Huitième Partie - La Monarchie de Juillet, 31 juillet 1830 - 24 février 1848.


La monarchie parlementaire nationaliste

Numérisation et relecture des OCR réalisées par la Bibliothèque Cujas

HUITIÈME PARTIE

LA MONARCHIE DE JUILLET,

31 JUILLET 1830 - 24 FÉVRIER 1848

LA MONARCHIE PARLEMENTAIRE NATIONALISTE

Les deux dates du commencement et de la fin du nouveau régime sous lequel la France va vivre sont deux dates de Révolutions. La Monarchie de Juillet est née d'une Révolution et c'est d'une Révolution qu'elle est morte. Sa vie d'ailleurs a été plus longue que celle des régimes antérieurs depuis 1789, elle n'en est pas moins brève, puisqu'elle n'a duré que dix-huit ans et que le Souverain qui était monté sur le trône n'a pas pu transmettre sa couronne à son descendant, ce Gouvernement héréditaire n'a été que le Gouvernement d'un homme, et comme un incident dans l'existence de celui qui l'a exercé. — De son origine révolutionnaire le Gouvernement tient une sorte de faiblesse congénitale. Le titre du nouveau Souverain est incertain, on ne peut préciser le fondement de son droit. Ce qui s'avère, c'est que la nouvelle Monarchie est nationale, repose sur la volonté de la Nation. C'est à la fois un principe de force et une cause de faiblesse. Le Souverain est en mauvaise posture pour résister au courant révolutionnaire, lui qui est issu de la Révolution, et pourtant la nécessité de sa mission d'ordre et son tempérament personnel le portent à la résistance. De là les deux tendances qui pendant tout le régime agiront sur le Gouvernement et qu'on qualifiera de politique de « mouvement » et de politique de « résistance ». — La Charte a d'autre part été peu retouchée et les institutions politiques, malgré la Révolution, sont demeurées à peu près ce qu'elles étaient. Elles continuent à être très peu représentatives de la Nation, très [p.122] peu nationales. Il en résulte qu'elles ont peu d'autorité, qu'elles s'opposent difficilement à l'effort du Roi pour exercer une influence de plus en plus personnelle, pour restaurer l'autorité monarchique, et qu'enfin le pays, Paris du moins, ne se sentant pas représenté par elles, quand son mécontentement contre le Gouvernement grandit, s'insurge et renverse en une nouvelle Révolution le Monarque, qu'en une précédente Révolution il avait appelé au trône.

Cet aperçu général sur l'évolution du nouveau régime se confirmera en étudiant : d'abord son établissement, — puis les forces en présence et les problèmes qui se présentèrent au cours de son existence, — ensuite les phases de son développement et les tendances diverses qui les caractérisèrent, — enfin le fonctionnement des institutions politiques dans cette nouvelle période de notre histoire.

 

[p.123]

CHAPITRE PREMIER

ÉTABLISSEMENT DE LA MONARCHIE DE JUILLET LE ROI ET LA CHARTE DANS LE NOUVEAU RÉGIME

I

LE ROI

On a vu, dans le récit des événements qui marquèrent la fin de la Restauration, les actes et les circonstances qui amenèrent au pouvoir le duc d'Orléans le 31 juillet, l'appel qui lui avait été adressé par les députés, l'acclamation populaire qui l'accueillit quand il se présenta à la foule au balcon de l'Hôtel de Ville le 1er août, et ses premiers actes, le rétablissement des trois couleurs nationales, la nomination de commissaires et la convocation des Chambres pour le 3 août.

En fait le duc d'Orléans occupait et exerçait le pouvoir, mais à quel titre ? La question se trouvait extrêmement délicate. Elle ne pouvait pas et ne devait pas recevoir de réponse formelle, précise. Elle ne trouva qu'une solution bâtarde et ce fut une faiblesse de naissance, dont le régime souffrit pendant toute son existence et qui contribua à sa mort.

Le duc d'Orléans ne pouvait pas se présenter en août 1830 à la France en Souverain légitime, comme avait fait Louis XVIII en mai 1814 et en juillet 1815, il ne pouvait prétendre posséder son droit par lui-même du fait de son hérédité. Le trône n'était vacant que par le fait de la violence qui entachait de nullité l'abdication de Charles X, qui n'avait d'ailleurs abdiqué qu'au profit du duc de Bordeaux.

[p.124]

La légitimité, le nouveau Souverain, sacré par l'acclamation populaire de l'Hôtel de Ville et l'accolade de La Fayette, ne songea jamais à l'invoquer comme fondement de son droit. Ses démarches certes étaient bien loin de s'en inspirer et ses paroles la démentaient. Au Palais Bourbon, le 3 août, en présence des deux Chambres, il se disait : « attaché de cœur et de conviction aux principes d'un Gouvernement libre », et il expliquait ainsi son avènement : « Dans cette absence de tout pouvoir public le cœur de mes concitoyens s'est tourné vers moi, ils m'ont jugé digne de concourir avec eux au salut de la patrie, ils m'ont invité à exercer les fonctions de lieutenant général du royaume. Leur cause m'a paru juste, le péril immense, la nécessité impérieuse, mon devoir sacré, je suis accouru au milieu de ce vaillant peuple suivi de ma famille et portant ces couleurs qui, pour la seconde fois, ont marqué parmi nous le triomphe de la liberté[1]» Chaque mot, pour ainsi dire, était un démenti à l'idée de légitimité.

Il est vrai que le duc d'Orléans parlait du rétablissement de « l'empire des lois ». Mais la Charte ne pouvait fonder son droit, puisqu'elle avait elle-même pour fondement la volonté du Souverain qu'il venait de détrôner, et qu'elle allait être amendée par des Assemblées qui en feraient une Charte nouvelle, non plus octroyée par un Souverain légitime, mais décrétée par les représentants du pays, au nom de sa souveraineté.

Si le duc d'Orléans ne possédait pas le pouvoir en vertu de son droit propre, allait-il se présenter comme le délégué, comme l'élu du pays ?

C'était reconnaître la souveraineté nationale comme le pouvoir suprême, comme la source de tous les pouvoirs ; c'était se rapprocher du régime consulaire et impérial plébiscitaires. Et à prendre ce principe comme point de départ, que de difficultés pour le réaliser. Considérerait-on que l'appel des députés, que les manifestations populaires de juillet constitueraient cette élection du Roi par le peuple ? Mais c'était donner à la Révolution une consécration dangereuse et à Paris le titre de représentant de toute la France. Aurait-on recours à une élection ? Si c'étaient les Chambres qui y procédaient les députés eux-mêmes élus par une minorité infime des ci-citoyens pouvaient-ils la représenter pour déléguer sa souveraineté ? Si l'on recourait à une élection populaire, à un plébiscite, il faudrait [p.125] faire appel au suffrage universel pour cette consultation de la Nation et ce serait ruiner le régime censitaire. Les difficultés les plus grandes se rencontraient donc si l'on voulait vraiment faire du Roi le délégué de la Nation.

Il appartenait à la vie, c'est-à-dire à la nécessité, de donner vaille que vaille une réponse à l'épineuse question du fondement du nouveau pouvoir royal.

Sans se demander d'où il tenait son pouvoir, le nouveau chef de l'État l'exerçait. La commission municipale, qui s'était formée à l'Hôtel de Ville, avait nommé une commission provisoire avec Dupont de l'Eure, Louis, le général Gérard, l'amiral de Rigny, Bignon, Guizot, de Broglie. Le duc d'Orléans leur fit donner leur démission et nomma « commissaires » à peu près les mêmes hommes. Ainsi s'affirmait son pouvoir. Il nomma de même membres d'un « Conseil intime » Casimir Périer, Dupin, Laffitte, Sebastiani, de Broglie et Molé. Il maintint La Fayette au commandement de la garde nationale et Pasquier à la présidence de la Chambre des pairs. Le rétablissement de la cocarde et du drapeau tricolores et la convocation des Chambres impliquaient de même l'existence en sa personne du principe de souveraineté.

Le problème du fondement de son droit n'était pourtant pas résolu et devait se poser. Les Chambres s'inclinaient devant lui, puisque le 3 août, sur sa convocation, elles se réunirent en assemblée plénière au Palais Bourbon. Ce fut d'ailleurs dans des conditions bien défectueuses. Le 7 août en effet on ne comptait à la Chambre des députés que 92 présents sur 430 membres environ, et 114 à la Chambre des pairs sur 364.

Devant ces membres d'Assemblées d'un autre régime le duc d'Orléans prononça un premier discours, qui fut comme un « discours du trône » avant la lettre. Il y parlait de « la Charte violée », du « courage héroïque » de la capitale, de « l'invitation » que lui avaient adressée ses concitoyens ». Il ne faisait d'ailleurs pas allusion aux conditions dans lesquelles il avait pris le pouvoir et au titre auquel il l'exerçait.

La tâche urgente était de donner au pays une Constitution. La Révolution s'était faite aux cris de « Vive la Charte ! ». C'était parce que Charles X et ses Ministres l'avaient violée que la jeunesse des écoles et les ouvriers s'étaient soulevés. La Révolution allait-elle avoir pour résultat simplement, le Roi étant changé, de la maintenir ? Le parti révolutionnaire ne tarda pas après son succès à en [p.126] réclamer la réforme totale. La victoire du peuple pouvait-elle n'avoir pour effet que la consolidation d'un régime qui niait sa souveraineté et le privait de tout droit ? Mauguin disait que la Révolution, venue du sommet, devait descendre jusqu'à la base. Et le National disait qu'on ne pouvait « changer les personnes sans les choses ? »

D'autres hommes politiques au contraire voulaient que la Charte demeurât inchangée. Guizot faisait remarquer qu'elle avait pendant seize ans assuré la défense des droits, de la liberté, des intérêts du pays. On invoquait dans ce sens l'exemple de la Révolution anglaise de 1688, qui n'avait consisté que dans un changement de Souverain, les institutions subsistant, et le Bill des droits consacrant seulement certaines garanties au profit du pays sans les modifier. Une révision intégrale de la Constitution n'eût-elle pas contribué à perpétuer l'ébranlement du pays causé par la Révolution ? Enfin pourquoi changer une Constitution, pour la défense de laquelle la Révolution avait eu lieu ? Guizot, qui était ministre de l'Intérieur, reconnaît pourtant que personne n'eût osé proposer l'intangibilité de la Charte. Le Roi pouvait-il être le seul bénéficiaire de la Révolution ? N'avait-il pas dit, quand on lui avait parlé de garanties à fournir au peuple : « Ah ! on ne m'en demandera jamais autant que je suis disposé à en donner ! »

En fait on aboutit à une solution moyenne, inaugurant la politique de « juste milieu », qui devait être celle de la Monarchie de juillet. La Charte demeurerait en vigueur, mais elle subirait quelques retouches, et la question de la nature des pouvoirs du Roi naturellement au cours de ces retouches se trouverait, sinon directement, du moins indirectement résolue.

La Chambre des députés, qui ne s'était jamais réunie avant la Révolution, ayant été dissoute sitôt élue, vérifia ses pouvoirs et nomma son bureau les 4 et 5 août. — Dès le 6 août un député, Bérard, présenta un projet de déclaration en faveur de l'élévation au trône du duc d'Orléans et de modifications à introduire dans la Charte, son projet fut remanié par Guizot et de Broglie. Voici ce qu'il disait au sujet de l'origine du pouvoir royal : « Un pacte solennel unissait le peuple français à son Monarque, ce pacte vient d'être brisé... Une loi suprême, celle de la nécessité, a mis au peuple de Paris les armes à la main afin de repousser l'oppression. Cette loi nous a fait adopter comme chef provisoire et comme moyen de salut, un prince, ami sincère des institutions constitutionnelles ; la même loi veut que nous adoptions ce prince pour chef définitif de [p.127] notre Gouvernement. » C'était affirmer le caractère national de la Monarchie nouvelle, par deux fois on parlait de « l'adoption du prince ». Mais en même temps on invoquait la « loi suprême de la nécessité » qui justifiait la Révolution et cette adoption[2].

Guizot proposait à la Chambre une déclaration dont voici les termes saillants : « La Chambre prenant en considération... l'impérieuse nécessité... vu l'acte d'abdication de S. M. le Roi Charles X et la renonciation de S. A. R. Louis-Antoine dauphin... considérant en outre que S. M. le Roi Charles X, S. A. R. Louis-Antoine, dauphin, et tous les membres de la branche aînée de la maison royale, sortent en ce moment du territoire français... déclare le trône vacant et qu'il est indispensablement besoin d'y pourvoir. » C'était moins catégorique. Le peuple n'avait pas brisé le pacte entre lui et le Roi, c'était le Roi et la dynastie qui s'étaient évanouis. Il ne s'agissait que de pourvoir à la vacance du trône. Le nouveau Souverain pouvait ainsi, dans une certaine mesure, apparaître comme le successeur de son prédécesseur.

La commission, nommée à la suite de cette motion, avait dès le 6 août achevé son travail et Dupin, son rapporteur, déposait son rapport[3]. Le 7 août, après une discussion générale au cours de laquelle certains députés déclarèrent ne pas pouvoir participer aux débats à cause de leur fidélité au Souverain légitime, le texte de la commission, avec d'infimes changements, fut voté par la Chambre par 219 voix contre 33[4]. Transmis aussitôt à la Chambre des pairs, le projet fut discuté de suite en une séance qui s'ouvrit à huit heures du soir. Après le célèbre discours dans lequel Chateaubriand se déclara fidèle au duc de Bordeaux et les interventions de quelques pairs résignant leurs fonctions, le projet fut voté par 89 voix contre 10 et 14 bulletins blancs ; aucun débat sérieux sur ses dispositions n'avait eu lieu[5].

La Charte révisée qui porta la date du 14 août était précédée d'ailleurs d'une « déclaration » du 7 août, qui la complétait et pouvait sur la question si délicate du fondement du pouvoir royal fournir de très intéressantes indications[6].

« La Chambre des députés, disait-elle, prenant en considération [p.128] l'impérieuse nécessité qui résulte des événements des 26, 27, 28, 29 juillet dernier et jours suivants, et de la situation générale où la France s'est trouvée placée à la suite de la violation de la Charte constitutionnelle ; considérant en outre, que, par suite de cette violation et de la résistance héroïque des citoyens de Paris, S. M. Charles X et S. A. R. Louis-Antoine, dauphin et tous les membres de la branche aînée de la maison royale sortent en ce moment du territoire français... » Et de ces considérants il ressortait que la Chambre se plaçait et au point de vue du droit sans doute en invoquant la violation de la Charte et au point de vue du fait en considérant « l'impérieuse nécessité résultant des événements » et la « sortie » du Roi et des princes « du territoire français ».

Comme suite à ces considérants la Chambre déclarait tout d'abord : « Que le trône était vacant en fait et en droit et qu'il était indispensable d'y pourvoir. » Ainsi elle s'arrogeait le droit, au nom du pays évidemment, non seulement de constater, mais encore de sanctionner la violation de la Charte, de reconnaître en conséquence la « vacance du trône » et de plus « d'y pourvoir ». C'était par elle la revendication de la souveraineté nationale.

Puis la Chambre déclarait que, « selon le vœu et dans l'intérêt du peuple français le préambule de la Charte constitutionnelle était supprimé, comme blessant la dignité nationale, en paraissant octroyer aux Français des droits qui leur appartiennent essentiellement et que les articles suivants de la Charte doivent être supprimés ou modifiés de la manière qui va être indiquée... » Ainsi la Chambre se ressaisissait au nom du peuple français du pouvoir constituant, supprimant le préambule de 1814 dans lequel Louis XVIII avait si fortement revendiqué ses droits de Souverain légitime et affirmé son esprit d'ancien régime, et s'arrogeant le droit de modifier à sa guise la Charte, qui dès lors devenait une émanation de sa volonté souveraine.

Puis venait l'appel au duc d'Orléans : « Moyennant l'acceptation de ces dispositions et propositions, (la Charte rectifiée était préalablement reproduite), la Chambre des députés déclare enfin que l'intérêt universel et pressant du peuple français appelle au trône S. A. R. Louis-Philippe d'Orléans, duc d'Orléans, lieutenant général du royaume et ses descendants à perpétuité de mâle en mâle, etc... En conséquence, S. A. R. Louis-Philippe d'Orléans... sera invité à accepter et à jurer les clauses et engagements ci-dessus énoncés, l'observation de la Charte constitutionnelle et des modifications [p.129] indiquées et après l'avoir fait devant les Chambres assemblées prendra le titre de Roi des Français. »

La Chambre reculait au moment décisif pour dire à quel titre Louis-Philippe monterait sur le trône. Elle ne le nommait pas Roi, elle ne lui conférait pas son pouvoir. Ce n'était même pas la « volonté » du pays qui l'appelait au trône, c'était son « intérêt ». Et la Chambre « invitait » le prince à « accepter » sans dire qui lui offrait, en subordonnant l'effet de son acceptation au serment qu'il devait prêter à la Charte.

La Chambre avait manifestement reculé dans sa « déclaration » devant la thèse explicitement exprimée du pouvoir délégué, conféré par le peuple ou ses représentants au Roi.

Ainsi le titre auquel Louis-Philippe devenait Roi demeurait incertain. Il fut par suite interprété dans des sens différents.

Dupin par exemple considérait très nettement qu'il était Roi par choix et délégation du pays. Il ajoutait de plus que sa qualité de membre de la famille royale n'était pour rien dans son pouvoir. On lit dans ses mémoires : « Le duc d'Orléans n'a pas été choisi dans la maison royale comme successeur de ses aînés, ni comme appelé en vertu d'un droit qui lui fût propre. Si sa naissance a été pour lui un heureux accident, elle n'a pas été la source d'un droit : il a été choisi (c'est mon avis du moins), non comme Bourbon, mais quoique Bourbon. — Comme Bourbon, il aurait rencontré des préventions défavorables : on aurait craint de revoir en lui tous les défauts et tous les inconvénients reprochés aux aînés de sa race. — Mais il a été choisi, quoique Bourbon, parce qu'on savait qu'il avait aimé la Révolution française, arboré ses couleurs, combattu dans ses rangs, qu'il avait pour ennemis jurés les ennemis de la Révolution...

» Aussi il n'a pas pris les armes dites de France comme s'il en eût hérité : il ne s'est pas intitulé Philippe VII comme s'il eût été la continuation de l'autre dynastie. En lui tout a commencé à titre nouveau. Il a été librement choisi, librement accepté par le vœu national : ça a été là sa légitimité, la plus pure, la plus honorable, la plus vraie, la plus éloignée de l'usurpation ; c'est cette légitimité toute populaire qui lui a valu le beau titre de Roi-citoyen[7]. »

Louis-Philippe sembla lui-même reconnaître qu'il était bien le délégué du pays. Le 9 août, en séance royale, au Palais Bourbon, il [p.130] reçut des présidents des deux Assemblées la Déclaration, qui précédait la Charte. Il lut son acceptation ainsi conçue :

« J'accepte sans restriction, ni réserve les clauses et engagements que renferme cette Déclaration et le titre de Roi des Français, qu'elle me confère et je suis prêt à en jurer l'observation[8]. » Et ce n'est qu'après que son serment eut été prêté que le titre de Roi des Français lui fut donné et que le procès-verbal de la séance parlant de lui, dit : « Sa Majesté ». A la suite de ce serment, Louis-Philippe disait : « Je viens de consommer un grand acte... c'est avec une pleine conviction que j'ai accepté le pacte d'alliance qui m'était proposé... J'aurais vivement désiré de ne jamais occuper le trône auquel le vœu de la Nation vient de m'appeler. » Le « vœu national » en disposait donc et c'était de lui qu'il le tenait.

Mais telle ne fut pas l'interprétation d'autres hommes politiques. Guizot s'évertua à écarter de l'institution monarchique de Louis-Philippe le caractère d'une délégation et à l'attribuer à sa condition personnelle de prince. « La Monarchie que nous avions à fonder n'était pas plus une Monarchie élective qu'une République. Amenés par la violence à rompre violemment avec la branche aînée de notre maison royale, nous en appelions à la branche cadette pour maintenir la Monarchie en défendant nos libertés. Nous ne choisissions pas un Roi, nous traitions avec un prince que nous trouvions à côté du trône et qui pouvait seul en y montant, garantir notre droit public et nous garantir des Révolutions. »

C'est ce que l'on a appelé la théorie de la quasi-légitimité, quoique Guizot se soit toujours défendu de l'avoir présentée. Elle consistait donc à dire que Louis-Philippe, comme chef d'une branche de la famille royale, avait un titre personnel à la royauté et que ce n'était pas de la volonté du pays qu'au moins à titre exclusif ou principal il devait son pouvoir. On ne l'avait pas « fait » Roi, on avait « traité » avec lui pour qu'il le devînt par son consentement.

Ainsi, désormais, sur la nature et le fondement du nouveau pouvoir devait régner de l'incertitude et de l'obscurité. Le pouvoir royal devint donc un pouvoir bâtard à demi-légitime, à demi-représentatif et délégué. Louis-Philippe était Roi et parce que duc d'Orléans et parce qu'appelé par le « vœu national ». Cela répondait d'ailleurs à la réalité, mais cela aussi devait avoir des conséquences. Louis-Philippe, parce que Roi semi-légitime, pouvait aspirer [p.131] à exercer un pouvoir personnel, ce qu'il fit de plus en plus, mais d'autre part la France pouvait s'irriter de voir son « appelé » s'affranchir des obligations d'un mandataire vis-à-vis de son mandant.

II

LA CHARTE

Les modifications à la Charte, comme improvisées par Bérard et ses deux correcteurs, Guizot et de Broglie, puis par la commission en un jour et par les deux Chambres en une autre journée pour toutes deux, furent assez nombreux. Quelques-unes présentaient une certaine importance. Elles ne pouvaient d'ailleurs donner lieu à de sérieuses controverses, car elles découlaient de la nature nouvelle des choses.

Le nouveau préambule, des plus simples, était significatif. Le voici : « Louis-Philippe, Roi des Français, à tous présents et à venir, Salut. — Nous avons ordonné et ordonnons que la Charte constitutionnelle de 1814, telle qu'elle a été amendée par les deux Chambres le 7 août, et acceptée par nous le 9, sera de nouveau publiée dans les termes suivants : »

Prendre le nom de Louis-Philippe et non celui de Philippe VII était, comme le signalait Guizot, se détacher de la légitimité. — Se dire Roi des Français et non Roi de France, c'était de même rompre avec l'ancienne Monarchie. Le Roi n'était plus le maître du pays, il était le chef des Français. Rappeler que la Charte avait été amendée par les deux Chambres, c'était s'incliner devant leur pouvoir constituant. Se borner à ordonner sa publication, c'était n'exercer à son sujet que le rôle normal de l'exécutif, chargé de la publication des lois.

Entre le Roi de 1814 et celui de 1830, dès les préambules des deux Chartes, la différence éclatait.

Le droit public des Français nouveau contenait deux innovations : l'une concernant la religion, l'autre concernant la presse.

L'article 6 nouveau ne disait plus que la religion catholique, apostolique et romaine était la religion de l'État, mais qu'elle était « professée par la majorité des Français », c'était poser un fait et non proclamer un droit.

Quant à la presse, qui avait connu tant de vicissitudes sous la [p.132] Restauration, et à laquelle une des fameuses ordonnances de juillet avait voulu porter un coup mortel, on lui donnait des garanties. L'article 7, dans son premier alinéa, n'était qu'apparamment libéral. « Les Français, disait-il, ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant à la loi » ; tout était donc subordonné à celle-ci et elle pouvait être très restrictive. Mais son second alinéa disait : « La censure ne pourra jamais être rétablie », c'était là une mesure positive et libérale, parce qu'elle supprimait avec la censure l'institution la plus arbitraire par laquelle la liberté était le plus menacée.

Le Roi, son pouvoir réglementaire. — La retouche significative en ce qui concernait le Roi c'était le nouvel article relatif à son pouvoir réglementaire. L'article 13 nouveau disait en effet : « Le Roi fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution. » Par rapport à l'ancien texte de l'article 14 il y avait une suppression et une adjonction. Suppression des mots « et la sûreté de l'État ». Adjonction de l'interdiction de suspendre les lois. Les quatre ordonnances de juillet contraires aux lois avaient été déclarées légitimes par Charles X parce que nécessaires à la sûreté de l'État; il s'agissait de prévenir de nouveaux et pareils abus de cette prérogative, par ailleurs nécessaire pour permettre d'appliquer les lois en les complétant.

Un autre changement apporté aux prérogatives royales, plus nominal que réel, concernait l'initiative des lois. L'article 15 nouveau disait : « La proposition des lois appartient au Roi, à la Chambre des pairs et à la Chambre des députés », et non plus comme l'article 16 de 1814 : « Le Roi propose la loi. » En fait, par la faculté de supplier le Roi de présenter un projet, les Chambres partageaient déjà avec lui le droit d'initiative. La disposition nouvelle faisait du fait le droit et simplifiait les choses.

Le pouvoir royal sortait donc de la crise peu touché. L'abus qui en avait été fait et qui avait provoqué la Révolution était seulement rendu impossible pour l'avenir. On ne pouvait s'en tirer à meilleur compte.

Chambre des pairs. — La Charte par elle-même ne contenait que de bien petites réformes au sujet de la Chambre haute : possibilité pour elle de siéger seule pour l'exercice de ses fonctions judiciaires, modifications insignifiantes concernant les princes du sang, publicité de ses séances, c'était bien peu de chose au total quoique [p.133] cette dernière mesure ne fût pas négligeable. Mais la Charte dans son article 60 contenait une disposition de plus grande portée. Elle disait que l'article 23 serait soumis à un nouvel examen ; or c'était celui qui prévoyait l'existence de pairs à vie et de pairs à titre héréditaire, et la suppression de la pairie héréditaire était ardemment réclamée, elle pourrait désormais se faire et elle se fit effectivement par une simple loi.

Chambre des députés. — Les retouches à la Charte concernant la Chambre des députés étaient les plus sérieuses. — Le mandat était réduit de sept à cinq ans, le renouvellement demeurant intégral, et ainsi fréquemment le pays était appelé à se donner une représentation intégralement conforme à sa volonté. — L'âge de l'éligibilité était abaissé de 40 à 30 ans. — L'âge de l'électorat était également abaissé de 30 à 25 ans et la loi prévue pour en fixer les autres conditions, loi du 19 avril 1831, allait abaisser le cens de 300 à 200 francs. — Les présidents des collèges électoraux n'étaient plus nommés par le Roi, mais par les électeurs eux-mêmes, ce qui assurait leur indépendance vis-à-vis du Gouvernement. — Enfin la Chambre avait elle aussi le droit d'élire son président, au lieu de présenter seulement au Roi cinq candidats parmi lesquels il le choisissait. — C'était là un ensemble important de mesures libérales, qui d'ailleurs ne modifiaient pourtant pas profondément la physionomie de l'Assemblée.

Les Ministres. — La seule innovation concernant les Ministres était relative à leur responsabilité pénale. La nouvelle Charte supprimait l'article 56 de l'ancienne qui la restreignait aux cas de trahison et de concussion que devait définir une loi, qui n'avait jamais été portée. La Chambre des députés pouvait donc sans restriction traduire les Ministres devant la Chambre des pairs.

Droits particuliers garantis par l'État. — Aux articles assez disparates, confusément rangés sous ce titre, lui-même particulier, la révision de la Charte apporta deux adjonctions. L'une concernait la défense de la Charte, l'autre les couleurs nationales.

L'article 66 s'exprimait ainsi : « La présente Charte et tous les droits qu'elle consacre demeurent confiés au patriotisme et au courage des gardes nationales et de tous les citoyens français. » Disposition inutile, car la garde nationale préposée au maintien de l'ordre devait naturellement intervenir quand la Charte était atteinte, l'ordre public l'étant à coup sûr en pareil cas. Disposition dangereuse, car l'indication de la garde nationale comme défenseur de la Charte [p.134] semblait écarter l'intervention de la troupe qui devait être la première à la défendre. Disposition contradictoire, car les gardes nationales dans la défense de la Charte pouvaient rencontrer la résistance, l'hostilité des citoyens imprudemment appelés également à sa protection.

Quant aux couleurs nationales, l'article 67 disait : « La France reprend ses couleurs, à l'avenir il ne sera plus porté d'autre cocarde que la cocarde tricolore. » C'était le symbole de la rupture avec la Monarchie d'ancien régime et même avec la Monarchie restaurée. Le Gouvernement de juillet se soudait par là à la Révolution et à l'Empire.

Programme de réforme. Engagements. — La Charte revisée ne se bornait pas à opérer un certain nombre de réformes, d'ailleurs restreintes en nombre et en importance, elle contenait sous le titre peu significatif de « dispositions particulières », une liste imposante de réformes que le nouveau Gouvernement devait réaliser. En paragraphes séparés, chacun avec son numéro particulier, on en comptait neuf.

1° Application du jury aux délits de presse et aux délits politiques ; — 2° responsabilité des Ministres et des autres agents de l'exécutif ; — 3° réélection des députés nommés à des fonctions publiques salariées; — 4° vote annuel du contingent de l'armée; — 5° organisation de la garde nationale, avec intervention des gardes nationales dans le choix de leurs officiers; — 6° statut légal des officiers de tout grade de terre et de mer ; — système électif à la base des institutions communales et départementales ; — 8° instruction publique et liberté d'enseignement ; — 9° abolition du double vote et fixation des conditions électorales et d'éligibilité. — C'était tout un programme considérable de réformes, de promesses d'institutions et de libertés nouvelles, qui prenait de son insertion dans la Charte quelque chose de sacré et d'intangible. Ces engagements allaient devenir pour le nouveau Gouvernement le principe de lourdes responsabilités et pour ses adversaires l'occasion de pressantes réclamations.

Or pour donner une portée pratique à toutes les réformes visées par la Charte, l'article 70 final disait : « Toutes les lois et ordonnances, en ce qu'elles ont de contraire aux dispositions adoptées pour la réforme de la Charte, sont dès à présent et demeurent annulées et abrogées. » Disposition très téméraire parce que des dispositions hâtivement rédigées, sans précision, allaient ébranler des lois [p.135] protectrices de l'ordre public qu'il aurait fallu réformer et non mettre en échec sans les remplacer.

Telle était la Charte de la nouvelle Monarchie.

Elle laisse debout toutes les parties de l'édifice constitutionnel construit en 1814, mais aucune d'elles n'est plus exactement ce qu'elle était alors.

Le Roi de France est devenu le Roi des Français, il n'est plus un Souverain légitime et il n'est pas non plus tout à fait le délégué de la Nation, son titre est ambigu. Il n'a plus les mêmes prérogatives législatives et réglementaires, ni les mêmes droits vis-à-vis des collèges électoraux et de la Chambre.

Les Chambres ont conquis le droit d'initiative franc et entier.

La Chambre des pairs ne recevra bientôt plus de pairs héréditaires et perdra ainsi de son indépendance et de sa dignité. Elle ne sera plus l'organe d'une aristocratie. Elle travaillera portes ouvertes.

La Chambre des députés sortira d'un corps électoral plus jeune et plus étendu, de la moyenne bourgeoisie ; elle se retrempera plus souvent au contact de ses électeurs ; elle sera plus librement élue et mettra elle-même à sa tête son président.

Les Ministres seront plus largement responsables.

La presse jouira de garanties nouvelles, la censure étant supprimée, le jury étant son juge habituel.

La garde nationale reçoit la garde de la Constitution et l'élection de ses officiers la démocratise.

La vie locale est affranchie vis-à-vis du pouvoir par l'élection de ses organes d'administration.

La liberté voit s'ouvrir devant elle de nouveaux domaines à conquérir.

Par-dessus tout la Charte elle-même a changé de nature. Elle n'est plus l'œuvre du Roi souverain, elle est l'œuvre des représentants du pays. Elle n'est plus un acte d'autorité, mais un acte de liberté. Et c'est à la suite d'une Révolution populaire, par où s'est affirmée la souveraineté de fait du peuple, que cette transformation profonde s'est opérée.

[p.136]

CHAPITRE II

LES FORCES EN PRÉSENCE SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET

LES DIFFICULTÉS PARTICULIÈRES DU RÉGIME

Comme toujours le jeu des institutions politiques nouvelles devait être déterminé par l'état des forces qui les animaient et de celles avec lesquelles elles pouvaient être aux prises. Il importe donc de prendre conscience de ces forces avant d'étudier la vie du régime.

Le Roi. — Le rôle effectif de Louis-Philippe ne devait pas tenir tant aux droits que la Charte lui conférait, qu'à l'autorité, à la force personnelles qu'il posséderait. Or celles-ci devaient venir de sa personne, de son passé, de son rôle antérieur, et des conditions dans lesquelles il était monté sur le trône. Toutes ces considérations jouaient un rôle bien plus important pour Louis-Philippe que pour un Souverain prenant le pouvoir dans des conditions ordinaires, succédant à un autre Souverain et recueillant de son prédécesseur son pouvoir. Louis-Philippe ne succédait pas en réalité à Charles X, il était le fondateur d'une nouvelle Monarchie, il avait à créer le personnage du nouveau Roi qu'il était.

Né en 1773, Louis-Philippe avait donc en 1830 déjà vécu cinquante-sept ans, et dans les temps les plus troublés. Il avait vu se succéder en France les régimes politiques les plus divers. Il avait longtemps vécu à l'étranger, en Suisse, en Amérique, à Malte, à Palerme, où il avait épousé la princesse Marie-Amélie, fille de Ferdinand IV, Roi des deux Siciles et encore en Angleterre, à même ainsi d'observer bien des peuples et bien des institutions. Il avait connu des fortunes très opposées : prince vivant jusqu'à seize ans [p.137] aux environs du trône, colonel et militaire, faisant la guerre, présent à Valmy, à Jemmapes, à Neerwinden, compromis avec Dumouriez, professeur pendant quelques mois à Reichenau dans les Grisons, voyageur en Amérique, pensionné du Gouvernement anglais et vivant en Angleterre à Twickenham. Il avait une très grande expérience de la vie, des choses, des gens, des peuples, des Souverains. Il possédait un esprit ouvert et cultivé, il se plaisait en société, causeur disert, écouté et écouteur. L'étendue de ses connaissances et son intelligence lui donnaient une haute idée de lui-même, beaucoup de confiance dans ses opinions, la volonté de les imposer aux autres. Des vicissitudes qu'il avait traversées il avait tiré un esprit plus avisé qu'élevé ; peu idéaliste, il était réaliste et enclin à la finasserie, voire à la ruse pour sortir des difficultés. Tel était l'apport de sa personnalité, faite de sérieuses qualités et de défauts assez voyants.

Son hérédité politique était chargée. Il était le fils de Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans, membre des notables, des États généraux, de la Convention, régicide, guillotiné le 6 novembre 1793 comme partisan des Girondins. Lui-même avait professé des opinions libérales et avait servi dans les armées de la Révolution. Émigré, il n'avait pas porté les armes contre la France, pourtant en 1810 il avait failli en Espagne servir contre Napoléon.

Ses rapports avec les Bourbons avaient naturellement été difficiles. Sa protestation contre l'exécution du duc d'Enghien l'avait cependant rapproché d'eux. Rentré en France en 1814 il avait reçu un commandement important lors du débarquement de Napoléon en 1815. Mais aux Cent-jours il n'avait pas suivi Louis XVIII à Gand. Il n'était revenu en France qu'en 1817. Il avait su se faire rendre les biens très considérables et non vendus de sa famille et par Charles X son titre d'Altesse royale. Il était resté en dehors de la Cour, demeurant au Palais royal, recevant des hommes de l'opposition comme Foy, Laffitte, Dupont de l'Eure, Béranger et avait constitué auprès de lui un groupe orléaniste.

Il menait une vie de famille simple et bourgeoise avec sa femme, mère de famille excellente, qui avait eu huit enfants. Il affectait des allures bourgeoises, ses enfants étaient élevés au Lycée Henri IV dans la familiarité de leurs camarades ; il sortait à pied sans apparat, son parapluie à la main, qui devait devenir symbolique. Le contraste était grand entre lui et Louis XVIII ou Charles X, soucieux d'étiquette et de pompe royale.

[p.138]

Ces mœurs pouvaient lui conquérir l'estime et la confiance de la bourgeoisie, qui se sentait de plain-pied avec ce prince, qui devait devenir le Roi-citoyen. Pourtant elle ne pouvaient lui valoir ni grande popularité, ni grand prestige.

De fait, en juillet 1830, Louis-Philippe était peu connu. Thiers et les gens du National l'inventèrent en quelque sorte, si bien que, quand il se rendit à l'Hôtel de Ville, la foule à son passage demandait qui il était.

Il ne tirait donc pas de son passé une grande force, une grande autorité.

Les circonstances de son avènement devaient être pour lui de très fortes causes de faiblesse. — Avant tout, et ce devait être la pierre d'achoppement de tout son règne, sa royauté était le produit d'une Révolution. On le présenta comme le Roi des barricades. Monarchie et Révolution sont des termes qui jurent ensemble, il les cumulait en sa personne. Pour résister aux aspirations populaires, pour réprimer des émeutes quelle gêne il devait éprouver et vis-à-vis des Souverains étrangers, quelle faiblesse pour ce Roi usurpateur ; surtout à une époque où l'esprit de révolution soufflait dans tous les pays.

D'ailleurs le détail même des événements à travers lesquels il était parvenu au trône accentuait sa tare révolutionnaire. Sa marche vers l'Hôtel de Ville s'était accompagnée d'un cortège extraordinaire de députés et d'émeutiers confondus, il avait fraternisé avec les hommes des barricades échangeant des poignées de mains avec quiconque, et les cris : « A bas les Bourbons ! » l'avaient accompagné sur tout son parcours. A l'Hôtel de Ville ses flagorneries vis-à-vis de La Fayette et de ses acolytes, son apparition au balcon, ses gestes, ses mots étaient plus d'un acteur qui cherche les applaudissements du public, que d'un Roi qui reçoit les hommages de ses sujets. Son retour avait été accompagné des mêmes cris, des mêmes acclamations, des mêmes fraternisations. Les jours suivants il était demeuré l'homme de la rue, sa demeure restait ouverte à tout venant. Le 9 août sur son trajet jusqu'au Palais Bourbon les mêmes scènes désordonnées et populaires s'étaient renouvelées. La Révolution qui avait porté Louis-Philippe au trône continuait à l'y entourer. Quelle faiblesse pour le représentant de l'ordre et de l'union nationale, pour le fondateur d'une dynastie !

D'ailleurs à l'Hôtel de Ville, où avait eu lieu son sacre populaire, Louis-Philippe avait été mis par La Fayette et ses partisans en [p.139] face d'un programme de gouvernement, qu'il était censé avoir accepté comme la condition de son avènement et qu'on devait par la suite invoquer souvent contre son Gouvernement.

Et au Palais Bourbon ses flatteries vis-à-vis des Chambres, l'acceptation de toutes réformes apportées par elles à la Charte, le caractère même nouveau qu'elle prenait étaient de nouvelles causes de faiblesse pour lui. Si bien que l'on peut se demander si jamais Monarque, malgré sa valeur personnelle, est arrivé au trône dans des conditions aussi défavorables.

La Nation. — En face du Roi la Nation ne représente pas une force véritable. Sous la Restauration la France a été divisée entre deux tendances, l'une inclinant vers l'ancien régime et l'autre vers la Révolution, et ses divisions l'ont affaiblie. Elle a même connu des luttes intérieures prolongées, des insurrections qui ont été pour elle de grandes causes de faiblesse. Surtout le régime censitaire de plus en plus étroit ne lui a pas permis de prendre conscience de son unité, ni de sa volonté ou de sa puissance. Y avait-il une vie politique nationale quand un Français sur quatre-vingts Français majeurs était électeur dans les collèges d'arrondissement et un sur cent vingt dans les collèges de département ? Y avait-il une réelle opinion publique quand quelques journaux à petits tirages vivant sous un régime d'arbitraire administratif étaient les seuls organes d'information, quand le nombre des illettrés était si grand et celui des citoyens capables de suivre les affaires publiques si petit ? Sans doute l'abaissement du cens et de la majorité électorale allait porter le « pays légal » à quelque 180.000 électeurs, mais au regard d'une population de 33 millions d'âmes ce « pays légal » pouvait-il représenter le pays réel ?

Il y avait pourtant en France un centre de vie publique, c'était Paris. — Tout au cours de la Révolution, au 14 juillet, aux 5 et 6 octobre, au 20 juin, au 10 août, plus tard par la Commune insurrectionnelle Paris avait joué un rôle prépondérant, qui avait même soulevé la France contre lui, il avait donné son adhésion tacite au 18 Brumaire, à la Restauration. Surtout Paris, au cours des « trois glorieuses », venait de briser le trône de Charles X et de sacrer à sa manière Louis-Philippe.

Tout le monde s'inclinait devant son « héroïsme ». Le Roi, le 3 août aux Chambres, reconnaissait son rôle et son autorité. « Paris troublé dans son repos par une déplorable violation de la Charte et des lois les défendait avec un courage héroïque... Je suis accouru au [p.140] milieu de ce peuple vaillant[9] » Le 6 août un député, Baroux, proposait à la Chambre d'élever un monument, expression de la reconnaissance de la France pour la capitale. « En trois jours, disait-il, cette grande cité par un mouvement électrique a organisé sa défense, combattu avec une vaillance sans exemple, pour nous-mêmes... Honneur à ses vertus civiques et à la grandeur de ses victoires. » Et la Chambre votait « à l'unanimité avec reconnaissance » cette motion : « La Chambre des députés vote des remerciements à la Ville de Paris. — Elle invite le Gouvernement à s'occuper d'un monument digne de transmettre à la postérité la plus reculée l'événement qu'il est destiné à consacrer. — Il portera l'inscription : A la Ville de Paris, la France reconnaissante[10]. » Paris c'était donc une force d'autant plus grande que cette fois la France l'adoptait comme l'organe de sa souveraineté, d'autant plus grande que concentrée et au contact des pouvoirs publics elle pouvait exercer une action rapide et décisive.

Mais pourtant Paris ce n'était pas la France. Paris était multiple, ses divers quartiers s'opposaient d'ordinaire par les opinions différentes qui y régnaient, sa force s'incarnait dans les éléments populaires de ses faubourgs que le mécontentement, l'habitude de la violence, les partis révolutionnaires pouvaient mobiliser. Paris, ce n'était qu'une force émeutière, révolutionnaire.

La garde nationale. Il y avait pourtant en France une autre force, c'était la garde nationale. Instituée sous la Révolution, organisée par la loi du 29 septembre 1791, elle avait été en faveur sous le Directoire, maintenue par le Consulat et l'Empire, subie par la Restauration. L'ordonnance du 29 avril 1829 l'avait supprimée après ses manifestations d'hostilité vis-à-vis du Gouvernement, mais en juillet elle s'était spontanément reconstituée.

La nouvelle Charte la comprit dans ses promesses et une de ses premières lois, celle du 22 mars 1831, la rétablit. « Défendre la Monarchie constitutionnelle, la Charte et les droits qu'elle a consacrés, maintenir l'obéissance aux lois, conserver ou rétablir l'ordre et la paix publique, seconder l'armée de ligne dans la défense des frontières et des côtes, assurer l'indépendance de la France et l'intégrité du territoire », tel était son but. Il était double, de police et de défense nationale. Elle était la Nation armée. Elle avait une fonction politique. En principe soumise à l'autorité, marchant à la [p.141] réquisition des maires et des préfets, composée de citoyens participant à la vie publique ordinaire, elle pouvait opposer à ces autorités sa force, ses baïonnettes pouvant servir son intelligence et son sabre défendre le Gouvernement, mais au besoin le renverser.

Cette force était autonome. La garde nationale n'était pas composée par l'autorité, les citoyens en faisaient partie de droit. « Tous les Français de 20 à 60 ans étaient appelés au service de la garde nationale », art. 2 de la loi. Il est vrai qu'on excluait les éléments suspects ou indignes et que la nécessité de fournir son uniforme éloignait d'elle les individus sans ressources appréciables, mais elle demeurait en tous cas indépendante du pouvoir quant à son recrutement. De plus, elle se donnait à elle-même ses chefs, élisant démocratiquement ses officiers.

Ce qui prouve la puissance de la garde nationale, ce sont les flatteries, les adulations dont le Gouvernement et le Roi la comblèrent au début du régime. Ses officiers avaient entrée à la Cour, le Roi leur prodiguait ainsi qu'aux hommes mêmes les poignées de mains, les revues étaient fréquentes et accompagnées d'allocutions cordiales. Une sorte de pacte d'amitié était établi entre elle et le Souverain.

Cette force, la garde nationale, satisfaite du Gouvernement et soucieuse comme lui de l'ordre, la mit tout d'abord à son service, réprimant les mouvements séditieux de 1832 et 1834. Mais quand à la fin du régime la peur du désordre se fut dissipée et que le mécontentement contre le Roi surgit et grandit, elle refusa de s'en servir contre la Révolution de février et la favorisa même en paralysant l'action des troupes de ligne.

Si la Nation dans son ensemble n'était pas une force véritable, il y avait donc en elle deux forces capables de jouer un rôle politique décisif, à savoir : Paris et la garde nationale.

Les Assemblées politiques. La Chambre des pairs. — Ce n'est pas dans les Assemblées que l'on rencontrera une force sérieuse.

La Chambre des pairs avait, on l'a vu, joué un certain rôle sous la Restauration, son action fut beaucoup plus modeste sous la Monarchie de Juillet. Les pairs nommés avant la Révolution de juillet par un régime déchu devaient jouir, on le comprend, d'une bien faible autorité. Ils étaient les témoins d'un passé aboli, les hommes d'une dynastie détrônée.

D'ailleurs la Charte contenait dans ses « dispositions [p.142] particulières » l'article 68 qui disait : « Toutes les nominations et créations nouvelles de pairs faites sous le règne de Charles X, sont déclarées nulles et non avenues. » La Chambre des pairs s'était abstenue de voter à son sujet, mais elle avait déclaré s'en remettre à la « haute prudence du prince Lieutenant général » et l'article était resté inséré dans la Charte. Or cette exclusion avait une grande portée. D'une part elle enlevait 175 de ses membres sur 364 à la Haute Assemblée, qui n'était plus qu'un corps amputé et d'autre part elle portait atteinte à l'autorité même des membres restants, car si les pairs nommés par Charles X étaient traités en suspects, ceux que Louis XVIII avait antérieurement nommés perdaient de leur crédit, Louis XVIII était un Bourbon et c'était la dynastie et non seulement Charles X que la Révolution avait frappée, puis ces pairs de Louis XVIII avaient participé comme les autres aux actes de la Chambre des pairs et méritaient la suspicion qui l'enveloppait dans son ensemble.

De plus, si la Haute Assemblée souffrait de l'amputation que la Charte lui avait fait subir, elle devait pâtir encore des désertions qui se produisirent dans ses rangs. Quand le 10 août les pairs furent appelés à prêter serment, il ne s'en présenta que 104, ce n'était pas le tiers du chiffre de ses membres. Que représentait-elle donc ? Le groupe des transfuges de la Restauration, des complaisants du nouveau régime.

L'année suivante, par la loi du 29 décembre 1831, qui sera étudiée par la suite, la Chambre des pairs subit une double réforme. L'hérédité fut supprimée et les choix du Roi durent s'exercer sur des catégories de personnes déterminées. Ces deux réformes étaient de nature à diminuer l'indépendance, par suite l'autorité de la Haute assemblée.

Sa composition, à raison des choix faits par le Roi, ne devait pas restaurer son prestige. Les noms de ses membres montrent que le Roi faisait appel à des hommes appartenant à de grandes familles, ou qui avaient occupé de hauts postes dans l'administration ou dans l'armée. Mais presqu'aucun d'eux n'a dû sa réputation à son rôle politique et cela prouve que l'Assemblée n'eut pas une influence considérable sur la politique du régime. Les choix de Louis-Philippe furent des récompenses pour des services rendus, des compensations à des déboires politiques et non une sélection destinée à introduire dans la Chambre des hommes politiques capables de jouer un rôle sérieux dans la direction des affaires publiques.

En étudiant le fonctionnement et l'action de la Chambre des [p.143] pairs au cours du règne de Louis-Philippe on verra décroître l'autorité de cette Assemblée.

Chambre des députés. — La Chambre des députés, appelée à la vie par la Révolution, paraissait bénéficier de circonstances favorables à son crédit et à sa force. Élue les 23 juin et 3 juillet, comptant 274 membres de l'opposition contre 198 partisans du Gouvernement, les autres étant indécis, elle avait attiré sur sa tête les foudres de Charles X qui l'avait dissoute, et la Révolution avait été comme sa revanche. Elle s'était spontanément réunie pendant la crise, sa déclaration du 7 août avait été comme le manifeste du nouveau régime et enfin elle s'était vu reconnaître le pouvoir constituant, puisque la réforme de la Charte lui avait été confiée. C'était pour elle, semblait-il, toute une série de titres auprès du pays.

Et pourtant son autorité fut discutée et faible. — N'avait-elle pas été élue sous le régime du double vote, par des collèges électoraux si étroits qu'ils n'avaient aucun droit pour parler au nom du pays ? Les élections n'avaient-elles pas, malgré tout, été viciées par la pression administrative ? Les passions religieuses et antireligieuses déchaînées ne les avaient-elles pas faussées ? La majorité d'opposition n'avait-elle pas bénéficié d'une coalition, allant des monarchistes modérés aux républicains, qui ne pouvait pas survivre à la victoire[11] ?

« La Chambre des députés, dit M. Thureau-Pangin, n'avait pas alors une influence en accord avec le rôle prépondérant qu'elle venait de jouer. On l'eût dit épuisée par l'effort qu'elle avait fait en s'emparant du droit de créer un Roi et de modifier une Constitution. Bien loin d'y avoir trouvé une force, il en était résulté pour elle une sorte de fatigue, une responsabilité qui la gênait de son poids trop lourd[12]. »

Elle était affaiblie d'ailleurs par la réduction de ses membres, annulations d'élections, démissions de légitimistes, nominations de députés comme fonctionnaires ; 113 sièges étaient vacants.

La gauche ne tarda pas à l'attaquer. Le National disait qu'elle représentait « la France d'il y a six mois, c'est presque comme si l'on disait la France d'il y a quinze ans ». Il s'en prenait aux « éternels 221 » de l'adresse de 1830, vite démodés et dépassés.

On contestait sa « légitimité » à elle aussi, on réclamait une Assemblée « suivant l'esprit de la Révolution et issue d'elle ».

[p.144]

Elle s'abandonna elle-même. Le 12 octobre 1830 elle suspendit ses séances, attendant les résultats des élections qui devaient la compléter. Elles ne lui donnèrent pas plus de prestige. Le régime électoral était réformé, son principe même, son origine étaient condamnés, quelle autorité aurait-elle pu avoir ?

Le nouveau régime commença donc avec une Chambre des députés sans autorité, sans force véritables.

Les Assemblées qui lui succédèrent ne pouvaient pas en posséder beaucoup plus. Le doublement du nombre des électeurs, la suppression des collèges de département élargissaient un peu les frontières du pays légal. Mais ce n'était jamais qu'une classe de la société qui nommait les députés, la bourgeoisie moyenne ne jouissait pas d'un crédit bien supérieur à celui de la bourgeoisie riche, ou de l'aristocratie. Le vote uninominal, le scrutin d'arrondissement, le grand nombre de députés fonctionnaires, donc non indépendants, l'individualisme de chaque représentant, l'absence de partis sérieux et forts étaient faits pour diminuer considérablement le crédit de la Chambre des députés tout au cours du règne de Louis-Philippe. — La Chambre élue en 1831 donna vite la preuve de sa faiblesse, alors que pour ses débuts, malgré l'action du Gouvernement, elle n'avait donné qu'une voix de majorité pour la présidence à Girod de l'Ain, candidat du Gouvernement, contre Laffitte, candidat de gauche, ce qui provoqua la chute du Ministère, sous la pression très énergique, il est vrai, de Casimir Périer, qui avait pris le pouvoir, elle vota l'adresse favorable au Gouvernement par 282 voix contre 73 seulement. Il était ainsi acquis que la Chambre du suffrage restreint et uninominal n'opposerait pas de résistance sérieuse à un Gouvernement énergique. Le triomphe de Guizot en octobre 1840 et son règne ministériel jusqu'en 1848 en fut la complète démonstration. La Chambre des députés de la Monarchie de Juillet eut donc bien sur la politique et le Gouvernement une certaine influence, elle ne domina jamais le Gouvernement quand il se montra ferme et décidé.

Le Parlement sous Louis-Philippe ne posséda jamais une puissance politique supérieure.

Les partis politiques. — Dans tout Gouvernement parlementaire les partis sont les grands ressorts de la machine politique. C'est à la discipline des partis en Angleterre et au fait qu'il n'y en avait que deux qu'on a toujours attribué l'heureux fonctionnement dans ce pays du parlementarisme pendant de très longues années.

En 1830 chez nous les partis n'en étaient pas là, par rapport aux [p.145] temps de la Restauration leur condition avait même empiré. En effet il y avait désormais de droite et de gauche des partis franchement antidynastiques, anticonstitutionnels, le parti légitimiste d'une part, le parti républicain de l'autre et encore un parti bonapartiste, qui commençait à renaître ; aussi le nombre des partis et surtout l'ardeur de leurs oppositions se trouvaient accrus.

Parti légitimiste. — Les légitimistes étaient les partisans fidèles des Bourbons. Aux anciens monarchistes purs, aux ultras, se joignent désormais des monarchistes modérés qui blâment la Révolution et voient en Louis-Philippe un usurpateur.

Ils ont à leur actif avant tout de posséder un principe, celui de la légitimité. Pour eux le Roi ne tient son pouvoir que de son hérédité. Pour eux, c'est le principe même et le principe unique de la Monarchie. Un Souverain qui n'est Souverain que par le consentement de la Nation n'est plus un Roi, mais une sorte de chef d'État républicain. La Monarchie n'est plus alors qu'une forme, elle n'est plus une force. Le parti légitimiste trouvait véritablement dans la pureté incontestable de son principe l'essentiel de sa vigueur. Il était redoutable pour les monarchistes orléanistes parce qu'il dénonçait le manque de fondement rationnel du nouveau régime et l'aboutissement républicain auquel ils le disaient condamné.

Les légitimistes étaient forts également parce qu'ils étaient les grands propriétaires fonciers. On estimait qu'ils possédaient la moitié de la propriété rurale foncière de la France. Or quand l'industrie, le commerce, la finance n'étaient pas encore développés la terre était la grande richesse économique du pays et donnait à ses possesseurs une autorité sociale particulière.

Le parti bénéficiait aussi des troupes que le Clergé et la religion pouvaient lui amener. Charles X s'était présenté comme le Roi très chrétien et sous son règne l'autorité s'était mise au service de la religion.

La religion en souffrit beaucoup, car elle fut comprise dans la haine provoquée par le Gouvernement de Charles X. Aussi la Révolution de 1830 fut-elle très antireligieuse et le règne de Louis-Philippe, ses dix premières années surtout, furent une époque de discrédit pour la religion. Lamennais et son école tentèrent, il est vrai, de briser le lien qui unissait la religion au Gouvernement, mais des imprudences doctrinales et de tactique amenèrent leur condamnation et ce fut considéré comme la preuve de la solidarité de la religion et du légitimisme. Mais si la religion en souffrait, le légitimisme [p.146] en profitait. Le Clergé, qui avait été soutenu au temps de la Restauration, demeurait attaché au parti et lui conservait des troupes.

Enfin l'Ouest, le Midi, où régnaient encore les vieilles passions politiques et religieuses du temps de la Révolution, étaient pour lui des terres d'élection. Ces pays lui donnaient des partisans et constituaient une menace pour la paix intérieure de la France.

Le parti comptait d'ailleurs dans son état-major deux hommes de grande notoriété, Berryer et Chateaubriand, qui lui prêtaient le prestige de leur parole.

Une autre force du parti légitimiste était celle des salons. En un temps où le corps électoral était si réduit, où la presse avait si peu de retentissement, la société exerçait beaucoup plus d'influence que de nos jours sur l'opinion publique et c'était dans les salons de l'aristocratie que la société se rencontrait. Ils avaient une influence notable particulièrement sur l'opinion internationale, le monde des salons étant cosmopolite.

Il ne faut pourtant pas oublier toutes les causes de faiblesse qui par ailleurs minaient le parti légitimiste. Les deux pitoyables échecs de la Restauration, l'impopularité extrême du dernier Gouvernement, qui se manifesta tout particulièrement dans le procès des « Ministres de Charles X » en un déchaînement de haine, l'élimination du parti des Assemblées politiques en fonction au moment de la Révolution et par la suite la difficulté qu'il rencontra de faire pénétrer ses membres dans la Chambre des députés avec le nouveau régime électoral en vigueur, enfin les dissensions intestines, qui se produisirent dans son sein, l'affaiblirent considérablement.

Le parti était en effet très divisé. Le Roi, le dauphin avaient abdiqué au profit du duc de Bordeaux. Qui était Roi, qui devait exercer le pouvoir ? Ces abdications arrachées par la violence étaient-elles valables ? Question d'autant plus grave que le duc de Bordeaux était un enfant de neuf ans. Il ne fut pas proclamé Roi. Ce n'est qu'en 1843 qu'il prit lui-même le nom de Henri V. Charles X gardait la tutelle du prince et la direction du parti, mais les légitimistes ardents s'irritaient de sa prudence et se tournaient vers la duchesse de Berry dont les plans hasardeux flattaient leurs espérances et leur hâte de revanche.

En définitive le parti légitimiste demeurait une force, mais il était incapable de détruire le Gouvernement de Louis-Philippe, il pouvait pourtant le miner en contestant son droit, en révélant ses faiblesses et ses fautes, en lui enlevant des troupes.

[p.147]

Parti républicain. — Le parti républicain était demeuré occulte sous la Restauration, c'était la Charbonnerie qui constituait son organisation agissante. Après la Révolution elle donna naissance à une série de sociétés, des Droits de l'homme, des Amis du peuple, des Familles, des Saisons, organes d'agitation, travaillant les masses ouvrières avec des affiliations en province, à Metz, Grenoble, Lyon, Dijon, etc... Ainsi ses mots d'ordre circulaient et ses mouvements combinés donnaient l'impression d'un vaste complot. Ses principaux chefs étaient Godefroy Cavaignac, fils d'un conventionnel régicide, frère du futur président du pouvoir exécutif de 1848. Il avait participé à la Charbonnerie et à la Révolution de 1830. Il était le président des Amis du peuple et un des fondateurs de la société des Droits de l'homme, affichant dans les procès politiques son républicanisme militant. Déporté en 1835, collaborateur du Journal du peuple et de la Réforme, il fut le chef du parti, mais il mourut en 1845 et ne put donner sa mesure. Arago donnait au parti le prestige de sa science. Professeur à l'École polytechnique à 23 ans, directeur de l'Observatoire et du Bureau des longitudes, secrétaire de l'Académie des Sciences, il était extrêmement populaire et dévoué à la cause des travailleurs. Armand Carrel était encore dans le journalisme un des grands chefs du parti. A la Chambre les républicains avaient des hommes comme Garnier-Pagès, Beauséjour, Cormenin, Cabet, d'Argenson, Lariboissière. En même temps que des chefs le parti avait un idéal. Dans une société de privilégiés de la fortune se désintéressant du sort des masses souffrantes, ne cherchant que l'ordre, il travaillait à l'amélioration du sort des travailleurs, à l'égalité politique et sociale, à la fraternité, à la libération des peuples encore opprimés. Programme sans doute utopique, mais généreux, qui séduisait les esprits non seulement de ceux qui devaient en bénéficier, mais encore des jeunes gens et des idéalistes.

Le parti bénéficiait de ce que l'éloignement de la Révolution atténuait le souvenir des crimes commis et des maux soufferts jadis. Les livres de Thiers, de Michelet, de Lamartine sur la Révolution trouvaient un succès qui marquait l'évolution des esprits.

Enfin la Révolution de 1830 favorisait le parti. C'était le peuple qui en avait assuré le succès, et Louis-Philippe pour conquérir le pouvoir s'était incliné devant lui. N'était-ce pas comme la meilleure des Républiques que la Monarchie de Juillet s'était fait accueillir ; si elle répudiait son origine, si elle confisquait la souveraineté du [p.148] peuple, ne pouvait-on pas légitimement la supprimer comme on l'avait édifiée ?

Mais le parti républicain souffrait d'une grande faiblesse. Il ne pouvait par des moyens légaux réaliser son idéal. Avec le cens même à 200 francs les travailleurs, ses partisans, étaient exclus des collèges électoraux. C'était merveille qu'il eût quelques députés à la Chambre. Le parti était donc poussé à l'action révolutionnaire. Après 1830 de nombreuses « journées » et des « émeutes » eurent lieu qui jetèrent dans l'émoi le Gouvernement, Paris et la France. Mais le trouble, qui n'aboutit pas, provoque la réaction et le parti républicain, condamné à l'échec, favorisa le retour au Gouvernement autoritaire. Le jour vint pourtant où, par ses fautes, celui-ci s'aliéna l'opinion, le parti républicain put alors l'emporter dans un mouvement que le Gouvernement ne fut plus capable de briser.

Bonapartisme. — De tous les régimes antérieurs à 1830, le Consulat et l'Empire, le plus fort, était celui qui paraissait être tombé dans la plus grande faiblesse. Il n'y avait pas en 1830 un parti bonapartiste avec un programme, une organisation, des troupes, des chefs. Peut-être les deux échecs terribles de 1814 et de 1815 l'avaient-ils écrasé, peut-être son personnalisme demandait-il un homme exceptionnel qui lui manquait.

L'idée survivait. Le mémorial de Sainte-Hélène de de Las Cases, passionnait les esprits, les poètes, Barthélémy, Méry, Casimir Delavigne, Victor Hugo, Béranger chantaient les gloires, évoquaient le souvenir de l'homme prodigieux. La peinture, l'image, Raffet, Charlet, Horace Vernet reproduisaient les traits du « Petit caporal » légendaire. La France, humiliée par les puissances étrangères, se souvenait du temps où elle régentait l'Europe. A la politique timorée, d'acceptation de la Monarchie on opposait la politique de conquête de Napoléon. L'armée comptait encore des vétérans de ses guerres, et les demi-solde en perpétuaient la légende. Le Gouvernement pour attirer sur lui les rayons de sa gloire rétablissait sur la Colonne sa statue, et de Sainte-Hélène ramenait ses cendres aux Invalides en une cérémonie grandiose et enthousiaste.

L'Empire avait d'ailleurs évolué dans l'opinion publique. Ce qu'on voyait surtout en Napoléon, c'était l'homme de la Révolution, qui avait sans doute imposé le sacrifice de la liberté, mais qui par compensation avait maintenu ses principes sociaux et conservé ses conquêtes, sauvegardant les intérêts qui sous ses lois s'étaient [p.149] constitués. Par là le bonapartisme rejoignait le républicanisme et pouvait conclure alliance avec lui.

Mais l'homme semblait manquer à la cause. En 1832 le duc de Reichstadt mourait à 22 ans. L'héritier de Napoléon Ier était Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, troisième fils de Louis, ancien Roi de Hollande. Il avait vécu en Suisse, s'y était fait naturaliser, et y avait servi. Il avait, étant carbonaro, combattu en Italie parmi les révolutionnaires. Il écrivait des livres militaires, économiques, politiques : Rêveries politiques, Projet de Constitution, Idées napoléoniennes, Extinction du paupérisme. Il prouvait ainsi la curiosité et la liberté de son esprit. En 1830 il avait 22 ans et était inconnu. Sa tentative de Strasbourg, 26 octobre 1836, passa pour l'acte d'un fou, il ne fut pas inquiété ; celle de Boulogne, 6 août 1840, était l'acte d'un obstiné, il fut condamné à l'emprisonnement perpétuel. Il s'évada en 1846. Nul ne pouvait soupçonner son retour de 1848 et son extraordinaire succès.

Partis constitutionnels. — Les programmes, le jeu, les hommes des partis constitutionnels apparaîtront tout au cours du résumé de la vie politique de la Monarchie de Juillet. Il suffira ici de les dénombrer et de signaler leurs oppositions. On en compte quatre qui se rapprochent par paires. Le Centre droit et les doctrinaires sont les partisans du rapprochement avec les puissances étrangères, d'abord avec l'Angleterre libérale, plus tard avec les pays absolutistes, ils repoussent toute compromission avec les révolutionnaires et les nationalités en révolte. Au dedans ils sont pour le statu quo politique, contre les réformes électorale et parlementaire. Ils sont pour la défense absolue de l'ordre ; ils représentent la politique d'immobilité, de « résistance ». Les doctrinaires apportent à l'affirmation de ces idées plus de raideur, plus de dogmatisme, tout en étant plus libéraux.

Le centre gauche et la gauche dynastique sont pour le « mouvement ». La Révolution de juillet est un principe nouveau en marche, qui doit développer ses conséquences. Ils veulent une politique étrangère affranchie, hardie, osant envisager la guerre de soutien pour les peuples opprimés. La gauche dynastique est bien plus hardie que le centre gauche, elle réclame sans cesse les réformes électorale et parlementaire, pour les appuyer elle s'allie sans répugnance au parti républicain.

Ces deux partis sont les ennemis du Gouvernement personnel ; ils réclament la Monarchie à l'anglaise, presque l'abdication du Roi. [p.150]

Les partis sous la Monarchie de Juillet sont donc d'abord particulièrement nombreux. On en distingue sept en ne tenant pas compte des nuances. Ils sont d'ailleurs divisés en deux groupes : les antidynastiques qui se déclarent, se font connaître, et les dynastiques. Cette situation est nouvelle, elle montre le régime enveloppé d'ennemis déterminés.

La Presse. — Avec le parlementarisme, le rôle de l'opinion est prédominant, mais elle-même est sous l'empire d'une force qui la conduit, c'est la presse. La Révolution de 1830 prouvait sa puissance. Le fameux « rapport au Roi », peut-être en l'exagérant, lui avait attribué tout le trouble politique et social qu'il dénonçait. Elle était pour son auteur la source empoisonnée qui avait corrompu les esprits et perverti la société. De là une des ordonnances destinée à la mater. Au cours de la crise, elle s'était montrée toute-puissante. Le National ne s'était pas borné à promouvoir la Révolution, il lui avait donné sa conclusion en inventant, si l'on peut dire, la solution orléaniste. L'avènement de Louis-Philippe était donc la consécration de sa puissance.

Tous les partis avaient leurs journaux qui n'étaient d'ailleurs pas très nombreux. — Les journaux gouvernementaux furent : le Journal des Débats politiques et littéraires appartenant à la droite conservatrice, le Courrier français et le Constitutionnel du centre gauche, la Presse et le Siècle, fondés en 1836, de la gauche dynastique ; le Temps et le Journal de Paris, de la gauche.

Les journaux républicains étaient plus nombreux ; après les lois de septembre ils durent cesser d'être anticonstitutionnels. Le National était le plus important, il ne devint républicain que quelque temps après la Révolution. Armand Carrel, plus tard Armand Marrast, assurèrent son succès. Derrière lui marchaient la Tribune des départements, le Réformateur, le Journal du peuple, le Bon sens, la Réforme, la Démocratie pacifique ; en province, le Peuple souverain à Marseille, l'Émancipation à Toulouse, le Précurseur à Lyon, etc.

Les légitimistes avaient pour organes, la Gazette de France, le Populaire royaliste, la Quotidienne qui cessa de paraître en 1847.

Les Saint-Simoniens, les Fouriéristes, avaient le Globe, la Réforme industrielle, le Phalanstère. Les catholiques pour la défense religieuse publièrent l'Avenir, dont la vie fut courte, mais l'influence considérable, il était ultramontain, libéral, ouvert aux aspirations sociales modernes et s'efforçait de désolidariser la religion du gouvernement ; l'Ami de la religion, le Journal des villes et des campagnes [p.151] étaient gallicans et royalistes ; l'Univers ultramontain eut un grand succès. Tous ces journaux appuyés par de nombreuses publications locales revendiquaient les libertés religieuses.

Les tirages de ces journaux étaient très faibles et après 1830, chose curieuse, décrurent. Les Débats, de 25.000 abonnés sous l'Empire, passèrent à 13.000 sous la Restauration et à 9.000 sous Louis-Philippe. Le Constitutionnel avec 22.000 numéros a le plus fort tirage en 1830, il ne tire plus qu'à 6.000, puis à 3.270 en 1837 et 1840. Avec les journaux à bon marché, 40 francs au lieu de 80 francs, et avec les romans-feuilletons dans la seconde partie du régime certains journaux comptent 70.000 abonnés. Les journaux de Paris en 1847 tirent ensemble à 200.000 numéros.

Les causes de cette faible extension de la presse sont multiples. Les journaux sont écrasés de frais, le Siècle en 1845 paie 641.443 francs pour le timbre et 335.242 francs pour le port ; ils sont relativement chers ; les illettrés sont très nombreux ; la masse qui ne participe pas aux élections s'intéresse peu aux affaires publiques.

Par contre la presse était extrêmement violente. M. Thureau-Dangin signale avec insistance ses excès, qui révèlent l'exaspération des passions politiques d'alors.

« La presse, écrit-il, enivrée de la part qu'elle a prise à la victoire de Juillet et de tout ce qui a été débité à ce propos sur sa puissance, n'a plus aucun sentiment des limites de son action et de ses droits, des respects qu'elle doit garder, des répressions qui peuvent la frapper. Elle croit à son omnipotence et compte sur son immunité[13]. »

En 1831 la presse exagère ses excès. « Si l'insurrection était fréquente dans la rue, écrit le même historien, elle était permanente dans la presse... » « Lisez, s'écriait Guizot, c'est le langage des plus mauvais temps de notre Révolution, le langage des gens prêts à répandre, au milieu de la société, dans les rues, sur les places, à y étaler, passez-moi l'expression, toutes les ordures de leur âme. Celles même des feuilles de gauche, qui se piquaient alors d'être dynastiques, comme le National en 1831, prenaient cependant les émeutiers sous leur protection.» « Que les Ministres fussent attaqués avec passion, odieusement calomniés, que Périer fût couramment comparé à M. de Polignac, ce qui était alors la plus grosse injure, qu'on l'accusât ouvertement de concussion, de vol, rien là qui dépassât [p.152] beaucoup ce qui s'est vu à d'autres époques... Mais les coups visaient et portaient plus haut que les Ministres. A ce moment s'évanouit presque subitement la popularité personnelle, dont, au début, avait joui Louis-Philippe... L'acharnement était tel que les actes les plus simples se trouvaient aussitôt grossis, dénaturés... Le régicide lui-même se démasquait ; on indiquait que le parjure devait être puni chez Louis-Philippe comme il l'avait été chez Louis XVI. »

Barthélémy Saint-Hilaire dans la Revue des deux mondes ne publiait-il pas un article sur Louvel qui était presqu'une apologie et Alibaud, avec d'autres auteurs d'attentats, ne devait-il pas trouver dans la presse des défenseurs, voire des apologistes ?

La caricature se déchaîna alors contre les hommes du Gouvernement et surtout contre le Roi avec une outrance que nous ne connaissons plus. « Ce n'était pas la folie rieuse, la satire plaisante, la gaîté malicieuse et impertinente, c'était une animosité réfléchie, obstinée, tantôt sournoise, tantôt violente, toujours méchante, ne cherchant pas à faire rire, mais bien à souffler une haine meurtrière[14]. » » Louis-Philippe devient Judas qui trahit la liberté en l'embrassant ; le crime que poursuit la vengeance divine, la poire qui devient un symbole et qui prête à toutes les railleries, le crayon devient ainsi un instrument de perversion morale, destructeur de toute considération, de tout respect. Aussi Louis-Philippe a-t-il pu dire après sa chute : « J'ai été durant mon règne la victime de cette arme que Voltaire appelait le mensonge imprimé, arme lâche et perfide qui frappe sans qu'on voie d'où le coup part, arme dont les blessures ne guérissent jamais parce qu'elles sont empoisonnées. »

La presse légitimiste dans ce déchaînement de l'injure, de la calomnie, de la violence contre les Ministres, le Roi, l'autorité rendait des points à la presse républicaine.

Et l'action de la presse s'exerçait sur ce ton et avec ces méthodes non seulement dans le domaine de nos affaires intérieures, mais encore sur le terrain de la politique étrangère. Les pays, les Gouvernements étrangers étaient traités de même manière.

Les excès étaient tels que le Gouvernement, qui devait pourtant à la presse son avènement, dut entreprendre contre elle une lutte énergique.

Ce fut l'ère des procès de presse comme des procès politiques. M. Thureau-Dangin, de juillet 1830 au 1er octobre 1832, compte 281 [p.153] saisies de journaux et 251 jugements et 86 condamnations contre des journaux. En 1835 la Tribune se vantait de ses 154 procès et de ses 347.550 francs d'amende. Mais ces poursuites étaient peu efficaces ; un journaliste du Pas-de-Calais poursuivi vingt-quatre fois était vingt-quatre fois acquitté. Ces procès étaient d'ailleurs des triomphes pour les journalistes poursuivis, ils se transformaient en accusateurs du Gouvernement, soulevaient les passions du public qui les couvrait d'applaudissements. Les amendes étaient payées par des souscriptions, qui devenaient des plébiscites contre le Gouvernement.

Aussi recourut-il à des réformes législatives. En 1833, 1834 il présenta et fit aboutir la loi du 16 janvier 1834 contre les crieurs publics qui répandaient les journaux, les pamphlets, les libelles, les caricatures en proférant des cris outrageants et séditieux. C'était la lie de la population mobilisée et embrigadée par les partis révolutionnaires. Ils furent soumis à une autorisation administrative toujours révocable, à la compétence des tribunaux correctionnels et à des peines sérieuses d'emprisonnement.

L'année suivante le Gouvernement fut amené à provoquer des mesures encore bien plus énergiques contre la presse elle-même.

A la suite de la loi sur les Associations, des mouvements révolutionnaires s'étaient déchaînés à Lyon, puis à Paris. Un procès monstre devant la Chambre des pairs contre 164 accusés avait donné lieu aux plus grandes difficultés et à des manifestations déplorables. Le 28 juillet avait eu lieu l'horrible attentat de Fieschi, faisant 41 victimes. Le Gouvernement estima le moment venu d'engager la lutte à fond contre la presse, jugée responsable du trouble des esprits et de l'agitation révolutionnaire. Ce fut l'origine des fameuses lois dites de septembre, lois sur les Cours d'assises, sur le Jury et sur « les crimes, délits et contraventions de la presse et des autres moyens de publication », du 9 septembre 1835.

Les deux premières de ces lois permettaient de former des sections de Cours d'assises pour hâter la répression, autorisaient les procureurs généraux à saisir eux-mêmes directement la Cour d'assises, décidaient que les recours en cassation sur la compétence ou sur des incidents soulevés au cours des débats ne seraient jugés qu'après l'arrêt définitif sur le fond, autorisaient à passer outre si les prévenus refusaient d'assister aux débats, et à expulser ceux qui les troubleraient. Les votes des jurés étaient assurés du secret. La condamnation pouvait être prononcée à la majorité de 7 voix sur 12. Toutes ces mesures étaient destinées à faciliter et à activer les poursuites, [p.154] à déjouer les moyens dilatoires des accusés et à garantir les jurés contre les représailles qui pouvaient être exercées contre eux.

La troisième de ces lois aggravait singulièrement les responsabilités de la presse et renforçait la répression.

La provocation aux crimes prévus par les articles 86 et 87 du Code pénal même non suivie d'effet était déclarée attentat à la sûreté de l'État. Ces articles visaient l'attentat contre la vie et la personne du Souverain, ou des membres de sa famille, l'offense publique à la personne du chef de l'État, ou des membres de sa famille, l'attentat tendant à détruire ou à changer le Gouvernement ou l'ordre de successibilité au trône, ou à exciter les citoyens ou les habitants à s'armer contre l'autorité royale. Toutes ces mesures tendaient à la sécurité de l'État largo sensu et le fait de punir en toutes ces hypothèses la provocation même non suivie d'effet montrait une volonté résolue de défense de la part du régime. L'acte du publiciste à lui seul était considéré comme un acte criminel, d'ailleurs la peine dans ce cas était réduite, mais la poursuite pouvait avoir lieu devant la Chambre des pairs, ce qui montrait le caractère politique de ces mesures.

En second lieu la loi assimilait « l'offense au Roi », ayant pour but d'exciter à la haine ou au mépris de sa personne ou de son autorité, à un attentat contre la sûreté de l'État ; mesure qui atteignait en même temps que les journalistes, les pamphlétaires et les caricaturistes. L'offense simple était passible d'un emprisonnement de six mois à 5 ans, et d'une amende de 500 à 10.000 francs, mesure très rigoureuse.

En troisième lieu la loi punissait d'emprisonnement et d'amende le fait de faire remonter au Roi la responsabilité des actes de son Gouvernement, ce qui consacrait le principe de son irresponsabilité politique.

En quatrième lieu, la loi punissait l'attaque contre le principe ou la forme du Gouvernement et en faisait un attentat contre la sûreté de l'État si elle tendait à la destruction ou au changement du Gouvernement.

La loi frappait encore le fait d'adhérer à toute autre forme de Gouvernement, de reconnaître des droits au trône à toute autre personne que Louis-Philippe, de prendre une qualification incompatible avec la Charte comme celle de républicain, d'exprimer un vœu pour la destruction de l'ordre constitutionnel.

Et un grand nombre d'autres délits était encore prévus et punis par la loi. Ainsi se trouvaient extraordinairement multipliées les [p.155] crimes et délits de presse. La loi révélait les excès de toutes sortes dont elle s'était rendue coupable et la résolution du pouvoir de défendre contre les attaques dont le régime et la société étaient l'objet, le Roi, sa famille, la forme du Gouvernement, en un mot l'ordre politique existant.

En même temps la loi augmentait l'importance des cautionnements exigés des propriétaires des journaux et des périodiques. Elle exigeait que les gérants en possédassent le quart et qu'ils signassent tous les numéros. Elle développait le droit de réponse et de rectification, le droit pour les autorités publiques de requérir la publication de documents officiels, et de renseignements, moyen de se défendre et aussi d'étouffer les journaux.

Puis les dessins, les gravures, les estampes, les emblèmes étaient soumis à un régime d'autorisations préalables, les théâtres, les pièces de théâtres étaient l'objet de mesures de précaution nouvelles.

Ces mesures, dans leur ensemble draconiennes, prouvent quelle était la force de la presse, à quel point la société était troublée et de quelles armes l'autorité jugeait nécessaire de se munir contre une puissance qui ébranlait ainsi la sienne. On verra par la suite dans quelles conditions elles furent votées. De Broglie était Ministre, pour justifier une pareille législation qui a laissé sous le nom historique de « lois de Septembre » un souvenir encore vivant, il disait : « Au milieu du grand désordre d'idées, contre l'audace et le cynisme des partis, il faut, non pas des lois terribles, mais des lois fortes, pleinement exécutées. La mollesse, la complaisance du moins, sont permises peut-être au pouvoir absolu ; il peut toujours les compenser par l'arbitraire. Plus la liberté est grande, moins l'autorité doit fléchir. Le Gouvernement avait à cœur de prendre devant vous l'engagement de déployer toute la force que la Constitution lui donne. »

Disparition de journaux, modération toute nouvelle des plus violents, ordre au cours des procès de presse, sévérité du jury, condamnations fréquentes des accusés, cessation des outrages envers le Roi, un changement profond se produisit dans les mœurs politiques. La presse qui dans l'exaltation de sa puissance ne savait se servir de sa liberté, se trouvait désormais contenue dans ses excès. Mais ce n'était que grâce à un régime extrêmement sévère, par le sacrifice presque absolu de la liberté. Le régime assuma de ce chef une grosse responsabilité et fournit contre lui-même une arme aussi forte que celle qu'il s'était donnée contre ses adversaires.

[p.156]

 

Roi, Nation, capitale, garde nationale, Assemblées politiques, partis, presse, telles étaient les forces en présence, dont le jeu sous l'influence des circonstances intérieures et extérieures allait déterminer le cours des événements et fixer le sort du régime.

II

LES GRANDES DIFFICULTÉS PARTICULIÈRES DU NOUVEAU RÉGIME

L'histoire de la Monarchie de Juillet et le jeu de ses institutions ne se comprennent que si on se rend compte des difficultés auxquelles il dut constamment faire face.

Relations extérieures. — Le problème qui s'impose de suite au Gouvernement monarchique issu de la Révolution c'est le problème extérieur de sa reconnaissance par les puissances étrangères et de ses rapports avec elles.

Toutes ces puissances ont été en guerre avec la France révolutionnaire ; toutes, sauf l'Angleterre, ont des Gouvernements absolus. Elles ont formé la Sainte-Alliance pour se défendre contre les mouvements insurrectionnels. Elles se sont déjà deux fois immiscées dans nos affaires pour imposer la déchéance des Bonaparte et la restauration des Bourbons. Accepteront-elles une Révolution qui les détrône et qui les remplace par un prince, qui ne peut être à leurs yeux qu'un usurpateur. Ne se sentiront-elles pas inquiétées par la Révolution triomphant dans le pays, d'où elle les a menacées quarante ans plus tôt, contre laquelle elles ont soutenu si longtemps la guerre ?

La question est d'autant plus aiguë que l'insurrection à la suite de son succès en France gronde partout. La Pologne s'insurge contre la Russie, en Italie la domination autrichienne est menacée, en Espagne les libéraux se soulèvent, la Belgique se dresse contre la Hollande. Et tous ces peuples, en mal de liberté, se tournent vers nous comme vers leurs libérateurs par vocation providentielle. La suspicion des Gouvernements étrangers contre celui de Louis-Philippe est extrême. La guerre est menaçante.

Or nous n'y sommes pas préparés, elle nous ferait subir une nouvelle fois le fléau de l'invasion. Faut-il fermer ses oreilles aux appels des nationalités opprimées ? L'alliance des peuples contre les [p.157] Souverains absolutistes n'est-elle pas au contraire notre meilleure défense ? Le peuple supporterait-il que le Gouvernement qu'il s'est donné se déclare indifférent à la cause des peuples qui luttent pour s'affranchir comme lui ?

La situation de Louis-Philippe est d'une extrême difficulté. Sa politique étrangère sera par suite condamnée à l'incohérence. Abstention en Pologne, en Espagne, intervention en Belgique, fluctuations en Italie, rapprochement d'abord avec l'Angleterre, reconnaissance laborieusement obtenue des autres États, entente cordiale avec l'Angleterre, crise de 1840 au sujet des affaires d'Orient, crise des mariages espagnols, difficultés pour le mariage des princes royaux, rapprochement final des Gouvernements absolutistes. Au dehors Louis-Philippe est condamné par l'origine révolutionnaire de son Gouvernement à suivre une ligne politique tortueuse et sa politique étrangère retentit d'autre part sur sa politique intérieure. De ce chef il connaît les plus graves difficultés.

L'ordre et la sécurité intérieures. — Le premier devoir de tout Gouvernement, fût-il révolutionnaire, est d'assurer l'ordre et la sécurité sans lesquels le travail s'arrête, et les classes laborieuses les premières pâtissent. Le Gouvernement de Juillet né d'une insurrection éprouva des difficultés exceptionnelles pour remplir cette tâche. Les classes populaires s'étaient soulevées, le parti républicain, les sociétés secrètes avaient repris leur activité. Toute cette effervescence ne pouvait s'apaiser comme par enchantement. D'ailleurs les déceptions et le mécontentement étaient grands parmi les hommes de la Révolution. L'avènement d'un nouveau Roi, fût-il national, quelques pâles retouches à la Charte, quelques garanties, quelques promesses, cela pouvait-il désarmer tout d'un coup l'insurrection triomphante ?

De fait les éléments révolutionnaires de Paris déçus et mécontents ne désarmèrent pas. Les clubs entretinrent l'agitation, de nouveaux mouvements insurrectionnels et des attentats contre le Souverain lui-même se perpétuèrent, l'ordre ne régna jamais de manière assurée.

La position du Roi et de son Gouvernement se trouvait des plus délicates. Comment sévir de suite avec la rigueur nécessaire contre les forces qui l'avaient porté au pouvoir. Le « Roi des barricades » était mal venu pour abattre celles qui surgissaient à nouveau. Il lui fallait se dégager de son origine, se soustraire à ses premiers tuteurs, user la Révolution en rusant avec elle. De là des lenteurs, des hésitations, [p.158] des compromissions qui nuisaient à son autorité et le faisaient accuser de duplicité.

Rôle du Roi dans le Gouvernement. — La position du Roi dans le Gouvernement pour faire face à ces difficultés était d'ailleurs elle-même extrêmement délicate.

Les conditions de son avènement semblaient le condamner à un Gouvernement impersonnel, à un rôle représentatif. La Révolution avait été provoquée par le personnalisme de Charles X ayant abouti aux fameuses ordonnances, expression de sa volonté personnelle. De plus, les hommes du National, les « inventeurs » de la Monarchie nouvelle, étaient les ennemis déclarés du Gouvernement personnel. Thiers qui avait joué un si grand rôle dans l'avènement du nouveau Roi était l'auteur de la fameuse formule : « Le Roi règne et ne gouverne pas. »

Mais d'autre part l'application de cette formule et le règne d'un parlementarisme intégral rencontraient de grosses difficultés. Même sous Louis XVIII le Gouvernement ne s'était jamais ainsi exercé. Puis Louis-Philippe n'était pas l'homme de cette solution, on l'a vu, tout dans son passé et dans son tempérament le portait au contraire à exercer lui-même une grande influence sur la direction des affaires. Il y était poussé aussi par l'exemple des Souverains étrangers qui étaient, sauf en Angleterre, les maîtres de leur Gouvernement, par l'état des partis en France, si divisés qu'aucun d'entre eux ne pouvait fournir l'homme capable d'assurer au Gouvernement une marche ferme et suivie et par la situation troublée du pays, qui demandait une autorité forte. Seulement le Gouvernement personnel du Roi l'exposait à toutes les attaques. N'était-ce pas ressusciter le régime de Charles X, renier la Révolution de Juillet, trahir ? Ici encore les difficultés étaient extrêmes.

Les réformes électorale et parlementaire. — Du côté de la Chambre des députés des difficultés surgirent également à la suite de la Révolution.

Le régime surcensitaire de la loi du double vote, après l'action du peuple aux journées de juillet, était intolérable. Une loi du 19 avril 1831 vint rapidement l'élargir, le double vote fut supprimé, le cens fut abaissé à 200 francs, même à moins pour quelques catégories de personnes offrant des garanties spéciales. Le corps électoral compta de 180.000 à 200.000 électeurs, votant dans une seule catégorie de collèges électoraux. Le privilège de la grande propriété foncière, du grand commerce et de la grande industrie était supprimé ; [p.159] les propriétaires, commerçants et industriels moyens étaient associés à l'action politique et la contrôlaient. Mais pourquoi s'arrêter là, pourquoi ne pas étendre davantage les limites du pays légal ? La suite normale de la Révolution n'était-elle pas d'associer la Nation à son Gouvernement ? Les uns réclamaient un nouvel abaissement du cens, les autres ce qu'on appelait l'adjonction des capacités, certains parlaient même du suffrage universel. Une réforme ayant eu lieu, l'évolution de la société, le progrès des esprits ne pouvaient-ils pas commander une réforme nouvelle? Les partis envisageaient chacun de son point de vue la question, mais désormais elle était ouverte et elle fut une cause permanente de difficulté s pour le Gouvernement.

La réforme parlementaire visait la question du cumul admis des fonctions publiques rétribuées par l'État et du mandat législatif, les fonctionnaires à de rares exceptions près étant éligibles, fonctions et mandat pouvant se cumuler, les députés pouvant être nommés fonctionnaires et les députés fonctionnaires pouvant recevoir de l'avancement. On a vu que sous la Restauration de ce chef les plus grands abus existaient, que la corruption des députés était un des moyens de Gouvernement employé par les Ministres. La Révolution qui avait été une insurrection contre les abus du Gouvernement de Charles X aurait dû entraîner la réforme d'un régime aussi vicieux. Le mal dura jusqu'à la nouvelle Révolution de 1848. On compta parmi les députés jusqu'à un quart d'entre eux pourvus de fonctions publiques. On colora du nom de « conquête individuelle » la corruption des représentants, homme par homme, par l'octroi des places ou des avancements. Et aucun Gouvernement ne consentit à se dépouiller d'un moyen d'action si puissant, la fragilité ministérielle était telle que la corruption semblait être un moyen légitime pour l'atténuer. Il n'en est pas moins vrai que les propositions de réforme étaient incessantes et qu'il y avait là une nouvelle source grave d'embarras pour le Gouvernement fort en peine pour justifier sa résistance.

Problème de la majorité. — La Révolution devait conduire à une application plus stricte du Gouvernement parlementaire, à l'observation plus rigoureuse de la responsabilité des Ministres. Elle suppose des majorités assez stables pour soutenir des Gouvernements qui durent et suivent une politique déterminée. Or en même temps que la Révolution accentuait cette exigence, il devenait plus difficile de la satisfaire, les partis étant, on l'a vu, plus nombreux et plus divisés, deux d'entre eux, les partis légitimiste et républicain, [p.160] étant prêts aux alliances avec toute opposition contre le Gouvernement. Le problème toujours aigu de la majorité ne reçut donc que des solutions bâtardes par la constitution de coalitions précaires. Et si, en 1840, on arriva pourtant à la stabilité gouvernementale pour sept ans, ce ne fut que par un régime de corruption et une rigidité de la politique de résistance, qui provoquèrent comme réaction la Révolution de 1848.

En rassemblant toutes ces difficultés, qui furent pour toute la durée du régime le souci constant, l'épreuve continue du Gouvernement de Louis-Philippe, on s'aperçoit que ce qui les rendit si graves, et finalement mortelles, ce fut sa tare originelle, son origine révolutionnaire.

[p.161]

CHAPITRE III

L'ÉVOLUTION POLITIQUE DE LA MONARCHIE DE JUILLET SES PHASES

VUE D'ENSEMBLE

Quelle carrière ce régime, livré au jeu de ces forces, luttant contre de si graves difficultés, devait-il fournir ? Elle dura dix-huit ans, donc sensiblement plus que celle du plus favorisé des régimes précédents, mais infiniment moins que ne l'espéraient ceux qui avaient pensé donner à la France avec une Monarchie nationale un régime définitif. Encore fut-elle, cette carrière, très troublée, pleine à son tour de vicissitudes qui rendraient difficile à suivre sa ligne générale, si on n'en repérait pas les étapes. Ces étapes, on peut, semble-t-il, en reconnaître six.

La première, du 11 août 1830 au 1er avril 1834, compte quatre Ministères, celui du 11 août en quelque sorte anonyme, parce qu'il n'a pas de Premier Ministre, celui de Laffitte du 2 novembre 1830, celui de Casimir Périer du 13 mars 1831, celui de Soult et de Broglie du 11 octobre 1832 qui finit le 1er avril 1834. C'est la période de liquidation, de résorption de la Révolution. Les deux premiers Ministères, formés de ses hommes, sont imbus de ses idées et complaisants à ses excès qui se prolongent. En laissant le désordre se perpétuer, ils se discréditent. Le Roi se dégage de ses alliés compromettants, avec des hommes, qui se libèrent aussi de leurs connivences révolutionnaires, il forme des Ministères d'autorité qui répriment l'émeute, rétablissent l'ordre : c'est l'œuvre d'abord de Casimir Périer, puis, après une détente suivie de troubles, de Soult et de de Broglie.

La seconde phase va du 1er avril 1834 au 5 février 1836, c'est [p.162] une nouvelle alternance. La « résistance » s'est usée à son tour. Une sorte de vacance gouvernementale se produit. De Broglie démissionne le 1er avril 1834, Soult le suit le 18 juillet, il est remplacé par le général Gérard, qui se retire dès le 29 octobre, auquel succède le duc de Bassano pour huit jours, puis le maréchal Mortier, qui se retire le 20 février 1835. Quatre Premiers Ministres en onze mois, voilà le degré de faiblesse auquel on était arrivé. Une réaction s'imposait, elle se produisit avec le Ministère de Broglie le 12 mars 1835 qui garda le pouvoir presqu'une année. 22 février 1836.

La troisième phase comprend le Ministère Thiers du 22 février au 6 septembre 1833, et le Ministère Molé-Guizot du 6 septembre au 15 avril 1837. Thiers suit, selon son caractère, une politique de bascule, la résistance et le mouvement se succédant sous son gouvernement. Avec Molé-Guizot, un redressement s'opère, ces deux politiques sont d'ailleurs également éphémères.

La quatrième période du régime ne comporte que le Ministère Molé du 15 avril 1837 au 8 mai 1839 ; c'est une ère de détente, de juste milieu, sans apaisement d'ailleurs des luttes parlementaires. Doctrinaires, hommes de gauche, partis extrêmes forment la grande coalition contre ce Ministère modéré et qui dure. On dénonce le Gouvernement personnel et la corruption. Après une première démission, Molé, reprenant le pouvoir, dissout la Chambre, mais les élections le renversent.

La cinquième période est un nouveau temps de faiblesse gouvernementale. Elle débute par des échecs de combinaisons ministérielles. Soult-Guizot, Soult-Thiers, de Broglie-Guizot-Thiers. Des troubles exigent un Gouvernement, un Ministère Soult est formé le 13 mai sans les « grandes ambitions », c'est ainsi qu'on désigne Guizot, Thiers, Molé, de Broglie. Tous les partis sont dissociés, en dix mois le Ministère est épuisé, il démissionne le 20 février 1840. Un Ministère Thiers lui succède du 1er mars au 21 octobre 1840. Il n'est ni plus énergique, ni plus durable. Il reprend la politique d'équilibre, tente une politique de prestige avec à l'intérieur le retour des cendres de Napoléon, et à l'extérieur une politique aventureuse en Orient, qui provoque contre nous la formation d'un concert européen, nous mettant à deux doigts d'une guerre que l'action de Louis-Philippe détourne.

Avec le Ministère Soult-Guizot, 29 octobre 1840-19 septembre 1847, et le Ministère Guizot, 19 septembre 1847-23 février 1848, le Gouvernement de Juillet accomplit sa sixième et dernière étape. [p.163] C'est une phase de Gouvernement autoritaire, de « résistance », d'entente continue entre le chef du Ministère, qui est pendant toute cette période Guizot, et Louis-Philippe. Mais ce Gouvernement par sa durée même s'exagère l'idée de sa propre force; les élections avec un corps électoral trop restreint lui voilent les sentiments d'irritation, de mécontentement du pays. Il résiste à tout projet de réforme. Des scandales se produisent, qui le discréditent, sa politique vis-à-vis de l'Angleterre de faiblesse d'abord, puis de réaction, irrite l'opinion. Le Roi est considéré comme l'inspirateur du Gouvernement, la responsabilité de ses actes remonte à lui. Le mécontentement accumulé explose et le régime né de la Révolution en meurt.

Ce qui caractérise cette évolution n'est pas, semble-t-il, comme on le dit souvent, l'effort de Louis-Philippe pour conquérir le pouvoir personnel. S'il ne l'a pas exercé avec les Gouvernements faibles, qui se sont si souvent présentés sous son règne ; il serait étrange que ce fût un Gouvernement énergique comme celui de Guizot, qui lui eût permis de s'en saisir. Ce qui caractérise l'évolution du régime, ce sont les alternatives entre les deux politiques de « résistance » et de « mouvement ». Or ces alternances sont normales, elles résultent de la condition paradoxale, sans cesse relevée, de la Monarchie de Louis-Philippe, de son principe monarchique, qui tend par sa nature à l'autorité, à la force, et de son origine révolutionnaire, qui l'assujettit à des concessions vis-à-vis des partis même avancés et qui le condamne à des faiblesses répétées.

I

11 AOÛT 1830 - 1er AVRIL 1834

Cette période de liquidation de la Révolution s'ouvre par la constitution du premier Ministère de Louis-Philippe. Il est composé de : Dupont de l'Eure, Justice ; Molé, Affaires étrangères ; Guizot, Intérieur ; de Broglie, Instruction publique et Cultes ; Louis, Finances ; général Gérard, Guerre ; général Sébastiani, Marine ; et de Dupin, Casimir Périer, Bignon et Laffitte, Ministres sans portefeuille. — Ce sont les hommes de la Commission provisoire et du Conseil privé. Ils ont été conservés plus que choisis. Ils ont des tendances opposées ; la lutte contre Charles X seule les a réunis. Ce sont de fortes personnalités. Aussi le Roi n'a pas nommé de Premier [p.164] Ministre. Le choix eut été difficile et eût donné au Gouvernement un sens inacceptable pour certains. L'autorité du Roi d'ailleurs y gagne. La nomination de quatre Ministres sans portefeuille marque la nécessité de satisfaire des ambitions.

C'est la Révolution qui s'est imposée au Roi et qui se prolonge. « La Révolution a survécu à la victoire », écrit, au sujet de ce Ministère, de Broglie, dans ses Souvenirs.

Les affaires extérieures occupent de suite son attention. La Révolution est une menace pour les Souverains étrangers. La Sainte-Alliance l'avait désarmée, elle se redresse. La Russie pressant l'Autriche pour agir, on craint la guerre à laquelle on n'est pas préparé. Talleyrand est envoyé en ambassade en Angleterre, qui est le pays libéral à gagner d'abord. Le Gouvernement, Louis-Philippe, multiplient les déclarations pacifiques. Ils se présentent comme les soutiens de l'ordre en France. La Prusse et l'Autriche, peu portées à la guerre retiennent la Russie. Les grandes puissances se décident à reconnaître notre nouveau Gouvernement.

Mais la Révolution qui éclate aux Pays-Bas le 25 août, ouvre une crise grave pour nous. Le Gouvernement résiste à la tentation d'annexer la Belgique révoltée, ou de faire monter sur son trône un de nos princes. Il proclame le principe de non-intervention, qui empêche les Gouvernements étrangers d'aider les Pays-Bas à abattre la Révolution.

A l'intérieur les politiques de « résistance » et de « mouvement » s'affrontent. Quatre Ministres soutiennent la seconde ; six, les plus importants, la première. Louis-Philippe n'ose pas rompre avec les premiers et la Révolution. Les vainqueurs de Juillet se livrent à la curée des places que des démissions et des révocations rendent libres; préfets, sous-préfets, maires et adjoints, généraux, colonels, commandants de forteresses, par centaines sont changés. Les lois réactionnaires de Charles X sont rapportées, le Panthéon est désaffecté, les condamnés politiques libérés sont reçus par le Roi, les régicides rentrent en France, la presse, les clubs agitent les esprits, la peur fait fuir 150.000 personnes de Paris. Le travail ne reprend pas. Le Gouvernement n'ose agir, la garde nationale est suspecte, se servir de l'armée semble impossible. Louis-Philippe garde ses allures bourgeoises, populaires même.

La Chambre est sans autorité, elle est malgré tout l'élue du double vote, démissions et annulations de pouvoirs l'ont privée d'un [p.165] quart de ses membres, elle suspend ses réunions en attendant de nouveaux élus.

L'agitation est entretenue par la question des poursuites contre les Ministres de Charles X. La Chambre des députés pour les sauver vote la suppression de la peine de mort en matière politique. Le 17 octobre, des mouvements se produisent, le Palais royal est assiégé, puis le château de Vincennes, où certains anciens Ministres sont détenus. Ainsi l'agitation continue et les Ministres partisans de la résistance se désolidarisent de leurs collègues, ils démissionnent en conseillant au Roi de former un Ministère homogène de mouvement qui s'usera. Le premier Ministère n'a pas duré trois mois.

Ministère Laffitte, 2 novembre 1830 - 13 mars 1831. — Louis-Philippe ne peut rompre avec les hommes qui l'ont porté au pouvoir, il n'a pas encore d'autorité personnelle. Il ne peut lutter avec les éléments révolutionnaires. Il pousse à bout l'expérience et fait appel à Laffitte, auteur principal avec Thiers, de son avènement. Ses collaborateurs sont : de Montalivet, Intérieur ; Maison, Affaires étrangères ; Gérard, Guerre ; Dupont de l'Eure, Justice ; Merilhou, Instruction publique et Cultes ; Sébastiani, Marine ; le 17 novembre Soult remplace Gérard, et Sébastiani Maison, d'Argout succédant à Sébastiani. Thiers est sous-Secrétaire d'Etat aux Finances.

Ce n'est pas encore un Ministère homogène. La gauche ne compte comme hommes déterminés que Laffitte, Mérilhou et Dupont de l'Eure ; Thiers est incertain.

A l'intérieur, le procès des Ministres surexcite les passions. Pendant six jours l'émeute gronde. La Fayette refuse d'employer la force et se laisse malmener lui-même. La foule réclame la mort des accusés. De Montalivet subrepticement les fait transporter du Luxembourg à Vincennes. On détache de l'émeute grondante la jeunesse des écoles en négociant avec elle et par des promesses.

La Chambre réorganise la garde nationale, supprime le poste de commandement en chef, que La Fayette doit conserver pourtant encore. Il donne sa démission et le Gouvernement, à l'étonnement général, l'accepte. Seul Dupont de l'Eure se solidarise avec lui et démissionne.

A l'extérieur la faiblesse du Ministère permet à Louis-Philippe de prendre la direction de notre diplomatie. Il fait multiplier les déclarations pacifiques et proclamer par nos agents le principe de non-intervention, qui rassure les puissances sur notre compte, mais [p.166] les paralyse. Il correspond directement avec nos représentants, surtout avec Talleyrand.

En Belgique pour écarter les candidats de l'Angleterre et de Beauharnais, nous laissons élire Roi, le duc de Nemours, mais Louis-Philippe le fait renoncer au trône. C'est un gage éclatant de notre pacifisme et un acte personnel qui accroît l'autorité du Roi.

La Pologne s'insurge, la France est la proie d'une vive émotion, le pays veut la guerre, Louis-Philippe impose la paix.

En Italie l'insurrection contre l'Autriche gronde, le pape fait appel pour se défendre à l'Autriche, Metternich proteste contre le principe de non-intervention, notre ambassadeur à Vienne réclame la guerre, Louis-Philippe soustrait sa dépêche à Laffitte. Le Gouvernement se livre à quelques manifestations qui font craindre à l'Autriche notre intervention, mais il est résolu à la paix.

Cette politique, personnelle de Louis-Philippe, soulève contre le Ministère les révolutionnaires. C'est l'abandon de leurs coreligionnaires, c'est l'abaissement de la France libérale, c'est le reniement de la grande Révolution. Carrel dans le National, Lamarque, Mauguin à la Chambre, La Fayette attaquent violemment le Gouvernement.

La Révolution a pourtant perdu beaucoup de sa force sur les esprits. Les troubles, le malaise, les craintes de guerre ont détaché d'elle ceux qui l'acclamaient au temps de la lutte contre Charles X. Louis-Philippe peut rompre avec elle.

L'émeute des 14-15 février en sera l'occasion. Elle est la suite du mouvement d'anticléricalisme, provoqué par le Gouvernement de Charles X, qui pendant la Révolution s'est manifesté par des attaques contre les prêtres et les églises, en même temps que contre le Gouvernement. Les choses sont à ce point que prêtres et religieux quittent leur costume, se cachent et que le culte est célébré furtivement. Des évêques émigrent. On ne voit plus un homme dans les églises. C'est dans cette situation qu'est annoncé un service pour le duc de Berry, traditionnel à Saint-Germain l'Auxerrois. Le peuple y voit une provocation. L'église est saccagée, l'archevêché envahi est dévasté. Le Gouvernement laisse faire et s'en prend aux carlistes, des mandats d'amener sont lancés contre le curé de Saint-Germain et l'archevêque, le Roi fait supprimer les fleurs de lys des armes royales; c'est l'abdication devant l'émeute. Et cela se reproduit dans différentes villes.

L'opinion proteste contre cette anarchie. A la Chambre Guizot [p.167] semonce les Ministres. « La France demande à être gouvernée, dit-il, et elle sent qu'elle ne l'est pas. » Duvergier de Hauranne de son côté proteste : « Les émeutes ont succédé aux émeutes, on dirait qu'elles sont devenues l'état habituel de notre ordre social. » Le peuple réclame du pain. Les puissances étrangères s'inquiètent. Thiers doute de la solidité du régime qu'il a édifié. Au sein du Ministère on sent la nécessité d'un nouveau Gouvernement. De Montalivet négocie avec Casimir Périer. Louis-Philippe hésite encore à rompre avec ses partisans de la première heure. Le 11 mars il finit par faire appel à l'homme désigné, à Casimir Périer.

Ministère Casimir Périer, 13 mars 1831 - 13 octobre 1832. — Casimir Périer considérait la Révolution comme un changement de souverain non de régime. Il avait refusé d'entrer dans le Ministère Laffitte, il hésita beaucoup à en former un. Son programme était l'ordre avec la liberté, la paix avec l'honneur, la guerre seulement aux factions.

Il veut gouverner et pose ses conditions au Roi. Mal accueilli à la Cour il démissionne et s'impose. Il garde les Ministres de Laffitte moins deux remplacés par Louis et de Rigny. Sa volonté compte seule vis-à-vis des fonctionnaires comme des Ministres.

A l'intérieur, il lui faut une majorité. Le 30 avril 1831 il fait dissoudre la Chambre du double vote et s'engage à fond dans la lutte électorale, n'admettant pas la neutralité du Gouvernement. Mais la question de la pairie héréditaire brouille les cartes et le résultat des élections est douteux. — Pour la présidence de la Chambre son candidat, Girod de l'Ain ne l'emporte que par une voix, lui, Casimir Périer, démissionne et ne reprend le pouvoir que sur les instances de la Reine. Dans la discussion de l'adresse il triomphe par 282 voix contre 73.

A l'extérieur il prouve à l'occasion des affaires du Portugal la fermeté de sa politique. Ayant eu à réclamer des satisfactions et le les obtenant pas il envoie notre flotte les exiger. Par ailleurs les Hollandais envoyant des troupes en Belgique, il y fait entrer les nôtres.

A l'intérieur l'agitation, jusque là ménagée gronde ; la garde nationale est sans autorité, les sociétés secrètes, les clubs pullulent ; le peuple agité en 1830 demeurera en mouvement jusqu'en 1848. Le procès qui commence le 6 avril 1831 contre 19 accusés de complot contre la forme du Gouvernement provoque des manifestations, Godefroy Cavaignac y triomphe, La Fayette est acclamé, Michel de Bourges fait le procès du régime. La propagande républicaine s'accentue [p.168] dans les journaux et les brochures. La Convention est glorifiée. Le parti républicain s'annexe le bonapartisme, Napoléon est représenté comme le défenseur des conquêtes révolutionnaires, le prince Louis-Napoléon se dit républicain.

Casimir Périer réagit. Il fait voter une loi sur les attroupements, fait marcher contre les émeutes avec la garde nationale, la garde municipale et la gendarmerie et à Lyon contre une véritable émeute provoquée par la faim l'armée. Même énergie à Grenoble.

Il se sert aussi des moyens judiciaires. Il veut que justice reste à la loi et que le pays soit informé. Il parle constamment à la Chambre pour l'éclairer. Une vive opposition lui résiste et s'efforce de l'épuiser par d'incessantes attaques qui l'amènent à la tribune.

Il éprouve pourtant des difficultés à jouer son rôle. Lui et ses Ministres ont fait partie de sociétés secrètes et voisiné avec les républicains.

La Chambre reste imbue d'idées révolutionnaires ; le sens monarchique est perdu, pendant que la presse, la caricature outragent le Roi, la Chambre discute la liste civile avec des marchandages mesquins et de basses attaques ; de Cormenin se fait une spécialité de passer au crible les dépenses de la Cour et de la maison du Roi.

Par moments la fermeté manque du reste à Casimir Périer. Il accepte le sacrifice de l'hérédité de la pairie, qui donnait à la Chambre haute sa valeur et sa grandeur. Il accepte les pensions à payer aux vainqueurs de Juillet, source de tant d'abus. Il consent à l'abrogation de la commémoration du 21 janvier. Il laisse Saint-Germain l'Auxerrois et l'archevêché en état de dévastation. Il tolère la vente à l'encan des croix enlevées des édifices. Il n'hésite pas à employer la force militaire contre les trappistes de La Meilleraye.

Il n'en est pas moins vrai qu'il a provoqué le redressement de l'autorité et celui de la France ; qu'il a maintenu la paix dans la dignité, conquis l'estime des puissances, réprimé et raréfié les émeutes, discipliné l'administration, créé une majorité de gouvernement, rendu la sécurité aux affaires, fait monter les rentes et surtout prouvé qu'un Ministre parlementaire peut être un grand et vigoureux Ministre.

A défaut de ses adversaires politiques le choléra l'abat. Il contracte la maladie dans une visite faite aux hôpitaux le 1er avril avec le duc d'Orléans. Il lutte six semaines contre la mort, le 16 mars elle l'emporte, après 14 mois d'un gouvernement écrasant pour lui.

[p.169]

Le Ministère sans Casimir Périer. — Comme Casimir Périer avait abandonné le ministère de l'Intérieur en gardant la Présidence, Louis-Philippe conserva telle quelle l'équipe ministérielle sans nommer de président du Conseil, se réservant d'en jouer le rôle.

La mesure était très grave. Il révélait son goût pour le pouvoir personnel. Il aimait la politique et s'y jugeait supérieur. Il parlait de sa « vieille expérience », regrettait de ne pas être Ministre, déclarait que le « système » du 13 mars, c'est-à-dire le Ministère de Casimir Périer, avait été le sien.

Ainsi il en prenait la responsabilité et il affaiblissait le Gouvernement, qui n'avait plus de chef pour défendre sa politique à la Chambre.

Le résultat fut que la discipline gouvernementale et administrative se détendit et que les oppositions redoublèrent d'énergie. Elles lancèrent un « Compte rendu », qui était la critique de la politique du 13 mars.

Les obsèques du général Lamarque, républicain très populaire, le 5 juin 1832, fournirent à l'émeute l'occasion d'éclater. Le lendemain les faubourgs étaient debout. Les chefs républicains et la gauche dynastique hésitèrent à soutenir le mouvement. Le Gouvernement usa d'énergie, la répression se termina au cloître Saint-Merry, tant morts que blessés, il y eut 800 victimes ; ceux qui avaient bénéficié des journées de Juillet purent en craindre le retour. Pour assurer la répression judiciaire le Gouvernement prononça l'état de siège et traduisit les accusés devant les tribunaux militaires. La Cour de cassation cassa leurs premiers jugements de condamnation comme violant la Charte. Mais devant le jury il y eut 82 condamnations dont 7 à mort. L'opinion était favorable au Gouvernement.

L'opposition légitimiste n'était pas moins ardente, ses outrages étaient même plus violents. Elle afficha un programme ultra-démocratique, se prononçant pour toutes les libertés et prônant même le suffrage universel. Un singulier personnage, Genou, qui se faisait appeler de Genoude et qui devint prêtre, prit la tête de ce légitimisme dégénéré, cet aventurier, selon la règle, devint le prophète des hommes de l'ordre et de la tradition. Mais la folle équipée de la duchesse de Berry, son arrestation, son accouchement ruinèrent les chances de la vieille monarchie. Cette opposition entre monarchistes n'en affaiblissait pas moins Louis-Philippe.

Le Ministère perdait toute autorité ; au dehors Talleyrand en face de la question belge qui se rouvre se déclare impuissant ; à l'intérieur [p.170] le Ministère n'ose pas se présenter sans chef à l'ouverture de la session nouvelle.

Ministère Soult-de Broglie, 13 octobre 1832-3 avril 1834. — Louis-Philippe voudrait conserver ses Ministres en leur donnant un président, mais qui ne fût pas un second Casimir Périer l'éliminant du Gouvernement. Sa volonté de gouverner s'est développée en s'exerçant pendant la vacance de la présidence. Dupin, homme plus près de la gauche, qui désarmerait peut-être une partie de l'opposition, est sollicité. Mais il voudrait avoir la même autorité que Casimir Périer et défendre la politique de résistance, Louis-Philippe ne veut pas se remettre en tutelle.

Il fait appel à Soult, inaugurant les gouvernements de maréchaux, qui permettent de grouper des hommes de premier plan sans donner la présidence à l'un d'eux et sans donner de l'ombrage aux autres. Ils ont du prestige sans représenter une politique très déterminée. Soult forme un Ministère de résistance avec de Broglie aux Affaires étrangères, qui jouera le premier rôle en fait, Thiers à l'Intérieur, Humann aux Finances, Barthe à la Justice, d'Argout au Commerce, de Higny à la Marine, Guizot à l'Instruction publique. De Broglie a par son père un passé révolutionnaire, le second mari de sa mère, d'Argenson est socialisant, il a vivement combattu la Restauration.

Avec trois Ministres de Casimir Périer le Ministère se présente comme son continuateur. Il est mal accueilli et sent la nécessité d'un coup d'éclat qui l'impose avant l'ouverture de la session du 19 novembre.

La Belgique le lui offre. La Hollande refuse de reconnaître le traité du 15 novembre 1831 qui consacre son indépendance. D'accord avec l'Angleterre, sans attendre pourtant son adhésion définitive et sans redouter l'hostilité des puissances continentales, le Gouvernement fait franchir la frontière à nos troupes le 19 novembre. Sans le concours des Belges notre armée prend Anvers aux Hollandais, le remettant aux troupes belges, elle se retire. Ainsi nous prouvons notre esprit de fermeté, d'indépendance, de sagesse, et notre absence d'ambition personnelle. Au dehors notre prestige grandit et à l'intérieur les adversaires du Gouvernement sont condamnés au silence.

Moins heureuse est l'attitude prise vis-à-vis de la duchesse de Berry, sa détention sans jugement à Blaye, le scandale de son accouchement (avait-elle contracté un mariage secret ?), rendent inexpiable la haine des légitimistes contre le Roi, qui était d'ailleurs opposé à ces mesures prises par Thiers. Non seulement, en effet, elles [p.171] développent la haine entre monarchistes, mais encore elles portent d'une façon générale atteinte au prestige monarchique.

La fermeté du Gouvernement n'en donne pas moins au pays plusieurs mois de repos, d'ordre, d'activité parlementaire bienfaisante.

La session ouverte le 19 novembre est close le 25 avril 1833 et suivie d'une autre qui se termine le 26 juin. Des lois importantes sont votées sur les conseils généraux et d'arrondissement, l'expropriation pour cause d'utilité publique ménageant les intérêts privés et publics, sur la police du roulage, l'instruction publique avec la liberté reconnue pour l'enseignement primaire et l'obligation pour les communes d'établir des écoles. L'ordre dans les finances est rétabli, et un vaste plan de travaux publics à réaliser en cinq ans est arrêté. Dans un discours du 16 février 1833, Guizot célèbre ces heureux résultats. « Les émeutes sont mortes, les clubs sont morts, la propagande révolutionnaire est morte, l'esprit révolutionnaire, cet esprit de guerre aveugle, qui semblait s'être emparé un moment de toute la Nation, est mort[15]. »

Les affaires ont repris, la prospérité est revenue, l'unité et la fermeté des vues dans le Gouvernement ont produit ces heureux résultats.

L'esprit et les partis révolutionnaires n'étaient pourtant pas morts comme Guizot le prétendait. A la fin de 1832 la Société des Droits de l'homme se montait et étendait son action à tout le pays. La presse d'opposition redoublait de violence. Le projet de fortifications pour Paris, provoqué par les affaires de Belgique et le souvenir des invasions est ardemment exploité, c'est contre le peuple de Paris, dit-on, qu'elles doivent servir. A l'approche de l'anniversaire des « glorieuses » de Juillet la surexcitation est telle que le Gouvernement fait arrêter les chefs du mouvement révolutionnaire. Leur acquittement, des grèves dans les centres manufacturiers, la propagande violente de la Société des Droits de l'homme font prendre au Gouvernement une altitude de résistance et de répression.

Le 24 janvier 1834 il dépose un projet de loi sur les crieurs, vendeurs, distributeurs sur la voie publique d'écrits, de dessins, lithographies, autographes, emblèmes et contre les chanteurs publics. Ces « hérauts d'armes » de la Révolution sont l'écume de la société, par leurs cris, leurs annonces de fausses nouvelles ils excitent la foule. [p.172] Ils sont soumis à l'autorisation administrative toujours révocable, et passibles de peines sérieuses d'emprisonnement dès leurs premiers délits. La loi est promulguée le 15 février 1834, ce qui prouve la hâte avec laquelle elle a été élaborée[16]. Elle est accueillie par des troubles qui durent du 17 au 24 février prouvant l'émoi qu'elle cause aux organisations révolutionnaires.

Plus importante est celle sur les associations dont l'action inquiète le Gouvernement. Son projet déposé le 25 février[17] applique le fameux article 291 du Code pénal même aux associations formées de sections de moins de vingt et une personnes, même sans réunions périodiques, tous les membres sont responsables et même ceux qui leur louent un local, fût-ce pour une séance. Les attentats provoqués par elles relèvent de la Haute cour. Cette loi subit une élaboration plus lente ; elle est promulguée le 10 avril. Elle a rencontré de l'opposition, elle a été votée par 246 voix contre 156. Guizot déclarait que les révolutionnaires en étaient les auteurs l'ayant rendue nécessaire. Elle tuait la liberté.

Ces lois déchaînèrent un mouvement révolutionnaire.

Lyon, où s'étaient multipliées des associations mutuellistes, fut le théâtre d'une violente insurrection qui dura quatre jours ; il y eut 136 morts et 300 blessés parmi la troupe, 170 morts et plus de 500 blessés parmi les insurgés ; ce furent des journées terribles, surtout politiques, auxquelles les ouvriers participèrent peu.

Le 10 avril la révolution se prépare à Paris. La Tribune et le National annoncent le succès de celle de Lyon. Thiers supprime la Tribune de sa propre autorité et fait arrêter 150 meneurs de la Société des Droits de l'homme, 40.000 hommes de troupes sont réunis ; la garde nationale est favorable au Gouvernement. Quand la révolte éclate le 13 avril, elle est vite circonscrite au quartier Saint-Merry et s'achève dans un massacre rue Transnonnain, où des coups de feu tirés d'une maison provoquent une répression sanglante.

Dans nombre d'autres villes, avec un ensemble qui prouve un complot, complot qui a des ramifications jusque dans des régiments de l'Est, des mouvements insurrectionnels se produisent.

Le 15 avril une ordonnance défère à la Chambre des pairs les auteurs du « Complot d'avril ». On vote des crédits pour l'accroissement des forces militaires, et une loi contre la détention d'armes de [p.173] guerre. Les partis révolutionnaires sont étouffés. La Fayette meurt et ses obsèques ne donnent lieu à aucune manifestation, les corps constitués seuls y participent.

Les élections des officiers de la garde nationale et les élections législatives du 21 juin 1831 sont désastreuses pour les hommes de gauche. Les républicains ne se présentent pas, ils n'ont pas d'élus.

L'insurrection, son échec, la réprobation qu'elle a soulevée ont anéanti la puissance de l'esprit révolutionnaire. Le régime issu de la Révolution s'en est dégagé. Le principe d'autorité est restauré. La phase héroïque de la Monarchie de Juillet est close.

II

 

1er AVRIL 1834 - 5 FÉVRIER 1836

 

Une seconde période d'alternance entre la faiblesse et l'autorité, le « mouvement » et la « résistance », s'ouvre au moment où l'on peut croire le Gouvernement fort et consolidé. C'est le fait de la lutte entre les deux principes qu'il incarne, le principe révolutionnaire et le principe monarchique, et aussi entre le Gouvernement parlementaire et le Gouvernement personnel, qui se combattent en lui.

Une crise longtemps confuse s'est ouverte le 1er avril. Les députés ont été saisis d'une convention entre la France et les États-Unis pour la liquidation d'une ancienne dette que nous contestions, ils rejettent par 176 voix contre 168 son article premier[18]. C'est une majorité infime sur une question étrangère à la politique générale du Gouvernement ; de Broglie d'esprit doctrinaire, n'en démissionne pas moins. Il a la raideur d'un Casimir Périer. Louis-Philippe, qui par suite l'aimait peu et qui jugeait qu'avec Thiers et Guizot ils le « neutralisaient », commet la faute d'accepter sa démission, qui demeure personnelle.

Sa succession est difficile à régler. Thiers propose Molé auquel Guizot s'oppose. On prend de Rigny pour remplacer de Broglie, il est lui-même remplacé à la Marine par l'amiral Jacob. De plus, d'Argout et Barthe sont remplacés, ayant démissionné, par Persil et Duchâtel.

A cette crise en succède le 18 juillet une seconde. Soult, à qui [p.174] Thiers et Guizot sont hostiles, se retire à la suite d'un conflit entre eux sur le Gouvernement général de l'Algérie. Soult est remplacé par le général Gérard, une autre « glorieuse épée », désigné par son rôle en juillet 1830.

Le Gouvernement après ces vicissitudes éprouve à la Chambre des difficultés. Il s'y forme un tiers parti. L'effacement des légitimistes et des républicains favorise les divisions. Des députés qui ne sont ni de droite ni de gauche se montrent jaloux d'affirmer leur indépendance, de fronder le Gouvernement. Après la réunion de la nouvelle Assemblée ils font élire un bureau à eux et voter une adresse ambiguë. A la clôture de la session, 16 août, le Ministère est très affaibli. Il se divise sur la question de l'amnistie, que préconise Gérard. Non suivi, celui-ci démissionne le 29 octobre 1834.

La crise qui s'ouvre est des plus graves. Louis-Philippe repousse de Broglie qu'on lui propose, et dans des conditions offensantes pour lui, il veut gouverner. Thiers et Guizot en dissentiment avec leurs collègues voudraient se retirer. Le Roi désirerait donner la présidence à Thiers avec un Ministère de tiers parti, il refuse Molé, tente une combinaison et échoue. Dupin imagine un Ministère sous la présidence de Bassano que ses créanciers saisissent et que ses collègues abandonnent après trois jours de gouvernement. Le 18 novembre Louis-Philippe reprend ses anciens Ministres avec le maréchal Mortier, mais le Gouvernement a subi une grave crise de faiblesse.

Ministère Mortier, 18 novembre 1834-20 février 1835. — Le nouveau Ministère obtient un vrai vote de confiance sur sa politique générale qu'il déclare devoir être de résistance. Mais le maréchal est tout à fait au-dessous de sa tâche. Guizot et Thiers, sans chef, sont en conflit. Louis-Philippe tente des combinaisons : Molé, Dupin, Soult, Sébastiani, Gérard. On accule le Roi à la solution de de Broglie qu'il déclare n'accepter que contraint et forcé.

Ministère de Broglie, 12 mars 1835-5 février 1836. — Après une crise qui a vu se succéder quatre présidents en onze mois à la tête du Gouvernement on en revient donc à un Gouvernement de Broglie. Cette faiblesse, cette incohérence étaient d'autant plus frappantes que le pays était calme, la Révolution ayant été matée.

De Broglie connut d'abord le succès grâce à la précision et la fermeté de sa politique. Il fit voter la convention avec les États-Unis, puis les fonds secrets, ce qui était une sorte de vote de confiance ; [p.175] il rapprocha Thiers et Guizot, se fit accepter du Roi, étant résolu sur les grandes questions, soumis pour les petites.

Il présida à la terrible épreuve du procès dit d'Avril contre les 164 accusés de complot, qui s'engagea le 5 mars 1835 devant la Chambre des pairs, provoqua les incidents les plus violents, exigea des mesures d'exception, donna lieu à des attaques furieuses contre le régime et ne se termina que le 28 janvier 1836.

L'attentat de Fieschi du 28 juillet 1835, compromettant pour les républicains et la Société des Droits de l'homme, l'amena à des mesures extraordinaires, aux fameuses lois de septembre, obtenues des Chambres convoquées le 4 août à cette fin. Il y en eut trois : sur le jury, sur le jugement des actes de rébellion, sur la presse.

Les deux premières devaient hâter et faciliter la répression, les Cours d'assises étaient sectionnées[19] et les procureurs généraux pouvaient saisir directement les Cours d'assises, les recours en cassation contre la compétence ou sur les incidents des instances ne devaient être jugés qu'après l'arrêt définitif sur le fond, il était permis de passer outre si les prévenus refusaient d'assister aux débats et d'expulser ceux qui les troubleraient. Le vote des jurés devait être secret, la condamnation n'exigeait que sept voix sur douze[20]. Bien des garanties se trouvaient ainsi supprimées pour les inculpés, mais la répression était rendue beaucoup plus rapide et plus sûre.

La loi sur la presse[21] n'était pas moins rigoureuse : exagération des cautionnements dont le gérant devait posséder le quart ; multiplication des crimes et délits : offense au Roi, blâme au Roi à propos des actes de son Gouvernement, attaque contre le principe et la forme du Gouvernement, adhésion à une forme différente ou à une autre dynastie ; interdiction de rendre compte de certains procès, de publier les noms des jurés, d'ouvrir des souscriptions pour le paiement d'amendes, publications imposées de documents, autorisation préalable des dessins, gravures, etc... c'était tout un arsenal d'armes nouvelles contre les abus de la presse, qui depuis cinq ans minaient le pouvoir de Louis-Philippe, mais c'étaient là de très graves atteintes à la liberté portées par un Gouvernement issu d'une Révolution faite en partie pour la revendiquer. Ce n'était pas le retour aux ordonnances de juillet, mais le Gouvernement aurait pu pour justifier ces [p.176] mesures invoquer le fameux « Mémoire justificatif » présenté par les Ministres de Charles X.

Ces lois redevenaient des mesures de salut public, et, si elles se justifiaient dans l'esprit de ceux qui les portaient par le caractère insurrectionnel d'une opposition ne reculant même pas devant le crime, c'était la preuve que le régime était bien peu solidement fondé. Malgré leur caractère de mesures exceptionnelles, ces lois furent votées par 212 voix contre 72 ; 224 contre 129 et 226 contre 153[22]. La majorité était constante, la minorité de l'une à l'autre grandissante. Ce fut un grand succès pour le Ministère.

A l'extérieur il se trouva en face de grosses difficultés en Égypte, en Turquie, en Espagne, au Portugal. Fallait-il faire des sacrifices à l'entente avec l'Angleterre, ou se rapprocher des puissances continentales et absolutistes ? Louis-Philippe inclinait vers ce second parti, son caractère autoritaire, le désir de se faire accepter par ces dernières malgré leur répugnance, l'y portaient. De Broglie préférait la première solution. Le Roi eut dans ces circonstances une action diplomatique personnelle. Il s'entretenait avec les ambassadeurs étrangers, leur livrait son propre sentiment, correspondait avec Metternich. Cette dualité d'action affaiblissait d'ailleurs notre politique extérieure.

Il n'en est pas moins vrai qu'en quelques mois de Broglie avait opéré un redressement considérable de l'autorité gouvernementale. Il avait même pour longtemps abattu les forces d'insurrection. Mais les périodes de calme faisaient perdre aux éléments modérés le sens de l'ordre et de la discipline et les Gouvernements forts ne pouvaient être durables.

Un incident mit fin au nouveau Ministère de Broglie. Humann sans entente avec ses collègues annonça une conversion de rentes. Ils réclamèrent sa retraite. Il fut remplacé par d'Argout. Le projet fut alors repris par un député, combattu par le Ministère et voté par 194 voix contre 192 le 5 février 1836 l. De Broglie suivant strictement la règle parlementaire donna sa démission et Louis-Philippe, qui le subissait non sans impatience, ne la refusa pas. Les doctrinaires avec leur rigidité, leurs principes, leur soif d'indépendance, leur conception stricte du parlementarisme lui étaient antipathiques, gênaient son goût de Gouvernement personnel. Comme il souhaitait un Ministère Thiers, il demanda à de Broglie de délier celui-ci de la solidarité qui l'unissait à ses collègues.

[p.177]

III

 

22 FÉVRIER 1836-15 AVRIL 1837

Le Gouvernement, selon le rythme alors accoutumé, va connaître en une nouvelle phase l'alternance de la faiblesse et de la fermeté, du « mouvement » et de la « résistance ».

Ministère Thiers, 22 février-6 septembre 1836. — Le Roi voulait faire appel au tiers parti. Thiers pouvait être son homme, sans doute il était passé à la résistance, mais il avait joué un premier rôle dans la Révolution et il était la souplesse même. Après dix-sept jours de crise, le 22 février 1836 il présenta son Ministère. Il comprenait trois Ministres en exercice avec lui, Maison, Duperré, d'Argout, trois hommes du tiers parti, Pelet de la Lozère, Sauzet, Passy, et leur adjoignit de Montalivet. Les grandes personnalités manquaient. L'union de Broglie, Guizot, Thiers était rompue. A une politique de fermeté succédait une politique de flottement.

A l'intérieur, Thiers pratique son jeu habituel de bascule qui lui assure des complaisances des divers partis, mais qui ne lui vaut l'assistance ferme d'aucun. Un jour il déclare qu'il veut sauver la Révolution, puis il s'en prend à Odilon Barrot. Une autre fois dans la discussion sur les fonds secrets il proclame la nécessité de la résistance, mais après une intervention d'Odilon Barrot il fait déclarer par Sauzet celle de la détente. Dans la question de l'amnistie il se prononce contre elle et contre les partis de gauche, mais plus tard dans un débat sur l'Algérie il est en conflit avec Guizot. Si sa politique générale est ainsi fuyante, s'il n'est pas un homme de Gouvernement, il est un merveilleux debater dans toutes les grandes questions d'affaires, il est un orateur incomparable, d'une intelligence, d'une compétence, d'une clarté, d'un charme de parole incomparables. Jeux, chemins de fer, questions navales, routières, douanières, financières, de tout il parle avec une extraordinaire autorité et une même facilité.

Malheureusement sa politique en somme de détente ne désarme pas la haine. Le 25 juin 1836 un nouvel attentat contre le Roi est commis par Alibaud, dont les déclarations montrent les colères qui grondent toujours, dont la franchise et le mépris de la mort provoquent les éloges des républicains.

De suite la police découvre un nouveau complot préparé pour [p.178] le 28 juillet, anniversaire de la Révolution. La situation du Ministère qui, par sa faiblesse, paraît avoir plutôt encouragé que désarmé les révolutionnaires, se trouve ébranlée.

C'est pourtant sa politique étrangère qui provoque sa chute. Thiers par le même jeu de bascule se rapproche d'abord des puissances continentales. En Suisse il menace les radicaux accueillants pour les révolutionnaires, qui s'y réfugient leur coup fait ou manqué. En Espagne, où la Reine est aux prises avec les carlistes et les républicains, il refuse d'intervenir en sa faveur avec l'Angleterre d'abord. Mais il échoue dans son projet de mariage du duc d'Orléans avec une archiduchesse d'Autriche, qui aurait consacré la nouvelle Monarchie aux yeux de l'Europe et se retourne. Il prépare l'intervention en Espagne, ce qui soulève la Russie, l'Autriche, la Prusse et nous expose à la guerre. Il se heurte alors à la politique de Louis-Philippe, qui lui est contraire. Le conflit est tel et si flagrant qu'il se retire, 25 août 1836.

C'était une crise en contradiction avec les principes du parlementarisme, provenant d'un conflit entre le Ministère et le Roi, et le Ministère découvrant, dénonçant la politique personnelle du Souverain.

Ministère Molé-Guizot, 6 septembre 1836-15 avril 1837. — Alors se produit le second temps de l'oscillation habituelle avec un Ministère de résistance. Louis-Philippe, libre de son choix, la crise n'étant pas d'origine parlementaire, fait appel à un pair, Molé qui a sous l'Empire et la Restauration, avec indépendance, occupé de hautes fonctions. Homme de droite il est de tempérament modéré et conciliant. Louis-Philippe pense trouver en lui la souplesse qui lui agrée.

Mais Molé estime nécessaire de faire appel à un homme d'autorité et obtient, difficilement d'ailleurs, le concours de Guizot qui se contente de l'Instruction publique, mais réclame pour Duchâtel les Finances et pour Gasparin l'Intérieur, ce sont deux doctrinaires ; le Roi est déçu dans ses espérances. Les autres Ministres sont : Persil à la Justice, Martin du Nord au Commerce et aux Travaux publics, le général Bernard à la Guerre, l'amiral Rosamel à la Marine ; de Rémusat est sous-Secrétaire d'État à l'Intérieur. — Composé d'hommes de valeur, le Ministère est faible par suite de l'antagonisme de Molé et de Guizot. Ce dernier d'autorité supérieure se présente comme le véritable chef du Gouvernement et blesse Molé qui est jaloux de sa supériorité. De Broglie et Thiers sont au dehors des [p.179] critiques redoutables. Le Roi froissé de l'oubli de de Montalivet, son homme, se tient sur la réserve.

Molé cherche la détente. Les peines pour crimes politiques sont commuées, les Ministres de Charles X libérés, les menaces contre la Suisse d'abord abandonnées. Mais une affaire Conseil malheureuse pour nous et l'attitude de la Confédération les font reprendre.

L'échauffourée de Strasbourg du prince Louis-Napoléon, fils de Louis Bonaparte, sans portée, 31 octobre 1836, fait pourtant pressentir l'insécurité du régime. Puis le 6 novembre la mort de Charles X fait du comte de Chambord le prétendant, et l'impopularité de l'ancien Roi ne pèse plus sur son parti, c'est une autre menace pour la Monarchie de Juillet.

Un nouvel attentat du 27 décembre 1836, la découverte d'une nouvelle machine infernale perpétuent les périls plus immédiats, le régicide devient un fléau constant.

La catastrophe de l'expédition de Constantine jette aussi sur le Gouvernement le discrédit.

Les militaires complices à Strasbourg du prince Napoléon, traduits en Cour d'assises en raison d'autres complicités civiles, sont acquittés et le Gouvernement pour réagir propose trois lois, une permettant de disjoindre dans un procès pour complot les militaires des coupables civils pour les traduire en Conseil de guerre, une autre rendant effective la peine de déportation, la troisième faisant de la non-dénonciation d'un complot connu un crime.

En même temps le Ministère à l'instigation du Roi présente des projets, qui choquent l'opinion, pour le paiement par l'État de la dot de la Reine de Belgique, fille de Louis-Philippe, et la constitution d'un apanage pour le duc de Nemours. L'échec du premier projet et le refus de Molé de confier à Guizot le ministère de l'Intérieur privé de son titulaire provoquent leur rupture. Alors s'ouvre de la fin de mars au début d'avril une longue crise. Des combinaisons Molé-Soult-de Montalivet, Soult et le centre gauche, Thiers et Guizot pour la constitution d'un Ministère genre du 11 octobre échouent. Louis-Philippe charge en même temps et séparément Guizot et Molé de mettre sur pied un Ministère.

[p.180]

IV

15 AVRIL 1837-8 MAI 1839

 

Ministère Molé. — Guizot présente à Louis-Philippe un Ministère tout doctrinaire, qui, on le comprend, ne lui convient guère. Le Roi préfère celui qu'a composé Molé avec Barthe à la Justice, de Montalivet à l'Intérieur, Lacave-Laplagne aux Finances, de Salvandy à l'Instruction publique, le général Bernard à la Guerre, l'amiral de Rosamel à la Marine et Martin du Nord au Commerce. C'est le Ministère du 15 avril. Il compte quatre membres du précédent Cabinet et son chef. Mais il n'a plus qu'une tête et la moins forte. Il revient ainsi au pouvoir plutôt affaibli.

Il va pourtant durer un peu plus de deux ans. Il constitue une période de stabilité avec une politique de juste milieu. Il donne au pays de l'ordre et de la prospérité, mais il souffre de la spéculation qui se déchaîne, de la corruption qui devient un moyen de Gouvernement encore plus actif et du développement du personnalisme de Louis-Philippe, de plus en plus critiqué et dénoncé. Il succombe à une coalition sans exemple qui déchaîne les passions d'une façon extraordinaire.

Le mariage du duc d'Orléans avec une princesse de Mecklembourg rompt ce que l'on appelait le « blocus matrimonial » et constitue pour le Ministère un succès considérable. Il est l'occasion d'une amnistie étendue et de la réouverture de l'église Saint-Germain l'Auxerrois que le Gouvernement n'a pas encore osé restaurer. Le duc d'Orléans, d'esprit très libéral, est très populaire. La dynastie paraît assurée de son avenir.

Profitant de son succès, contre le gré du Roi, Molé, le 3 octobre, fait décréter la dissolution de la Chambre, elle est usée d'avoir soutenue trop de Gouvernements successifs et il espère obtenir une majorité qui l'affranchisse des grandes vedettes Thiers, Guizot, de Broglie. Une fournée de cinquante pairs, vingt-cinq empruntés à la Chambre des députés, l'assure du concours de la Chambre haute.

Molé est gêné pour formuler un programme entre ceux de Thiers et de Guizot. Il s'engage dans la bataille, les républicains dirigent l'opposition souvent soutenus par les légitimistes.

Les élections du 4 novembre 1837 amènent, par rapport à la Chambre de 1834, les changements suivants : radicaux, même nombre [p.181] d'élus, 19 ; — gauche dynastique, 56 au lieu de 62 ; — centre gauche, 142 au lieu de 114 ; — centre ministériel, 163, même nombre ; — doctrinaires, 64 au lieu de 83; — légitimistes, 15 au lieu de 18.

C'est pour le centre gauche et les doctrinaires que perte et gain se sont produits. Le Ministère ne compte aucun gain à son profit, c'est une déception et un échec.

Sur ces entrefaites on découvre une nouvelle machine infernale. L'amnistie n'a pas désarmé la haine, un amnistié se trouve même engagé dans le complot.

Contre le Ministère, Thiers à l'ouverture de la session, 18 décembre 1837, se déchaîne, c'est, dit-il, « le plus honteux qu'on ait vu ». Il propose la coalition du centre gauche et des doctrinaires que Guizot refuse, couvrant le Ministère. — Thiers tente un assaut combiné à l'occasion des débats sur les fonds secrets. Guizot très hésitant est inférieur dans l'attaque[23]. Thiers garde le silence.

Entre le Roi et le Ministère il y a dissentiment à l'occasion d'un projet de conversion que Louis-Philippe fait rejeter en usant de son influence sur la Chambre des pairs. En principe pourtant le Roi le soutient et son action personnelle grandit en présence d'un Ministère qui dure, mais dont l'autorité est faible. Louis-Philippe se contente de moins en moins de régner, il gouverne.

D'ailleurs le Ministère se sert de plus en plus de la « conquête individuelle ». d'autant plus efficace que la nouvelle Chambre compte 193 fonctionnaires sur 459 députés !

Ce qui facilite sa tâche, c'est la grande prospérité que la paix, l'ordre relatif qui règne, le développement de l'industrie, les progrès de l'agriculture favorisent. Le revers, c'est la spéculation qui se déchaîne, à laquelle on n'est pas encore habitué et qui donne l'impression d'une corruption générale des mœurs. L'attention du public se détourne de la politique. Thiers, Guizot découragés dans leurs attaques s'abstiennent.

Mais après la session l'idée de la coalition reprend et Duvergier de Hauranne, actif et passionné, qui, de la résistance est passé à un parlementarisme intégral, trouve le lien qui peut unir doctrinaires, centres gauches et gauches, c'est la guerre au pouvoir personnel. Dans une brochure La Chambre des députés dans le Gouvernement [p.182] représentatif il le dénonce, reprochant à la fois au Ministère de se prêter à la politique personnelle du Roi et de ne pas assez le couvrir.

Sur notre politique extérieure l'influence du Roi s'exerce d'ailleurs très fortement et contribue à lui donner de la fermeté. C'est avec lui que Molé se rapproche de l'Autriche. Vis-à-vis de l'Angleterre l'entente ne survit, malgré des conflits fréquents, que dans l'inaction. Napoléon rentre en Suisse et nos protestations s'élèvent assez fortes pour provoquer son départ pour l'Angleterre. En Italie nous évacuons Ancône. En Belgique, après l'acceptation du traité des vingt-quatre articles par la Hollande, nous insistons pour obtenir l'évacuation par les Belges du Limbourg et du Luxembourg qu'ils occupent à litre de gages. L'expérience de Louis-Philippe servait le Ministère.

Mais c'est à l'intérieur qu'il va avoir à livrer une redoutable bataille. Thiers et Guizot sont coalisés et Guizot a même vu Odilon Barrot pour s'entendre avec lui. La corruption du Parlement par les faveurs et la politique personnelle du Roi doivent être les cris de ralliement.

La session s'ouvre le 17 décembre 1838. Le Roi dans son discours fait appel à l'union. Mais la lutte commence pour l'élection du bureau. Dupin, peu sûr, candidat du Gouvernement, ne passe qu'au second tour et par 183 voix seulement contre 178. Des quatre vice-présidents le Gouvernement n'en a que deux, et la coalition dans la commission de l'adresse compte six des siens contre deux membres favorables au Gouvernement. Aussi l'adresse, dictée par Thiers, est-elle très agressive, surtout en ce qui touche l'action du Roi, et Dupin, son candidat pourtant, fait chorus avec ses adversaires.

Le débat sur l'adresse s'engage le 7 janvier 1839, dépassant en violence tout ce qui s'est vu depuis 1830. Guizot multiplie ses griefs: le Gouvernement a faussé le parlementarisme en détruisant l'ancienne majorité, il a faussé le régime représentatif en favorisant l'action personnelle du Roi. D'ailleurs ce discours est haché d'interruptions et la gauche se tait. Molé rend coup pour coup, on a dénoncé les courtisans qui s'effacent devant le Roi, il dénonce les ambitieux qui veulent monopoliser le pouvoir pour eux. On dénonce sa faiblesse, il dénonce la coalition monstrueuse qui a été constituée pour l'abattre. Il manque de talent, oui, mais la cause qu'il défend le rend fort. Thiers ne répond que faiblement. La discussion générale a duré trois jours. Jamais on n'a entendu tant d'interruptions, de cris, d'invectives, d'injures. La Chambre du régime censitaire ne le [p.183] cède en violence à aucune autre. Le débat se termine à l'avantage du Gouvernement.

Après la discussion générale on passe à la discussion des paragraphes de l'adresse. Sur chacun un adversaire particulièrement au courant de la question critique l'action du Gouvernement. Molé soutient seul tous ces combats singuliers et c'est avec un à-propos et une ingéniosité de moyens qui surprennent. Il prend la taille d'un grand parlementaire. Il eut, entre autres, pour adversaire Berryer, qui naturellement attribua la cause de tous les maux à la Révolution, ce qui gêna tout particulièrement Guizot. Molé sur ce point ne répondit pas. Sur chaque paragraphe un amendement favorable au Gouvernement fut présenté et voté à une majorité de quelques voix seulement. Et c'est ainsi que Molé arriva à une refonte paragraphe par paragraphe de toute l'adresse. Il se dépensa au delà de la limite de ses forces. L'ardeur du débat était tel qu'un jour, comme il se plaignait qu'on abusât de ses forces, il entendit cette apostrophe d'un de ses adversaires : « Crève, Chien ! » Les passions étaient déchaînées ! L'ensemble de l'adresse ainsi refondue passa par 221 voix contre 208.

Molé ne s'en déclara pas satisfait et démissionna. Il en résulta un grand trouble. On songea à une dissolution, mais pouvait-on y recourir encore, à 15 mois d'intervalle de la précédente ? L'exemple de 1830 était peu engageant. On y aboutit pourtant. Une ordonnance du 2 février 1839 la décréta et convoqua les électeurs pour le 24 mars. La coalition y répondit par des cris de fureur. Guizot, Thiers, Odilon Barrot rédigèrent les circulaires des trois partis coalisés ; des comités menèrent une chaude campagne. Le grand débat de la Chambre fut repris dans le pays. L'action personnelle du Roi fut violemment attaquée. Le Gouvernement répondit par une pression gouvernementale sans scrupules. Les fonctionnaires étaient sommés d'agir. Il est vrai que la coalition de son côté les sommait de rester neutres et les menaçait de ses foudres pour le jour de son triomphe. Tous les griefs réciproques furent formulés, de nouveau, la passion se donnait carrière.

Les élections aboutirent à la victoire de la coalition, qui eut 240 élus contre 190 à 200 élus favorables au Gouvernement. Le 8 mars, Molé démissionnait.

Cette crise électorale fut une crise du régime. Elle avait uni, pour l'assaut donné à un Gouvernement ouvertement soutenu par le Roi et accusé de favoriser l'action personnelle de Louis-Philippe, des [p.184] éléments disparates. Et toutes les tares du régime, non seulement du Ministère, avaient été dénoncées.

V

8 MARS 1839-29 OCTOBRE 1840

Avec la chute de Molé s'ouvre une phase d'extrême faiblesse gouvernementale et d'affaiblissement grave du parlementarisme. La coalition a en effet tout compromis, partis, assemblées, gouvernement.

La nouvelle période commence par un interrègne ministériel qui dure du 8 mars au 12 mai. Le Roi charge Soult de former un Ministère avec la coalition. Mais celle-ci s'est faite pour détruire, elle n'est pas capable d'édifier. On ne s'est pas entre complices entendu pour le partage des dépouilles. Guizot s'impose. La gauche ne l'accepte qu'à l'Instruction publique. Il réclame pour les doctrinaires un des grands postes, présidence du Conseil ou de la Chambre, ou Affaires étrangères, ou Intérieur. On n'aboutit pas à faire le Ministère des coalisés.

Soult songe à un Ministère centre gauche avec Thiers, celui-ci, après que son programme a été accepté par le Roi, en présente un second inacceptable.

De Broglie rapproche Thiers et Guizot, mais Thiers fait avorter la solution en prétendant imposer Odilon Barrot à la Présidence de la Chambre.

D'autres solutions sans les grandes ambitions échouent.

Le Roi, qui ne voit pas sans quelque satisfaction ces hommes, qui ont dénoncé son action, incapables d'agir, forme un Ministère qu'il intitule « provisoire », ce qui est unique dans notre histoire. Gasparin, Girod de l'Ain, de Montebello, le général Despans-Cubières, Tupinier, de Parant, Gautier passeront ainsi à la postérité.

Mais Paris s'émeut, le 4 avril à l'ouverture de la session des troubles ont lieu. Thiers fait des ouvertures à Guizot en vue d'une coalition étroite, celui-ci refuse. Une combinaison de Soult avec le centre gauche échoue. Passy est empêché par Dupin de dénouer la crise. Thiers fait avorter une nouvelle tentative de Soult. On peut se demander si le parlementarisme n'est pas agonisant.

Le 12 mai une émeute permet à Soult de réunir une équipe. [p.185] Elle est formée de trois centre-gauche : Teste à la Justice, Dufaure aux Travaux publics, Passy aux Finances ; de deux du centre droit Villemain à l'Instruction publique et Duchâlel à l'Intérieur ; d'un centre, Cunin Gridaine au Commerce ; les autres sont des neutres : Soult à la Présidence, Schneider à la Guerre, Duperré à la Marine. C'est une doublure inférieure du ministère Molé. La coalition n'a servi à rien. Le Ministère n'est pas l'expression de la majorité, l'action du Roi avec un Ministère affaibli ne sera que renforcée. Et d'autre part quel mal n'a-t-elle pas fait ? Suspension de l'action gouvernementale, arrêt des affaires, pertes et misères, griefs contre le Roi, déchaînement des passions, déconsidération auprès de l'étranger, affaiblissement général, voilà le résultat d'un régime de suffrage restreint, qui ne permet pas au pays de faire entendre sa voix.

Pourtant l'apaisement s'impose et le Ministère sans grandeur va durer un peu plus de 9 mois. Guizot l'appuie pour rentrer en grâce auprès du Roi. Ses adversaires n'osent pas prendre la responsabilité d'une nouvelle crise, qui serait catastrophique.

Thiers pour la présidence de la Chambre est battu par Sauzet, candidat du Gouvernement, par 213 voix contre 206 ; puis le Ministère triomphe dans le vote des fonds secrets par 362 voix contre 71.

Les hommes de l'émeute du 12 mai sont condamnés par la Chambre des pairs, Barbès et Blanqui, à la peine de mort, que le Roi commue en travaux forcés.

La situation est très confuse. Les partisans de Molé sont hostiles au Gouvernement sans oser l'attaquer. Thiers cherche à entraîner contre lui Guizot puis Molé lui-même. La gauche favorable à une réforme électorale se sépare de Thiers, qui lui est contraire et se divise quant à la solution à adopter. Le régime représentatif s'avilit et la monarchie en profite.

La session s'ouvre le 23 décembre 1839. Le débat de l'adresse se prolonge. Odilon Barrot soutient l'idée de la réforme électorale, mais c'est la question d'Orient à propos de l'Égypte, qui provoque le plus d'explications. L'opinion publique est favorable à l'Égypte, à Méhémet-Ali. Les hommes politiques inclinent, les uns dans le même sens, d'autres vers le maintien de l'entente avec l'Angleterre, d'autres vers l'accord avec le concert européen. Le Gouvernement ne domine pas ce conflit. Il est mûr pour la chute.

C'est le projet de dotation de 500.000 francs pour le duc de Nemours et de 300.000 francs de douaire pour la princesse de Saxe-Cobourg-Gotha, qui la provoque. Les débats à la Chambre sont [p.186] mesquins ; le projet est repoussé par 226 voix contre 220. La monarchie est atteinte dans son honneur ; sa démarche était légitime quoique dangereuse, son échec l'humilie. La bourgeoisie, les censitaires à l'esprit envieux et mesquin, ont lésiné avec elle sans comprendre l'atteinte qu'ils portaient à l'institution qui les garantissait. L'esprit monarchique n'existait plus en France.

Ministère Thiers, 1er mars 1840-29 octobre 1840. — Louis-Philippe, quoiqu'il eût déclaré Thiers « incompatible avec la situation du trône » et qu'il déclarât que ce serait une humiliation pour lui de l'appeler au Gouvernement, s'y résigna. Laissant de côté Molé et ses partisans, qui l'avaient appuyé, Thiers chercha vainement à faire prendre la présidence par de Broglie et par Soult. Il se décida à se l'attribuer et forma un cabinet d'hommes nouveaux. Jaubert aux Travaux publics, de Rémusat à l'Intérieur, représentaient les doctrinaires, Cousin était à l'Instruction publique, Pelet de la Lozère aux Finances, Vivien à la Justice, Gouin au Commerce, Cubières à la Guerre et Roussin à la Marine. C'était, disait-on, un cabinet de « jeunes gens ».

Thiers, entre la droite, les partisans de Molé, les doctrinaires, le centre, le centre gauche son parti et la gauche n'avait pas de majorité à lui. Il reprit son jeu de bascule, donnant des satisfactions successives aux uns et aux autres et se servant de la « conquête individuelle », le mal du temps.

Les fonds secrets fournirent l'occasion d'une grande bataille qui s'engagea le 24 mars par un discours capital de Thiers[24] et se termina par le vote des crédits à une majorité de 246 suffrages contre 160[25], succès disproportionné par rapport à la force réelle du Gouvernement. Il avait donné des satisfactions ou fait des avances à tous les partis.

Par la suite, se prononçant pour l'amnistie des condamnés de 1836 non emprisonnés, nommant Dupont de Nemours, un républicain, à la Cour de cassation, combattant la réforme parlementaire, présentant un projet en faveur du retour des cendres de Napoléon, il poursuivit sa politique d'oscillation, qui supposait de sa part plus d'agilité que de force. Elle était vivement critiquée par ses adversaires. Le Journal des Débats la lui reprochait âprement : « Le Ministère, disait-il, va de gauche à droite et de droite à gauche, le même jour et à la même heure. Il n'a ni plan, ni système, ni volonté, ni [p.187] majorité assurée nulle part... Il n'achète un succès qu'en faisant des concessions de principes au côté droit et en votant avec le côté gauche. Certes si nous avions dans l'âme ce scepticisme inauguré le 1er mars, nous pourrions nous donner le plaisir de contempler ce Ministère vagabond, ce Gouvernement gouverné par tout le monde. »

Mais dans le domaine des lois d'affaires sans portée politique, Thiers exerçait sa maîtrise : prorogation du privilège de la Banque de France, suppression du monopole de la fabrication du sel, mesures concernant les chemins de fer, conversion de la rente, amélioration de canaux, rivières navigables, travail des enfants dans les usines, la première loi de protection ouvrière, Thiers, sur tous ces points avec la même compétence et le même jugement sut soutenir d'heureuses réformes.

Sur deux grandes questions d'ailleurs: la réforme parlementaire, qui consistait dans l'incompatibilité du mandat législatif et des fonctions publiques et la réforme électorale, Thiers se montra ferme dans son opposition. Le 16 mai 1840, la Chambre se trouva en face de pétitions en faveur de la seconde et ce fut pour Arago l'occasion de prononcer un discours retentissant[26]. Il faisait le tableau de la misère des classes laborieuses et présentait l'extension du suffrage comme la condition de leur relèvement. Son succès auprès des ouvriers fut considérable, il avait posé la question sociale. Les conservateurs étaient inquiets. Thiers combattit la réforme et présenta sa théorie de la souveraineté nationale s'incarnant non dans le peuple, mais dans les pouvoirs publics. « On nous a parlé, disait-il, de souveraineté nationale entendue comme souveraineté du nombre. C'est le principe le plus dangereux et le plus funeste que l'on puisse alléguer en présence d'une société. En langage constitutionnel quand vous dites souveraineté nationale, vous dites souveraineté du Roi, des deux Chambres exprimant la souveraineté de la nation par des votes réguliers... de souveraineté nationale je n'en connais pas d'autre. Quiconque à la porte de cette assemblée dit : j'ai un droit, ment, il n'y a de droits que ceux que la loi a reconnus[27]. »

Mais cette belle énergie ne devait pas arrêter le courant d'idées, qui allait se précipiter. Les radicaux entreprirent la campagne des banquets dès le 2 juin. Le gouvernement incertain en interdit un pour le 14 juillet, mais il eut lieu le 31 août. Des milliers d'assistants y participaient, de violents discours y étaient prononcés.

[p.188]

Thiers combattit de même la réforme parlementaire, la gauche se joignit alors aux radicaux contre lui.

Si difficile que fût la position de Thiers à l'intérieur, notre situation extérieure était encore bien plus ardue. La question d'Orient était brûlante. Méhémet-Ali, pacha d'Égypte, avait réalisé des conquêtes extraordinaires en Haute Égypte, en Nubie et en Arabie. En 1832, en guerre avec le Sultan, il avait remporté à Homs et à Konieh d'éclatantes victoires et la France s'était engouée de lui, le voyant déjà maître de tout l'Orient. Les puissances européennes étaient alors venues au secours de la Turquie et le traité de Kutayeh du 14 mai 1832 l'avait arrêté en lui concédant la Syrie et Adana. Mais en 1839 le sultan Mahmoud était revenu sur ces concessions. Méhémet-Ali avait repris la campagne et son fils Ibrahim avait écrasé les Turcs à Nezib le 24 juin 1839. Les puissances intervinrent à nouveau pour l'arrêter et, comme nous le soutenions, l'Angleterre nous tint en dehors du concert européen. Le traité de Londres du 15 juilet 1840 fut conclu en dehors de nous. C'était un échec et un affront. Thiers donna l'ordre à nos ambassadeurs de manifester le plus vif mécontentement sans rien compromettre. L'opinion, toute la presse étaient surexcitées, belliqueuses. Le Roi fut acclamé, la bourse baissa, Thiers exagéra l'outrage qui nous avait été fait. Il spéculait sur l'invincibilité du pacha et la dislocation de la coalition. Il précipita nos armements. Le Roi se livra à des violences de langage vis-à-vis des représentants des puissances étrangères, mais en même temps déclarait à Thiers et à nos ambassadeurs qu'il ne se laisserait pas entraîner à la guerre. Ainsi s'affirmaient et la politique oscillante et aventureuse de Thiers et la politique toute personnelle de Louis-Philippe.

Au milieu de ces préoccupations se produisit le 6 août 1840 la nouvelle échauffourée de Louis-Napoléon à Boulogne. Le Gouvernement, cette fois, sévit, il fut condamné à la détention perpétuelle et emprisonné à Ham. On ne le prit pas très au sérieux, c'était une erreur et un tort.

En même temps à l'intérieur les grèves, les banquets politiques se multipliaient et prenaient une allure révolutionnaire.

Mais la question d'Orient primait tout.

Le rejet de propositions présentées par nous, le bombardement de Beyrouth par les Anglais, 3 octobre 1840, la déchéance de Méhémet-Ali prononcée par le sultan surexcitent l'opinion, nous mettent à deux doigts de la guerre.

Son imminence même, l'insuffisance de nos armements et de [p.189] nos forces, la faiblesse du pacha, calment pourtant les ardeurs belliqueuses.

Louis-Philippe s'oppose aux mesures qui conduiraient à la guerre. Le pacha renonce à la Syrie, l'Égypte lui est conservée à titre héréditaire ; le Roi s'en contente, admettant que si on lui contestait la possession de l'Égypte ce serait un casus belli .

Thiers présente alors sa démission que le Roi soutenu par de Broglie lui fait reprendre. Une note du 7 octobre fait connaître aux puissances nos conditions. Nos Chambres sont convoquées pour le 28 octobre, nos préparatifs militaires sont activés. Les puissances adhèrent à nos propositions. Mais l'opinion et les radicaux accusent le Gouvernement de faiblesse et de Roi d'imposer sa volonté. La position de Thiers, qui a engagé l'honneur du pays, surexcité l'opinion, causé à la France une humiliation, isolé le pays en face du concert des puissances, est intenable.

Et quand la situation extérieure est si tendue, le 15 octobre, un nouvel attentat, celui de Darmes, se produit. Même l'imminence de la guerre ne désarme pas la haine déchaînée contre le souverain le plus pacifique. La constance de la menace cause à l'opinion et à la famille royale un grand découragement.

Le 20 octobre le Conseil des ministres entend le discours du trône préparé par de Rémusat. Quoique modéré, il envisage la possibilité de la guerre. Louis-Philippe lit alors un autre discours préparé par lui et il se prononce pour la paix. Les Ministres présentent leur démission.

Ainsi finit le Ministère Thiers : à l'intérieur sa politique a été ballottée entre la gauche et la droite, à l'extérieur il n'a pas su déjouer la coalition des puissances, il a pris parti pour le camp qui devait succomber, il a fait une politique de prestige et a conduit le pays à une humiliation. C'est un Gouvernement de faiblesse qui avec le grand interrègne ministériel et le Ministère de Soult lui aussi d'une grande faiblesse, constitue la période la plus critique de la monarchie de Juillet.

VI

29 OCTOBRE 1840-24 FÉVRIER 1848

Avec le Ministère Soult-Guizot s'ouvre la dernière phase du régime. La faiblesse a usé tous les partis. La réaction s'impose. Le [p.190] Roi fait appel à l'homme qui, avant l'erreur de la coalition, a donné le plus de preuves de sens gouvernemental et de fermeté, au chef des doctrinaires qu'il n'aime guère. Guizot réagit. A l'extérieur il s'efforce d'être pacifique sans faiblesse, de rendre à la France son rang et sa liberté. A l'intérieur il se fait une majorité conservatrice en agissant sur les collèges électoraux et sur les représentants par la « conquête individuelle » sans vergogne. Mais sa fermeté va jusqu'à l'immobilité, il ne laisse entrevoir aucune chance de réforme. Les élections censitaires lui masquent le sentiment du pays, il se croit assuré de l'avenir. Il ne surveille pas une démoralisation qui le compromettra. Il n'entend pas les colères du pays, il s'illusionne sur la force du Gouvernement. Le Roi partage ses sentiments et son gouvernement demeure personnel grâce à la similitude de leurs idées. Ils partagent ainsi la responsabilité de la catastrophe qui les emporte l'un et l'autre.

Ministère Soult-Guizot, 29 octobre 1840-19 septembre 1847. — A la chute de Thiers, c'est Soult, l'homme de toujours, que Louis-Philippe appelle. Mais c'est Guizot qui sera la tête du Gouvernement. Il impose au Roi ses conditions : maintien de la note aux puissances, — rédaction du discours du Roi par les Ministres, — annonce de la continuation des armements, — occupation de Candie si la Russie entre à Constantinople. Il y a là un programme, une politique et l'affirmation de sa volonté vis-à-vis du Roi. Les ministres choisis sont Soult à la Guerre et à la Présidence, Guizot aux Affaires étrangères, Duchâtel à l'Intérieur, Humann aux Finances, Villemain à l'Instruction publique, Teste aux Travaux publics, qui sont des amis politiques de Guizot, puis Martin du Nord à la Justice, Cunin-Gridaine au Commerce, Duperré à la Marine, amis de Molé. Ce Ministère est de droite et de résistance.

Les républicains se déchaînent contre lui : « c'est le Ministère de l'étranger ». On rappelle le passé révolutionnaire, sous la Restauration, de ces champions de l'autorité. Molé est hostile. On annonce la mort prochaine d'un Gouvernement qui va durer plus de sept ans.

Pour comprendre sa longévité il faut suivre dans leur développement les affaires capitales qui s'imposèrent à lui et ensuite le plus rapidement possible, d'année en année, le cours des événements secondaires qui se succédèrent.

Affaires extérieures. — Comme les affaires extérieures avaient provoqué la chute de Thiers, Guizot prit de suite position à leur sujet. A la Chambre des pairs il lut une déclaration catégoriquement [p.191] pacifique. « L'intérêt supérieur de l'Europe et de toutes les puissances en Europe, dit-il, c'est le maintien de la paix partout et toujours » : formule qui le désarmait vis-à-vis de puissances résolues à pousser leurs avantages.

Les affaires d'Orient n'étaient pas réglées. Guizot eût voulu que notre bonne volonté fût reconnue par quelques concessions faites à Méhémet-Ali, Palmerston demeura intransigeant. Par une note du 16 novembre 1840, Guizot dut au moins réserver nos droits. L'Angleterre n'en continua pas moins son action contre le Pacha et le 27 novembre sa flotte assiégeait Alexandrie. Le commodore Napier signa une convention par laquelle le Pacha abandonnait toutes ses conquêtes extérieures, rendait à la Turquie sa flotte, mais recevait l'Égypte à titre héréditaire. C'était ce que nous avions proposé. L'Angleterre voulut désavouer Napier. L'Autriche et la Prusse l'y firent renoncer. Finalement, par un hatti-chériff du sultan du 19 avril 1841, Méhémet-Ali obtenait héréditairement le gouvernement de l'Égypte avec une indépendance à peu près complète, puis deux conventions furent signées à Londres le 13 juillet 1841, la première entre l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie réglant en dehors de nous la question d'Égypte, la seconde, à laquelle nous participions qui garantissait la neutralité des détroits. Guizot n'avait pas fait fléchir l'intransigeance de l'Angleterre, mais nous n'avions pas subi de nouvelle humiliation et nous étions rentrés dans le concert européen.

En Orient l'abandon de la Syrie par les Égyptiens provoqua des troubles graves, et la France protectrice des chrétiens de par les traités eut à intervenir à plusieurs reprises diplomatiquement pour les protéger. En octobre 1845, elle dut même menacer la Porte de représailles militaires, ce qui l'amena en 1846 à donner au Liban une organisation, qui lui assura une certaine tranquillité.

Droit de visite. — Une question épineuse troubla constamment nos relations avec l'Angleterre. Les traités de Vienne avaient supprimé la traite. Elle devait être réprimée par chaque État sur les bâtiments portant son pavillon. Mais cette règle rendait la répression impossible. L'Angleterre réclamait le droit de contrôle, donc de visite, pour tous les bâtiments de guerre sur tous les bâtiments de commerce. C'était lui attribuer la police presqu'exclusive des mers. Deux conventions de 1831 et de 1833 avaient fixé le nombre de croiseurs de chaque nation pouvant exercer le droit de visite et leurs zones de surveillance. Le 20 décembre 1840 le Ministère passa une [p.192] convention qui aggravait en fait, le droit de visite au profit de l'Angleterre. Notre marine marchande fit entendre de vives protestations. La Convention fut repoussée à la presque unanimité et la Chambre réclama la dénonciation rapide de celles de 1831 et de 1833. Guizot affirma le droit pour le Roi de passer seul la Convention et de ce conflit sortit la dissolution de la Chambre en juin 1842. En 1845, le 29 mai, un nouveau traité suspendit pour dix ans l'application des Conventions de 1831 et de 1833. Cette question fut ainsi une cause de froissement entre nous et l'Angleterre et aussi entre le Gouvernement et la Nation, impatiente de la prépondérance de l'Angleterre et mécontente de l'attitude, à son gré, trop peu énergique, du Ministère.

Affaires d'Espagne. — L'Espagne fut une occasion constante, elle aussi, de discorde entre l'Angleterre et nous. Don Carlos y disputait la couronne à la reine Isabelle, dirigée par la reine-mère Christine, les libéraux, les radicaux, les conservateurs luttaient pour se saisir du Gouvernement. L'Angleterre soutenait la Reine et les libéraux et aurait voulu notre appui, voire notre intervention. Notre résistance l'irritait. D'autre part la question du mariage de la Reine se posait. Elle soutenait un prétendant, un Cobourg, cousin du mari de la reine Victoria, elle redoutait au contraire la compétition d'un fils de Louis-Philippe. Pour dissiper ces nuages, la Reine Victoria vint en France, en l'été de 1843, passer cinq jours dans l'intimité de la famille royale et il fut résolu que des solutions amiables seraient trouvées pour le droit de visite et le mariage de la Reine Isabelle. Louis-Philippe et Guizot éprouvèrent de cette démarche une grande satisfaction. C'était la première visite royale que recevait la nouvelle monarchie. Celles que les princes d'Orléans et de Nemours avaient faites à Berlin et à Vienne n'avaient pas été rendues. Mais l'opposition voulut y voir une nouvelle preuve de faiblesse.

Plus tard d'ailleurs le conflit espagnol se ralluma, surtout quand Palmerston, notre irréductible adversaire, reprit le pouvoir en juin 1846. Après des manœuvres multiples la Reine épousa le duc de Cadix, fils de l'infant don François de Paule et l'infante Louise-Fernande épousa le duc de Montpensier le même jour, 10 octobre 1846. Ce fut la fin de l'entente cordiale, la France et l'Angleterre s'accusèrent réciproquement de mauvaise foi, l'Angleterre avait même cherché à faire intervenir les puissances continentales pour empêcher cette solution. Palmerston lia partie avec l'opposition en France et avec Thiers, qui critiquaient le Gouvernement pour son [p.193] manque de fermeté. L'ambassadeur d'Angleterre ne craignit pas à l'occasion d'une réception à l'ambassade d'infliger à notre Ministre un sanglant affront et l'Angleterre fit circuler dans le monde diplomatique un mémoire qui prétendait établir que Louis-Philippe en 1809 avait voulu prendre du service en Espagne contre Napoléon et qu'en plusieurs lettres il avait protesté de son attachement pour l'Angleterre et de sa loyauté à l'égard des Bourbons.

C'était la rupture avec l'Angleterre. L'opinion irritée contre elle l'accueillit avec joie, une adresse de la Chambre du 12 février 1847 exprima au Roi sa satisfaction.

D'ailleurs sur bien d'autres points nous nous étions trouvés en conflit avec l'Angleterre, à Tahiti notamment avec l'affaire Pritchard, puis au Maroc, puis en Grèce, puis au Brésil, puis au Portugal. Il semblait qu'une fatalité s'acharnât à rendre nos relations toujours difficiles et à nous valoir de sa part hostilité, entraves et humiliations.

Nous étions restés pourtant attachés à l'entente avec l'Angleterre dans la difficulté où nous nous trouvions de nous rapprocher des autres pays, où des monarchies absolutistes tenaient à distance un Roi, qui devait son pouvoir à une révolution. L'origine révolutionnaire de la monarchie de Juillet pesait sur sa politique étrangère comme sur sa politique intérieure.

Rapprochement des puissances absolutistes, politique réactionnaire. — La politique extérieure, libérale et anglaise, de la France subit donc un changement complet d'orientation.

Le Ministère français par le fait même de sa durée devenait de plus en plus conservateur, et, reniant ses origines, se tourna vers les pays absolutistes se présentant comme leur collaborateur naturel dans la lutte contre les mouvements révolutionnaires avec lesquels ces pays étaient en opposition. Une lettre de Guizot à Metternich, du 18 mai 1847, citée par M. Charletty, est singulièrement révélatrice à ce sujet. Notre ministre des Affaires étrangères disait : « Avec des points de départ et des moyens d'action fort divers nous luttons, vous et moi, j'ai l'orgueil de le croire, pour les préserver et les guérir (les sociétés modernes) de ce mal (l'anarchie). C'est là notre alliance. C'est par là que, sans conventions spéciales et apparentes, nous pouvons, partout et en toute grande occasion, nous entendre et nous seconder mutuellement... Il n'y a pas deux politiques d'ordre et de conservation. La France est maintenant disposée, et propre à la [p.194] politique de conservation. Elle a pour longtemps atteint son but et pris son assiette. »

Il n'y a pas à insister sur l'aveuglement que cette lettre manifestait. Neuf mois avant la Révolution de Février, Guizot considérait que la France avait « pour longtemps atteint son but et pris son assiette ». Si gouverner c'est prévoir, il se montrait un bien mauvais gouvernant.

Ce qu'il y avait de positif, c'est que le Gouvernement français issu de la Révolution allait se faire à l'étranger l'ennemi des partis révolutionnaires.

Ce fut le fait en Suisse. Les cantons catholique, très maltraités par les cantons protestants et radicaux voisins, y avaient formé une « ligue séparée » (Sonderbund), pour se défendre contre les incursions et les immixtions dont ils étaient victimes. Guizot se trouva d'accord avec Metternich pour les soutenir et pour défendre en même temps la Constitution suisse de 1814, qui consacrait l'autonomie des cantons et que les cantons radicaux voulaient bouleverser. Metternich était pour une intervention armée. Guizot pacifique, fut pour une intervention diplomatique et proposa à Londres, à Berlin, à Saint-Pétersbourg l'envoi d'une note collective offrant la médiation des puissances. Palmerston prévint les cantons radicaux et conseilla de précipiter l'action. La diète confia au général Dufour le soin de désarmer le Sonderbund. Il l'avait dissous avant que la note des puissances fût arrivée. Guizot avait donc pris la direction d'une politique internationale contre les partis avancés de la Suisse et d'ailleurs échoué.

Ce fut le fait aussi en Italie. Pie IX, élu pape, annonce des réformes libérales, manifeste un sentiment de patriotisme italien. Guizot donne à notre ambassadeur la consigne de conseiller au Souverain Pontife la prudence et d'agir en liaison avec l'Autriche alors que jusque là nous soutenions contre elle les partis libéraux. L'Autriche prend l'initiative d'occuper Ferrare, dont elle ne tenait que la citadelle, les soldats pontificaux sont refoulés. Pie IX proteste et les partis avancés l'acclament. Charles-Albert se pose en champion de l'indépendance nationale. Lui, le duc de Toscane, Ferdinand II de Naples donnent à leurs sujets des institutions libérales, l'Angleterre encourage ce mouvement. Guizot se range du côté de l'Autriche.

Sous tout le régime en définitive notre politique étrangère, sauf en ce qui concerne à ses débuts la Belgique, ne nous valut donc que [p.195] des déboires. L'entente cordiale avec l'Angleterre nous coûta bien des sacrifices et nous causa bien des humiliations. Les affaires d'Orient accusèrent notre isolement et nous mirent en face de la guerre, nous forçant après des manifestations tapageuses à des reculs pénibles. L'évolution vers les puissances absolutistes nous rendit infidèles à nos traditions et ne nous procura aucun avantage. Sans doute Louis-Philippe n'est plus à l'index des souverains légitimes, mais il combat au dehors les partis qui en France l'ont porté au pouvoir et il se rend chez nous de plus en plus suspect et antipathique à tous ceux qui ne trouvent pas dans le régime la satisfaction de leurs intérêts.

L'Algérie. — Une des grosses affaires extérieures du Gouvernement de Juillet fut la conquête de l'Algérie. A en contempler aujourd'hui les résultats actuels on pourrait croire qu'il ne dût en recueillir que beaucoup de prestige. Il fut loin d'en être ainsi. La conquête fut longue, difficultueuse, elle donna lieu à bien des mécomptes, elle coûta très cher en hommes et en argent. Nos erreurs, nos échecs, nos défaites même, fatiguèrent, irritèrent souvent le pays et fournirent à l'opposition bien des occasions d'attaque contre le Gouvernement. L'Algérie eut donc un retentissement considérable sur la politique générale de la France, mais pas celui que dans un esprit simpliste on pourrait croire.

Dès la prise d'Alger l'incertitude régnait sur les suites à lui donner. De Bourmont proclama la souveraineté de la France sur toute la régence, de Polignac inclinait vers un partage avec la Turquie. A l'avènement de Louis-Philippe la crainte de mécontenter l'Angleterre augmenta les hésitations. Clauzel remplaçant de Bourmont débarqua le 2 septembre 1830 ignorant les intentions du Gouvernement. Il visa à la conquête totale en confiant l'administration à des princes indigènes. Il occupa Médéah, Constantine et Oran et les confia contre le paiement de tributs annuels à des beys. Médéah nous fut reprise. Le Gouvernement ne reconnut par les traités passés ainsi par lui et le rappela, 22 février 1831. Le régime de l'éphémère commençait.

Berthezène, son successeur, ne conserva plus qu'Alger et ses abords. A la fin de 1831 il fut remplacé par Savary ; Bône et Bougie furent occupées, à Constantine notre autorité n'était plus reconnue.

Malade, Savary céda la place, 4 mars 1832, à Voirol, qui occupa Oran, Arzeu et Mostaganem. Il se heurta à Abd-el-Kader, dont le père marabout de grand prestige déclara la guerre sainte. Lui-même [p.196] par sa piété, son intelligence, son habileté politique, sa fermeté conquit une autorité, qui s'étendit à tout le pays. Il sut recruter, instruire, faire vivre, conduire des troupes aguerries et se rendre insaisissable. Il se montra diplomate consommé, rusé et franc, inspirant la confiance et la trompant. C'est ainsi qu'il amena le général Desmichels après une année de lutte en Oranie à conclure le traité du 26 février 1833 qui brisait notre conquête. Le général s'était imaginé que l'émir serait l'allié fidèle de la France.

En juin 1833 la plus grande indécision régnait. Une commission d'enquête alla sur place enquérir. Elle conclut à la conservation de de l'Algérie « legs onéreux de la Restauration ». Elle constatait que nous ne tenions qu'Alger, Bône, Oran, que le pays était hostile, les colons mécontents.

Ce ne fut que sous la pression de l'opinion publique que la Commission supérieure, puis la Chambre adoptèrent cet avis. Drouet d'Erlon fut nommé « gouverneur général des possessions françaises dans le nord de l'Afrique ».

Abd-el-Kader reprit en 1835 l'offensive, passant le Chélif, Trézel après des succès subit un échec sérieux à la Macta, 28 juin 1835 ; le retentissement en fut énorme. Les illusions que l'on se faisait sur l'émir tombaient.

Clausel remplaça Drouet, le duc d'Orléans l'accompagnait, ce qui engageait le Gouvernement. Il battit à plusieurs reprises l'émir, qui lui échappa chaque fois, et reprit la conquête de la régence. Il déposa le bey de Constantine et rétablit à Médéah le bey du Titteri.

Mais Abd-el-Kader, avec une nouvelle armée remporta des succès contre Cavaignac, bloqué à Tlemcen et contre d'Arlanges défait à Sidi Yacoub. Bugeaud pourtant à la Sickack lui inflligea une sanglante défaite.

Clausel avec l'assentiment du Gouvernement entreprit une expédition contre Constantine. L'échec fut lamentable, il perdit 3.000 hommes et ramena à Bône, le 1er décembre 1836 un corps d'armée épuisé.

La conquête se poursuivait ainsi sans but défini, sans esprit de suite, sans connaissance des choses d'Afrique. On en revint à l'idée d'une occupation limitée. Damrémont était chargé de la réaliser.

Bugeaud signa donc avec Abd-el-Kader le traité de la Tafna, 30 mai 1837, qui lui abandonnait à peu près tout ce que nous tenions. C'est à peine si autour des villes occupées on était en sécurité !

[p.197]

Mais le 23 juillet 1837, Damrémont dirigea une nouvelle expédition sur Constantine ; il atteignit la ville malgré des pluies torrentielles et l'emporta en des assauts légendaires. Il y succomba. Lamoricière s'y illustra et Vallée, ayant achevé la victoire, fut nommé maréchal et gouverneur général.

Deux ans de répit furent occupés par les premières tentatives de colonisation. Pourtant Abd-el-Kader au mépris des traités menaçait nos communications avec Constantine. L'expédition des Portes de fer, commandée par le duc d'Orléans, nous les assura. Mais l'émir, rompant la paix, envahit la Mitidja. Alors Bugeaud et Lamoricière entreprirent contre lui une lutte sans merci le poursuivant sans cesse et ruinant les pays où il se refaisait après chaque affaire.

Le 29 décembre 1839, Bugeaud prit le commandement en chef. Il intensifia encore la lutte contre Abd-el-Kader. Après trois ans de lutte le 16 mai 1843, le duc d'Aumale par un coup de hardiesse enleva la Smala, succès au retentissement considérable. L'émir n'en lutta pas moins encore dans l'Oranais, puis au Maroc, où il se réfugia entraînant le sultan dans la guerre sainte. Bugeaud, sans instructions et malgré les protestations de l'Angleterre, le poursuivit et le 14 août 1844 le défit sur l'Isly. Le 10 septembre le sultan signait un traité avec la France. Abd-el-Kader n'en continua pas moins la lutte. La campagne se poursuivit en 1845, il gagna à nouveau le Maroc, où le Gouvernement interdit à Bugeaud de le poursuivre par crainte de l'Angleterre, qui ne reconnaisait pas encore notre occupation en Algérie. Le 5 juin 1847, Bugeaud en conflit avec Paris quittait l'Algérie. Le duc d'Aumale lui succéda. Finalement abandonné des siens, sans ressources, l'émir se rendit à Lamoricière. La conquête héroïque était achevée.

Son importance et sa grandeur ne se révélèrent que plus tard.

Ces 18 années de vicissitudes, d'incertitudes, de succès, de revers, ces pertes d'hommes plus encore par la maladie et dans les hôpitaux que par le combat et sur le champ de bataille, ces successions de chefs appelés au commandement et rappelés, tous ces incidents, toutes ces charges, toutes ces dépenses, exploités par toutes les oppositions contre tous les Gouvernements successifs, voilèrent aux Français, qui en furent les contemporains, la grandeur d'une entreprise, qui ne s'affirma que dans la paix et à la longue.

L'Algérie ne fut donc pas pour le Gouvernement de Juillet une compensation réelle aux épreuves de sa politique étrangère.

[p.198]

Politique intérieure. — Si la politique extérieure sous le Gouvernement de Guizot fut en définitive agitée, de constantes difficultés se présentant à nous, qui nous amenèrent à un complet changement de front, à voir qu'il resta plus de sept années au pouvoir on pourrait croire qu'à l'intérieur du moins il put jouir de la paix et de la tranquillité. Ce serait tout à fait exagéré. Guizot tint longtemps le gouvernail sans faire naufrage, il n'ignora pourtant ni les bourrasques, ni les tempêtes. En évoquant sommairement les incidents principaux des deux Ministères qu'il dirigea on s'en peut rendre compte.

Sa situation à son début est difficile du fait en particulier de sa participation à la coalition contre Molé, la gauche le traite en renégat et lui rappelle sa collaboration à l'opposition, les conservateurs gardent contre lui de ce chef de la prévention, les partisans de Molé ne lui pardonnent pas son hostilité vis-à-vis de lui.

A l'ouverture de la session en novembre 1840, pour la nomination du bureau et de la commission de rédaction de l'adresse, il l'emporte pourtant, la droite votant pour ses candidats.

Mais la discussion de l'adresse est des plus passionnées. Thiers attaque violemment Guizot, qui répond avec une grande âpreté. Dans l'ardeur de leur lutte ils en viennent à violer les secrets de l'État pour rejeter l'un sur l'autre la responsabilité de nos déboires extérieurs. Thiers exagérait l'affront fait à la France le 15 juillet, défendait sa politique de fierté nationale, se plaignait de n'avoir pas trouvé nos forces militaires en état de soutenir la lutte et d'avoir été entravé par le Roi, il dénonçait la politique d'abdication de son successeur. Guizot répliquait que s'il était l'homme de la paix, Thiers était celui de la guerre, que la France devait la paix à la couronne, que c'était à lui qu'était due la conservation de l'Égypte à titre héréditaire par Méhémet-Ali. Ainsi toutes les passions qui avaient tant agité le pays se réveillaient dans ces débats passionnés qui remuaient la Chambre et à nouveau l'opinion.

Peu après le retour des cendres de Napoléon fut pour la France l'occasion d'une profonde émotion. Malgré un froid de 14 degrés, Paris fit à l'Empereur l'accueil le plus grandiose. Un million d'hommes manifestèrent. Le souvenir de toutes les gloires anciennes remuait toutes les âmes et le contraste entre la France impériale dictant ses lois à l'Europe et la France royale laissée hors du concert européen s'imposait aux esprits, redoutable pour le Gouvernement.

Ce fut au début de 1841 une difficile question que celle des [p.199] fortifications de Paris. Thiers les avait commencées en vertu d'un simple décret. Elles inquiétaient l'étranger comme un symptôme de projets belliqueux et le peuple de Paris comme une menace dirigée contre lui. Guizot déposa pourtant un projet de loi pour en assurer l'exécution. Thiers s'en fit le défenseur et quand la loi fut votée par 237 voix contre 162 la gauche lui en attribua le succès.

Guizot cherchait l'occasion de provoquer un vote qui le mît en possession d'une franche majorité en sa faveur. Le débat auquel donna lieu une demande de crédits supplémentaires qui s'ouvrit le 2 février 1841 la lui fournit. Attaqué avec plus de ménagement par Thiers, il sut ne pas se solidariser avec la droite, il trouva le concours de Dufaure et obtint une grosse majorité relative de 235 voix contre 145, mais il y avait eu beaucoup d'abstentions.

En même temps Guizot se trouvait par le fait de publications de lettres de Louis-Philippe dans une situation très difficile. Le 11 janvier 1841 la Gazette de France publia trois lettres écrites sous l'Empire qui ne révélaient pas de sa part un grand patriotisme, puis le 24, c'était la France qui en publiait trois autres, l'une promettait à l'Angleterre l'évacuation de l'Algérie, une autre faisait valoir l'abandon de la Pologne par la France, la dernière déclarait que les fortifications de Paris étaient dirigées contre le peuple parisien. L'émotion fut grande, un procès intenté aux journaux donna lieu à un acquittement, les légitimistes triomphèrent sans s'apercevoir que ce n'était pas seulement le Roi, mais la monarchie qu'ils discréditaient.

Le Ministère connut d'autres soucis. Un recensement opéré par les agents des contributions directes en vue d'une meilleure répartition des impôts entre les départements fut exploitée comme l'annonce de leur augmentation et des troubles assez sérieux éclatèrent dans divers départements. Puis au retour d'Afrique du duc d'Aumale, le 13 septembre 1841, rue Saint-Antoine un attentat contre le prince eut lieu, dont l'auteur était un simple ouvrier Guénisset. L'opinion une fois de plus était profondément troublée de voir que la haine ne désarmait pas et que le régime était toujours aussi menacé.

L'année suivante, 1842, si l'adresse se présenta et fut discutée sans grande bataille, les débats au sujet du traité passé avec l'Angleterre concernant le droit de visite furent très passionnés et le Gouvernement vit son traité rejeté par les députés. L'isolement nouveau de la France devant les puissances étrangères mit le Gouvernement dans une très mauvaise posture.

[p.200]

A la Chambre deux projets essentiellement politiques, l'un dit de réforme parlementaire tendant de façon générale à créer l'incompatibilité des fonctions publiques et du mandat législatif, l'autre de réforme électorale, conférant l'électorat à tous les citoyens inscrits sur les listes du jury, double réforme qui allait de plus en plus exciter l'opinion, furent discutés. Le Gouvernement combattit ces deux projets et ne l'emporta que péniblement par 198 voix contre 190 pour le premier, par 234 voix contre 193 pour le second.

Le Gouvernement obtint au contraire un grand succès au sujet d'une loi sur les chemins de fer qui posa les principes grâce auxquels on triompha enfin des difficultés jusque là rencontrées. Mais si importante qu'elle fût cette loi était une loi d'affaires, ce n'était pas là un succès politique.

Le Gouvernement, toujours à la recherche de la majorité stable qu'il ambitionnait, se décida en 1842 à recourir à la dissolution. La Chambre avait été élue en 1839 au temps de la coalition et il pouvait prétendre que cette circonstance expliquait son impuissance à soutenir le Gouvernement. Le 13 juin 1842 une ordonnance prononça donc la dissolution de la Chambre et convoqua les électeurs pour le 9 juillet.

Les élections se préparèrent et se déroulèrent dans le calme. Les passions soulevées par le droit de visite, les influencèrent. Paris élut 10 opposants et 2 ministériels, aux cris de joie des partis de gauche. En comptant tous les conservateurs la majorité gouvernementale n'était que de 70 voix. Les espérances de Guizot étaient déçues. Les difficultés ne s'aplanissaient pas sur sa route.

Les élections furent suivies d'un événement déplorable pour la dynastie, le duc d'Orléans se tua dans un accident de voiture à Neuilly. Il était libéral, d'esprit ouvert et populaire. Les légitimistes et les radicaux seuls ne désarmèrent pas devant sa mort.

Elle ouvrit une difficile question, celle de la régence, car il laissait un tout jeune enfant, le comte de Paris. Les uns considéraient que la régence était une monarchie temporaire, qui devait revenir ipso facto au prince, qui après le jeune Roi serait appelé au trône, et c'était alors le duc de Nemours, d'idées antilibérales, qui devait être éventuellement le souverain. Les autres considéraient qu'en présence d'un roi mineur la Nation, reprenant sa souveraineté, était libre de déférer par ses représentants la régence à qui lui plairait et c'était la duchesse d'Orléans, partageant les idées et la popularité de son mari, à qui la régence serait vraisemblablement attribuée.

[p.201]

La question fut posée à la nouvelle Chambre à l'ouverture d'une nouvelle session. Les débats furent ardents. Le projet du Gouvernement consacrait le droit à la régence du prince à qui la couronne, à défaut du Roi mineur, aurait été dévolue et ainsi c'était au duc de Nemours qu'elle devait revenir. Il fut finalement voté par 310 voix contre 94 à la Chambre des députés et par 163 contre 14 seulement à la Chambre des pairs[28]. Ce fut l'occasion d'un renforcement du sentiment monarchique, dont bénéficia le Ministère.

La situation n'en demeurait pourtant pas moins difficile. A l'ouverture de la session de 1843, dans l'adresse une phrase, que Guizot avait repoussée comme un blâme pour sa politique et sur laquelle il sommait la Chambre de prendre parti pour ou contre lui, fut adoptée, la Chambre déclarant d'ailleurs ne pas vouloir cependant le blâmer.

Il fallait à Guizot une manifestation de confiance. Il la chercha en mars à l'occasion du vote des fonds secrets. Les groupes Molé, Passy. Dufaure se coalisaient contre lui. Guizot dénonça cette coalition. Il fit l'éloge du Gouvernement qui, parti de rien, avait accompli de grandes choses. Il compara le Roi et ses enfants, points de mire de toutes les balles, à ses adversaires. Il railla ceux-ci qui exigeaient que chaque jour on réalisât quelque chose de prodigieux et qui demandaient à la paix de se justifier. Ce discours, qui fit grande impression, donna au Gouvernement 45 voix de majorité. Ce n'était pas un triomphe, ce n'était qu'une majorité.

Ce fut à l'extérieur que le Gouvernement trouva un succès capable de consolider sa position. Après toutes nos pénibles difficultés du côté de l'Angleterre la Reine Victoria vint en France. Elle résida plusieurs jour a Eu auprès de la famille royale en septembre 1843 et il s'établit entre elle et ses hôtes d'excellents rapports de sympathie et d'amitié personnelle. C'était la première visite royale que recevaient les Souverains et comme une consécration de la dynastie. Guizot se comparait à Jeanne d'Arc menant à Reims le Roi de France. Aberdeen parla des rapports des deux pays en des termes qui furent traduits par entente cordiale. Mais il est à remarquer que c'était un Gouvernement anglais conservateur qui modifiait ainsi l'attitude de son pays à l'égard de la France.

Par contre le Gouvernement ne vit pas sans inquiétude le comte [p.202] de Chambord qui, depuis la mort de Charles X se comportait en prétendant ou en Souverain légitime, venir en novembre 1843 en Angleterre pour permettre à ses partisans de s'y rendre et de lui manifester la fidélité de leur attachement. Louis-Philippe obtint qu'il ne fût pas reçu par la Reine et que le Gouvernement anglais lui conseillât de ne pas encourager à l'excès les démonstrations de ses partisans.

Ces événements eurent leur retentissement au sein des Chambres à l'ouverture de la session de 1844. Le discours du trône tira parti de la rencontre d'Eu, soulignant « la sincère amitié » des Souverains et « la cordiale entente » des Gouvernements, et Thiers eut peu de succès quand il voulut attaquer le Gouvernement. Mais la discussion de l'adresse donna lieu à de vifs incidents. A propos du pèlerinage de Belgrave-Square, résidence du comte de Chambord à Londres, le texte proposé disait « la conscience publique flétrit de coupables manifestations ». Ces termes soulevèrent des protestations indignées, notamment de Berryer qui évoqua le voyage de Guizot lui-même à Gand en 1814 et les passions furent déchaînées à tel point que pendant une heure celui-ci, voulant se justifier, ne fit que répéter : « Je suis allé à Gand... » sans pouvoir ajouter que c'était pour obtenir du Roi son adhésion au Gouvernement représentatif. C'est au cours de ce tumulte, dont son énergie finit par triompher, qu'il lança ces paroles demeurées célèbres : « Quant aux injures, aux calomnies, aux colères extérieures, on peut les multiplier, les entasser tant qu'on voudra, on ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain. » Telle était la violence des passions politiques de cette époque, que l'on considère, bien à tort, comme une époque d'ordre et de calme. Le Gouvernement n'eut que 30 voix de majorité et beaucoup de ceux qui votèrent pour lui furent mécontents de ce que Guizot les eût contraints à lui donner dans ces conditions leur appui.

D'autre part le Roi fournit un nouveau sujet de mécontentement au pays en forçant le Ministère à présenter un nouveau projet de dotation en faveur du duc de Nemours, peu sympathique à l'opinion, que l'on ne voyait déjà pas sans regret investi éventuellement de la régence.

En octobre 1844 Louis-Philippe rendit à la Reine Victoria sa visite ; l'accueil fut des plus sympathiques. L'opposition naturellement y vit une nouvelle humiliation de la France vis-à-vis du pays qui nous avait si souvent contrecarrés dans nos desseins et rappela que Louis-Philippe avait toujours entravé les résistances de ses Ministres [p.203] vis-à-vis de l'Angleterre. Ainsi à tout moment l'attitude du Roi était l'objet d'attaques et de discussions.

A l'ouverture de la session de 1845, le 26 décembre 1844, l'opposition est résolue à faire un gros effort, elle obtient le concours même de Molé et de Montalivet qui est pourtant l'homme de confiance du Roi, l'intendant de sa liste civile. A la Chambre des pairs Molé[29] combat Guizot, il déclare que sa politique générale est bonne, mais que l'exécution en est défectueuse, ce qui est habile, car on sait que le plan est celui du Roi comme du Ministre et critiquer seulement l'exécution, c'est combattre seulement aussi le Ministère. L'opposition réunit trente voix, minorité pourtant encore notable en une telle Assemblée.

C'est à la Chambre des députés que la bataille sérieuse se livre sur l'adresse, dont la discussion s'ouvre le 20 janvier 1845. La discussion générale se clôt par un vote sur un amendement hostile au Gouvernement qui n'est repoussé que par 225 voix contre 197[30]. Un amendement relatif au Maroc, aussi défavorable, donne lieu à une épreuve douteuse et il faut aussi deux votes sur un autre amendement relatif à l'affaire Pritchard. L'adresse contenait l'expression « approbation satisfaite », elle n'est votée que par 213 voix contre 205, et le vote sur l'ensemble ne donne encore au Gouvernement que 216 voix, l'opposition s'abstenant.

Guizot est découragé de l'indiscipline et de la faiblesse de la majorité. Il sent sa fatigue et l'usure de son Gouvernement. Il veut se retirer. Duchâtel, son ministre de l'Intérieur, le lui conseille. Le Roi combat cette résolution et Guizot redoutant pour le pays le Gouvernement de l'opposition, sollicité de garder le pouvoir par la majorité, renonce à son projet de retraite.

La bataille reprend donc, selon les usages parlementaires d'alors, sur les fonds secrets. L'opposition fléchit. Thiers, Odilon Barrot déclinent toute prétention au pouvoir. Guizot dénonce la faiblesse du Ministère Molé qui pourrait lui succéder ; il montre les progrès réalisés depuis 1840. Molé qui le combat à la Chambre des pairs sort de la lutte diminué dans son autorité.

Lassé par ces efforts incessants, Guizot doit prendre du repos et la faiblesse du Gouvernement pendant son absence montre qu'il en est l'âme.

[p.204]

Guizot touche pourtant à l'apogée de sa puissance. L'opposition s'est épuisée dans ses efforts sans résultat. La signature le 29 mai 1845 du traité avec l'Angleterre, qui pratiquement donne satisfaction à la France quant au droit de visite, traité approuvé par 243 voix contre 1, une nouvelle visite de la Reine Victoria, le 3 septembre 1845, l'annonce d'une prochaine dissolution de la Chambre, qui fait souhaiter aux députés l'amitié du Gouvernement, la fusion de la gauche et du centre gauche, qui rend impossible une coalition avec la droite en vue d'une campagne d'opposition, fortifient considérablement la position du Ministère.

Aussi la session de 1846, quant à l'élection du bureau, quant à la discussion de l'adresse, qui est pourtant prolongée, et quant au vote qui la clôture, est-elle très favorable au Gouvernement.

L'opposition ne renonçait pourtant pas à ses attaques, elle avait trois chevaux de bataille à sa disposition : la corruption électorale, le Gouvernement personnel du Roi, la réforme électorale et parlementaire.

La corruption électorale, utilisée contre tous les Gouvernements antérieurs, était une arme d'autant plus facile à employer contre Guizot que la longueur de son gouvernement permettait de multiplier les exemples qu'on en pouvait donner. Il était bien évident qu'avec les collèges électoraux très peu nombreux d'alors les promesses, ou simplement les espérances non découragées de faveurs gouvernementales avaient une grande influence sur les résultats électoraux. Il en était de même au sein de la Chambre des députés pour les nominations de députés comme fonctionnaires et pour les avancements administratifs de ceux qui l'étaient déjà. Sans doute le Gouvernement n'était pas le premier à se servir de ces moyens. Mais l'excuse est faible qui consiste à dire qu'on ne fait que suivre de mauvais exemples et l'opinion reste toujours très sensible aux griefs de corruption.

Quant au reproche de Gouvernement personnel, le 17 mars 1846 une fois de plus il fut formulé par Thiers dans un discours extrêmement serré et pressant au cours des débats relatifs à un projet, qui notamment excluait des Chambres toute personne recevant un traitement de la liste civile[31]. On verra bientôt dans quelles conditions cette grave et si difficile question se présenta, comme elle s'était déjà présentée sous la Restauration.

[p.205]

Un événement, imprévu naturellement et auquel on ne prêta pas une attention suffisante, fut le 26 mai 1846 l'évasion de Louis-Napoléon. Sa détention déjà prolongée était assez douce, il recevait, travaillait, collaborait à des journaux, écrivait, publiant notamment une brochure sur l'Extinction du paupérisme, sans d'ailleurs s'imposer à l'attention. D'Angleterre, deux ans plus tard, il aura les coudées plus libres et d'ici là il pourra mieux préparer l'avenir.

Plus importantes semblaient être la dissolution de la Chambre du 6 juillet et les élections qui la suivirent. Les gauches s'unirent. Thiers dirigea la campagne de l'opposition, produisant les mêmes griefs. Le Gouvernement mena à la bataille 400 candidats qui lui étaient favorables. L'affaire Pritchard servait de thème aux opposants. Le succès du Gouvernement fut considérable. Sans doute Paris élut onze opposants contre trois gouvernementaux, mais dans l'ensemble le Ministère obtenait une majorité d'une centaine de voix. Et quand l'Assemblée se réunit, le 19 août, elle donna le 29, 223 voix à Sauzet, candidat du Gouvernement, Odilon Barrot, candidat de l'opposition, n'en obtenant que 98[32]. Guizot craignait seulement qu'une majorité aussi considérable ne fût plus assez disciplinée et que Louis-Philippe s'appuyant sur elle ne prétendit exercer une influence personnelle encore plus grande.

Deux nouveaux attentats, le 29 juillet aux Tuileries et le 16 août 1846 à Fontainebleau, d'individus agissant personnellement sans attache avec les partis politiques, Henri et Lecomte, jetèrent un nouveau voile sur les perspectives alors meilleures du régime. Il continuait à apparaître comme à la merci de ces événements sans cesse répétés, que la fortune seule avait jusqu'alors rendus inoffensifs pour lui.

L'ouverture de la session de 1847, 11 janvier, marqua l'apogée de la puissance de Guizot. Le grand événement politique extérieur avait été la solution française de la question des mariages espagnols, la Reine ayant épousé don François d'Assise et sa sœur le duc de Montpensier. Le discours du Roi y fit une brève allusion pour ne pas réveiller les susceptibilités de l'Angleterre qui nous reprochait d'avoir agi avec duplicité.

A la Chambre des pairs la discussion de l'adresse commença le 18 janvier. De Broglie félicita le Gouvernement, la France devant trouver en Espagne un Gouvernement sinon allié, du moins ami ; [p.206] il montra que ceux qui critiquaient notre rupture d'avec l'Angleterre étaient ceux-là mêmes qui blâmaient notre défaut d'indépendance vis-à-vis d'elle. Guizot prononça un long discours s'adressant plus au pays et à l'Angleterre qu'à ses auditeurs. Il avait à cœur d'établir sa bonne foi. Son succès fut considérable[33]. Et le Parlement anglais réagit faiblement, quoique Palmerston eût repris le pouvoir, ce qui déçut Thiers qui comptait sur lui.

A la Chambre des députés la discussion s'engagea le 1er février. Guizot ne rencontra pas d'abord d'opposition sérieuse. Il fut bref. Dufaure, de Tocqueville et Billault, qui tentaient de former un parti, n'obtinrent pour un amendement que 28 voix[34]. Thiers, sommé de prendre la parole, reprocha surtout à Guizot ses procédés qui nous avaient fait perdre, disait-il, l'accord avec l'Angleterre[35]. Guizot à nouveau se disculpa du reproche de duplicité, prétendit que la solution de l'affaire avait « grandi et honoré la France », et qu'avec ses adversaires la question espagnole aurait été « résolue contre nous au lieu de l'être pour nous[35] ». Guizot obtint 248 voix contre 84[37].

C'était un triomphe trop complet. La majorité trop sûre d'elle-même perdit de sa discipline. Dans une élection à une vice-présidence, Léon de Malleville fut élu à une voix de majorité, c'était le dénonciateur le plus acharné de la corruption. Les voix de la majorité s'étaient dispersées. Il s'était formé une jeune droite qui aspirait à l'indépendance.

Duvergier de Hauranne déposa alors un projet de réforme électorale abaissant le cens à 100 francs et adoptant l'adjonction des capacités, comme on disait alors[38]. La gauche dynastique et le centre gauche s'y rallièrent, mais sans entrain ; Thiers dans le particulier le blâmait. Guizot fit la leçon aux conservateurs progressistes et le projet fut rejeté par 252 voix contre 154, le 26 mars[39]. C'est au début de ce discours que Guizot prononça les paroles si souvent répétées qui écartaient à tout jamais l'idée de l'avènement du suffrage universel. Il disait : « Il n'y a pas de jour pour le suffrage universel. Il n'y a pas de jour où toutes les créatures humaines, quelles qu'elles soient, puissent être appelées à exercer des droits politiques.

« La question ne mérite pas que je me détourne en ce moment [p.207] de celle qui nous occupe... » Parlant des lois de la période révolutionnaire, il disait : « C'était constant de placer le droit électoral dans les régions les plus nombreuses de la société et de le faire sortir de là pour remonter et jouer son rôle dans le Gouvernement... Pourra première fois la loi électorale de 1817 a eu le courage de renier absolument ce principe, de ne plus placer le droit électoral dans le nombre et de proclamer que le droit appartenait à la capacité politique... »

En même temps avait été déposé un projet de réforme parlementaire par de Rémusat, excluant des Chambres les fonctionnaires. Les débats s'ouvrirent le 19 avril[40]. Guizot ne prit pas la parole, malgré les sommations de de Castellane, qui dirigeait la droite progressiste, qui voulait lui faire dire qu'il ne serait pas à tout jamais l'adversaire de toute réforme. Aussi la majorité ne fut plus que de 49 voix[41]. Guizot avait d'ailleurs dans sa campagne électorale de Lisieux professé le conservatisme intégral. Il y voyait même, non sans paradoxe, la condition du progrès. Son opposition aux deux projets de réforme n'était que l'application d'une thèse très arrêtée, érigée en système. Système d'ailleurs erroné et néfaste, puisque les sociétés vivantes sont condamnées au changement et que le rôle de leurs chefs n'est que de le diriger.

Comme la majorité, le Ministère subit une certaine crise intérieure. Moins sur leur garde les Ministres étaient moins vigilants. Certains se montraient insuffisants dans les débats parlementaires. Le Roi et Guizot jugèrent que des changements s'imposaient. La mort, la maladie n'avaient amené depuis octobre 1840 que quelques remplacements individuels, il s'agit alors d'un remaniement. Les débarqués étaient Lacave-Laplagne qui, n'acceptant pas son départ, dut être révoqué comme ministre des Finances ; le général Moline de Saint-Yon, ministre de la Guerre, et de Mackau, ministre de la Marine. Les remplaçants furent Dumon qui des Travaux publics, où il fut remplacé par Jayr, passa aux Finances ; Trézel à la Guerre et de Montebello à la Marine, 9 mai. Ces remplacements ne devaient pas apporter au Ministère une force nouvelle et ils furent au contraire pour lui un signe de faiblesse. Il fut interpellé, sans succès, à ce sujet par Odilon Barrot.

Commencement de la crise. — C'est alors que commence la [p.208] crise du régime. Elle est préparée par une crise économique et financière qui règne d'ailleurs en tous pays.

Deux mauvaises récoltes ont produit de la misère ou de la gène. Des troubles éclatent. Une répression rigoureuse soulève l'opinion. L'encaisse métallique de la Banque de France baisse, les valeurs également, les spéculateurs subissent de grosses pertes. Les impôts rentrent mal. On critique les entreprises multipliées du Gouvernement.

Les Chambres sont agitées par la question de la liberté de l'enseignement inscrite parmi les promesses de la Charte et que les catholiques réclament. Des projets avaient été présentés en 1836 et en 1844, de Salvandy en déposa un nouveau le 12 avril 1847. Il soulève les protestations à la fois des catholiques et des tenants de l'Université. A la Chambre des pairs Montalembert dénonce le mal des esprits que Guizot reconnaît et l'impuissance du régime à tenir ses promesses et à résoudre ce problème essentiel[42]. Le mécontentement des catholiques est un affaiblissement pour le Gouvernement.

Mais un mal plus grave est celui des scandales qui se produisent alors : malversations dans un arsenal, dans une manutention militaire, prévarications en Algérie, condamnations pour des achats de suffrages ; il en surgit de tous côtés et l'opposition s'en saisit en les amplifiant. Le plus grave est celui qui éclate à la fin d'avril 1847. Au cours d'un procès se découvrent des concussions commises par le général Despans Cubières, pair de France et ancien ministre de la Guerre et par Teste, ancien ministre des Travaux publics, président de chambre à la Cour de cassation. Le scandale fut énorme et exploité sans scrupule. Le procès intenté contre les deux anciens Ministres, ses audiences dramatiques, la double condamnation prononcée, les dénonciations de de Girardin dans la presse provoquèrent dans le pays tout entier une émotion indescriptible. Elle se traduisit par l'agitation des faubourgs de Paris, telle que le 5 juillet, au passage du duc de Montpensier qui se rendait à Vincennes pour l'inauguration d'un polygone d'artillerie, l'émeute gronda et que le prince et son cortège furent accueillis par les cris de : « A bas les voleurs ! »

Le Gouvernement en ressentit le contre-coup.

Le 2 août 1847, Montalembert à la Chambre des pairs, dépeignait la majorité « si triomphante, tout à coup épuisée, dévorée par je ne sais quel mal intérieur, qui l'a jetée fatiguée, impuissante [p.209] au milieu de toutes les misères de la plus petite politique que l'on ait vue. » Et Thiers écrivait : « Si quelque chose pouvait me réjouir, ce serait l'abaissement croissant de ces Ministres de la contre-révolution, ils sont comme un vaisseau, qui a une voie d'eau et qu'on voit s'enfoncer de minute en minute. »

C'est en présence de cette faiblesse grandissante que fut montée la machine de guerre destinée à battre en brèche et à renverser le régime, la campagne des banquets. La majorité gouvernementale à la Chambre rendait les attaques vaines. Il fallait transporter l'assaut à l'extérieur. Les projets de réforme parlementaire et électorale étaient capables de remuer l'opinion, bien que Guizot prétendît que celle-ci y était indifférente, justifiant par là son opposition. La gauche résolut donc de se servir des moyens d'agitation pratiqués en Angleterre : les pétitions et au lieu des meetings interdits, les banquets. Pour donner au mouvement une apparence plus spontanée les députés d'opposition firent appel au comité central électoral de Paris, qui venait de remporter dans les élections parisiennes un si grand succès. C'était confier la direction à des hommes plus avancés qu'eux-mêmes, dont beaucoup allaient jusqu'à la Révolution et au changement de régime. En mai 1847 tous les députés du centre gauche, de la gauche dynastique, de l'extrême gauche se réunirent chez Odilon Barrot à des membres du comité électoral. Il s'agissait de rédiger une pétition. Les divergences de vues étaient grandes, les uns se contentaient d'un abaissement du cens d'autres allaient jusqu'au suffrage universel. On se borna à réclamer une réforme en dénonçant les défauts du régime existant. En même temps on fixa à la clôture de la session un banquet qui serait offert à tous les députés ayant voté pour la réforme. Le comité central était chargé de son organisation, ce qui constituait l'abdication des modérés au profit des avancés.

Le premier banquet eut lieu au Château rouge, le 9 juillet, le lendemain de l'ouverture du fameux procès. Péniblement on avait réuni dans tout Paris 1.200 adhésions. La moitié seulement des députés invités s'y rendirent. Discours et toasts se multiplièrent, les républicains et les radicaux mettant la sourdine à leurs protestations, les modérés au contraire forçant la note et comparant la Monarchie de Juillet, dans son effort de Gouvernement personnel et dans son emploi de la corruption comme instrument de règne, à la Restauration.

Le 18, un autre banquet s'organisa à Mâcon et Lamartine en un [p.210] lyrisme romantique et révolutionnaire vaticina. Il dénonçait « la Régence de la bourgeoisie, aussi pleine d'agiotage, de concussion, de scandale, que la Régence du Palais-Royal ». Il dépeignait le « malaise sourd couvant dans le fond des esprits les plus sereins ». « Tout le monde a un nuage sur le front. Prenez-y garde, c'est de ces nuages que sortent les éclairs pour les hommes d'État et quelquefois les tempêtes. » Il évoquait la Révolution, les Girondins, dont il écrivait l'histoire. De pareilles paroles exaltaient des esprits surexcités déjà par les événements.

Et comme si l'agitation n'était pas suffisante, survint le 18 août 1847 l'assassinat par le duc de Praslin, pair de France, de sa femme. La révélation de son indignité, les hésitations de la justice, son emprisonnement, son procès posthume poursuivi devant la Chambre des pairs contre toutes les règles du droit portèrent à l'extrême l'agitation de l'opinion. Il semblait qu'une sorte de décomposition sociale se produisît. La Cour n'était pas moins troublée que le peuple. « Je suis, écrivait la duchesse d'Orléans, triste au fond de l'âme de ce malaise général, qui règne dans les esprits, de la désaffection, du discrédit qui rejaillit sur les classes élevées, de ce dégoût qui gagne tout le monde. Nous allions trop bien, on s'est engourdi, on a lâché la bride. » De Tocqueville, dans une lettre du 27 août, disait : « Nous ne sommes pas près peut-être d'une Révolution, mais c'est assurément ainsi que les Révolutions commencent. » Et plus tard : « Pour la première fois depuis la Révolution de Juillet, je crains que nous ayons encore quelque épreuve révolutionnaire à traverser. »

Quant à Guizot et au Roi, il semble qu'ils ne voyaient pas au delà des Assemblées et qu'ils se refusaient à entendre la rumeur qui commençait à monter du pays lui-même.

Ministère Guizot. — Soult le 19 septembre 1847 invoquant l'âge et la fatigue se retira et Guizot, qui en exerçait depuis 1840 la fonction, reçut le titre de Premier Ministre comme si la Providence voulait qu'il eût non seulement en fait, mais en droit la responsabilité des événements qui allaient se précipiter.

En cette fin de septembre et en octobre les banquets reprirent. Ce n'était pas sans peine pour leurs organisateurs. Dans l'Histoire du Gouvernement provisoire, le secrétaire du comité central, Elias Regnault a écrit : « On ne saurait croire combien l'agitation des banquets fut superficielle et factice ; il faudrait pour cela consulter les correspondances du Comité central, on y verrait quelles difficultés présentait l'organisation des banquets de province. » Les discours [p.211] étaient vulgaires, sans grandeur, les chefs de l'opposition Faucher, Thiers, Dufaure, Billault, de Rémusat, de Tocqueville, s'abstenaient. Odilon Barrot était l'orateur le plus en vue. De plus en plus les éléments et les tendances révolutionnaires l'emportaient. De la réforme politique et parlementaire, en définitive insuffisante pour passionner les esprits, on glissait vers la réforme sociale, grosse d'une Révolution.

Le conflit entre les organisateurs des banquets se manifesta au sujet du banquet de Lille. Ledru-Rollin et Flocon doivent y parler. Odilon Barrot qui demeure dynastique s'abstient. A Rouen, au dernier banquet avant la session, ce sont les avancés qui s'abstiennent.

En six mois, soixante-dix banquets avaient réuni environ 17.000 assistants. Le Gouvernement ne voyait pas le danger, pourtant la réforme était désormais un mot d'ordre et le pays avait pris conscience du malaise profond qui régnait dans la société.

Les causes de trouble se multiplièrent avant la session. Le sens réactionnaire de notre politique étrangère, en face du mouvement national et libéral qui se propageait à l'étranger, heurtait l'opinion. Le mal moral se révélait par la multiplication des suicides, des cas de folie, des scandales. Les affaires souffraient. La tristesse se répondait dans la société, les bruits alarmants se propageaient.

L'idée se fit jour de l'opportunité d'un changement ministériel pour renouveler l'atmosphère morale. De Montalivet, Gérard, Sébastiani, Dupin, de Rambuteau, préfet de police, qui était aux écoutes, Mme Adélaïde, la conseillère du Roi, la Reine, la duchesse d'Orléans, les princes le conseillaient. Le Roi têtu, obstiné, ancré dans ses idées et ses habitudes résista. Guizot hésita, il voyait mal qui pourrait lui succéder et dans le Ministère seul Duchâtel était pour la retraite. Le « système » fatigué par sept années d'action, de responsabilité, infatué de sa durée, confiant dans le succès des dernières élections, inconscient du malaise général se raidit en son immobilisme invétéré.

Personne d'ailleurs, même les républicains, ne croyait le régime en péril.

La dernière session de la Monarchie de Juillet. — C'est dans ces conditions que le 28 décembre s'ouvrit la session. Le discours du trône, prononcé d'une voix assourdie par l'âge, ripostait à la campagne des banquets[43]. « Au milieu de l'agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles, une conviction m'anime et me [p.212] soutient ; c'est que nous possédons dans la Monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, les moyens assurés de surmonter tous les obstacles et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère patrie. » Ce n'était qu'une réponse, on feignit d'y voir une provocation. Thiers n'allait-il pas jusqu'à « voir dans l'injure jetée du haut du trône à l'opposition presque entière un attentat véritable, dont le châtiment ne devait pas se faire attendre » !

Pourtant tous les candidats du Gouvernement tant pour la commission de l'adresse que pour le bureau de la Chambre furent élus.

A la Chambre des pairs au cours de la discussion de l'adresse, qui dura du 10 au 18 janvier, Montalembert prononça un discours prophétique[44]. Il dénonçait le péril révolutionnaire dont la victime serait la liberté. Il montrait le radicalisme en Suisse opprimant les libertés cantonales, et en France ressuscitant le culte de la Révolution, prononçant l'apologie même de ses pires excès. Il appelait les modérés les hommes d'ordre à la défense de la liberté. C'était le tocsin dans la prévision de l'incendie imminent.

A la Chambre des députés une interpellation d'Odilon Barrot sur une affaire Petit, qui mettait le Ministère en fâcheuse posture, précéda le 21 janvier la discussion de l'adresse[45]. Ce fut une « séance de corruption » comme on disait alors.

Le lendemain on s'attaquait à l'adresse. Thiers porta ses critiques sur la situation financière, ce qui était aventureux de sa part, les dépenses de sa politique belliqueuse de 1840 ayant causé le plus de trouble à nos finances[46]. Mais c'était de politique générale qu'il s'agissait. De Tocqueville[47] lui aussi présenta l'avenir sous un jour sombre. » Est-ce que vous ne sentez pas, dit-il, que dirai-je ? un vent de Révolution qui est dans l'air ? Est-ce que vous avez à l'heure où nous sommes la certitude d'un lendemain ? Est-ce que vous savez ce qui peut arriver en France, d'ici à un an, à un mois, à un jour peut-être ? Vous l'ignorez. Mais ce que vous savez, c'est que la tempête est à l'horizon, c'est qu'elle marche sur nous. » Billaut, Girardin, de Malleville s'en prirent à Guizot. Puis on passa en revue nos attitudes à l'étranger, en Suisse, en Italie, Lamartine, Thiers critiquant notre évolution réactionnaire. Guizot épuisé, trahi même par sa voix, fut inférieur à lui-même.

[p.213]

L'effort principal fut comme précédemment dirigé du côté des réformes. Guizot fut sollicité par sa majorité même à ne pas persister dans sa résistance obstinée. On lui conseillait même, comme gage, de consentir au départ de son ministre de la Justice, Hébert et de Génie, son secrétaire. Il se refusa à tout.

Au cours de ces débats le préfet de police interdit de nouveaux banquets annoncés. L'opposition à la Chambre se déchaîna, pendant trois séances de violents discours se succédèrent. Duvergier de Hauranne, soutenu par la gauche, annonça qu'il s'y rendrait[48]. L'intervention du Ministre de la Justice surexcita encore les esprits. Le Ministère rejeta un amendement qui aurait fait fléchir l'intransigeance du Gouvernement. Il fut rejeté, mais seulement à 43 voix de majorité. On arriva à un amendement Sallandrouze en faveur de « réformes sages et modérées ». Guizot était au pied du mur. Il sent le péril et le fléchissement de sa majorité. Mais le Roi se montre invinciblement hostile. Guizot prononce un discours embarrassé, il refuse tout engagement, mais laisse entendre que la réforme se fera peut-être un jour. Louis-Philippe le soir lui témoigne son mécontentement. L'amendement n'est repoussé qu'à 33 voix de majorité, 222 voix contre 189. Le vote final rend au Gouvernement 241 voix sur 244 exprimées[49].

La lutte va se transporter dans le pays même, et ce qui est plus dangereux, à Paris. Un Gouvernement sans assises dans la Nation, sans appui dans les Assemblées mêmes, sans contact véritable avec la foule, sans force armée prête à lui porter secours, allait être emporté par cette puissance spontanée, inorganique, qu'est le peuple lui-même.

Chute de la Monarchie de Juillet.La Révolution de février. — Une nouvelle fois le jeu d'événements, que personne ne prévoit, ni ne dirige à proprement parler, et qui apparaissent comme la résultante des circonstances plus encore que des volontés, va se déchaîner. On ne peut ici qu'en marquer sommairement la succession.

Le 13 février, une centaine de députés de la gauche et du centre gauche réunis chez Durand délibèrent : démissionneront-ils, se rendront-ils au banquet interdit ? pour répondre au défi du Gouvernement, ils s'y rendront, Thiers garde le silence, il n'admet pas l'éventualité d'une révolution victorieuse.

[p.214]

Les journaux annoncent leur résolution. On prépare une manifestation populaire pour acclamer les députés, quand ils se rendront au banquet.

Le 19 février, nouvelle réunion, on décide de s'y rendre en groupe. Lamartine entraine l'Assemblée. Les radicaux hésitent à provoquer un mouvement insurrectionnel que le Gouvernement écraserait. Certains croient au succès et prévoient un Gouvernement provisoire.

Grâce à ces hésitations une entente se noue entre le Gouvernement et l'opposition. Les députés se rendraient au banquet. Le commissaire de police notifierait l'interdiction, on résisterait, procès-verbal serait dressé, les tribunaux saisis jugeraient si un banquet peut être interdit comme une réunion publique. Par cet accord on peut croire la crise conjurée.

Le 21, le journaux publient un programme et un manifeste d'Armand Marrast. La manifestation désormais l'emporte sur le banquet. Le rôle de la garde nationale lui est assigné. Le Gouvernement en présence de ces faits, conclut que l'accord est rompu et prend des dispositions.

Une réunion se tient chez Odilon Barrot. On renonce au banquet devant les risques entrevus. Le Gouvernement croit l'entreprise avortée et retire ses ordres aux troupes.

Le 22 cet optimisme est déjoué. Des attroupements, des désordres se produisent. Les troupes en fin de journée sont mobilisées, mais la garde nationale, négligée depuis 1840 par le Roi, commandée par un infirme, ne répond pas. Le Gouvernement a pourtant confiance, l'opposition croit tout terminé.

Le 23 la situation s'aggrave. Dans les quartiers populaires les attroupements augmentent, des barricades, s'élèvent. Les troupes non ravitaillées souffrent et s'énervent. La garde nationale, à une légion près, est hostile, elle laisse inoccupées les positions qui lui étaient confiées. Elle s'interpose entre la troupe et les émeutiers. La force manquera au pouvoir.

Aux Tuileries cette défection jette la consternation. On fait tomber toute la responsabilité de la situation sur Guizot, sur son impopularité. Louis-Philippe oublie qu'il a rejeté ses avis relativement aux réformes. L'entourage du Roi, la Reine, de Montalivet conseillent au Roi le renvoi du Ministère. Louis-Philippe est effrayé d'avoir à combattre la révolution, qui l'a porté au pouvoir et la garde nationale qu'il a courtisée. Duchâtel se rendant aux Tuileries est [p.215] consulté, sur les instances de la Reine et du duc de Montpensier. Après avoir résisté il accepte d'aller chercher à la Chambre Guizot pour que le Roi lui notifie sa résolution de lui donner Molé pour successeur. Guizot, informé par lui, annonce à la Chambre la décision du Roi et sur de nombreux bancs de la droite on s'indigne contre la faiblesse du monarque. Dans un dernier Conseil les Ministres blâment le Roi et la condescendance de Guizot et de Duchâtel.

La faute du Roi était éclatante. Après avoir contraint Guizot à l'opposition à toute réforme, après l'avoir dissuadé d'une retraite opportune, en pleine émeute, il donnait cette preuve de faiblesse de le révoquer et d'exposer le pouvoir à une vacance fatale en un pareil péril.

Molé, en effet, perdit plus de 9 heures en négociations vaines. Louis-Philippe refusa pour le Ministère Thiers et Odilon Barrot. Il hésite à recourir à Bugeaud pour mater l'insurrection. Il regrette Guizot, il est anéanti.

Le soir des bandes armées remontent les boulevards se heurtent aux troupes qui protègent le ministère des Affaires étrangères. Un coup de feu, une fusillade, des hommes tombent, ils sont promenés par les rues, la violence se déchaîne. A minuit il n'y a pas encore de Ministère. Thiers s'impose comme Bugeaud.

Le 24 le maréchal forme quatre colonnes pour refouler l'émeute. Thiers accepte le pouvoir, mais pose ses conditions : nomination de Duvergier de Hauranne et d'Odilon Barrot, dissolution de la Chambre, réforme électorale et parlementaire.

Le plan de Bugeaud échoue, la colonne Bedeau envahie par la foule est entravée dans sa marche, des intermédiaires prétendent que la répression doit s'arrêter, les concessions faites devant désarmer l'émeute. Bugeaud arrête les opérations. Ce qui reste de la colonne Bedeau se replie sur les Tuileries. Bugeaud, Odilon Barrot, Lamoricière appelé à la tête de la garde mobile, tentent en vain de désarmer les insurgés en annonçant les capitulations du Roi. Ils ne sont ni écoutés, ni respectés. Partout les troupes sans ravitaillement, sans ordres, fraternisent. Le Roi consterné demande aux Ministres quel parti prendre sans obtenir de réponse.

La Révolution est d'ailleurs sans direction et sans chef. D'autant plus redoutable qu'on ne peut traiter avec personne pour l'arrêter.

Des deux côtés c'est l'anarchie.

Bugeaud et Lamoricière repoussent presque seuls les premiers [p.216] émeutiers qui se présentent aux Tuileries. Thiers est comme annulé. Crémieux s'improvise conseiller du Roi. Il obtient la démission de Thiers et l'appel d'Odilon Barrot, qui ne viendra pas. Gérard remplace Bugeaud, c'est la débâcle. Dans la foule on réclame l'abdication du Roi. Louis-Philippe, sollicité, l'annonce puis sur les instances de la Reine et de la princesse d'Orléans se ravise. Enfin, comme la fusillade se fait entendre, on le presse de la donner. Avec lenteur il la rédige et la lit à haute voix : « J'abdique cette couronne que la volonté nationale m'avait appelé à porter, en faveur de mon petit-fils, le comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande tâche qui lui échoit aujourd'hui ! » On voudrait qu'il instituât la duchesse d'Orléans, régente parce qu'elle est populaire. Il répond que c'est illégal. Le duc de Nemours est donc régent, il prend les mesures nécessaires pour le départ de la famille royale, les berlines essuient des coups de feu.

Le duc de Nemours organise la défense des Tuileries et la retraite de la duchesse d'Orléans et du comte de Paris sur le Mont Valérien ou Saint-Cloud. La duchesse se rend avec son fils à la Chambre des députés.

Celle-ci est désemparée. La majorité est démoralisée par les actes du Roi. Le Gouvernement ne paraît pas. Thiers se retire, Odilon Barrot n'ose venir. Les radicaux dominent.

C'est au National que l'on agit. On y dresse la liste d'un Gouvernement provisoire. On se rend aux Tuileries. Lamartine, à qui on a promis la présidence, est gagné à la République. Quand la duchesse d'Orléans se présente avec son fils on l'acclame, mais cette assemblée de conservateurs, de partisans de Guizot, est prête à l'abandonner. La lutte s'engage entre les hommes du National qui se présentent et cette femme, une étrangère, qui seule du côté du Gouvernement a montré de l'énergie. Seul Odilon Barrot invoque en faveur du comte de Paris la légalité. La Rochejaquelein, Berryer déclarent que la Nation a la parole, comme s'ils croyaient qu'elle rappellerait le comte de Chambord ! Lamartine, en des paroles éloquentes et vaines, rend hommage à la duchesse et à son fils, mais se prononce pour le Gouvernement provisoire. A deux reprises la Chambre est envahie aux cris : « A bas la Charte ! Vive la République ! » Des noms sont jetés par Lamartine et Ledru-Rollin pour le Gouvernement provisoire.

[p.217]

Odilon Barrot conçoit l'idée de faire proclamer la Régence à l'Hôtel-de-Ville. Marie et Carnot viennent le relever de ses fonctions.

La Révolution est achevée. La Monarchie de Juillet, comme la Monarchie légitime l'avait fait à deux reprises, sans résistance sérieuse s'est évanouie.

[p.218]

CHAPITRE VI

LA TROISIÈME EXPÉRIENCE DE LA MONARCHIE PARLEMENTAIRE.

LE FONCTIONNEMENT DES POUVOIRS POLITIQUES SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET

En rappelant les circonstances de l'avènement de la Monarchie de Juillet, en montrant les forces en action sous son règne, en retraçant son évolution au cours de ses dix-huit ans d'existence, on a constamment vu en mouvement les grands pouvoirs de l'État sous le régime de la Monarchie parlementaire modifié soit par la légère révision de la Charte, soit par les circonstances nouvelles dans lesquelles il se développait.

Pour recueillir les vrais enseignements d'ordre constitutionnel de la troisième expérience de ce régime soumis à tant d'épreuves, il reste à observer plus directement, en eux-mêmes, ces pouvoirs, Roi, Ministres, Assemblées, à les suivre dans l'exercice de leurs fonctions, dans le jeu de leurs rapports et à se rendre compte du point où le parlementarisme, en était arrivé sous le règne de Louis-Philippe, comment on le comprenait, comment on le pratiquait. Il reste aussi à voir pourquoi il connut une troisième faillite, qui entraîna celle de la Monarchie. Ici encore on ne s'attachera qu'à l'essentiel, à ce qui caractérise le régime parlementaire lui-même.

I

LE GOUVERNEMENT. — LE ROI

La question qui domine, à cette époque encore, toutes les autres, est celle du rôle que joue le souverain. Il s'agit de savoir si le roi [p.219] accepte l'effacement auquel semblent devoir le réduire et son inviolabilité personnelle et la responsabilité politique de ses Ministres et la logique du régime, ou si, le Roi voulant jouer un rôle effectif dans le Gouvernement, le pays et les hommes qui sont censés le représenter l'accepteront.

La question est capitale. Tous les souverains, qui dans les temps modernes ont conservé leur trône, de moins en moins nombreux d'ailleurs, ont accepté l'attitude de l'effacement laissant à leurs Ministres la direction en même temps que la responsabilité des affaires. On peut donc se demander si Louis-Philippe n'aurait pas pu en prenant cette attitude fonder en France un régime monarchique durable, à l'anglaise, qui aurait pu éviter au pays bien des crises, bien des catastrophes tout en lui assurant l'autonomie politique, la liberté et son développement démocratique progressif.

Il n'en fut pas ainsi, on le sait. Louis-Philippe joua un rôle beaucoup trop personnel pour rester en dehors des crises politiques qui devaient se produire sous son règne. C'est à savoir pourquoi il en fut ainsi, quelle conception lui-même et les hommes politiques de son temps se firent du rôle du souverain et quelle fut aux différentes phases de son gouvernement son attitude, qu'il faut donc en premier lieu s'attacher.

Les rois de la Restauration n'avaient pas compris la position nouvelle nécessaire du souverain parlementaire. Louis XVIII, sans restaurer le Roi d'ancien régime, chef effectif du Gouvernement, directeur personnel de ses Ministres, gouvernant et régnant, n'avait pas non plus su s'inspirer de l'exemple des souverains anglais au rôle surtout représentatif, conseillers très discrets de leurs cabinets successifs, poursuivant tour à tour deux politiques différentes. Quant à Charles X imbu des idées d'ancien régime il avait entendu ressaisir la direction effective des affaires. Et la Révolution de Juillet avait en grande partie été la conséquence de la politique personnelle du souverain.

Louis-Philippe semblait avoir bien des raisons pour rompre avec ces précédents, pour inaugurer en France le personnage du monarque franchement parlementaire. Ses séjours en Angleterre lui avaient permis de l'observer lui-même, ses rapports intimes avec le Roi des Belges, devenu son gendre, lui permettaient également de voir dans ce rôle un nouveau souverain, issu comme lui d'une révolution. La leçon de la catastrophe dont Charles X avait été la victime, devait le mettre en garde contre ses fautes. Le caractère [p.220] ambigu de son pouvoir et l'origine révolutionnaire de sa fortune étaient de nature encore à réduire ses prétentions.

Malheureusement par son expérience des choses politiques, sa valeur personnelle, son caractère autoritaire, sa confiance en lui-même, Louis-Philippe était porté à jouer un rôle de gouvernant, à diriger la politique extérieure et à orienter la politique intérieure des ses Ministres. Il faut à sa décharge reconnaître que sur cette grosse question les esprit étaient d'ailleurs loin d'être fixés.

Quelles étaient les idées en cours à son sujet, quelles furent celles de ses partisans et celles de ses adversaires, quels conflits s'élevèrent relativement à la politique du Roi, quelle fut en fait son attitude au cours de son règne ? C'est sur ces divers points qu'il faut porter son attention, si l'on veut quelque peu élucider ce si gros problème.

Les idées de Louis-Philippe sur son rôle de Roi parlementaire. — C'est, semble-t-il, dans les mémoires de de Montalivet, l'homme qui l'a le mieux connu, étant admis dans son intimité, qu'on les trouve fidèlement exprimées. Il rapporte à ce sujet une importante conversation du Roi et de Thiers de septembre 1836.

« Il s'agissait de l'essence même du Gouvernement constitutionnel, et de la Charte, qui, selon un mot historique, devait être une vérité. Pour Louis-Philippe cette vérité comportait une action constante du Roi dans le cercle de la Constitution. Il était loin, quoiqu'on dise, de poursuivre la doctrine du Gouvernement personnel, mais il tenait à ce qu'il appelait sa part personnelle dans le Gouvernement de la France.

» Les principes en jeu étaient définis en deux formules ; pour M. Thiers c'était déjà : le Roi règne et ne gouverne pas ; pour le Roi c'était : le Roi règne et prend part au Gouvernement dans tous ses droits constitutionnels. La conversation ne fut autre chose que le choc de ces deux principes. »

Thiers « maintint plus que jamais pour le Roi la nécessité de laisser la direction de la politique à un chef de Ministère ayant la majorité dans les deux Chambres, de telle sorte que le Roi, n'entrant jamais dans la lutte parlementaire par l'expression d'opinions particulières, pût dans les temps graves, en cas de dissentiment entre son Ministère et la Chambre des députés se tenir en arbitre. » Et à l'appui de sa thèse Thiers invoquait l'exemple de l'Angleterre.

Le Roi écartait cet argument. Pour lui la situation était tout autre en France qu'en Angleterre. Chez nous « le Roi était le représentant [p.221] d'une révolution, il avait à faire accepter à la fois la révolution, le souverain et la dynastie ». D'ailleurs il protestait de la discrétion de ses interventions ; ne sait-on pas « qu'il ne s'occupe jamais d'administration dans aucune de ses branches, même des fonds secrets et de la liste civile » ? « Mais, s'écriait-il, vouloir me mettre en dehors de la marche quotidienne de la diplomatie, me faire consentir à ne pas y voir ma responsabilité engagée au premier chef, c'est impossible ! »

Certes cette conception du souverain parlementaire n'est pas celle qui a prévalu dans les pays où la monarchie parlementaire s'est maintenue, elle n'allait pourtant pas jusqu'à la thèse du Gouvernement personnel. Et de Montalivet rapporte d'autres propos de Louis-Philippe, qui montrent notamment qu'il reconnaissait l'obligation pour le Roi de prendre des Ministres successifs d'opinions diverses quand les circonstances les lui imposaient. Il avait à ce sujet une comparaison assez saisissante.

« Un Roi constitutionnel, disait-il, non seulement ne doit pas avoir de favoris, mais même de préférences, lorsque la nécessité politique et parlementaire impose un choix ou une séparation. Quand vous courez la poste, je vous suppose l'attelage le plus généreux, le plus vigoureux, le plus solide, si vous le conservez au delà des forces naturelles, votre voyage en souffre et peut être tout à coup interrompu par de graves accidents. Si au contraire après une course bien mesurée vous substituez à cet attelage fatigué un autre restauré, ayant des forces nouvelles, vous recommencez la carrière dans les mêmes conditions de rapidité et de succès. Telle est l'image des Ministères d'une monarchie constitutionnelle : les mêmes hommes reparaissent, mais avec d'autres forces et dans d'autres conditions. Mon Dieu, j'ai moi-même mes préférences, vous les connaissez bien, mais j'espère qu'elles ne me domineront jamais[50]. »

La thèse de Louis-Philippe était donc en définitive que le Roi doit avoir sa politique, qu'il ne doit pas rester étranger au Gouvernement, mais qu'il ne doit pourtant pas contre le sentiment des Chambres imposer, avec des Ministres de son choix, sa propre volonté.

Les conceptions de Guizot sur le rôle du monarque parlementaire. — Cette conception du souverain parlementaire n'était d'ailleurs pas celle de Louis-Philippe seul. Guizot, par exemple, si [p.222] personnel lui-même, si doctrinaire, n'en professait pas une autre. En 1846, étant combattu à cause de sa trop grande docilité envers le Roi, il donnait sa théorie du rôle respectif du souverain et des Ministres. « Un trône, disait-il, n'est pas un fauteuil vide, auquel on a mis une clé pour que nul ne puisse être tenté de s'y asseoir. Une personne intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs, ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce fauteuil. Le devoir de cette personne, car il y a des devoirs pour tous, son devoir, dis-je, et la nécessité de sa situation, c'est de ne gouverner que d'accord avec les grands pouvoirs publics institués par la Charte, avec leur aveu, leur adhésion, leur appui. A leur tour le devoir des conseillers de la personne royale, c'est de faire prévaloir auprès d'elle les mêmes idées, les mêmes mesures, la même politique qu'ils se voient obligés et capables de soutenir dans les Chambres. Je me regarde à titre de conseiller de la couronne, comme chargé d'établir l'accord entre les grands pouvoirs publics, non pas d'assurer la prépondérance de tel ou tel de ces pouvoirs sur les autres. Non ce n'est pas le devoir d'un conseiller de la couronne de faire prévaloir la Couronne sur les Chambres, ni les Chambres sur la Couronne ; amener ces pouvoirs divers à une pensée et à une conduites communes, à l'unité par l'harmonie, voilà la mission des Ministres du Roi dans un pays libre ; voilà le Gouvernement constitutionnel : non seulement le seul vrai, le seul légal, mais aussi le seul digne ; car il faut que nous ayons tous pour la Couronne ce respect de nous souvenir qu'elle repose sur la tête d'un être intelligent et libre, avec lequel nous traitons et qu'elle n'est pas une simple et inerte machine, uniquement destinée à occuper une place que les ambitieux voudraient prendre si elle n'y était pas[51]! »

Dans ses mémoires Guizot a bien souvent repris le même thème. « Quelque limitées que soient les attributions de la royauté, y lit-on par exemple, quelque complète que soit la responsabilité de ses Ministres, ils auront toujours à discuter et à traiter avec la personne royale pour lui faire accepter leurs idées et leurs résolutions, comme ils ont à discuter et à traiter avec les Chambres pour y obtenir la majorité. Et dans toute discussion, dans toute délibération l'homme, dont le concours est nécessaire, exerce infailliblement, dans la mesure de son habileté, de son caractère, des circonstances plus ou moins favorables, une part d'influence[52]. »

[p.223]

Cette conception du rôle du souverain rencontra constamment les plus vives protestations. Après l'insurrection de l'opposition contre Charles X et le caractère personnel de son Gouvernement, il ne pouvait en être autrement. On est pourtant plutôt étonné de voir que dans les débats, qui se produisirent sur ce sujet, qui suscitait tant de passions, les adversaires du personnalisme ne donnaient pas à leur théorie une forme très précise, en l'appuyant d'arguments fermes et pressants.

Débats sur le Gouvernement personnel du Roi, adresse de 1839. — C'est sans doute à l'occasion de l'adresse de 1839, sous le Ministère de Molé, lors des attaques de la grande coalition, que la question du rôle du souverain fut le plus âprement discutée. Pour se rendre compte de l'état des esprits sur ce sujet, il est intéressant de donner un aperçu de ce célèbre débat.

Duvergier de Hauranne, après avoir été un des plus chauds partisans de la « résistance », était vers 1834 passé dans l'opposition et s'était fait l'adversaire de la politique personnelle du Roi, l'accusant de reprendre l'attitude de Charles X en substituant seulement l'astuce et l'habileté à la violence. Aussi quand Molé prit le pouvoir l'accusa-t-il de favoriser par sa faiblesse et ses complaisances la politique de Louis-Philippe.

C'est lui qui, après l'échec des assauts donnés au Ministère par le centre gauche et le centre droit, anima la coalition en lui donnant pour mot d'ordre : la lutte contre le gouvernement personnel. Il recommandait aux journalistes des partis opposés coalisés d'abandonner les revendications qui les divisaient pour s'unir sur cette question qui les trouvait d'accord. « Substitution du Gouvernement parlementaire au Gouvernement personnel, voilà quel doit être notre mot d'ordre. Le reste doit être mis à l'écart, ou laissé dans l'ombre. » La consigne fut observée.

Duvergier de Hauranne donnait d'ailleurs l'exemple. Il avait écrit un article remarqué dans la Revue française : « la Chambre française dans le Gouvernement représentatif », qui soutenait sa thèse. Il la reprit à la fin de 1838 dans un autre article, dans lequel on lisait : « Si les attaques passent aujourd'hui par dessus la tête des Ministres, pour arriver à une personne auguste que la Constitution déclare inviolable, la faute en est d'abord aux imprudents qui n'ont pas la tête assez haute, ensuite aux amis imprudents qui en retirant la personne auguste, dont il s'agit, du sanctuaire, où la place la Constitution, la découvrent et l'exposent. » La place du Roi était [p.224] donc dans un sanctuaire et non dans l'arène politique et les Ministres devaient avoir la tête assez haute pour que les attaques ne puissent passer au-dessus d'eux et atteindre le Roi. Les deux articles furent réunis en une brochure intitulée: Des principes du Gouvernement représentatif et de leur application. Dans l'introduction on lisait : « Le Cabinet n'est pas assez libre, assez indépendant pour que l'opinion s'en prenne à lui seul de ses actions et ne cherche pas à remonter au delà. » La question était donc posée nettement. A des partis qui, pour abattre le Ministère, s'étaient coalisés malgré des divergences de vues radicales existant entre eux, le Gouvernement personnel allait servir de cri de ralliement.

L'adresse devait donc faire de sa dénonciation son principal moyen d'attaque. C'était dans son quinzième paragraphe que sous une forme encore enveloppée elle formulait la thèse de la coalition sur ce point. « Nous en sommes convaincus, Sire, disait-il, l'intime union des pouvoirs, contenus dans les limites constitutionnelles, peut seule fonder la sécurité du pays et la force de votre Gouvernement. Une administration ferme, habile, s'appuyant sur les sentiments généreux, faisant respecter au dehors la dignité de votre trône et le couvrant au dedans de la responsabilité est le gage le plus sûr de ce concours que nous avons tous à cœur de vous prêter. — Confions-nous, Sire, dans la vertu de nos institutions, elles assurent, n'en doutez pas, vos droits et les nôtres, car nous tenons pour certain que la monarchie constitutionnelle garantit à la fois la liberté des peuples et cette stabilité qui fait la grandeur des Etats l. » C'était le ton d'une mercuriale et comme on savait le grief qui la dictait, il faisait comprendre quel mécontentement la dictait. « L'intime union des pouvoirs », les pouvoirs « contenus dans leurs limites », « l'administration ferme », l'administration « couvrant le trône de la responsabilité », tout cela indiqué comme « le gage du concours » des députés, toutes ces formules, de manière voilée mais pourtant claire, étaient autant de critiques contre le pouvoir personnel et d'appels au gouvernement par les Ministres responsables.

Les débats qui durèrent du 7 janvier au 18 furent extraordinairement passionnés. « C'est un spectacle étrange et nouveau, a écrit à leur sujet de Viel-Castel, témoin impartial, que celui qu'offre depuis huit jours la Chambre des députés ; cette lutte furieuse entre les partis ou plutôt cette lutte des intelligences ambitieuses et irritées [p.225] contre un Ministère soutenu presque exclusivement par la masse compacte de médiocrités,... ces scènes tumultueuses qui nous reportent à d'autres temps, mais qui, grâce à Dieu, ne trouvent encore que bien peu d'échos au dehors ; ce renversement des anciennes positions... tout cela forme un tableau... qui afflige profondément l'honnête homme et le bon citoyen[53]. »

La discussion général mit aux prises Guizot, Molé le président du Conseil, Thiers, de Montalivet, ministre de l'Intérieur, Hippolyte Passy, Billaut. Martin du Nord ministre des Travaux publics, Duvergier de Hauranne, Odilon Barrot, les chefs des groupes d'opposition et du Ministère.

Guizot engagea donc la bataille. C'est seulement de ce qui, dans les discours prononcés, concernait le problème du Gouvernement personnel, qu'il y a lieu de s'occuper. Guizot y toucha à la fin du sien. Parlant « de la réalité du Gouvernement représentatif », formule discrète, il reprochait à Molé, d'avoir réveillé ces « questions étranges en ce moment et dont le pays s'étonne parce qu'il les croyait résolues ». « Elles sont revenues à la suite de votre politique. » Il se déclarait pourtant « sans craintes sérieuses pour les prérogatives parlementaires », comme « pour les prérogatives de la Couronne ». Et il terminait par cette adjuration qui révèle bien sa pensée : « Soyons fidèles à nous-mêmes, soyons aussi exigeants, aussi fiers, pour le Gouvernement représentatif que nous l'étions quand nous ne l'avions pas encore complètement conquis... (c'était le rappel des luttes contre Charles X). Pensons aux susceptibilités du pays... Ménagez-les, le Gouvernement s'en trouvera bien. Tacite, Messieurs, dit des courtisans « qu'ils font toutes choses servilement pour être » les maîtres ». Soyons précisément le contraire, faisons toutes choses avec indépendance, avec dignité, pour que la Couronne soit bien servie. A mon avis elle l'est mal aujourd'hui, l'adresse le dit clairement, quoique avec convenance : je vote pour l'adresse[54] » Les Ministres traités de courtisans faisant toutes choses servilement, telle était la critique ; faire toutes choses avec indépendance et dignité telle était la consigne. Sous la forme discrète, alors de règle quand on visait le Roi qu'on ne pouvait pas nommer, c'était bien le procès du gouvernement personnel.

Molé dans sa réponse à Guizot au sujet de l'attaque contre le pouvoir personnel du Roi, répondit en disant qu'il n'avait pas de [p.226] crainte pour la prérogative de la Couronne parce que, disait-il : la Chambre « sait que c'est de l'action libre de tous les pouvoirs dans leur limite constitutionnelle que résultent toutes les garanties du repos et de la prospérité dont nous jouissons maintenant ». « L'action libre de tous les pouvoirs » cette formule à son tour impliquait comme riposte à celle de Guizot la liberté de l'action du Roi comme des Ministres ou des Chambres.

On eût pu attendre de Thiers, sur la question du personnalisme royal, une thèse et des formules tranchantes. Il donna plutôt à sa pensée une forme atténuée en précisant les « deux manières d'être dévoué au Gouvernement, autrement dit au chef de l'État ». Il y a, disait-il, une manière d'être dévoué, c'est de suivre un Gouvernement toujours, même dans ses fautes, c'est de ne pas oser lui dire la vérité, c'est de ne pas oser se séparer de lui. Il y a un autre dévouement beaucoup meilleur, un dévouement qui sauverait toujours les Gouvernements s'il était toujours pratiqué, il consiste, à ses dépens, à savoir se séparer de lui, à lui dire la vérité, à ne pas le suivre dans ses erreurs[55]. » Ne pas « suivre le Gouvernement », « savoir se séparer de lui », c'était affirmer que les Ministres devaient agir par eux-mêmes et ne s'inspirer que de leur jugement sans se faire les exécuteurs d'une politique qui ne fût pas la leur.

La thèse était la même si les paroles différaient dans la bouche d'Hippolyte Passy. « Il importe, non seulement dans l'intérêt du pays, mais encore dans l'intérêt bien entendu de tous les pouvoirs eux-mêmes, que chaque Ministère ait sa signification propre et soit l'émanation d'une opinion parlementaire ; tout Ministère qui ne remplit pas cette condition laisse la situation du pouvoir faible et indécise[56]. »

On peut s'étonner que dans leurs réponses les Ministres ne contestèrent pas cette thèse, mais prétendirent seulement qu'ils y étaient fidèles. Martin du Nord, par exemple, ministre des Travaux publics, se défendait ainsi : « Nous disons que si nous pouvions révéler ici le secret de ce qui se passe là où tout doit être secret, que s'il nous était possible de répondre par des faits à ces révélations qu'on semble provoquer, nous montrerions que nous avons nos volontés indépendantes, fermes et respectueuses et que nous connaissons bien cette maxime parlementaire, qui doit diriger tous les Ministres. C'est que les Ministres doivent faire connaître leurs opinions et chercher à les [p.227] faire triompher, et que, s'il existe dans une pensée plus haute une barrière insurmontable, ils n'ont autre chose à faire que de se retirer pour conserver leur dignité, leur liberté entière d'opinion... Telle a été notre marche, notre conduite constante, telle elle sera toujours[57]. »

Le Ministère et ses adversaires, sur le rôle des Ministres et du Roi, étaient-ils donc d'accord ? On en perdait l'illusion en écoutant Duvergier de Hauranne. C'était au nom de la majorité parlementaire qu'il réclamait la maîtrise complète du Ministère dans le Gouvernement. « Je veux, disait-il, le Gouvernement représentatif non dans sa forme, mais dans son esprit, non dans son apparence, mais dans sa réalité. Je le veux avec tous ses principes et toutes ses conditions. Or la première des conditions du Gouvernement représentatif, c'est, on le sait, un Ministère qui émane des Chambres, qui les représente et les personnifie, c'est une majorité qui, par l'intermédiaire de ce Ministère, exerce une action indirecte, mais efficace sur les affaires publiques, et prenne une part décisive au Gouvernement. Si cette condition manque il y a encore quelque chose qui ressemble extérieurement au Gouvernement représentatif et qui en usurpe le nom, mais la vie est éteinte, l'âme a fui et ce qui reste n'offre bientôt plus que le spectacle d'une inévitable décomposition[58]. »

Il ne s'agissait donc plus pour les Ministres d'éclairer le Souverain, de lui faire connaître la vérité et de se séparer de lui s'il suivait une ligne reconnue dangereuse, mais bien d'exercer le pouvoir conformément à la volonté de la majorité. C'était la thèse parlementaire (et non représentative) radicale et franche.

Odilon Barrot, qui était à la gauche de la coalition, dans la discussion générale fut beaucoup moins catégorique.

A la discussion générale succédait la discussion sur les différents paragraphes de l'adresse. On sait que tous les paragraphes par un tour de force de Molé furent l'objet d'amendements qui les rendaient favorables au Gouvernement. Sur le quinzième paragraphe relatif au Gouvernement personnel du Roi, voici l'amendement de Debelleyme qui lui enlevait son caractère de blâme. « Nous en sommes convaincus, Sire, l'union interne des pouvoirs agissant dans leur limite constitutionnelle, peut seule maintenir la sécurité du pays et la force de votre Gouvernement. Une administration ferme, habile, s'appuyant sur les sentiments généreux, aussi jalouse de la dignité de votre trône [p.228] que du maintien des libertés publiques est le gage le plus sûr de ce concours que nous aimons à vous prêter.

» Nous nous confions, Sire, dans la vertu de nos institutions, elles assurent vos droits et les nôtres, car nous tenons pour certain que la Monarchie constitutionnelle garantit à la fois la liberté des peuples et la grandeur des États[59]. »

C'était une atténuation significative à ce que l'adresse avait d'agressif vis-à-vis du Roi. On ne parlait plus des « pouvoirs contenus », mais des « pouvoirs agissants dans les limites constitutionnelles ». On ne parlait plus d'une « administration... faisant respecter au dehors la dignité de votre trône et le couvrant au dedans de sa responsabilité », mais d'une « administration aussi jalouse de la dignité de votre trône que du maintien des libertés publiques », ce qui faisait disparaître l'allusion la plus directe à la nécessité pour le Ministère d'assumer toute la responsabilité pour couvrir le trône, ce qui était toute la question. En même temps tout ce qui dans l'adresse initiale était exprimé comme un vœu pour l'avenir, comme un conseil de réforme était maintenu comme l'affirmation d'un état actuel des choses, comme existant dès maintenant.

D'ailleurs l'amendement ne soutenait pas la légitimité du Gouvernement personnel. Les soutiens du Gouvernement prétendaient seulement que s'il ne devait pas exister, en fait il n'existait pas.

Dans la discussion générale sur l'adresse la question du pouvoir personnel avait, on l'a vu, tenu une grande place, avec celle du quinzième paragraphe et de l'amendement de Debelleyme, elle provoqua quinze ou seize discours nouveaux, qui lui étaient uniquement consacrés. Debelleyme, Béchard, de Salvandy, de Sade, Quenault, Dufaure, Lamartine, Guizot, de Montalivet, Thiers, Molé, Odilon Barrot prirent la parole, quelques-uns plusieurs fois. Le nombre de ces discours leur étendue, l'énergie, la passion même des orateurs prouvent à quel point les esprits étaient excités sur ce grave problème. Dufaure porta sur ce débat un jugement singulièrement favorable : « Tout le monde, dit-il, sera d'accord avec moi que jamais discussion plus générale et en même temps plus instructive et plus magnifique n'a eu lieu dans les Chambres françaises[60]. » C'était exagéré. Ces discours ne firent guère que répéter ce qui avait été dit dans la discussion générale. On peut signaler pourtant celui de [p.229] Lamartine qui était alors très gouvernemental et qui souleva contre le débat lui-même le grief d'inconstitutionnalité. L'inviolabilité du Roi, argument essentiel des adversaires du Gouvernement personnel n'interdisait-elle pas de mettre l'action du Roi en question, puisqu'en le faisant, en se demandant quel était son rôle, on le découvrait et on engageait par les griefs produits contre lui sa responsabilité personnelle ? « Je dis que du moment que vous supposez que la prérogative du Roi, que la royauté n'est pas couverte, vous voyez au delà des agents constitutionnels, chargés de la couvrir au moins fictivement... C'est précisément soulever le voile que la Constitution a si prudemment jeté sur la partie du pouvoir qui doit rester inviolable[61]. »

L'amendement Debelleyme fut voté par 222 voix contre 213[62]. Mais il est très difficile de dire que c'étaient là les effectifs des partisans et des adversaires du pouvoir personnel, au moins tel que le pratiquait Louis-Philippe. C'était là un vote plus politique que doctrinal. C'était pour ou contre Molé, bien plus que pour ou contre le Roi, que les députés votaient. Les doctrinaires avaient voté contre l'amendement, ils étaient loin, on l'a vu avec Guizot, d'être contraires à l'action du Roi dans le Gouvernement.

Au total ces célèbres débats n'éclairèrent pas sérieusement le problème. Ils montrent surtout à quel point les esprits étaient passionnés à son sujet. N'est-ce pas d'ailleurs la règle que ce sont les problèmes obscurs et insolubles même qui passionnent le plus les esprits ?

Dans bien d'autres circonstances notamment en 1846, le 17 mars, dans la discussion de l'adresse entre Thiers et Duchâtel, puis le 28 mai à l'occasion du budget dans un discours de Guizot, les mêmes thèmes furent repris ; la question était comme ouverte en permanence.

L'action positive de Louis-Philippe dans le Gouvernement. — Plus instructifs que les discussions sont les faits. Il est d'un très grand intérêt de se rendre compte de l'attitude réelle de Louis-Philippe dans son Gouvernement, des motifs qui l'empêchèrent d'un côté de fonder le personnage du vrai Souverain parlementaire, de l'autre de restaurer celui du Souverain vraiment gouvernant et qui lui firent prendre une attitude intermédiaire, manquant de [p.230] netteté, de franchise, qui devait mécontenter en somme tout le monde et causer sa ruine.

A son avènement même on aurait pu croire qu'il ne devait pas être un Souverain agissant. Il avait été étranger aux événements qui avaient amené la Révolution, il y était resté étranger pendant les trois jours de lutte. C'étaient Thiers et les gens du National qui, à son insu, avaient lancé sa candidature. Il avait fallu que sa sœur, Mme Adélaïde fît pressentir son acceptation et on avait dû le chercher au Raincy, d'où il ne vint au Palais Royal que le 30 juillet. Son rôle avait été bien effacé.

Sa proclamation du 31 réserve aux Chambres la décision à prendre et ce sont elles qui provisoirement lui confient la lieutenance générale.

Son premier acte personnel est sa démarche à l'Hôtel de Ville où la décision des Chambres est combattue ; encore est-il douteux que ce soit lui qui en ait eu l'idée.

Mais, ce pas franchi, l'action personnelle de Louis-Philippe s'accentue. A l'Hôtel de Ville il entraîne La Fayette hésitant, s'impose à la foule et à son retour fraternise avec elle, elle est alors la maîtresse de l'heure. A partir de ce moment, les Chambres étant trop lentes, trop incertaines, il doit prendre l'initiative. Le 1er août il dissout la commission provisoire, nomme des commissaires, forme son conseil intime, donne au pays la cocarde et le drapeau tricolores. Le 3 août il prononce devant les Chambres un discours, qui est un discours du trône avant la lettre. Il est donc devenu dans la vacance de l'autorité la force agissante.

Son action s'atténue quand les pouvoirs de l'État sont reconstitués, ou reprennent leur activité. Les Chambres apportent à la Charte des retouches, elle n'est plus une Charte octroyée, et le 7 août la Chambre des députés l'appelle au trône comme Roi des Français, il est alors passif. Dans l'ensemble le rôle de Louis-Philippe à son avènement ne peut se comparer à celui qu'avait joué Louis XVIII lors de la double restauration de 1814 et de 1815. Il n'est plus le Roi qui se présente en vertu de son droit, de lui-même, qui donne à son pays ses institutions. Et l'on sait que des controverses s'engagent sur l'origine et la nature de son pouvoir, sur ce qui peut lui rester de légitimité, ou sur l'intégralité de son caractère de Roi national, institué par le pays lui-même. Les conditions de son avènement font planer une grande incertitude sur son action future.

La composition de son premier Ministère et le discrédit, les [p.231] hésitations d'une Chambre élue avant la Révolution favorisent tout d'abord son action personnelle. Le Ministère est composé d'éléments si disparates qu'il ne nomme pas de Premier Ministre, aucun de ses membres ne pouvant s'imposer à tous. La Chambre réduite en nombre, désemparée ne peut imprimer au Gouvernement une impulsion. C'est Louis-Philippe qui oriente la politique gouvernementale. Essentiellement pacifique, ennemi des aventures, à l'extérieur il se refuse à encourager les mouvements insurrectionnels étrangers contre des Gouvernements absolutistes, qui lui sont pourtant hostiles, il n'hésite pas à décevoir ainsi les auteurs de la Révolution de Juillet et les partis qui au dehors ont de la sympathie pour nous. La nomination de Talleyrand à Londres, le rapprochement vis-à-vis de l'Angleterre, l'attitude prudente en face de la Révolution belge, la répudiation de toute idée d'annexion sont ses propres inspirations. Son action est évidemment prépondérante. A l'intérieur en face des mouvements d'effervescence qui suivent son avènement et qui sont le prolongement de la Révolution il adopte et fait adopter au Gouvernement une politique de temporisation, ne rétablissant l'ordre que progressivement, louvoyant entre la politique de « résistance » et celle de « mouvement », qui partagent ses Ministres.

Sous le Ministère Laffitte, qui succède à ce Ministère composite, l'influence de Louis-Philippe demeure considérable. De Montalivet à l'Intérieur, Sébastiani aux Affaires étrangères, Soult, d'Argout sont des hommes à lui, qui tempèrent Laffitte, Dupont de l'Eure, Mérilhou. Il profite de l'insouciance de Laffitte pour agir par lui-même. Il entretient des rapports personnels avec Talleyrand et reçoit comme le Ministère des Affaires étrangères des communications des puissances étrangères. Pour les affaires de Belgique, qui tiennent alors la première place dans les affaires extérieures, c'est lui qui, d'accord avec Talleyrand, arrête notre politique de prudence et de désintéressement et qui renonce à la couronne pour son fils Nemours élu par l'Assemblée belge.

Il est très remarquable que cette prépondérance du Roi, que son action personnelle, ouverte, connue de tout le monde, alors que le Ministère est le plus avancé de ceux de tout le règne, ne provoque alors guère de protestation. Une protestation se produisit pourtant. Le 27 janvier 1831, Mauguin, un des orateurs les plus avancés de la gauche, interpelle le Gouvernement sur sa politique étrangère. La Belgique veut s'unir à la France, la Pologne se soulève contre la Russie, que fera la France ? Sébastiani répond en proclamant que la [p.232] paix est l'objectif du Gouvernement. Or c'est la politique du Roi et c'est à lui que Sébastiani la fait remonter. « La pensée dominante de notre Roi, dit-il, a été la conservation de la paix parce que c'est la paix seule qui peut donner à la France les institutions libérales dont elle a besoin. » Et le Ministre ajoute plus tard : « La politique de Louis-Philippe depuis son avènement a toujours été une. Il veut toujours ce qu'il a voulu, le maintien de la paix, sans qu'il en coûte rien à la sécurité de l'avenir, à l'honneur de la France, à la sécurité de la couronne[63]. »

Alors qu'en 1838 Molé, Guizot n'oseront plus prononcer le nom du Roi dans la Chambre et qu'ils discuteront interminablement sur son rôle dans le Gouvernement, le Ministre de Laffitte, le collègue de Dupont de l'Eure, de Mérilhou, sans soulever leurs protestations, se défend en disant que sa politique, celle du Gouvernement, est celle du Roi.

Louis-Philippe n'hésita même pas, au reçu d'une dépêche de notre ambassadeur à Vienne qui, en face de préparatifs belliqueux de l'Autriche contre les mouvements libéraux italiens, recommandait au Gouvernement de prendre les devants et d'envoyer des troupes en Italie, à ordonner à notre ministre des Affaires étrangères de ne pas la communiquer à Laffitte. C'était du Gouvernement personnel au maximum. Le fait fut connu de Laffitte, il en conçut du dépit, il ne fit pas entendre de protestation. La faiblesse même du Gouvernement favorisait l'action du Roi.

Et c'est parce qu'elle lui permettait ainsi d'agir lui-même que Louis-Philippe acceptait un Ministère dont la faiblesse provoquait à l'intérieur les plus sérieux désordres. L'agitation révolutionnaire était constante. En octobre-décembre, le procès des Ministres de Charles X provoqua des scènes tumultueuses graves, en février 1833 le sac de l'Archevêché et de Saint-Germain l'Auxerrois ne le fut pas moins. Le parti de la résistance prêchait la fermeté. De Montalivet prépara un Ministère de réaction. Louis-Philippe maintint Laffitte, l'homme de la faiblesse, et parce qu'il le couvrait vis-à-vis des partis avancés et parce que sa faiblesse même, favorisant son action personnelle, qui était pour d'autres une tare, était pour lui un titre.

Ainsi débuta le Gouvernement de Juillet. Le personnalisme de Charles X avait provoqué la Révolution, le personnalisme de Louis-Philippe était accepté. Il avait pour condition, la faiblesse d'un [p.233] Gouvernement, qui laissait le mouvement révolutionnaire se prolonger et se faisait accepter grâce aux complaisances du Roi vis-à-vis de celui-ci.

Laffitte usé, l'opinion réclamant un Gouvernement fort, Louis-Philippe se résigne à appeler Casimir Périer. Pour rétablir l'ordre dans le pays, celui-ci le rétablit d'abord dans le Gouvernement. Il impose au Roi ses conditions, qui sont qu'il sera le maître, que tout lui passera par les mains, que les Ministres commenceront par délibérer hors de la présence royale. On a vu comment il sut s'imposer non seulement au Roi, mais à la Cour, comment il exerça une véritable dictature, comment il détacha le Roi de son origine révolutionnaire. Ce qu'il faut noter ici c'est que cette restauration de l'ordre et de l'autorité eut pour condition ou pour effet l'effacement du Roi vis-à-vis du Ministre, et que le renforcement du Gouvernement s'obtint non par un renforcement de principe monarchique, mais par celui du principe parlementaire. Casimir Périer, maître de la situation, tenant en main l'administration, ayant dissous la Chambre élue sous Charles X et conduit la lutte électorale, ayant remporté en Belgique un succès retentissant, défendant constamment aux Chambres et dans le Moniteur sa politique, était parvenu au plus haut degré d'autorité, d'autant plus fort qu'il ne partageait pas avec le Roi la direction des affaires. Et sa politique était bien sa politique, car si elle demeurait pacifique, son pacifisme ne désavouait pas la fierté nationale et n'hésitait pas à s'appuyer sur la manifestation de sa force.

A la mort de Casimir Périer, Louis-Philippe chercha sa revanche, il échappait à une tutelle qui lui avait pesé. Il garda ses Ministres sans donner à Casimir Périer un remplaçant et comme c'étaient les Ministres de Laffitte à deux exceptions près, il recouvra sa liberté, Il se vanta même à l'excès de sa souveraineté reconquise. Émeutes des 5 et 6 juin 1832, déchaînement de l'opposition légitimiste, hostilité nouvelle des puissances, notamment de l'Autriche, furent les conséquences rapides de ce changement. A nouveau pour avoir voulu gouverner le Roi avait affaibli le Gouvernement.

Quand la nécessité d'un président du Conseil pour l'ouverture de la session législative se fait sentir, Louis-Philippe se tourne vers Dupin en qui il pense trouver un remplaçant de Casimir Périer moins jaloux de son autorité. Mais celui-ci a fait école, Dupin pose ses conditions et la combinaison est abandonnée, la politique personnelle du Roi est désormais battue en brèche.

[p.234]

Avec le Ministère Soult, de Broglie, Thiers, Guizot la politique d'énergie à l'extérieur, expédition de Belgique, et à l'intérieur, mesures contre la duchesse de Berry, répression des insurrections d'avril 1834 et lois sur les crieurs publics et les associations, conduite par des hommes de valeur jaloux de leur autorité s'oppose à l'influence du Roi, de nouveau il est en tutelle. Il le supporte mal. Il n'aime pas ces Ministres qui le « neutralisent ». Aussi quand de Broglie est mis en minorité de 8 voix et qu'il présente sa démission dans un respect peut-être excessif de la règle parlementaire, le Roi ne fait rien pour retenir l'homme qui, par son attitude de doctrinaire rigide et indépendant, lui porte tout particulièrement ombrage et de nouveau le personnalisme du Roi permet l'ébranlement de son Gouvernement.

Le départ de de Broglie, suivi de celui de Soult, ouvre alors la période la plus pénible de confusion gouvernementale et parlementaire. Nomination et démission du Ministère Gérard ; Ministère de trois jours du duc de Bassano ; Ministère Mortier. De juillet 1834 à mars 1835 des Ministères éphémères se succèdent. L'opinion met cette anarchie gouvernementale à la charge du Roi, qu'on accuse d'écarter les hommes de valeur pour imposer sa volonté. Le fait est que Louis-Philippe refuse de reprendre de Broglie, qu'une combinaison Thiers et une autre de Molé échouent et que le Roi n'y paraît pas étranger.

A la chute du Ministère Mortier ce n'est qu'après l'échec de combinaisons Molé, Dupin, Soult, Sébastiani, Gérard, et en manifestant qu'il ne le fait que contre son gré, qu'il rappelle au pouvoir de Broglie et qu'avec Thiers et Guizot le triumvirat se reforme. De Broglie maintient son autorité cédant au Roi sur les petites questions, imposant sa volonté sur les grandes et c'est ainsi, par sa fermeté, qu'il mène au bout le formidable procès du complot d'avril et qu'il répond par les lois de septembre à l'attentat de Fieschi. Une fois de plus la politique de fermeté se développait donc avec l'affaiblissement de l'influence du Roi. Le conflit d'ailleurs entre Louis-Philippe et ses Ministres se marquait surtout dans le domaine des affaires étrangères à propos de l'Égypte, de la Turquie, de l'Espagne, du Portugal. Tandis que ceux-ci restaient fidèles au rapprochement avec l'Angleterre, le Roi tendait à s'entendre avec les grandes puissances continentales. Quand le Ministère le 5 février 1836 fut mis en minorité à propos de la loi de conversion on put dire de Louis-Philippe qu'il n'avait pas été étranger à la chute de Ministres qu'il supportait mal.

[p.235]

Le Ministère Thiers fut un Ministère selon son gré. Le triumvirat était rompu, les doctrinaires éliminés ; Thiers, souple lui-même, sans encore grande autorité personnelle, avec des Ministres nouveaux, des hommes du tiers parti et de Montalivet, l'homme de Louis-Philippe, dans leurs rangs, adoptant sa politique de bascule, convenait au Roi, plus à l'aise vis-à-vis de lui et partisan lui-même d'une politique de ménagements.

Mais le Roi n'hésita pas à entrer en conflit avec son Ministère au sujet des affaires extérieures, quand Thiers, à la suite de l'échec des négociations matrimoniales avec Vienne, adopta vis-à-vis de l'Espagne une politique d'intervention, qui nous mettait en opposition avec la Prusse, la Russie et l'Autriche. Louis-Philippe contrecarra alors cette politique. Il proposa de dissoudre les forces déjà réunies au pied des Pyrénées et provoqua ainsi la démission de son Ministère. En face d'un Ministère plus faible, et que d'ailleurs l'opinion ne soutenait pas dans sa politique aventureuse, Louis-Philippe avait accentué très nettement son action et les adversaires de Thiers ne firent pas entendre de protestations contre cette manifestation de personnalisme.

La période du 26 septembre 1833 au 3 mars 1839, pendant laquelle Molé occupa à trois reprises le pouvoir avec des combinaisons ministérielles diverses, se marque par l'indécision de l'influence du Roi sur les affaires. Sous son premier Ministère, qui compte des doctrinaires, des hommes d'autorité, l'action du Roi est très effacée, mais avec le second de ces Ministères, dont ces hommes sont devenus les adversaires, qui est en lutte avec la coalition, elle s'affirme. Molé assez isolé s'appuie sur le Roi qui, par exemple, use de son influence personnelle pour faire rejeter par les pairs le projet de conversion que les députés ont voté contre le gré du Ministre. En politique étrangère, Louis-Philippe entretient des rapports personnels avec Metternich et oriente ses Ministres dans les affaires de Suisse, d'Italie, de Belgique. C'est sans doute une des périodes où son action est le plus sensible, en même temps que c'est pour le pays une période de calme et de prospérité. Mais c'est aussi le moment où la campagne contre la politique personnelle du Souverain s'intensifie, devient systématique. Les partis écartés du pouvoir s'impatientent, les hommes qui ont occupé les premières places dans l'État en ont la nostalgie, ils tolèrent mal le Gouvernement auquel ils se jugent supérieurs. Ils attribuent sa durée à sa complaisance, à sa servilité vis-à-vis du Roi et la dénonciation du pouvoir personnel, [p.236] l'apologie du Gouvernement représentatif, comme on dit, deviennent les ressorts de la grande coalition. On invoque des principes pour cacher des ambitions.

Ainsi l'on voit que la nouvelle période de personnalisme monarchique s'accompagne d'une très grave perturbation politique, de l'union contre nature de partis ennemis les uns vis-à-vis des autres, d'attaques acharnées contre le Gouvernement de la part d'hommes de Gouvernement. Cette recrudescence de l'influence du Roi se produisait en présence d'un nouveau Ministère affaibli. D'ailleurs les attaques qui avaient lieu contre elle étaient bien moins affaire de doctrine que moyen de luttes entre hommes et partis politiques.

La période suivante, de la chute de Molé à l'avènement de Thiers, 8 mars 1839-ler mars 1840, est une nouvelle période d'anarchie gouvernementale : pendant vingt-trois jours aucune combinaison n'aboutit, puis un Ministère dit provisoire est formé, puis le 12 mai, Soult met sur pied un Ministère très composite. C'est pour le Roi une revanche. Les adversaires de son autorité péniblement ont renversé Molé, ils ne peuvent mettre aucun des leurs à sa place, aussi Louis-Philippe, selon la loi qui s'affirme de plus en plus, dans ce temps de faiblesse du Gouvernement, accentue son action. Il en abuse quand il force Soult à présenter le projet de dotation en faveur du duc de Nemours, qui amène la chute du Cabinet.

Avec le Ministère Thiers, 1er mars-21 octobre 1840, Louis-Philippe est en présence de l'homme qui a le plus catégoriquement contesté au Roi le droit de gouverner. Va-t-on voir se réaliser, surtout après les débats passionnés de 1839, la fameuse formule : le Roi règne et ne gouverne pas ? Non.

C'est que la vie des institutions est affaire de force et non de phrases ou de système. L'influence du Roi et de ses Ministres ne dépend pas d'une formule si expressive qu'elle soit, ni d'un système si logique qu'il paraisse, elle dépend de leurs forces respectives. Et une fois de plus cette vérité que toute notre histoire constitutionnelle démontre se vérifie, à l'encontre justement de l'homme qui a donné du parlementarisme la formule à tout jamais célèbre.

C'est que Thiers, pris entre tous les partis, sans majorité, dans son jeu de bascule est faible, toléré qu'il est au pouvoir par ses adversaires plus que soutenu par ses partisans. Comment s'imposerait-il au Roi ? Aussi dans la crise de la question d'Orient, malgré la politique belliqueuse de Thiers, c'est la volonté de paix de Louis-Philippe qui l'emporte. Il déclare à Thiers qu'il ne fera pas la guerre [p.237] et à nos ambassadeurs qu'il brisera plutôt son Ministère que de s'y laisser entraîner. Le Ministère prend fin quand au discours du trône préparé par ses Ministres Louis-Philippe oppose celui qu'il avait écrit lui-même.

Le Ministère de Guizot et le pouvoir personnel de Louis-Philippe. — L'avènement du Ministère Soult-Guizot le 29 octobre 1840 est couramment considéré par les historiens comme l'avènement du Gouvernement personnel de Louis-Philippe. M. A. Malet, dans son chapitre X du volume X de l'Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud, divise en effet le règne de Louis-Philippe en deux périodes, « la période héroïque » et le « Gouvernement personnel », dont la date du 29 octobre marque la séparation, et il écrit : « De là comme deux parties dans le règne de Louis-Philippe, une partie héroïque toute de combats, jusqu'en 1840, puis une période de calme complet à la surface, où triomphe la politique personnelle de Louis-Philippe jusqu'à la catastrophe de 1848[64]. »

De même M. Charléty attache à l'arrivée de Guizot au pouvoir une importance extraordinaire. « Le Roi, dit-il, avait remporté la dernière victoire, la Révolution de juillet était donc vaincue dans toute sa politique, dans toutes ses espérances, car sa défaite ne signifiait pas seulement la paix, mais encore l'avènement définitif du pouvoir personnel du Roi, plusieurs fois retardé[65]. »

Ces jugements sont trop sommaires. Tout d'abord, on l'a vu, à bien des reprises et surtout au début de son règne plus que jamais et plus ouvertement l'influence de Louis-Philippe s'était exercée et avait prévalu, puis avec Guizot est-il certain qu'il ait gouverné ? M. Malet se rapproche de la vérité quand, ayant exposé les idées de Guizot, il dit : « Louis-Philippe ne pensait pas d'autre sorte. Guizot ne subit pas son influence et ne se fit pas le serviteur de la politique personnelle et des volontés royales, si pendant sept ans il ne parut être que l'agent du Roi, c'est qu'il y avait communauté de pensée et de vue entre le Ministre et le Roi[66]. » Telle fut sans doute la vérité, mais il est bien peu exact alors de représenter le Ministère de Guizot comme le temps « où triomphe la politique personnelle de Louis-Philippe ».

Que Guizot n'ait pas pu être le serviteur soumis du Roi tout l'indique.

[p.238]

Comment s'il pouvait l'être le Roi aurait-il eu tant d'antipathie pour les doctrinaires ? — Comment aurait-il supporté si impatiemment le Ministère du 11 octobre, dont Guizot était un des chefs ? — Comment au 15 avril 1837 aurait-il préféré le Ministère Molé à un Ministère Guizot ? — Comment celui-ci se serait-il fourvoyé dans la grande coalition, luttant contre le Gouvernement personnel du Roi ?

Et comment expliquer dans ce cas les conditions imposées par Guizot au Roi à son avènement, manifestant sa volonté de gouverner lui-même : maintien de la note aux puissances, — rédaction du discours du trône par le Cabinet, — annonce de la continuation des armements, — occupation de Candie à l'entrée des Russes à Constantinople. Ces quatre points s'opposaient à la politique pacifique du Roi.

D'ailleurs le caractère de Guizot répugne à l'idée de son servilisme vis-à-vis de Louis-Philippe gouvernant. Il se présente n'ayant confiance qu'en lui-même, comme inflexible dans ses volontés, comme intransigeant dans ses idées.

De Montalivet ayant refusé à Barthe d'entrer dans le Cabinet : « Comme Guizot, raconte-t-il, n'a jamais douté de rien et que le : « Moi, dis-je et c'est assez ! » a été écrit bien plus pour lui que pour Médée, il était une heure après dans mon cabinet[67]. » On ne voit pas un homme de cette trempe au service de la volonté royale.

D'ailleurs l'opinion publique ne s'y trompait pas. Guizot jouissait, si l'on peut dire, d'une impopularité extraordinaire et c'était le fruit de son autoritarisme, de son arrogance. Il s'en faisait gloire. « Le repos et la justice, écrivait-il, ne sont que pour les morts. Plus je me suis avancé dans la vie publique, plus ses contrariétés, ses traverses, ses espérances me sont devenues indifférentes, je m'y suis aguerri presque jusqu'à n'y plus faire attention[68]. »

La vérité, c'est qu'en effet, non absolument mais en général et progressivement la politique de Guizot et celle du Roi coïncidèrent.

En politique étrangère il est pacifique comme lui avec une nuance de rigueur, de fierté en plus. Comme lui il veut liquider la malheureuse affaire d'Égypte, il fait des sacrifices à l'entente avec l'Angleterre pour Tahiti, pour le Maroc, pendant longtemps pour l'Espagne. C'est avec lui, quand les difficultés entre nous et l'Angleterre se multiplient et que les tendances autoritaires du [p.239] Gouvernement à l'intérieur se développent, qu'il se rapproche des puissances absolutistes, comme on l'a vu dans sa lettre à Metternich.

Pour la politique intérieure il y eut aussi coïncidence quant au fond et quant aux moyens. La question des réformes électorale et parlementaire était au premier rang. Dès 1842 le Ministère les combattait et Louis-Philippe ne leur était pas moins hostile. De Montalivet, qui voyait le péril d'une résistance entêtée, ne put obtenir aucune concession du Roi. Lui ayant dit : « Mais, Sire, si le seul Ministre qui y est opposé venait à vous manquer », le Roi alla jusqu'à lui répondre : « Oh ! alors, mon parti est bien pris et j'abdiquerais cent fois plutôt que de faire la réforme électorale[69]. »

L'accord du Roi et du Ministre sur cette question, qui tenait de plus en plus de place dans l'opinion et dans la politique, était donc entier.

Il se manifesta notamment en 1845 quand Guizot conçut le projet de se retirer. Louis-Philippe intervint avec insistance pour l'y faire renoncer. Pourtant autour de lui des efforts se produisaient pour l'amener à se désolidariser du Ministre dont l'impopularité croissante le compromettait, « Pourquoi faut-il, a écrit de Montalivet, que d'autres efforts successifs aidés cependant de puissants concours comme ceux de Mme Adélaïde, et du chancelier Pasquier, n'aient pas réussi à détacher le bandeau que l'orgueil et l'optimisme d'un Ministre, autant que son ambition, épaississaient chaque jour davantage sur les yeux du malheureux Roi ! » Il ajoute : « Depuis 1845, plusieurs circonstances graves me permirent de nouveau d'entretenir le Roi de la nécessité qui devenait chaque jour plus impérieuse de distinguer sa politique de celle de M. Guizot pour parer au danger d'une injuste, mais trop réelle désaffection[69]. »

La séparation ne put être obtenue. « Guizot était pour le Roi, dit encore de Montalivet, un autre lui-même. »

C'est ce qui permettait à beaucoup de prêter au Roi la décision des mesures prises. Dans la fameuse lettre où le prince de Joinville peint au duc de Nemours l'avenir sous les couleurs les plus sombres, s'en prenant à la politique même de leur père, on lit en effet : « Il n'y a plus de Ministres, leur responsabilité est nulle, tout remonte au Roi. Tout cela est l'œuvre du Roi qui a faussé nos institutions constitutionnelles. »

Ce jugement était trop sévère et même faux. Le Roi ne commandait [p.240] pas, semble-t-il, à son Ministre, son Ministre faisant ce que le Roi aurait pu lui commander. Ce qu'on peut reprocher à Louis-Philippe, c'est de n'avoir pas senti l'impopularité qui enveloppait le Ministre et la déaffection qui se produisait contre lui. Il se fiait sans doute aux succès électoraux remportés par Guizot, qui, soutenu par la Chambre de son avènement, puis par celles élues en 1842 et en 1846, semblait consacré par la confiance des représentants du pays. Ce qu'il ne voyait pas, dans son mépris de l'opinion publique et dans son hostilité pour toute réforme électorale, c'est qu'avec le régime censitaire les Chambres n'étaient à aucun degré l'expression du sentiment populaire. Ainsi il soutint son Ministre, et parce que celui-ci avait la même ligne politique que lui-même et parce qu'il ne comprenait pas que leur politique commune était condamnée par le sentiment général de la Nation.

En réalité ce fut bien moins de 1840 à 1848 que Louis-Philippe pratiqua une politique personnelle que dans toutes les phases de faiblesse ministérielle et surtout dans les phases du début de son règne. Mais alors sa politique était d'accord avec le sentiment populaire et on ne songeait pas à s'insurger contre son action personnelle, tandis que dans la seconde phase de son règne les adversaires de la politique gouvernementale la présentèrent comme inspirée par le Roi pour la combattre plus facilement au nom d'un principe.

En définitive la position et le rôle du Roi dans le Gouvernement sous le régime de juillet demeurent incertains.

Louis-Philippe prétend avoir le droit et le devoir d'exercer son influence sur la marche des affaires, le droit de gouverner ; c'est sa thèse. Autour de lui, acceptée par les uns, elle est combattue par les autres. Quand un débat régulier s'engage à la Chambre des députés à son sujet les deux systèmes sont passionnément soutenus et, au vote, l'Assemblée se partage presque par moitié.

En fait le Roi cherche constamment à agir, à diriger la politique de ses Ministres. Quand il en a de faibles, de divisés, de peu d'autorité il exerce une influence incontestable, quand, au contraire, jusqu'à l'avènement de Guizot il a affaire à des Ministères forts, son autorité personnelle décroît, c'est affaire de force relative, autorité gouvernementale et autorité royale sont en raison inverse l'une de l'autre.

Mais, au milieu du règne environ, il se trouve que la politique du Ministre et celle du Roi coïncident. Et comme cette politique est [p.241] contraire aux aspirations du pays, que le Ministre est impopulaire et que le Roi, par ses prétentions à gouverner, assume la responsabilité de la politique qui leur est commune, le Gouvernement du Roi toléré au début à cause de sa première orientation libérale, ne l'est plus alors que la direction politique du Gouvernement est beaucoup moins la sienne que celle de son Ministre. Aussi la révolte, que cette politique déchaîne, les emporte l'un et l'autre. Une crise qui n'aurait dû être qu'une crise ministérielle, se transforme en une crise gouvernementale, une crise de régime, en une Révolution. En définitive pour n'avoir pas compris son rôle de vrai Souverain parlementaire, Louis-Philippe avait ruiné la fortune de sa dynastie et fait échouer la troisième tentative de rétablissement de la Monarchie.

Le Ministère. — En Gouvernement parlementaire le Ministère est le pouvoir politique par excellence. Comment le régime de Juillet le comprit-il quant à sa composition, son recrutement, sa formation, son fonctionnement et sa durée ?

Composition du Ministère. Les différents Ministères. — Les Ministères de Louis-Philippe conservèrent à peu près la composition de leurs prédécesseurs. Ils comptèrent d'abord six membres seulement avec les ministères de l'Intérieur, des Affaires étrangères, de la Justice, de la Guerre, de la Marine et des Colonies, des Finances. Ce sont les grands cadres des services publics dans lesquels ceux-ci, infiniment moins développés que de nos jours, se casent aisément. Casimir Périer ajoute à son Ministère celui du Commerce et des Travaux publics qu'inaugure d'Argout. Avec le Ministère Soult, du 12 mai, apparaît un huitième Ministère, celui de l'Agriculture, auquel on rattache le Commerce, jusque là rattaché aux Travaux publics. Ce petit nombre de membres semblait devoir favoriser la concentration et par suite la force du pouvoir exécutif. Les Ministères de Louis-Philippe, on l'a vu, n'ignorèrent pourtant pas les divisions et la faiblesse.

Premiers Ministres. — Les Ministères avaient à leur tête en principe un président du Conseil pour diriger leur action. Certains pourtant en manquèrent. Le premier Cabinet, celui du 1er août 1830, n'en avait pas, soit que ses membres fussent trop séparés d'opinion pour en accepter un, soit parce que le Roi voulut s'en réserver le rôle. Il en fut de même dans le fameux Ministère « provisoire » du 13 mars 1839. Ses membres étaient des hommes de bonne volonté, « appelés, dit Guizot dans ses Mémoires, à faire recommencer les travaux suspendus de l'administration et des Chambres, sans avoir [p.242] pour eux-mêmes aucune prétention de devenir un Ministère définitif et durable ». Pour une si modeste besogne, qui dura six semaines, un chef était évidemment inutile, le personnage en eût été difficile à tenir.

Ce qui est plus remarquable sous Louis-Philippe, c'est qu'il y eut un certain nombre de Premiers Ministres qui n'en jouèrent pas le rôle, la direction du Gouvernement étant exercée par un autre ou par d'autres Ministres. Dès le début dans le Ministère du 2 novembre 1830, Laffitte n'a pas l'influence prépondérante d'un Président du Conseil ; son caractère indolent, ses attaches révolutionnaires, l'action qu'exerce le Roi en sont la cause. Dans le Ministère du 11 octobre 1832, Soult à son tour ne joue pas son rôle de Président. A côté de lui et Thiers, et Guizot, et de Broglie le dépassent comme compétence, comme valeur politique et comme influence, aussi c'est sur un conflit entre eux et lui au sujet de l'Algérie que Soult se retire.

La situation est la même sous le Ministère du maréchal Gérard, du 18 juillet, elle est même pire, il a été choisi pour remplacer Soult avec l'agrément de ses Ministres, qui gardent le souvenir d'avoir provoqué le départ de son prédécesseur.

Le Ministère du 18 novembre 1834 se présente dans les mêmes conditions. Le maréchal Mortier n'est encore qu'un Président du Conseil décoratif, une « glorieuse épée », comme on disait alors et malgré son bâton de commandement on ne le voit pas dictant leur conduite à des Thiers, à des Guizot, à des Duchâtel.

Même situation encore pour le Ministère du 29 octobre 1840, auquel Soult prête son nom et qui est en réalité un Ministère Guizot. Il n'est pas sans intérêt de voir dans les Mémoires de Guizot avec quelle suffisance le subordonné apparent du maréchal établit la supériorité de sa position dans le Gouvernement. « Les ministres de l'Intérieur, des Finances et de l'Instruction publique, M. Duchâtel, M. Humann et M. Villemain, avaient sur les conditions de notre Gouvernement et sur la politique conservatrice, libérale et pacifique qui convenait à notre patrie les mêmes convictions que moi. J'avais entre les mains les Affaires étrangères, j'étais sûr que, dans ces quatre départements, les mêmes principes, les mêmes tendances, les mêmes influences générales prévaudraient. J'avais trop pratiqué le maréchal Soult pour ne pas pressentir les embarras que sa présence dans le Cabinet pourrait entraîner, mais dans la crise que la question d'Égypte avait suscitée entre la politique de guerre et celle de paix, l'importance de ce grand nom militaire était plus que jamais [p.243] incontestable ; et j'avais lieu de penser que le maréchal sentait aussi mon importance et qu'il compterait soigneusement avec moi[71]. »

On comprend, étant donné cet état d'esprit, ce que pouvait être le rôle du maréchal, théoriquement le supérieur de Guizot.

Les Ministères à chefs apparents en réalité sans autorité, et à chefs réels dissimulés furent donc assez fréquents sous le règne de Louis-Philippe. L'institution était ainsi faussée. La localisation de l'autorité dans de pareilles combinaisons ministérielles était douteuse. Cette pratique vicieuse prouve que la vraie notion et la saine application du régime parlementaire étaient encore mal dégagées.

Ministres sans portefeuille. — Le Gouvernement de juillet introduisit de façon également incertaine deux sortes de personnages accidentels au sein de ses Ministères. Louis-Philippe institua dans son premier Ministère des Ministres sans portefeuille. C'étaient à côté des Ministres chargés de départements ministériels, des personnages portant le même titre, n'en gérant aucun, mais participant à à la vie du Ministère. Il fit appel à ce titre à Dupin, Casimir Périer, Bignon et Laffitte. C'étaient alors évidemment des personnages d'importance. Ils faisaient partie de la commission provisoire, le Roi n'avait pas cru possible de les laisser hors des Conseils du Gouvernement. Il sembla d'ailleurs leur réserver une certaine activité. Dupin rapporte que quand le Roi sollicita à ce titre son concours, il lui dit que ces Ministres seraient « sans embarras, ni responsabilité, aidant les autres à la tribune et de leur influence, de leurs connaissances aussi dans les Conseils[72] ». Le fait est que dans les débats législatifs on voit que Dupin et Casimir Périer intervinrent pour soutenir le Gouvernement.

Sous-Secrétaires d'Etat. — L'ordonnance du 9 mai 1816 les avait introduits en France, la Monarchie de Juillet après la Restauration en nomma. Mais les raisons pour lesquelles dans certains Ministères et non dans d'autres, auprès de tels Ministres et non auprès de leurs collègues il en fut institué échappent. Dans le Ministère Laffitte on voit Baude sous-Secrétaire d'État à l'Intérieur auprès de Montalivet, et Thiers auprès de Laffitte aux Finances. On retrouve dans le Ministère de Broglie du 12 mars 1835 de Gasparin adjoint à Thiers à l'Intérieur. Dans le Ministère Molé du 6 septembre 1836, de Rémusat est sous-Secrétaire d'État auprès de Gasparin à l'Intérieur ; sous celui du 15 avril 1837, Parant est sous-Secrétaire d'État auprès [p.244] de Barthe à la Justice. Dans le Ministère Soult du 12 mai 1839, Dufaure a pour collaborateur Legrand. Dans le Ministère Thiers du 1er mars 1840, L. de Malleville et Billault sont les sous-Secrétaires d'État de de Rémusat et de Garin à l'Intérieur et au Commerce. Dans le Ministère Soult du 29 octobre 1840 entrent comme sous-Secrétaires d'État, Passy à l'Intérieur en 1840, Jubelin à la Marine en 1844 et Martineau du Chesney à la Guerre en 1845. Enfin dans le Ministère Guizot on compte deux sous-Secrétaires d'État à la Guerre et à la Marine, Magne et Jubelin. Huit seulement des quatorze Ministères de Louis-Philippe ont donc compté parmi leurs membres des sous-Secrétaires d'État et ce ne fut jamais au maximum qu'au nombre de deux ou trois. On peut se demander s'ils ne furent pas créés surtout dans un but de « conquête personnelle », selon la pratique alors si courante.

Les équipes ministérielles. — Le caractère hésitant du parlementarisme sous le régime de Juillet s'accuse encore dans la constitution des quatorze équipes ministérielles qui se succédèrent au pouvoir. Rien de fixe, rien de précis sur aucun point n'existait encore.

Pour le choix des membres des divers Ministères, chose essentielle, puisque l'orientation des Ministères et l'entente dans leur sein et la bonne conduite de tous les départements ministériels en dépendent, il n'y a pas de règle précise. En Angleterre où l'on est en présence de partis politiques très fortement constitués, et peu nombreux, deux jadis, trois aujourd'hui, la chute d'un Ministère est le fait de ses adversaires et le parti qui y a joué le rôle principal, est appelé à remplacer le vaincu. Il a son chef élu régulièrement, reconnu par ses membres ; c'est le Premier Ministre tout désigné que le Roi appelle et qui présente au Roi ses collaborateurs, les hommes dont le concours lui paraît pour chaque poste le plus précieux. En France les partis sont trop nombreux et trop peu organisés, hiérarchisés pour qu'il en soit ainsi. La chute d'un Ministère est le fait d'une coalition, l'homme qui a joué le rôle principal dans la crise n'est peut-être pas en mesure de prendre le pouvoir faute de posséder une majorité qui le suive. Le Président de la République a donc une initiative tout autre que celle du Roi d'Angleterre pour désigner le futur Premier Ministre. Il cherche pourtant non à constituer l'équipe ministérielle nouvelle, mais l'homme le plus qualifié pour la constituer et c'est celui-ci qui en recrute les membres.

Rien d'aussi net n'existait sous la Monarchie de 1830. Il est très rare, semble-t-il, que le Roi ait confié à un homme politique le [p.245] soin de lui présenter un Cabinet tout formé. On voit pourtant à la suite de la chute du premier Ministère Molé, le Roi demander et à Molé et à Guizot de lui présenter chacun un Ministère de leur choix, ce qu'ils font, mais c'est un fait tout à fait exceptionnel et le Roi n'a pas confié ce soin à un seul homme politique, mais à deux et il exerce son choix entre ces deux Cabinets qui lui sont présentés.

Et sans doute à l'ordinaire le Roi fait appel à un homme qui cherche des collaborations, mais ce n'est jamais en lui laissant la liberté qu'ont aujourd'hui les personnages appelés à constituer nos Ministères. Souvent ce sont des hommes qui ne prendront pas la présidence du Conseil, qui indiquent leurs collaborateurs possibles, ou certains d'entre eux. Par exemple Molé pour son premier Ministère du 6 septembre indique Guizot comme un Ministre nécessaire, et Guizot n'accepte qu'en imposant à son tour de Gasparin et Duchâtel, deux de ses coreligionnaires politiques. Quelquefois une crise n'est ouverte qu'après que le futur chef du Ministère a donné son adhésion, sollicité soit par des Ministres en conflit avec leur chef, comme ce fut le cas pour le maréchal Gérard, lors du conflit en juillet 1834 entre Soult d'une part, Thiers et Guizot de l'autre, dont ceux-ci s'assurèrent le concours avant de provoquer la retraite du maréchal.

Le plus souvent d'ailleurs, comme on le verra, l'avènement d'un nouveau Premier Ministre ne s'accompagne pas d'un remaniement intégral, ou même très général, du Ministère en fonction.

On comprend donc que sur cette si grave question de la formation des équipes ministérielles il est difficile de fournir de précises indications. La pratique constitutionnelle ignorait sur ce point comme sur tant d'autres la précision.

L'hétérogénéité des Ministères de Louis-Philippe est une règle à peu près commune. Elle s'affirme dès le premier Ministère, celui du 11 août 1830, formé avec les membres de la commission provisoire, dans lequel se rencontrent Dupont de l'Eure et Guizot, Laffitte et Casimir Périer. On la retrouve dans le Ministère Laffitte, alors que la « résistance » prétend laisser faire l'expérience d'un Gouvernement de « mouvement », car si le « mouvement » y a une place plus grande Mérilhou y étant entré et Laffitte Ministre sans portefeuille ayant pris la présidence, Thiers, de Montalivet, Sébastiani, Gérard en font partie, et sont plutôt, alors du moins, des hommes de la résistance. L'hétérogénéité des Ministères du régime de juillet règne encore dans les dernières combinaisons ministérielles. Le fameux Ministère du 29 octobre 1840, qui assure le règne de Guizot, n'est pas homogène [p.246] au point qu'on pourrait croire. On a vu Guizot expliquer que son autorité résultait de la présence dans son sein d'un nombre de partisans de sa politique suffisant pour l'imposer aux autres. Si le Ministère marche sans dévier cela tient moins à l'unité de sa composition qu'à la volonté de celui qui a pris sa direction. Louis-Philippe eut donc constamment des Ministères hétérogènes. Aucun parti d'ailleurs n'était assez fort pour gouverner seul, et le Roi préférait des hommes moins unis pour exercer plus facilement parmi eux son influence.

L'origine des Ministres. — Les Ministres furent en principe des parlementaires, et ils furent pris dans les deux Chambres. Il serait fastidieux de les énumérer pour dire à quelle Assemblée ils appartenaient. En principe c'était à la Chambre des députés. Molé, qui était lui-même un pair, fut attaqué en 1839, lors de la grande discussion de l'adresse, sous le prétexte que son Ministère en comptait trop. Ce fut Dufaure qui porta la critique sur ce point. « Je demande, disait-il, que les deux Chambres, dans la haute direction des affaires publiques aient une égalité parfaite... ce que je veux dire c'est que le Cabinet composé comme il l'est n'accorde pas aux deux Chambres une part égale dans la direction des affaires du pays. » A quoi Lamartine répondait : « Je n'abaisse pas la discussion jusqu'à débattre, avec l'honorable M. Dufaure, sur la question de savoir s'il y a un plus ou moins grand nombre de Ministres pairs ou de Ministres députés assis au banc du pouvoir. » Cette critique adressée à Molé prouve que les pairs n'étaient pas exclus du pouvoir, et pourtant leur Chambre n'exerçait pas sur les Ministères le contrôle parlementaire.

Délibérations gouvernementales. — L'action gouvernementale, pour imprimer à la direction des affaires l'unité de ligne nécessaire, suppose des délibérations entre ceux qui doivent y collaborer. De nos jours les Ministres tiennent, pour arrêter les mesures importantes à prendre régulièrement deux espèces de Conseils : Conseil des Ministres sous la présidence du Président de la République et Conseils de Cabinet entre eux seuls. Il est assez difficile de savoir ce qu'il en était sous Louis-Philippe. Il semble bien que les pratiques du Gouvernement n'avaient pas la même régularité. Constamment dans les mémoires, les journaux il est question de réunions entre les Ministres et d'incidents, de conflits qui s'y produisaient. Mais ces réunions ont toujours été entourées d'assez de mystère, on révèle peu ce qui s'y passe et les données positives manquent. Casimir Périer avait pour principe au contraire de porter à la connaissance du public par [p.247] le Moniteur les actes, les décisions de son Gouvernement, Les réunions ministérielles étaient donc annoncées et l'on voit ainsi qu'il réunissait habituellement ses collègues chez lui, en dehors de la présence du Roi, et que les réunions sous la présidence de celui-ci, mais auxquelles il n'admettait pas que le duc d'Orléans assistât, étaient plus rares. Cette pratique cadrait avec son goût d'autorité et d'indépendance. Entre eux seuls les Ministres se trouvaient plus libres, et, se présentant au Roi ensuite après leurs délibérations antérieures, ils étaient plus forts vis-à-vis de lui.

Mais de Montalivet, qui a vécu dans l'intimité du Roi, ne présente pas ainsi les choses. Décrivant les journées du Roi, il dit : « Les après-midi du Roi étaient d'abord consacrés à la politique, c'était l'heure où quelques Ministres venaient travailler seuls avec lui. De plus il y avait au moins une fois par semaine Conseil sous la présidence du Roi[73]. » C'était une toute autre méthode et qui correspondait et à d'anciennes traditions et au goût du Roi pour les affaires que ce travail en tête-à-tête avec ses Ministres. Il est probable que d'un Ministère à l'autre les méthodes ont pu changer et que l'on a là une nouvelle preuve de l'état de flottement des pratiques parlementaires.

De Montalivet signale d'ailleurs encore que Louis-Philippe s'entretenait chaque jour des affaires politiques avec sa sœur, la princesse Adélaïde, dans le jugement de laquelle il avait grande confiance et qu'il recevait chez elle les personnes qui lui en inspiraient également. « Ces audiences, dit-il, dans l'intimité étaient surtout à l'adresse indirecte d'un certain nombre de personnages politiques que le Roi tenait beaucoup à ménager, soit qu'ils fissent partie de son Ministère, soit qu'ils en fussent sortis, ou destinés à y rentrer. » C'était là que s'élaborait évidemment cette politique personnelle qu'on devait tant lui reprocher et qui perdait ainsi de sa personnalité sans en devenir, bien au contraire, plus facile à accepter.

Durée des Ministères. — La durée des Ministères sous un régime politique présente un grand intérêt. Les Ministères qui se succèdent trop vite manquent de suite dans la direction politique des affaires, ils ne peuvent réaliser leurs plans et arriver à des résultats. Les Ministères qui durent trop, ils sont rares, se fatiguent et fatiguent le pays. S'ils se trompent et persévèrent dans leurs erreurs, ils aboutissent à des catastrophes et provoquent, de la part des partis [p.248] qu'ils ont combattus, des réactions redoutables. Il semble bien que le Gouvernement de Louis-Philippe soit successivement tombé dans ces deux excès. Jusqu'en octobre 1840 des Ministères nombreux, à la vie très courte, se succédèrent, d'octobre 1840 à février 1848, sous deux noms, il n'y eut en réalité qu'un Ministère Guizot.

Il paraît nécessaire, pour arriver sur ce point très important à des précisions, de donner le tableau des multiples Ministères de la première de ces périodes.

1er août 1830, nomination de commissaires sans président.

11 août 1830, Ministère sans président encore, formé de quatre d'entre ces commissaires et de trois nouveaux Ministres.

2 novembre 1830, Ministère Laffitte, avec deux changements les 17 novembre et 27 décembre.

13 mars 1831, Ministère Casimir Périer, avec deux changements, les 27 et 30 avril.

16 mars 1832, Ministère Casimir Périer, lui survivant.

11 octobre 1832, Ministère Soult-de Broglie, modifié les 31 décembre

1832, 4 avril 1834 et 19 mai 1834. 18 juillet 1834, Ministère Gérard.

10 novembre 1834, Ministère de Bassano, dit des trois jours. 18 novembre 1834, Ministère Mortier.

12 mars 1835, Ministère de Broglie, modifié les 3-4 avril 1835, 18 janvier 1836.

22 février 1836, Ministère Thiers.

6 septembre 1836, Ministère Molé. 15 avril 1837, deuxième Ministère Molé.

2 février 1839, troisième Ministère Molé.

31 mars 1839, Ministère provisoire.

12 mai 1839, ministère Soult.

1er mars 1840-20 octobre 1840, Ministère Thiers.

Ce sont donc, à tout compter, dix-sept combinaisons ministérielles qui se sont succédé en ces dix premières années du règne et encore en ne tenant pas compte des changements opérés en des Ministères qui gardent leur nom, mais non leur personnel. Trouverait-on facilement pareil exemple d'instabilité ministérielle ?

Pour être juste, deux observations doivent être faites. Souvent un nouveau Ministère, on l'a déjà remarqué, emprunte une partie de son personnel à celui de son prédécesseur. Ainsi Dupont de l'Eure, Gérard et Sébastiani passent du Ministère du 11 août dans celui de Laffitte. Ainsi Casimir Périer garde du Ministère Laffitte, Barthe, de [p.249] Montalivet, Sébastiani et Soult, qui a fait partie de son Minstière, en garde de Rigny, Barthe et d'Argout. De même quand de Broglie succède à Mortier, Persil, de Rigny, Thiers, Humann, Duperré, Guizot, Duchâtel restent au pouvoir.

Il faut de plus remarquer que bien des Ministres l'ont été à plusieurs reprises: Guizot 9 fois dont 5 fois à l'Instruction publique ; Thiers 8 fois, y compris ses sous-secrétariats d'État ; Duchâtel 8 fois également ; de Rigny et Persil 6 fois ; Duperré, Humann, de Montalivet 5 fois, pour ne prendre que quelques exemples.

Au mal de l'instabilité ministérielle c'étaient là deux appréciables palliatifs. Les survivances d'un Ministère à un autre pouvaient atténuer les changements d'orientation. Le retour fréquent des mêmes hommes au pouvoir faisait que le Gouvernement était moins souvent en des mains novices, inexpérimentées. Il n'en est pas moins vrai que chaque changement de Ministère était l'indice d'un changement sérieux dans la situation politique et le point de départ d'un changement dans la conduite des affaires.

Du Ministère du 1er août à celui de Laffitte, de celui de Laffitte à celui de Casimir Périer, malgré les Ministres survivants, les méthodes ou les buts du Gouvernement changeaient et profondément.

Mais comment comprendre cette opposition entre ces deux périodes, l'une d'extrême instabilité, l'autre d'extraordinaire permanence ? N'est-ce pas en se rappelant que la Monarchie de Juillet, issue de la Révolution, porte en elle à son début et pour longtemps deux principes, qui se contredisent, le principe monarchique, qui tend à la conservation, à la continuité, à l'immobilisme et le principe révolutionnaire, qui tend au progrès, au changement. Pendant dix ans, Révolution et Monarchie luttent pour se saisir de la direction du régime. De là l'instabilité du Gouvernement. Puis la Monarchie se dégage de son origine révolutionnaire et le Gouvernement se perpétue au pouvoir. Seulement, alors que cela paraît être pour le succès du régime, pour son établissement définitif, cela tourne à sa ruine, parce que ce Gouvernement immobile s'use, parce que les hostilités contre lui s'accumulent, parce que, si dans le pays légal, en partie grâce à la corruption, le « mouvement » s'est amorti, dans les couches plus profondes les colères contre la « résistance » se sont exaspérées.

De sorte qu'en définitive quels que fussent les inconvénients d'une trop grande instabilité, ceux d'une excessive immobilité furent pires, puisque le régime en mourut.

[p.250]

 

II

LE POUVOIR LÉGISLATIF LA CHAMBRE DES PAIRS

En face du Gouvernement comment le pouvoir rival, le pouvoir législatif, se comportait-il ? La Chambre des pairs tenait la première place dans la Charte, c'est elle qu'on peut considérer tout d'abord.

Avant toute autre chose, c'est le grand changement de la suppression de l'hérédité de la pairie et de la détermination des catégories d'individus sur lesquelles peut se porter le choix du Roi, qui doit retenir l'attention : le sens de l'institution en est très profondément modifié.

Suppression de l'hérédité, loi du 29 décembre 1831, les « notabilités ». — L'article 68 de la Charte revisée annonçait l'examen au cours de la session de 1831 de l'article 23 de la Charte, qui consacrait l'hérédité possible de la pairie. Au cours des élections de 1831 l'hérédité avait été si vivement combattue dans les collèges électoraux, que la majorité des élus avaient promis de la supprimer. Dès le 9 août, de Salverte proposait une réforme de la Haute Assemblée bien plus complète[74]. qu'il développa dans la séance du 17 août[75]. — Elle prenait le nom de Sénat ; — ses membres cessaient d'être héréditaires ; — le Roi en nommait un tiers, les collèges électoraux deux tiers ; — les sénateurs inamovibles perdaient leur titre en cas de mort civile ou d'acceptation d'une fonction publique, ou d'un emploi salarié. — Ce projet qui enlevait à la Chambre haute son caractère de collaboratrice et de soutien du Souverain ne fut naturellement pas pris en considération.

Mais le Ministère Casimir Périer, lié par l'engagement de l'article 68, déposa le 27 août 1831 un projet de réforme tout différent[76]. « C'est un fait, disait-il, qu'il nous appartient plutôt de reconnaître que de qualifier, car, en dehors de la théorie et des principes qui inspirent le législateur, il existe un empire des circonstances auquel l'homme d'État ne saurait échapper. A ce dernier titre nous avons dû examiner à la fois l'état de la question et l'état du pays... ce travail [p.251] de notre conscience, aidée de vos lumières, nous a conduits, quelle que fût notre pensée, notre espérance peut-être, à prendre un parti immédiat comme Ministres. Votre conviction présumée a préparé la nôtre, ci ce n'est sur ce qu'il y a de mieux à faire, du moins sur ce qu'il y a d'inévitable à faire... Maintenant ce que cette situation nous commande est-il funeste ou salutaire ? C'est ce que l'expérience pourra seule démontrer dans l'avenir[77]. »

Il ne pouvait mieux dire qu'il était hostile à ce qu'il proposait. Il en rejetait la faute sur les circonstances, ou mieux sur les auteurs de ces circonstances.

La nomination des pairs par le Roi, leur nombre illimité, leurs pouvoirs viagers et non héréditaires, la possibilité de réformer cette réforme, une première Assemblée le proposant et une seconde le réalisant, tel était le projet ministériel. Porté à la Chambre des députés il souleva une question préalable : la Chambre des pairs serait-elle appelée à voter une loi dont elle était l'objet ? L'affirmative fut naturellement admise. La Chambre des députés ne votait-elle pas ses propres lois électorales ?

La commission de la Chambre introduisit dans le projet, à côté de la suppression de l'hérédité, une autre réforme très notable. Le Roi ne pouvait choisir les nouveaux pairs que parmi des « notabilités » déterminées. C'était modifier assez sensiblement l'esprit de la pairie. Elle n'était plus fondée sur la pure volonté du Roi, elle était comme à base de valeur sociale. Le pair n'était plus seulement l'homme du Roi, il était l'homme à la fois de sa position sociale et de la désignation royale. Par ailleurs il était dit : « A l'avenir aucun traitement, aucune pension, aucune dotation ne pourront être attachés à la dignité de pair. »

Les débats commencèrent le 20 septembre 1831. Un amendement Jay en faveur de l'hérédité fut soutenu par Charles Lameth, Guizot, Berryer, Thiers et Royer-Collard, dont le discours est resté célèbre[78]. Il reprenait pour la première fois la parole depuis la Révolution de 1830 et son pessimisme était extrême. « La démocratie dans le Gouvernement est de sa nature violente, guerrière, banqueroutière. Avant de faire un pas décisif vers elle, dites un long adieu à la liberté, à l'ordre, à la paix, au crédit et à la prospérité. » Et plus loin : « C'est assez de ruines, assez d'innovations tentées contre l'expérience. La fatigue générale nous invite au repos. Les plus ignorants savent [p.252] démolir, les plus habiles échouent à reconstruire... Consacrez de nouveau l'hérédité de la pairie et vous n'aurez pas seulement sauvé une institution protectrice de la liberté, comme de l'ordre, vous aurez repoussé l'invasion de l'anarchie, vous aurez relevé l'édifice social qui penche vers sa ruine[79]. » Belle page en vérité de romantisme parlementaire. L'amendement n'en fut pas moins repoussé par 206 voix contre 86. L'ensemble du projet sorti des mains de la commission fut voté par 386 voix contre 40.

Le projet fut porté à la Chambre des pairs, mais, comme son opposition était probable, le Gouvernement avait usé du procédé habituel en pareil cas, il avait nommé trente-six pairs nouveaux destinés à lui assurer la majorité. Ses calculs étaient justes, après de longs débats du 22 au 28 décembre, le projet fut voté par 103 voix contre 70, l'appoint des trente-six pairs nouveaux avait assuré son succès.

Il n'y a pas lieu de revenir sur la portée de la suppression de l'hérédité. Il a déjà été observé que, si elle donnait satisfaction à l'instinct d'égalité si développé en France, elle était défavorable à la liberté. Le pair héréditaire en effet est comme détaché du Roi. S'il est pair par droit héréditaire il ne lui doit pas son titre. S'il est pair en vertu d'une nomination dont il a bénéficié lui-même, il est indépendant, étant sûr que son fils lui succédera et n'ayant pas à plaire au Roi pour assurer sa nomination par lui à sa propre mort. L'hostilité contre l'hérédité était pourtant, on l'a vu, violente et générale dans le pays plus avide, ceci en est la preuve, d'égalité que de liberté.

Quant à la restriction à la liberté du Roi dans la nomination des pairs par la détermination des « notabilités » qui seules pouvaient bénéficier de la pairie, elle n'était pas telle qu'elle pût empêcher le Roi de ne nommer que des partisans déterminés de sa politique. Leur énumération se trouve dans l'article unique de la loi du 29 décembre 1831 qui remplace l'article 23 de la Charte. Elle occupe près de deux pages tant sont nombreuses les catégories prévues.

Les principaux élus du pays, les hauts fonctionnaires, les grands propriétaires, les industriels, commerçants et banquiers les plus considérables formaient une nouvelle aristocratie dans les rangs de laquelle le Roi devait choisir ses pairs. Pourtant la Chambre des pairs ne lui échappait point, puisque, malgré tout, ses membres lui devaient leur titre et puisqu'il était toujours maître d'en nommer de nouveaux.

[p.253]

Recrutement des pairs. — Comment en fait, Louis-Philippe recruta-t-il les membres de la haute Assemblée ? Voici sa composition en 1838, donc huit ans après l'application du nouveau régime[80]. Elle compte, sauf erreur, 379 membres, chiffre important pour une Chambre haute. Comme les pairs nommés par Charles X ont été éliminés, ce chiffre prouve que Louis-Philippe a procédé à de nombreuses nominations. On trouve parmi eux 50 lieutenants généraux, 10 maréchaux de France, 9 maréchaux de camp, 4 amiraux, ce qui donne à l'élément militaire une importance considérable, puis 2 grands référendaires, 4 présidents, 3 conseillers, 1 avocat général à la Cour de cassation, 6 présidents de Cours royales, 12 conseillers d'État, 4 anciens préfets, 1 gouverneur des colonies, 4 ambassadeurs, 7 Ministres plénipotentiaires, 1 président et 10 membres de conseils généraux, 2 membres de l'Académie française, 2 membres de l'Académie des sciences, puis 19 Ministres et 39 députés. La place faite aux représentants des Assemblées municipales, surtout aux grandes positions sociales, à la propriété, au commerce, à l'industrie était très inférieure à celle faite aux fonctions publiques et notamment à l'armée. Il semble que le régime, si pacifique de tendance, voulut notamment se parer des gloires de l'Empire, ménager la force que l'armée représentait encore et s'appuyer sur les fonctionnaires par ailleurs si nombreux dans la Chambre des députés.

Au cours du règne il y eut 337 nominations de pairs et en 1848 la Chambre des pairs comptait 312 membres.

Le bureau de la Chambre des pairs. — Elle avait à sa tète un président, d'abord un, puis à partir de 1835 quatre vice-présidents, des secrétaires dont le nombre varia et le grand référendaire. Les secrétaires seuls étaient élus. Les choix du Roi de session à session furent invariables. Pasquier fut nommé président le 2 août 1830 et fut renommé jusqu'en 1848 ; le baron Séguier fut vice-président dans les mêmes conditions ; Portalis, de Broglie et Bastard lui furent adjoints de même à partir de 1835, Barthe remplaça ce dernier à sa mort en 1844. Le grand référendaire fut de Semonville, puis Decazes après sa retraite en 1834.

Manque d'indépendance de la Chambre des pairs. — On comprend que dans ces conditions la Chambre des pairs de Louis-Philippe fut encore plus docile que celle de Charles X. Les « fournées », dont on a vu un usage en 1831, devaient assurer sa [p.254] complaisance. En 1832 on voit le Roi nommer à nouveau 66 pairs et en 1837 il procède à la nomination de 50 pairs à la fois. Tout esprit d'indépendance devait disparaître d'une Assemblée soumise à de pareilles infusions de sang nouveau.

Travail, rôle et influence de la Chambre des pairs. — Si l'on ouvre la Charte, la Chambre des pairs apparaît associée aux mêmes prérogatives que la Chambre des députés et exerçant ses fonctions dans les mêmes conditions qu'elle. « La puissance législative, dit l'article 14, s'exerce collectivement par le Roi, la Chambre des pairs et la Chambre des députés. » « La proposition des lois, dit l'article 15, appartient au Roi, à la Chambre des pairs et à la Chambre des députés. » « La Chambre des pairs, dit l'article 20, est une portion essentielle de la puissance législative. » « Elle est convoquée par le Roi en même temps que la Chambre des députés. La session de l'une commence et finit en même temps que celle de l'autre », art. 21. « Les séances de la Chambre des pairs sont publiques comme celles de la Chambre des députés », art. 28.

Par un luxe de dispositions la Charte s'applique donc à mettre les deux Assemblées sur le même pied.

Qu'en fut-il en pratique ? La Chambre des pairs fut un corps mort, sans initiative, sans activité, sans influence.

Le temps qu'elle consacre à son travail comparé à celui de la Chambre des députés est infime. Qu'on en juge. En novembre 1830, les pairs tiennent 6 séances, les députés 22. En décembre 1832, les premiers en comptent 5, les seconds 19. En août 1835 on trouve 8 séances pour les pairs, dont 2 de Haute Cour, et 15 pour les députés. Du 19 décembre 1837 au 15 janvier 1838, les chiffres sont 6 et 15 ; en janvier 1839, 4 et 22.

La Chambre des pairs est donc un corps presque inerte qui, au cours des sessions, se réunit très exceptionnellement. Elle dort pendant que la Chambre des députés vit, travaille, s'agite.

Naturellement les discussions sur les lois qui lui sont présentées sont dans son enceinte des plus écourtées, infiniment moins développées qu'à la Chambre des députés. En voici des exemples saisissants : La loi sur l'organisation municipale du 21 mars 1831 compte 55 articles. A tous points de vue elle est importante. Elle occupe les députés du 29 janvier au 18 février, les pairs la discutent les 3 et 4 mars, en deux jours seulement. La loi sur la garde nationale, dont le rôle sera si important sous ce régime, est capitale, elle compte 162 articles. Du 11 décembre au 11 janvier 1832 les députés y travaillent, [p.255] les pairs ne lui consacrent que les deux jours des 23 et 24 février. En 1832, la loi sur la liste civile, épineuse question dans laquelle la dignité de la couronne est engagée est débattue à la Chambre des députés du 4 au 14 janvier, par les pairs les 28 et 29 seulement. La loi sur les crimes et délits de presse de 1835, une des fameuses lois de septembre, après, vu son urgence, avoir été votée par les députés du 21 au 29 août, passe en une séance à la Chambre des pairs. Et c'est en une séance aussi que celle-ci vote une loi du 15 juillet 1840, très importante sur les chemins de fer. Les débats législatifs à la Chambre des pairs ne sont évidemment pas sérieux, en vain la Charte l'a placée sur le même rang que la Chambre des députés. Elle bâcle sa besogne, elle ne se considère que comme une Chambre d'enregistrement.

Elle néglige de plus complètement le droit d'initiative législative, que la Charte a reconnu aux deux Chambres en l'affranchissant des formalités gênantes et humiliantes auxquelles la Charte de 1814 l'avait soumis. Quand on parcourt les recueils des lois de la période de Louis-Philippe on cherche en vain celles qui ont pu être présentées d'abord par la Chambre des pairs. Il semble bien que jamais aucun de ses membres n'a eu conscience du devoir que la Charte leur imposait de travailler à l'amélioration de la législation existante en leur conférant le droit d'initiative.

Et l'on remarque que le Gouvernement a eu le sentiment très net de l'infériorité de la Chambre haute dans le domaine législatif. Il est très rare en effet que ce soit à elle qu'il ait déposé ses projets, comme il avait toute liberté de le faire. Il aurait pu pourtant estimer opportun, quand il s'agissait de lois pour lesquelles la résistance des députés était possible, de ne les leur présenter que revêtues de l'acceptation des pairs ; notamment pour les lois de septembre cette procédure eût pu paraître habile. Il ne le fit pas. Les lois qui passèrent d'abord par la Chambre des pairs sont rares et en principe insignifiantes : « Loi relative à l'exercice des droits civils et des droits politiques dans les colonies », « Loi relative au régime législatif aux colonies », « Loi relative à la police de la chasse », par exemple.

Tout montre donc que la Chambre des pairs a été une Assemblée très morne, très somnolente, sans activité législative sérieuse, très inférieure.

Cette constatation pour la science politique est capitale.

Elle prouve qu'il ne suffit pas de textes conférant à un corps [p.256] politique des droits pour qu'il les exerce, que c'est affaire de force, non de textes.

Elle prouve que l'importance d'un corps politique ne tient pas à la qualité intrinsèque de ses membres. Quand on lit la liste des pairs de Louis-Philippe on est ébloui par tous leurs titres, par leurs hautes fonctions, leurs grades supérieurs, leurs grandes situations sociales. Maréchaux, amiraux, ambassadeurs, premiers personnages de la Cour de cassation, du Conseil d'État, des grandes administrations publiques, Ministres, députés, notables, grands propriétaires, gloires du commerce et de l'industrie, toutes les « notabilités » sont là réunies. L'expérience, l'autorité morale, la compétence, ces hommes ont tout et ils ne font rien.

Quelle éclatante leçon politique ! Elle montre que les Assemblées tirent leur force, leur énergie, leur activité beaucoup moins de la valeur individuelle de leurs membres que de leur valeur représentative et de leur origine. C'est dans la mesure où elles représentent le pays que les Assemblées législatives sont actives et puissantes. Les Chambres des députés du régime censitaire étaient médiocrement représentatives, elles l'étaient pourtant incomparablement plus que la Chambre des pairs, aussi leur rôle a été de même incomparablement plus important.

Chambre des députés. — Comme le nouveau régime avait profondément modifié le caractère de la Chambre des pairs, il réalisa pour la Chambre des députés des changements importants.

Premières mesures concernant la Chambre des députés. — La déclaration royale du 7 août avait condamné le double vote, la Charte avait réalisé déjà quelques réformes, une loi du 12 septembre 1830 les compléta encore. Hâtivement votée, elle avait pour but de permettre les élections destinées à compléter la Chambre des députés à laquelle manquaient 125 membres. Elle gardait, pour éviter tout retard les deux sortes de collèges électoraux, d'arrondissement et de département, et aussi le cens de 300 francs, les mêmes électeurs votant dans les deux sortes de collèges, l'âge de l'électorat avait d'ailleurs été abaissé par la Charte à 25 ans. L'âge d'éligibilité avait été abaissé par la Charte aussi à 30 ans et le mandat réduit à cinq ans.

Une seconde loi de la même date avait opéré la réforme parlementaire, tout député acceptant une fonction publique salariée, était considéré comme démissionnaire, mais pouvait se représenter de suite.

[p.257]

Ces mesures étaient provisoires, ce fut la loi du 19 avril 1831 qui donna pour toute la durée du régime le statut électoral de la Chambre des députés.

Le régime du 19 avril 1831. — On ne peut en donner que les grandes lignes. Quant à l'électorat, les deux grandes réformes sont l'abaissement de l'âge à 25 ans et celui du cens à 200 francs, les contributions de la femme et des enfants, quand il a la jouissance de leurs biens, s'ajoutant à celles du citoyen lui-même. Le cens était même abaissé à 100 francs pour les membres et les correspondants de l'Institut, les officiers des armées de terre et de mer jouissant d'une pension de retraite minima de 1200 francs. Le nombre des électeurs était de ce fait doublé, c'était l'avènement politique des classes et de la bourgeoisie moyennes. L'esprit du corps électoral ne pouvait pas ne pas en être sérieusement modifié. Le privilège du droit de vote n'en restait pas moins attaché à la fortune. Le corps électoral d'une circonscription pauvre pouvait être si restreint qu'il était prévu que s'il n'y avait pas dans une circonscription 150 censitaires de 200 francs on prendrait les citoyens les plus imposés pour arriver à ce chiffre. Le pays légal demeurait un très petit pays.

Quant au domicile électoral, la loi admettait que le citoyen qui payait des contributions directes dans un autre arrondissement que celui de son domicile légal pourrait y fixer son domicile politique. Cette mesure permettait aux propriétaires fonciers habitant les villes, de voter dans les arrondissements ruraux où se trouvaient leurs biens, et d'y exercer leur influence politique.

Toute une série de garanties entourait la sincérité des listes électorales, dont l'établissement avait prêté à bien des abus.

Les collèges électoraux des arrondissements sont scindés, quand ils comprennent plus de 600 membres, en sections d'au moins 300 membres. Ils sont présidés à leur ouverture par les présidents, vice-présidents ou juges des Tribunaux de première instance, ensuite par des présidents et vice-présidents élus ayant seuls la police des réunions.

Les électeurs prêtaient serment, puis votaient par bulletins écrits sur papier remis par le président. Le vote durait six heures et le dépouillement avait lieu de suite. Au premier et second tour pour être élu il fallait réunir le tiers des inscrits et la majorité absolue des votants. Au troisième tour les électeurs ne pouvaient voter que pour l'un des deux candidats ayant eu le plus de voix et celui qui obtenait [p.258] le plus de voix était élu. Ces divers votes avaient lieu à des jours séparés, la session de vote ne pouvant durer plus de dix jours.

Pour l'éligibilité, le caractère du régime se retrouvait dans l'abaissement de l'âge à 30 ans et du cens à 500 francs.

Le mandat de député était incompatible avec les fonctions de préfet, de sous-préfet, de receveur général et de receveur particulier. Et ces fonctionnaires ainsi que les officiers généraux, commandant les divisions et subdivisions militaires, les procureurs généraux et les procureur du Roi, les directeurs des contributions directes et indirectes, des domaines, de l'enregistrement et des douanes étaient inéligibles dans les circonscriptions relevant de leur autorité. Il y avait un progrès certain dans le sens libéral. Pourtant l'incompatibilité des fonctions publiques et du mandat législatif n'était pas consacrée et le vice des Chambres composées en grande partie de fonctionnaires subsista.

La réforme électorale était très relative, la réforme parlementaire était à peine esquissée. Que ce fût là le résultat d'une Révolution qui avait été l'œuvre des faubourgs parisiens, de ces masses populaires qui sous la grande Révolution avaient dominé la France, c'était vraiment paradoxal. Et ce qui augmente encore l'étonnement que l'on en peut éprouver, c'est que le projet de loi électorale fut déposé à la Chambre des députés par le Ministère Laffitte, le plus avancé des Ministères de Louis-Philippe. Le rapport de Béranger fut déposé le 22 février, la discussion, engagée le 24 février, se termina le 9 mars, jour où se retirait Laffitte. La loi fut portée à la Chambre des pairs le 16 mars au lendemain de la nomination de Casimir Périer, la discussion des 31 mars et 1er avril ayant amené quelques modifications au texte voté par les députés, une nouvelle délibération eut lieu du 9 au 13 avril à la Chambre des députés, le 15 à celle des pairs. L'élaboration de cette loi fut donc assez mouvementée.

Il faut remarquer que le projet gouvernemental avait été sensiblement modifié, Au lieu de fixer un chiffre au cens il disait que le nombre des électeurs serait le double de celui des inscrits au 16 novembre 1830, singulière conception qui ne considérait pas le citoyen pour fixer les conditions de son électoral, mais le corps électoral pour déterminer son volume. Le projet à côté des censitaires introduisait dans son sein une série de « capacités » : membres de conseils généraux de département, maires et adjoints des villes d'une certaine importance et des chef-lieux de département ou d'arrondissement, membres et correspondants de l'Institut, de sociétés savantes agréées [p.259] par une loi, d'officiers, docteurs des Facultés de droit, des Lettres, des Sciences, licenciés inscrits aux tableaux des avocats, ou chargés d'enseignements après trois ans de domicile etc. Ce projet était un peu plus libéral que la loi, comme le Ministère l'était plus que la Chambre des députés.

L'arbitraire de la loi du 19 avril 1831. — Il serait fastidieux de suivre la discussion de la loi électorale de 1831 dans le cours des dix séances qui lui furent consacrées et de relever toutes les modifications qui furent proposées au projet initial. Ce qui se dégage du projet et du texte adopté, c'est le caractère arbitraire de tout suffrage restreint et de tout régime censitaire. Pourquoi prendre comme critérium de la capacité électorale la fortune, pourquoi prendre comme signe de la fortune les impôts directs, pourquoi tel cens et non tel autre, pourquoi à côté du cens admettre certains titres, certaines fonctions, pourquoi prendre en considération le chiffre des citoyens qui vont former le corps électoral et estimer qu'en doubler le nombre constitue un progrès suffisant ? Pourquoi ne pas tenir compte des garanties familiales ou sociales que des citoyens peuvent présenter ? Tout est arbitraire dans un pareil système.

Et c'est pourquoi il prête à d'incessantes revendications. Deux cents francs d'impôt, est-ce un chiffre fatidique et la valeur politique de l'individu doit-elle à tout jamais être fixée à cet étiage ?

La lutte pour la réforme parlementaire et la réforme électorale. — On a vu au chapitre précédent que, si les lois du 12 septembre 1830 et du 19 avril 1831 réalisaient une certaine réforme parlementaire et une réforme électorale plus sérieuse, elles ne donnèrent pas satisfaction à tous les partis et que des projets de réformes plus sérieuses furent à bien des reprises présentés, qui agitèrent beaucoup le Gouvernement et les Chambres. Il n'a été donné dans ce chapitre à leur sujet que des indications très insuffisantes et, quoique ces projets n'aient jamais abouti, leur échec a eu une si grande importance, ayant été la cause la plus directe de la Révolution, qu'il est indispensable de les examiner de plus près.

La réforme parlementaire. — En vertu de la réforme parlementaire du 12 septembre 1830, peu de fonctions publiques étaient incompatibles avec le mandat législatif, peu de fonctionnaires étaient inéligibles même au siège de leurs fonctions, les députés d'autre part pouvaient être nommés fonctionnaires quitte à se faire réélire, les députés fonctionnaires, quoique n'exerçant leurs fonctions que dans les intervalles des sessions, bénéficiaient d'avancements. En fait le [p.260] nombre des fonctionnaires dans les Chambres successives de Louis-Philippe était considérable. On en comptait 140 dans la Chambre de 1832, 191 dans celle de 1837, 130 en 1838, 150 en 1839. Les griefs qui furent constamment produits contre cet état de choses étaient nombreux. La candidature des fonctionnaires nuisait à la liberté des électeurs, dans les Chambres les députés fonctionnaires n'étaient pas libres vis-à-vis du Gouvernement, la nomination de députés comme fonctionnaires, ou les avancements de députés fonctionnaires étaient autant de moyens de corruption. A ce réquisitoire les ministériels, les conservateurs répondaient en invoquant l'exceptionnelle compétence des fonctionnaires dans les questions administratives, leur habitude de se placer au point de vue de l'intérêt général, leur attachement à l'ordre, à la paix, à l'esprit de conservation sociale, leur stabilité dans la société, leur présence dans le Parlement britannique.

La réforme parlementaire figura dès le début dans les programmes électoraux des gauches. Un député, Gauguier, se fit le spécialiste de la réforme. Chaque année, d'une façon ou d'une autre, il la présenta. En 1832, par exemple, c'est au moyen d'un amendement au budget, Le Président de la Chambre se borne à lire l'amendement, sans explication, ni débat elle est rejetée le 4 avril 1832[81]. En 1838 par contre c'est sous la forme d'un amendement à l'adresse qu'il l'introduit, avec d'ailleurs aussi peu de succès. Il développe pourtant sa proposition. Il dénonçait « l'envahissement progressif que le pouvoir ministériel fait aux dépens du pouvoir législatif ». Mais on voit dans le compte rendu que son discours était entrecoupé de « rires ironiques au centre », « d'interruptions au centre », « de réclamations au banc des Ministres ». L'orateur n'en mettait pourtant pas moins le doigt sur une des plaies du régime et n'était-il pas prophétique quand il s'écriait en finissant : « Soldat, j'ai versé mon sang en défendant ma patrie contre l'étranger, législateur, je combats encore pour elle en cherchant à empêcher le Gouvernement de Juillet de courir à sa ruine. » De semblables propositions furent onze fois présentées et onze fois rejetées de 1830 à 1839.

Le 28 mars 1840 l'affaire devint plus sérieuse. Ce fut un député conservateur opposant, Remilly, qui présenta un projet précis : les députés ne pouvaient pas être promus à des fonctions publiques salariées, ni obtenir d'avancement pendant le cours de la législature, ni de l'année suivante. » L'intention de la droite était tout autant de [p.261] mettre le Ministère Thiers en mauvaise posture que d'obtenir la réforme. Thiers qui avait jadis impérieusement prôné la réforme se trouvait dans un grand embarras, si la réforme était votée la dissolution de la Chambre bourrée de fonctionnaires s'imposait. Il aurait voulu que les bureaux refusassent la « lecture » ; le 7 avril elle fut votée. Il chercha à étouffer la réforme par la nomination d'une commission hostile. L'un de ses collègues écrivit à plusieurs députés des lettres leur recommandant cette manœuvre, il en fut publié qui produisirent un scandale. Il songeait à une dissolution. Son projet de loi en faveur du retour des cendres de Napoléon aurait été un moyen d'étouffer l'affaire.

La réforme électorale et la campagne en faveur des deux réformes. — En 1839 commençait également un mouvement plus soutenu en faveur de la réforme électorale. Il y avait plusieurs manières de la concevoir. La gauche dynastique ne réclamait que « l'adjonction des capacités », de citoyens portés sur la « seconde liste du jury ». c'était dans l'esprit du projet gouvernemental de 1831, transformé pour devenir la loi du 19 avril. — Les radicaux demandaient le vote pour tous ceux qui pouvaient être admis dans la garde nationale. — Les légitimistes étaient, comme il arrive, les plus révolutionnaires, réclamant le suffrage universel, le régime censitaire qui par deux fois même avec le double vote avait trahi leurs espérances, avait perdu tout charme à leurs yeux, et ils vivaient dans l'illusion que les masses subiraient l'influence des grands propriétaires et des « autorités sociales ».

La Chambre fut donc saisie de pétitions diverses. La commission proposait d'écarter celles qui demandaient soit le suffrage universel, soit l'admission des gardes nationaux.

Le 16 mai 1840, Arago prononça son célèbre discours dans lequel il liait la question sociale et la question électorale. Il présenta une poignante peinture de la condition des travailleurs, réclama « l'organisation du travail », et montra l'extension du suffrage comme la condition des réformes qu'il proclamait nécessaires. L'impression fut considérable. Le danger social en principe ignoré se révélait à beaucoup.

Thiers, qui dans ses mouvements de bascule inclinait alors à droite, répondit par un non moins célèbre discours. C'est alors qu'il s'éleva contre « la souveraineté nationale », considérée comme « la souveraineté du nombre ». Il la proclamait « le principe le plus dangereux et le plus funeste qu'on puisse invoquer en face d'une [p.262] société ». La souveraineté nationale c'était pour lui « la souveraineté du Roi, des deux Chambres, l'exprimant par des votes réguliers, par l'exercice de leurs droits constitutionnels ». Il repoussait donc toutes les pétitions. La gauche dynastique, pour ne pas rendre plus difficile sa situation, ne prit même pas la parole.

L'agitation se répandit hors de l'Assemblée. Les ouvriers, le 24 mai 1840, manifestèrent en faveur d'Arago à l'Observatoire. Les radicaux organisèrent leur premier banquet le 2 juin. Celui du XIIe arrondissement et celui du 1er juillet donnèrent lieu à des manifestations socialisantes. Entre temps la commission élue le 2 mai déposait son rapport le 15 juin en faveur d'une réforme, mais la discussion renvoyée après le vote du budget n'eut pas lieu, la session ayant été close alors.

Par la suite en 1842 furent présentées la réforme parlementaire par Ganneron et la réforme électorale par Ducos.

La première proposait d'établir l'incompatibilité du mandat législatif et de nombreuses fonctions publiques, et l'interdiction de nommer fonctionnaire salarié un député pendant son mandat et un an après.

La seconde consistait à accorder l'électorat aux citoyens inscrits sur les listes du jury.

Ce qui faisait la gravité de la situation, c'était que le centre-gauche se déclarait favorable, Thiers ne se piquant pas d'une très grande constance dans sa politique. Guizot, lui, demeurait fermement hostile, ces revendications ne correspondaient pas pour lui à un réel mouvement de l'opinion.

La discussion sur la réforme parlementaire s'ouvrit le 10 février 1842. Guizot ne prit pas la parole. Elle fut combattue par Villemain et Duchâtel, appuyée par Lamartine. Elle ne fut repoussée que par 198 voix contre 190, et la Chambre comptait 130 à 140 fonctionnaires qui avaient sans doute voté contre la réforme orientée contre eux.

Quatre jours plus tard la réforme électorale était abordée. L'opposition, encouragée par cette forte minorité, était ardente. Dufaure et Lamartine la soutenaient. Lamartine dénonçait principalement les immobilistes. « C'est en vain, disait-il, que les pouvoirs s'allèrent, se décomposent, se dénaturent, se démoralisent, s'abdiquent sous leurs yeux ils ne veulent pourvoir à rien, ils se cramponnent, immobiles, toujours tremblants, à quoi que ce soit ; ils saisiraient même le fer chaud d'un despotisme pour se préserver de la moindre [p.263] agitation... Si c'était là, en effet, tout le génie de l'homme d'État, mais il n'y aurait pas besoin d'homme d'État, une borne y suffirait[82]. »

Redoutable diatribe qui dénonçait le vice dont le Gouvernement devait mourir. Guizot combattit, lui-même cette fois, la réforme. Il invoquait tout d'abord l'absence de tout mouvement sérieux dans le pays en sa faveur. « Le mouvement qui a produit la question dont nous nous occupons, est un mouvement tout superficiel, factice, mensonger, suscité par les journaux et les comités. » Puis il montrait les grandes tâches à accomplir : une société nouvelle, la démocratie moderne à édifier, des institutions nouvelles à mettre au point, une dynastie nouvelle à enraciner et soutenait que la stabilité était la première nécessité pour une telle œuvre. Enfin il disait à sa majorité que voter la réforme ce serait affaiblir le Gouvernement, auquel elle était liée[83]. Il triompha de manière inespérée par 224 voix contre 193.

Trois ans plus tard, en 1845, la réforme proposée par Crémieux ne fut pas sérieusement discutée.

Mais après les élections du 1er août 1846, qui avaient donné une énorme majorité au Gouvernement, l'opposition ne vit plus de salut que dans la réforme. A défaut de Thiers, Duvergier de Hauranne en fut le champion. En janvier 1847 il avait préparé l'attaque en écrivant un ouvrage intitulé : De la réforme parlementaire et de la réforme électorale. Il attribuait le succès du Gouvernement à la corruption du corps électoral, et dénonçait le régime électoral comme l'instrument du pouvoir personnel, aussi fort en 1847 qu'en 1830.

Le projet déposé le 6 mars abaissait le cens à 100 francs et adjoignait aux censitaires les capacités ; c'était l'admission de 200.000 nouveaux électeurs. — Trois bureaux se prononcèrent malgré le Gouvernement pour la lecture. Les débats s'ouvrirent le 23 mars. Les arguments et les objections habituels furent produits. On rappela à Guizot les promesses de sa campagne électorale de Lisieux. C'est au cours de ce débat qu'à une interjection de Garnier-Pagès disant du suffrage universel « son jour viendra », Guizot répondit : « Il n'y a pas de jour pour le suffrage universel, la question ne mérite pas que je me détourne en ce moment de celle qui nous occupe. » Son effort fut de ramener les « conservateurs progressistes », qui ne se refusaient pas à toute idée de réforme. Avec leur concours il l'emporta par 252 voix contre 154.

[p.264]

Un projet de réforme parlementaire, le dix-septième depuis 1830, fut déposé le 26 mars 1847 par de Rémusat ; pris en considération il fut discuté le 19 avril. Il n'y a pas à revenir sur des argumentations usées. Duchâtel et Hébert repoussaient la réforme au nom du Gouvernement. Ils invoquèrent particulièrement que la proclamation des incompatibilités était impossible en face d'une Chambre contenant tant de fonctionnaires, elle en serait bouleversée. De Castellane, chef des conservateurs progressistes, somma Guizot de déclarer si un jour viendrait où la réforme serait possible, il fit signe que non et la réforme ne fut repoussée que par 49 voix de majorité, la majorité ordinaire du Gouvernement étant de plus de 100 voix.

Les réformistes vaincus dans les Chambres, sans espoir de triompher de la majorité conquise par Guizot aux dernières élections, entreprirent alors l'agitation dans le pays. La campagne des banquets fut leur moyen le plus puissant. On en a vu le résultat.

Les deux questions sœurs concernant la Chambre des députés n'aboutirent donc à aucun résultat positif. Elles furent pourtant le ferment qui tint l'opinion en travail et qui fit lever les mécontentements et les colères d'où sortit la Révolution.

Vie agitée de la Chambre des députés[84]. — Si le régime électoral resta stable, la Chambre des députés, quoique issue du régime censitaire n'en eut pas moins une vie très agitée.

Ce trait, extrêmement important pour l'appréciation de ce régime, ne peut être mis en relief qu'en retraçant brièvement la succession des différentes législatures qui se succédèrent de 1830 à 1848.

La Révolution avait trouvé la Chambre élue les 23 juin et 3 juillet 1830 dissoute. Une ordonnance la convoqua le 1er août pour le 3. Ayant 125 sièges vacants elle fut, on l'a vu, complétée selon la loi du 12 septembre. Mais issue d'un régime électoral condamné, composée d'éléments d'origines différentes, elle devait disparaître.

Elle fut donc dissoute sous le Ministère Casimir Périer, le 31 mai 1831. Les élections qui eurent lieu le 5 juillet furent troublées par la question de la pairie. Malgré la pression du Gouvernement et l'introduction de 200 députés nouveaux, elles ne donnèrent pas au Gouvernement la majorité solide et soumise qu'il attendait, la preuve en fut que le candidat à la présidence désiré par le Gouvernement ne passa qu'à une voix de majorité. Les censitaires à 200 francs d'impôts [p.265] directs ne se laissaient donc pas conduire. Les Chambres, il est vrai, après l'entrée de nos troupes en Belgique votèrent l'adresse en faveur du Gouvernement par 282 voix contre 73.

La Chambre élue le 5 juillet 1831 pour cinq ans ne devait même pas vivre trois ans. Le 25 mai 1831 elle fut dissoute. Les soulèvements d'avril avaient jeté le trouble dans le pays, la répression avait été énergique, les partis révolutionnaires étaient vaincus, mais le Gouvernement, surtout à la suite de la chute inopinée de de Broglie, était affaibli. Un appel au pays fut jugé opportun. Les élections du 21 juin firent perdre aux partis de gauche soixante sièges. Mais le tiers parti, frondeur, jaloux de prouver son indépendance, avait gagné 80 sièges. La majorité n'en était pas moins de 320 voix contre 90 voix d'opposition et une quarantaine d'indécises. La bourgeoisie moyenne s'était affirmée avec son vrai caractère, effrayée par la menace révolutionnaire elle avait écrasé l'opposition de gauche, mais elle marchandait son concours au Gouvernement et rendait la majorité fragile en introduisant dans son sein des esprits indépendants, réfractaires aux consignes du Gouvernement.

La Chambre élue le 24 juin 1834 vit successivement naître et mourir les Ministères Gérard, de Bassano, Mortier, de Broglie, Thiers, le premier et le second Ministères Molé ; ce fut pour elle une cause de discrédit. Elle montrait ainsi qu'elle se prêtait à toutes les politiques sans en soutenir aucune.

Louis-Philippe qui n'aimait pas sentir une force à côté de lui, s'en accommodait. Molé en souffrait. Il faisait une politique de détente qui détachait de lui les doctrinaires et en même temps une politique de droite qui éloignait de lui le centre gauche. Or la Chambre écoutait surtout Guizot et Thiers, elle ne lui présentait donc pas une majorité sûre.

Il crut pouvoir la saisir en profitant des circonstances qui lui étaient favorables. Le mariage du duc d'Orléans, brisant l'index des Cours souveraines, donnait du prestige à la dynastie, les jeunes époux étaient populaires, les fêtes du mariage avaient été brillantes, les affaires étaient prospères, le 5% montait à 111 francs, en Algérie on donnait une direction plus ferme aux opérations. N'était-ce pas le moment d'aller devant le pays pour lui demander une majorité de gouvernement ? Quoique la Chambre n'eût encore duré que trois ans et trois mois, Molé sollicita et, non sans peine, obtint du Roi la dissolution, le 3 octobre 1837, les élections étant fixées au 2 novembre. On en a vu les conditions et les résultats : conservation par les [p.266] radicaux de leurs positions, fort modestes, léger progrès de la gauche dynastique, très sensible progrès du centre gauche ; maintien du centre ministériel, pertes accentuées pour les doctrinaires et légères pour les légitimistes. Les espérances de Molé ne s'étaient pas réalisées. Il avait pourtant tenté la manœuvre courante en Angleterre, où le parti au pouvoir n'hésite pas à se servir de la dissolution à un moment quelconque s'il juge qu'il lui est favorable et que, trouvant un corps électoral bien disposé, il obtiendra un renforcement de sa majorité. La même méthode ne donnait pas en France les mêmes résultats.

Cette nouvelle Chambre ne devait avoir elle-même qu'une existence encore plus courte, de dix-sept mois seulement! Thiers, dès le début de la législature, entreprit de former contre Molé une coalition avec Guizot, qui commença par se dérober, puis qui, devant la durée qu'il jugea excessive du Ministère Molé et poussé par Duvergier de Hauranne, accéda à la grande coalition comprenant la gauche dynastique. On a vu la bataille qui se livra en janvier 1839 à propos de l'adresse et comment Molé, ayant donné sa démission, la reprit et tenta d'en appeler au pays pour obtenir enfin une majorité ferme et fidèle. C'est ainsi qu'eut lieu, on l'a vu, la dissolution du 2 février 1839. Les élections furent déplorables pour le Ministère, ses adversaires obtinrent une majorité de 40 à 50 voix. L'extrême brièveté de la législature, l'emploi par le Ministère à deux reprises en un temps si court de la dissolution, l'acharnement de la lutte électorale à laquelle elle donna lieu caractérisèrent cette crise si agitée.

On aurait pu croire que l'arrivée au pouvoir, le 29 octobre 1840, du Ministère Soult-Guizot, destiné à devenir le 19 septembre 1847 le Ministère Guizot, assurerait à la Chambre des députés une existence paisible ou du moins prolongée, comme celle dont bénéficiait le Gouvernement lui-même.

Il n'en fut rien. Dès le début de la session de 1842 le Gouvernement se vit inquiété par le rejet de la convention relative au droit de visite passée avec l'Angleterre et par les difficultés qui résultaient pour lui d'une proposition de réforme parlementaire. Il chercha une fois de plus le remède dans la dissolution qui fut prononcée le 13 juin 1842. Les élections eurent lieu dans le calme, les émotions soulevées par le droit de visite s'étant apaisées. Le résultat ne fut pas encore celui que le Gouvernement espérait, la droite obtenait bien 70 voix de majorité, mais la division y régnait ; les partisans de Molé gardant rancune à Guizot de ses anciennes attaques. Le corps électoral [p.267] avec ces fameux censitaires, qui constituaient cette élite nationale à qui seule on pouvait faire appel pour gouverner le pays, se montrait donc incapable de se former en des partis assez forts pour donner au Gouvernement l'appui assuré d'une majorité disciplinée et unie.

Et pas plus que les précédentes la Chambre du 13 juillet 1843 n'était destinée à achever sa carrière normale de cinq ans. A son tour, à peu près quatre ans après son élection, elle fut l'objet d'une dissolution le 6 juillet 1846. Le Ministère était pourtant alors en bonne posture. Il avait, il est vrai, au cours de la session de 1844 avec la question de l'apanage du duc de Nemours, avec les débats sur l'adresse, puis en 1845, connu des difficultés et Guizot avait même songé à démissionner. Mais depuis le vote des fonds secrets, le vote du traité avec l'Angleterre, les débats sur la corruption électorale et sur le Gouvernement personnel du Roi l'avaient consolidé. Ce fut pour profiter de cette situation favorable que Guizot eut recours encore à la dissolution. N'allait-il pas obtenir cette majorité gouvernementale massive, rêve constant de tous les Ministères ? Ses calculs cette fois se trouvèrent justes. De la bataille sortit une majorité en sa faveur d'une centaine de voix. C'était le plus beau succès électoral qu'un Gouvernement eut encore remporté. Paris pourtant, on l'a vu, avait élu onze opposants et trois gouvernementaux seulement.

Dix-neuf mois plus tard cette Chambre des députés qui avec cette majorité considérable aurait eu chance d'aller au bout de sa carrière était emportée par la Révolution de février !

De ce tableau des législatures qui se succédèrent sous le règne de Louis-Philippe se dégage le trait qui les caractérise, celui de leur instabilité, la vie des Chambres successives du régime fut extrêmement agitée. Aucune d'entre elles ne termina son mandat qui n'était que de cinq ans, toutes furent dissoutes par le Roi ou la Révolution, leurs vies furent particulièrement courtes : 10 mois, 2 ans et 11 mois, 3 ans et 3 mois, 1 an et 4 mois, 3 ans et 5 mois, 4 ans et 1 mois, 1 an et 9 mois telles furent les durées de leurs existences précaires.

Le Gouvernement eut recours vis-à-vis d'elles à sept dissolutions.

Si on cherche quels furent les motifs de ces mesures, on remarquera que ce ne furent jamais leurs excès, leurs abus, leurs troubles, leurs oppositions vis-à-vis du Gouvernement qui les provoquèrent. Le Gouvernement y recourut toujours pour chercher à accroître sa majorité. Or le corps électoral, on ne peut dire le pays, ne répondit qu'une fois à son appel. Les censitaires prirent donc plutôt ombrage de ces mesures qui atteignaient les Assemblées qu'ils [p.268] avaient nommées. On conclura de là que la dissolution, qui depuis 1875 a connu un si mauvais sort et que le Gouvernement ne songe même plus à employer, si fréquemment employée de 1830 à 1848 n'en eut pas un meilleur.

Activité de la Chambre des députés. — La Chambre des députés, soumise à ces vicissitudes, siégeait de façon irrégulière. La vie parlementaire était loin d'avoir encore la régularité et la continuité qu'elle présente aujourd'hui. Le Roi d'ailleurs, qui convoquait les Chambres, les prorogeait et clôturait leurs sessions à sa guise, il était le régulateur de leur activité. Le tableau de toutes leurs sessions de 1830 à 1848, si sec soit-il est instructif. La session de 1830 dure du 3 août 1830 au 31 mai 1831 et celle de 1831 du 23 juillet 1831 au 21 avril 1832, elles sont très longues, irrégulières comme date, c'est que le régime s'installe. La session de 1832 va du 19 novembre au 25 avril 1833, après un très long repos la vie se régularise ; une nouvelle session du 26 avril au 26 juin 1833 prolonge d'ailleurs la précédente. La session de 1834 dure du 23 décembre 1833 au 24 niai 1834, le chômage législatif a duré environ six mois. La session de 1835 s'étend du 31 juillet 1834 au 11 septembre 1835, sa longueur correspond à la longue crise ministérielle des quatre Ministères éphémères. La session de 1836 va du 29 décembre 1835 au 12 juillet 1836, à nouveau la vie se régularise. La session de 1837 dure du 27 décembre 1836 au 15 juillet 1837, la régularité s'établit. De même la session de 1838 va du 18 décembre 1837 au 12 juillet 1838. Celle de 1839 commence le 17 décembre, est interrompue le 15 février 1839 par une dissolution, qui donne lieu à une session complémentaire du 4 avril au 4 août. La session de 1840 reprend l'allure normale du 23 décembre 1839 au 15 juillet 1840, ainsi que celles de 1841, de 1842 qui durent du 5 novembre 1840 au 25 juin 1841 et du 27 décembre 1841 au 11 juin 1842. Après une dissolution celle de 1843 s'ouvre le 26 juillet 1842 et va jusqu'au 24 juillet 1843, avec une prorogation du 30 août 1842 au 9 janvier 1843. Les trois sessions suivantes de 1844, 1845 et 1846 sont normales, allant du 27 décembre au 5 août 1844, du 25 décembre au 21 juillet 1845, du 27 décembre au 3 juillet 1846. Après une dissolution, la session de 1847 va du 17 août 1846 au 9 août 1847 avec prorogation du 4 septembre 1846 au 11 janvier 1847. La session de 1848 commence le 28 décembre 1847 pour finir le 24 février 1848.

La vie législative comportait donc une session annuelle, en principe continue, qui ne durait que six à sept mois et une longue période [p.269] à peu près de même durée de repos et d'inaction. Le travail des Assemblées, concentré en un temps court, devait être vite mené, l'adresse, les projets législatifs, le vote du budget et des crédits extraordinaires, la discussion des interpellations étaient resserrés en ces quelques mois d'activité.

Les Ministres pendant la moitié de l'année disposaient ainsi de leur temps pour leur travail administratif et gouvernemental et étaient libérés du souci du contrôle parlementaire ainsi que de leur participation au travail des Assemblées. On eût pu croire que dans ces conditions le Gouvernement eût dû jouir d'une plus grande stabilité.

Enfin le pays pendant six mois n'était pas agité par les échos de la vie parlementaire.

Au cours des sessions d'ailleurs les séances de la Chambre des députés étaient, à la différence de celles de la Chambre des pairs, à peu près quotidiennes. Elles étaient très remplies, les ordres du jour étaient souvent chargés, les discours étaient nombreux et souvent étendus. Le pays avait ainsi l'impression que la Chambre des députés était le véritable organe de la vie parlementaire. Il semble bien pourtant que l'on ignora toujours les excès des doubles ou triples séances et surtout des séances de nuit.

Le travail législatif. — Ce qui frappe, quand on suit le travail législatif de la Monarchie de Juillet, c'est que les qualités de méthode, de ponctualité, de rapidité déjà relevées sous la Restauration se retrouvent pour les Assemblées du nouveau régime.

La Chambre des députés a pris des précautions pour déblayer son travail. Les propositions de ses membres, non du Gouvernement, sont soumises aux bureaux. Il faut que trois bureaux décident qu'elles doivent être « développées » pour qu'elles soient « lues » à la Chambre. De même un amendement pour être mis en discussion doit être « appuyé » par d'autres membres que son auteur. La loi « lue » n'est également discutée que si elle est « appuyée ». Dans ce cas le débat s'engage sur « le principe et l'ensemble » de la proposition et on ne passe à la discussion des articles que si la « prise en considération » a lieu. D'ailleurs les lois ne sont soumises qu'à une délibération.

Ces règles de procédure sont combinées pour écarter les projets sans intérêt et dégager le travail profitable. En fait la machine marche avec précision et rapidité. L'examen des bureaux se fait vite, la lecture a lieu rapidement, la proposition est de suite appuyée ou non, et les débats sur « les principes », sur « les articles » suivent [p.270] sans interruption. La transmission à la seconde Chambre se fait de suite et la même marche accélérée s'y continue.

Voici quelques exemples. Le 29 mars 1832 un projet sur le séjour des réfugiés en France est déposé[85]. Il est urgent, ce sont des « corps entiers ou des débris d'armées » qui passent nos frontières. Le projet permet au Gouvernement de leur assigner des résidences ou de les expulser. Le 2 avril la commission est nommée, le 7 son rapport est déposé[86], le 9 la discussion générale et celle des articles ont lieu, trente-sept discours ont été prononcés et la loi est votée[87]. La bataille a été chaude, mais rapide. Le 16, le projet avec l'exposé des motifs est lu à la Chambre des pairs[88], le rapport du duc de Broglie est présenté le 18, le 19 le rapporteur, le duc de Choiseul et le comte de Ségur prennent seuls la parole dans la discussion générale, les articles sont votés sans débat[89].

La loi de septembre sur « les crimes, les délits et contraventions de la presse » est votée avec la même diligence. La présentation a lieu le 3 août[90], le rapport de Sauzet est déposé le 18 ; la discussion suit du 21 au 29. Les pairs sont saisis le 1er septembre, le rapport de de Barante est du 5, la discussion et le vote sont terminés le 8 et le 9[91]. Sans doute on légifère à la hâte sous le coup de l'émotion. Il n'en est pas moins vrai qu'il s'agit d'une loi de 28 articles d'une gravité exceptionnelle, qui bouleverse tous les principes sauvegardant la liberté de l'individu.

Mais voici une loi qui n'a rien d'une loi de circonstance, celle du 8 mai 1841 sur l'expropriation pour cause d'utilité publique. Elle retouche celle du 7 juillet 1833. Elle ne compte pas moins de 77 articles. Elle est exceptionnellement présentée d'abord aux pairs, c'est le 19 février 1840. Le rapport de Daru est déposé le 6 avril, la discussion, qui ne porte que sur les articles nouveaux ou retouchés, se poursuit les 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 11 mai, donc sans interruption; elle est d'une durée tout à fait exceptionnelle pour cette Assemblée. La loi est déposée à la Chambre des députés le 20 mai. Le rapport de Dufaure est du 19 juin. Les vacances interrompent le travail. La discussion a lieu les 1er, 2, 3, 4, 5 mars 1841. Des amendements ont été [p.271] proposés. La loi retourne devant les pairs elle y est déposée le 26 mars, le rapport est présenté le 17 avril et la discussion a lieu les 22, 23, 24 avril 1841[92]. Sans doute elle a demandé quatorze mois pour arriver à son terme. Mais de longues vacances ont interrompu son élaboration et elle a subi trois discussions. C'est une sorte de code sur une matière aussi délicate qu'importante, au total elle a été élaborée sans délai et avec méthode.

De ces exemples, comme de l'étude des lois de cette période, on peut conclure que la machine législative fonctionnait sous la Monarchie de Juillet de façon parfaite.

III

RAPPORTS DU GOUVERNEMENT ET DES CHAMBRES

Prérogatives du Gouvernement vis-à-vis des Chambres. — La Charte armait fortement le Roi vis-à-vis des deux Chambres. Il nommait les membres et le président de l'une, il convoquait les électeurs de l'autre, il fixait les dates d'ouverture et de fermeture de leurs sessions, il pouvait les proroger et dissoudre la Chambre des députés. Il possédait l'initiative des lois, et ses Ministres participaient à leur délibération. Il pouvait sanctionner ou non les lois votées par les Assemblées. Il les complétait par des règlements ou ordonnances.

Des études précédentes il résulte que Louis-Philippe s'est servi couramment des droits qu'il possédait à l'égard des Chambres. On a vu que le plus énergique, le droit de dissolution, a même été d'un usage absolument courant, puisque toutes les Chambres du régime ont été dissoutes. Il n'y a à ajouter qu'une observation, c'est que les dissolutions prononcées n'ont jamais soulevé de véritables protestations. La Chambre et le pays voyaient là un exercice normal du pouvoir royal. C'est d'ailleurs le Ministère qui en prenait l'initiative quand il jugeait opportun de provoquer des élections pour renforcer sa majorité.

De ses prérogatives législatives le Gouvernement a fait aussi largement usage. Les projets présentés par lui, les discours de ses Ministres dans les débats législatifs, les règlements royaux ont été très nombreux et très importants. Seul le droit de ne pas sanctionner [p.272] une loi votée semble être resté lettre morte. Louis-Philippe se souvenait-il des conséquences déplorables du veto au temps de Louis XVI ? Ou plutôt le régime parlementaire avec la responsabilité parlementaire ne paralysait-il pas ce droit ? Contre une loi qu'il jugeait mauvaise le Roi préféra quelquefois se servir de la Chambre des pairs, qui, en n'acceptant pas la loi que lui transmettaient les députés, exerçait un véritable veto, dont le Roi n'assumait pas la responsabilité.

Dans l'exercice de ses droits, Louis-Philippe apparaît comme un chef d'État actif et puissant. Le revers de la médaille fut que l'opinion publique soulevée contre le Gouvernement s'en prit à lui et non à ses Ministres et le détrôna.

Prérogatives des Chambres vis-à-vis du Gouvernement. — Les prérogatives des Assemblées vis-à-vis du Gouvernement sont les caractéristiques du parlementarisme. Des observations antérieures se dégage moins nettement de quelle manière les Chambres s'en servirent. Il y a lieu de le préciser.

La responsabilité des Ministres devant les Chambres et la chute des Ministères. — L'article 12 de la Charte déclarait, on le sait, simplement : « Les Ministres sont responsables. » Est-ce donc cette responsabilité qui a provoqué la fin des seize combinaisons ministérielles successives du règne de Louis-Philippe ? Tant s'en faut. On s'en convaincra en rappelant d'un mot les causes de leurs échecs.

Le Ministère du 11 août 1830 démissionne le 28 octobre 1830 victime de ses divisions, des troubles vis-à-vis desquels il est trop faible, du conflit entre le Roi et Dupont de Nemours, les Chambres y sont étrangères.

Le Ministère Laffite se retire le 9 mars 1831 sans leur intervention, par suite de sa faiblesse et de ses conflits intérieurs. C'est la mort de son chef qui cause la fin du Ministère Casimir Périer le 16 mai 1832 et le 19 novembre celle du Ministère suivant qui n'ose se représenter sans président du Conseil devant les Chambres.

Ce n'est que le 1er avril 1834 que le rejet du traité conclu par de Broglie à huit voix seulement de majorité apparaît comme le premier acte d'une Assemblée entraînant la chute, non d'ailleurs de tout le Ministère, mais de son chef, que suit un seul de ses collaborateurs. Ce n'est pas encore une application régulière du principe de la responsabilité des Ministres.

La retraite de Soult le 18 juillet 1834 ne résulte que du conflit [p.273] existant entre lui et ses collaborateurs, Thiers et Guizot. Et c'est encore le conflit entre Gérard et ses collègues sur la question de l'amnistie qui provoque le départ du général, le 29 octobre 1834. Quant au Ministère de Bassano le 14 novembre 1834, il meurt d'être inexistant. La démission de Mortier vient de son incapacité politique, aucun acte des Chambres n'en est la cause, aussi se retire-t-il seul le 20 février 1835.

C'est une seconde fois avec de Broglie que la Chambre provoque le départ d'un Ministère. A la suite de l'incident Humann ; un projet en faveur d'une conversion de la rente est présenté, malgré l'intervention des Ministres très catégorique l'ajournement qu'ils demandent est repoussé, ils se retirent, 5 février 1836. La règle du jeu parlementaire est en la circonstance appliquée rigoureusement.

C'est au contraire un conflit entre Thiers et le Roi au sujet de l'intervention en Espagne qui provoque la démission de Thiers le 25 août 1836.

Sans doute Molé était déjà ébranlé par le conflit existant entre lui et Guizot, comme par de nouveaux attentats et complots, quand il démissionna le 7 mars 1837, mais ce n'en fut pas moins à la suite du rejet à deux voix de majorité de la loi de « disjonction » qu'il avait présentée, et ce fut la troisième application du principe de la responsabilité des Ministres.

Et de même on peut considérer que ses deux démissions successives, le 2 février 1839 à la suite de la fameuse discussion de l'adresse et le 8 mars 1839 à la suite des élections provoquées par la dissolution, eurent un caractère parlementaire. La majorité à la suite des débats sur l'adresse lui ayant paru trop faible et les élections l'ayant ensuite mis en face d'une majorité hostile, il se retira. Pourtant ce n'était pas à la suite d'une mise en minorité qu'il quittait le pouvoir.

Du Ministère provisoire la fin est sans intérêt. Tout au contraire celle du Ministère Soult, 20 février 1840, provoquée par le rejet du projet d'apanage en faveur du duc de Nemours fut la quatrième ou la sixième application du principe parlementaire selon l'interprétation que l'on donne aux démissions de Molé en 1839.

Tout au contraire quand Thiers une seconde fois se retira le 21 octobre 1840, ce ne fut que par suite du nouveau dissentiment qui s'était élevé entre le Roi et lui.

La retraite de Soult le 15 septembre 1847 fut la résultante de son âge et de la maîtrise de Guizot dans le Gouvernement, si bien [p.274] que la seconde période du règne de Louis-Philippe ignora les vraies crises ministérielles parlementaires.

Ce qui ressort de ce tableau ramassé des retraites ministérielles, qui furent au cours de ces dix-huit années si nombreuses, c'est que quatre, six peut-être, seulement, donc un tiers d'entre elles, furent provoquées par des manifestations parlementaires. Le parlementarisme de juillet ne fonctionna donc ni comme celui de la Restauration, qui ne connut aucune crise ministérielle provoquée par un acte des Chambres, ni comme celui que nous pratiquons, sous lequel toutes les crises ministérielles sont le fait de manifestations de nos Assemblées. Il se présente comme un acheminement de l'un à l'autre. Comment expliquer les différences entre ces trois régimes ? C'est à l'état des forces en présence qu'il faut toujours en revenir pour comprendre le jeu des institutions politiques. Or il diffère aux trois époques. Sous la Restauration, le Roi a une autorité, représente une force qu'il n'a plus sous le régime de Juillet. La Chambre des députés au contraire sous Louis-Philippe a une origine, repose sur une base qui sont un peu plus populaires ou nationales, plus représentative, elle est plus forte. Il est naturel que le Ministère dans ces conditions soit vis-à-vis d'elle plus dépendant, plus responsable.

Au contraire, de nos jours la condition du Président de la République est très inférieure à celle de Louis-Philippe et nos Chambres ont pour origine le suffrage universel, il est non moins naturel que le Gouvernement ne dépende que d'elles et en dépende complètement.

On remarquera encore que des minorités très faibles ont suffi à provoquer la retraite de certains Ministres, par deux fois 8 voix, 2 voix de majorité pour l'opposition suffirent. Cela tient à ce que dès que le principe est admis il ne comporte pas de plus ou de moins, il est rigoureux. Cela tient aussi à ce que dans ces minorités presque égales aux majorités figuraient en masse des fonctionnaires, qui ne pouvaient apporter au Gouvernement qu'un appui suspect. On ne s'appuie que sur ce qui peut vous résister.

On remarquera encore que la Chambre des pairs ne provoqua la chute d'aucun Ministre. Nul texte ne lui en déniait le droit. L'explication habituellement donnée, à savoir, que nommée par le Roi elle ne pouvait provoquer la chute de ses Ministres, ne paraît pas convaincante. Le Roi a lui-même, sans les révoquer, provoqué la retraite de certains Ministres, la Chambre des pairs, soucieuse de lui être favorable, aurait fort bien pu provoquer le départ de ceux [p.275] vis-à-vis desquels se manifestait son antipathie. La cause de l'abstention des pairs paraît bien plutôt se trouver dans leur peu d'intérêt pour les choses publiques, dans leur apathie qui provenaient de ce qu'ils ne représentaient rien, ni personne. N'ayant aucun contact avec le pays, ne lui devant aucun compte de leurs actes, ils ne devaient pas se sentir qualifiés pour briser un Gouvernement ou l'orienter. C'était encore affaire de force.

Interpellations. — L'interpellation par laquelle un ou plusieurs membres d'une Assemblée provoquent un débat à l'occasion de tels ou tels actes du Gouvernement, débat clos par un vote sur le passage à l'ordre du jour qui, s'il est contraire au Ministère, doit entraîner sa chute, est le moyen normal dont disposent les Assemblées pour l'exercice de leur contrôle. Les Chambres de Louis-Philippe l'introduisirent dans la pratique du parlementarisme ; la Charte et leurs règlements étant primitivement muets à ce sujet.

A la Chambre des députés le 6 novembre 1830, Mauguin demande inopinément la parole. Il parle d'un document qui devrait attirer l'attention du pays. Le Président veut l'interrompre, ce sujet n'est pas à l'ordre du jour. Il répond que l'inscription à l'ordre du jour n'est nécessaire que pour les projets de loi. Il dénonce alors qu'une puissance étrangère s'est occupée de nos affaires intérieures et réclame des éclaircissements. Il développe bientôt ses observations. Le ministre de la Marine fournit quelques renseignements rassurants. La Chambre ne prend aucune résolution. Le 13 novembre, au jour annoncé, Mauguin reprend la question. Le président sous quelques réserves lui accorde la parole. Il reprend ses observations. Maison, ministre des Affaires étrangères, lui répond longuement. Bignon parle également. Salverte ayant demandé la parole on vote la clôture de la discussion[93]. C'est une véritable interpellation à jour dit, sur un sujet annoncé, le Ministre et d'autres orateurs prenant la parole, il ne manque que l'ordre du jour. Le précédent est créé.

Le 11 février, la question de l'interpellation se présente à la Chambre des pairs. De Ségur-Lamoignon demande de « consulter la Chambre pour savoir si elle veut l'entendre ». Le président s'y oppose. Si on veut changer le règlement qu'on le propose[94]. Le 19 février Tascher proteste contre cette décision[95]. Il invoque l'usage et prétend que c'est la première fois que la parole a été refusée dans ces [p.276] conditions. Le Président proteste : « Il était question d'une interpellation que l'on voulait faire à un Ministre du Roi. » Il ajoute : « Le droit d'interpellation est un droit nouveau exercé souvent et avec éclat dans l'autre Chambre, et qui, j'en conviens, est d'une grande utilité. Je ne dis pas que la Chambre des pairs ne doive pas également user de ce droit. Je crois qu'il faut que le Président soit fixé par une disposition positive sur cette importante question de savoir quand, comment, dans quelles formes ce droit peut être exercé. » Lainé, en faveur de l'admission de l'interpellation, fait valoir « qu'il serait bien rigoureux de refuser la parole dans une Chambre où il n'y a souvent rien à l'ordre du jour » et qu'il y a des sujets si importants, qu'ils y sont constamment. Tascher invoque qu'un pareil droit ne peut pas exister dans une Chambre et non dans l'autre. Mounier observe qu'à la Chambre des députés il s'est formé « une espèce de régularisation de ces sortes d'interpellations sur des sujets compliqués ». De Montalembert note que le débat prouve que le droit existe à la Chambre. Portalis déclare que le règlement seul prévoit ce qui est permis. On conclut que, s'il y a demande à ce sujet, une commission sera nommée pour prévoir dans le règlement les formes de l'interpellation. Le 21 février[96], Tascher en fait la proposition et le 23 la commission est nommée. Tascher, son rapporteur, dépose son rapport le 16 mars. Le 29 mars les pairs adoptent ce texte : « Lorsqu'un pair croira devoir appeler l'attention de la Chambre sur un objet étranger à l'ordre du jour et ne rentrant pas dans les propositions du titre III du règlement, il déposera sur le bureau une demande indiquant le sujet sur lequel il désire obtenir la parole. Si cette demande est appuyée par deux membres, le Président consultera la Chambre qui décidera, s'il y a lieu, le moment où le pair sera entendu. » Ce texte devint l'article 58 du règlement général adopté le 13 juin 1833. On assiste ainsi à la naissance de cette institution qui devait être si puissante par la suite.

La Chambre des députés s'en remit à l'usage et son règlement de 1839 ne parle pas de l'interpellation. Il y eut seulement un sérieux débat en 1834, les 5 et 6 mars, pour savoir si la Chambre pouvait s'opposer à une interpellation, ce qu'elle ne semblait pas admettre[97].

Les Chambres ne se désintéressèrent pas de ce droit qu'en réalité elles instituaient. On pourrait citer bien des interpellations qui y furent développées. C'en est une, par exemple, qui le 3 mai 1847 mit [p.277] en branle la déplorable affaire Teste et Cubières. Il n'en est pas moins vrai que l'usage qui fut fait alors de l'interpellation et celui que nous avons sous les yeux sont sans rapports entre eux. L'interpellation se déroule alors selon une procédure beaucoup moins précise, elle n'aboutit pas toujours au vote d'un ordre du jour. Enfin et surtout aucune interpellation ne provoque la chute d'un Ministère. Ce fut en votant contre le Gouvernement au sujet de projets de lois ou de traités présentés par lui que la Chambre des députés provoqua la chute de certains Ministres, non en se prononçant contre lui à la suite d'interpellations.

Une fois de plus on observe que le parlementarisme est alors en voie de formation, que ce qui est devenu par la suite ferme et rigide en lui est encore imprécis et flexible ; c'est un organisme naissant.

Adresses et discours royaux. — Les Chambres disposaient d'ailleurs d'un autre moyen de contrôle et de censure, beaucoup plus précis et plus rigoureux, c'était l'adresse, aujourd'hui disparue.

A l'ouverture des sessions le Roi tenait une séance royale et devant les deux Chambres réunies prononçait un discours arrêté d'accord avec ses Ministres, passant en revue les événements de l'année, justifiant les actes du Gouvernement et annonçant ses projets. Ainsi soumettait-il pour le passé et pour l'avenir sa politique à la critique des Chambres.

Chacune des Chambres nommait alors une commission pour rédiger une adresse qui constituait sa réponse au Roi. Une délégation la lui présentait, la lui lisait et il répondait oralement.

Le choix des commissaires et la rédaction du projet d'adresse reflétaient les sentiments favorables ou non de la Chambre vis-à-vis de la politique gouvernementale. L'adresse, quand il y avait lieu, passait en revue les diverses questions à l'ordre du jour et exprimait l'opinion de la commission. Au sein de l'Assemblée elle était lue. On la discutait et dans son ensemble et dans chacun de ses paragraphes, des amendements pouvaient être présentés. Chaque paragraphe, même chaque phrase, étaient l'objet d'un vote et ces votes particuliers, comme le vote sur l'ensemble, traduisaient l'approbation ou le blâme de l'Assemblée.

C'était une sorte d'interpellation annuelle, globale assurant le contrôle des Chambres. On a vu quelle place considérable l'adresse tenait chaque année dans la vie politique de la France.

La plus célèbre est sans doute celle de 1838-1839 dont il a déjà été parlé à deux reprises, mais qui peut servir d'exemple pour se [p.278] rendre compte du fonctionnement de cette curieuse institution. En voici un rapide aperçu.

La séance royale se tient le 17 décembre 1838. Le discours du Roi est bref, quoiqu'il touche à bien des points. Il est naturellement optimiste. La prospérité et le repos de la France se sont accrus. Nos rapports avec les puissances étrangères sont satisfaisants. Les conférences relatives à la Belgique sont reprises, elles aboutiront à garantir son indépendance et la paix de l'Europe.

En Italie les Autrichiens ont quitté les États romains et nos troupes Ancône. — L'Espagne est toujours troublée, nous exécutons le traité de la quadruple alliance. — Les différends avec le Mexique et l'Argentine s'apaisent. — En Algérie la paix n'a pas été interrompue. — La situation financière est de plus en plus prospère. — Diverses lois seront présentées. — La naissance du comte de Paris comble les vœux du Roi, il sera élevé dans le respect des institutions nationales. — L'heureuse situation du pays tient au concours prêté au Gouvernement par les Chambres et à l'union des pouvoirs de l'État. La Monarchie constitutionnelle prouvera qu'elle peut réunir au bienfait de la liberté la stabilité qui fait la force des États[98].

Le 22 décembre la commission de l'adresse est nommée. Ses membres sont : Passy, Debelleyme, Guizot, de Jussieu, Etienne, Thiers, de La Redorte, de La Pinsonnière, Duvergier de Hauranne. Seuls Debelleyme, de Jussieu, de La Pinsonnière sont ministériels. Aussi l'adresse présentée le 4 janvier 1839 est-elle en toutes ses parties un blâme pour le Gouvernement. Voici l'analyse de ses quinze célèbres paragraphes :

La Chambre se félicite de la prospérité du pays ; une politique prudente et ferme pourra seule en garantir la durée. — Sous un Gouvernement jaloux de sa dignité, fidèle à ses alliances, la France tiendra son rang. — Le Roi met son espérance dans les conférences de Londres, les députés font des vœux pour la Belgique et attendent « l'issue des négociations ». — Ils regrettent que l'évacuation d'Ancône ne se soit pas effectuée dans des conditions plus opportunes et avec des garanties. — Ils désirent que le conflit entre le Gouvernement et la Suisse n'altère pas la vieille amitié des deux pays resserrée depuis 1830. — Ils souhaitent que la France continuant son concours à la cause de la Reine Isabelle II emploie de concert avec ses alliés toute son influence pour mettre un terme à des excès si déplorables. [p.279] Émus des malheurs de la Pologne ils font des vœux pour un peuple dont l'antique nationalité est placée sous la garantie des traités. Ils s'applaudissent de l'état de l'Algérie, espèrent dans la discipline de l'armée, la régularité de l'administration, le caractère éclairé de la religion. — Ils espèrent un remboursement des dettes publiques annoncé par le Roi. — Ils prendront en considération les intérêts des colonies en les conciliant avec ceux de l'agriculture du pays. — A propos des réformes législatives ils souhaitent l'organisa-lion de l'état-major de l'armée. — Ils se réjouissent de la naissance du comte de Paris, il saura l'origine glorieuse de sa dynastie, et que le trône a pour fondement la toute-puissance du vœu national. — L'intime union des pouvoirs contenus dans leur limite constitutionnelle peut seule fonder la sécurité du pays et la force du Gouvernement. — « Confions-nous, Sire, dans la vertu de nos institutions, elles assureront vos droits et les nôtres[99]. »

Telles sont les idées essentielles de cette fameuse adresse. Non seulement elle répondait à tous les points du discours, mais elle touchait à tout ce qui préoccupait le pays. Dans chacun de ses paragraphes un blâme, une restriction, un avertissement marquaient l'hostilité de ses auteurs vis-à-vis du Gouvernement. Un acte pareil était évidemment de la plus grande portée.

Il faudrait de longues pages pour analyser les débats qui s'étendirent du 7 au 19 janvier[100]. A l'ouverture de la discussion générale le Président donna les noms des douze orateurs inscrits contre l'adresse et des trente-deux autres qui devaient la soutenir. La discussion générale prend deux séances. Les paragraphes sont ensuite l'objet de discussions particulières, certains occupent deux séances. Tout l'ensemble de la politique, disséqué en quelque sorte, donne lieu à seize batailles différentes. Molé, quelques-uns de ses collègues, quelques-uns de leurs partisans tinrent ainsi tête à la nuée des coalisés parmi lesquels les plus grands orateurs se distinguaient par la violence de leurs attaques. Chaque vote décisif pour le Gouvernement était attendu par les uns avec espérance et par les autres avec anxiété. Ce fut certainement l'une des plus grandes luttes parlementaires de nos Assemblées françaises. On a vu comment Molé s'égala aux plus grands de ses adversaires et comment sur chaque paragraphe, comme au vote sur l'ensemble, à quelques voix de majorité il l'emporta.

[p.280]

L'importance politique de « l'adresse » se révèle ainsi de façon éclatante.

Elle ne date pas du début du règne. Les discours royaux des 8 et 9 août 1830 restèrent sans réponse de la part des députés. L'adresse rédigée par les pairs, très courte, évoqua seulement les grands événements qui s'étaient déroulés et « le contrat passé entre le Roi et la France ». Le débat se réduisit à la présentation d'un amendement par le marquis de Montalembert qui fut repoussé, le vote eut lieu par 81 sur 83 votants[101].

En 1831 par contre, le 23 février, ayant reçu une communication de la renonciation du Roi au trône de Belgique pour son fils, les pairs et les députés rédigèrent une adresse pour le remercier de cet acte de désintéressement. C'était un emploi exceptionnel de l'adresse.

Ce fut à l'ouverture de la session de juillet 1831, après la dissolution, que l'adresse prit toute sa portée. La majorité était incertaine. Girod de l'Ain, candidat du Gouvernement, n'avait été élu président qu'à une voix de majorité. Les débats sur l'adresse s'étendirent du 9 au 17 août, on sentait que le sort de Casimir Périer y était suspendu. Toutes les questions brûlantes furent abordées avec cette précision passionnée qui le caractérisait. Les grandes vedettes d'alors, Odilon Barrot, Clauzel, La Fayette, Cormenin, Salverte, pour l'opposition, Sébastiani, de Montalivet, Barthe et Périer, membres du Gouvernement, de Rémusat, Thiers, Guizot, Dupin, ses soutiens, donnèrent. Ils l'emporta par 282 voix contre 73[102]. Le Ministère triomphait et l'adresse prenait dans la vie politique toute son importance. Elle devenait une grande institution.

La suivre dans toutes ses manifestations est impossible et inutile.

Elle garda toute son autorité, même après l'avènement de Guizot en 1840. Lors de l'ouverture de la session de 1841 elle décida du sort du nouveau Ministère. « Rarement, a écrit M. Thureau-Dangin, débat avait été attendu avec autant de curiosité, d'émotion anxieuse. Non seulement la France entière, mais toute l'Europe politique était attentive à ce qui allait se passer au Palais-Bourbon. » Les débats s'ouvrirent le 25 novembre, ils ne durèrent pas moins de neuf jours. Ce fut un duel à mort entre Thiers, dont on n'attendait pas l'intervention, et Guizot, qui occupèrent presque constamment la tribune, entre la politique de prestige, belliqueuse de l'un, la politique [p.281] pacifique, mais ferme et d'autorité de l'autre. Deux cent quarante-sept voix se prononcèrent pour le Gouvernement, ses adversaires en recueillirent 161. Thiers était hors de combat et l'avenir, jusque là incertain de Guizot, décidé.

L'adresse joua donc sous la Monarchie de Juillet un très grand rôle. Elle l'emportait de beaucoup sur l'interpellation, dont l'importance est si grande.

Est-ce à dire que le contrôle parlementaire était aussi fort, aussi efficace avec elle que nous le voyons maintenant ? Non. L'adresse était une machine de guerre trop grosse, trop lourde, trop peu maniable. — Elle fonctionnait à époque fixe, à l'ouverture des sessions. Le Gouvernement s'y attendait, préparait ses batteries pour riposter, recrutait ses partisans, ralliait ses troupes, et Dieu sait de quels moyens il pouvait se servir. Puis les événements sur lesquels on revenait étaient déjà anciens, l'intersession avait amorti leur intérêt ou les passions qu'ils avaient provoquées.

Autrement puissante et dangereuse pour le Gouvernement est l'interpellation. Celle-ci est l'arme légère à tout moment utilisable, avec laquelle on saisit l'instant favorable pour l'attaque, l'émotion qui secoue l'opinion, l'événement qui met le Gouvernement en mauvaise posture, les divisions qui l'affaiblissent. L'effort ne se disperse pas sur un ensemble de questions. Il se ramasse sur un point unique et le coup est d'autant plus fort.

En fait aucun des Ministères de Louis-Philippe n'est mort du vote d'une adresse. Molé s'est retiré à la suite de celle de 1838-1839. Il y avait vaincu. Est-ce à dire que l'institution était sans effet ? Tant s'en faut. L'adresse tenait le Gouvernement en haleine, il savait que tous ses actes seraient critiqués. L'adresse révélait aussi au Gouvernement à l'ouverture de chaque session la force et les orientations des divers partis. Comment n'en aurait-il pas tenu compte ? Il n'est pas nécessaire qu'une arme soit mortelle pour qu'elle soit efficace, le bâton du policeman anglais ne tue, ni ne blesse, produit-il moins d'effet que le revolver du sergent de ville français ?

Pour conclure, on peut donc dire : Si les Chambres n'ont pas eu sur les Ministères de Louis-Philippe l'action décisive qu'elles ont sur les nôtres, si ce ne fut qu'exceptionnellement que les députés et eux seuls, provoquèrent leur chute, ce ne fut pas parce qu'ils n'avaient ni le droit, ni les moyens de le faire. C'est parce que la conception du parlementarisme était encore incertaine, c'est surtout parce que [p.282] la force respective des Chambres et du Gouvernement était toute différente de ce qu'elle est aujourd'hui.

IV

LA HAUTE COUR DE JUSTICE

Cet aperçu sur le fonctionnement des grands pouvoirs politiques serait incomplet si l'on ne prenait au moins une idée sommaire et rapide des services qui furent demandés à la Chambre des pairs comme Haute Cour de justice. Il n'est guère possible d'ailleurs que de relever la liste des affaires qui lui furent déférées.

La première fut celle des Ministres de Charles X, dont la mise en accusation fut votée le 27 septembre 1830. Le procès eut lieu du 15 au 21 décembre, provoquant chaque jour des troubles que le Gouvernement n'osait réprimer. Par subterfuge de Montalivet fit transporter les accusés du Luxembourg à Vincennes, ce qui permit à la Haute Cour de ne pas les condamner à mort.

Elle fut ensuite saisie de l'affaire de Montalembert, Lacordaire, de Coux poursuivis pour avoir ouvert illégalement une école en se réclamant de la Charte, qui proclamait la liberté d'enseignement, 19 novembre 1831. Elle les condamna à 100 francs d'amende.

Vers la même époque elle eut à juger un autre pair, de Kergorlay, accusé d'un délit de presse.

Puis vint en 1834 la formidable affaire du complot d'avril, avec ses 442 accusés. La première séance se tint le 15 avril 1834 et le dernier jugement fut rendu le 7 juin 1836 ; il y eut 106 condamnés. L'institution se montra tout à fait inapte à fonctionner dans de pareilles circonstances.

L'année suivante ce furent, après l'attentat de la machine infernale, Fieschi, Morey et Pépin qui lui furent déférés, 28 juillet 1835.

En 1836 elle eut à juger Meunier à raison d'un nouvel attentat.

Le 21 juin 1838 elle fut constituée pour l'affaire Laity.

Les attentats des 12 et 13 mai 1839 de Barbès, Blanqui et autres provoquèrent à nouveau sa convocation.

Puis elle jugea le complot de Boulogne-sur-Mer et condamna Louis-Napoléon à l'emprisonnement perpétuel.

En 1841 elle a à juger Quénisset, Dupoty et autres pour attentat contre les ducs d'Orléans et d'Aumale. En 1846 elle continue sa carrière [p.283] en jugeant Lecomte, auteur d'un nouvel attentat. Elle l'achève avec peut-être les plus tristes de ses affaires, celle de Teste et de Cubières, et celle du duc de Praslin.

En dix-huit ans elle fonctionna donc treize fois ; quatre fois à raison de la qualité de pairs des accusés, huit fois pour juger des attentats contre la sûreté de l'État. Le recours à la Haute Cour pour ces affaires prouve que les juridictions ordinaires, les Cours d'assises, n'offraient pas assez de sécurité au Gouvernement. Les procès y étaient scandaleux.

Mais le nombre des procès devant la Haute Cour prouve que le régime de Juillet, libéral en somme, et Louis-Philippe, ce Roi-citoyen, eurent le privilège d'attirer sans cesse sur eux des haines, qui allaient jusqu'au crime. L'attentat chronique fut un mal qui mina le régime, enlevant à tout le monde le sentiment de la sécurité pour le lendemain.

En définitive dans l'évolution générale de nos institutions politiques qu'a donc été la Monarchie de Juillet ?

En apparence la machine est la même que sous la Restauration, les mêmes pièces la composent, leur jeu est le même. Mais, sous la permanence du plan d'ensemble, dans ses organes et dans leur fonctionnement des modifications très profondes se sont produites.

Tout d'abord l'acte fondamental, sur lequel tout le système repose a changé de caractère. La Charte n'est plus la Charte octroyée. Ce sont les élus du pays qui l'ont révisée, c'est la volonté de la Nation qui désormais est incarnée en elle. Sans doute le Roi n'y est pas étranger, mais il ne fait que l'accepter, y prêter serment, sa volonté n'est pas créatrice, elle est acceptatrice, si l'on peut dire. Ainsi dans cette Constitution monarchique, c'est la souveraineté nationale qui devient le principe supérieur donnant la vie à tous les pouvoirs de l'État.

Ceux-ci subissent d'ailleurs de très sérieuses transformations. Le Roi n'est plus le Roi de France, le Roi de droit divin, qui seize ans plus tôt s'est restauré de sa propre autorité. C'est le Roi des Français, de droit national, que la Révolution a porté sur le trône. Il recueille d'elle le pouvoir qu'elle a arraché au Roi légitime. C'est un Roi dont le titre même est discuté, dont on ne sait s'il se trouve dans la volonté seule du pays, ou dans un pacte entre lui et la Nation, ou dans une quasi-légitimité. La Monarchie de Juillet a donc apporté à la France une nouvelle conception de la Monarchie, celle d'une Monarchie nationale.

[p.284]

Mais ce Roi diminué par le fait de son origine est jaloux de renforcer le principe monarchique. Il est par sa nature porté à exercer un pouvoir personnel. Roi de caractère national il entend ne pas se contenter de régner, il veut gouverner. La nouvelle Monarchie inaugurée par le régime de Juillet n'est pas une Monarchie franchement parlementaire : selon le type anglais généralisé de nos jours.

Quant aux Ministres, ils sont plus parlementaires que leurs prédécesseurs par leur origine et leur fonctionnement, Mais ils ne sont pas non plus des Ministres selon la vraie formule parlementaire. Leur choix n'est pas abandonné pleinement à leur chef. Leurs groupements ne sont jamais homogènes. Ils sont quelquefois sans chef désigné, leurs présidents sont quelquefois des chefs nominaux, leurs rapports entre eux sont flottants. Les Ministères ne sont pas du type parlementaire classique. Leur vie est d'ailleurs éphémère. Ils se succèdent rapidement, avec des politiques changeantes, l'action gouvernementale est incertaine et saccadée, jusqu'au jour où le système s'immobilise et tombe dans l'excès contraire.

Les deux Chambres du Parlement ne sont pas moins transformées.

La Chambre des pairs est dépouillée du prestige de l'hérédité. Elle perd son caractère aristocratique et en même temps de son indépendance. Les catégories dans lesquelles les pairs doivent être recrutés ne les empêchent pas d'être les hommes du Roi et ne leur confèrent pas une autorité plus grande. L'influence de cette Haute Assemblée décroît, elle ne prend aucune initiative. Elle passe de plus en plus au second plan.

La Chambre des députés a vu s'élargir sa base, mais parce que le nombre des électeurs a doublé elle n'est pas devenue pour autant nationale, représentative. Elle est peuplée de fonctionnaires, et travaillée par la corruption. Son autorité a peu grandi. Les projets de réforme électorale et parlementaire nuisent à son crédit.

Le régime de Juillet ainsi n'a pas donné à la France un Parlement qui la représente, en qui elle ait confiance, qui puisse traduire sa pensée et réaliser ses vœux.

Entre ces pouvoirs les rapports ne peuvent être les rapports normaux qui caractérisent le parlementarisme.

Le Roi use et abuse de ses prérogatives vis-à-vis des Chambres : fournées de pairs, convocation et clôture des sessions, dissolution de la Chambre des députés, aucune législature n'achève son mandat de cinq ans.

[p.286]

Les Chambres au contraire n'exercent pas leur influence normale. Sur seize Ministères, six seulement se retirent devant des actes de la Chambre des députés, aucun devant un vote de la Chambre des pairs. Adresses, interpellations ne sanctionnent pas réellement la responsabilité des Ministres.

Le Gouvernement de Juillet a donc transformé la Monarchie de 1814. Il n'a pas réalisé le type de la Monarchie parlementaire, qui s'est montré viable, adapté aux temps modernes dans tant de pays.

Aussi quand le mécontentement du pays devant un immobilisme obstiné a grandi, que l'opinion à Paris s'est révoltée, le Parlement ne pouvant pas par le jeu d'un parlementarisme normal traduire la volonté du pays, la Révolution, s'en prenant au Souverain lui-même, a brisé ce régime bâtard.

Et tel fut l'échec de la troisième expérience du parlementarisme monarchique, Louis-Philippe n'ayant pas su le réaliser selon son véritable esprit.