde République un si grand rôle, et l'absence de maturité, de sang-froid, de bon sens de l'Assemblée qui se laissait emporter par les images, par le rythme de cette « méditation » politique désordonnée.

Par 520 voix contre 289 elle rejeta l'amendement de Duvergier de Hauranne, la poésie l'emportait sur la prose, l'imagination sur le sens commun.

Le pouvoir exécutif. — Sur la constitution du pouvoir exécutif des questions aussi graves se posèrent et de nouveau la réalité et la raison d'un côté, le rêve et l'imagination de l'autre, sollicitèrent l'Assemblée.

Après la ruine de la Monarchie était-il opportun d'instituer un chef d'État armé de pouvoirs supérieurs dirigeant le Gouvernement ? Ne pouvait-on pas se contenter de Ministres sous la présidence de l'un d'entre eux ?

Si on créait un Président de la République, confierait-on son élection au peuple lui-même, source unique de la souveraineté, ou serait-il nommé par l'Assemblée d'un jugement plus sûr, qui lui conférerait une autorité plus mesurée et choisirait un homme prêt à s'entendre avec elle ?

Le rapport de Marrast signalait la gravité de ces questions. Qu'allait faire l'Assemblée ? Elle discuta longuement, confusément, avec passion, elle entrevit les périls, mais entraînée par une pseudologique et l'éloquence enchanteresse de Lamartine, sorte de sirène qui en ces journées décisives menait l'Assemblée aux abîmes, elle s'y précipita.

La Présidence de la République. — La Présidence de la République fut assez inopinément mise en question.

Son premier adversaire fut Félix Pyat. Son premier argument d'ordre sociologique était des plus faibles : « L'homme, disait-il, est un Gouvernement. Le cerveau est un véritable pouvoir législatif, qui propose, discute, vote... Le bras est un véritable pouvoir exécutif... La tête commande, le bras exécute. Dieu n'a donc pas fait le pouvoir exécutif dans l'homme. »

Plus sérieusement, Félix Pyat faisait appel au droit public : « Dans une République il n'y a plus qu'un droit, le droit du peuple, qu'un Roi, le peuple même, représenté par une Assemblée élue. Cette Assemblée doit donc être souveraine comme le peuple qu'elle représente. » La présence d'un Président élu lui enlèverait sa souveraineté. [p.380] L'élection d'un Président « serait un sacre bien autrement divin que l'huile de Reims et le sang de saint Louis ». « L'homme investi de cette magistrature, s'il est ambitieux, et il ne faut pas tenter Dieu, encore moins l'homme, le Président enfin, pourra dire à l'Assemblée : Je suis plus que chacun de vous, autant et plus que vous tous... Vous n'êtes en fait que les neuf centièmes du peuple, je suis à moi seul le peuple tout entier[61] »

Le Président, le Président élu par le peuple, lui paraissait être un aspirant né à la dictature, le rival obligatoire de la représentation nationale.

Mais l'adversaire sérieux de l'institution présidentielle devait être celui qui, par une ironie du sort, trente ans plus tard devait occuper la présidence, à savoir Grévy. Son célèbre amendement était ainsi conçu : « Le chef du pouvoir exécutif est élu par l'Assemblée, il prend le titre de Président du Conseil des Ministres. Il est toujours révocable. Il nomme et révoque les Ministres. » Sa thèse était très sérieusement charpentée. Il la soutint le 6 octobre. Il protestait contre ceux qui prétendaient que le Président n'était pas à craindre parce que ses pouvoirs étaient limités, ne duraient que quatre ans et engageaient sa responsabilité. Il relevait que le Président avait « tous les pouvoirs de la royauté ». Et il ajoutait : « Ce que n'avait pas le Roi, ce qui mettra le Président de la République dans une position bien autrement formidable, c'est qu'il sera l'élu du suffrage universel, c'est qu'il aura la force immense que donnent des millions de voix... Il aura donc toute la force matérielle dont disposait l'ancien Roi, et il aura de plus une force morale prodigieuse. »

A l'objection : ce pouvoir sera temporaire, prophétiquement il répondait : « Mais il n'en sera que plus dangereux pour la liberté... Êtes-vous sûrs qu'il ne se trouvera jamais un ambitieux pour s'y perpétuer ? Et si cet ambitieux est un homme qui a su se rendre populaire ; et si c'est un général victorieux entouré de ce prestige de la gloire militaire, auquel les Français ne savent pas résister, et si c'est le rejeton d'une des familles qui ont régné sur la France, si le commerce languit, si le peuple souffre, s'il est dans un de ces moments de crise, où la misère et la déception le livrent à ceux qui cachent sous des promesses des projets contre la liberté, répondez-vous que cet ambitieux ne parviendra pas à renverser la République ? »

[p.381]

Il voyait dans la Présidence une source de conflits et de révolution. « Remontez, disait-il, aux causes de toutes les Révolutions qui se sont accomplies en France depuis soixante ans, vous trouverez toujours que ces Révolutions sont sorties des conflits des pouvoirs indépendants entre eux et que ces conflits ont été la conséquence forcée de cette indépendance. Pouvoirs indépendants, conflits ; conflits de pouvoirs, Révolutions ; voilà ce que les événements écrivent depuis soixante ans à chaque page de notre histoire. »

Si l'on a repoussé la seconde Chambre parce qu'il n'y a plus d'aristocratie en France, ne doit-on pas repousser le pouvoir d'un seul quand il n'y a plus de Monarchie ?

« Le système de l'avenir ce n'est plus celui de la division de la souveraineté en trois branches, c'est celui de l'unité de la souveraineté. »

Puis il s'élevait contre la durée, fixée d'avance, des pouvoirs d'un Président : « Pourquoi se mettre dans l'impossibilité de l'arrêter à temps si c'est un ambitieux qui se démasque, ou un incapable qui s'égare ? Pourquoi au contraire si le Président de la République justifie la confiance du pays, si sa politique est bonne, pourquoi le briser au bout de trois ans pour inaugurer, avec un personnage nouveau, une politique différente ? »

La responsabilité du Président de la République ne protestait-elle pas contre cette durée déterminée de ses pouvoirs ? Il devient « un chef d'État qui doit avoir une politique à lui, politique à laquelle son Ministère doit s'associer, politique dont il est le principal instrument », comment alors son Ministère pourrait-il être responsable et comment pourrait-il après la chute de ses Ministres suivre une nouvelle politique ?

On veut un Gouvernement fort, « vous ne l'aurez qu'à une condition, à la condition qu'il s'appuiera constamment sur l'Assemblée, qu'il sera constamment d'accord avec l'Assemblée, qu'il réunira à sa propre force la force de l'Assemblée ». Et pour le prouver il argumentait des derniers événements. « Quel est le Gouvernement indépendant, ne tirant ses forces de lui-même, qui eût pu accomplir les choses que le Gouvernement actuel a faites ? » Et il ajoutait : « Un Gouvernement constitué comme celui que vous avez, c'est un Gouvernement dont la force est irrésistible, parce qu'il résume dans son action toutes les forces du pays. Il a un avantage immense, c'est que ces forces, il ne peut qu'en bien user ; tout-puissant quand il agit [p.382] avec l'Assemblée, il est nul et impuissant quand il agit sans elle ; avec elle il peut tout, sans elle et contre elle, il ne peut rien. »

L'argumentation de Grévy ne manquait donc pas de vigueur. Mais sa faiblesse éclatait quand il se heurtait à la grosse objection adressée à son système, à savoir qu'il faisait de l'Assemblée, maîtresse du chef du Gouvernement par sa nomination et par sa révocation, une Assemblée omnipotente, dictatoriale, une Convention nouvelle. Il se bornait à répondre : « La Convention était un pouvoir dictatorial, elle se mettait au-dessus des lois. L'Assemblée n'aura que le pouvoir législatif, elle déléguera le pouvoir exécutif[62]. » Raisonnement sans valeur, car l'Assemblée maîtresse de nommer Président du Conseil qui elle voulait et de le révoquer à sa guise conservait en fait le pouvoir exécutif.

Aussi dans les discours de de Tocqueville, de Fresneau, de de Lasteyrie, de Lamartine les objections ne furent pas ménagées à l'amendement Grévy, et c'est par 643 voix contre 158 qu'il fut repoussé le 7 octobre.

L'élection du Président de la République. — La grande bataille, en ce qui concernait l'organisation du pouvoir exécutif, la plus grande bataille de tous les débats constitutionnels, devait porter sur l'élection du Président de la République. La question avait divisé la commission et les bureaux et occupé une place importante dans le rapport de Marrast, elle ne divisa pas moins l'Assemblée. Sur un amendement Leblond, ainsi conçu : « Le Président de la République est nommé par l'Assemblée nationale à la majorité des suffrages», la lutte s'engagea le 6 octobre. L'amendement fut soutenu par Flocon, de Parieu, Leblond, Martin (de Strasbourg) et combattu par de Tocqueville, de Lasteyrie, Lamartine, Saint-Gaudens, Dufaure, les forces étaient inégales. Les deux discours capitaux pour et contre furent ceux de de Parieu et de Lamartine. L'un encore plein de raison, de logique et de bon sens, l'autre étincelant, apocalyptique, enflammé, provoquant presqu'à chaque phrase des « mouvements » révélateurs des passions déchaînées. Lamartine l'emporta et ce fut une responsabilité des plus graves qu'il assuma par son succès même devant l'histoire. Le coup d'État, le second Empire, la guerre de 1870 et le reste devaient sortir de l'issue de cette lutte. Ainsi se justifie la place qui lui sera consacrée.

C'est au suffrage universel que de Parieu s'en prend d'abord[63]. Il est le grand triomphateur du moment, il est dans toute la gloire de son avènement. Comment n'être pas tenté de lui confier l'élection du chef de l'État ?

De Parieu s'y refuse. Il s'applique à montrer son inaptitude pour une telle mission. L'élection du Président est si particulière. « Le suffrage perd de sa valeur motivée à mesure que la distance augmente entre le candidat et l'électeur. Et ici, pour l'élection du Président de la République, quelle distance et quelles conditions à apprécier pour savoir quel est le plus digne de cette haute fonction... Il faut connaître, il faut apprécier non seulement l'influence possible d'un homme sur la politique intérieure du pays, mais encore sa politique extérieure, la direction des idées du candidat, quelquefois même la signification et l'influence de son nom sur les affaires extérieures du pays. Il faut apprécier tout cela et aussi la possibilité de l'harmonie de ses relations avec l'Assemblée nationale, avec l'Assemblée unique, représentant du peuple français... Croyez-vous, sentez-vous, avec votre raison, que tout le monde ait en soi toutes les conditions pour le faire[64] ? »

Les droits du suffrage universel écartés, de Parieu se tourne vers les pays étrangers pour leur demander des enseignements. — Les États-Unis recourent à l'élection populaire, mais c'est à deux degrés. Et pourtant les États-Unis ignorent les conflits relatifs à la forme du Gouvernement. Et pourtant en 1787 un homme s'imposait, Washington, et le vote populaire direct aurait été sans danger. — La Suisse confie à ses Assemblées le choix de ses gouvernants. — La Hollande républicaine faisait élire par ses États généraux son Stathouder.

De Parieu s'en prend ensuite au système de la commission et dénonce son illogisme. Après avoir fait appel à l'élection populaire si aucun candidat n'obtenait la majorité absolue ne fait-il pas appel à l'Assemblée pour choisir le Président parmi les cinq candidats les plus favorisés ? L'élection populaire pouvait donc être écartée, et l'Assemblée pouvait porter au pouvoir le moins favorisé dans l'élection populaire des cinq candidats présentés à son choix, ainsi « un petit nombre de voix de l'Assemblée nationale pourrait compenser des millions de suffrages résultant du scrutin ouvert dans le pays ».

Il montre alors les dangers spéciaux de l'élection populaire dans un pays où la forme du Gouvernement est discutée, où cette élection [p.384] pourrait fournir à ses adversaires l'occasion « de se compter, de se manifester, de l'ébranler ». « Oui, ce sont les cadres de la guerre civile que fourniront les résultats de votre scrutin. »

Il relève encore l'opposition existant entre le caractère de pouvoir subordonné qu'on entendait imprimer à l'exécutif et au chef de l'État et son élection par le peuple. « A ce pouvoir dépendant dans une certaine mesure, vous allez donner une source indépendante. » « Quand vous voulez un pouvoir fort contre ceux qui désobéiraient à la loi, mais faible vis-à-vis de ceux qui la font, vous allez lui donner en quelque sorte les racines du chêne pour mettre au-dessus une végétation de roseau. »

Il annonce que cette contradiction entre la force de par l'origine et la faiblesse de par les pouvoirs provoquerait l'éclatement du système. « Quand vous mettez dans un homme le principe du pouvoir, et quand vous lui refusez le pouvoir, qui est la conséquence naturelle de ce qu'il représente par sa puissance intime, vous organisez quelque chose contre nature, vous préparez une dislocation, quelque chose qui ira mal, tôt ou tard, dans la machine constitutionnelle » Paroles prophétiques en vérité ! et dont de Parieu précisait le sens. « Vous introduirez ainsi un antagonisme du pouvoir exécutif avec la représentation nationale, que vous mettez cependant auprès de lui, vous créez un pouvoir fort et puis, lui tressant dans la Constitution des chaînes fragiles, vous lui dites : « Tu ne le débattras pas, » tu ne t'agiteras pas, tu ne rompras pas les bandelettes, dont nous » t'entourons[65]. » On ne pouvait être plus perspicace.

A ces conflits prévus la Constitution ne donnait d'ailleurs pas de solution. Le Président ne pouvait pas en provoquer le jugement par le peuple, soit en dissolvant l'Assemblée, soit en démissionnant et en se représentant devant le pays. Dans ces conditions, de Parieu dénonce l'insurrection fatale du Président contre une Constitution qui lui donnait la force sans la liberté.

« Quand un homme viendra avec le mandat de tout un peuple, le mandat que n'a eu aucun chef de République dans les Républiques européennes modernes, le mandat qu'a eu Napoléon, quand il a voulu être Empereur... vous ne voulez pas qu'il pèse sur le pouvoir législatif ! Croyez-vous qu'il ne sera pas tenté de désobéir, quand il croira que ce que vous voulez n'est pas conforme aux intérêts du peuple qu'il représente[66] ? »

[p.385]

L'argumentation de de Parieu était donc pressante et clairvoyante. Il répond par ailleurs aux objections qu'on pouvait lui adresser.

La séparation des pouvoirs ; — mais l'Assemblée élisait la Haute Cour. Ce que la séparation exige, c'est la « séparation dans les fonctions » et non dans l'origine.

La résurrection d'une Convention ; — mais la dictature de la Convention s'est exercée non par la nomination des titulaires du Gouvernement, mais par l'exercice par elle-même du pouvoir exécutif.

La trop grande faiblesse d'un Président élu par l'Assemblée ; — mais « ce qui est à redouter, c'est un pouvoir exécutif trop fort, qui s'affranchirait de toutes les règles, de toutes les entraves constitutionnelles ». Et de nouveau de Parieu prophétise : « Si vous avez un Président nommé par la grande majorité des suffrages de la Nation, qu'il se soit acquitté de son mandat de manière à accroître sa force dans le pays, vous ne pourrez lui dire avec commandement : « Ton » mandat est fini ; il doit s'arrêter et ne se peut continuer. » Vous ne pourrez pas enchaîner le pays dans un cas semblable, vous ne pourrez pas annuler l'influence de ce chef et vous arriverez nécessairement, avec ces relations directes du pouvoir exécutif avec la Nation, vous arriverez à ce qu'il soit plus fort qu'elle, et entraîne tôt ou tard, en le mettant en lambeaux, l'obstacle de la non-rééligibilité[67]. »

Tel fut dans ses grandes lignes le discours de de Parieu, le plus fort en faveur de l'élection du Président par l'Assemblée. Ce n'était pas de la grande éloquence, c'était du grand bon sens. Comment des idées qui nous paraissent si simples, si évidentes n'entraînèrent-elles pas l'adhésion de l'Assemblée ? Comment des hommes comme de Tocqueville, si experts en science politique n'adhérèrent-ils pas à une argumentation si lumineuse ? Que répondaient donc les partisans de l'élection nationale du chef de l'État ?

Si l'on se reporte au discours de de Tocqueville[68], attiré par sa réputation de penseur politique, on est étonné des considérations qui le déterminaient en faveur de l'élection populaire du Président.

Considérant le Président d'abord, il partait de l'idée que la Constitution l'avait condamné dans le domaine législatif à l'impuissance et dans le domaine exécutif à la dépendance et qu'il ne serait [p.386] que l'esclave de l'Assemblée, s'il était son élu. Seule l'élection par le peuple pourrait lui rendre un peu d'autorité et de force. Pourquoi ? parce qu'alors « à côté de cet être si faible on voit marcher la grande ombre du peuple, c'est l'image du peuple qui apparaît à ses côtés ; c'est l'ombre du peuple en quelque sorte qui plane sur lui, qui fait sa seule force. Retirez-la-lui et, aux termes de la Constitution, il ne lui reste rien ». Ceci se comprend à la rigueur, quoique la faiblesse du Président sans doute de par ses attributions semble exagérée.

Mais on comprend moins quand de Tocqueville prétend que si l'Assemblée nommait elle-même le Président son autorité à elle-même diminuerait. Sa force, selon de Tocqueville lui venait du peuple. Mais la méfiance qui serait témoignée à celui-ci, si on lui retirait l'élection du Président pour la confier à l'Assemblée, romprait son union avec la Nation et du coup lui enlèverait sa puissance. Subtil argument en vérité et qui pourtant voilait aux yeux de de Tocqueville les dangers si manifestes de l'élection du Président par le suffrage universel.

Le grand champion de celle-ci fut, en vérité, Lamartine[69]. Le discours qu'il prononça le 6 octobre produisit sur l'Assemblée une impression inimaginable. Les « très bien ! », les « mouvements prolongés », les « vive sensation », les « vives adhésions » hachent au Moniteur son discours. A sa descente de la tribune il est acclamé, entouré et le président doit suspendre la séance. On peut donc croire que l'on trouve dans ses paroles la traduction fidèle des sentiments de la majorité de l'Assemblée. Il faut donc à nouveau, si difficile que ce soit, analyser son discours et en donner des citations. Le sort de la France se décidait quand il faisait entendre ces paroles enflammées, hélas ! si inconsidérées.

Pour écarter à nouveau les enseignements de l'étranger, on admirera sa légèreté et l'obscurité de ses paroles. « Les États-Unis, dit-il, nomment à deux degrés, la Hollande nommait à deux degrés, la Suisse nomme à plusieurs degrés ; pourquoi ? Parce que ces trois pays sont des États fédératifs ; parce qu'avant que l'unité fédérale, qui est la seule représentée dans la nomination du pouvoir suprême, qui correspond à la fédération tout entière, avant que ces unités fédérales viennent porter leur suffrage pour consacrer le droit présidentiel du chef de la République, il faut qu'elles s'entendent avec elles-mêmes ; parce que, en un mot, elles représentent non pas une [p.387] volonté individuelle, mais la volonté de chaque membre de la fédération. » Formules incompréhensibles, car on ne voit pas, par exemple, comment les électeurs présidentiels aux États-Unis, au premier ou au second degré n'ont pas « une volonté individuelle », ni ce qu'est « la volonté de chaque membre de la fédération ». Et que dire de ce qui suit : « Voilà le secret de ces trois modes : ces Républiques ont ou avaient des natures particulières de pouvoirs : les États-Unis avaient fait alliance avec l'Océan, la Suisse avec ses montagnes, la Hollande avec ses marais, un pouvoir fort leur était moins nécessaire[70] ? » Le Président de la République aux États-Unis, n'a-t-il pas toujours été considéré comme le chef d'État le plus fort, et d'ailleurs n'était-il pas, même avec l'élection à deux degrés, l'élu du peuple ?

Le premier argument de Lamartine en faveur de l'élection présidentielle populaire était que le peuple étant souverain tout pouvoir doit sortir de lui. — « Le peuple dans notre Constitution de février est un peuple seul et unitairement souverain, c'est donc de son sein, du sein de cette souveraineté unique et toujours debout dans le peuple que doit sortir, non pas, comme vous le disait hier M. de Parieu, cette division des pouvoirs ...mais cette distinction de la souveraineté nationale[39]. »

Puis prétendant que la démocratie est inquiète et jalouse, il disait qu'il fallait « lui donner largement, amplement, sincèrement, sans lui rien retenir son droit tout entier ».

D'ailleurs et surtout pour lui l'élection populaire devait seule procurer au Président la force personnelle et indépendante qu'il lui fallait.

« Dans la République, quelle est la force ? où est la force ? où la puise-t-on ? par quels signes la marque-t-on sur le front des pouvoirs, des institutions et des hommes ? Le pouvoir dans la République est dans la popularité... La popularité elle est à elle seule, soyez-en sûrs, elle est à elle seule le pouvoir tout entier[72]. »

Sans doute la popularité peut appartenir à l'Assemblée, élue par le peuple, et elle pourrait la transmettre au Président qu'elle élirait, mais l'Assemblée pourrait la perdre et celle du Président s'évanouirait du même coup. « L'impopularité qui viendrait affaiblir, ternir cette Assemblée nationale, réagirait sur le Président. » « Le pouvoir exécutif, plus en contact avec le peuple, en contact de tous les jours [p.388] avec le peuple, et par conséquent à qui la popularité est plus nécessaire qu'à tous les autres pouvoirs, le pouvoir exécutif serait atteint de la même impopularité, tout périrait, ou tout s'éclipserait à la fois dans le prestige des deux pouvoirs trop enchaînés l'un à l'autre, puisque l'un sortirait de l'autre[73]. »

Ses arguments donnés, Lamartine répondait aux objections.

Et d'abord l'élection populaire ne favoriserait-elle pas la restauration des dynasties déchues ? — Du côté des Monarchies évanouies nul danger. « Les représentants de ces dynasties éteintes, errantes aujourd'hui sur la terre étrangère, regarderaient, non pas comme un triomphe, mais comme une seconde abdication de leur naissance, de leur nature, de leurs droits divins, et primordiaux de venir briguer quoi ? Quelques voix pour une candidature à un pouvoir précaire, emprunté pendant un an, pendant deux ans, pendant trois ans, sur la République, sur le territoire de cette France... Ce pouvoir qui s'est dérobé à la France tenterait six mois après de rentrer, caché dans l'urne d'un scrutin. Quelle pitié[74] ! (Très bien. Longue agitation.)

Quant aux Bonaparte, « ce qui vous préoccupe, c'est la peur que cet éclat, si naturellement fascinateur pour les yeux d'un grand peuple militaire, n'entraîne la Nation dans ce que vous pourriez considérer... comme une erreur et comme un danger du pays ». Il ne s'en inquiète pas, « convaincu qu'aucune pensée d'usurpation n'approchera jamais d'eux ». « Ils l'ont dit eux-mêmes à la tribune, » D'ailleurs, « pour arriver à un 18 Brumaire, dans le temps où nous sommes, il faut deux choses : de longues années de terreur en arrière et des Marengo, des victoires en avant[75] ». (Vive approbation. Sensation prolongée.) — Ces hommes étaient vraiment aveugles.

Ce qu'il craignait, c'était la désaffection du pays pour la République, et il en concluait qu'il fallait le regagner à la République par la confiance qu'on lui témoignerait. Ce n'est pas le moment de dire « à ce pays déjà trop refroidi, déjà trop ralenti dans son mouvement vers les institutions populaires : Nous t'enlevons ta part dans la souveraineté après l'avoir proclamée, nous te chassons de l'exercice de cette souveraineté, nous t'exilons de ta propre République, ainsi que la majorité des électeurs en furent exilés pendant trente-six ans sous le Gouvernement constitutionnel[76]. »

[p.389]

Il s'en prenait encore à l'élection par l'Assemblée comme impuissante à conférer au Président l'autorité et le prestige dont il avait besoin. « Voilà un citoyen qui, au lieu de sortir avec six millions de voix qui attestent des millions de points d'appui dans la conscience d'autant de citoyens de la République, sortira, peut-être à l'unanimité, je le souhaite sans l'espérer, ou sortira à une majorité quelconque du sein de cette Assemblée... Est-ce là l'autorité, la dignité, le respect, le prestige dont vous voulez investir l'élection de votre puissance exécutive[77] ? »

Peut-être craindra-t-on de donner au Président trop de force ? Lamartine répond : « Nous parlons de l'excès de force du pouvoir exécutif sur les ruines et dans la poussière d'un trône et d'un Gouvernement à peine écroulés sous nos pas. » (Sensation.)

Mais si le peuple se laissait égarer, entraîner ? Lamartine répond en finissant à cette objection qui obsède les esprits : « Je sais bien qu'il y a des dangers graves dans les deux systèmes, qu'il y a des moments d'aberration dans les multitudes, qu'il y a des noms qui entraînent les foules comme le mirage entraîne les troupeaux, comme le lambeau de pourpre attire les animaux privés de raison. (Longue sensation.)

» Je le sais, je le redoute plus que personne, car aucun citoyen n'a mis peut-être plus de son âme, de sa vie, de sa sueur, de sa responsabilité et de sa mémoire dans le succès de la République. »

Pourtant : « Je n'hésite pas à me prononcer pour ce qui vous semble le plus dangereux, l'élection du Président par le peuple.

» Oui, quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance, mal éclairée peut-être, redouterait le plus de lui voir choisir, n'importe : Alea jacta est ! Que Dieu et le peuple prononcent ! Il faut laisser quelque chose à la Providence. Elle est la lumière de ceux qui comme nous, ne peuvent pas lire dans les ténèbres de l'avenir. Invoquons-la, prions-la d'éclairer le peuple et soumettons-nous à son décret. »

Et pour finir : « Si ce peuple s'abandonne lui-même, s'il venait à jouer avec le fruit de son propre sang, répandu si généreusement pour la République en février et en juin, s'il disait ce mot fatal, s'il voulait déserter la cause gagnée de la liberté et des progrès de l'esprit humain pour courir après je ne sais quel météore qui brûlerait ses mains... (Sensation). Qu'il le dise ! (Mouvement.) Si ce malheur [p.390] arrive, disons, nous, au contraire, le mot des vaincus de Pharsale : Victrix causa deis placuit, sed vida Catoni ! (Sensation.) Et que cette protestation contre l'erreur ou la faiblesse de ce peuple soit son accusation devant lui-même et soit notre absolution à nous devant la postérité. » (Longs applaudissements, rapporte le Moniteur, de nombreux représentants se pressent sur les marches de la tribune où l'orateur est accueilli par les plus sympathiques acclamations[78].)

Ces longues citations étaient nécessaires pour montrer l'état des esprits au sein de l'Assemblée nationale : conscience du danger de l'élection présidentielle par le peuple, prévision d'une candidature napoléonienne et de ses suites, vertige qui emportait les esprits. Sans doute au sein de la commission et des bureaux la décision fatale avait été déjà adoptée. Mais les débats publics pouvaient éclairer l'Assemblée, le bon sens s'y fit entendre, le danger y fut dénoncé, l'avenir y fut annoncé. L'Assemblée se laissa emporter et nul plus que Lamartine ni ne montra davantage le péril, ni ne fut plus éloquent et plus entraînant pour le faire mépriser. Lamartine, pour la seconde fois, par la puissance de son verbe, rendit la représentation nationale sourde à la voix de la raison. Elle était comme intoxiquée par une sorte de romantisme et de fatalisme politiques.

Ce fut par 602 voix contre 211 que l'amendement Flocon fut repoussé.

D'autres d'ailleurs furent présentés. Mortimer Ternaux et Lacrosse proposèrent une élection au suffrage indirect par des délégués cantonaux à raison de 1 pour 2.000 habitants, au scrutin secret, ou des élections au chef-lieu de département. Paul Sevestre proposa de ne faire nommer par le suffrage universel que des candidats au nombre de dix parmi lesquels l'Assemblée élirait le Président. Larabit et Turck proposèrent l'élection directe par le peuple, mais en exigeant une majorité soit des deux tiers des votants, soit absolue sur le nombre des inscrits.

Ces amendements ne retinrent pas l'attention de l'Assemblée. Par 627 voix contre 130 elle vota le 9 octobre la proposition de la commission, l'élection au suffrage universel. Le sort en était jeté, le 2 Décembre en sortirait.

A côté de ces discussions mémorables celles qui eurent lieu sur d'autres points, même très importants, sont secondaires et ne fournissent pas d'indications méritant d'être rapportées.

[p.391]

Quel jugement formuler sur les débats constitutionnels de 1848 et quels enseignements en recueillir ?

Ces débats furent très prolongés, deux séances furent consacrées les 4 et 5 septembre à la discussion générale, en quinze séances en septembre et en treize en octobre les articles furent discutés et votés, puis un nouveau débat eut lieu du 1e r au 4 novembre. Et si l'on ajoute qu'il y eut d'autres délibérations dans la commission à deux reprises et dans les bureaux, on constate que les Constituants de 1848 se sont comme saturés de discours et de paroles. Tant de temps et tant de discours pour mettre sur pied un régime définitif, pour sortir d'un provisoire qui durait depuis huit mois, cela, quand les circonstances étaient critiques, c'était le fait de bavards et non d'hommes d'action.

De ces innombrables et longs discours des Constituants de 1848 quelles sont les inspirations ? L'enseignement des faits y tient peu de place. S'il est fait assez souvent allusion à la Constitution anglaise ou à celle des États-Unis, c'est de façon très rapide, très élémentaire et souvent erronée. On ne sent pas chez ceux qui les citent la connaissance de la vie politique de ces peuples et du fonctionnement de leurs institutions. De même nos multiples expériences politiques antérieures ne sont pas mieux utilisées. De rares allusions, rapides, sommaires, c'est tout ce que notre histoire a fourni aux Constituants. Les idées doctrinales n'ont pas non plus été utilisées par eux. Jamais, il nous semble, ils n'ont invoqué sérieusement l'autorité de tel ou tel penseur politique, de tel ou tel écrivain de science politique. Les conceptions théoriques du droit public sur l'État, sur ses différents pouvoirs et sur ses fonctions, sur la nature de la souveraineté, sur le droit de suffrage, sur le mandat représentatif sont complètement étrangères aux orateurs de l'Assemblée nationale.

Ils parlent d'intuition, selon leurs préoccupations en face de la situation présente, se proposant un but pratique et cherchant les solutions positives pour l'atteindre, ce sont des pragmatiques et non des théoriciens. Et c'est pour cela que leur œuvre est un produit historique. Leurs maîtres, ce sont les événements.

La preuve que ce sont bien les préoccupations du jour qui les ont inspirés se trouve dans le fait que leurs débats n'ont guère porté que sur les points sur lesquels elles se concentraient. De très nombreuses et très intéressantes questions ont été par eux à peu près passées sous silence, les discours se sont au contraire multipliés sur quelques-unes seulement. Ils jugeaient que le nouveau régime, issu d'une Révolution, [p.392] était menacé par les partisans des régimes déchus, qui voudraient à nouveau restaurer l'un ou l'autre, et qu'il était aussi menacé par les tenants de la Révolution intégrale, qui de l'ordre politique voulaient l'étendre à l'ordre social. Ils étaient donc hantés par l'idée de faire aux aspirations sociales leur part en érigeant la fraternité en principe d'ordre public, mais aussi ils voulaient les arrêter en supposant au socialisme. C'est ainsi que la discussion sur le droit au travail eut une telle importance. Ils étaient également hantés par l'idée qu'ils devaient donner aux pouvoirs de l'État une très grande puissance et c'est ainsi que l'unité du législatif, la prédominance du Président de la République dans le Gouvernement et son élection par le peuple absorbèrent presque toute leur attention.

De ces préoccupations devait sortir le régime bâtard qui, on le sait, se dégage d'une vue d'ensemble de la Constitution. République à base de suffrage universel, à Chambre unique, de modèle révolutionnaire, — puis régime plébiscitaire à chef d'État maître du Gouvernement, incarnant la souveraineté nationale, selon le modèle consulaire, — enfin régime parlementaire d'inspiration monarchique destiné à contenir les pouvoirs forts institués par la Constitution.

Il ne fallait pas être bien perspicace pour comprendre que des principes aussi contradictoires entreraient en lutte et, que, la porte lui ayant été ouverte, Louis-Napoléon Bonaparte, l'élu déjà de quatre départements, devenu Président de la République, exploiterait le principe plébiscitaire le plus fort des trois.

[p.393]

CHAPITRE III

LA VIE POLITIQUE ET LE FONCTIONNEMENT DES POUVOIRS POLITIQUES SOUS LA CONSTITUTION DE 1848

I

FORMATION DES CORPS POLITIQUES

Election du Président de la République. — La Constitution du 4 novembre votée, la fête du 12 novembre destinée à la solenniser terminée, il s'agissait de la mettre en vigueur.

Le pays avait avec l'Assemblée nationale des représentants élus au suffrage universel comme devaient l'être leurs successeurs de la future Législative. L'Assemblée décida qu'elle continuerait à siéger comme Assemblée législative, elle en remplissait d'ailleurs déjà la fonction. Les électeurs ne devaient donc être appelés que le 13 mai à élire des députés et le pouvoir législatif se trouva provisoirement constitué. Mais c'était encore à titre provisoire en effet, ce qui devait lui retirer du crédit vis-à-vis d'un pouvoir exécutif qui allait sortir fraîchement du suffrage universel.

Ce qui s'imposait sans délai, c'était l'élection du Président de la République. Elle ne fut fixée pourtant qu'au 10 décembre, soit que l'on voulût permettre au pays de s'initier à ses nouvelles institutions, soit que ce fût pour permettre aux candidatures de se produire et au pays de les apprécier.

Les candidats. — L'élection nationale exigeait des candidats des conditions tout à fait exceptionnelles, une notoriété, une popularité [p.394] s'étendant à toute la France. Des qualités personnelles éminentes, des services rendus considérables, de grands postes brillamment occupés ne pouvaient suffire. Il fallait attirer les regards et conquérir les foules. C'était le premier inconvénient incontestable de l'élection populaire.

Parmi les hommes politiques de la France on n'en comptait aucun dont le prestige s'imposât. On songea à des parlementaires du règne précédent, à Thiers, à Molé, politiciens de ressource, Thiers que son opposition à Guizot avait mis en relief. Mais faire d'un Ministre de Louis-Philippe le Président de la République était paradoxal. D'ailleurs ni lui ni Molé n'étaient populaires.

On songea également à des candidatures militaires, à Bugeaud, à Changarnier ; ils avaient derrière eux des victoires, ils pouvaient apporter au pouvoir de l'énergie, de la décision. Ils n'avaient pas la sympathie des foules, ils étaient plus craints qu'aimés.

Lamartine au début de la Révolution aurait été le candidat populaire. Il avait fait la République, il l'avait sauvée ensuite en la retenant sur la pente de la démagogie. Mais la solidarité qu'il conservait avec Ledru-Rollin, les faiblesses du Gouvernement provisoire et de la Commission exécutive, les journées du 15 mai, des 23, 24, 25 juin dans lesquelles s'était révélé tant d'impuissance avaient anéanti son prestige. Son éloquence avait entraîné encore l'Assemblée, mais on ne fait pas des discours à un pays tout entier. Il pouvait donc être candidat, et il le fut, visiblement ses chances étaient faibles.

Les républicains avancés choisirent leur candidat dans la Commission exécutive. Ce fut l'inévitable Ledru-Rollin. Ce n'était pas la notoriété qui lui manquait, mais comment l'homme de la Révolution parisienne et montagnarde trouverait-il dans la France entière cette masse de partisans que requérait le succès.

Cavaignac seul parmi les hommes politiques qui venaient de jouer un grand rôle pouvait sérieusement affronter la lutte. L'Assemblée, au lendemain des journées de juin, avait proclamé qu'il avait bien mérité de la patrie, par là il était l'homme des modérés ; fils de conventionnel, frère du chef du parti républicain sous Louis-Philippe son républicanisme était garanti ; ses succès en Algérie contribuaient à sa notoriété. Par malheur, chef du Gouvernement, il avait suivi une ligne ondoyante. A Toulouse les représentants du Gouvernement assistaient au fameux banquet du 22 septembre où l'on criait : « Vive la Montagne ! Vive Robespierre ! Vive Barbès ! » Le 19 octobre il levait l'état de siège proclamé après les terribles [p.395] journées de juin, alors qu'il avait antérieurement déclaré qu'il était pour longtemps encore indispensable. Puis il remplaçait dans son Ministère, Sénard, Vaulabelle et Recurt par Dufaure, Freslon et Vivien, plus sympathiques à la droite. Pour sa campagne électorale les fonctionnaires, malgré la pression de ses Ministres, doutant de son succès, ne marchèrent pas sérieusement, craignant de se compromettre. Lui-même comme candidat tenta bien de se départir de sa réserve et de sa raideur habituelles, mais sans y réussir, il manquait d'entrain, d'allant, de séduction. Enfin les calomnies s'abattirent sur lui. On l'accusa même d'avoir aux journées de juin laissé la Révolution se développer pour l'écraser ensuite plus complètement. Il dut s'en disculper auprès de l'Assemblée, qui à nouveau vota qu'il avait bien mérité de la patrie, mais détruit-on jamais une légende ? Celle-ci se retrouve encore dans bien des histoires de la seconde République.

Cavaignac, malgré ses services, son nom, son hérédité républicaine, sa notoriété, n'était donc pas un candidat qui s'imposât à la France entière, éveillée depuis si peu de temps à la vie politique.

L'adversaire sérieux de Cavaignac était Louis-Napoléon Bonaparte. Il était pourtant personnellement un inconnu, il avait longtemps vécu en exil, il parlait mal et même avec un accent étranger, ses échauffourées lui avaient plutôt nui auprès de l'opinion. Mais son obscurité même, son effacement le soustrayaient aux attaques contre sa personne. S'il agissait peu, des hommes, qui n'étant rien avaient tout à attendre de sa fortune, faisaient pour lui une ardente campagne, multipliant les journaux, les tracts, les images, les médailles, qui faisaient connaître le « neveu de l'Empereur ».

Il ne se refusait à aucune promesse : suppression de l'impôt des 45 centimes additionnels, faveurs aux agriculteurs, rentes pour les vieux soldats, liberté d'enseignement, protection du Saint-Siège, garantie de l'ordre, de la sécurité, faveurs au profit des travailleurs dont ses ouvrages montraient qu'il connaissait les justes revendications, son programme habilement rédigé donnait des satisfactions à tout le monde.

Mais sa chance suprême, c'était son nom et les souvenirs qu'il évoquait. Le Consulat, l'Empire, on en avait oublié le prix, on ne se souvenait plus que de l'anarchie remplacée par l'ordre, que de la paix intérieure et de la paix religieuse assurées, que des principes révolutionnaires conservés dans un ordre politique nouveau, que de l'administration, que de la législation unifiées et perfectionnées, que de [p.396] l'écrasement des coalitions contre la France et de la gloire conquise en cent victoires. La survivance de la légende napoléonienne, la manifestation du retour des cendres de Napoléon l'avait démontrée d'inoubliable façon. Or depuis des mois la République était menacée par l'anarchie, le neveu de l'homme de Brumaire n'était-il pas le plus qualifié pour en triompher ? Le prince Napoléon quelle que fût la médiocrité de sa personne avait donc pour lui l'éclat du nom le plus illustre qui fût au monde, le prestige de souvenirs incomparables, la force d'un grand espoir. Il eut des entrevues avec les chefs de partis comme Thiers, Montalembert, Molé, Berryer, prenant leurs avis, leur donnant des espérances et il lança une proclamation qui ne manquait pas d'habileté.

« Pour me rappeler de l'exil, vous m'avez nommé représentant du peuple ; à la veille d'élire le premier magistrat de la République, mon nom se présente à vous comme symbole d'ordre et de sécurité. Ces témoignages d'une confiance si honorable s'adressent, je le sais, bien plus à mon nom qu'à moi-même, mais plus la mémoire de l'Empereur me protège, plus je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes principes.

» Je ne suis pas un ambitieux qui rêve tantôt l'Empire et la guerre, tantôt l'application des théories subversives. Élevé dans les pays libres, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m'imposent vos suffrages et les volontés de l'Assemblée.

» Si j'étais nommé Président, je ne reculerais devant aucun sacrifice pour défendre la société si audacieusement menacée. Je me dévouerais tout entier, sans arrière-pensée, à l'affermissement d'une République sage par ses lois, honnête par ses intentions, grande et forte par ses actes. Je mettrais mon honneur à laisser au bout de quatre ans à mon successeur le pouvoir affermi, la liberté intacte et un progrès réel accompli. »

Ainsi, c'était la France elle-même qui l'avait appelé. Ses succès électoraux étaient comme un premier plébiscite. Surtout, c'était son nom, le souvenir du Consulat restaurateur de l'ordre qu'il mettait en avant, s'effaçant personnellement devant l'Empereur, son protecteur. Suivant son exemple il serait le défenseur de l'ordre sans être un danger pour la République et un adversaire pour le progrès.

Défendre la religion, la famille, la propriété, garantir la liberté d'enseignement, diminuer les impôts, favoriser l'agriculture, protéger le travail, assurer la vieillesse, décentraliser, limiter les monopoles de l'État, alléger les charges de la conscription, assurer la paix, [p.397] tel était par ailleurs son programme. Il laissait entrevoir qu'ayant subi les rigueurs de l'exil, il pourrait les épargner à ceux qui les supportaient encore. Il conviait à cette œuvre « sans distinction les hommes que recommandent à l'opinion publique leur intelligence et leur probité ».

A côté de ces candidatures se présentait encore celle de Raspail soutenu par les socialistes. « Nous ne sommes ni des impérialistes, ni des royalistes, ni des agents de la guerre civile, ni des salariés de la ligue des Rois, ne votons pas pour Napoléon. — Nous ne sommes pas des républicains pour la forme, ne votons pas pour Cavaignac. — Nous ne sommes pas des révolutionnaires stériles, ou des socialistes hésitants, ne votons pas pour Ledru-Rollin. — Hommes de principes, révolutionnaires sérieux, socialistes inébranlables, votons pour Raspail. — Nous n'espérons pas la victoire, nous voulons protester contre l'institution monarchique de la Présidence. » Telle était la proclamation des républicains démocrates-socialistes lancée par le Peuple.

L'élection eut lieu le 10 décembre. Le Journal des Débats écrivait ce jour même : « La France joue, elle veut jouer les yeux bandés. Elle tire le gâteau des rois. Que Dieu protège et guide sa main, car lui seul peut savoir ce qu'elle va ramener du fond de ces ténèbres. » Il s'étendait sur les anxiétés, les angoisses de la Nation. « Nous allons la voir passer par toutes les émotions des joueurs. » Pourrat-elle, ajoutait-il, supporter tous les quatre ans ces lièvres ? Il annonçait que sa « rédaction » ne voterait pas, « nous n'aurions pu donner ce vote sans commettre dans notre conscience un mensonge ».

Le lendemain il constatait que « la capitale a été plus calme que peut-être on ne pouvait l'espérer... si l'on tient compte de la gravité des circonstances et de la fièvre politique qui agite toute la France ».

Dès le 12, l'élection du prince Napoléon était assurée. Les Débats en dépeignaient l'impression sur l'Assemblée, « hier si passionnée », aujourd'hui « l'ombre d'elle-même », « froide et inanimée ». Le 13, le Journal donnait cette appréciation : « Puisque la majorité a trouvé un point de ralliement, on ne peut que se féliciter pour la paix du pays de la voir se prononcer d'une façon aussi claire. C'est une solution, non pas de l'avenir sans doute, mais du présent. C'est le dénouement d'une question. »

Les résultats proclamés le 20 décembre, rectifiés le 22, furent : Votants, 7.449.471 ; suffrages exprimés : 7.426.252. Louis-Napoléon [p.398] Bonaparte, 5.534.520 ; Godefroy Cavaignac, 1.442.302 ; Ledru-Rollin, 371.431 ; Raspail, 36.920 ; Lamartine, 17.910 ; Changarnier, 4.790 et plus de 10.000 voix perdues.

Marrast proclamant ce résultat lut le serment suivant : « En présence de Dieu et devant le peuple français représenté par l'Assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la République, démocratique, une et indivisible, et de remplir tous les devoirs que m'impose la Constitution. »

Louis-Napoléon Bonaparte, qui siégeait comme député ayant été réélu après ses premières démissions, répondit d'une voix ferme : « Je le jure » et prononça un discours.

Il considérait comme « ennemis de la patrie » ceux qui « par des voies illégales » tenteraient de changer « ce que la France a établi ». Il voulait « rasseoir la société sur ses bases », « affermir les institutions démocratiques », « soulager les maux du peuple ». Il appellerait auprès de lui « des hommes honnêtes, capables, dévoués au pays... malgré les diversités d'origine politique » pour assurer « l'application de la Constitution ». Et il terminait ainsi : « Nous avons, citoyens représentants, une grande mission à remplir ; c'est de fonder une République dans l'intérêt de tous et un Gouvernement juste, ferme qui soit animé d'un sincère amour du pays, sans être réactionnaire, ni utopiste. — Soyons les hommes du pays et non les hommes d'un parti, et, Dieu aidant, nous ferons au moins le bien si nous ne pouvons faire de grandes choses[79]. »

L'impression sur les modérés était incertaine. On comprenait plus qu'on n'approuvait. Les Débats du 16 décembre, par exemple, disaient :

« Nous ne connaissons pas dans l'histoire de plus grand hommage rendu à la gloire que ce qui vient de se passer... Il y a dans la légende une vitalité singulière, c'est elle qui a fait l'élection du Président. La personne était peu connue, le nom seul parlait. Le nom a suffi.

» Outre son nom, M. Louis Bonaparte a eu pour lui l'immense mécontentement qui s'est accumulé depuis dix mois au fond de toutes les âmes.

» Ceux qui ont fait le 24 février, voyez comme le pays les repousse. Voyez M. Ledru-Rollin et surtout M. de Lamartine. Quelle chute ! Quelle expiation ! » Il n'a pas eu les voix des modérés « parce qu'il a fait le 24 février ».

[p.399]

« Le général Cavaignac a succombé sous l'impopularité du mal qu'il voulait réparer. »

Et les Débats étaient loin de marcher vers le soleil levant. Ils faisaient entendre à l'élu de la Nation cette sévère admonestation :

« Si la présidence de M. Louis Bonaparte devait être une tentative de restauration impériale, comme le Gouvernement provisoire a été une tentative de restauration jacobine... si nous devions retourner à 1804, comme on voulait nous reconduire à 93, si nous devions tâter de l'archéologie impériale, comme nous devions tâter de l'archéologie révolutionnaire, oh ! alors, nous nous saurions bon gré de notre répugnance pour la candidature de M. Louis Bonaparte. »

Le suffrage universel inexpérimenté, en un temps très difficile avait donné ce qu'il devait donner. Il avait pris un nom sans s'apercevoir qu'il prenait un maître, et devant nommer un Président pour la République, il avait désigné un candidat pour l'Empire. Le peuple selon le mot de Lamartine s'était laissé « aveugler par un éblouissement de sa propre gloire ». Et la France, lassée des faiblesses des Gouvernements provisoires et d'une Assemblée sans discipline, avait cherché le salut là où était le danger.

II

GOUVERNEMENT DU PRÉSIDENT EN FACE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Le premier Ministère du Président. — Louis-Napoléon entra en possession de ses pouvoirs le 20 décembre. Le jour même il prenait comme collaborateurs : Odilon Barrot à la présidence du Conseil et à la Justice, Drouyn de Lhuys à l'Intérieur, de Malleville à l'Intérieur, le général de Rulhières à la Guerre, de Tracy à la Marine, Hippolyte Passy aux Finances, Léon Faucher aux Travaux publics, Bixio au Commerce, et de Falloux à l'Instruction publique. La caractéristique de ce Ministère était qu'il n'était pas composé d'hommes nouveaux, de partisans du Président, mais de parlementaires du régime précédent. C'était une nécessité. Les amis du prince étaient des inconnus sans l'expérience des affaires. Pour gouverner en régime parlementaire il fallait des hommes de crédit et d'expérience, ayant la pratique de la vie parlementaire.

Les Ministres avaient été pris dans l'ancienne gauche dynastique, [p.400] dont Odilon Barrot était le chef, ou dans la gauche, seuls Bixio était républicain et de Falloux légitimiste.

Les Ministres étaient à peine nommés qu'une crise survint. Le prince demanda à de Malleville communication des dossiers concernant les affaires de Strasbourg et de Boulogne. Ils lui furent refusés.

Le Président écrivit alors à ses Ministres une lettre dans laquelle il prétendait recevoir le premier les dépêches, être mis au courant des affaires, et avoir communication des pièces qu'il réclamait, son style était impérieux. Tous les Ministres démissionnèrent. Louis-Napoléon écrivit une lettre d'excuse, ils retirèrent leur démission, sauf de Malleville et Bixio qui furent remplacés. Le Président avait voulu devancer l'heure du Gouvernement personnel ; il avait créé la première crise ministérielle. Le régime partait à faux.

Conflit avec l'Assemblée. — Le conflit du Président et de l'Assemblée nationale était fatal. Elle aussi sortait du suffrage universel. Elle avait incarné la première la souveraineté nationale, le Président était sa création. Son élection l'avait surprise. Elle avait entendu les sombres prédictions dont la prévision de cette élection avait été l'occasion. Elle éprouvait de l'hésitation, presqu'à peine nommée, à céder la place à une nouvelle Assemblée. Elle nourrissait vis-à-vis du prince-président des sentiments de jalousie et d'hostilité. Des conflits se produisirent de suite et sans arrêt : nomination du général Changarnier au commandement de la garde nationale, abaissement de l'impôt du sel, amnistie, loi sur l'instruction, furent autant d'occasions de bataille. Entre les deux pouvoirs, c'était l'incompatibilité d'humeur.

Mais entre l'Assemblée ébranlée par les journées révolutionnaires, discréditée par ses faiblesses, condamnée à une prompte disparition et le Président tout plein de son éclatant succès, la lutte était inégale. Le Président, on le sait, ne pouvait la dissoudre. Un représentant de droite proposa une déclaration fixant au 4 mars l'élection de l'Assemblée législative et au 19 mars sa réunion. Le rapport de Grévy fut hostile à cette mesure. De Montalembert exhorta l'Assemblée à mourir. « Sachez, disait-il, conquérir la gloire la plus précieuse qu'il soit peut-être donné de posséder ici-bas, celle de savoir abdiquer à propos. » Le Gouvernement insista en ce sens. La mesure fut rejetée, mais seulement par 400 voix contre 396. Ce fut pour l'Assemblée un coup redoutable.

L'opposition révolutionnaire. Les 26, 27, 28 janvier 1849. — Toutes les forces républicaines révolutionnaires répondirent [p.401] à l'élection du 10 décembre en s'unissant sous le nom de Solidarité républicaine avec un comité central, des comités de département, d'arrondissement, de commune. Delescluze, son secrétaire général, présentait ainsi son programme : Déclaration et Constitution de 1793 retouchées, dictature révolutionnaire, comité de salut public, conseil comprenant un délégué par département.

Le Gouvernement réagit. Il présenta notamment le 26 janvier un décret portant fermeture et interdiction des clubs. Ce fut une occasion de conflit avec l'Assemblée, le rapport de Sénart, déposé le 27, combattit le projet gouvernemental, qui fut rejeté presque sans débat, par 418 voix contre 342[80]. Les clubs, le quartier latin, certains éléments de la garde mobile s'agitèrent. Le Gouvernement adopta la manière forte. Le Président se solidarisa avec ses Ministres. Changarnier prit des mesures militaires intimidantes, énormes. Une proclamation au peuple de Paris fut lancée. Au siège de la Solidarité vingt-sept arrestations eurent lieu. Un colonel qui avait offert à l'Assemblée de la défendre fut arrêté. Les méthodes gouvernementales n'étaient véritablement plus les mêmes. L'Assemblée ayant demandé des explications à Changarnier, il ne daigna même pas répondre. Odilon Barrot apaisa le conflit en confiant à l'Assemblée la nomination du chef militaire qui devait la défendre.

La question de la fin de l'Assemblée nationale fut reprise. Sans fixer sa date on détermina les affaires qu'il lui restait à traiter. C'était une condamnation à mort à terme non fixé, mais prochain. Le Président avait étouffé le germe d'une Révolution, et s'affranchissait de la tutelle de l'Assemblée qui lui avait donné la vie. En deux mois il avait fait des progrès considérables. La France pouvait se sentir gouvernée.

Les difficultés intérieures de la question romaine. — Une inextricable difficulté extérieure, qui devait créer à la France les plus graves soucis se présenta alors, qui mit aux prises pouvoirs et partis; ce fut la question romaine, dont un aperçu est indispensable pour suivre la vie de nos corps politiques français.

La Révolution avait chassé Pie IX de Rome où la République avait été proclamée. Il s'était réfugié à Gaète. Toutes les puissances lui manifestaient leurs sympathies, beaucoup étaient disposées à intervenir pour son rétablissement, soit par attachement au catholicisme, soit par intérêt personnel, soit par hostilité contre la Révolution. [p.402] La position de la France était des plus difficiles. Louis-Napoléon avait jadis, en 1831, participé à un soulèvement anti-pontifical. Pourtant le 1e r janvier 1849, à la réception des diplomates, il avait exprimé au Nonce ses vœux pour le rétablissement du Pape à Rome. Ses Ministres étaient très partagés, soit du fait de leurs opinions personnelles, soit du fait des obligations de leurs charges. L'extrême gauche avait adressé ses félicitations au parti révolutionnaire romain. Nous étions poussés à l'intervention soit à cause des mesures très violentes que les révolutionnaires romains prenaient, soit pour éviter les avantages que d'autres États pourraient recueillir de leur intervention, soit particulièrement pour enlever à l'Autriche l'occasion d'intervenir en Italie d'où nous voulions l'écarter. Mais l'intervention se heurtait à bien des résistances. Les Romains ne faisaient que ce que la France avait fait au 24 février. Nous nous étions par le paragraphe 5 du préambule de la Constitution, pour rassurer l'Europe, interdit d'intervenir dans les affaires des peuples étrangers.

Le Gouvernement se montra donc favorable à une intervention piémontaise et napolitaine. Mais la guerre ayant repris entre le Piémont et l'Autriche et le Piémont ayant succombé à Novare, la combinaison s'écroula et la suprématie de l'Autriche en Italie devint plus menaçante. La guerre fut sur le point d'être déclarée par nous à l'Autriche. Le défaut de préparatifs militaires, les voix de la sagesse nous arrêtèrent.

Le Gouvernement fit pourtant voter le 31 mars par l'Assemblée l'approbation éventuelle d'une « occupation partielle et temporaire de l'Italie par nos troupes si nos négociations l'exigeaient », sans préciser de quelle occupation il s'agissait. Un crédit de 1.200.000 francs pour l'entretien d'un corps expéditionnaire de la Méditerranée fut voté. Le Gouvernement en fit connaître le but à la commission : on voulait prévenir l'intervention autrichienne et garantir au peuple romain ses libertés contre l'esprit de réaction. Seulement il ajoutait qu'il n'avait pas reconnu le nouveau Gouvernement romain et ne répondait pas quand on lui demandait ce que feraient nos troupes si elles se heurtaient à la résistance armée des révolutionnaires romains. L'opposition qu'il rencontrait dans l'Assemblée et qui fut vive[81] amenait le Gouvernement à une politique louvoyante, qui manquait d'énergie comme de franchise.

Le Pape éprouvait devant notre intervention un double sentiment, [p.403] il en espérait le rétablissement de son Gouvernement, il en redoutait les conditions.

Le récit de l'expédition romaine n'est pas à faire ici en détail. La flotte et le corps expéditionnaire arrivèrent à Civita-Vecchia le 25 avril. L'accueil d'abord hésitant devint amical sur nos assurances de sympathie pour la Nation romaine et de respect pour sa liberté. Mais à Rome le parti de la résistance contre la France l'emporta. Mazzini, l'un des triumvirs exerçant la dictature, fit au lieutenant-colonel Leblanc, envoyé en négociateur, des déclarations intransigeantes, et l'Assemblée romaine le 26 avril confia aux triumvirs « le soin de sauver la République et de repousser la force par la force ». On cria dans les rues : « Mort aux Français ! » A Civita-Vecchia il fallut proclamer l'état de siège. Le général Oudinot n'en fit pas moins avancer nos troupes à faible distance des remparts de Rome, elles furent accueillies par le canon et la fusillade ; une tentative pour forcer la défense échoua, on dut se replier et se préparer à un siège.

A l'Assemblée l'opposition se déchaîna, amour-propre national, passions révolutionnaire et antireligieuse se coalisèrent. On accusa le Gouvernement d'imprévoyance et de duplicité. Le 7 mai, Jules Favre[82], qui avait été le rapporteur pour la demande de crédit, s'écriait : « Je le dis avec douleur, je le dis avec la rougeur au front, le sang français a coulé, il a coulé pour le Pape, il a coulé pour l'absolutisme, que la responsabilité en retombe sur les imprudents qui nous ont joués, car nous l'avons été. J’ai été trompé, et l'Assemblée l'a été avec moi, par la parole d'honneur, donnée au sein de la commission, réitérée en pleine Assemblée, que l'expédition n'avait pas pour but d'attaquer la République romaine. » Les républicains s'en prirent alors à la politique personnelle du Président à propos d'une lettre écrite par lui-même au général Oudinot. Une commission d'enquête sur la proposition d'Odilon Barrot fut nommée pour étudier l'affaire. Elle proposa d'inviter le Gouvernement « à prendre sans délai les mesures nécessaires pour que l'expédition d'Italie ne fût pas plus longtemps détournée du but qui lui avait été assigné ». Notre situation était très délicate, comment renoncer à notre intervention, qui était engagée et qui évitait aux Romains celle de l'Autriche favorable à l'absolutisme, et comment la poursuivre contre l'opposition armée des Romains ?

Le Gouvernement blâmé par l'Assemblée, contrairement aux [p.404] règles du parlementarisme, — c'est ce qui intéresse l'histoire de nos institutions politiques, — ne se retira pas. L'Assemblée était à la veille de se dissoudre, il ne pouvait céder devant une Chambre moribonde. Le Gouvernement, fort de ce qu'il avait pour lui l'avenir, s'affranchit donc du contrôle de l'Assemblée et créa un précédent contraire au parlementarisme.

Une mission de de Lesseps à Rome tenta l'impossible : s'entendre avec le Gouvernement républicain romain sans déplaire au Pape et sans reconnaître la République romaine. Le 29 mai, d'accord avec Oudinot et nos diplomates auprès du Saint-Siège et de la Cour de Naples, il présenta aux Romains un arrangement : ils auraient la liberté de se prononcer sur la forme du Gouvernement, la France leur accorderait sa protection, elle ne reconnaissait pas l'actuelle République romaine, les troupes françaises seraient reçues en alliées. Le Gouvernement romain répondit le 29 mai en nous rappelant notre fameux paragraphe V de non-intervention, et en fermant Rome à nos soldats.

Le 28 mai, la veille, l'Assemblée législative, nouvelle élue, avait tenu sa première séance. Le Gouvernement délivré de l'opposition de l'Assemblée nationale avait retiré ses pouvoirs à de Lesseps et Oudinot avait annoncé la reprise des hostilités.

La question romaine avait, du point de vue du jeu de nos institutions, montré comment le Gouvernement fort du Président élu de la Nation pouvait entrer en conflit avec les représentants de l'Assemblée, se maintenir et poursuivre sa politique contre leur volonté. Elle montrait aussi que la force n'est pas un gage de perspicacité. Le Gouvernement s'était lancé en aveugle dans une aventure et nous avait engagés par une politique, en grande partie de prestige, dans de très graves difficultés internationales.

III

ÉLECTION DE L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

Le fonctionnement normal du nouveau régime supposait l'élection d'une Assemblée venant relever l'Assemblée nationale, nommée pour rédiger la Constitution. Mais la Constitution n'avait pas établi le régime électoral qui devait être suivi, l'une des deux lois organiques qu'elle eut à rédiger avant de se séparer fut donc la loi électorale.

[p.405]

Loi électorale du 15 mars 1849. — Elle fût préparée par une commission spéciale de quinze membres, et Billault, son rapporteur, déposa son rapport le 29 janvier 1849[83]. La discussion générale n'occupa que la séance du 8 février, la seconde délibération eut lieu du 15 au 28 février, la troisième du 6 au 15 mars. Elle comptait 129 articles. Ce fut le testament politique de l'Assemblée nationale.

Elle consacrait naturellement le suffrage universel : était électeur tout Français jouissant de ses droits civils et politiques. — Elle prévoyait les causes entraînant la perte du droit de vote, peines criminelles, délictuelles, faillite. — Elle gardait le système des listes électorales communales, annuelles, permanentes, portant les noms des citoyens domiciliés ou en résidence dans la commune depuis six mois au moment de l'établissement des listes. — Elle organisait des recours au maire assisté de deux conseillers municipaux, en appel au juge de paix, en cassation à la Cour de cassation, ouverts aux intéressés et à tous les électeurs. — Elle conservait le collège électoral cantonnal, pouvant être sectionné en quatre, la présidence du juge de paix, le vote sur appel nominal des électeurs, le vote durant deux jours. — Elle gardait également le vote des militaires à la caserne par collèges électoraux de département.

Pour être élu au premier tour il fallait obtenir la majorité, fût-elle relative, mais au moins un nombre de voix égal au huitième des électeurs inscrits.

Au second tour de scrutin, qui avait lieu le deuxième dimanche suivant le jour de la proclamation du premier tour, la majorité relative suffisait.

L'Assemblée était juge de la validité des élections. Les causes d'inéligibilité pour indignité, condamnation étaient énumérées par la loi. Ce qui était nouveau, c'était d'abord que les individus chargés de fournitures pour l'État, les directeurs et administrateurs des chemins de fer, étaient inéligibles et que les députés qui se trouveraient dans la même situation perdaient leur siège, c'était ensuite que toute une série de fonctions publiques conférant dans leur ressort à leurs titulaires une autorité particulière étaient des causes d'inéligibilité, même pendant six mois après l'expiration de ces fonctions. Les autres fonctionnaires étaient éligibles, mais devaient se démettre, élus, de leur fonction, à l'exception des Ministres et de quelques hauts fonctionnaires.

[p.406]

Les élections avaient lieu par département, le nombre des sièges étant fixé selon la population, et au scrutin de liste. Les candidatures multiples étaient autorisées.

Une indemnité parlementaire était fixée à 9.000 francs.

Le nombre des députés était de 750 ; 24 pour la Seine, 20 pour le Nord, 3 pour les départements les moins populeux et l'Algérie, 1 pour la Guyane et le Sénégal.

De fortes pénalités étaient prononcées contre les manœuvres troublant l'ordre, la paix ou la sincérité des opérations électorales. Le régime précédemment adopté pour l'élection de l'Assemblée nationale avait été peu modifié. Il était démocratique, libéral, il soustrayait, par le scrutin de liste départemental les élus à l'abus des influences locales, des intérêts particuliers.

Préparation des élections. — Les élections étant fixées au 13 mai les partis eurent deux mois pour s'y préparer. Ce qui les caractérisa, ce fut la double concentration qui se fit à droite et à gauche.

A droite se constitua le « parti de l'ordre ». S'y fondirent tous les partis défenseurs de l'ordre social, de la famille, de la propriété, de l'autorité ; légitimistes, orléanistes, tiers État, gauche dynastique, républicains modérés s'y affilièrent. C'était le résultat de la série des insurrections qui depuis le 23 février 1848 avaient mis la société en péril et épouvanté les hommes d'ordre de tous les partis. Les procès contre leurs auteurs, contre les assassins du commandant Masson, du lieutenant Roch, du général Bréa, contre les auteurs des insurrections de Rouen et de Limoges, révélèrent l'action des clubs, les menées révolutionnaires, des compromissions de fonctionnaires, de chefs militaires même, les sauvageries commises, et permirent de mesurer le danger couru. Le procès notamment des auteurs de la journée du 15 mai, de Barbès, Albert, Blanqui, Raspail, Sobrier, Flotte et de Courtais qui s'ouvrit le 7 mars ranima les plus odieux souvenirs. L'attitude des accusés et des témoins fut souvent pitoyable, on en venait presque à des rixes. Puis se produisirent les révélations sur la gestion financière extravagante du Gouvernement provisoire, sur les abus commis aux ateliers nationaux, et ceux des commissaires dans les départements. L'opinion publique se souleva et une formidable réaction se produisit de tous les éléments de la société attachés à l'ordre public.

Le « parti de l'ordre » se groupa autour de la réunion de la rue de Poitiers. Un comité, pour unifier et discipliner l'action et les [p.407] candidatures, fut formé d'hommes peu habitués à travailler ensemble : Thiers et Molé, Duvergier de Hauranne, de Malleville, de Broglie, de Montalembert, et Berryer, de Riancey, de Kerdrel, et des nouveaux venus, de Morny, de Persigny, Rouher s'y rencontraient encore. Il suscitait la formation de comités de département, les munissait de moyens de propagande, tracts, journaux, affiches, arrêtait les programmes, tranchait les conflits de candidatures. Son manifeste disait : « En présence des graves événements auxquels la France a été exposée dans ces derniers temps, des hommes de toute opinion se sont réunis pour défendre en commun la société menacée. Quoique rangés autrefois dans des partis différents ils ont oublié leurs anciennes divisions pour s'unir contre l'anarchie ; et s'ils n'ont pas toujours réussi à faire le bien, ils ont du moins contribué souvent à empêcher le mal... Le danger qui nous menace n'est pas moins grand. En présence de ce danger il importe de nous unir sans distinction de parti pour la défense de l'ordre social. »

Pour les candidatures on écartait seulement les anciens derniers Ministres de Louis-Philippe, trop impopulaires et jugés responsables des catastrophes récentes. Guizot qui d'Angleterre s'était déclaré prêt à rentrer dans la vie politique fut ainsi évincé. On rejeta de même les impérialistes qui professaient des idées sociales trop avancées.

En face de ce « parti de l'ordre » se constitua un parti socialiste au programme modifié et lui-même agrandi. Pour s'étendre à toute la France, en grande majorité paysanne, artisane, petite bourgeoise, il fallait abandonner un programme strictement socialiste, de lutte entre le capital et le travail, reposant sur l'organisation socialiste du travail. Ce programme était d'ailleurs décrié par les avortements antérieurs du parti. On adopta un programme de classe qui par des réformes financières, restitution des 45 centimes supplémentaires perçus, dégrèvement des petits contribuables, suppression de l'impôt du sel et des impôts sur les boissons, mesures contre la grande propriété, restitution du milliard des émigrés, devait favoriser les classes populaires. Ledru-Rollin qui n'avait jamais adhéré au socialisme devint le chef de la nouvelle armée qui compta dans son état-major tous les députés montagnards. Les ouvriers, les employés, les petits commerçants, les artisans, les petits fonctionnaires, les sous-officiers, les instituteurs fournirent des troupes, c'étaient des gens aux salaires souvent dérisoires, aux gains plus que modestes, [p.408] qui, sans programme nettement défini, cherchaient l'amélioration de leur sort dans des réformes légales et financières de l'État.

Les adhérents des clubs, les membres du parti socialiste, les colporteurs, les crieurs et vendeurs de journaux furent les agents du parti, excitant les passions, souvent par les nouvelles les plus fantaisistes, comme la mise en accusation des membres du Gouvernement, ou l'exécution de Changarnier.

Les élections eurent lieu dans des conditions particulièrement douloureuses. L'expédition romaine, mal préparée, mal conduite, au but incertain, troublait les esprits. Le choléra faisait nombre de victimes, en mai deux cents par jour à Paris, et affolait les populations. Les dernières séances de l'Assemblée nationale se terminaient dans un état de surexcitation extrême, dans des altercations entre députés et entre partis. Le ministre de l'Intérieur à la suite d'une demande de mise en accusation des Ministres envoyait aux préfets une circulaire si violente contre les adversaires du Gouvernement qu'il était obligé, le 14 mai, de démissionner.

La consultation nationale se produisait donc dans un état d'agitation et de fièvre extraordinaire.

Résultats des élections. — Les sièges entre les différents partis se répartirent ainsi : le « parti de l'ordre » comptait environ 500 élus, le « parti socialiste » et radical 180, le parti républicain libéral, genre National, 70.

Le 21 mai le Journal des Débats établissait cette classification : 38 départements n'ayant que des députés modérés avec 347 élus, 15 départements avec des élus tous de l'opposition radicale et socialiste avec 116, 30 départements aux résultats panachés, avec 164 modérés et 101 socialisants, 9 départements ayant des élus inclassables.

La majorité était très composite. Elle comptait 200 légitimistes ce qui constituait une résurrection, l'oubli des anciennes colères s'était produit. La majorité était composée de partisans de Louis-Philippe. Il y avait un certain nombre de partisans du Président qui allaient former le parti de l'Élysée.

Les républicains libéraux étaient écrasés. Lamartine qui en avril 1848 avait eu 260.000 voix à Paris et la majorité dans dix départements n'était élu nulle part, exemple prodigieux de la fragilité de la popularité électorale. Marrast, Marie, Garnier-Pagès, Dupont de l'Eure ses collègues de février partageaient sa défaite. Carnot, Bastide, Goudchaux, Jules Favre, Sénard, Trélat, Buchez associés à leur Gouvernement [p.409] disparaissaient avec eux. La société qu'ils n'avaient pas su défendre leur faisait payer la rançon de leur faiblesse et de ses frayeurs.

Le parti socialiste et radical était infiniment moins atteint. Ledru-Rollin était le second élu de Paris avec 129.000 voix, il était quatre fois élu. Félix Pyat l'était trois fois. Des régions du centre, Haute-Vienne, Dordogne, Creuse, Corrèze, Allier, Cher, Nièvre, l'Alsace, la majorité des départements des vallées de la Saône et du Rhône lui donnaient la majorité.

Quoique le parti de l'ordre fût vainqueur, et largement, les Débats du 19 mai écrivaient : « Nous ne dissimulons pas que le résultat ne correspond pas à nos espérances ; nous attendions mieux que cela pour le parti modéré. » Le lendemain il disait qu'après l'élection du 16 décembre on avait cru à une réaction générale contre le socialisme et la Révolution. « On s'est trompé, il serait inutile de le dissimuler. » Il se refusait d'ailleurs au découragement. « Le parti modéré, disait-il le 19, n'a pas eu tout le succès auquel il avait droit de prétendre ; il a perdu du terrain, mais il n'a pas été vaincu. Tout au contraire il est assuré d'avoir la majorité dans l'Assemblée nouvelle. »

Le National dissimulait sa déconvenue. « Chaque parti, disait-il le 19 mai, se console de ses pertes en comptant les morts de l'ennemi. » Il prêchait l'union des républicains le 22 mai : « A l'heure qu'il est il n'y a plus en France que deux partis : les républicains et les royalistes... Pour échapper aux dangers qui nous pressent les efforts de tous sont nécessaires... Nous plaignons ceux qui songeraient encore à souffler dans nos rangs la discorde et la haine. » C'était la politique du « pas d'ennemis à gauche ».

Quant au Gouvernement, il avait pratiqué une sorte de neutralité officieusement sympathique au parti de l'ordre. Le Président n'avait pas encore de partisans susceptibles de se présenter et de former un vrai parti. Le prestige du Président n'était pas tel qu'il pût le communiquer à des candidats, qui ne se recommanderaient que de lui. Il n'y avait donc pas eu de candidatures bonapartistes organisées. Les préfets n'avaient travaillé qu'à l'union entre modérés. Le Gouvernement se montra peu satisfait du résultat des élections, la majorité comptait trop de monarchistes. Il ne voulait pas être le fourrier de la Restauration, pas plus que le fourrier de la Révolution. Il lui était très difficile de trouver dans l'Assemblée une majorité sur laquelle il pût s'appuyer.

[p.410]

IV

RÉACTION RÉVOLUTIONNAIRE CONTRE LES ÉLECTIONS LA JOURNÉE DU 13 JUIN 1849

Le parti révolutionnaire socialiste comprenait que la majorité conservatrice de l'Assemblée et l'orientation du Gouvernement le condamnaient pour trois ans au moins à l'impuissance. Son succès relatif à Paris lui fit espérer qu'il pourrait soulever la capitale contre le verdict électoral rendu par la France et que le pouvoir, que l'élection ne lui avait pas donné, il pourrait s'en saisir par la violence.

Un comité dit des vingt-cinq se substitua au comité électoral démocratique socialiste. Toute une campagne de presse dans la Vraie République, le Peuple, la Démocratie pacifique, la Réforme fut menée contre la majorité des « blancs » à laquelle on déniait le droit de se dire la représentation du pays. Les dispositions révolutionnaires de quelques légions de la garde nationale, de son artillerie notamment, la propagande menée dans l'armée firent croire au succès d'un soulèvement insurrectionnel.

On pensait ameuter l'opinion contre le Gouvernement avec la reprise des hostilités contre Rome, le Gouvernement n'avait-il pas deux fois violé la Constitution en faisant la guerre sans l'autorisation de la représentation nationale et en intervenant sans cause légitime dans les affaires d'un peuple étranger ? La cause du Pape était impopulaire, celle de la République de Rome était sympathique aux foules.

Croire au succès était preuve d'une singulière illusion. La France et Paris étaient excédés des troubles révolutionnaires. Les élections d'avril et du 10 décembre 1848, celles du 13 mai 1849 prouvaient leurs sentiments d'hostilité contre les partis révolutionnaires.

Le 11 juin, Ledru-Rollin lança le défi en demandant la mise en accusation du Gouvernement pour violation de la Constitution et, Odilon Barrot lui reprochant de songer à la sédition, il s'écria : « Notre réponse est bien simple, la Constitution a été violée, nous la défendrons par tous les moyens possibles, même par les armes ! » Paroles qui déchaînèrent une tempête.

Le 12, la Montagne hésitait, elle demandait communication des documents diplomatiques. Le soir une réunion groupa la commission des vingt-cinq, le comité de la presse, des députés de la Montagne, [p.411] d'anciens délégués du Luxembourg. Une proclamation au peuple fut lancée dénonçant la violation de la Constitution et rappelant son article 110 : « Le dépôt de la Constitution est confié à la garde et au patriotisme de tous les Français. »

Ainsi fut fomentée l'insurrection du 13 juin 1849. « C'est la cinquième journée depuis l'établissement de la République, la cinquième depuis quinze mois, écrivaient les Débats du 15 juin. A ces dates fameuses du 17 mars, du 16 avril, du 16 mai, du 23 juin, il faut ajouter celle du 13 juin. »

Elle échoua pitoyablement. Seuls les éléments les plus exaltés répondirent à l'appel. Paris était d'ailleurs dans l'angoisse du choléra qui faisait 700 victimes par jour à Paris. La manifestation de quelques milliers d'hommes parcourut les boulevards sans entraîner la foule. Changarnier la coupa en deux tronçons qu'il rejeta de part et d'autre malgré la défection déplorable d'un colonel d'artillerie, Guinard. Le Conservatoire, refuge des émeutiers, fut enlevé, sept représentants y furent pris. Ledru-Rollin était parvenu à s'échapper, plus audacieux en ses paroles que courageux dans ses actes. Le soir l'affaire était terminée.

Le National du même jour s'efforçait de cacher la grandeur de l'échec en niant l'importance de la tentative. Le seul objet cherché avait été, disait-il, de protester contre la politique romaine. Il parlait pourtant de la foule immense des manifestants, des acclamations qui l'avaient accueillie, des nombreuses charges de cavalerie qui avaient eu lieu, des hommes qui s'étaient agenouillés découvrant leur poitrine devant les soldats. L'embarras du journal était évidemment grand, si l'insurrection avait été sérieuse, son échec était grave, si elle ne l'avait pas été, ses promoteurs n'avaient donc plus de prise sur le peuple parisien.

L'événement prouvait que les partis avancés ne renonçaient pas à maintenir le pays dans la fièvre révolutionnaire, mais que leur puissance d'action avait singulièrement diminué, que l'Assemblée ne se laissait pas émouvoir, que le Gouvernement était d'une autre trempe que ses prédécesseurs.

Mesures de réaction prises à la suite du 13 juin. — La journée du 13 juin de Paris s'accompagna en province d'une agitation assez généralisée. A Strasbourg le 14, des affiches insurrectionnelles furent placardées. A Toulouse les 11 et 12, l'agitation avait été vive, on y avait annoncé la constitution d'un Gouvernement insurrectionnel à Paris. A Perpignan on faisait courir le bruit d'un échec [p.412] à Rome. Dans l'Allier des menaces étaient adressées aux « blancs ». A Lyon il y eut une vraie insurrection, la troupe dut intervenir, elle eut 80 tués ou blessés, les émeutiers en comptèrent environ 150, il y eut 1.487 arrestations.

Les pouvoirs de l'État s'unirent pour une sévère répression. On était excédé de ces perpétuelles menaces. Les légions de la garde nationale qui avaient pactisé avec l'émeute furent dissoutes. Six journaux furent suspendus. L'Assemblée autorisa les poursuites contre ses membres signataires de la proclamation au peuple, ils étaient trente-quatre, huit avaient été arrêtés, les autres étaient en fuite. La Montagne se trouva privée de ses membres les plus ardents.

On envoya dans des régiments d'Algérie les militaires qui s'étaient laissés toucher par la propagande révolutionnaire, c'était le fruit du droit de vote reconnu aux soldats.

Une loi du 19 juin 1849 suspendit celle du 28 juillet 1848, qui avait donné la liberté aux associations et aux clubs. Elle permettait au Gouvernement d'interdire tout club et toute réunion publique « de nature à compromettre la sécurité publique ». Au cours de l'année une loi devait être portée qui réglerait de nouveau la matière.

Dès le 13 juin l'état de siège avait été proclamé par une loi pour Paris et la circonscription comprise dans la première division militaire et autorisait le Gouvernement à étendre cette mesure aux villes où des insurrections éclateraient.

Une loi du 7 juillet 1849 permit au Gouvernement de réunir dans les mêmes mains le commandement des troupes et des gardes nationales.

Le 27 juillet fut portée une loi sur la presse. On frappait les attaques contre les droits et l'autorité que le Président tenait de la Constitution et les offenses envers sa personne; — les provocations à la désobéissance et au manquement à leurs devoirs adressées aux militaires; — les attaques contre le respect dû aux lois, aux droits consacrés par elles ; — l'apologie des faits qualifiés crimes ou délits par la loi pénale ; — la publication et reproduction de mauvaise foi de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées, faussement attribuées à des tiers, susceptibles de troubler la paix publique ; — les souscriptions destinées à indemniser les délinquants condamnés à l'amende.

En même temps la loi soumettait à l'autorisation préfectorale les distributeurs et colporteurs de livres, écrits, brochures, gravures, autorisation toujours révocable.

[p.413]

Puis les atténuations au décret du 9 août 1848 en matière de cautionnement étaient prorogées. Les représentants ne pouvaient signer comme gérants responsables d'un journal. Le droit était reconnu aux autorités d'exiger l'insertion gratuite de documents officiels, de relations authentiques, de renseignements, de rectifications. La suspension pouvait être prononcée en cas de récidive contre un journal.

C'était une loi très sévère, qui prêtait à l'arbitraire. A Odilon Barrot et à Dufaure qui au nom du Gouvernement la défendirent se joignirent notamment Thiers et Montalembert, tandis que parmi ses adversaires se rencontraient Jules Favre et Grévy. Elle fut votée par 400 voix contre 146.

On peut joindre à ces mesures répressives le règlement que se donna l'Assemblée le 6 juillet, qui armait le Président soit pour assurer sa sécurité contre des menaces extérieures du droit de fixer l'importance des troupes nécessaires et d'en disposer, soit pour assurer la discipline à l'intérieur de mesures disciplinaires contre ses membres allant jusqu'à l'exclusion temporaire sanctionnée par l'emploi de la force et même par un emprisonnement de trois jours. L'Assemblée manifestait sa ferme volonté de ne plus tolérer les troubles de l'extérieur ou à l'intérieur, qui s'étaient si souvent produits antérieurement.

La loi organique sur l'état de siège du 9 août 1849 compléta l'ensemble des mesures répressives répondant aux menaces révolutionnaires. Elle avait été prévue par la Constitution et rentrait dans les travaux que l'Assemblée nationale avait voulu achever avant de se séparer. Le projet fut établi par le Conseil d'État assisté d'hommes comme les généraux Changarnier et Bertrand. Il fut déposé par Dufaure le 28 juillet, rapporté par Fourtanier le 7 août, discuté et adopté le 9 à la majorité de 419 voix contre 153. Dans cette hâte et cette rapidité se révèlent les sentiments du Gouvernement et de l'Assemblée, leur résolution énergique de défendre la société contre un danger sans cesse renaissant.

L'état de siège ne pouvait être établi qu'en cas de « péril imminent pour la sécurité intérieure et extérieure » et en principe seulement par l'Assemblée législative. Là était la garantie essentielle contre les abus possibles. Pourtant en cas de prorogation de l'Assemblée le Président pouvait l'établir, mais avec l'avis du Conseil des Ministres, en en informant la commission permanente de l'Assemblée, en convoquant celle-ci, sa prorogation cessant de suite s'il s'agissait de [p.414] Paris. Dès que l'Assemblée était réunie l'état de siège cessait si elle n'en votait pas le maintien. L'établissement de l'état de siège était donc entouré de garanties.

Ses effets étaient considérables : les pouvoirs de police de l'autorité civile passaient à l'autorité militaire, les tribunaux militaires devenaient compétents pour juger les délits et les crimes contre la sûreté de la République, contre la Constitution, contre l'ordre et la paix publics. Puis l'autorité militaire était armée de droits exceptionnels : perquisitions de jour et de nuit aux domiciles privés, éloignement des repris de justice et des gens sans domicile, remise des armes et munitions, interdiction des réunions, des publications jugées dangereuses. L'autorité était ainsi très fortement armée.

En dehors de ces mesures législatives l'action administrative fut énergiquement employée pour se préserver des mouvements séditieux et assurer avant tout l'ordre dans les administrations.

Chaque Ministre adressa une circulaire à ses subordonnés pour leur prescrire le devoir d'obéissance aux ordres administratifs et à l'ordre général. Les préfets devaient se considérer comme les « premiers soldats de l'ordre » ; « rallier des partisans autour du pouvoir », « agir sur l'esprit public », surveiller les fonctionnaires. — Les colonels de gendarmerie devaient envoyer des rapports confidentiels au ministre de la Guerre et au Président sur l'état des esprits, particulièrement sur « les actes, les tendances des agents du Gouvernement ». — Les procureurs généraux étaient les grands observateurs et dénonciateurs patentés. Ils devaient signaler au Gouvernement ce qui pouvait être un objet d'inquiétude, ce qui pouvait lui servir à épurer les administrations des éléments hostiles ou suspects. Le ministre de la Justice Rouher leur prescrivait l'envoi d'une circulaire mensuelle. « Des fonctionnaires, disait-il, dont la moralité est équivoque ou la capacité douteuse, qui sont opposés aux vues et aux instructions du Gouvernement, ou hésitent à s'y conformer par un aveugle esprit de ménagement pour le parti et les doctrines socialistes énervent et compromettent l'action du pouvoir », ils devaient donc « signaler ceux dont le remplacement serait nécessaire ». Cette surveillance n'était pas limitée du reste aux agents du ministère de la Justice. « Je vous saurai gré, ajoutait le Ministre, des renseignements que vous me donnerez sur les fonctionnaires étrangers à votre administration et dont vous aurez été appelés à constater le défaut d'instruction et les mauvaises tendances. » Ce fut une sorte de régime des fiches avant la lettre. Si peu recommandable qu'il fût, car [p.415] que d'abus il pouvait entraîner, il avait du moins comme semblant d'excuse de venir après une période de révolutions continues.

L'anarchie, les troubles, les menaces contre la société avaient donc provoqué la réaction par laquelle tout organisme se défend. Les associations, les clubs, la presse se trouvaient à nouveau sous un régime d'arbitraire administratif, l'Assemblée s'était armée pour assurer sa défense, les libertés courantes pouvaient être suspendues par l'état de siège, l'autorité militaire était appelée à remplacer l'autorité civile et dotée de droits extraordinaires, l'administration était épurée et mise au service du Gouvernement pour la surveillance des ennemis de l'ordre et de la société. L'Assemblée nationale avait voulu des pouvoirs forts, ils répondaient à son esprit en se fortifiant encore par tous les moyens.

V

POLITIQUE CONSERVATRICE, D'ORDRE ET DE RÉSISTANCE

La loi Falloux et la liberté d'enseignement. — La politique de réaction anti-révolutionnaire se poursuivit. Ceux qui s'inquiétaient du péril social jugeaient que ce n'était pas suffisant d'armer la société contre ses ennemis entraînés par des idées subversives, qu'il fallait combattre celles-ci dans l'esprit des citoyens et de la jeunesse en particulier. Aussi quand se posa le problème de la liberté de l'enseignement, ils ne l'envisagèrent plus de la même manière.

Maxime du Camp rapporte que Cousin, rencontrant de Rémusat après les journées de 1848, se serait écrié avec terreur : « Courons nous jeter dans les bras des Évêques, eux seuls peuvent nous sauver aujourd'hui[84]. » C'était une grande exagération, mais aussi une grande conversion.

Pourtant le ministre de l'Instruction publique du Gouvernement provisoire, Carnot, ne manifesta aucune velléité d'étendre la liberté dans le domaine de l'instruction. Il rassura même l'Université qui se montrait soucieuse à ce sujet.

Dans la Constitution la liberté de l'enseignement fut bien proclamée, mais on réservait la surveillance de l'État sans la limiter. Cavaignac ne s'était pas décidé à faire présenter une loi en sa faveur.

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Le prince Napoléon comme candidat à la Présidence avait pris des engagements au contraire vis-à-vis des catholiques pour gagner leurs suffrages et si de Falloux, leader légitimiste, entra dans son premier Ministère, ce fut pour faire aboutir le projet depuis tant d'années réclamé par eux. Aussi dès le 4 janvier 1849, de Falloux institua deux commissions au ministère de l'Instruction publique pour l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire. Elles étaient composées d'universitaires, de catholiques, même de représentants de la classe ouvrière. Saint-Marc Girardin, Dubois, Cousin, collaborèrent avec les abbés. Sibour et Dupanloup, avec Montalembert, A. Cochin, Laurentie, de Melun, le pasteur Cuvier, de Corcelles, Peupin et Thiers. De Falloux avait nommé Thiers vice-président de la commission et lui en abandonna la direction. Dans une lettre du 2 mai, celui-ci avait écrit : « Quant à la liberté d'enseignement, je suis changé ! J e le suis, non par une révolution dans mes convictions, .mais par une révolution dans l'état social... Je porte ma haine et ma chaleur de résistance là où est aujourd'hui l'ennemi. L'ennemi, c'est la démagogie et je ne lui livrerai pas le dernier débri de l'ordre social, c'est-à-dire l'établissement catholique. »

Dans les débats sur l'enseignement primaire il se montra très violent. Il traitait les instituteurs « d'anti-curés » et les écoles normales de « clubs silencieux ». Il aurait voulu réserver l'instruction aux enfants dont les familles avaient quelques ressources. « Je ne veux pas mettre, disait-il, du feu sous une marmite vide. » Il aurait voulu que l'instruction primaire fût confiée aux curés. Il fallut lui expliquer qu'ils avaient d'autres besognes.

Il était plus réservé en ce qui concernait l'enseignement secondaire. Il jugeait les enfants de la bourgeoisie moins menacés par les idées antisociales. Il admettait que l'État pouvait « frapper la jeunesse à son effigie ». Au sujet des congrégations il gardait le silence. L'abbé Dupanloup formula une sorte de transaction entre les revendications séculaires de l'Église en matière d'instruction et le monopole que l'État s'était arrogé : Université et enseignement officiel, surveillance et inspection, même par l'Université, des établissements libres ; collation des grades par l'Université, abolition de l'exigence du certificat d'études, droit d'enseigner pour les congrégations reconnues par l'Église, liberté des petits séminaires, réduction des exigences quant aux grades universitaires pour les chefs d'établissements libres. La question la plus difficile était celle des congrégations. [p.417] Thiers finit par céder, déclarant que le jour où la question serait débattue à la Chambre il devrait se cacher.

Le 18 juin, donc au lendemain de la nouvelle insurrection, le projet fut déposé à la Chambre[85]. Il fut soumis à une commission qui comprenait les députés de la commission ministérielle et des membres nouveaux, parmi eux Mgr Parisis et Beugnot[85]. Le projet au dehors était attaqué, d'une part par les républicains et les universitaires, d'autre part par l'épiscopat, la presse religieuse et les catholiques intransigeants. Le droit reconnu à tous, même aux congrégations et aux Jésuites, d'enseigner était pour les uns une trahison. Le monopole des grades, la surveillance des établissements libres au profit de l'Université, les conseils universitaires et leurs pouvoirs pour les autres étaient la négation de la liberté. On allait jusqu'à dire que de Falloux présentait une loi contre la liberté d'enseigner. Les membres de la commission sous la violence des critiques eurent des moments de découragement, ils modifièrent pourtant peu les projets déposés.

Le projet, après le dépôt de son rapport par Beugnot, le 6 octobre, connut bien des vicissitudes. Le conflit entre le Président et les catholiques sur la question romaine ; la retraite de de Falloux, la crise ministérielle du 31 octobre, la nomination de de Parieu au ministère de l'Instruction publique, le renvoi du projet pour avis au Conseil d'État voté par 307 voix contre 303 et destiné à le faire avorter menacèrent son succès.

Le Gouvernement incertain de son sort fit voter un certain nombre d'articles concernant l'instruction primaire, qui ne rencontrèrent pas d'opposition sérieuse, ce fut la « petite loi » du 11 janvier 1850.

La discussion sur le reste du projet commença le 14 janvier. Les deux grands champions en faveur de la loi furent de Montalembert et Thiers. Ce qu'il y a d'intéressant, au point de vue de l'évolution politique et du jeu des pouvoirs politiques, dans la loi Falloux et dans son élaboration, c'est qu'elle est la manifestation de l'influence des événements, des troubles révolutionnaires, qui agissaient sur les esprits et qui amenaient les partis à conclure la paix pour lutter contre l'ennemi commun, le parti que l'on considérait comme celui de la désorganisation sociale. Les discours de ces deux orateurs sont sur ce point concluants.

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Montalembert[87] disait : « J’ai fait la guerre, je l'ai aimée. Je l'ai faite plus longtemps, aussi bien et peut-être mieux que la plupart de ceux qui me reprochent aujourd'hui de la cesser. (Ses adversaires de droite.)

» Mais je n'ai pas cru que la guerre fût... la première nécessité du pays. Au contraire, en présence du danger commun, des circonstances si graves et si menaçantes où nous sommes, et en présence aussi des dispositions que je rencontrais chez des hommes que nous avions été habitués à regarder comme adversaires, le premier de nos devoirs était de répondre à ces dispositions nouvelles... Oui, nous avons rencontré des adversaires pour qui les leçons des événements n'avaient pas été stériles, pas plus qu'elles ne l'ont été pour nous, car tout le monde avait à apprendre et tout le monde à profiter. Nous avons rencontré des hommes, nos adversaires de la veille, qui nous ont tendu la main au lendemain de ce que nous regardions tous comme une catastrophe imprévue. Devions-nous repousser cette main ?

» Messieurs, on fait la paix au lendemain d'une bataille, on fait la paix au lendemain d'une défaite, mais on la fait surtout selon moi au lendemain d'un naufrage[88]. »

Et plus loin : « L'œuvre que nous vous apportons... est dès à présent une œuvre sacrée, sacrée par l'esprit qui l'a dictée, par l'esprit d'union, de paix, de conciliation en même temps que de patriotisme qui l'a dictée. »

Thiers de son côté disait à la fin de son discours : « La guerre a cessé. Qu'est-ce qui a fait cesser la guerre ? Le voici : d'un côté les grands intérêts qui doivent réunir tous les honnêtes gens, en présence des dangers qui nous menacent, et de l'autre la certitude, en lisant notre Constitution, que ce qu'ils désirent ne peut leur être refusé. Savez-vous ce qu'il faudrait pour faire renaître la guerre ? Il faudrait refuser de voter la loi[89]. »

Ainsi, c'est bien comme un moyen de défense contre la Révolution sociale, et comme un traité d'alliance entre ceux qui la repoussaient que la loi était présentée. Le passage à la seconde délibération fut voté par 455 voix contre 187.

Lors de la deuxième délibération la liberté sans restriction, qui comportait le droit d'enseigner pour les congrégations, fut l'objet [p.419] d'amendements que Thiers combattit vigoureusement. Quand un citoyen se présente avec ses preuves de capacité et de moralité « s'il porte la robe du prêtre, disait-il, on ne peut lui demander s'il appartient à telle congrégation ».

A la troisième lecture pour le vote final des défections se produisirent. Toute la gauche, même Cavaignac et Lamartine, des catholiques comme Wallon et l'abbé Cazalis, pour des motifs d'ailleurs opposés, votèrent contre la loi. Des Ministres, Ferdinand Barrot qui avait pris la place de son frère, Rouher, Bineau, s'abstinrent, manquant à la solidarité ministérielle. La majorité descendit à 399 voix contre 237. Mais en définitive une Assemblée républicaine, issue du suffrage universel avait fait ce que le Gouvernement et les Chambres censitaires, bourgeoises et de fonctionnaires de Louis-Philippe n'avaient pas voulu ou osé réaliser, proclamer la liberté de l'enseignement.

Ce qu'était la loi en elle-même importe moins ici que sa signification politique ; on n'en donnera qu'une idée sommaire.

L'esprit nouveau de liberté se marquait dans la composition des « Conseils » universitaires. Le « Conseil supérieur de l'instruction publique » par exemple, outre ses membres universitaires avait pour membres quatre archevêques, un évêque, un membre de l'Église réformée, un membre de l'Église de la confession d'Augsbourg, trois conseillers d'État, trois membres de la Cour de cassation, trois membres de l'Institut.

La liberté comportait la reconnaissance des écoles privées primaires ou secondaires à côté des écoles publiques.

Le droit d'inspection sur les premières comme sur les secondes était exercé par une série de fonctionnaires de l'instruction publique, et les délégués cantonaux, les maires, curés, pasteurs, délégués des consistoires israélites.

Les conditions pour être instituteur libre, les formalités pour ouvrir une école, les oppositions possibles des autorités administratives à ces ouvertures, le régime disciplinaire de l'enseignement libre étaient prévus par la loi.

La liberté comportait celle pour les communes, de choisir leurs instituteurs sur les listes dressées par le conseil académique départemental, ou sur la présentation des supérieurs des associations religieuses vouées à l'enseignement, autorisées par la loi ou reconnues comme établissements d'utilité publique. Les institutrices des écoles [p.420] de filles religieuses pouvaient produire leurs lettres d'obédience au lieu du brevet de capacité.

Pour l'enseignement secondaire la grande innovation était la liberté elle-même, qui n'existait pas antérieurement. Tout Français âgé de 25 ans n'ayant pas encouru de condamnations pouvait « former un établissement d'enseignement secondaire », il devait faire une déclaration au recteur, produire un certificat de stage, un diplôme de bachelier ou un bref de capacité, le plan des locaux, l'objet de l'enseignement. La loi favorisait les établissements privés en permettant aux départements et aux communes de leur accorder des subventions, ou de leur affecter des bâtiments publics.

De plus, les écoles secondaires ecclésiastiques, ou petits séminaires, étaient maintenus et demeuraient sous la surveillance de l'État.

Telle était dans ses plus grandes lignes cette fameuse loi, qui a suscité depuis tant de protestations et qui du reste sur bien des points a été modifiée. Parce qu'elle consacrait la liberté de l'enseignement on l'a accusée de sacrifier les droits de l'État, mais toute liberté diminue son pouvoir. Parce que les églises étaient appelées à jouer dans les Conseils ou dans les écoles un rôle, parce que les congrégations participaient à l'exercice de la liberté, on l'a accusée de cléricalisme, mais les églises étaient des services publics. Parce que les établissements privés furent en fait presque exclusivement des établissements religieux on l'a accusée d'avoir consacré un privilège pour les églises, mais cela vint de ce que seules les églises purent concurrencer l'enseignement donné presque gratuitement par l'État au moyen de maîtres à peine rétribués et de sacrifices que leurs fidèles s'imposaient, soutenant par ailleurs de leurs impôts les écoles publiques.

Ce n'est du reste ni un exposé de la loi, ni un réquisitoire ou un plaidoyer à son sujet qu'il s'agit ici d'établir. Si la loi Falloux devait y trouver sa place, c'est parce qu'elle est l'indice éclatant de l'état des esprits d'alors, de l'union qui se produisit au début du nouveau régime, en face de la menace sous laquelle vivaient la France et les pouvoirs publics, entre ceux-ci et entre les partis.

Cette union paralysa tant qu'elle dura les antagonismes que la Constitution avait comme à plaisir multipliés entre les pouvoirs publics. Pour comprendre leur fonctionnement et l'évolution du régime il importait donc de la relever et de montrer dans la loi Falloux une de ses manifestations les plus significatives.

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Les élections du 10 mars et du 2 8 avril 1850. — La crainte qui unissait les partis conservateurs et modérés victorieux le 13 juin 1849, fut entretenue par les élections du 10 mars et du 28 avril 1850.

Les accusés, auteurs ou complices de l'attentat du 13 juin, au nombre de 77, furent traduits le 10 octobre 1849 devant la Haute Cour, 37 étaient contumaces, dont Ledru-Rollin, Considérant, Félix Pyat, ils furent tous condamnés à la transportation ; sur les 40 autres 17 furent condamnés à la même peine, et 3 à 5 ans de détention, 11 furent acquittés.

Par suite des condamnations qui les atteignaient trente députés furent déchus de leurs mandats. De là la nécessité d'élections qui furent fixées au 10 mars 1850. La Seine avait notamment trois députés à nommer.

La campagne électorale dans la surexcitation produite par le procès fut ardente. Les partis de l'ordre s'unirent à nouveau, la campagne étant menée pour eux par « l'union électorale ». Ils eurent pour candidats Fernand Foy, fils du général, le général de la Hitte, ministre de la Guerre, et l'avocat Bonjean.

Les partis de gauche formèrent un nombreux comité électoral de 228 délégués des arrondissements, le « conclave », disait-on, qui examina les listes de 48 aspirants candidats. De Flotte obtint dans ce cénacle 204 voix, Vidal 182 et Carnot 135. La coalition allait du communisme avec Cabet jusqu'au républicanisme modéré avec Goudchaux, qui avait été l'homme des banquiers dans le Gouvernement provisoire.

C'était bien la lutte de deux blocs cimentés l'un par l'esprit révolutionnaire, l'autre par la crainte de la Révolution sociale. Dans les départements les élections se présentèrent dans les mêmes conditions.

Les modérés comptèrent 10 élus, c'étaient autant de sièges conquis, puisque les 30 sièges à pourvoir avaient été occupés par des hommes de la Révolution. Mais que 20 hommes de la Montagne eussent triomphé, qu'à Paris les trois candidats des gauches, Carnot avec 132.797 voix, Vidal avec 128.439 voix et de Flotte avec 126.982 voix l'eussent emporté, ce fut envisagé comme une catastrophe.

« Le socialisme, écrivaient les Débats du 17 mars, a-t-il un représentant plus avancé que M. Vidal ? M. Vidal n'était-il pas au Luxembourg le secrétaire de M. Louis Blanc ? N'est-ce pas M. Vidal qui a découvert que chacun devait consommer, non pas en proportion de son travail, mais en proportion de ses besoins, de sorte que les plus [p.422] sobres, les plus laborieux, les plus habiles travailleraient pour les plus paresseux, les plus avides, les plus incapables ? Et M. de Flotte, quel est son titre ? Lui-même il n'en prend qu'un, celui de transporté de juin. Est-ce comme républicain modéré que M. Carnot a été porté sur la liste socialiste ? Non. M. Carnot est accusé d'avoir, étant Ministre, favorisé le développement du socialisme dans les écoles primaires... Il est choisi et nommé pour la cause qui l'a fait destituer. »

Voilà comment était apprécié à droite le résultat des élections.

La Bourse baissa. Les partis de l'ordre se resserrèrent. Ferdinand Barrot à l'Intérieur fut remplacé par Baroche, jugé plus énergique. Un comité de douze membres pris parmi les chefs parlementaires de la droite et du centre, baptisés « les Burgraves », fut constitué pour unifier leur action politique et s'aboucher avec le Président de la République.

Mais Vidal avait été élu à la fois à Paris et dans le Haut-Rhin. Il opta pour ce département et à Paris une nouvelle élection eut lieu le 28 avril. Le « conclave » eut à faire son choix entre trente candidats, parmi lesquels on rencontrait Dupont de l'Eure et un simple soldat, Daniel, dont le mérite était d'avoir résisté à son colonel qui le pressait de ne pas se présenter. Il choisit comme candidat Eugène Sue par 143 suffrages. C'était un transfuge du légitimisme qui ne donnait guère l'exemple de la vertu, mais qui dans ses romans, à des peintures peu morales ajoutait des thèses socialistes. Il avait commercialisé le roman et vendait sa prose aussi bien aux Débats et au Constitutionnel qu'à des journaux avancés.

On lui opposa un commerçant, Leclerc, qui aux journées de juin 1848 s'était comporté comme un héros antique. Après une lutte acharnée, Eugène Sue triompha le 28 avril. La garnison de Paris lui donna la majorité. La consternation fut profonde, plus encore qu'après le 10 mars, le 5 % perdit encore 2 points. En six semaines il avait baissé de 7 francs.

La défaite était cette fois sans compensations et toutes les forces conservatrices, même l'administration, avaient donné pour la conjurer. Paris était-il donc gagné à la Révolution sociale ?

Loi électorale du 3 1 mai 1850, loi sur les clubs du 6 juin 1850, loi sur la presse du 16 juillet 1850. — Une réforme électorale sérieuse fut jugée indispensable pour éviter le retour de pareilles manifestations. Le Président, la Chambre hésitaient à prendre la responsabilité de cette mesure. Si le prince Napoléon était le symbole de l'ordre, il était aussi le courtisan de la popularité. Il se résigna [p.423] pourtant à présenter un projet de loi électorale, mais il la fit étudier par une commission de dix-sept membres, nommée le 1er mai, dans laquelle figuraient les chefs de groupes: Thiers, Berryer, de Broglie, Montalembert, les « burgraves », Buffet, Léon Faucher, Beugnot, de Lasteyrie, Daru, Benoist d'Azy... Le 8 mai, Baroche déposa le projet hâtivement établi[90]. Les points essentiels étaient l'exigence pour l'inscription sur les listes électorales d'un domicile de trois ans consécutifs dans la commune, la preuve étant subordonnée à de sévères conditions, comme on le verra, et la multiplication des cas d'exclusion. On estimait que le nombre des électeurs, de 9.618.057 tomberait à 6.809.281.

Avant même que les débats s'ouvrissent on attaquait le projet comme contraire à la Constitution, qui avait établi dans son article 24 le suffrage universel. Barrot répondait que le projet ne portait pas atteinte à la Constitution parce qu'il conservait les modalités du suffrage universel que les articles 24 et 25 avaient déterminées, le scrutin demeurait secret, le cens n'était pas rétabli, l'âge de 21 ans demeurait l'âge de l'électorat, et il suffisait encore de jouir de ses droits civils et politiques pour voter. La réponse était rigoureusement exacte rien de ce qui était écrit dans la Constitution au sujet du suffrage n'était en effet violé. Il n'en était pas moins vrai que dans la nouvelle réglementation du suffrage universel on supprimait 2.800.000 électeurs. Mais on pouvait faire observer que le suffrage universel, même le plus libéralement octroyé, ne confère le droit de voter qu'au quart de la population et qu'il n'est en aucun cas que très relativement universel.

Les adversaires du projet cherchèrent à l'arrêter par la question préalable, lors de son dépôt. Elle fut repoussée et l'urgence fut votée. La commission de la Chambre nommée pour l'étudier le modifia fort peu et Léon Faucher déposa son rapport le 18 mai. On entendait en finir vite. Les débats s'ouvrirent le 21 mai. La discussion générale mit aux prises d'un côté Cavaignac, Victor Hugo, Grévy, Jules Favre, de l'autre, de Lasteyrie, Montalembert, Thiers[91].

La gauche dénonçait la violation de la Constitution, la méconnaissance des droits des travailleurs condamnés par leurs professions à l'instabilité de leur résidence, les difficultés de la preuve de celle-ci, qui normalement s'établissait par l'inscription au rôle de la taxe personnelle, ce qui ressuscitait de façon indirecte le cens.

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La droite, Montalembert[92], répondaient que presque toute loi méconnaissait une liberté, un droit consacrés par la Constitution. Il s'étonnait de voir unis dans l'attaque contre la loi les hommes des journées de juin et leur plus dur adversaire, Cavaignac. Il présentait la condition de domicile comme le moyen qui avait permis, sans violer la Constitution, de donner à la société des garanties. Il sonnait le ralliement de ses défenseurs. « Nous avons pour nous, disait-il, le droit et la force. Je ne veux pas douter un instant que nous aurons le courage. » Il dénonçait les menaces adressées aux partisans de la loi dont on « dévouait la tète aux dieux infernaux de la Révolution ».

Dans la discussion sur l'article premier, Baroche au nom du Gouvernement revendiqua la responsabilité de la réforme. Le Gouvernement et la majorité se présentaient donc comme solidaires et c'est là une constatation de très grande importance[93].

Thiers[94] souleva la tempête en s'en prenant pour défendre la loi à la « vile multitude », il entendait par là « la partie dangereuse des grandes populations agglomérées », non le « pauvre », mais le « vagabond ». Il s'écriait : « Les amis de la vraie liberté, les vrais républicains, redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les Républiques. Je comprends que les tyrans s'en accommodent, parce qu'ils la nourrissent, la châtient et la méprisent. Mais des républicains chérir la multitude et la défendre, ce sont de faux républicains, de mauvais républicains. » Et de l'antiquité à nos jours il montrait les crimes de la multitude ainsi comprise. Les déchaînements de la gauche à ces paroles virulentes secouaient la droite et la maintenaient unie, c'était le calcul de Thiers[95]. Pourtant il y avait à droite des représentants qui ne voyaient pas sans regret exclus du vote les hommes ne payant pas la taxe personnelle et n'étant pas inscrits personnellement au rôle de la prestation en nature pour les chemins vicinaux, parce que, dans les campagnes, beaucoup de vieux paysans, les plus solides soutiens du parti conservateur, étaient dans cette situation.

Malgré tout, la majorité fut inébranlable et le 31 mai la loi fut votée par 433 voix contre 241[96]. L'union devant le danger ne fléchissait pas.

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De cette loi, dont le vote devait avoir une si grande importance politique, voici les dispositions essentielles.

On demeurait électeur à 21 ans, sans condition de cens.

Il fallait à l'établissement des listes électorales prouver qu'on était domicilié dans la commune depuis trois ans. La preuve devait se faire ou par l'inscription aux rôles de la taxe personnelle, ou de la prestation en nature pour les chemins vicinaux, ou par la déclaration des parents ou beaux-parents remplissant eux-mêmes ces conditions, ou par déclaration des maîtres ou patrons. — Échappaient à cette exigence de durée du domicile, les fonctionnaires publics, les ministres des cultes, les membres de l'Assemblée nationale.

Puis la loi créait des causes nouvelles d'exclusion : le vagabondage, la mendicité, la destitution d'offices ministériels, les condamnations disciplinaires pour les militaires, les condamnations pour rébellion, outrages et violences envers les dépositaires de l'autorité et de la force publiques.

La loi prenait encore d'autres garanties : Pour être élu au premier tour il fallait avoir obtenu un nombre de voix égal au quart des électeurs inscrits. Puis le Président pouvait ne convoquer les électeurs d'un collège électoral que six mois après l'expiration des pouvoirs de son représentant. On voulait ainsi éviter les surprises et permettre au Président de choisir le moment opportun pour provoquer une élection.

Les Débats, le 1er juin, disaient au sujet du vote de cette loi : « Si ce n'est pas une victoire matérielle, c'est une victoire morale que le pays vient de remporter sur le parti du désordre... Le vote de la loi électorale est l'acte le plus décisif et le plus éclatant de l'Assemblée législative. » Ils ne croyaient pas si bien dire, puisque c'est celui qu'on devait exploiter le plus contre elle, celui qui devait faciliter le coup d'État.

La majorité dans sa lutte contre les partis révolutionnaires ne s'en tint pas là. Elle s'en prit aux armes dont ils disposaient : clubs et presse. Une loi du 6 juin 1850, prorogea jusqu'au 22 juin 1851 la loi du 19 juin 1849, qui avait ordonné la fermeture des clubs pour une année, et elle étendit cette interdiction même aux réunions électorales « qui seraient de nature à compromettre la sécurité publique », ce qui ouvrait la porte à l'arbitraire administratif et complétait les entraves à l'exercice du suffrage.

La loi sur la presse augmentait l'importance du cautionnement [p.426] très variable selon les lieux. Elle exigeait la signature des articles « de discussion politique, philosophique ou religieuse ». Elle rétablissait le droit de timbre dans des conditions très variables. Le nouveau régime reprenait les traditions de la Monarchie dans sa lutte contre l'opposition. Elle lui enlevait par la loi électorale sa clientèle, et par les lois sur les clubs et les journaux ses armes.

VI

LA VIE DES POUVOIRS POLITIQUES LIBÉRÉS DES MENACES RÉVOLUTIONNAIRES

PREMIERS CONFLITS ENTRE LE PRÉSIDENT ET LA CHAMBRE

Quand le péril révolutionnaire n'imposait pas aux deux pouvoirs politiques l'union pour une résistance commune, entre ces antagonistes nés les divisions ne tardaient pas à se produire, et en même temps le goût du Président pour le Gouvernement personnel se donnait libre carrière.

La question romaine. — La question romaine en fut la première occasion. Le 8 juillet, après vingt-six jours de siège, nos troupes entraient dans Rome, et comme dans la lutte on avait ménagé la ville, dans l'occupation on ménagea la population. — Le rétablissement du Saint-Siège fut différé, la proclamation n'en eut lieu que le 14 juillet. Pie IX n'osa rentrer de suite dans sa ville et y envoya trois cardinaux constituant une commission de Gouvernement, 31 juillet. La proclamation qu'elle lança blessa l'armée et la France. Elle attribuait la restauration « au bras invaincu et glorieux des armées catholiques » sans nommer la France. D'autre part le général Oudinot à Gaète, n'obtint aucune promesse de libéralisme. Notre position en devenait très difficile, puisque le motif donné à notre intervention était qu'elle serait pour le peuple romain une garantie contre une restauration absolutiste, qui serait l'œuvre de l'Autriche. Les premières mesures des cardinaux y tendaient au contraire. Il en résulta des froissements entre eux et notre commandement. A Gaète nos représentants continuèrent à ne rien obtenir, le Pape déclarait que son pouvoir spirituel s'opposait à des institutions libérales et redoutait d'avoir l'air de céder à la pression d'une puissance étrangère. Le 11 août, à Gaète, le sous-Secrétaire d'État fit entrevoir qu'il serait [p.427] accordé de larges franchises provinciales et communales et qu'une consulte en matière financière serait établie. Nous insistions pour qu'elle eut voix délibérative, ce qui aurait constitué une sorte de parlementarisme financier. Le cardinal Antonelli s'appuyant sur les autres puissances étrangères refusa. Nous insistâmes sans plus de succès pour que des garanties fussent données quant aux libertés individuelles. La situation était d'autant plus difficile que le Président était un ancien carbonaro qui en 1831 avait participé à une expédition contre Rome. Il suivait avec impatience ces négociations et ces refus successifs.

Il écrivit alors de lui-même une lettre à Edgard Ney, un de ses aides de camp, envoyé à Rome. Elle était très vive contre le Saint-Siège. « La République française, disait-il, n'a pas envoyé une armée à Rome pour y étouffer la liberté italienne, mais au contraire pour la régler en la préservant de ses propres excès. » Son programme pour le Pape était : « Amnistie générale, sécularisation de l'administration, Code Napoléon, et Gouvernement libéral. » La lettre connue à Paris et à Rome, publiée au Moniteur le 7, souleva des critiques acerbes. Elle émanait du Président, non de son Gouvernement, ses formes étaient tout à fait irrégulières, c'était une immixtion dans les affaires d'un État étranger, elle se présentait comme un ultimatum.

Comment l'affaire se dénoua, comment par un motu proprio le Pape créa un nouveau régime politique, comment ses mesures d'amnistie répondirent peu à nos désirs, comment notre diplomatie s'en contenta, comment le Gouvernement obtint de l'Assemblée les crédits nécessaires pour couvrir les frais de l'expédition romaine, il est sans intérêt de le rapporter.

Ce qui intéresse au contraire l'histoire de nos institutions politiques, c'est qu'à l'occasion de ces événements d'abord le Président n'hésita pas à faire un acte de politique personnelle caractérisée, puis que la Chambre n'osa pas formuler contre lui un blâme, qui aurait engagé sa responsabilité, c'est surtout que sa politique lui aliéna une partie de la majorité, les catholiques qui avaient mal supporté son attitude vis-à-vis du Saint-Siège.

Crises ministérielles. Le manifeste du Gouvernement personnel. — Ce n'est pas seulement entre l'Assemblée et le Président que des divergences de vues se produisent, c'est au sein du Gouvernement que le conflit se présente. Quand la menace révolutionnaire se dissipe, le prince Président manifeste son impatience de l'attitude à son gré trop indépendante de ses Ministres, des entraves mises à sa [p.428] politique personnelle et affirme son « système », c'est-à-dire le caractère personnel du Gouvernement.

Après les élections du 13 mai et la constitution, le 28, de l'Assemblée législative, le Ministère Odilon Barrot démissionna. Il entendait ainsi affirmer son caractère parlementaire. A une Assemblée et à une majorité nouvelles devait correspondre un Ministère nouveau. Le chef de l'État devait être en mesure de choisir de nouveaux collaborateurs à raison de la nouvelle situation parlementaire. C'était pousser le scrupule parlementaire bien loin. Il est admis que des élections générales ne sont pas forcément suivies d'un changement de Ministère.

Le Président aurait pu nommer à nouveau ses Ministres démissionnaires, car la nouvelle Assemblée était plus modérée encore que sa devancière. Il n'en saisit pas moins l'occasion d'affirmer son droit, sa politique personnelle en appelant au Gouvernement trois hommes nouveaux : de Tocqueville qui remplaça Drouyn de Lhuys aux Affaires étrangères, Dufaure à l'Intérieur à la place de Faucher, Lanjuinais au Commerce et à l'Agriculture succédant à Buffet. C'étaient des hommes plus libéraux que leurs prédécesseurs. Cette promotion était donc en sens inverse de l'évolution politique de l'Assemblée. Par là le prince marquait qu'il entendait être indépendant vis-à-vis des partis, ne pas se solidariser avec eux.

Le second Ministère Odilon Barrot du 2 juin 1849 se comporta à nouveau en Ministère parlementaire. Il délibérait et hors la présence du Président de la République et sous sa présidence, il arrêtait ses projets, ses résolutions dans les premières de ces réunions. La question romaine les mit en conflit avec le prince. Il était exaspéré de la tournure des affaires de Rome et de l'impuissance de notre diplomatie à obtenir du Saint-Siège des garanties libérales. La lettre à Edgard Ney fut la manifestation de sa volonté d'action personnelle, comme de son mécontentement. Il aurait voulu que le Gouvernement désavouât notre représentant à Rome, de Corcelles, il ne l'obtint pas. On craignit une nouvelle manifestation personnelle de sa part.

Il fit plus. Le 31 octobre 1849 dans un message à l'Assemblée il exprima sa volonté de se séparer de ses Ministres. C'était un très gros événement, un acte caractérisé de Gouvernement personnel et l'affirmation d'un nouveau « système »[97].

On y lisait : « Pour raffermir la République... pour assurer l'ordre… [p.429] pour maintenir à l'extérieur le nom de la France à la hauteur de sa renommée il faut des hommes, qui, animés d'un dévouement patriotique, comprennent la nécessité d'une direction unique et ferme... qui soient aussi préoccupés de ma propre responsabilité que de la leur et de l'action que de la parole.

« Depuis un an j’ai donné assez de preuves d'abnégation... au lieu d'opérer une fusion de nuances, je n'ai obtenu qu'une neutralisation de forces. Au milieu de cette confusion, la France inquiète parce qu'elle ne voit pas de direction, cherche la main, la volonté de l'élu du 10 décembre. Or cette volonté ne peut être sentie que s'il y a communion entière de vues, d'idées, de convictions entre le Président et ses Ministres, et si l'Assemblée elle-même s'associe à la pensée nationale, dont l'élection du pouvoir exécutif a été l'expression.

» Tout un système a triomphé le 10 décembre... Car le nom de Napoléon est à lui seul tout un programme... C'est cette politique inaugurée par mon élection que je veux faire triompher avec l'appui de l'Assemblée et celui du peuple... »

Toutes ces paroles sont de la plus grande portée. Elles tendent à la substitution du Gouvernement d'un homme au parlementarisme. Il faut une « direction unique et ferme », — les Ministres ne peuvent pas substituer leur responsabilité à celle du Président. — La France cherche la main, la volonté de son élu. — Son règne suppose l'union entière entre les Ministres, l'Assemblée et le Président. — C'est « tout un système qui a triomphé le 10 décembre », l'élection de Napoléon l'emporte sur la Constitution. — Le « nom de Napoléon » est « tout un programme ».

Le message du 31 octobre est donc bien plus qu'un changement de Ministère, c'est un changement de régime.

Le choix des nouveaux Ministres en est la manifestation. Les nouveaux Ministres furent de Rayneval qui n'accepta pas et fut remplacé par de la Hitte aux Affaires étrangères, Rouher à la Justice, de Parieu à l'Instruction publique, Fould aux Finances, Romain Desfossés à la Marine, Bineau aux Travaux publics, Dumas au Commerce; Ferdinand Barrot, le frère du président révoqué, qu'on baptisa du nom de Caïn, à l'Intérieur. C'étaient des hommes nouveaux que ne soutenaient pas leur passé et leurs services parlementaires. C'étaient les hommes du Président. Le prince était devenu le vrai chef du Gouvernement. On crut au coup d'État. Mais il procédait par étapes et après avoir fait preuve d'autorité il fit preuve d'accommodement.

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VII

DÉVELOPPEMENT DE L'ANTAGONISME ENTRE L'ASSEMBLÉE ET LE PRÉSIDENT

MANŒUVRES DES PRÉTENDANTS

L'effacement des partis révolutionnaires et républicains. — Le mécontentement de l'Assemblée et l'antagonisme entre elle et le Président furent favorisés par l'effacement des partis de gauche. Les mesures prises après le 13 juin, les élections du 10 mars et du 28 avril leur firent abandonner la lutte. Il n'y eut plus de journées révolutionnaires. Les élections complémentaires sous le nouveau régime électoral tournèrent exclusivement au profit des modérés. Les rapports des procureurs généraux et des colonels de gendarmerie signalèrent l'apaisement de la fièvre révolutionnaire. Les chefs de la Montagne de leur exil s'indignaient de cet abandon de la campagne révolutionnaire. Ceux qui en France dirigeaient le mouvement savaient que toute manifestation nouvelle serait l'objet d'une répression énergique. Ils se réservaient pour la double échéance de 1852 qui devait voir se produire la fin des pouvoirs de l'Assemblée et du Président, dont tout le monde s'inquiétait déjà.

Les conflits des frais de représentation et de l'article du « Pouvoir ». — Dans cette sécurité jusqu'alors inconnue les deux pouvoirs purent laisser libre cours à leurs mécontentements réciproques.

Le premier conflit s'éleva à propos d'une question d'argent, les questions de cet ordre étant des plus irritantes. La Constitution attribuait au Président une dotation de 6 millions, un décret du 12 mars 1849 lui allouait la même somme comme frais de représentation. L'installation à l'Élysée, les services du palais figuraient au budget, les libéralités du Président étaient payées par l'Intérieur. Mais le Président était arrivé au pouvoir avec des dettes, il menait le train d'un Souverain, non d'un Président de République, son entourage était besogneux; il se trouva en déficit. Le 4 juin 1850 le ministre des Finances présentait un projet augmentant de 2.400.000 francs ses frais de représentation[98]. Il fut très mal accueilli, on appelait la loi [p.431] « loi d'assistance ». Au sein de la commission, dans l'Assemblée toute une série de marchandages eurent lieu. En réalité ce n'était pas d'argent, mais de politique qu'il s'agissait. « Il s'agit de savoir, disaient les Débats du 9 juin, si l'union et l'entente des deux grands pouvoirs, à peine cimentée, sera de nouveau rompue. Il s'agit de savoir si l'on veut se rejeter dans la carrière des hasards et des aventures. »

La majorité se rallia aux objurgations de Changarnier, mais elle ne fut que de 354 voix contre 308. La lutte avait été vive, la blessure d'amour propre fut et demeura cuisante. L'Assemblée avait ainsi manifesté à la fois son hostilité et sa faiblesse.

La réplique présidentielle semble avoir été un article du 15 juillet, très offensant pour l'Assemblée, du Pouvoir, journal dévoué à la Présidence. La presse présidentielle d'ailleurs attaquait couramment l'Assemblée. L'article du Pouvoir dépassait toute mesure. « On se demande, disait-il, si la France tant qu'elle dépendra des Assemblées n'est pas fatalement condamnée aux Révolutions... » « On croyait, ajoutait-il, que la Constituante avait atteint en tombant la dernière limite du discrédit. L'Assemblée actuelle semble destinée à franchir cette limite... Tout paraît annoncer sa fin prochaine ; car tous ses actes sont autant de démissions. » L'indignation à l'Assemblée fut aussi vive que justifiée. On s'en prit au Gouvernement, qui ne retirait pas aux vendeurs du journal sur la voie publique leur autorisation de colportage. Les Ministres interpellés désavouèrent le journal. Il n'en était pas moins un des soutiens de l'Élysée et l'on put dire que l'amende de 5.000 francs à laquelle il fut condamné et les frais de sa défense furent payés sur la cassette du Président. De part et d'autre les procédés étaient donc mauvais et révélaient une hostilité qui n'était plus latente, mais ouverte.

L'hostilité s'afficha encore dans le choix des membres de la « commission de permanence », qui pendant la prorogation de l'Assemblée, du 11 août au 11 novembre 1850, devait surveiller les événements et le Gouvernement. Ils furent tous choisis parmi ses adversaires. Les partisans de l'Élysée virent là une provocation. « Ce choix de légitimistes et de montagnards, disait le Moniteur du soir des 25 et 26 juillet 1850, est une attaque au Président... Qui pourrait le blâmer si ressentant l'injure il faisait un éclat Si vous croyez que le pays est avec vous, vous vous trompez. Que répondraient les électeurs si on leur disait demain : Entre l'Assemblée et le Président, choisissez ? » On voit à quels termes on en arrivait.

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Le danger disparu, l'alliance était rompue. La guerre, la petite guerre, en attendant mieux, était déclarée.

Vacances parlementaires. Manœuvres des prétendants. — L'Assemblée se prorogea donc pour trois mois. Dans cette trêve des pouvoirs et cet apaisement des partis révolutionnaires, en face de la faiblesse du régime qui apparaissait à tous, le moment était favorable pour les prétendants qui aspiraient à sa succession.

Le Président entra de suite en campagne. Il entreprit une série de voyages dans les provinces qui lui avaient relativement donné moins de voix, quoique, sauf en Bretagne, il eût eu partout la majorité. Il se rendit d'abord dans l'Est, Bourgogne, Lyonnais, Franche-Comté, Alsace, Lorraine, Champagne. Il y rencontra de l'opposition, il y eut des manifestations d'hostilité. A Montbard, à Dijon des cris hostiles ; à Châlon, à Mâcon, une opposition plus bruyante ; à Lyon la visite courageusement faite à la Croix-Rousse donna lieu à du tumulte ; à Besançon, s'étant rendu dans un bal public donné en son honneur, Louis-Napoléon, comme on l'appelait alors, dut être protégé par quelques officiers ; à Strasbourg la municipalité avait refusé tous crédits pour sa réception. On aurait pu croire après l'élection du 10 décembre à un accueil plus triomphal, pourtant partout, même dans ces villes où quelques dissidences se produisaient, la grande majorité se montrait sympathique. Le pays était flatté de la démarche du Président qui venait à lui et de sa crânerie qui le portait là où il avait eu le moins de voix. Le prince savait désormais prononcer des allocutions simples, cordiales, qui plaisaient aux foules.

A Lyon il prononça un discours très habile dans lequel il remettait au pays le soin de statuer sur son avenir, se mettant à sa disposition simplement. Il évoquait le souvenir de l'Empereur qui avait laissé là de « si profondes traces ». Il était venu « juger par lui-même des sentiments et des besoins du pays ». Il se disait donc au service du pays, prêt à accepter sa décision quelle qu'elle fût. Il repoussait l'idée d'un coup d'État. « Fier de mon origine et de mon drapeau, je leur resterai fidèle ; je serai tout entier au pays, quelque chose qu'il exige de moi, abnégation ou persévérance. » « Des bruits de coup d'État sont peut-être parvenus jusqu'à vous, vous n'y avez pas ajouté foi ; je vous en remercie... L'élu de six millions de suffrages exécute les volontés du peuple, il ne les trahit pas[99]. »

C'était au moins montrer au peuple qu'il était le maître de ses [p.433] destinées, que la Constitution ne s'imposait pas à lui et qu'il serait à sa disposition s'il voulait la bouleverser. Sous une forme discrète, c'était poser sa candidature.

Rentré le 28 août, le prince repartait le 9 septembre pour la Normandie. Pays riche, conservateur, ami de l'ordre, elle lui était favorable. A Caen et à Cherbourg il s'avança davantage. « Lorsque partout la prospérité semble renaître, dit-il à Caen le 6 septembre, il serait bien coupable celui qui tenterait d'en arrêter l'essor par le changement de ce qui existe aujourd'hui, quelque imparfait qu'il puisse être. » C'était le couplet du constitutionnalisme. Mais il ajoutait : « Si des jours orageux devaient reparaître et que le peuple voulût imposer un nouveau fardeau au chef du Gouvernement, ce chef, à son tour, serait bien coupable de déserter cette haute mission » et c'était le couplet de l'impérialisme plébiscitaire, de l'appel au peuple[100].

« Plus je parcours la France, disait-il ensuite à Cherbourg, le 8 septembre, et plus je m'aperçois qu'on attend beaucoup du Gouvernement... Rien de plus naturel que la manifestation de ces vœux, elle ne frappe pas. croyez-le bien, une oreille inattentive, mais à mon tour je dois vous dire : Ces résultats tant désirés ne s'obtiendront que si vous me donnez le moyen de les accomplir, et ce moyen est tout entier dans votre concours à fortifier le pouvoir et à écarter les dangers de l'avenir[101]. »

« Imposer au chef du Gouvernement un nouveau fardeau », « fortifier le pouvoir », c'était changer la durée et le titre de son pouvoir, c'était passer de la République à l'Empire.

A son retour à Paris, une manifestation, préparée par la Société du 10 Décembre, eut lieu aux cris de Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! à laquelle répondit du reste une manifestation contraire le 12 septembre. La fortune demeurait hésitante.

Les Conseils généraux, sollicités d'ailleurs par les préfets au sujet d'une révision de la Constitution qui devait supprimer, la non-rééligibilité du Président, se prononcèrent au nombre de 52 en sa faveur, et de 10 contre elle, 21 s'abstenant. C'était une très importante manifestation.

L'armée était essentielle à gagner. Déjà des projets d'augmentation de soldes, des banquets offerts à des officiers, même à des sous-officiers à l'Élysée étaient des indices du désir du Président de gagner [p.434] sa sympathie. A l'automne pour se montrer à elle il passa quatre revues, les dernières à Saint-Maur et à Satory. A la première des cris de Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! furent poussés et les officiers et les hommes virent l'ordinaire de leur repas amélioré. A Satory l'infanterie, à laquelle son général Neumayer avait rappelé que sous les armes les cris sont interdits, défila en silence, tandis que la cavalerie se livra à une manifestation.

De ces incidents militaires la commission de permanence de l'Assemblée s'émut. A la suite de la revue de Saint-Maur elle s'enquit des mesures de bienveillance dont les troupes avaient bénéficié. Changarnier entendu par elle prononça des paroles sévères. Cela n'empêcha pas la manifestation de Satory de se produire. La commission convoqua devant elle le ministre de la Guerre et celui de l'Intérieur qui s'y rendit seul, protestant contre tout soupçon de velléité de coup d'État, Elle n'osa pas pousser les choses plus loin et convoqua l'Assemblée.

La restauration de l'Empire se préparait donc presque ouvertement.

Les Monarchistes jugeaient aussi le moment venu d'agir. On sentait l'opinion désabusée. Aux élections de la Constituante et de la Législative les légitimistes avaient conquis d'assez nombreux sièges. Le comte de Chambord n'avait pas hérité du discrédit de Charles X et les souvenirs d'avant 1830 s'estompaient, Les d'Orléans bannis à leur tour souffraient de leur exil et se rapprochaient des Bourbons. Ils comprenaient qu'une restauration ne pouvait se faire que par un commun effort, la Monarchie de Juillet avait trop souffert d'apparaître comme une usurpation; on jugeait donc qu'une fusion était nécessaire. Elle était possible, puisque le comte de Chambord étant sans enfants, le comte de Paris devait être son héritier au trône. Au printemps de 1850, Guizot s'étant rendu près de Louis-Philippe l'avait trouvé dans ces dispositions d'esprit. La duchesse d'Orléans il est vrai répugnait à ce parti qui écartait du trône son fils pour un temps indéterminé et de nombreux orléanistes jugeaient que l'impopularité des Bourbons compromettait la restauration.

Au cours de l'été de 1850 le comte de Chambord, résidant à Wiesbaden, reçut des orléanistes, mais s'éleva contre l'idée qu'il appartenait au pays de décider de ses institutions. Après la mort de Louis-Philippe survenu le 26 août, le comte de Chambord manifesta sa sympathie à ses cousins. Mais si cela favorisait l'union, l'intransigeance des légitimistes rendait une restauration chimérique. Une [p.435] circulaire du comité légitimiste, la nomination de cinq légitimistes comme les seuls interprètes de la pure doctrine monarchiste rendaient la fusion impossible. « C'est notre Waterloo ! » disaient certains royalistes.

On s'efforça d'en atténuer l'effet. Mais quelques mois plus tard l'entente essayée se rompit. Une proposition d'abrogation de la loi d'exil avait été préparée. Les d'Orléans en souhaitaient le vote, les légitimistes votèrent contre le projet, pour eux le comte de Chambord ne pouvait rentrer en France que comme Roi, non comme simple citoyen et par l'effet d'une mesure bienveillante de la représentation nationale.

Ainsi pendant les vacances le temps avait travaillé pour l'Empire et non pour la Monarchie.

Rentrée de l'Assemblée. Nouveau conflit entré le Président et l'Assemblée. — Avant même la rentrée de l'Assemblée de nouveaux conflits s'étaient élevés. Le Gouvernement avait mis en disponibilité le général de Neumayer dont l'attitude lors de la revue de Satory avait été très correcte. Changarnier, qui était son supérieur, qui, commandant la garde nationale et la première division militaire, se considérait comme le vrai chef de l'armée et qui de son succès lors des derniers mouvements révolutionnaires avait conçu l'idée qu'une mission spéciale lui incombait, adressa aux troupes un ordre du jour rappelant que toutes acclamations et manifestations sous les armes étaient interdites. Il dénonçait d'ailleurs les ambitions du Président, parlait du duel engagé entre celui-ci et lui-même et se présentait comme le défenseur de la Constitution et de l'Assemblée.

En même temps un certain Allais, agent de police au service du commissaire Yon, préposé au service de l'Assemblée fournissait à la commission permanente de l'Assemblée des rapports dénonçant les agissements de la Société du 10 décembre et de sa filiale la Société du 15 août. En des réunions secrètes on aurait décidé la suppression de Changarnier et de Dupin, président de l'Assemblée. Ces rapports furent publiés, les faits furent reconnus faux, Allais fut condamné. Les impérialistes dénoncèrent la crédulité et le parti pris de la commission. Les rapports des deux pouvoirs devenaient de plus en plus mauvais.

Louis-Napoléon adressa le 12 novembre à l'Assemblée un message destiné à prouver sa bonne volonté et son respect de la légalité. Il disait :

« La France veut avant tout le repos. Encore émue des dangers [p.436] que la société a courus, elle reste étrangère aux querelles de partis ou d'hommes, si mesquines en présence des grands intérêts qui sont en jeu...

» La règle invariable de ma vie politique sera dans toutes les circonstances de faire mon devoir, rien que mon devoir.

» Il est aujourd'hui permis à tout le monde, excepté à moi, de vouloir hâter la révision de la Constitution. Ce vœu ne s'adresse qu'au pouvoir législatif. Quant à moi, élu du peuple, ne relevant que de lui, je me conformerai toujours à ses volontés légalement exprimées...

» Ce qui me préoccupe surtout, soyez-en persuadés, ce n'est pas de savoir qui gouvernera la France en 1852, c'est d'employer le temps dont je dispose, de manière que la transition quelle qu'elle soit, se fasse sans agitation et sans trouble.

» Le but le plus noble, et le plus digne d'une âme élevée, n'est point de rechercher, quand on est au pouvoir, par quels expédients on s'y perpétuera, mais de veiller sans cesse aux moyens de consolider, à l'avantage de tous, les principes d'autorité et de morale qui défient les passions des hommes et l'instabilité des lois[102]. »

Le Gouvernement procéda à la dissolution de la Société du 10 Décembre ; la commission ne publia pas le procès-verbal contenant son blâme au Gouvernement. L'activité de l'Assemblée se tourna vers des réformes législatives. Ce fut une accalmie. Mais la durée n'en fut pas longue.

VIII

LA CRISE DÉCISIVE DE JANVIER 1851 ET SES SUITES

LA RÉVISION

Louis-Napoléon était résolu à se saisir du pouvoir et à restaurer l'Empire. Son adresse du 12 novembre et l'apaisement qui suivit lui permirent d'agir par surprise quand ses adversaires n'étaient plus sur leurs gardes.

Une offensive subite fut déclenchée aux premiers jours de janvier 1851. Le 2, la Patrie, un de ses journaux, publia des instructions du général Changarnier aux chefs de troupes placés sous son commandement leur interdisant de répondre à tout ordre n'émanant pas [p.437] directement ou indirectement de lui, mais d'une autorité politique, civile ou judiciaire quelconque. Il s'agissait de le rendre suspect à l'Assemblée armée du droit de réquisition, à laquelle il soustrayait tous les corps de troupes dont le secours eût pu leur être nécessaire.

Le 3 janvier, Jérôme Bonaparte, qui siégeait dans les rangs de la Montagne, adversaire donc de Changarnier, interpella à ce sujet le ministre de la Guerre. Celui-ci sans démentir l'accusation demandait un délai pour s'informer. Mais Changarnier s'expliqua de suite. Ses ordres dataient des troubles du 15 juin et avaient pour but d'éviter que l'unité de commandement pour la défense de l'Assemblée fût compromise. L'Assemblée lui fit une ovation qui scellait l'union entre la représentation nationale et son défenseur[103].

Or le soir même le Président demanda à ses Ministres la révocation du général. Les Ministres la refusèrent et démissionnèrent pour laisser au Président la responsabilité de son acte.

Le Président voulut en éviter les suites nécessaires, écarter l'homme qui disposant de la force pouvait arrêter son entreprise et endormir l'Assemblée. Il convoqua les chefs des groupes de la majorité, les fameux « Burgraves ». Il leur expliqua que le double commandement de Changarnier à la tête de la garde nationale et de la première division militaire était anormal. Il constituait un troisième pouvoir, qui troublait le jeu des deux autres. Mettre fin à cet état de choses, disait-il, est mon droit, je suis résolu à en user, seulement, je vous demande d'être auprès de l'Assemblée les garants de la légalité de la mesure et de la loyauté de mes intentions. » Ses auditeurs se refusèrent à jouer ce rôle. « C'en est fait de l'accord des deux pouvoirs », lui dit Daru. Frapper le général le jour même où l'Assemblée l'acclamait, c'était en effet un défi caractérisé. L'entretien de l'Élysée ne fit qu'exaspérer davantage les esprits.

Le 9 janvier, un décret sans destituer Changarnier nommait le général Baraguey d'Hilliers à la tête de la première division militaire, et le général Perrot au commandement de la garde nationale.

D'autre part le Président constitua un nouveau Ministère avec : Drouyn de Lhuys aux Affaires étrangères, Regnaud de Saint-Jean d'Angély à la Guerre, Ducos à la Marine, Magne aux Travaux publics, Bonjean à l'Agriculture et au Commerce, Baroche, Fould, de Parieu, Rouher gardaient leurs portefeuilles.

L'Assemblée provoquée et menacée réagirait-elle ? Le Président [p.438] aussi bien que les Ministres était responsable devant elle. L'acte était personnel au chef de l'État, c'était l'occasion ou jamais de se servir de la prérogative que la Constitution lui attribuait. Sinon celle-ci était lettre morte, le Président devenait inviolable et les Ministres disparaissaient derrière lui. L'essence même de la Constitution était en question, et que de choses avec elles !

Mais alors se vérifia l'éternelle loi, à savoir que dans le domaine politique le droit est affaire de force. Légalement l'Assemblée tenait entre ses mains la vie du Président. Effectivement ses mains étaient trop faibles pour le tuer.

Le 10 janvier, de Rémusat interpella le Ministère. Baroche et Rouher protestèrent que le Président restait fidèle à son message du 12 novembre. Dufaure et le général Bedeau montrèrent ce que la conduite du Président avait d'incorrect et de menaçant. De Rémusat n'avait proposé que la nomination d'un comité chargé d'étudier les mesures à prendre. Ce ne fut voté que par 330 voix contre 273, la majorité ne faisait pas bloc[104].

On se demandait quelles seraient ces mesures à prendre. Constitution en Comité de salut public du comité à nommer ? Mise en accusation du Président ? L'Assemblée n'était pas unie en vue d'une mesure énergique. Les orléanistes, le centre hésitaient à provoquer une crise du régime, et à se lancer dans l'aventure, la Montagne haïssait Changarnier. Le comité fut composé d'hommes de tous les partis, donc voué à la faiblesse. Le 14 janvier, Lanjuinais présenta son rapport. Il proposait une simple démonstration politique.

« L'Assemblée nationale, tout en reconnaissant que le pouvoir exécutif a le droit incontestable de disposer des commandements militaires, blâme l'usage que le Ministre a fait de ce droit et déclare que l'ancien général en chef de l'armée de Paris conserve tous ses titres au témoignage de confiance que l'Assemblée lui a donné dans sa séance du 3 janvier[105]. »

La faiblesse de l'Assemblée se révélait déjà, puisqu'elle s'en prenait au Ministère d'un acte tout personnel du Président, antérieur à la formation du Cabinet.

La discussion dura quatre jours. Le discours de Thiers, du 17 janvier, demeuré célèbre, fut d'une clairvoyance absolue. « Il n'y a que deux pouvoirs dans l'État : le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Si l'Assemblée cède aujourd'hui, il n'y en a plus qu'un, et [p.439] quand il n'y en aura plus qu'un, la forme du Gouvernement est changée, le mot et la forme viendront... Quand ? Cela importe peu, mais ce que vous dites ne pas vouloir, si l'Assemblée cède, vous l'aurez obtenu aujourd'hui même, la forme du Gouvernement sera changée. Dès aujourd'hui on pourra dire : l'Empire est fait[106] ! » Berryer, Cavaignac, Changarnier, Crémieu, Dufaure, Lamartine, Lanjuinais prirent la parole. Berryer dit : « Si cette majorité est brisée, si elle est scindée, je déplore l'avenir qui est réservé à mon pays, je ne sais quels seront vos successeurs, je ne sais pas si vous aurez des successeurs, ces murs resteront peut-être debout, mais ils seront habités par des législateurs muets[107]. »

Les débats furent clos le 18 janvier et treize ordres du jour présentés. Le centre désertait la majorité. Pour la reconstituer on recourut à la Montagne en supprimant le témoignage rendu à Changarnier. On se bornait à cette phrase si banale, qui correspondait si mal à la gravité de la crise et qui était un mensonge : « L'Assemblée déclare qu'elle n'a pas confiance dans le Ministère et passe à l'ordre du jour. » Il ne visait que le Ministère et ce n'était à lui qu'il s'adressait. Il fut voté par 417 voix contre 278. Le lendemain le Ministère démissionnait.

L'événement était d'une portée incalculable.

L'Assemblée sortait de la crise profondément atteinte. Elle avait révélé sa faiblesse de toute façon : elle n'avait pas osé faire remonter la responsabilité à celui qui était vraiment le responsable, elle se désarmait pour l'avenir en abandonnant l'arme que la Constitution lui avait confiée. Le Président devenait inviolable et pouvait tout se permettre. — La majorité s'était brisée, — l'extrême gauche avait dû être appelée à remplacer le centre pour constituer une majorité de rencontre, sans autorité morale et sans lendemain, — elle avait abandonné pour y parvenir l'homme qui était seul capable de s'opposer à l'entreprise impérialiste.

Le Président sortait victorieux de l'aventure. La crainte de la Révolution, qui avait empêché le centre de voter pour l'ordre du jour, l'avait imposé à des hommes qui par ailleurs étaient ses adversaires. Il pouvait en toute circonstance spéculer sur ce sentiment de pusillanimité. A moins que ce ne fût la crainte même d'un immédiat coup d'État qui eût amené le centre, les orléanistes à cette capitulation. D'une façon ou d'une autre ils s'étaient condamnés à tout subir. [p.440] Louis-Napoléon avait désarmé l'opposition. Il pouvait précipiter ses desseins.

Le Ministère de transition du 24 janvier 1851. — A la manifestation de l'Assemblée le Président répondit par un message et par la formation d'un Ministère qu'il qualifia lui-même de « Ministère de transition ».

Dans son message, avec un grand calme, une grande modération de langage, il prêchait l'union des pouvoirs, manifestait la plus grande bonne volonté pour l'observer, dénonçait le mécontentement du pays à voir régner entre eux la discorde. C'était mettre tous les torts au compte de l'Assemblée et se présenter à la Nation comme l'homme de la concorde. « L'opinion publique, confiante dans la sagesse de l'Assemblée et du Gouvernement ne s'est point émue des derniers incidents. Néanmoins la France commence à souffrir d'un désaccord qu'elle déplore. Mon devoir est de faire ce qui dépendra de moi pour en prévenir les résultats fâcheux. L'union des deux pouvoirs est indispensable au repos du pays ; mais, comme la Constitution les a rendus indépendants, la seule condition de cette union est une confiance réciproque. Pénétré de ce sentiment, je respecterai toujours les droits de l'Assemblée, en maintenant intactes les prérogatives que je tiens du peuple... J'ai accepté après le vote récent de l'Assemblée la démission d'un Ministère qui avait donné au pays et à la cause de l'ordre des gages éclatants de son dévouement... Je me suis résolu à former un Ministère de transition composé d'hommes spéciaux n'appartenant à aucune fraction de l'Assemblée et décidés à se livrer aux affaires sans préoccupations de parti[108]. » Toutes ces phrases étaient des contre-vérités. La confiance de l'opinion publique était plus qu'ébranlée. Le Président faisait tout ce qui était nécessaire pour compromettre l'union des pouvoirs. La Constitution ne rendait pas du tout les deux pouvoirs indépendants l'un de l'autre, mais au contraire rendait et le Président et les Ministres responsables devant l'Assemblée. Ne former qu'un Ministère de transition après que l'Assemblée avait provoqué la chute du Ministère était une protestation incorrecte contre un acte parfaitement régulier. Mais l'opinion ne se laisserait-elle pas égarer par cet habile plaidoyer?

Le Ministère fut en effet composé d'hommes qui n'appartenaient pas à la politique: de Royer à la Justice, Brenier aux Affaires étrangères, le général Randon à la Guerre, le contre-amiral Vaillant à la [p.441] Marine et aux Colonies, Vaïsse à l'Intérieur, Schneider à l'Agriculture et au Commerce, Ch. Giraud à l'Instruction publique, de Germiny aux Finances. Magne, seul survivant, demeurait aux Travaux publics.

L'Assemblée ne désarma pas. Son hostilité trouva pour se manifester une nouvelle occasion avec la demande d'un crédit supplémentaire de 1.800.000 francs au profit du Président dont les besoins d'argent étaient criards, le banquier qui le finançait refusant d'escompter ses billets. L'occasion était bonne pour l'Assemblée de manifester son animosité en humiliant son adversaire sans courir le risque d'une crise politique. Malgré Montalembert qui, à son bureau, disait : « Ce n'est pas la dignité du Président qui serait atteinte, sa dignité, son autorité morale ne pourraient qu'y gagner, c'est la dignité, la popularité surtout de l'Assemblée qui auraient à en souffrir, ce sont les intérêts du Gouvernement parlementaire que l'on va compromettre », la demande fut repoussée par 396 voix contre 204. Mais c'était la même coalition de la droite et des républicains qui constituait cette majorité. L'échec fut très humiliant pour le Président qui vendit avec ostentation ses chevaux et ses voitures à l'Élysée et emprunta de l'argent auprès de l'ambassadeur d'Espagne. La division ne faisait que croître.

Elle existait au sein de l'Assemblée, la droite et le centre s'unissant pour rejeter une proposition d'amnistie en faveur des condamnés politiques présentée par la Montagne, la droite et les républicains repoussant ensemble une demande des Orléanistes en faveur de l'abrogation des lois d'exil.

Le Ministère transitoire s'était perpétué au pouvoir. Il fallait en constituer un définitif. Ce ne fut que le 10 avril. Magne et Randon conservèrent leurs départements, on vit revenir Baroche aux Affaires étrangères, de Chasseloup-Laubat à la Marine, Faucher à l'Intérieur, Buffet à l'Agriculture et au Commerce, Fould, bientôt remplacé par Vuitry aux Finances, de Crouseilhes à l'Instruction publique ; Faucher n'avait accepté qu'en stipulant que la loi électorale ne serait pas modifiée.

Mouvement révisionniste. Le manifeste du Président à Dijon. — Ces divisions étaient d'autant plus graves que le pays était comme hypnotisé par l'échéance de 1852, des élections législatives devant avoir lieu le 29 avril, l'élection présidentielle étant fixée par la loi du 28 octobre 1848 au deuxième dimanche de mai, et le Président n'étant pas rééligible. Les partis révolutionnaires ne profiteraient-ils [p.442] pas de cette double crise pour s'emparer du pouvoir et réaliser la Révolution politique et sociale ?

L'idée de la révision se posa devant les esprits. Elle était d'une réalisation difficile. L'Assemblée seule en avait l'initiative ; — elle ne pouvait être proposée que dans sa dernière année de fonctionnement ; — elle devait subir trois délibérations successives ; — elle devait être votée par les trois quarts des membres de l'Assemblée ; — et la révision était réalisée par une Assemblée spécialement élue à cet effet.

Comment aboutir dans ces conditions ? Le parti républicain qui était hostile comptait plus d'un quart de l'Assemblée ! De plus, les révisionnistes ne s'entendaient pas. Les légitimistes, qui rêvaient d'une restauration, voulaient une révision totale, les partisans du Président et les orléanistes se contentaient d'une révision partielle. Certains voulaient une prolongation des pouvoirs du Président, d'autres sa rééligibilité.

Favorisé par le Gouvernement un pétitionnement se poursuivait dans le pays, qui au 1er juillet 1851 devait atteindre 1.120.000 signatures.

C'est dans cet état des esprits que le 1 e r juin Louis-Napoléon déchira en quelque sorte les voiles et se posa en prétendant, invoquant le vœu du pays, sa popularité et dénonçant l'attitude de l'Assemblée. C'était au cours de l'inauguration du tronçon du chemin de fer de Tonnerre à Dijon et dans cette dernière ville. Il proclama tout d'abord sa propre popularité. « Je voudrais, disait-il, que ceux qui doutent de l'avenir m'eussent accompagné à travers les populations de l'Yonne et de la Côte d'Or. Ils eussent vu que ni les intrigues, ni les attaques, ni les discussions passionnées des partis ne sont en harmonie avec l'état et les sentiments du pays. La France ne veut ni le retour à l'ancien régime, quelle que soit la forme qui la déguise, ni l'essai d'utopies funestes et impraticables. C'est parce que je suis l'adversaire le plus naturel de l'un et de l'autre qu'elle a placé sa confiance en moi. S'il en était autrement, comment expliquer cette touchante sympathie du peuple à mon égard, qui résiste à la polémique la plus dissolvante et m'absout de ses souffrances[109] ? »

Puis il se livra à une attaque si vive contre l'Assemblée que le texte de son discours, ici rapporté, ne fut pas publié tel qu'il le prononça.

[p.443]

« Depuis trois ans, disait-il, on a pu remarquer que j'ai toujours été secondé par l'Assemblée quand il s'est agi de combattre par des mesures de compression. Mais quand j'ai voulu faire le bien, améliorer le sort des populations, elle m'a refusé ce concours. Je profite de ce banquet, comme d'une tribune, pour ouvrir à mes concitoyens le fond de mon cœur. Une nouvelle phase de notre vie politique commence. D'un bout de la France à l'autre des pétitions se signent. J'attends avec confiance les manifestations du pays, et les décisions de l'Assemblée, qui ne seront inspirées que de la seule pensée du bien public. Si la France reconnaît qu'on n'a pas eu le droit de disposer d'elle sans elle, la France n'a qu'à le dire, mon courage et mon énergie ne lui manqueront pas. Quels que soient les devoirs que mon pays m'impose, il me trouvera toujours disposé à suivre sa volonté. Et croyez-le bien, Messieurs, la France ne périra pas par mes mains. »

Le prince revendiquait pour la France, non consultée, le droit de disposer d'elle-même après avoir affirmé sa popularité et mettait à son service « son courage et son énergie ». Pétition et coup d'État, tel était le programme.

Le maire de Dijon but « au prince Louis-Napoléon Bonaparte, Président de la République[110] ». Le tribunal de commerce qui était républicain ne se présenta pas à la réception des autorités à la Préfecture. Le ministre de l'Intérieur retoucha le passage le plus agressif du discours présidentiel contre l'Assemblée et partit pour Paris par un train spécial pour veiller à l'impression du discours retouché par lui.

L'importance de l'événement n'échappait à personne.

Dans son article du 3 juin du Constitutionnel, partisan du Président, Granier de Cassagnac commentait ainsi l'incident : « Nous entrons dans une de ces crises décisives, où il est juste que chacun ait sa part de responsabilité. Le pays sait désormais ce qu'il doit attendre de Louis-Napoléon Bonaparte, c'est à l'Assemblée de faire connaître ce qu'on doit attendre d'elle. La France dans son équité jugera tout le monde. » C'était comme un procès institué entre l'Assemblée et le Président. Lamartine se posa en juge. Il relevait les injustices de l'Assemblée, ses soupçons de coup d'État, ses précautions et ses terreurs offensantes, son insurrection contre la mesure prise vis-à-vis de Changarnier très correcte et constitutionnelle, ses mises en minorité de Ministères, dont le tort n'était que d'être les [p.444] Ministres du Président. Mais Lamartine blâmait aussi les attaques du Président contre l'Assemblée. « Le Président est un pouvoir, à ce titre il devrait être impassible, muet sur l'Assemblée... qu'il se repose sur le pays et qu'il s'en rapporte à sa justice... les Assemblées ont aussi des juges. »

Et le Constitutionnel qui rapportait ce passage de Lamartine, concluait : « On peut déjà, sans être prophète, deviner le dénouement de cette longue comédie du dépit, des intrigues et des calomnies. Il est probable que la question sera résolue par une nouvelle explosion de l'admirable instinct populaire qui a prévalu le 10 décembre. »

On voit quel était le retentissement de ce discours. Tout l'avenir était mis en question. Entre le Président et l'Assemblée le duel devant l'opinion était engagé.

La question de la révision à la Chambre. — La question de la révision s'imposait, des propositions se multiplièrent à l'Assemblée, qui pouvait les examiner à partir du 28 mai. La plus importante émana de de Broglie, et fut revêtue de 233 signatures. Après des débats dans les bureaux révélant l'embarras et les divergences qui régnaient, une commission fut nommée composée de membres de tous les partis. Elle conclut à une révision totale, qui permettrait à la France de disposer complètement d'elle-même, le vœu des légitimistes était satisfait.

Le rapport de de Tocqueville, lu le 8 juillet[111], est des plus intéressants.

Il fait la peinture très fouillée des défauts de la Constitution de 1848. « Une Chambre chargée seule de faire la loi, un homme chargé seul de présider à l'application de toutes les lois et à la direction de toutes les affaires, tous deux élus de même, directement, par l'universalité de tous les citoyens ; l'Assemblée toute-puissante dans le cercle de la Constitution, le Président obligé de lui obéir dans la même limite, mais tenant de son élection une force morale qui permet d'imaginer la résistance et qui rend la soumission malaisée, pourvu d'ailleurs de toutes les prérogatives que possède le chef de l'exécutif dans un pays où l'administration publique, partout répandue et mêlée à tout, a été faite par la Monarchie et pour elle : ces deux grands pouvoirs égaux par l'origine, inégaux par le droit, condamnés par la loi à la gêne, conviés en quelque sorte par elle aux soupçons, aux jalousies, à la lutte, obligés pourtant de vivre resserrés [p.445] l'un contre l'autre, dans un tête-à-tête éternel, sans un intermédiaire ou un arbitre qui puisse les concilier ou les contenir, ce ne sont pas les conditions d'un Gouvernement régulier et fort. »

C'était la plus perspicace condamnation de la Constitution de 1848.

De Tocqueville insistait ensuite sur l'inquiétude, le trouble et le vœu des masses en faveur d'une réforme qu'on pouvait croire inefficace sans pouvoir la refuser. Il évoquait l'échéance de 1852 qui réellement affolait le pays et faisait entrevoir le risque, si la révision ne se faisait pas, d'une réélection anticonstitutionnelle du Président. « La Constitution non pas légalement changée, mais violée et renversée tout est permis, tout peut être essayé, tout est possible... La France est de nouveau livrée aux caprices de la foule et aux hasards de la force. »

Mais après avoir dit que « le statu quo actuel doit aboutir presque nécessairement, soit à l'usurpation, soit à l'anarchie, en tous cas à la ruine de la République et peut-être de la liberté », de Tocqueville se montrait très sceptique sur les chances de la révision et concluait que le statu quo demeurait l'ordre et la légalité.

Les débats commencèrent le 14 juillet. Les légitimistes, de Falloux, Berryer soutinrent la révision totale et le retour à la Monarchie. Michel de Bourges, Victor Hugo, combattirent la révision, dénoncèrent la faiblesse des partisans de la Monarchie et les fautes de celle-ci et attaquèrent en même temps le Président, dénonçant ses ambitions et son insuffisance. Parmi les modérés, Dufaure, par exemple, combattait la révision, s'efforçant de montrer les avantages de la Constitution, le rétablissement de l'ordre qu'elle avait permis, l'habitude que le pays en prenait. Il faisait crédit au Président et au pays pour le respect de l'ordre et de la légalité quand l'échéance des pouvoirs se présenterait. D'autres comme Odilon Barrot insistaient sur le danger du coup d'État. Le 19, la révision obtenait 446 suffrages contre 287, comme elle exigeait le vote aux trois quarts des votants, elle était rejetée[112]. On pouvait reprendre le mot de Lamartine : Alea jacta est, le sort de la France venait de se jouer.

[p.446]

IX

PRÉPARATION DU COUP D'ÉTAT

Le Ministère mis en minorité est maintenu. — L'Assemblée humiliée par l'échec du projet de révision, échec qui prouvait au pays son impuissance, voulut se venger sur le Gouvernement. Les Ministres et les préfets ayant encouragé les pétitions, le Ministère fut interpellé, blâmé, mais le Président maintint le Ministère en fonctions. C'était un premier coup d'État parlementaire, la Constitution étant violée.

Or l'Assemblée, abandonnant la partie, du 9 août se prorogea au 4 novembre. Elle laissait le champ libre au Président pour préparer le véritable coup d'État. Il le fit de main de maître. Pour renverser un régime et en mettre un nouveau à sa place, il faut posséder la force qui brise les résistances possibles, être sûr de collaborateurs capables, assumer le pouvoir, avoir pour soi l'opinion qui vous laisse faire et vous soutient.

Le prince Président exécuta ce programme dans la perfection. Les étapes qu'il suivit ont été maintes fois rappelées, à grands traits il faut pourtant retracer les phases de la destruction d'un régime et de l'édification d'un autre, rien ne montre mieux que les institutions valent par les forces qu'elles incarnent.

Conquête de l'armée. — Selon que l'armée avait combattu ou non une Révolution celle-ci avait avorté ou réussi. Le Président devait donc la mettre dans son jeu. Il s'y était déjà appliqué. Il avait pris l'initiative de relèvements de soldes, dans toutes les revues il avait fait faire des distributions de vivres et de vin auxquelles le soldat est infiniment sensible. Il avait enlevé ses commandements à Changarnier qui était son adversaire et le protecteur de l'Assemblée. Les souvenirs de l'Empire, l'intérêt que, par suite de ses études personnelles et de sa propre carrière, il portait à l'armée le rendaient sympathique aux troupes. Restait à trouver l'homme à mettre à leur tête pour en faire une force à sa disposition. Il choisit Saint-Arnaud. Soldat depuis l'âge de 17 ans, il en avait 53 ans et possédait toute son énergie. Sa jeunesse avait été très agitée, il avait beaucoup voyagé, Bugeaud l'avait distingué et il avait gagné ses grades en Algérie, pépinière des grands chefs d'alors. En février, à la tête d'une brigade, il avait assisté [p.447] impuissant à la Révolution qu'il méprisait. Dès les débuts de Louis-Napoléon il s'était rallié à lui. Pour lui donner du prestige celui-ci lui avait confié une expédition contre la petite Kabylie. On en fit un divisionnaire. Le 8 août il quitta l'Algérie, c'était le successeur désigné du ministre de la Guerre. Le 16 juillet le commandement de l'armée de Paris fut confié au général Magnan, qui avait prouvé son énergie à Lyon et que dès Boulogne le prince avait voulu associer à sa fortune. En même temps celui-ci s'entourait des généraux Fleury, Vaudrey et recevait à l'Élysée un grand nombre d'officiers.

Comment l'armée, où l'on commande, toujours antipathique au Parlement, où l'on discute, ainsi préparée, n'aurait-elle pas pris le parti du Président contre l'Assemblée ?

Les premiers collaborateurs du coup d'État. — Tout coup d'État a besoin d'hommes résolus, prêts à prendre de suite la direction des affaires, qui ne peuvent chômer. Le Président avait de la peine à en trouver. Il n'était pas l'homme d'un parti pouvant compter sur un état-major tout formé. Ses cousins siégeaient à la Montagne. Ses amis personnels étaient sans valeur. De Persigny avait surtout du dévouement.

De Morny qui passait pour son demi-frère utérin, pour le fils de la Reine Hortense, était de ressource. C'était un homme du monde et de plaisir, qui fréquentait tous les mondes, même le monde mélangé, un homme intelligent, mais non travailleur, brillant, mais superficiel. Il était député depuis 1842 et connaissait le personnel et la pratique politiques. Il pouvait être un guide, un initiateur pour Louis-Napoléon. L'Empire répondait à ses goûts, il s'y donna.

De Maupas devait être un second collaborateur précieux. Il était parti de la sous-préfecture de Beaune. Avait conquis la confiance du Président en lui adressant en dehors de ses supérieurs des rapports sur l'état de l'opinion. Par un avancement de faveur exceptionnel il avait été nommé à la Préfecture de la Haute-Garonne. Devenu suspect à Faucher, ministre de l'Intérieur, pour ses intrigues, il avait été maintenu par le Président. Il connaissait l'administration et était prêt à toutes les audaces. Avec de Persigny cela faisait à peine quelques hommes, mais ils étaient de ressource, déterminés et la surprise exige que le nombre des confidents soit aussi réduit que possible.

L'opinion. La réforme de la loi du 31 mai, le Ministère du 26 octobre. — Pour gagner l'opinion Louis-Napoléon joua un double jeu. Il se présenta toujours comme le représentant de l'ordre, le défenseur de la société contre les menaces de Révolution sociale. [p.448] Or les manifestations de la Montagne à l'Assemblée, les menées et les complots que les instructions judiciaires révèlent entretiennent la crainte, et les modérés se demandent qui en 1852 pourrait remplacer le Président dans son rôle de protecteur des intérêts nationaux. Un article du Dr Véron du Constitutionnel du 5 février 1851 explique ainsi la popularité du prince Président. S'il est populaire auprès des modérés, « c'est que depuis deux ans il a su se placer dans le courant des idées et des intérêts des partis, c'est qu'une expérience journalière lui a inspiré l'horreur des coups de main et des aventures, c'est que pour gouverner aujourd'hui la France, au milieu de la division et de l'ardeur des partis, il croit à la République et que pour maintenir l'ordre et la tranquillité, il cherche bien plus à accroître son autorité morale, qu'il ne compte sur de vains attirails de guerre ». La protection des intérêts, c'est bien ce qui, à la session d'août 1851, déterminait 85 conseils généraux à réclamer la révision de la Constitution, ce qui constituait une sorte de plébiscite.

Mais en même temps le Président, pour gagner le peuple, la « vile multitude » comme disait Thiers, n'hésitait pas à imposer à son Gouvernement un projet de loi abrogeant la loi du 31 mai. Le Constitutionnel du 8 octobre, sous la signature de Granier de Cassagnac, l'annonçait. Au Conseil des Ministres du 11, le ministre de l'Intérieur, Faucher, non prévenu, demanda si l'article exprimait la volonté du Président ; le préfet de police dénonça les périls que cette abrogation présenterait. Baroche et Randon se prononcèrent dans le même sens. Le Président remit ses explications au 14. Il fit alors savoir qu'il était en effet décidé à la réforme de la loi. Ses Ministres démissionnèrent, ils jugeaient impossible d'attaquer une loi qui avait été votée avec le gré du Gouvernement comme une mesure de salut public.

Le 26, un nouveau Ministère était formé de Corbin à la Justice, Turgot aux Affaires étrangères, Ch. Giraud à l'Instruction publique, de Thorigny à l'Intérieur, de Casabianca à l'Agriculture, Lacrosse aux Travaux publics, Fortoul à la Marine, Blondel aux Finances, Saint-Arnaud à la Guerre. On rappela le mot de Lamoricière : « Quand vous verrez Saint-Arnaud à la Guerre, dites : Voilà le coup d'État. »

Le 11 août déjà, dans une réunion à Saint-Cloud avec de Morny, de Persigny, Carlier, Bouher, il en avait été question, le Président inclinait à profiter des vacances pour n'avoir pas à arrêter les députés, on avait parlé du 1e r septembre. Saint-Arnaud fit observer [p.449] qu'après la rentrée on se saisirait bien plus facilement des chefs de l'opposition.

L'Assemblée en face du péril. La question du droit de réquisition. — L'Assemblée rentrée le 4 novembre fut saisie par le message du Président[113] et par un projet gouvernemental de l'abrogation de la loi du 31 mai[114].

Comment se déjuger à dix-huit mois de distance et comment oublier les menaces révolutionnaires ? On imagina une transaction. Le projet serait repoussé, mais dans une réforme partielle de la loi municipale on introduirait de nouvelles conditions de l'électorat réduisant la durée du domicile et elles seraient étendues aux élections législatives.

Le Gouvernement repoussa ce compromis, son projet fut rejeté par 355 voix contre 348. Louis-Napoléon pouvait se dire le partisan et proclamer l'Assemblée l'adversaire du suffrage universel. On crut à un coup d'État immédiat.

L'Assemblée n'avait plus qu'à se défendre. L'article 32 de la Constitution lui reconnaissait le droit de fixer l'importance des forces militaires établies pour sa sûreté » et ajoutait : « Elle en dispose. » Mais il ne disait pas si elle pouvait réquisitionner directement les corps de troupes, ou si elle devait recourir pour cela à leur supérieur, le ministre de la Guerre. Le droit de réquisition directe était consacré par l'article 83 du règlement de l'Assemblée nationale et le décret du 11 mai 1848. Mais ce décret n'ayant pas été publié au bulletin des lois on pouvait douter de la validité de l'article 83. Les questeurs rédigèrent en conséquence un projet de loi qui aurait établi le droit de réquisition directe, mais cette mesure parut trop offensante pour le Président. On crut suffisant de provoquer de la part des ministres de la Guerre et de l'Intérieur la reconnaissance de la légalité de la réquisition directe. Dans une entrevue dont le procès-verbal fut dressé ils l'admirent formellement. Seulement le lendemain quand le procès-verbal fut publié, ils protestèrent. Ils n'avaient jamais admis la validité du décret du 11 mai. Le Président leur avait imposé cet humiliant désaveu. Il fallait en revenir au projet de loi des questeurs. La Montagne contre laquelle la réquisition pouvait être un jour utilisée se sépara de la droite, n'admettant pas que cette mesure fût nécessaire pour le salut de la République et se laissant prendre à l'attitude du Président à l'égard du suffrage universel. La discussion [p.450] fut passionnée, beaucoup comprenaient que l'Assemblée jouait sa dernière carte.

Michel de Bourges, au nom de la gauche, combattit le projet. « Il n'y a pas de danger, dit-il, et j'ajoute que s'il y avait un danger, il y a ici une sentinelle invisible qui nous protège, cette sentinelle invisible, c'est le peuple. » Vainement Thiers adjura-t-il la gauche, montrant que la réquisition directe était la seule arme de l'Assemblée, que la Constituante l'avait établie, que le ministre de la Guerre en la niant en prouvait la nécessité. Vainement on signala à l'Assemblée que le Ministre venait de donner l'ordre de faire disparaître le texte du décret des casernes, où il était encore affiché. La gauche résista. Saint-Arnaud, Magnan, de Maupas quittèrent la séance pour agir de suite si le projet était voté. Il fut repoussé par 408 voix contre 300. L'Assemblée s'était désarmée.

Le Président et ses complices en dehors du Gouvernement arrêtèrent dès lors les mesures à prendre et, après avoir envisagé les dates du 20, puis du 25 novembre, fixèrent le coup d'État au 2 décembre, anniversaire d'Austerlitz.

L'Assemblée s'occupa de la réforme électorale, détachée de la loi municipale. Elle refusa de limiter à un an la durée du domicile exigée et s'arrêta à deux ans à une voix de majorité. Ce n'est pas ainsi qu'elle pouvait reconquérir de la popularité[115].

L'opinion suivait sans s'illusionner la marche des événements.

Les Débats du 20 novembre dénonçaient la Constitution comme la cause du déplorable gâchis dans lequel on piétinait. « Fille de l'anarchie, disaient-ils, elle devait ressembler à sa mère. La crise actuelle n'est que le développement naturel, normal, logique de la Constitution : elle y était, elle y est encore en germe, elle en est déjà sortie, et il ne faudra qu'un incident pour l'en faire sortir encore. La Constitution après avoir créé deux pouvoirs rivaux avec des prérogatives et des forces rivales, les a enfermés dans un cercle infranchissable, et les y a mis en présence l'un de l'autre comme dans un champ clos... Nous avons vu le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif s'attaquer et se répondre par des mesures et des propositions qui portaient en elles la guerre civile, sans qu'on pût dire qu'aucun des deux sortît de son droit, et tous deux sont arrivés à l'état d'hostilité flagrante, armés tous deux de la Constitution... Quant à nous, nous répétons à nos adversaires ce qu'ils nous ont dit tant de fois en d'autres [p.451] temps : Faites une réforme pour éviter une Révolution... Élargissez le cercle de la souveraineté nationale, sinon elle brisera les digues dans lesquelles vous voulez l'emprisonner et l'étouffer. »

Aussi le 30 novembre la réforme électorale ayant été rejetée, les Débats écrivaient : « Aucun vote n'avait encore jeté sur la situation une lumière aussi vive et aussi désespérante. Ce qu'il y a de plus triste, c'est que ce vote n'atteint pas seulement la loi du 31 mai, il porte un coup funeste à l'autorité morale de l'Assemblée, à l'espoir et à la confiance que le pays a mis en elle. Il y a dix-huit mois le principe de la loi sur lequel on délibère était accepté par 433 voix contre 241. Aujourd'hui qu'il s'agit de maintenir ce principe cette majorité se trouve réduite à une seule voix. Il n'y a pas de majorité pour détruire la loi du 31 mai, mais il n'y a plus de majorité pour la maintenir... La majorité conservatrice est dissoute ; il n'y a plus qu'une majorité de hasard, et d'aventure, une majorité dont la Montagne dispose en arbitre souveraine. »

C'était l'attente. Le Journal des Débats du 1er décembre écrivait: « Malgré les bruits qui avaient été répandus hier... la journée d'aujourd'hui dimanche s'est passée très paisiblement. »

X

LE COUP D'ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851

Si le succès et les suites du coup d'État ont pour notre histoire constitutionnelle une très grande importance, les détails de son exécution en ont moins. On peut pourtant relever qu'il fut l'œuvre d'un homme assisté seulement de quelques complices, que cet homme, le chef de l'État, s'appuya sur des moyens de violence et de force, sur l'armée, qu'il ne fut soutenu ni par une fraction de l'Assemblée, ni par une partie de la population. Il opéra comme dans le vide. S'il ne rencontra point de résistance, il ne rencontra pas non plus de soutien. Il profita du discrédit de l'Assemblée que ses conflits avec le Gouvernement, ses divisions intérieures, ses faiblesses avaient créé. Il ne trouva pas, le coup d'État opéré, la faveur qui avait suivi le 18 Brumaire.

Le 2 décembre, décret et proclamations. — Le 2 décembre n'eut rien d'un mouvement populaire, il fut subi ou accepté, il ne fut pas provoqué, encouragé par l'opinion. Et ce sera pour le nouveau [p.452] régime sa grande faiblesse, il n'a pas de racines dans le pays, il ne correspond pas à un mouvement des esprits. Il n'a paru fort que parce qu'il détruisait ce qui était faible et qu'il s'est servi de la force, mais la force n'était pas en lui.

Sans s'attacher au détail des faits, il faut relever les actes du pouvoir dans l'accomplissement de son œuvre de destruction et de construction.

La fameuse soirée de l'Élysée du 1e r décembre destinée à endormir les craintes s'achève. Le Président rejoint dans son cabinet Saint-Arnaud, de Morny, de Maupas, de Persigny, Mocquart, son secrétaire. Il s'agit de saisir la France du fait accompli par des décrets et proclamations.

Le décret essentiel, qui opère la Révolution, est ainsi conçu :

Au nom du peuple français.

Le Président de la République

Décrète :

Art. 1. — L'Assemblée nationale est dissoute.

Art. 2. — Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est abrogée.

Art. 3. — Le peuple français est convoqué dans ses comices ; à partir du 14 décembre jusqu'au 21 décembre suivant.

Art. 4. — L'état de siège est décrété dans l'étendue de la première division militaire.

Art. 5. — Le Conseil d'État est dissous.

Art. 6. — Le ministre de l'Intérieur est chargé de l'exécution du présent décret.

Fait au palais de l'Élysée, le 2 décembre 1851[116]

Louis-Napoléon Bonaparte.

Le ministre de l'Intérieur,

De Morny.

Toutes ces mesures, qui opèrent le changement de régime, sont naturellement inconstitutionnelles, le prince ne se prévaut même pas de son titre de Président de la République. Le rétablissement du suffrage universel, l'appel au peuple, voilà ce qui doit couvrir l'illégalité [p.453] commise. La Nation est appelée à l'exercice direct de sa souveraineté.

Ce décret est accompagné d'une proclamation, au titre significatif, destinée à justifier la Révolution accomplie.

Appel au peuple

Français,

« La situation actuelle ne peut plus durer longtemps. Chaque jour qui s'écoule aggrave les dangers du pays. L'Assemblée qui devait être le plus ferme appui de l'ordre est devenue un foyer de complots. Le patriotisme de trois cents membres n'a pu arrêter ses fatales tendances. Au lieu de faire des lois dans l'intérêt général, elle forge des armes pour la guerre civile, elle attente au pouvoir que je tiens directement du peuple, elle encourage toutes les mauvaises passions. Elle compromet le repos de la France, je l'ai dissoute et je rends le peuple juge entre elle et moi.

» La Constitution avait été faite dans le but d'affaiblir le pouvoir que vous alliez me confier. Six millions de suffrages furent une éclatante protestation contre elle, pourtant je l'ai fidèlement observée. Les provocations, les calomnies, les outrages m'ont trouvé impassible. Mais aujourd'hui que le pacte fondamental n'est plus respecté de ceux-là même qui l'invoquent sans cesse et que les hommes qui ont déjà perdu deux Monarchies veulent me lier les mains afin de renverser la République, mon devoir est de déjouer leurs perfides projets, de maintenir la République et de sauver le pays en invoquant le jugement du seul souverain que je reconnaisse en France : le peuple.

» Je fais donc un appel loyal à la Nation tout entière, et je vous dis : Si vous voulez continuer cet état de malaise qui nous dégrade et qui compromet notre avenir, choisissez un autre à ma place, car je ne veux plus d'un pouvoir qui est impuissant à faire le bien, me rend responsable d'actes que je ne puis empêcher et m'enchaîne au gouvernail quand je vois le vaisseau courir à l'abîme.

» Si au contraire vous avez encore confiance en moi, donnez-moi les moyens d'accomplir la grande mission que je tiens de vous.

» Cette mission consiste à fermer l'ère des Révolutions en satisfaisant les besoins légitimes du peuple et en le protégeant contre les passions subversives. Elle consiste surtout à créer des institutions qui survivent aux hommes et qui soient enfin des fondations sur lesquelles on puisse asseoir quelque chose de durable.

[p.454]

» Persuadé que l'instabilité du pouvoir, que la prépondérance d'une seule Assemblée sont des causes permanentes de troubles et de discorde, je soumets à vos suffrages les bases fondamentales suivantes d'une Constitution que les Assemblées développeront plus tard ;

» 1° Un chef responsable nommé pour dix ans ;

» 2° Des Ministres dépendant du pouvoir exécutif seul ;

» 3° Un Conseil d'État formé des hommes les plus distingués préparant les lois et soutenant la discussion devant le Corps législatif ;

» 4° Un Corps législatif discutant et votant les lois, nommé par le suffrage universel, sans scrutin de liste qui fausse l'élection ;

» 5° Une seconde Assemblée formée de toutes les illustrations du pays, pouvoir pondérateur, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques.

» Ce système, créé par le premier Consul au commencement du siècle, a déjà donné à la France le repos et la sécurité, il les lui garantirait encore. Telle est ma conviction profonde. Si vous la partagez, déclarez-le par vos suffrages. Si je n'obtiens pas la majorité de vos suffrages, alors je provoquerai la réunion d'une nouvelle Assemblée, et je lui remettrai le mandat que j ' a i reçu de vous...[117] »

C'était une histoire bien particulière que celle que le prince brossait ainsi, dans laquelle il apparaissait comme le bienfaiteur de la France, comme l'observateur scrupuleux de la Constitution et l'Assemblée comme la cause de tous les maux et l'insurgée perpétuelle contre le pacte constitutionnel. C'était une bien fausse conception que celle de l'appel au peuple permettant de tout faire sous réserve d'une approbation de la Nation. Et c'était une grande hardiesse de se présenter comme le champion de la République en reprenant la tradition napoléonienne.

Ce décret et cette proclamation étaient accompagnés d'une proclamation « à l'armée » et d'une autre encore du préfet de police aux « habitants de Paris ».

Louis-Napoléon faisait appel à l'armée pour qu'elle le soutînt. « Soldats ! disait-il. Soyez fiers de votre mission, vous sauverez la patrie, car je compte sur vous, non pour violer les lois, mais pour faire respecter la première loi du pays, la souveraineté nationale, dont je suis le légitime représentant...[118]. »

Le préfet de police de son côté disait aux Parisiens : « C'est au nom du peuple, c'est dans son intérêt et pour le maintien de la République [p.455] que l'événement s'est accompli. C'est au jugement du peuple que Louis-Napoléon Bonaparte soumet sa conduite...[119] »

Imprimés à l'imprimerie nationale avec un luxe de précautions extraordinaires, affichés de même, ces décret et proclamations apprirent dès le matin aux ouvriers se rendant au travail « l'événement ». L'Assemblée jouissait de peu de sympathie auprès du peuple sans en avoir beaucoup plus auprès de la bourgeoisie. « L'événement » habilement présenté ne provoqua pas dans l'ensemble de la capitale un soulèvement sérieux de l'opinion.

La force prévient et brise les résistances. — Le Président s'était attribué le pouvoir et avait supprimé par décret les pouvoirs établis. Il fallait éviter dans la mesure du possible et réprimer les résistances certaines.

La nuit même le préfet de police avait fait arrêter seize représentants, les chefs militaires : Bedeau, Changarnier, Lamoricière, Cavaignac, Charras, Le Flô, quelques députés influents : Thiers, Royer du Nord, Baze, Cholat, Valentin, Greppo, Nadaud, Miot, Baune et Lagrange, les uns pouvant soulever l'armée, les autres les faubourgs. De plus soixante-deux républicains notoires membres des anciens clubs, furent incarcérés à Mazas.

Le Palais Bourbon fut aussi occupé par des troupes et fermé de nuit.

Pour éviter toute velléité d'insurrection il fallait déployer d'importantes forces militaires. Le général Magnan, qui n'avait voulu intervenir que le fait une fois accompli, fut réveillé de nuit. Il mit sur pied ses régiments, alerta les garnisons voisines de Paris, occupa les points stratégiques. Les chefs de la garde nationale avaient consigne de ne pas la mettre en mouvement.

A dix heures du matin le Président passa une revue aux Champs Élysées.

Restait l'Assemblée. Certains d'entre les députés réunis chez Odilon Barrot prononcèrent la déchéance du Président. D'autres pénétrant dans le Palais Bourbon par une issue dérobée firent ouvrir un simulacre de séance par Dupin, mais la gendarmerie mobile les dispersa.

Un grand nombre au contraire se réunirent chez Daru, puis à la mairie du Xe arondissement (faubourg Saint-Germain). Ils arrivèrent à être 300, deux vice-présidents pouvaient diriger leurs travaux. L'Assemblée [p.456] prononça la déchéance de Louis-Napoléon Bonaparte et déclara prendre la direction du pouvoir exécutif. Mais elle refusa de faire appel aux faubourgs, seule force à opposer à l'armée.

Le Président voulait user le moins possible de la force apparente, faire le moins de victimes et créer à son régime le moins d'hostilité possible. Une série de démarches furent faites auprès de l'Assemblée pour l'amener à se disperser. Elle protestait, invoquait la Constitution, nommait Oudinot commandant en chef des troupes. Finalement les soldats pénétrèrent dans la salle occupée par les députés, les conduisirent à la caserne du quai d'Orsay d'où ils furent conduits à Mazas, à Vincennes et au Mont-Valérien.

La Haute Cour elle aussi esquissa une résistance. Elle se réunit au Palais de Justice, où elle fut dissoute, puis chez son président, où elle nomma le ministère public chargé de requérir contre le Président, qui fut inculpé de haute trahison. Le lendemain, devant les entraves qu'elle rencontra, elle s'ajourna.

Dans les deux cas le droit avait cédé devant la force.

Organisation du nouveau Gouvernement. — Issu de la violence le nouveau Gouvernement devait chercher à se créer le plus vite possible une légitimité. Elle ne pouvait lui venir que de la souveraineté populaire. D'ailleurs en toutes circonstances le Président avait proclamé qu'il se soumettrait au verdict du peuple, juge entre lui et l'Assemblée.

Un décret du 2 décembre organisait le plébiscite dans le pays même. Il était ainsi rédigé : Article premier — Le peuple français est solennellement convoqué dans ses comices, le 14 décembre présent mois, pour accepter ou rejeter le plébiscite suivant :

« Le peuple français veut le maintien de l'autorité de Louis-Napoléon Bonaparte, et lui délègue les pouvoirs nécessaires pour établir une Constitution sur les bases proposées par sa proclamation du... »

Art. 2. — Sont appelés à voter, tous les Français âgés de 21 ans, jouissant de leurs droits civils et politiques...

Suivait l'indication des conditions dans lesquelles le vote aurait lieu dans les mairies sur deux registres d'acceptation et de non-acceptation, pendant huit jours, du 14 au 21 décembre[120].

Un second décret organisait le plébiscite pour l'armée.

Il y fut apporté quelques retouches, le vote dut avoir lieu par [p.457] bulletin imprimé ou manuscrit portant « oui » ou « non » et le vote fut limité aux 20 et 21 décembre.

Le ralliement au coup d'État fut hésitant. Il avait été l'œuvre de cinq personnages. On ne s'installe pas, on ne s'organise pas à cinq. Se rallierait-on ? Les partisans de l'Élysée éprouvèrent de l'hésitation à approuver un acte si contraire à la loi, si attentatoire à la représentation nationale. Puis quel en serait le succès ? Ce fut comme en se cachant que quelques hommes politiques se risquèrent à se rendre à l'Élysée. Le prince eut de la peine à former, le 3, un Ministère. Quand il nomma sa commission consultative il éprouva des refus. Louis-Napoléon put douter ainsi du succès, mis en quarantaine il n'aurait pas pu gouverner. Mais la force, la perspective des faveurs à conquérir d'un nouveau Gouvernement constituent une singulière attraction. Les visiteurs de l'Élysée se multiplièrent vite et l'on vit des représentants qui, arrêtés et incarcérés, dès leur mise en liberté s'y précipitèrent sans rentrer chez eux.

Commission consultative et Ministère du 3 décembre. — Dès le 2 décembre le Président, sentant la nécessité d'associer des partisans à sa fortune et de partager avec eux la responsabilité qui pesait sur lui, décréta la formation d'une « Commission consultative ». Elle comprenait 80 membres auxquels on en adjoignit 39 le 4. La présidence appartenait à Louis-Napoléon. Baroche était le vice-président.

De même le 3 décembre fut constitué un Ministère[121] avec Rouher à la Justice, Turgot aux Affaires étrangères, Saint-Arnaud à la Guerre, Ducos à la Marine, de Morny à l'Intérieur, Magne aux Travaux publics, Lefebvre-Duruflé au Commerce, Fortoul à l'Instruction publique et Fould aux Finances. C'étaient des hommes éprouvés, plusieurs, la majeure partie, avaient déjà été des Ministres du Président. Morny seul avait été pourtant un artisan du coup d'État ; ils étaient tous prêts à en être les bénéficiaires et les soutiens.

De Morny donna de suite les instructions les plus fermes aux préfets et pour l'affichage des proclamations du Président, et pour l'épuration du personnel administratif, et pour qu'une action répressive immédiate fût intentée contre la presse et les soulèvements, qui se produiraient contre le nouvel ordre de choses.

Soulèvement des 3 et 4 décembre, leur répression. La province. — Le peuple vit sans protester l'arrestation des représentants à la mairie du Xe arrondissement, ils lui étaient antipathiques.

[p.458]

Mais des représentants républicains le 3 au matin s'efforcèrent sans grand succès d'appeler aux armes et aux barricades le faubourg Saint-Antoine. C'est alors que Baudin fut tué sur une barricade. Dans la journée le mouvement gagna les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis. Bien inutilement. Selon la tactique de Cavaignac, on laissa les insurgés s'organiser et on les attaqua avec de fortes colonnes. Malheureusement sur les boulevards la foule se mêlait aux manifestants. Le refoulement fut d'abord facile. Sur une alerte mal définie la troupe se livra à une fusillade, on tira même le canon. Le Moniteur accusa du côté de la troupe 27 tués et 181 blessés, du côté des insurgés 380 tués[122]. Massacre déplorable, parce qu'inutile. Les soulèvements étaient sans importance et devaient être faciles à dissiper. De ces faits il résulta que l'armée apparut comme l'auteur du coup d'État, que Louis-Napoléon sembla s'être heurté aux masses populaires et que lui qui accomplissait une Révolution apparut comme le vainqueur de la Révolution. Les sympathies des hommes d'ordre allèrent à lui, qui avait été la cause initiale du désordre.

Si Paris fut relativement calme, il n'en fut pas de même dans tous les départements, où ne se trouvait pas comme à Paris un Gouvernement très ferme et des troupes considérables. Le bassin du Rhône, Bourgogne, haute vallée de la Loire, Cévennes, hautes vallées des Alpes, Provence, Languedoc connurent une insurrection paysanne. Tout un mouvement républicain s'y était développé, une société la Nouvelle Montagne avait fait une active propagande. On s'y était préparé en vue de l'échéance de 1852. Le coup d'État du 2 décembre par le déploiement de sa force, par son succès à Paris, par la suppression de l'échéance de 1852 causa une vive déception. Un mouvement de sédition se déchaîna, qui ne s'attaqua pas aux grandes villes, où les autorités étaient sur leur garde et munies de moyens, mais dans les localités moyennes ou petites, à Clamecy, Auch, Villeneuve-sur-Lot, Mirande, Bédarieux, Béziers, etc. Ces troubles paralysaient ou chassaient les autorités locales. Ce fut une sorte de jacquerie qui permit aux haines de classes de se produire. Dans certaines localités, à Clamecy et à Bédarieux tout spécialement il y eut de graves conflits. Dans le Var et la Drôme de vraies petites armées révolutionnaires se formèrent et agirent. Ainsi se manifestait, sinon une menace grave pour le Gouvernement, du moins un trouble sérieux des esprits, qui donnait comme une raison d'être au coup d'État et une justification à l'emploi de la force. Dans une circulaire [p. 459] aux préfets, du 10 décembre, qui fut publiée, le ministre de l'Intérieur disait : « Vous venez de soutenir la guerre sociale qui devait éclater en 1852. Vous avez dû la reconnaître à son caractère d'incendie, de brigandage et d'assassinat. Si vous avez triomphé des ennemis de la société, c'est qu'ils ont été pris à l'improviste et que vous avez été secondé par les honnêtes gens[123]. » L'exagération est manifeste, mais il est aussi exagéré de ne présenter ces désordres que comme des incidents sans importance, où quelques gendarmes, haïs pour leur rigueur, seuls auraient péri.

La répression fut rigoureuse. Il y eut près de 27.000 personnes arrêtées. Un décret du 8 décembre donna aux préfets le pouvoir de transporter à Cayenne ou en Algérie sans jugement, en même temps que les repris de justice en rupture de ban, les membres des sociétés secrètes, et, selon une circulaire du 20 décembre, les associations politiques qui n'étaient pas en règle, étaient considérées comme telles[124]. Beaucoup de départements mis en état de siège virent fonctionner les conseils de guerre, puis les fameuses commissions mixtes.

Le plébiscite des 21-22 décembre 1851. — Ces événements, d'ailleurs intentionnellement grossis par le Gouvernement, devaient singulièrement influencer le plébiscite en faveur du Président.

Comment celui qui disposait de la force et dont « le nom était symbole d'ordre » ne serait-il pas apparu comme un sauveur au milieu de pareils troubles, de pareilles menaces pour la société ?

Louis-Napoléon s'entendit d'ailleurs à se gagner des sympathies de tous côtés. Aux catholiques, à l'Église il rendait le Panthéon pour le culte, et il interdisait le travail du dimanche dans les travaux publics, si bien que les évêques et Montalembert faisaient voter « oui ». A l'armée il accordait des promotions nombreuses dans la Légion d'honneur, des secours pour les vieux soldats de l'Empire, les combats contre l'émeute étaient tenus pour faits de guerre, aux travailleurs il promettait du travail par de grands travaux publics.

Le résultat fut écrasant. Il y eut 7.439.216 « oui » et 640.727 « non » ; dans un seul canton, à Vernoux dans l'Ardèche, il y eut une majorité de non. Quand le résultat du dépouillement lui fut porté par Baroche, Louis-Napoléon lui dit : « J e comprends toute la grandeur de ma mission nouvelle... J'espère me rendre digne de la confiance que le peuple continue à mettre en moi. J'espère assurer les [p.460] destinées de la France en fondant des institutions qui répondent à la fois et aux instincts démocratiques de la Nation et à ce désir exprimé universellement d'avoir désormais un pouvoir fort et respecté »[125].

L'expérience de 1848 était terminée. La Constitution avait donné ce qu'elle devait donner. Elle avait créé des pouvoirs forts, mais rivaux ; elle avait avec l'élection du Président par le peuple appelé à ce poste supérieur l'homme héritier de la plus extraordinaire renommée, qui, fort de cette popularité et du choix populaire, devait bouleverser une Constitution qui par ailleurs le ligotait. Du point de vue de la science politique, les événements de 1848 à 1851 se présentent comme une expérience supérieurement réussie, le mélange avait provoqué l'explosion, fatale depuis le premier jour.

Et comme le régime malgré la force apparente de chaque pouvoir était un régime d'opposition et de faiblesse des pouvoirs, une fois de plus le balancier politique en sa nouvelle oscillation se porta à l'extrême, à une concentration excessive de l'autorité aux mains d'un pouvoir personnel et sans contrôle.